La fleur d'or
CINQUIÈME PARTIE
MICHEL-ANGE
Venant après Léon X, Adrien d’Utrecht était donc résolu à exercer la puissance ecclésiastique suivant l’esprit du dogme chrétien : il ne voulait ni la belle antiquité, ni les arts, ni le luxe ; il ne voulait pas les mauvaises mœurs ; la corruption cléricale eut senti la cuisson des verges dont il était armé. Les débordements allaient-ils rentrer dans le lit régulier ? On en peut douter ; rien ne revient ; mais, de toute évidence, les intentions du pontife étaient aussi droites que sévères. Il monta sur le trône en janvier de 1522 et le 24 décembre de 1523 il était mort. Pendant cette courte période, la cour pontificale, violentée dans ses habitudes, n’avait pas respiré. Une fois libre, elle ne voulut plus accepter de pareilles épreuves, et les cardinaux réunis en conclave, portèrent au suprême pontificat Jules de Médicis, l’image pâlie de Léon X, son frère bâtard et bâtard en toutes choses. Il avait le même genre d’esprit avec moins d’esprit, le même goût du plaisir avec moins de délicatesse, le même goût pour les arts, le même goût pour les lettres… mais c’était du goût. La décadence italienne a, désormais, commencé ; les pétales de la fleur d’or tombent les uns après les autres. Pour être devenu trop enivrant, le parfum perd sa fraîcheur. C’est dans une atmosphère où s’avance le crépuscule que tout arrive désormais. Les événements d’importance sont rares et funestes à l’Italie. Un tableau de cette période doit resserrer les temps ; on n’en est plus aux moments féconds où deux et trois années voyaient se produire les mouvements les plus grandioses.
Clément VII régna au milieu des plus horribles et stériles agitations ; après lui vint Alexandre Farnèse, Paul III, grand amateur du népotisme ; mais tout devenait mesquin, même les fautes ; dans les dons abusifs des papes, le patrimoine de l’Eglise était assurément spolié et appauvri, mais les Pierre-Louis Farnèse, mais les Ottavio Farnèse, ne recevaient que terres, argent, titres ; ils ne demandaient pas davantage ; les ambitions vigoureuses, en passe de devenir utiles, n’exitaient plus ; les combinaisons contemporaines ne les rendaient plus possibles. Jules III succéda à Paul II, Marcel Il précéda Paul IV, suivi de Pie IV. Sous ces règnes, on essaya quelquefois de résister à César, de s’allier à la France, de persécuter les amis de César, de ruiner les Colonna, partisans de César ; en somme, l’autorité de César alla grandissant, et bien que Paul IV, en 1556, ait commis la hardiesse de prononcer la déchéance de Philippe II d’Espagne, l’expulsant du trône de Sicile, il fallut bientôt se démentir, se soumettre, rentrer dans l’obéissance.
Tout pliait sous la double volonté de l’Espagne et de l’Empire. Ces puissances dirigées par les mêmes maximes, par la claire vision des mêmes intérêts, pesaient d’un poids écrasant sur leurs propres domaines et autant que possible sur ceux des autres princes. Charles-Quint avait légué aux deux branches de sa maison une politique meurtrière qui devait ou ruiner ceux qui la pratiquaient ou écraser le reste du monde. Deux génies ardents s’affrontaient : celui du temps mourant qui, à la suite du schisme, de l’hérésie, de l’autorité immodérée des princes sur un point, de la liberté indéfinie des sujets sur un autre, de l’imprévu, de l’incohérent, de l’inconsistant, du désir inexpliqué et du rêve courait on ne savait où ; et celui qui, inspirant les princes de la maison de Bourgogne, était résolu à arrêter, à supprimer, à annuler n’importe quoi, et n’imaginait rien d’autre ; méfiant, tracassier, questionneur, gênant, né de la peur de perdre une parcelle quelconque de son avoir, de son pouvoir, de son droit ou de ses prétentions, il en voulait implacablement aux prétentions, aux droits, au pouvoir, à l’avoir, à la vie, à l’âme même de tout le monde et de chacun dans le pourtour entier de l’univers. C’était pour jouir chez lui de cette paix morne que seule il reconnaissait pour être la paix, que Philippe II entretenait le tumulte en Italie et en France ; et ses parents impériaux faisaient absolument de même en Allemagne, en Bohême, en Hongrie.
