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La fleur d'or

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QUATRIÈME PARTIE
LÉON X

Le cardinal Jean de Médicis, le futur pape Léon X, apparaît comme une des premières physionomies qui ne ressemblent plus aux figures du moyen-âge. Bientôt, se mettent à ses côtés François Ier et Charles Quint ; ils ne différent pas moins des hommes de la génération précédente ; mais lui est le héraut, il annonce l’époque moderne. On lui voit des mœurs élégantes et non plus passionnées ; il y joint le charme d’une simplicité et d’une modération relatives ; ses scrupules sont médiocres ; pourtant il sent le prix de la mansuétude apparente. Il est peu croyant, mais il ne s’écarte guère d’une décence approximative ; il ne se préoccupe jamais de grandes œuvres, de grandes institutions destinées à produire le bien, et il aime pourtant, dans de petites mesures, la volupté de la bienfaisance : il prend plaisir à doter des enfants pauvres. Il n’est nullement beau ; il a de nobles manières et des habitudes délicates ; ses yeux gros et saillants ne lui permettent pas de reconnaître les objets avec facilité ; ce lui est un motif pour apprécier les avantages du lorgnon et montrer comme on s’en sert avec bonne grâce. Il est gros, sujet à des transpirations violentes qui le gênent excessivement. Il ressent même plus gravement les inconvénients de son tempérament lymphatique et, pendant le conclave d’où il sortit pape, il fut obligé de subir des opérations chirurgicales ; mais il a les mains blanches, longues, potelées, admirables, et par la convenance de ses gestes il sait les faire valoir. Cent ans auparavant et même cinquante, on ne se fût pas avisé de tous ces diminutifs.

Sa naissance en était déjà un. Il se donnait pour prince et, communément, on n’y contredisait pas. Cependant, c’était une fiction. Son père, Laurent, n’avait d’autre position que celle d’un citoyen opulent dont les vertus politiques et le goût exquis en toutes choses servaient bien l’ambition. Rien de plus. Le sang de la famille était du sang de comptoir ; le plus mince gentilhomme d’origine féodale n’eût pas admis l’égalité avec cette race marchande et néanmoins, après la révolution de Savonarole, ces fils de négociants exilés florentins, avec tant d’autres, se firent accepter comme du sang supérieur uniquement parce qu’ils prétendirent l’être ; on pensa qu’ils étaient aptes à régner un jour, parce qu’on sentait vaguement que Florence tendait à la monarchie. Un tel aveu de la part de l’opinion générale n’était pas moins nouveau que la personnalité du cardinal Jean. Il en résulta d’abord que, de même qu’un fruit mûr se détache de la branche sans laquelle il n’aurait pu devenir un fruit, de même les Médicis se détachèrent de leur richesse qui les avait faits ce qu’ils étaient et, pauvres, ils purent demeurer importants. Pierre de Médicis, chassé de sa ville, se trouva avec ses frères et ses parents, allant, errant, vagant, sollicitant et recevant des affronts de Bologne à Venise, de Venise en Allemagne, d’Allemagne en France. On se moqua de lui et des siens quelquefois, on refusa de les appuyer, on refusa de les aider ; ils manquèrent souvent du plus nécessaire et durent quitter des auberges où on ne leur accordait pas crédit. Pourtant, on ne mettait pas en question qu’ils fussent princes et ce point suffisait à leur réserver l’avenir.

