La fleur d'or
PREMIÈRE PARTIE
SAVONAROLE
La terre habitée par l’homme, l’homme au début ne l’a pas bien comprise. Il a contemplé les vastes mers, tantôt barrières, tantôt grands chemins ; il les a vues séparer ou réunir les nations répandues sur les plages des continents. D’abord ces vastes mers, il les a nommées stériles ; il s’est effrayé de leurs tempêtes, de ces montagnes d’eaux ruisselantes que les vents élèvent, fouettent et font écrouler dans une terrifiante agitation ; le plus grand des poètes, frappé d’une terreur sacrée, n’a-t-il pas raconté que rien de favorable pût sortir de cette farouche turbulence. Mais, après Homère d’autres lyres sont devenues mieux instruites ; sous la colère de Neptune, les caprices d’Amphitrite, les cruelles fantaisies des Néréides et les brusques transformations de Protée, elles ont chanté les opulences de l’Océan, ses cavernes de cristal incrustées de perles, le corail végétant autour de ses rochers, l’ambre flottant au milieu de ses glaces et, surtout, surtout, du sein de ses courants bleuâtres, de ses vagues transparentes, de son écume blanche, scintillante, épaisse, floconneuse, les sages ont vu s’élever l’apparition sans pareille de la triomphante Aphrodite. Plus tard, quand l’imagination se trouva trop flétrie, trop vieille pour continuer le culte de ces jeunes images, ce qu’on appelle la science a reconnu pourtant que de si éblouissants symboles manifestaient la vérité et, qu’en effet la mer salée, la mer saumâtre, la mer au liquide épais, chargé de substances multiples était le dépositaire des germes de la vie et, tout au contraire de mériter l’antique reproche de stérilité, dépassait grandement en activité féconde la surface verte de la planète.
Le monde moral dans le sein duquel naît et se développe un autre genre de mouvements présente un spectacle pareil à celui de la terre et de l’océan enveloppant. Il émet les mêmes apparences, il aboutit aux mêmes contradictions entre ce qui semble et ce qui est. A ne le considérer qu’en somme, il offre, au-dessus des ondes accumulées des temps, un certain nombre d’époques pareilles à des continents. Les parties hautes, apparentes, découvertes, éclairées par le soleil et que l’on a déclarées de tous temps particulièrement dignes d’intérêt, y sont en petit nombre ; elles occupent le moins d’espace dans l’étendue des âges. A en faire l’énumération, on a bientôt fini sa tâche. C’est l’époque où gouvernait Périclès ; c’est l’opulente période des Séleucides et des Ptolémées. Puis se montre la splendeur romaine sous Auguste ; celle-ci finit avec les Antonins, et une large discontinuité la sépare de cette période où la théologie chrétienne inspirant la hiérarchie féodale produisit le génie des XIIe et XIIIe siècles de notre ère. A ce point l’ascension s’arrête de nouveau ; comme une lampe fumeuse, l’histoire laisse graduellement baisser ses clartés, elle s’entoure de ténèbres ; elle semble prête à s’éteindre, elle ne se ranima qu’à la seconde moitié du XVe siècle.
Pendant les durées intermédiaires de ces moments lumineux les jours, les flots des jours, les flots des faits se succèdent, troublés, indistincts ; c’est la mer stérile, aurait dit encore l’Homéride. Mais, point ; c’est la mer féconde, remuant dans ses profondeurs, promenant sur ses surfaces les germes des choses futures et laissant flotter humblement, sur la face de ses eaux, cette végétation entrelacée, sans éclat, mais constante, qui soulève, au milieu des feuillages touffus plaqués sur la nappe sombre, les fleurs d’or, les grandes merveilles de la vitalité humaine. Ce sont des fleurs d’or, ces époques splendides où l’on bâtit le Parthénon, le Capitole, les Dômes de Beauvais et d’Amiens, et où l’Italie entière éclate de vie, de couleurs bigarrées, d’esprit, d’intelligence, de génie et de beauté.
Ce sont des fleurs d’or ; elles nagent et s’étalent étincelantes sur la profondeur murmurante des jours qui les ont produites et de la masse de substance animée d’où elles sont issues. Ce sont des fleurs d’or semblables à ce lotus mystique de la sagesse indienne, qui, épanoui tout palpitant sur la mer barattée par les génies célestes, porte au centre de ses pétales un dieu assis, majestueux, contemplant le monde illuminé par la clarté jaillissant de son front.
Mais tandis que de la sorte la fleur d’or est née des humidités sombres, des cohérences visqueuses de la fécondité latente, bien d’autres existences en sont sorties de même ; celles-ci se tiennent à son côté ; se collent contre elle ; rampent sur elles ; s’amassent, s’accumulent, travaillent contre elle et parviennent à la détruire, absolument de la même façon que dans l’organisme matériel les vents, les tempêtes, les glaces, les volcans, les courants, les animaux voraces, insectes, vers, monstres minuscules s’attaquent aux continents, les mordent, les déchirent et finissent par les éparpiller. Les immenses fleurs sur le souvenir desquelles flottent encore comme des dieux brahmaniques, les fantômes de Périclès, de Virgile, de Dante, de Raphaël, se sont fanées après avoir embaumé les airs de leurs parfums ; elles ont disparu dans la dissolution de leurs éléments ; et, cependant : au sein de ce qui nous entoure, comme en nous-mêmes, se maintient une continuelle antithèse entre ce qui semble et ce qui est ; c’est pourquoi la mort de toute chose, au lieu d’être la fin de cette chose, n’est rien que le commencement de son appropriation à de nouveaux états. C’est une loi inévitable. Il en résulte la permanence de l’essence intelligente dans ce monde et la nature du rôle que cette essence y est venu jouer ; c’est par elle que ce qui apparaît tient de ce qui fut, et que le présent renferme à la fois des parties appréciables du passé et de l’avenir. Qu’on se transporte en imagination à la fin de cette époque à laquelle on a donné le nom de siècle de Périclès. Euripide meurt ; Phidias est mort, ses élèves les plus chers sont morts ; la grande période est absolument terminée. Rien n’est détruit pourtant, tous les moyens existent pour amener de nouvelles créations, sauf un seul ; élément capital, il est vrai ; avec la valeur, avec la saveur, le parfum, la marque particulière de l’époque éteinte, avec la structure qui lui était propre et l’âme spéciale qui l’animait a disparu pour toujours, ce qu’on pourrait appeler le germe viril qu’elle a contenu et qui lui conférait l’individualité de son être ; ce germe s’est dissous ; il ne compte plus dans la somme des richesses du monde ; il ne reparaîtra jamais plus. Mais après lui demeure la masse flottante de ce qu’on pourrait appeler les éléments féminins, doués d’une réceptivité propre à montrer un jour de nouvelles existences, quand une nouvelle cause plastique, fournie par une nouvelle race, aura réveillé la fécondité amortie.
Ainsi, des détritus grecs, en suspension dans les profondeurs des esprits et que l’intelligence romaine vient toucher, émerge le siècle d’Auguste. Au sein de cette profusion énervée de l’antique beauté hellénique, la verdeur sauvage du sentiment italiote introduit des combinaisons et l’on voit surgir sous des formes et avec des tendances jusqu’alors inconnues, l’Enéide, les Odes, le livre de Lucrèce, les comédies de Plaute, les élégies de Catulle, les temples, les riches constructions répandues sur les flancs du Palatin.