On vit alors se relever la passion de propagande dont on n’avait guère entendu parler depuis les anciennes prédications du christianisme. Cette fois, deux terribles convertisseurs surgirent, se mirent à l’œuvre ; jusqu’à nos jours ni l’un ni l’autre n’a pris de relâche et ils s’acharnent à poursuivre les recrues. Tandis que l’un, démon de révolte, prêche l’avenir, l’autre, au contraire, prêche le passé, mais quel passé ? Un passé qui ne fut jamais. Philippe II, après son père, se montra un inexorable missionnaire de l’oppression qu’il donnait pour avoir été la règle antique et dont le moine de Yuste et lui étaient les inventeurs. Il lança dans les directions les plus diverses et les plus lointaines, les collaborateurs de choix : Inquisiteurs pour la foi et pères de Jésus, milices nouvelles, quelquefois d’accord, souvent contrastantes ; ici, favorables au Saint-Siège, là ses surveillantes, quelquefois ses ennemies. Mais, à cette époque et pour longtemps, les uns et les autres étaient résolument impériaux, résolument espagnols. Il ne faudrait pas les qualifier de persécuteurs ; ce serait revendiquer pour eux le monopole des cruautés et leurs adversaires s’y montraient tout aussi habiles. Il était non moins périlleux d’avoir affaire aux juges ecclésiastiques d’Henry VIII ou des Calvinistes de Genève, qu’aux Dominicains de Cordoue. Tous les partis ont été, sont et seront persécuteurs ; tous les partis ont appelé justice ce qu’ils imposent et cruauté ce qu’on leur fait subir ; mais Philippe II avait des passions plus nobles qu’Henri VIII.
Le point remarquable c’est que la religion chrétienne, fournissant des enseignes à tous les camps et prêtant son nom en Saxe, en Suède, en Angleterre, comme à Madrid, à Vienne, à Naples, à Bruxelles, cette religion chrétienne dont on parlait si bien, était en définitive peu écoutée. Au temps de l’ancienne Grèce une guerre éclata, source de beaucoup de malheurs : elle est connue dans l’histoire sous le nom de « guerre sacrée » et eut lieu à propos du sanctuaire de Delphes. Quelqu’un parmi les Hellènes avait-il méconnu la divinité d’Apollon-Phœbus ? avait-on osé altérer un rite, omettre une cérémonie ? avait-on mis en doute la véracité de la Sibylle ? Rien moins ! On avait pillé des pèlerins et, peut-être, un peu le temple ; c’est ce qui rendait sacrée cette guerre. Les dissensions religieuses de l’Europe moderne sont du même genre. A travers la foi, elles visent aux intérêts les plus positifs, à ceux dans lesquels l’âme immortelle ne revendique pas la moindre part. De là, les mille contradictions, les bizarreries, les inconséquences de la politique religieuse ; de là, des papes rejetant l’inquisition espagnole ; et, pourtant, cette inquisition était, à l’entendre, le bouclier de l’orthodoxie ; de là, les papes offensés, insultés, persécutés, chassés de Rome, réduits à la misère, à la famine, et par qui ? Par Charles-Quint ; puis vilipendés de nouveau par Philippe II, par ces monarques catholiques indignés de ne pas trouver dans les volontés du Saint Père la mesure, ni la nuance, ni la forme de catholicisme utile à leurs propres affaires, je dis affaires temporelles. Il en fut de même lorsqu’un peu plus tard, en France, la maison de Guise, et la Ligue accusèrent la papauté de tiédeur, et quand, dans ce même pays, Louis XIV, le fléau de l’hérésie, humilia de son mieux le Souverain Pontife et réduisit dans ses Etats le clergé à tomber sous la dépendance absolue de son administration. Au rebours de la rigidité dogmatique des potentats, la cour de Rome, à partir du XVIe siècle, se montra douce en matière de foi. Elle fit à l’occasion ses réserves ; elle détermina théoriquement ses doctrines et définit l’étendue de ses droits ; mais sur la pratique elle insista beaucoup moins, et sembla même, en bien des cas, vouloir vivre sans collision en face de l’hétérodoxie. De la sorte, il se trouva que les puissances protestantes imitant avec suite la rigueur des gouvernements catholiques, les persécutions religieuses dépouillèrent de plus en plus le caractère d’un fanatisme croyant, pour revêtir plus positivement celui de la convenance d’Etat. Ces déguisements confessionnels ont continué jusqu’à l’époque présente à masquer les buts les plus absolument temporels.
