La fleur d'or
TROISIÈME PARTIE
JULES II
Pendant que Don César Borgia se ruinait en Italie, les Français portant le loyer de leurs fautes, perdaient Gaète, leur dernier asile du côté de Naples. Ils se prirent à désespérer de leur ambition si malheureuse. Laissant le royaume à l’Espagne, ils conclurent avec Ferdinand d’Aragon une paix qui devait finir avec leur lassitude. Cependant ils sentaient leur popularité bien faible. Gênes, occupée depuis l’année 1499, dégoûtée d’eux et abondant en conspirations, s’insurgea et les mit dehors. A Florence, le gouvernement, demi-populaire, demi-aristocratique, sous les successeurs hésitants de Savonarole, ne leur voulait aucun bien. On ne le disait pas trop haut, mais depuis les affaires de Pise, où le discernement de Charles VIII n’avait pas joué un beau rôle, les Florentins ne se souciaient guère d’un allié qui soutenait contre eux leurs sujets rebelles et leur parlait le plus volontiers de contributions d’argent. Dans ces temps de grands embarras, on n’aimait pas les amis besogneux. C’était avoir assez à faire déjà, que de concilier les grands et le peuple ; avec une secrète épouvante, on tenait les yeux sur la muraille où passait et repassait l’ombre des Médicis, tout prêts à reprendre leur pouvoir ; personne ne l’ignorait, beaucoup de gens le souhaitaient, et Pier Soderini, le gonfalonier perpétuel, doctrinaire impuissant, avait peu de moments pour servir Louis XII, quand, du soir au matin, il lui fallait compter avec les velléités et les prétentions d’un peuple vieilli, amoureux, disait-il, de l’agitation politique, mais entraîné par l’état de ses mœurs vers un repos sans noblesse, celui précisément que les Médicis promettaient.
Cependant, le roi Très-Chrétien, dépouillé de ses prétentions sur Naples, n’en tenait que plus fortement à ses idées milanaises. Afin d’y donner carrière, il négocia, il appela à lui les forces qu’il put gagner, et à sa grande joie parvint à conclure, le 10 décembre 1508, cette Ligue de Cambrai dirigée contre les Vénitiens, et dans laquelle s’unirent le pape Jules II, Ferdinand d’Aragon, l’empereur Maximilien, les ducs de Savoie et de Ferrare et le marquis de Mantoue. Il fut stipulé que le Saint Père reprendrait les villes de la Romagne, enlevées par saint Marc dans les dépouilles de César Borgia ; l’empereur devait avoir Vérone, Vicence, Padoue et d’autres places moindres avec le Frioul ; le Roi Catholique s’emparait de Trani, de Brindisi, d’Otrante, de Monopoli et, quant à la France, elle gagnait Bergame, Brescia et Crémone, anciens démembrements du territoire milanais. Le résultat de ces revendications devait être d’arracher à la République ces domaines de terre ferme qu’avec tant d’efforts, tant de dépenses, tant d’habileté, elle avait réussi à grouper autour de ses lagunes.
Louis XII, au comble de la joie, commença la campagne avec l’impétuosité ordinaire aux Français. Il se jeta sur les provinces convoitées, fondit sur l’armée vénitienne et la battit à plate couture à Agnadel. Ce fut un beau triomphe. Il fut remporté sur un des plus grands hommes de guerre de ce temps, l’Orsini, Barthélemy Alviane, soldat plein de bravoure et de génie.
Mais tandis que les armées royales faisaient ainsi des miracles, les impériaux se comportaient mal. La présence de Maximilien ne les animait pas. Ils traînaient leurs mouvements en longueur et les Vénitiens, excités au lieu d’être abattus par leur désastre, reprirent Padoue bravement, mirent l’Empereur dans la nécessité de reculer et chassèrent ses troupes de Vicence. Leur adversaire, qui entretenait de sa grandeur les idées les plus exaltées, avait pour coutume de vivre dans un héroïsme théorique et une nonchalance pratique constamment parallèles ; pour s’entourer de l’éclat dont son imagination aimait les splendeurs, il lui fallait de l’argent ; il n’en avait pas ; ce fut la grande plaie de sa vie et la cause de bien des actes peu proportionnés à ses prétentions sublimes. Cette fois, au milieu de ses défaites et pressé de çà et de là par les Vénitiens jusqu’en dehors de l’Italie, il eut cette consolation de remplir son trésor. Pour une somme de 150.000 ducats que lui compta Louis XII, il accorda à cet allié l’investiture impériale du duché de Milan et s’en alla. Ce fut fini de son secours.