Etait-ce mieux ? Etait-ce aussi bien que les splendeurs regrettées ? C’était différent. La beauté parfaite n’était plus ; mais la solidité s’y trouvait avec le faste dominateur. Une impression de force toute particulière s’y rencontrait. Une ténacité dans les idées, une correction dans les pensées, une largeur dans les doctrines, une disposition à généraliser la conception du devoir ; quelque chose de plus humain, mais de raide, de dur, de ferme, de despotique, de prosaïque apprenait aux générations d’alors et la réalité et la précision ; on ne sentait plus cette joie enfantine de la vie, cette gaîté satisfaite du mouvement ne cherchant rien au-delà de ce qui brillait ; ce n’était plus ce culte heureux de l’existence couronnée des premières roses ; on ne retrouvait pas, on avait perdu pour jamais quelque chose de divin, de céleste, d’olympien qui, jadis, mouillait de son nectar les lèvres souriantes d’Anacréon et d’Alcée ; désormais l’oreille endurcie entendait retentir l’altier commandement de Rome ; l’air ému en vibrait ; une correction rigoureuse voulait tout recouvrir d’un filet d’airain.
Ce monde croyait pourtant imiter les Grecs. Il se trompait, mais il poussait et grandissait à son tour et s’élevait, fleur superbe, comme l’autre fleur s’était jadis élevée sur la surface des siècles. Il était rongé, comme elle l’avait été par les ennemis irréconciliables de la durée ; il tomba et quittant les atomes immortels dont il avait été composé, il perdit son âme et resta dissous jusqu’au jour où la fécondation germanique fit pointer un nouveau bouton.
De même que les Romains s’étaient cru des Grecs, de même les moines lettrés, les évêques savants, les professeurs de Paris, de Cologne, de Padoue, les architectes et les sculpteurs de Corbie, de Strasbourg, d’Assise se prirent pour des Romains. Le bénédictin d’Alsace, Gunther, en écrivant pour Frédéric II de Souabe son Ligurinus, s’estimait virgilien ! On en était bien éloigné. Ce que les gens délicats de Rome avaient appelé la vénusté, n’eût alors été compris de personne.
En revanche, jamais on ne contempla une plus vaste accumulation d’idées. L’esprit à la recherche de faits indifférents aux temps anciens n’avait pas le pouvoir d’exprimer avec élégance ni même avec netteté ce qu’il tirait de lui-même, ce qu’il ramassait d’ailleurs ; il était trop actif, trop pressé ; il voulait trop ; il donnait, il prenait, il demandait ; il ne se reposait pas ; à la fois, en même temps, tout d’un coup, il aspirait à trop de conquêtes et se perdait dans la poursuite des innombrables rêves sortis de tous les coins de la plus prodigieuse imagination qui fut jamais. L’antiquité, l’avidité romaine s’étaient contentées d’agiter leurs destins dans un cercle géographique assez étroit. Le moyen-âge aspira à connaître le globe entier comme à scruter la nature de l’âme et Dieu dans leurs secrets les plus fermés. Ses veines saturées de sang burgonde, gothique, frank, normand, lombard, palpitaient de tous les genres de convoitise, d’ambition, d’activité. Il remuait, il allait, il venait, il voyageait, il fouillait, il écoutait, il exprimait et se trouvait jeté aux antipodes de la majestueuse placidité du monde grec, comme de l’orgueilleuse sécurité des Césars. Il se croyait romain, ai-je dit ; je le répète ; il se croyait romain ! Il s’imaginait être rempli des inspirations de la muse latine et s’en donnait pour preuve son attache persistante à l’ancien langage. Il se vantait aussi d’être l’élève de la décadence byzantine ; quant aux savants, aux écrivains, aux artistes, aux politiques de Byzance, eux, ils se déclaraient grecs, parce que de leur côté ils reproduisaient tels sujets de la glyptique alexandrine ; mais sans le vouloir et trop absorbés dans leurs idées pour s’apercevoir de leur impuissance à imiter, ils faisaient passer le sujet charmant sous les formes sèches, anatomiques dont les figurations austères de leurs saints étaient revêtues.
Le moyen-âge fut un grand inventeur. En politique, il imagina le droit personnel et l’établit en face des prérogatives du souverain. Il le voulut inviolable et nia, en principe, que le salut de l’Etat fût la mesure de la sécurité des sujets. Dans les arts, moins soucieux de l’ensemble que du détail, il chercha un idéal raffiné ; il voulut empreindre, dans le marbre, dans la pierre, sur le parchemin des missels, l’expression des figures avec une précision, avec une sorte d’exaltation de réalité dont ni Rome ni la Grèce n’avaient jamais, le moins du monde, éprouvé le besoin. Ce qu’il atteignit est si merveilleux, si accompli que telle statue de cathédrale peut être placée justement aussi haut que toute création de l’art antique dans son plus parfait développement.
Ce qui surtout fit époque, ce fut la diffusion dans l’Europe entière d’une égale soif de voir, de créer, de pénétrer, de transfigurer les choses suivant un mode supérieur à la condition terrestre. Cette préoccupation ne fut pas celle d’un homme, d’une école, d’une ville, d’un lieu restreint ; elle s’empara du continent. Quelquefois on s’aventura dans des voies différentes, mais on y chercha les mêmes choses ; en politique, les guildes et la Hanse germanique ne furent pas semblables aux communes de la Flandre, aux cités de la Provence et du Languedoc, aux bourgs des royaumes de l’Espagne ; mais, partout, on voulut également des droits, des franchises, des moyens de liberté et, par dessus le marché, avide, comme l’était chacun, de mettre en relief son individualité partout, on voulut des privilèges, cette notion si absolument étrangère au monde antique et, en effet, partout les privilèges existèrent pour tout le monde et même pour les lépreux. Dans l’architecture, les styles se distinguèrent les uns des autres parce que l’originalité débordait ; une cathédrale italienne n’emprunta guère à la sœur d’au-delà du Rhin ; mais le même cachet s’imprima pourtant sur toutes les variantes, parce que, nulle part, on ne resta étranger à la passion de l’infini. Quant à la littérature, armée, casquée, la lance au poing, imprégnée de l’esprit d’aventure, elle promena de Constantinople à l’Islande les héros des poèmes chevaleresques, leur bravoure folle, leur passion d’indépendance, leur besoin de mouvement et ce tempérament immodéré qui composait ses personnages de tout ce que l’on concevait alors de plus brillant, de plus éloquent, de plus intrépide.
Ce qu’il y eut encore de particulier dans cette floraison du moyen-âge, c’est qu’aucune période n’y absorbe une telle part de forces que l’on puisse affirmer : à telle date fut le beau moment et s’épanouit la fleur par excellence. On doit faire cette observation pour les Grecs ; il y eut chez eux soixante années incomparables ; on le peut chez les Romains ; le grand éclat dura un siècle et quelque chose au delà ; quant au moyen-âge, dès le début, il s’empara de ce qu’il avait à faire et, plus fort sur un point, plus faible sur l’autre, il ne cessa plus, jusqu’à sa fin, de se mouvoir, de toucher à tout, d’interroger, de questionner, de vouloir et de ne vouloir pas.
Il y eut pour cela deux raisons. L’élément germanique actif, viril, était partout ; ici plus abondant, là moins, marié, pondéré, dirigé de manières différentes ; en somme, toujours le même ; de plus, la religion prêtait aux différents centres d’activité des maximes, des habitudes identiques. En face de chaque atelier intellectuel, à Burgos comme à Hambourg, à Londres, à Dublin comme à Venise, comme à Florence s’imposait le même cadre et une identité absolue de sujets à traiter. Ce qui fut spécial dans cette série de tableaux, ce furent les couleurs. Les objets se placèrent au midi et au nord sous des jours très différents.
Ce mouvement de vitalité atteignit son point culminant au XIIe et au XIIIe siècle. Il en descendit ensuite jusqu’au XIVe. Alors se manifesta avec une évidence de plus en plus nette la cause de transformation existant au sein de cette société. Cette cause se trouvait intimement liée à l’état de la religion.