Charles-Quint fit de sa façon d’envisager la religion sa grande affaire, son grand moyen. Armé d’une constance inflexible, il mena la guerre contre tout ce qui s’opposait à la perpétration de ses volontés. Son principal adversaire étant François Ier, il prit à tâche de lui fermer l’Italie. Il y parvint. Ce ne fut pas l’affaire d’un jour. En 1523, il le chassa du Milanais et le poursuivit jusqu’en Provence ; mais il fut repoussé et obligé de rebrousser chemin, devant une nouvelle invasion conduite par le roi en personne. En 1524, à Pavie, il battit son adversaire, le fit prisonnier et l’emmena à Madrid. En 1526, contraint de le relâcher, il dut se contenter d’un traité inexécutable. En 1527, les Français ligués avec le Pape, Florence, les Vénitiens, les Suisses et l’Angleterre, reparaissent dans la péninsule et n’y profitent en rien ; cependant ils pénètrent jusqu’à Naples, reperdent ce royaume en 1528 et consentent encore à s’en aller. En 1529, se signe à Cambrai la paix des Dames, négociée par Marguerite d’Autriche, gouvernante des Pays-Bas, et Louise de Savoie. Les Français renoncent solennellement à rien posséder en Italie et à s’y mêler de quoi que ce soit, et comme corollaire et confirmation de cette défaite absolue, les Etats de la péninsule forment une ligue perpétuelle sous la protection et la conduite de l’empereur. Alors, celui-ci arrange tout selon ses vues. En 1530, il se fait donner la couronne de fer et la couronne impériale par Clément VII, sa victime. Il est le maître ; le Pape n’est rien qu’un assistant passif et le diacre de l’empereur officiant. César ensuite s’achète des amis. Du marquisat de Mantoue il fait un duché. Au duc de Ferrare il donne Carpi et assure Modène et Reggio. Il assiégeait Florence depuis dix mois ; il prend la ville, malgré les travaux de défense exécutés par Michel-Ange, et termine les hésitations indéfinies des habitants en leur assignant un chef héréditaire dans la personne d’Alexandre de Médicis ; c’était une gracieuseté pour le Pape dont l’Empereur ne voulait pas non plus trop abuser. A Béatrice de Savoie, sa cousine, Charles fait don du marquisat de Ceva et du comté d’Asti. Le Montferrat est donné au Mantouan. Bientôt à Florence une révolution éclate, Alexandre est assassiné ; peu importe ; César élit parmi les Médicis Cosme, fils de Jean des Bandes Noires, garçon de dix-huit ans, et le fait duc. Sienne s’insurge et chasse la garnison espagnole. Charles prend la ville, modifie le gouvernement, met les Siennois sous la tutelle d’une forte citadelle ; ils cherchent encore à bouger ; ils sont de nouveau pris et cette fois donnés à Cosme, duc de Florence, et comme Francesco Burlamacchi, gonfalonier de Lucques, conspirait contre celui-ci, César le saisit et le décapite. En même temps qu’il donnait, il recevait. En 1535, François Sforza avait été rétabli dans son duché par les Français eux-mêmes, alors dégoûtés de Milan, et convoitant Naples. L’Empereur l’avait laissé régner tout en le surveillant. A sa mort, il déclara César son héritier.
Ainsi s’établit définitivement la nouvelle constitution de l’Italie. Ce fut la suprématie espagnole et impériale. Les Français, à la vérité, ne devaient jamais cesser leurs efforts pour y porter le trouble. Pourtant, ils ne purent ni rien détruire, ni rien fonder. Ils continuèrent leur vieux système. Entrer dans la péninsule leur resta facile ; s’y maintenir impossible, et l’Italie piétinée à perpétuité par les combinateurs politiques perdit jusqu’au sentiment de l’indépendance. Le tempérament de ses princes, comme les habitudes de ses peuples, devinrent également serviles.
Le trait caractéristique de cette situation est que la maison d’Autriche se rendait compte de sa volonté ; la France n’avait pas l’air de se douter de la sienne et courait aux quatre vents. Elle inventait l’alliance avec le Turc et on a vu là un trait de génie. Venise, auparavant, avait vécu en paix avec cette puissance ; elle l’avait même tacitement soutenue, servie à l’occasion ; elle ne s’était jamais avisée de s’en faire l’amie déclarée. La France l’imagina et s’en vanta, ce qui devait naturellement exciter de l’horreur dans un temps où le nom de Turc se rattachait aux cruautés folles exercées sur les populations de la Hongrie, de l’Italie même, par les janissaires d’une part et les pirates barbaresques de l’autre. En même temps, les conseillers de François Ier et, ensuite, ceux d’Henri Il s’associèrent aux protestants parce que l’Empereur persécutait ceux-ci. Comme, un peu plus tard, on ne les tourmenta pas moins, on imagina d’être l’ami de ceux du dehors en même temps qu’on brûlait ceux du dedans. Cette vacillation a passé également pour un chef-d’œuvre de sagesse ; en somme, on s’apercevait sans peine en y regardant d’un peu près, qu’elle a produit beaucoup de mal, fort peu de bien, et il aurait mieux valu pratiquer un système plus respectable au point de vue de la logique, comme à celui de la morale. Malheureusement, ce fut impossible. On vécut de hasards sous les Valois, et on ne s’occupa que de pêcher dans la mer des expédients, des proies de rencontre. Les enfants de François II rêvaient le pouvoir absolu et la destruction des grands ; les grands n’étaient plus les feudataires d’autrefois, mais des produits de fortune, les Guise, les Châtillon, les Saint-André ; ceux-là, Dieu sait ce qu’ils voulaient ! tout ! et ils attendaient le reste. Comme antithèse aux vœux des rois, ils songeaient même à instituer la République. On n’osait tout confesser de ce qui se tramait obscurément au fond des pensées, on se réduisait donc à ce qui a été signalé plus haut : on mettait la religion en avant et on restait tapi derrière.
