La fleur d'or
DEUXIÈME PARTIE
CÉSAR BORGIA
L’idée de relever l’Italie en relevant les mœurs venait d’échouer. Savonarole avait voulu par les moyens purement catholiques, et sans toucher ni à l’unité de l’Eglise ni à la tradition de la Foi, cicatriser les plaies trop vives. Ce ne devait être que longtemps après lui et par contrecoup du triomphe de l’hérésie et du schisme, que les projets du réformateur pouvaient recevoir une sorte d’application. Encore l’Italie n’avait-elle pas à profiter de cette combinaison exclusivement gallicane. Pour le moment, quand s’éteignirent les flammes du bûcher où s’abîma le dominicain, toute notion d’amener l’unité, la liberté et l’ordre par la puissance de la vertu fut abandonnée comme la plus folle des chimères. Ce qui resta dans l’imagination des Italiens, ce fut seulement la préoccupation de fermer le territoire de la patrie aux intrus, d’exclure ceux-ci de la participation aux richesses, aux splendeurs, aux arts, aux jouissances d’une terre considérée par ses habitants comme sacrée, et de chercher à mettre fin au morcellement de cette terre en créant soit une souveraineté unique, soit un nombre restreint de souverainetés dont le premier mérite serait de réaliser une force redoutable aux gens du dehors, et indomptable pour leurs ambitions.
Les Espagnols tenaient l’extrémité méridionale de la péninsule. Il s’en fallait que la malveillance les atteignît de la même force que les autres étrangers. D’abord, ils étaient depuis longtemps maîtres de la contrée. On s’était accoutumé à les y voir. Ensuite cette contrée elle-même n’était presque pas considérée comme italienne ou l’était du moins à un degré inférieur. On l’appelait « le Royaume » ; c’était un fief du Saint-Siège, mais, depuis la chute de l’Empire d’Occident les destinées de ces provinces avaient été spéciales. Des Byzantins y avaient régné ; puis des Arabes, puis les Allemands des Hohenstauffen après les Normands ; puis, un instant, les Français, et, quand les Aragonais avaient hérité de ces restes tant maniés, on ne les avait pas jugés spoliateurs ; ils n’avaient pris que ce qui appartenait au premier occupant. En outre, les Napolitains n’avaient pas les mœurs des autres populations. La féodalité se montrait chez eux remuante, mais peu vigoureuse ; les grands seigneurs sans cesse en rebellion fuyaient sans cesse devant quelques lances envoyées de Castille. C’était un pays peu estimé de ses voisins, encore moins de ses maîtres, peuplé de paysans brutaux, sauvages, de citadins avares et bassement corrompus. Les arts y étaient médiocrement cultivés. La littérature brillait davantage, mais sans exciter assez de sympathie, car elle était surtout inspirée par le panégyrisme. Pour ces différents motifs, aussi longtemps qu’on avait à s’occuper en Italie d’autres intrus, on n’en voulait que faiblement aux Espagnols.
Les Allemands déplaisaient davantage, sans cependant être trop détestés. Sujets et représentants du Saint Empire Romain, on leur reconnaissait une sorte de droit à intervenir dans les affaires de la péninsule. Les Gibelins s’appuyaient sur eux. Les Guelfes ne voulaient pas une rupture absolue. Ensuite, les rapports commerciaux étaient constants avec les villes hanséatiques ; enfin, dans les deux pays la science était grandement honorée, et, bien que d’après des systèmes différents, on s’y occupait beaucoup des arts. Ce qui gênait et rebutait, c’était la rudesse de la soldatesque germaine. Mais on savait, alors, supporter de pareils inconvénients.
La malveillance s’attachait principalement aux Français. On ne se rendait pas compte de leurs droits à troubler l’Italie. Eux, ils assuraient que « le Royaume » leur devait être dévolu parce qu’ils avaient hérité de la maison d’Anjou. Mais sans compter que cette prétention n’avait sa source que dans une boutade pontificale, et encore notablement ancienne, l’exercice n’en avait été ni heureux, ni brillant. D’autre part, c’était, sous le règne de Louis XI, les Gênois qui d’eux-mêmes s’étaient jetés dans les bras de la France ; et au temps du feu roi Charles VIII, c’était le duc Ludovic de Milan qui avait organisé l’expédition de Naples et opposé au Pape comme aux Aragonais cet envahisseur qu’il devait abandonner bientôt et précipiter dans la bagarre de Fornoue. De leur côté les gens de Florence avaient coutume d’affecter un certain goût pour les rois français ; ils les déclaraient volontiers protecteurs de leurs franchises et à travers les tromperies, les perfidies, les violences des deux parts, le train ordinaire de la politique, cette sorte de fiction durait. Pourtant, en fin de compte, les Florentins comme les Gênois, les Milanais comme le Pape, ne consentaient pas à laisser leurs alliés du dehors, quels qu’ils fussent, Français, Allemands, Espagnols, sortir d’un rôle subalterne. Ces étrangers étaient des massues ; ils s’en servaient pour s’entrefrapper et comptaient les brûler après la victoire.