Il appartient aux âmes d’élite de ne considérer le bien qui unit les créatures au Créateur qu’à ce point d’élévation où il n’est ni touché ni flétri par les mains humaines. Les âmes de cette valeur se préoccupent peu d’observer si les pieds divins des vérités célestes, en se posant sur la terre, s’y tachent ou non d’un peu de boue ; elles ne s’en inquiètent pas ; elles ne contemplent que la face des immortelles voyageuses et le regard attaché sur leurs fronts, elles les entourent de toutes leurs pensées, de toutes leurs affections, à travers les espaces immaculés où celles-ci les mènent. C’est admirable, sans doute ; mais une si noble absorption dans l’infini n’appartient jamais au gros des peuples ; ceux-ci s’attachent moins à la sublimité transcendentale qu’à ce qui tombe sous la grossièreté de leur sens.
La religion avait commencé par assouplir l’esprit germanique et lui fournir des raisons de sociabilité. Elle lui avait donné un modèle d’organisation en lui proposant les formes du Saint Empire ; dans le droit canonique, elle lui avait présenté une législation admise par tous les vaincus ; en faisant accepter le patronage des évêques, défenseurs de leurs cités, elle avait sauvé les classes moyennes, sinon de tous les attentats, du moins de la légalité du servage ; elle avait conservé dans les couvents et multiplié sous la plume des moines les copies des ouvrages classiques, en même temps que les in-folios de sa théologie ; elle avait bâti les villes de l’Allemagne, de la Suisse, d’une partie de l’Angleterre, d’une partie de la France, d’une partie de l’Espagne et, même en Italie, elle avait, soit fondé, soit rétabli plus d’une enceinte. Les plus florissants villages s’étaient élevés autour de ses monastères et, sans son intervention, de même que le XIe siècle n’aurait pas eu d’écoles, ni encore moins les universités alors florissantes dans tous les royaumes chrétiens, de même et non moins certainement, sans les moines il n’y aurait pas eu d’agriculture, pas de défrichements ; les contrées n’eussent pas été assainies ni les marais desséchés et les moulins, les forges, les usines les plus nécessaires n’auraient jamais été établies. Les moines étaient actifs parce qu’ils étaient disciplinés et, seuls, ils l’étaient alors dans le monde occidental ; actifs ils devenaient riches et disposaient de plus de ressources que les seigneurs et les rois ; eux seuls pouvaient accomplir cette grande œuvre, la création de l’Europe moderne.
Ce fut donc justice et raison que la reconnaissance des peuples entourât les autels ; on ne pouvait moins. Chacun sentait ce dont il était redevable à l’organisation catholique et la conscience commune en était si profondément convaincue que lorsqu’il arriva, en conséquence des études et des controverses, qu’au sein même de ces couvents si utiles, l’hérésie montra sa tête, le sentiment public s’indigna et écrasa les novateurs. Chacun prit part à la répression : les rois, les nobles, les bourgeois, les paysans. C’est ce qu’éprouvèrent Roscelin de Compiègne, Abélard, Wiclef, les Albigeois, les Pastoureaux et tant d’autres. Les contempteurs de l’Eglise contredisaient à la conviction et aux intérêts de leur temps.
Ainsi, la hiérarchie ecclésiastique si bien protégée se trouva au-dessus de tout péril. Elle se réjouit dans sa sécurité. Néanmoins ses bienfaits ayant porté leurs fruits, les temps changeaient peu à peu ; les laïques commencèrent à ne plus laisser agir les moines sans critiquer ce qu’ils faisaient. Ils avaient appris ce qu’il leur appartenait de savoir ; ils voulurent se charger eux-mêmes de la poursuite de leurs intérêts. Les paysans réunis sous la protection des abbayes et des châteaux, instruits et guidés par les uns, gardés par les autres, s’étaient enrichis dans le travail rural ; ils étaient devenus assez puissants pour méditer des jacqueries. Il ne faut pas s’y méprendre et l’histoire en donne, à chaque occasion, les preuves. Le paysan réellement misérable, maltraité, rabaissé, ne s’insurge jamais. Si l’oppression va trop loin, il s’enfuit ; alors il habite les bois, les cavernes, et s’il possède des armes, s’en sert contre les bêtes fauves ; mais le tempérament héréditairement lâche et cauteleux de l’homme de la glèbe ne lui permet de relever la tête que sous l’influence de la convoitise et de l’envie. Il ne s’est jamais battu pour la liberté. Les paysans des XIIe, XIIIe, XIVe siècles, sous une forme ou sous une autre, ici plus, là-bas moins, commençaient à sentir poindre une volonté, en même temps qu’ils se voyaient plus ménagés. En Angleterre, le yeoman était devenu une puissance, une partie respectée de la force commune. Il fournissait aux camps ces redoutés archers qui dans les guerres des Edouards jouèrent un si grand rôle. Les paysans espagnols habitués à combattre les Maures, comme s’ils eussent été des chevaliers, ne s’estimèrent guère à un moindre prix ; les communes rurales du midi de la France sous la conduite de leurs souldics prouvaient autant de fierté que les villageois des Apennins et de la Romagne. Le manant de la France centrale, de la France du nord était moins à l’aise ; et les multitudes agricoles de l’Allemagne, Slaves soumis à des dominateurs germaniques, ne dressaient pas non plus la tête bien haut. Cependant, là aussi, le labeur avait porté ses fruits ; on possédait, on y tenait ; on avait beaucoup appris des moines ; et on commençait à regarder autour de soi.
La bourgeoisie faisait davantage. Quoi qu’on en ait pu dire, dans les moments les plus sombres et les plus difficiles de la transformation générale, la bourgeoisie n’avait jamais perdu ses franchises. Elle souffrait ; qui ne souffrait pas ? Elle souffrait, mais elle vivait et, un jour, il se trouva qu’elle en savait aussi long que les moines ; elle était capable de se diriger, en ne prenant conseil que de sa propre sagesse. Alors elle laissa inécoutés les avis de ses conducteurs ; elle devint une classe opulente, arrogante, avisée, ambitieuse, turbulente, rapace, intelligente et capable d’autant de bien que de mal ; elle peupla et grandit Londres et Edimbourg, Saragosse et Valladolid, les cités impériales de l’Allemagne et de la Suisse, les bonnes villes de la France et les communes ou républiques de Gênes, de Florence, de Milan, de Venise, de Pise, de Sienne, pour ne compter que les plus apparents de ces innombrables foyers qui alors couvrirent l’Europe entière. Les citadins de ces générations en arrivaient à ne plus se sentir tenus à rien envers les moines. Ils cultivaient la terre sans eux ; ils manufacturaient leurs lainages et leurs soieries sans eux ; ils se gouvernaient sans eux et les compagnons et les maîtres ouvriers des Flandres ne demandaient à aucun prêtre la théorie de l’insubordination. Néanmoins, le siècle (bourgeois, paysans, nobles) restait catholique ; personne ne songeait à émanciper l’esprit de ce que l’on avait cru et espéré jusqu’alors. Déjà pourtant germaient des idées de nature bien offensive. L’ancien paganisme avait laissé plus de traces et de plus profondes qu’on ne le soupçonnait ; les croisades avaient éveillé l’imagination sur bien des points et le commerce avec les pays du Levant colportait lentement, obscurément des notions, des dispositions morales fort hétérodoxes. Les dogmes dissidents si terriblement réprimés à leurs premières apparitions, n’avaient nullement été abrogés ; ils circulaient à l’état d’inconséquences. Ce n’est pas là une cause de faiblesse pour des idées quelconques. Les barons ne se faisaient pas faute de résister au clergé et même de le spolier ; ce que chacun savait à merveille, depuis le dernier et le plus sordide vilain jusqu’au monarque le plus fier, c’était se moquer des vices comme des faiblesses de la cléricature. On en arriva à trouver un agrément particulier aux chansons accusatrices, aux sculptures, aux peintures caricaturales. Dante a plongé publiquement des papes dans les flammes outrageuses de l’enfer.