Cette méthode parut également fort bonne à Henri VIII d’Angleterre. On avait connu ce prince dévoué corps et âme à la cour de Rome et de sa plume auguste s’escrimant si bien contre Luther et les novateurs, qu’il fallait lui donner le titre de « Défenseur de la Foi ». Il eût probablement continué dans les mêmes errements, car la foi, comprise, surtout, à la manière de Charles-Quint, ne devait rien avoir que de fort séduisant pour lui, si, par malheur, il n’avait connu Anne de Boleyn. Le premier pas essayé, Catherine d’Aragon renvoyée, le roi déclaré par le clergé catholique de son Etat chef suprême de la religion, les idées du théologien de Windsor tournèrent sens dessus dessous. Il aurait pu, restant catholique, surveiller l’orthodoxie de son peuple et la régler haut la main ; mais la produire était plus agréable encore et les massacres et les autodafés et les décapitations de femmes, d’hommes, d’enfants, de grands seigneurs, de pauvres hères commencèrent pour durer longtemps ; catholiques, luthériens, calvinistes se passaient la hache et montaient sur les mêmes bûchers ; l’important et le difficile était de deviner la foi du roi, incertain lui-même. Il avait trop à faire déjà à organiser le défilé d’Anne de Boleyn, décapitée, à Jeanne Seymour, morte en couches, à Anne de Clèves, renvoyée, à Catherine Howard, suppliciée, à Catherine Parr, qui l’aurait été, si la mort ingrate n’était venue prendre son pourvoyeur à la gorge.
Le meurtre pour cause théologique florissait partout, dans tous les camps. Chacun se piquait de bien brûler, de bien torturer, il ne semblait pas qu’une doctrine fût complète, tant qu’elle n’avait érigé son bûcher particulier. Les anabaptistes travaillèrent en grand ; on le leur rendit bien. De sorte que le siècle où l’érudition et les arts auraient dû régler ou au moins détourner vers eux les activités de l’esprit, où, suivant l’opinion généralement admise, la culture plus grande de l’intelligence devait adoucir les mœurs, on fut plus particulièrement cruel, brutal, aveuglément fanatique, et on vit, par exemple, dans les pays protestants, en Allemagne, en Angleterre, les procès pour sorcellerie se multiplier d’une façon inconnue jusqu’alors et continuer leurs atrocités jusque bien avant dans le XVIIe siècle. Voilà ce que sut opérer ou ce que ne sut pas empêcher la grande culture intellectuelle.
L’imagination humaine possède une pharmacopée d’où elle tire de temps à autre des recettes. Elle a même des panacées qui reparaissent périodiquement. En 1536, on estima le désordre à son comble et on pensa n’en pouvoir supporter une plus forte dose : on eut recours alors au spécifique des spécifiques et le pape Paul III convoqua un concile général. L’action d’une assemblée est toujours supposée faire ressource pour les cas désespérés ; généralement le remède tue le malade. Le concile de Trente ne faillit pas à son naturel d’assemblées. Il tua l’unité religieuse de l’Europe, constitua hors de sa communion tous les novateurs vivants et donna des raisons de se produire à ceux qui n’existaient pas encore. Mais il ne se borna pas à cette faute immense. Il discrédita l’autorité qu’il gaspillait. Parmi les princes qui y furent représentés, il y en eut peu, s’il y en eut, qui ne se repentirent de l’avoir soit demandé soit consenti. Livré à autant d’agitation qu’un concile pouvait l’être, il traîna pendant dix-huit ans, et souvent le Pape tout le premier s’en trouva embarrassé au point de ne savoir qu’en faire. Suspendu en 1547, transféré à Bologne pour être soustrait à l’influence de l’empereur, interrompu, repris en 1551, abandonné l’année suivante, on n’y revint qu’en 1562.
On voit sur quel fonds de misère se détachent les derniers tableaux de la Renaissance italienne : plus rien de brillant, plus rien de pur.