Désormais, Ludovic le Maure ne pouvait plus utiliser l’intervention française ; il l’avait trop vilainement trahie. Il demeura donc son adversaire. Mais le roi, successeur du jeune Charles VIII, Louis XII s’accommodait fort d’une telle hostilité. Comme duc d’Orléans et représentant des droits de Valentine, il réclama le duché ; il le prit avec une facilité incomparable, trait de physionomie de toutes les conquêtes des Français pendant ces guerres, et Ludovic, mal servi, battu, fait prisonnier, alla mourir au château de Loches après une captivité de dix ans. Pendant ce temps, beaucoup de choses se passaient dans le monde saisi de cette fièvre d’action qui devait le secouer pendant la première moitié de ce siècle. Les Turcs, sous la main de princes d’une énergie puissante, d’une volonté barbare, d’une grandeur d’idées égale à leur mépris pour la foi chrétienne, servis par des troupes supérieures à ce que les royaumes d’Occident leur opposaient, les Turcs faisaient sentir leur poids et inspiraient une terreur immense qui, toutefois, ne distrayait pas les princes de l’Europe du souci plus pressant de s’entredétruire. On parlait sans cesse de croisades à Rome, à Venise, à Valladolid, à Paris, même à Londres ; surtout à Vienne. Au fond, chacun savait, pour peu qu’il fût initié aux passions du temps, à quel point ces propos étaient chimériques ou mensongers. Le seul effet qu’ils pussent avoir, était de justifier les vastes collectes d’argent organisées par les moines franciscains, fortement suspects de se montrer dépositaires peu fidèles ; néanmoins les populations donnaient toujours, parce qu’elles avaient l’effroi du Turc. La cour de Rome tirait à elle ce qui de ces profits ne se perdait pas en route.
En même temps, les Espagnols continuaient leurs découvertes dans les régions atlantiques. La curiosité et l’intérêt général en étaient passionnément excités et la gloire castillane s’augmentait de cette émotion universelle. Tout ce qui arrivait des contrées étranges dont on exagérait les singularités, était fait pour ébranler les imaginations si éveillées déjà : des hommes d’une couleur et d’un aspect nouveaux, des oiseaux verts, des singes, des ouvrages délicats et bizarres travaillés avec des plumes teintes des couleurs et des nuances les plus inattendues, et surtout beaucoup d’or, beaucoup d’argent, des pierreries. On se disait que là-bas les métaux précieux jonchaient la terre. Les esprits hardis et portés au décousu s’enivraient de pareils récits. Dans chaque pays on organisait des expéditions ; il en partait d’Angleterre comme de France ; mais après les Espagnols, les Portugais se montraient les plus chanceux. Pour s’enrichir, pour vaincre, pour dominer, pour aller chercher ce qu’on n’avait encore observé jamais, les marins de Lisbonne se lançaient sans hésiter au hasard des flots à travers les espaces incalculés des mers inconnues ; dans la première année du siècle, Alvarez Cabral, en toute pour les Indes Orientales, avait été jeté par la tempête en face d’une immense étendue de côtes resplendissantes de verdure. C’était le Brésil qui se donnait à lui. Cette excitation, transformant en aventuriers les hommes hardis de la péninsule ibérique, ne les envoyait cependant pas tous dans les parages lointains ; ils trouvaient du butin et des romans plus près d’eux ; ces Valenciens, les Borgia, dont le chef actuel occupait la chaire de Saint-Pierre, traitaient l’Italie comme leurs compatriotes avaient fait Hispaniola, et Don César Borgia, le fils d’Alexandre, naguère cardinal, maintenant capitaine, se promenait dans le centre de l’Italie absolument comme Cortez le fit quelques années plus tard au travers du Mexique.