Il y avait sujet. Si la foi du Christ ne saurait jamais donner lieu à la moindre dépréciation, la milice humaine de l’Eglise avait subi la loi des choses mortelles ; le ver de la corruption s’était développé dans la chair trop grasse. Les clercs, longtemps considérés comme les meilleurs des conseillers et les plus sûrs des guides, ne se voyant contredits par personne, avaient cessé de donner de sages avis, encore bien plus de fournir d’utiles exemples ; ce qu’il existait de plus réprouvé au monde, ils se le permettaient couramment. Si les ménestrels et les jongleurs de France, si les maîtres chanteurs des villes hanséatiques leur reprochaient la fainéantise, l’impiété, la débauche, tous les genres de débauche, la simonie et l’oubli complet des plus simples devoirs, ce n’était que vrai. Michel-Ange, l’homme essentiellement pieux, devait s’écrier un jour : « Un moine dans un tableau ! Comment l’œuvre n’en serait-elle pas gâtée, puisque les moines ont gâté le monde ? » Ce que Michel-Ange dit au XVIe siècle, on en était venu à le penser universellement au XIVe et c’est ainsi que la société du moyen-âge se vit dans cette situation singulière de croire et de mépriser, d’accepter et de repousser, de soutenir et de honnir.
Une société peut durer longtemps avec des tiraillements de cette sorte. Ce qui se passa alors en Europe en est la preuve. On respectait par habitude et on dénigrait par évidence. En réalité, le monde ne savait quel parti prendre ; ce qu’il possédait lui semblait flétri ; mais il n’avait rien à mettre à la place. Pour cette double raison, tout boitait. On se disait avec Boccace : Si, malgré les mœurs des souverains pontifes, des cardinaux, des évêques, des moines, la religion subsiste, c’est évidemment qu’elle est divine.
On aima longtemps ce paradoxe qui ne suffisait guère à tranquilliser les consciences. Peu à peu, les nations lasses, cependant, d’avoir sous les yeux les extravagances du clergé, se nourrirent d’une sorte d’athéisme pratique, poivré de superstitions nauséabondes. On peut l’affirmer : le XVe siècle ne croyait plus à rien, n’admettait plus rien, et seulement par lassitude, par prudence, par ignorance, ne renversait rien.
A la fin, il s’éleva, pourtant, en différents lieux, des docteurs qui s’indignèrent et dénoncèrent le mal. Ils ne se firent pas scrupule d’en montrer la profondeur et les périls. Le chancelier de l’université de Paris, Gerson, personnage dont l’orthodoxie et la vertu sont restées au-dessus de tous les doutes, fit entendre les paroles les plus sévères ; il ne fut pas le seul. On demanda la fin du scandale ; on stigmatisa la torpeur morbide où le clergé s’endormait ; on dit que si un remède prompt, radical n’était pas apporté à ces insurrections charnelles, l’Eglise de Dieu s’exposait à la mort. Un schisme, en ce moment, couronnait l’œuvre, deux papes, deux partis de cardinaux, ne voulant pas démordre de leurs deux dynasties, donnaient raison à tous les reproches ; alors la mesure fut débordée et des hérésies flagrantes entrèrent en scène : Jérôme de Prague et Jean Huss avaient levé l’étendard du calice.
Si jamais un homme atteint de maladie chronique parvenait à se guérir par cela seul qu’il reconnaît son danger, peu de patients succomberaient. Les corporations jouiraient du même avantage. Mais il n’en va jamais ainsi. Une fois introduit par la dent d’une corruption séculaire, le poison chemine dans les veines ; l’évidence qu’on en donne, la certitude des conséquences ne fournit pas les moyens de le supprimer. Le nombre des sages reste toujours infiniment inférieur à celui des fous : les esprits tournés au bien sont des unités, ceux qui vivent dans le mal, comme la salamandre dans le feu, sont des légions ; ainsi le fait court à ses conséquences. Ce qu’on allègue d’excellent et d’incontestable, que devient-il ? Lieu commun ; les gens les moins disposés à l’appliquer le proclament et le mauvais est paisiblement suivi par le pire. Pour sortir de ses embarras, le XVe siècle réunit le concile de Constance. Les plaintes étaient si générales, si fortes, si bien appuyées, qu’il fallait témoigner du désir de mieux faire ; mais oh n’aboutit à rien. On brûla deux hérétiques, on appliqua des expédients ; au fond les choses demeurèrent ce qu’elles étaient devenues.
Dès lors, avec le désespoir de rien changer, l’indifférence augmenta et de celle-ci naquit l’idée de se passer d’honnêteté religieuse. On se tranquillisa d’autant plus sur l’avenir de l’Eglise que le monde paraissait se soucier de moins en moins des problèmes du dogme et de la morale. Pourquoi se révolter contre ce qui n’intéresse pas ? La masse du clergé, les évêques qui ne visitaient jamais leurs diocèses, les chanoines qui ne paraissaient jamais aux chapitres, les curés qui ne résidaient pas dans leurs paroisses, les abbés qui laissaient tomber en ruines leurs monastères et changeaient leurs manses en élégants hôtels, les moines qui passaient au cabaret ou ailleurs tout le temps que l’insouciance de leurs supérieurs leur laissait, le clergé enfin, dans son ensemble et les exceptions mises à part, s’enfonçant dans les voies de traverse, en arriva de plus en plus à ne plus être un clergé. Les vœux conventuels où séculiers semblaient n’avoir jamais existé. C’était peu ; les règles les plus nécessaires de la conduite et du bon sens n’étaient pas moins oubliées. Les pasteurs des âmes ne s’adressaient plus à leurs ouailles ; on ne savait ce que c’était qu’instruction religieuse ; les araignées travaillaient sur les autels et moi qui écris cela, n’ai-je pas lu dans le registre de maître Corfeuilhe, notaire à Bordeaux, à la date du 17 juin 1568, une protestation signée de mon huitième aïeul, Etienne, contre les prêtres bénéficiaires de sa paroisse de Sainte-Colombe qui, le jour même de la Fête-Dieu, s’étaient absentés de telle sorte que les fidèles dussent aller chercher des pères de Saint Augustin pour avoir l’office ? Et Etienne n’était pas un malveillant, mais bien un zélé qui mit la main à l’œuvre de la Saint-Barthélemy. Ainsi le clergé ne faisant plus son état, à quoi revenait son action ? A toucher le revenu des bénéfices, à l’augmenter par des prétentions, par des demandes, par des institutions, par des inventions, par des combinaisons, et de cette sorte la religion chrétienne tout entière, ses mystères, ses dogmes, sa morale, son enseignement, sa mystique et les savants ressorts de son immense et splendide établissement tendaient à n’être rien d’autre que les différents rouages d’une machine de fiscalité travaillant au profit d’une classe dont les fondateurs avaient, à la vérité, créé l’Europe, mais dont les représentants, désormais, servaient surtout à la pervertir.
Et alors, ces éléments non chrétiens, signalés tout à l’heure, commencèrent à prendre de l’importance en se condensant sous la pression d’un fait qui dès le début du XIVe siècle prit une place considérable dans l’attention des peuples.