D’un autre côté le Pape, tenant désormais la Romagne, ne voyait plus d’utilité à l’alliance française : il y renonça brusquement et s’unissant aux Vénitiens attaqua avec eux les Français ; à son tour le Roi Catholique, satisfait comme l’était Jules II, imita l’exemple du Saint Père. Sauf les ducs de Ferrare et de Savoie, l’Italie entière se trouva debout contre Louis XII. La Ligue de Cambrai était retournée. Mais ce ne fut pas encore assez pour le Pape d’avoir mis son allié de la veille dans un pareil danger. Il voulait lui porter un coup si rude que les Français fussent définitivement chassés et mis dans l’impossibilité de revenir jamais. Il attira Henry VIII d’Angleterre dans la nouvelle Ligue qu’il appelait Sainte. Henry devait servir la cause commune en menaçant les côtes de Bretagne, de Normandie, de Gascogne et en lançant hors des murs de Calais des bandes de pillards sur les campagnes picardes. C’était une conception hardie et qui élargissait singulièrement l’horizon de l’action politique. Dans le même esprit, Jules II, par l’intermédiaire du Cardinal de Sion, son favori, homme de grand courage, de grande obstination, de grande brutalité, Jules II avait éveillé l’activité des cantons suisses ; il promettait aux montagnards une solde énorme et le pillage du Milanais. Aussitôt ces braves, enthousiasmés, descendirent de chez eux en bandes épaisses. Et les hallebardes sur l’épaule, la grande épée à deux mains au dos, infanterie irrésistible, ils débouchèrent par les défilés de la Valteline et proclamèrent leur sainte volonté de ne pas laisser péricliter la cause de l’Eglise.
Aux premiers souffles de cette tempête, Louis XII se raidit avec une vaillance admirable. Il jeta des troupes en Romagne ; il annonça que Jules II, pontife indigne de la tiare, allait en être dépouillé et pour procéder au jugement, d’accord avec l’Empereur, il fit réunir un concile à Pise. La déposition de Julien de la Rovère était assurée, pensait-on. En même temps, le neveu du roi, Gaston de Foix, duc de Nemours, tout jeune, vingt-quatre ans, promenait de lieux en lieux ses drapeaux triomphants et par son audace réfléchie, ses conceptions vives et sûres, son activité incomparable étonnait l’Europe et la frappait d’admiration pour un génie guerrier si précoce. C’était l’un de ces Dioscures qui ont brillé dans le ciel de la maison de France et dont l’autre fut le grand Condé. La comparaison n’est que trop exacte, pour Nemours du moins ; il disparut comme une étoile filante ; il mourut jeune ainsi que le frère de Pollux ; la victoire de Ravenne l’engloutit. A dater de ce moment, tout alla mal pour Louis XII.
Avec un héros de moins de son côté, il se trouvait en face de son infatigable et implacable pontife, l’homme qui ne s’arrêtait ni dans la bonne, ni dans la mauvaise fortune, tenant constamment les yeux, les mains, l’esprit, où il fallait pour l’exécution de ses desseins. Jules II réussit à travailler l’Empereur de si près qu’il le saisit et le retourna. Maximilien abandonna Louis XII, le déclara forfait du Milanais et rendit le duché aux Sforzes. Alors les Français durent s’en aller. Ce fut une déroute. Gênes reprise se souleva ; Parme et Plaisance se donnèrent au Pape ; le triste concile de Pise dont quelques pauvres cardinaux fugitifs avaient essayé vainement d’asseoir la ridicule autorité, ce misérable conciliabule qu’il avait fallu ramener sous bonne protection jusqu’à Milan pour fuir les lazzis, les injures et les projectiles de la populace pisane, ce groupe fâcheux de théologiens se mit en déroute avec les groupes de Louis XII à travers les plaines de la Haute Italie. Parmi les fuyards s’en allait, tenant une attitude bien différente de la leur, captif mais très vénéré, le légat de Jules II, prisonnier de Ravenne, ce Jean de Médicis qui devait être un jour Léon X. Les Français n’avaient été nullement les derniers à se moquer des pères de leur concile ; en ce temps-là ils étaient portés de nature à se