Pierre, le chef de la famille après Laurent, avait été, à tous les points de vue, un homme médiocre. Ce n’était, cependant, pas ce qui l’avait mis à bas. C’était la réaction naturelle soulevée contre le mode d’administration introduit par sa famille. Le tempérament florentin, comme celui de chaque peuple, était complexe. Les instincts hostiles aux Médicis, comprimés sous la main de Laurent, firent détente sous celle de son fils maladroit. Mais, on l’a observé avec raison : un gouvernement qui existe uniquement à la condition de ne pas commettre de fautes, prouve par cela seul peu de vitalité. Le pouvoir de Pierre se brisa parce qu’il rencontrait un certain fond d’énergies anciennes à dépenser et d’illusions à épuiser. Chacun le sentait ; le zèle de Savonarole, les théories historiques et spéculatives de Machiavel et de ses savants amis, épris d’un idéal à la romaine, les prétentions d’influence des grandes familles, les habiletés balancées et contrebalancées des Soderini, des Valori et de leurs pareils, plus sages que perspicaces et plus modérés que forts, ne pouvaient mener loin, ni durer longtemps. Le fait seul que le moindre des inconvénients de ce régime libéral faisait, à chaque fois qu’il se montrait, éclater le nom de Médicis, invoqué comme le remède suprême a tous les maux, ce fait, cette circonstance seule donnait du relief aux exilés. Néanmoins avant qu’ils pussent ressaisir leurs avantages, il fallait que la veine contraire s’épuisât.

Pierre mourut. Jean devint le mentor de sa famille. Il laissa la branche cadette rentrer obscurément à Florence, changer de nom, s’humilier ; il continua lentement et sans mouvements désordonnés le rôle de prétendant ; chaque jour écoulé, chaque misère sentie dans la République fatiguée, entourait, appuyait son nom d’un éclat dangereux. Le Cardinal était patient, il était, au fond, satisfait de son sort ; il ne s’endormait pas sans doute ; mais il n’était pas non plus trop éveillé. Ses amis devenaient chaque jour plus nombreux. Tolérablement bien vu par Alexandre VI, mais se gardant de résider à Rome, sous la main de ce terrible personnage, il entretenait des relations avec l’ennemi déclaré du Pape, le fougueux Julien de la Rovère. Celui-ci s’était fortifié dans sa ville épiscopale d’Ostie et remuait ciel et terre, pour amener la déposition de Borgia. L’élégant Jean de Médicis se rencontra avec lui à Savone, dans une entrevue préméditée. Ils s’entretinrent longtemps. Julien proposa, sans doute, bien des combinaisons, car rien ne fut jamais plus mouvant et plus fertile que son génie ; il présenta bien des ouvertures, il étala la possibilité de bien des violences pour précipiter à terre le pontife abhorré. Jean de Médicis n’était pas l’homme de pareilles tentations, et de la rencontre de Savone, il ne sortit quoi que ce soit dont Alexandre VI eût à se plaindre. Toutefois, les deux interlocuteurs se séparèrent amis. Il est assez difficile de deviner quelle sorte de sympathie le tempérament un peu froid, la raison courte, le raffinement intellectuel du Médicis pouvait exciter chez le plus impétueux des hommes en même temps que le plus rusé ; cette sympathie, pourtant, exista et alla même se développant dans une proportion assez grande, lorsque Jules eut pris la tiare.

A ce moment, le Cardinal, revenu une fois pour toutes de ses voyages ultramontains, après avoir beaucoup vu, beaucoup connu, causé avec nombre de savants, admiré une foule d’objets d’art, s’adonnait à un dilettantisme devenu, depuis les jours du magnifique Laurent, la prétention obligée et d’ailleurs justifiée de sa famille. Secondé par son cousin, le cardinal Jules, depuis Clément VII, il avait fait de sa maison un musée. On y conversait avec les plus beaux et les plus aimables génies du siècle ; on y rencontrait les gens qui prenaient la part la plus grande aux plus sérieuses affaires. Parmi des jouissances si désintéressées, Jean de Médicis gardait toujours une part de son attention fixée sur les fluctuations politiques, au travers desquelles se laissait entrevoir comme chose probable la réintégration de sa famille à Florence et la reprise de ce que cette famille appelait ses droits.