Le monde féodal se considérait sincèrement comme n’étant que la continuation pure et simple de ce qui l’avait précédé. Thémistocle et Pompée n’avaient été, à son sens, que des barons ; il ne faisait nulle difficulté de compter Alexandre et César au nombre des preux. Il habillait les hommes du passé à sa mode. Peu d’esprits furent exempts de cette erreur, Pétrarque par exemple ; mais ceux-là, lentement, firent des disciples qui en produisirent d’autres et un jour vint où à force de mal lire, mais, pourtant, de lire toujours Virgile, Horace, Lucain, Cicéron, Tite-Live, on arriva à les comprendre autrement que par le passé. Alors, on fut étonné, enivré, exalté de cette découverte ; on s’aperçut de choses auxquelles on n’avait jamais pensé. L’Europe cessa de retrouver son esprit dans ce qu’elle lisait ; son image ne fut plus réfléchie dans ce qu’elle contemplait. Elle se trouva dégoûtée de la scolastique, et parce qu’elle en avait abusé et parce que, d’ailleurs, la scolastique lui avait dit son dernier mot et ne trouvait plus qu’à se répéter ; elle voulut que Platon et même Aristote lui parlassent autrement qu’ils n’avaient fait jusqu’à ce jour. Bref, tout ce qui pensait un peu et réfléchissait bien ou mal, commença à entrer dans une préoccupation singulière, dont le résultat fut de communiquer aux anciens livres une saveur si forte et si attrayante que le nombre de ceux qui voulaient s’instruire augmenta démesurément, et dans la même proportion où l’enthousiasme allait croissant, le dégoût, l’ennui, le mépris, l’indignation contre le clergé prenait corps. On se supposait déjà en possession d’un ordre d’idées capable de remplacer celui dont on médisait depuis si longtemps.
Pourtant, c’était une erreur. On n’était maître de rien du tout ou plutôt la diversité des points de vue ouverts par les études était telle que l’anarchie des opinions s’en augmentait démesurément. Chacun, en Espagne, en Allemagne, en Flandres, en France, en Italie, voyait à sa manière, préférant un livre à un autre et cette opinion-ci à celle-là. Tel avait puisé le matérialisme le plus audacieux dans l’apostrophe de Lucrèce à la nature ; tel cherchait dans le Phédon un spiritualisme éthéré et raffinait par cette voie sur la pureté chrétienne ; mais plusieurs, complètement étourdis par l’enthousiasme capiteux que leur versait l’antiquité retrouvée, se laissaient glisser en souriant vers le plus brutal paganisme parce qu’ils l’entendaient parler le langage harmonieux d’Horace et le voyaient beau comme l’amour antique et, comme lui, couronné de roses. Les myriades d’idées qui s’agitaient, qui, s’éveillant, volaient de toutes parts, ressemblaient à des essaims d’abeilles, excitées dans leur ruche par les premières lueurs, la fraîcheur naissante et les parfums de l’aurore. Sortant en masse, animées, curieuses, avides, agitées, turbulentes, bourdonnantes, elles se jetaient sur toutes les fleurs, tâtant de toutes les plantes et remplissant toutes les directions, se risquaient dans toutes les hauteurs en s’abandonnant aux poussées de tous les courants d’air.
Jamais curiosité plus ardente n’avait agité l’esprit humain et n’eut à sa disposition des moyens d’action si divers et des aptitudes si puissantes. L’habitant de l’Allemagne apportait à ce travail sa force de réflexion, sa ténacité, sa tendance à la rêverie mystique et son inépuisable goût du détail ; l’Anglais sa violence de résolution ; le Flamand sa disposition à ne se rien laisser imposer ; le Français fournissait peu de chose ; il avait déjà pris l’habitude du régime administratif et l’esprit militaire ne cultivait chez lui que la vanité soldatesque. Quant aux Espagnols, vainqueurs de la bravoure mauresque, infatués de leurs triomphes, conquérants stupéfaits d’un monde inespéré dont les richesses semblaient incalculables et se considérant partout comme les maîtres, l’intrépidité de leur orgueil n’avait de bornes en aucun sens et ils étaient aussi dangereux en religion qu’en politique. Toutes ces foules s’avançaient bon pas pour renverser l’ordre ancien.
Sans nul doute, les hommes d’alors, s’éloignant des coteaux du passé, étaient dominés par leur curiosité violente. C’était le sentiment principal. Ils semblaient se réveiller d’un sommeil entrecoupé de songes qui ne leur avait pas montré les réalités. A l’égard des Grecs, les Romains n’avaient nullement été ces disciples étonnés que les hommes du moyen-âge furent à l’égard des Romains. Il sembla à cette dernière époque que le grand intérêt, le grand but de l’existence fût surtout de lire et d’admirer les œuvres perdues. On ne se croyait pas pourvu d’un sentiment original et si on l’eût pensé, on ne s’en fût nullement glorifié ; au contraire ; on eût pris une telle notion pour une traîne d’attache au temps dont on prétendait se débarrasser. On se montrait absolu comme la jeunesse. Si la destinée qui mène les hommes n’était pas toujours plus sage que leurs visées, ce bouillonnement n’eût jamais créé les magnificences qu’on en vit sortir ; il n’eût produit que purement de la pédanterie et des pédants dont le débordement, pour commencer, fût incommensurable.
Ce qui apparaissait de la manière la plus évidente c’est qu’on voulait sortir des voies dans lesquelles on avait marché et chacun se montrait l’étoile qui éclairait une autre direction ; mais tandis que le plus grand nombre des novateurs cherchait en dehors de la foi chrétienne, à côté, plus ou moins loin, un chemin qui devait mener à un florissant inconnu, un noyau d’esprits, plus conscients des véritables conditions du développement humain, continua à subsister et ne voulut pas une minute se plier aux prétentions des Platoniciens, des Stoïciens, des Péripatéticiens, des Eléates, ni des sceptiques ; il maintint de rester fidèle à la tradition et partant à la doctrine des ancêtres, à l’élément essentiel de la vie sociale, tout en tirant de la boue et des pierres le char embourbé, souillé et à demi pourri de l’Eglise.
Au XVe siècle, comme à toutes les époques climatériques, les adversaires du présent se rangèrent sous trois enseignes : les uns, les plus ardents, notèrent crûment d’infamie tout ce qui s’était produit depuis les XII Césars. Le monde leur apparut comme honteusement mésusé, avili ; ils relevèrent leurs manches et hardis à ruiner ce qui leur déplaisait, ils s’instituèrent bourreaux. Ils ne réussirent à rien. Le radicalisme en quoi que ce soit ne saurait prendre pied sur le monde. Les farouches adversaires que les déportements cléricaux avaient suscités au christianisme, voulurent franchement tuer celui-ci, et ils y parvinrent si peu qu’il n’y eut pas même besoin de les réprimer. Leur délire ne fut qu’un dilettantisme impuissant.
A côté de ces révolutionnaires ardents vinrent se placer des hommes curieux de trouver un moyen terme entre l’antiquité payenne et ce qui lui avait succédé. Ces hommes dirigèrent leurs regards vers la primitive Eglise. Les deux Testaments à la main, les écrits des Pères sous les yeux, ils eurent la prétention de ramener le dogme à sa simplicité primitive et d’extirper les corruptions interpolées. Aucun ne songeait qu’il n’est pas plus possible d’arrêter une institution dans sa croissance qu’un être organique quelconque et que tout ce qui a vie sort de l’enfance pour subir successivement les autres phases de l’existence. Si l’on est mécontent des dispositions morales ou de la structure physique d’une créature adulte, c’est se moquer que de chercher un procédé capable de la réduire à tel moment de sa vie antérieure où elle plaisait davantage. Ce fut pourtant le rêve qui à la fin du XVe siècle préoccupa les judiciaires de grand nombre de personnages bien intentionnés. En vain les hérétiques bohémiens avaient été mis à mort ; leurs inclinations scrutatrices s’étaient conservées et on s’évertua plus que jamais à retrouver dans le dogme et à en dégager ce qu’il avait de primitif pour l’opposer à ce qu’on supposait être amputable à volonté sans que le sujet en dût mourir. L’esprit qui dirigea cette dangereuse étude était, naturellement, défavorable à la hiérarchie ecclésiastique ; il ne la jugeait ni légitime ni utile.