faire à eux-mêmes opposition ; en conséquence, tout en courant vers leurs frontières, ils s’amusaient à porter aux nues ce cardinal que leur roi comptait tenir en France dans une étroite prison. Cette espérance fut trompée, car au travers des péripéties d’une fuite désordonnée le prisonnier s’échappa. Il revint auprès du pape qui frappait à coups redoublés sur les derniers partisans de la France. Le duc de Ferrare avait eu beau se tourner contre les soutiens de sa maison ; Jules II voulait l’exterminer ; il prétendait d’ailleurs réunir les domaines de la maison d’Este au patrimoine déjà sensiblement élargi de Saint Pierre. Quant aux Florentins, ils avaient mal usé de leur fortune qui leur avait rendu Pise, en permettant au concile français de s’y former. Le Pape leur pardonna d’autant moins qu’il avait hérité des espérances de César Borgia sur la Toscane. Il dirigea en conséquence Don Raymond de Cardone et l’armée espagnole contre les bandes à la solde des Florentins. Cependant, Maximilien Sforze, fils de Ludovic le Maure, rentré à Milan, s’y était installé, et serré dans l’étau de la protection des Suisses, il avait donné aux petits cantons Lugano, Mendrisio et d’autres lieux situés sur le cours supérieur du Tessin, tandis qu’aux Ligues Grises il abandonnait les pays de Bormio et de Chiavenna. Les Suisses satisfaits lâchèrent enfin leur pupille. Des Français, il en restait çà et là quelques poignées abandonnées dans des places fortes.
Si l’on considère quel était alors l’état de leur propre pays, rien ne semble leur avoir été plus funeste que la passion pour les descentes en Italie. La Guyenne acquise seulement depuis 1453 n’était pas encore très affectionnée. Pendant des siècles cette province s’était administrée elle-même sous le protectorat anglais ; elle avait vécu sans beaucoup de contraintes, payé peu d’impôts, et le nouveau régime lui semblait onéreux. Il lui apprenait à donner beaucoup, à se voir en mille manières gourmandée et menée haut la bride par les gens du roi. Aussi les Aquitains étaient-ils séditieux. Puis le royaume ne possédait pas le Roussillon ; il avait gagné la Provence, mais le Dauphiné n’était qu’annexé et non fondu ; le comté de Bourgogne, l’Artois, la Flandre ne faisaient pas partie de la monarchie, non plus que la Lorraine, non plus que les trois évêchés de Metz, Toul et Verdun. Calais et son territoire restaient dans les mains de l’Angleterre et gênaient les mouvements et la respiration de la région du nord-ouest. La Bretagne en état séparé et indépendant, rattachée à la couronne par mariage, jalousait la puissance conjointe. Qu’on regarde la carte et on ne mettra pas beaucoup de temps à rester convaincu de cette vérité : la France avait mieux à faire qu’à s’annexer le Milanais, si l’on ne veut juger des choses qu’au point de vue étroitement pratique des intérêts du moment.
Cette vérité a tellement frappé les historiens que la plupart d’entre eux cherchent dans des causes minimes la raison déterminante de ce qui leur semble folie, On s’est dit que, sous Charles VIII, l’esprit aventureux du roi avait seul jeté la France en avant. Sous Louis XII, on a vu, dans la même action, les préoccupations personnelles du cardinal d’Amboise employant à servir ses fantaisies d’ambition papale l’excès d’autorité dont la faiblesse du monarque le faisait dépositaire. En analysant ainsi les choses, on explique, en effet, comment les ressources encore si faibles du royaume allaient se perdre dans des entreprises mal combinées qui n’amenaient les bandes françaises dans la péninsule que pour les faire bientôt sortir d’une manière plus ou moins malencontreuse. On explique également par des intrigues de cour, comment les chefs militaires et les administrateurs des pays si précairement conquis étaient le plus souvent impropres aux fonctions confiées à leurs mains ; on explique enfin les violences, les exactions, les malversations, les maladresses d’où résultaient les désastres.