Sur ce point Jean ne s’entendait pas avec Jules II. Celui-ci consentait à ce que les Médicis pussent récupérer leurs domaines confisqués et un certain rang ; mais non pas qu’ils devinssent des princes régnants. Lui-même, comme on l’a vu, convoitait la Toscane et visait à englober cette région dans la grande Italie pontificale dont il poursuivait la création, et eût-il eu pour Jean encore plus de bon vouloir, il ne se fût départi de ses projets. Il constitua donc volontiers le Cardinal son commissaire auprès des Vénitiens et des Espagnols marchant avec ses troupes et les Suisses contre les Français ; il l’initia à ses menées ; et, quand il le vit prisonnier à Milan après Ravenne, il l’employa pour instituer à Latran le concile destiné à réagir contre Louis XII et l’empereur, devenus théologiens à Pise ; mais, lorsqu’il fit assaillir Florence, si, de nouveau, il se servit de lui, ce fut en le plaçant, ainsi qu’on l’a vu, sous la double tutelle du duc d’Arbois et de Don Raymond de Cardone. Alors, le Médicis comprit fort bien que l’extrême limite de sa faveur était atteinte ; que le Saint Père ouvrait désormais sur lui les yeux de sa méfiance ; qu’il fallait ou se soumettre absolument, abandonner la Toscane à la volonté du représentant de saint Pierre et se garder de faire mauvaise mine, ou bien recommencer une lutte ; et en vérité, il n’existait aucun moyen de tenir pied contre un adversaire tel que Jules II.

Rarement l’homme prévoit juste. Sa raison n’est qu’une déraison constamment renversée par le cours des faits auquel elle ne peut rien. Jules II meurt tout à coup et le cardinal Jean, le confident suspecté, l’homme tenu en échec, le prétendant, à la veille de tout perdre, même l’espérance, se trouve souverain pontife, possesseur des forces tournées contre lui. A ce moment, Léon X entra en pleine possession de son tempérament ; il fut, librement, le grand seigneur fastueux qu’il était, le prince, l’homme à passions plus colorées que fortes. Il réalisa l’idéal d’une existence parfaitement ornée.

Ses sentiments politiques étaient peu italiens et ce qu’il chercha, ce fut non pas l’élévation subite de sa famille, à la façon des Borgia, mais, suivant lui, le droit de sa maison à la principauté de la ville natale. Il imagina encore de créer un semblant d’Etat pour son frère Julien, en réunissant à Parme et à Plaisance, dépouilles de la maison d’Este, Modène, acheté de l’empereur pour 40 mille ducats d’or (l’empereur ne demandait qu’à vendre). François Ier étant monté sur le trône de France, le Pape lui transporta l’espèce de haine qu’il avait vouée à Louis XII. Cependant, quand il vit ce jeune vainqueur rentrer dans le Milanais, à travers l’exploit de Marignan, mettre dehors les Sforze avec une pension viagère et lui enlever à lui-même l’apanage désigné de son frère, Parme et Plaisance, il se soumit ; il s’allia à celui qu’il détestait et, souffrant du même vide d’argent qui travaillait Maximilien, il consentit, pour garder les annates de France, à conclure ce fameux concordat, cette prérogative plus rapprochée de nous que la Pragmatique de 1438, source officielle des libertés gallicanes. Une telle négociation aurait dû servir de règle à tous les gouvernements européens ; elle démontrait l’inutilité des schismes et des hérésies. Cette indifférence religieuse que Jules II n’eût jamais admise, bien que prêtre peu régulier, devait marquer d’un trait profond la physionomie de Léon X. Il l’afficha encore et d’une manière plus frappante, aux débuts de l’insurrection soulevée par Martin Luther ; mais, là, se dressa en face de lui un contradicteur passionné ; ce ne fut pas l’hérétique avec lequel d’ailleurs il demandait à s’entendre ; ce fut le successeur de Maximilien sur le trône impérial, le jeune Charles-Quint, le souverain placé par la fortune en tête des Etats les plus vastes que l’Europe eût connus depuis le temps de Charlemagne.