Cette disposition extra-catholique était observée avec une juste terreur par d’autres gens pieux et honnêtes qui, fermement attachés à l’Eglise, auraient souhaité la purifier sans lui imposer aucun changement essentiel. Ces bons serviteurs ne voulaient ni renversements ni mutilations ; plus ou moins hardis, plus ou moins sagaces, ils comprenaient que le clergé ne pouvait cependant rester tel qu’il était. Malheureusement les efforts de ce groupe le plus digne d’intérêt, parce qu’il était le plus sage, manquaient d’énergie, comme il arrive le plus souvent à la droite raison, privilège impopulaire des minorités. Un système de modération n’acquiert jamais l’appui d’aucune des passions intéressées, soit à l’attaque, soit à la résistance. Mais, tandis que de tous côtés on augurait que les changements religieux allaient fournir la grande caractéristique du siècle, l’esprit humain, suivant sa voie, en dehors des prévisions de l’homme, allait mettre en lumière toute autre chose.
Les âges du monde, comme les individus, s’aperçoivent peu de ce qui constitue leur principale originalité. Le XVe siècle ne discernait pas dans sa physionomie un trait, bien petit sans doute, bien peu distinct, mais qui grandissant bientôt, allait devenir sa marque particulièrement glorieuse. On aspirait à la science ; on réussissait à la saisir ; on cherchait à réunir les éléments d’une théologie armée en guerre contre l’Eglise ; d’autre part, on eût voulu ramener la cléricature au sentiment de ses devoirs, au sentiment de ses dangers ; en politique, le pouvoir cherchait à se consolider, à s’étendre et un besoin de sécurité généralement senti lui venait en aide malgré le goût non moins répandu des libertés turbulentes. En admettant que le succès eût couronné quelqu’une de ces dispositions au détriment des autres, on n’eût acquis rien de très neuf ; un peu plus de droiture, un peu plus de vérité, un peu plus de bon sens, un peu plus de calme ; mais tout pour un temps plus ou moins court, puisque d’ailleurs rien ne dure. Cependant le XVe siècle avait reçu de ses devanciers une préoccupation d’un mérite plus rare à laquelle j’ai déjà touché en passant.
A la façon dont la Grèce avait compris la représentation de l’être humain, la beauté était le but suprême et pour y atteindre, le reste était sacrifié. C’était le système des grandes écoles, ce fut le motif de leur haute perfection. L’idéalisation du corps, l’équilibre complet de ses parties, certains raffinements que la nature donne à peine, si elle les donne, tels que la simplification des plans du thorax, la petitesse un peu marquée de la tête, et dans les modèles les plus voisins de l’archaïsme, la précision presqu’excessive de certains muscles, telle avait été l’étude de la plus belle antiquité. Plus tard, l’époque alexandrine se mit à la recherche de la grâce ; elle la trouva et n’évita pas le maniéré, mais pas plus que les écoles précédentes elle n’attacha une importance capitale à l’expression morale de ses sujets. Si quelquefois elle l’a rencontrée sous le ciseau, ce fut par exception, fugitivement ; elle n’en fit pas un système. La Niobé évoque peut-être l’idée de la douleur ; elle ne la montre pas ; on peut admettre encore que le Laocoon comporte une réflexion de l’âme sur la face et dans les membres ; on peut aussi en douter ; en tous cas la valeur principale de ce groupe est dans l’observation de certaines règles, l’harmonie des proportions et la noblesse de l’attitude.
Les Romains ne craignirent pas de reproduire la laideur, car ils se mirent à chercher la réalité. Ils aimèrent à figurer des nègres et même des personnages difformes ou contrefaits. Leur tempérament goûtait le trivial ; ils furent grossiers, ils prirent grand goût aux caricatures, et de cette disposition à ne reculer devant aucune déviation des règles du beau, ils conclurent que quand un empereur était laid, il fallait le représenter tel et ils n’y manquèrent pas.
Ce fut ce côté de l’art qui sauva le reste à l’époque de la décadence. Les Byzantins devinrent interprètes moroses et exacts de ces pères de l’Eglise qui voulaient pour représenter Notre Seigneur un type repoussant, qui louaient les vierges d’un aspect vulgaire et les saints hideux, le tout afin de ne rien accorder à la sensualité ; ils inventèrent la maigreur, les faces et les corps décharnés, les membres ossifiés, et sur les diptyques consulaires du IVe et du Ve siècles, ils rencontrèrent précisément les modèles d’anatomie qu’il leur fallait. La mode s’en continua pendant de longues années. Mais vers le XIIe siècle une transformation s’annonça. On pensa à exprimer aussi exactement que possible les sentiments des personnages par le choix des attitudes et des physionomies : ce fut une révolution. Une nouveauté inconnue aux Grecs et aux Romains se produisait dans le monde.
Les artistes de la Basse Saxe et de la Flandre, ceux de la France, les artistes italiens découvrirent le secret. Ils cessèrent de considérer avec les Byzantins la laideur sèche, froide, morte comme d’institution divine ; ils conçurent la pensée de rendre compréhensible au spectateur la sainte joie de la Vierge contemplant l’Enfant divin ; l’exultation respectueuse de saint Joseph devant les jeux du Sauveur ; la prodigieuse méditation de saint Jean écrivant à Pathmos ; et surtout et constamment, et avec des raffinements de plus en plus délicats, la figure juvénile, virginale, toute pure, toute céleste de la Reine des Anges. On se servait de la tradition romaine en ce sens qu’on ne reculait nullement devant la reproduction des physionomies basses et même repoussantes ; on était fidèle encore aux leçons byzantines car on conservait en général les attitudes et les vêtements consacrés, mais on étudiait, avec un soin qui n’avait jamais eu lieu, les ressources plastiques de la physionomie humaine ; ce n’étaient pas les grandes et simples expressions qui étaient les plus recherchés, mais plutôt les expressions combinées, l’attendrissement, l’extase, la joie contenue, la douleur étouffée. Les imagiers, on doit leur reconnaître cette gloire, poussèrent à la perfection ce système ; mais quand ils en eurent atteint le point culminant, ce qui arriva peu à près vers le milieu du XVe siècle, il se trouva que des têtes si animées, si parlantes, si vivantes, ne pouvaient plus être superposées à des corps fantastiques et faux et, que de plus, il fallait absolument poser des types accomplis au milieu d’une nature digne d’eux. En conséquence, on était asservi à l’étude de quoi ? Du Beau ; et la grande inspiratrice de ce temps, l’Antiquité, se présenta aux artistes et leur imposa ses leçons. L’Antiquité qui déjà tournait la tête des politiques, des théologiens, des érudits, des philosophes, des poètes, devint encore bien davantage la souveraine des sculpteurs et des peintres. Elle leur montra la créature de Dieu et Dieu lui-même, et les arbres, et les monuments, et la terre et les herbes, et l’horizon étendu et la mer moutonnante et l’azur profond de l’Empyrée, comme jamais ils n’avaient vu ni rêvé tout cela. La grande originalité, le grand instrument de gloire que l’âge nouveau portait dans son sein, devint alors manifeste : c’était le don de rendre plastiquement l’âme humaine, l’âme de la nature et de représenter aux yeux et à la réflexion, toute cette richesse encore intouchée. Cela suffit pour que l’univers soit à jamais contraint de proclamer d’une voix unanime que sur les eaux bleues des temps jamais fleur ne s’épanouit dont les pétales d’or, dont le feuillage somptueux puisse être vanté au-dessus de la miraculeuse floraison du XVe siècle. Je ne m’emporterai pas jusqu’à dire qu’il n’y eut jamais rien d’égal ; ce ne serait pas vrai ; l’époque qui s’est appelée la Renaissance n’est au-dessous d’aucune autre.