Mais ce qu’on n’explique pas, c’est le goût général pour les expéditions d’Italie répandu alors, non seulement en France, mais en Allemagne, en Espagne. Dans tous ces pays les intérêts directs et journaliers eussent également réclamé contre la disposition universelle à se distraire des questions locales pour s’en aller dans la péninsule. Tout le monde y courait, en effet, Picards et Saxons, Castillans et Suisses. Et, cependant, on avait beaucoup d’autres choses à faire et on les faisait. Le cardinal Ximenès employait les revenus de son archevêché de Tolède, le plus riche du monde, à louer des troupes qu’il conduisait lui-même au siège d’Oran ; Alphonse d’Albuquerque promenait les quines portugaises sur les mers de l’Inde orientale, et fondait à Goa un empire étendu de la mer d’Arabie aux côtes de la Chine.
L’Allemagne riche, savante, habile aux libertés locales, gravitait de son côté vers l’Italie, tout comme la France, le Portugal, l’Espagne. Il est bien vrai que les souverains de ces pays ne songeaient qu’à des satisfactions ambitieuses et les courtisans à des occasions de fortune, mais au-dessus de ces mobiles particuliers, un mobile bien autrement fort était celui qui mettait en branle l’esprit du siècle. Il n’y a pas de doute : on allait d’instinct chercher la lumière intellectuelle là où elle était. On sentait vaguement, mais on sentait cet intérêt de premier ordre et on travaillait de façon à y satisfaire. On ne s’expliquait pas bien ce que l’on voulait de l’Italie ; on se trompait le plus généralement sur ce qu’on allait lui demander ; elle-même se trompait beaucoup plus que ses assaillants en se supposant le pouvoir de les attirer et de les repousser à son gré ; mais il n’est pas moins vrai que l’avenir du développement intellectuel dans le monde exigeait qu’un rapprochement général eût lieu, et il eut lieu, en effet, non parce que l’Italie fût contrainte de donner quelqu’un de ses membres à tous ces étrangers qui la voulaient mettre en pièces, mais parce qu’à tous elle inocula quelque chose de son génie. Tout ce travail de gravitation inconscient, la manière dont les influences, les émanations intellectuelles se répandirent, est assurément une des démonstrations les plus fortes de l’existence de ces lois mystérieuses qui, à certains moments, agissent sur le développement de l’humanité, tout à fait de même que, dans une application organique, ces mêmes lois, ces mêmes causes opèrent sur la croissance et la coloration des corps.
Le héros de cette période renfermée entre les dates de 1503 à 1513, c’est Jules II. Dans cet ensemble si complexe, si rempli de fibres vivaces et excitées, Jules II, ce Julien de la Rovère, représente le plus complètement et avec le plus de force, la fibre énergique. Dans le bouillonnement général, il bouillonne plus que tout. Sa vie entière avait été une appétence irritée vers l’action et la création. En ce temps où chacun voyait grand, il voyait aussi grand que quiconque et portait ses mains actives à produire les plus vastes réalités. Scrupuleux, il ne l’était pas ; mais qui l’était ? Il avait passé les années de sa jeunesse et de son âge mûr à chercher les moyens de l’omnipotence, afin de mettre en œuvre les idées qui remplissaient sa tête et gonflaient son cœur. En même temps qu’il avait défendu sa vie contre Alexandre VI, il s’était sans cesse enfoncé et enfoncé de nouveau dans les mines et contremines nécessaires pour se frayer un chemin vers le trône pontifical. Il avait trompé, dupé, joué le cardinal d’Amboise et bien d’autres. Malheur à ceux qui lui barraient la route ; et, néanmoins, par comparaison, on ne l’estimait pas vicieux ; il était trop imposant ; on ne se fiait pas à lui et on aurait eu tort de s’y abandonner ; pourtant, on le reconnaissait : l’élévation de ses idées qui, en bien des points, le faisaient toucher au sublime, remplissait cette âme singulière d’une sauvage générosité. La gloire du Saint Siège passant, dans son cœur, avant la gloire de sa famille, le rendait plus utile que ses prédécesseurs, et la gloire de l’Italie, étroitement unie dans sa pensée au triomphe de l’Eglise, doit éternellement recommander sa mémoire à ceux qui prennent le patriotisme pour la première des vertus. Du moment qu’un fait lui apparaissait comme élevé, il lui plaisait, il le comprenait, et c’est ainsi que ce pontife orgueilleux et turbulent fut assurément le plus effectif parmi les protecteurs des arts, de même que le temps où il régna fut la véritable période d’expansion du génie de la Renaissance.