Il s’était acquis l’amitié de Louis XII, après avoir vainement cherché un point d’appui chez les Aragonais, Il semblerait que ceux-ci, experts en ambition et en rapacité, aient frissonné devant ce qu’ils devinèrent de ce cœur de bronze. Le roi de France fut moins perspicace. Don César l’avait aidé à se délivrer de sa femme, la sainte Madame Jeanne de France. Il lui avait rendu également possible d’épouser la veuve de son prédécesseur, l’héritière de Bretagne. Pour ce double service, il devint duc de Valentinois, capitaine d’une des compagnies de l’Ordonnance et mari de la sœur du roi de Navarre. Cet ambitieux de grande portée possédait tous les dons de nature. Beau, fort, rusé, féroce, il était d’une intelligence immodérée. La politique ne l’absorbait pas ; il s’entendait en peinture, en sculpture, en architecture, en musique ; il le disputait au duc Alphonse de Ferrare comme ingénieur et artilleur excellent. Il savait non pas tout, mais de tout, sauf le scrupule. Quand il se vit aussi grand seigneur que sa naissance, l’appui du pape, l’appui du roi, son mariage, son duché, sa compagnie de gendarmes français pouvaient le faire, il n’hésita pas ; il chercha quel bien d’autrui lui convenait et d’un coup mit la main sur la Romagne, dépouillant, chassant, épouvantant les possesseurs des villes et des seigneuries ; ceux qu’il saisit, il les tua, et comme ce n’était encore rien pour lui que la Romagne, il prit le duché d’Urbin dont le maître, Guidobaldo, eut le bonheur de s’enfuir à temps. Déjà il se demandait ce qu’il allait enlever encore, lorsque les princes d’Italie remontrèrent à Louis XII le danger d’un tel favori.
Louis XII fut étonné ; il examina ce qu’on lui disait ; il prit souci. Mais il était en puissance du premier ministre ; le cardinal d’Amboise, infatué de la passion de devenir pape après Alexandre, avait besoin de Don César ; il pallia les choses, nia ce qu’il put, fut obligé de reconnaître pour avérés nombre de méfaits, de cruautés, de perfidies, de menées captieuses, inquiétantes, car Don César, tout Français qu’il était, négociait cependant avec l’ennemi et avait la main à des plats bien divers servis sur toutes sortes de tables ; mais, en somme, le Cardinal conclut en faveur de son confident ; il ébranla son maître et le ramena. Averti de ce qui se passait, le duc de Romagne accourut à Milan, où se trouvait le roi. Il rit de ce qu’on lui reprochait, plaida, protesta, jura, s’emporta… Peut-être pleura-t-il ; il caressa, il s’insinua, il remontra, il attendrit, il toucha… ses mille replis tortueux, onctueux, doux, saisissants, ses couleurs brillantes, il les fit miroiter dans tous les sens ; elles ahurirent l’esprit peu délié et peu d’aplomb du roi français ; il rétablit ses affaires dans le plus bel ordre du monde et prouva que, puisqu’il était l’ami indispensable du monarque Très-Chrétien, on devait se fier à lui ; mais tandis que, de la sorte, le roi et le cardinal-ministre le tiraient de leur mieux dans le ciel du succès, tout à coup le sol s’effondra sous ses pieds. Il lui arrivait presque pis que d’être abandonné par Louis XII : ses troupes se révoltaient. Leurs capitaines, gens aussi avides que Don César, moins doués pour le commandement sans doute, mais aveugles sur leurs propres incapacités et clairvoyants sur ses convoitises, étaient las de jouer dans ses mains froides comme des instruments que l’on va casser après s’en être servi. Ils prétendaient reprendre pour eux-mêmes ce qu’ils avaient pris pour lui et dont il ne leur faisait pas une part assez large. Eux seuls conduisaient sa force militaire ; ils ne prenaient pas garde qu’ils n’avaient de force politique que par lui, par ses inventions, par ses machinations, par sa volonté supérieures à ce qu’ensemble ils pouvaient réunir de génie. Ils prirent ainsi la résolution de mettre leur chef à bas et de s’emparer de sa place vide. Assailli par les siens, que pouvait César ? Il se trouvait en face de populations usurpées et tout nouvellement réunies sous son sceptre qui n’en était pas un. Que pouvait-il réclamer ? A quel principe de droit prendre son refuge ? Il tombait du choc. Probablement, le roi Louis XII, après lui avoir rendu ses bonnes grâces comme au duc de Romagne, allait trouver plus commode de l’avoir pour serviteur.
Dans cette position si critique, Monsieur de Valentinois ne s’arrêta pas longtemps à calculer. Il se précipita dans l’abîme grand ouvert. C’est au fond qu’il faut aller le chercher et le voir agir.