A l’aurore du mouvement dont il s’agit, vers le milieu du XVe siècle, si solennel, les regards de tous les peuples se tournaient vers l’Italie et on le concevait pour cette raison que l’Italie brillait plus que tout le reste du monde. C’était instinctif. Les yeux cherchent l’éclat et l’éclatante Italie les attirait. Là s’ouvrait la source la plus abondante de la civilisation qui allait s’épancher.
On eût trouvé assurément ailleurs certaines dispositions fort importantes que cette terre ne présentait pas ou n’avait qu’à un degré très inférieur et qui, plus tard, devaient jouer leur rôle. Mais à ce moment donné, l’Italie répondait à tous les appels. Jadis, aussi bien que le reste de l’Europe, elle avait éprouvé les effets heureux et les chocs lamentables amenés par la dissolution de l’ancien monde et l’impatronisation des septentrionaux. Ceux-ci avaient modifié noblement le sang de ces misérables colons, de ces descendants d’esclaves, de ces enfants d’affranchis dont l’administration impériale avait peuplé la Toscane, le Milanais, la Vénétie, l’Emilie. Ce fut surtout dans le nord et dans le centre que le mélange eut lieu ; il était donc naturel que la vitalité principale de l’Italie s’agitât de préférence dans cette région. On en vit les marques quand le temps fut venu. Alors le marchand de la péninsule, en partie burgonde, goth, longobard et romain, marcha fièrement en face du seigneur militaire et, lui aussi, l’épée au flanc, la targe à l’épaule, se dit libre, souverain, tyran et prouva la vérité de ses paroles. Ce qui sortit de ce conflit très court, terminé par la victoire de la classe industrieuse, ce ne furent nullement des bourgeoisies, comme on l’entend de nos jours, mais bien des patriciats ; et Venise, Gênes, Florence, Sienne, Lucques, Alexandrie, Pise, toutes les villes, toutes les bourgades, les villages même eurent beau se réclamer du nom démocratique, proclamer les droits, les victoires des Popolani sur les Nobili ; le populus romanus était vivant dans leurs imaginations, mais non la plebs. Quand de gentilhomme on devenait citoyen, si on renonçait à ses armoiries, c’était pour en prendre d’autres. Alors, on se construisait un palais, on s’habillait de beau drap fin, de velours et de soie, et on traînait à sa suite la même mesnie de serviteurs armés qu’antérieurement on avait eue. D’ailleurs on maintenait avec soin une orgueilleuse inégalité entre les corps des métiers ; celui qui fabriquait le damas ne touchait pas dans la main à celui qui vendait le lainage. On portait l’armure, on montait à cheval, on faisait la guerre, on régissait l’Etat.
C’était trop. Le gouvernement devenait impossible. Venise seule le comprit et par le plus nécessaire et le meilleur coup d’Etat ayant su repousser au rang des subordonnés l’immense majorité de ses habitants, elle eut l’honneur de fonder la puissance la plus légitime qui fut jamais, par cela seul qu’elle assura à son peuple la gloire et le repos, et dura plus que toutes les constitutions d’Etat qu’on a jamais connues. Partout ailleurs s’établit un état fiévreux dont les accès répétés mettaient à chaque instant en péril la vie du malade. On ne soutenait ce malade que par des expédients, et quels expédients ?
De même que la médecine recourt en certains cas à l’usage des substances vénéneuses, les Etats italiens existèrent par des mesures meurtrières. Inhabile à rien fonder de stable, on chercha des ressources dans l’instabilité ; les magistrats furent temporaires et d’un temporaire très limité ; pendant l’exercice de leur charge, on les garrottait au moyen de l’autorité rivale de plusieurs conseils ; mais, comme il restait pourtant dangereux de se mettre sous la tutelle d’un compatriote, on inventa d’appeler un étranger pour qu’il n’eût pas de crédit, pour qu’il n’eût pas de considération et ne s’imaginât pas avoir de l’avenir. Malgré des précautions si étroites, on ne vit partout que pouvoirs usurpés, tyrannies ouvertes, soupçonneuses, partant cruelles et sanglantes ; le poignard, le poison montraient constamment leurs traces dans les combinaisons politiques et des bandes interminables d’exilés erraient d’une ville à l’autre, attendant le jour de mettre, à leur tour, dehors, ceux de leurs rivaux exécrés qu’ils n’égorgeraient pas.
On se figure les habitudes de ces citadins sans cesse harcelés par un meurtre accompli, à craindre ou à commettre. Dans les rues étroites, sombres et tortueuses, les portes des maisons étaient basses afin que l’entrée fût difficile et aisée à défendre. Sur les murailles s’espaçaient des créneaux afin de pouvoir tirer à l’abri la flèche ou le vireton, plus tard l’arquebusade, sur le voisin détesté. Fallait-il circuler dans tels moments où les querelles étaient plus flagrantes, on n’eût pas commis la folie de marcher au milieu de la voie ; on se glissait le long des murs et tout en cheminant on avait l’œil aux aguets et la main près de la dague. Même chez soi, portes closes, dans sa maison avec sa femme, avec ses enfants, on prenait garde ; on éprouvait ce qu’on mangeait et ce qu’on buvait ; surtout on ne se couchait pas sans avoir fait la visite du logis et exactement verrouillé les portes.
Les esprits étaient durs ; en outre les tempéraments singulièrement passionnés. De même que l’on tâchait de devenir le maître de sa ville et de poignarder les gens du parti adverse, de même on se rendait amoureux jusqu’à la fureur et jaloux par delà toute rage. Les précautions florentines allaient à la démesure. Les femmes vivaient enfermées dans leurs demeures bien autrement closes que des harems. Dante, en racontant les histoires de la Pia et de Françoise de Rimini, a montré comment pouvaient finir les tendresses, et cependant, Boccace a révélé aussi, dans son langage ravissant, en présentant à l’imagination les plus délicieux paysages, les scènes les plus enchanteresses, comment elles pouvaient réussir.
Ce pays singulier, si agité, si tourmenté, si révolutionné, si cruel, si féroce, si criminel, aurait dû avoir l’humeur sombre ; nullement. Il était aussi gai, aussi vivant, aussi brillant que sociable ; il était sociable surtout ; c’était par là qu’il se distinguait des autres contrées plus ou moins brutales, plus ou moins hargneuses. Il avait toutes les ambitions et les plus contrastantes ; il aimait la liberté avec le même emportement qu’il recherchait le despotisme. Quand on ne s’égorgeait pas, on s’embrassait avec l’affection la plus véhémente et au sortir d’une conspiration compliquée des perfidies les plus inouïes, on construisait avec recherche le plus délicat des sonnets. La littérature fut de très bonne heure une grande affaire ; tandis que tout le reste de l’Europe n’estimait encore que la métaphysique, là, on mettait au premier rang des travaux de l’esprit le bien dire. Ces riches marchands, ces usuriers sans pitié qui pesaient l’or et rédigeaient leurs cédules dans les boutiques de Venise, de Florence, de Pérouse, ces spéculateurs rapaces qui étendaient les filets de leur avarice jusqu’à Londres, jusqu’à Anvers et faisaient naviguer leurs flottes plus loin que la Hollande, étaient d’exigeants amateurs de poésie. C’est parce que les muses latines n’avaient jamais tout à fait cessé de vivre sur le sol qui leur avait donné jadis la naissance.