Le Pape voulait à mesure égale la gloire de la maison de Médicis, l’éclat du trône pontifical et un train d’existence propre à l’illustre et délicat amateur des lettres, des arts et des plaisirs qu’il était lui-même. Le nouvel empereur, de son côté, nourrissait et professait d’autres doctrines. Il jetait sur le monde un coup d’œil bien autrement sérieux. Le Pape avait besoin d’argent pour soutenir son système. L’Empereur avait besoin de pouvoir pour garder ferme dans les serres de son aigle les Espagnes, les Flandres, la Bourgogne, l’Artois, l’Allemagne, les Nouvelles Indes ; aussi considérait-il d’un regard soupçonneux toutes volontés surgissant à côté de la sienne. Il était pénétré de cette maxime que le maintien des grands Etats exige le calme politique ; aussi, comme Auguste, voulut-il la stagnation avec sévérité. Le Pape abandonnait, peut-être sans le sentir nettement, l’idée de l’unité, de la prépondérance de l’Italie ; il préférait bien des choses à la grandeur de l’Eglise ; l’Empereur consentait volontiers à l’élévation de quelques princes de plus, fussent-ils des Médicis, si à ce prix il devenait le maître dans la péninsule et en chassait les Français. Ni chez le Pape, ni chez l’Empereur, rien ne ressemblait plus à ce qu’on avait connu quelques années en ça. D’ailleurs, l’Italie riche, admirée, savante, inspirée, habile, était lasse ; la fatigue l’envahissait ; la passion tombait ; la mollesse s’étendait ; on riait en désespérant, et, riant, on désespérait. Chacun faisait comme le Pape, on croyait de moins en moins à la religion et à tout le reste. Les enthousiasmes du passé se transformaient lentement, mais sûrement, en dilettantisme. Les étrangers aussi, les anciens pillards, se faisaient artistes. Par toute l’Europe, désormais, la valeur des belles choses était appréciée bien ou mal. Les princes tenaient à honneur de les rechercher. François Ier commande d’immenses achats d’œuvres d’art ; Henri VIII, l’ami dévoué, le serviteur du Saint-Siège, se pique d’en faire autant : Charles-Quint les imite.

Et, cependant, le monde s’ingénie, se débat, se remue. En Allemagne s’élèvent des novateurs de tous genres ; ils font courir activement leurs plumes et déjà mettent leurs épées au vent ; les imprimeurs vont de ville en ville avec leur apprentis et leurs presses, semant les pamphlets, les libelles, les traités, les discours, les avertissements et les exhortations, tantôt catholiques, tantôt hérétiques, en somme boutant le feu partout ; les populations prennent goût à cette première forme du journalisme ; Erasme et Reuchlin, dans leurs cabinets de savants, spéculent sur les notions du jour et entretiennent des correspondances avec les rois, flattés de recevoir leurs lettres qu’on imprime, et demandant des conseils qu’ils se réservent de ne pas suivre. La conflagration intellectuelle est générale. Elle a pénétré en France ; ses résultats se font sentir sur le globe entier ; Magellan découvre son détroit et meurt aux Philippines ; Fernand Cortez, le grand marquis, achève en trente mois la conquête du Mexique. Tout flambe dans les esprits, pour lesquels cependant le combustible va bientôt manquer.

C’est à l’apogée des choses que l’on peut, avec quelqu’effort de recherche, trouver l’éclosion du germe de leur décadence. Alors, justement, les esprits superficiels sont moins disposés à en rien soupçonner. Ils s’endorment dans une sécurité complète ; ils ne sont pas loin d’estimer que cette loi éternelle en vertu de laquelle toutes choses sont vouées à la transformation à travers la mort, a cessé d’agir. Devant eux, les années sont comptées, peu nombreuses ; eux, ils calculent sur l’indéfini des siècles. Tout les excuse ; l’air est doux, tiède, parfumé ; le ciel d’une pureté incomparable, débarrassé des brumes du matin, et le char du soleil monte avec calme au sommet de sa course ; les roues dorées illuminent l’azur. Seulement, le guide des coursiers sublimes a changé ; ce n’est plus Phœbus : c’est Phaéton.

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