Les collections de manuscrits anciens ne manquaient pas. On les consultait plus que dans le nord ; à tous les moments, on les avait mieux compris. Dès lors, quand les esprits se réveillèrent, si l’Italie ne fut pas la seule à se mettre sur pied, elle s’y mit plus vite et plus solidement ; elle prit la tête de la procession qui tournait et remontait vers l’antiquité. Chez elle l’art avait surtout connu les styles byzantins et romans ; il avait ignoré les différentes variétés du gothique ; il était donc toujours resté plus près des méthodes antiques ; puis nombre de chefs-d’œuvre étaient demeurés là sous les yeux de chacun ; dès le XIIIe siècle, quand, par hasard, on avait tiré de la terre quelque statue, on l’avait assez tenue en estime, pour la mettre en sûreté dans une sacristie. L’esprit italien ne comprit jamais que la statue de Vénus ou celle de Jupiter fussent indignes de la protection d’une église. Quand on commença sérieusement à réfléchir à la beauté, on y attacha un prix bien plus grand encore. Les objets antiques jusqu’alors trouvés, exhumés sans qu’on les cherchât, on voulait désormais en augmenter le nombre. Il n’y eut qu’à fouiller le sol et devant les regards ravis les tombeaux s’ouvrirent, les chefs-d’œuvre ressuscitèrent ; et ces glorieux morts, retrouvant la parole, commencèrent leurs leçons devant une foule enivrée. Mais le goût, le besoin de l’expression idéale et en même temps vraie et vivante existait en Italie comme ailleurs ; le sentiment germanique et chrétien ne se contentait pas de l’ancienne beauté, il voulait la nouvelle ; il tenait comme le goût flamand à ce que l’âme se révélât dans les physionomies et sût parler, de sorte que les Byzantins se trouvèrent avoir formé des élèves bien supérieurs à eux-mêmes. Les écoles d’où étaient sortis Giotto, Orcagna, Masaccio étaient pourvues de ce que la conception moderne avait su produire de plus complet. On n’aurait pas pu renoncer aux conquêtes acquises. On ne retournait donc pas à l’art antique. Ce fut le plus grand des bonheurs, mais ce ne fut pas le seul.
L’Italie se voyait plus opulente qu’aucune autre région. Son immense commerce avait, sans doute, accumulé bien des richesses dans ses comptoirs ; mais ce n’était peut-être pas encore la moitié seulement de sa fortune. La constitution fiscale de la catholicité faisait arriver à Rome les contributions abondantes des différents Etats. Ces tributs qui, sous mille formes, étaient absorbés incessamment par la chancellerie pontificale, créaient des ressources dont les loisirs des grands répandaient la rosée sur la culture des arts en même temps que sur la propagation de tous les vices. La cour romaine payait surtout des cuisiniers, des veneurs, des parfumeurs, des baladins, des bravi ; elle soutenait peu les littérateurs ; elle n’avait ni peintres, ni sculpteurs, ni architectes, ni ciseleurs, ni orfèvres avant le règne de Jules II. Cependant, comme son argent ne lui restait pas, il allait dans le reste de la péninsule favoriser ce qui se faisait alors tant aimer. Le magnifique Laurent de Médicis et avec lui, les souverains de Ferrare, de Mantoue et d’Urbin donnaient l’exemple d’une passion immodérée pour le culte de l’intelligence. Les Bentivoglio, seigneurs de Bologne, les Pico de la Mirandole, suivaient de près de tels exemples et il n’était si petit feudataire dans les Romagnes, si petit despote dans les Républiques qui ne se fît un point d’honneur de sacrifier aux Muses.
L’Italie n’était guère chrétienne et ne l’avait jamais beaucoup été. De bonne heure la Vierge avait pris dans son imagination l’attitude d’une Déesse ; les Saints s’étaient changés en Génies topiques. Les scandales ecclésiastiques, se déployant sans nulle mesure dans la ville de saint Pierre, n’avaient pas inspiré aux peuples le respect des choses saintes. Cependant, comme ailleurs, on sentait là et quelquefois vivement, que le clergé n’écoutait pas sa vocation, que les doctrines apostoliques étaient flétries sans justice ni raison par des pratiques odieuses et que le monde eût gagné à ce que le trône pontifical étincelât de vertus au lieu de s’entourer de tant de vapeurs méphitiques. Peu s’en était fallu qu’une des hérésies les plus familières aux esprits chrétiens dévoyés ne triomphât dans la Toscane, au temps où les disciples de saint François d’Assise, vrais ébionites, vrais pastoureaux, avaient voulu implanter la religion des pauvres. Le danger fut si grand alors et la crainte si vive que le Saint Siège commença par pactiser avec les novateurs. Il les désarma ensuite ; mais leur théorie persista en face de l’opulence cléricale ; on continua à penser que les successeurs du pêcheur de Génésareth étaient faits pour la modestie, l’humilité, l’indigence ; qu’un clergé arrogant et amolli était une anomalie insultante à la Croix et que la communauté des fidèles ne pourrait être ramenée dans le bercail, dont il n’était que trop évident qu’elle avait perdu la route que par des pasteurs marchant nu-pieds, vêtus de bure et porteurs de houlettes de bois. C’était ce que pensaient les Italiens du XVe siècle, quand ils pensaient à la religion. Mais il faut le répéter, ils y pensaient moins qu’on ne faisait ailleurs ; ils avaient trop d’affaires, ils aimaient trop le plaisir, ils ressentaient trop d’ambitions et trop diverses, ils vivaient trop de la vie mondaine et, surtout, ils recherchaient trop, et voulaient par-dessus tout, ce qui faisait spectacle.
Les populations de la péninsule vivaient donc dans ces dispositions, Alexandre VI Borgia, occupant la chaire de saint Pierre, les Aragonais régnant à Naples, les Vénitiens se querellant avec les ducs Sforza de Milan, les Français, appelés par Ludovic le Maure, se préparant à entrer dans les provinces piémontaises, les Florentins, sous Pierre de Médicis, se réveillant de l’ivresse que leur avait versé l’administration habile et captieuse du Magnifique Laurent, le reste du pays étant fractionné à l’extrême entre des Républiques et des Seigneuries, et les bandes voyageuses des condottières cherchant la solde de qui voulait d’eux, quand il se manifesta dans plusieurs cités du nord une sympathie singulière pour un certain moine dominicain dont les prédications faisaient accourir les foules.
Ce religieux que sa bonne naissance et l’état de sa fortune semblaient réserver a un sort brillant, était entré dans l’ordre par une vocation d’autant plus solide qu’elle avait été fort combattue. C’était un homme savant, méditatif, songeur ; on ne le vit jamais sourire ; il était d’un tempérament faible et, souventes fois, abattu par la débilité de son corps. S’il se relevait, s’il se maintenait, c’était sous les coups d’éperon de la volonté. Une foi ardente le remplissait. Prédicateur cher aux populations, il ne discutait pas, il affirmait, il imposait, le ciel lui avait donné le don de l’autorité. En l’écoutant, on se sentait ravi et dans sa main. Ce moine s’appelait Jérôme Savonarole.
La taille de ce héros, car ce fut un héros, était petite et frêle ; la poitrine était un peu enfoncée ; l’attitude semblait celle d’un corps chargé d’une âme trop lourde. Mais la figure jaunie, maigre, allongée étincelait du feu de deux yeux noirs et profonds allumés sous d’épais sourcils. Les mains fines et pâles s’agitaient nerveusement, mais non sans noblesse, pour accompagner et frapper des paroles pénétrantes, sortant de lèvres minces et légèrement colorées ; le front plus blanc que le visage, haut, bombé, dénonçant la prédominance de l’imagination et de l’enthousiasme sur la raison froide… Mais quoi ? Pourquoi faire le portrait de cet homme ? Le voilà lui-même ! Le voilà… il marche au long du cloître du couvent de Bologne… Le poids de la réflexion le courbe… il n’est pas seul… il parle… et on va entendre ce qu’il dit.