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La foire aux vanités, Tome I

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The Project Gutenberg eBook of La foire aux vanités, Tome I

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Title: La foire aux vanités, Tome I

Author: William Makepeace Thackeray

Translator: Georges Guiffrey

Release date: August 24, 2006 [eBook #19112]

Language: French

Credits: Produced by Pierre Lacaze, Ralph Janke and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FOIRE AUX VANITÉS, TOME I ***

LA FOIRE AUX VANITÉS

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR QUI SE VENDENT A LA MÊME LIBRAIRIE


Œuvres de Thackeray, traduites de l'anglais. 9 vol.

Henry Esmond, traduit par Léon de Wailly. 2 vol.

Histoire de Pendennis, traduit par Ed. Scheffter. 3 vol.

Le livre des Snobs, traduit par F. Guiffrey. 1 vol.

Mémoires de Barry Lyndon, traduits par Léon de Wailly. 1 vol.


M. W. THACKERAY

LA FOIRE AUX VANITÉS

ROMAN ANGLAIS

Traduit avec l'autorisation de l'auteur

PAR GEORGES GUIFFREY

TOME PREMIER

PARIS

LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie

79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

1884

PRÉFACE DU TRADUCTEUR.

Tout le monde connaît ces rendez-vous en plein air, ces réjouissances annuelles et ambulantes qui appellent les amateurs de bruit, de poussière et de plaisir. La Foire aux Vanités est l'idéal du genre. On y trouve même cohue, même tumulte, mêmes éclats de rire; toutefois, à la différence de ces fêtes populaires qui n'ont lieu qu'à des intervalles éloignés, la Foire aux Vanités se tient en permanence; elle a commencé avec le monde, elle ne finira qu'avec lui: c'est une parade universelle où chacun a son rôle à jouer, où chacun tour à tour rit du prochain et le fait rire à ses dépens.

Mais, tandis que la plupart des acteurs de cette comédie humaine disparaissent dans le tourbillon général sans laisser trace de leur passage, quelques-uns sortent de la foule, fondent leur réputation et s'élèvent aux yeux de la postérité au rang de chefs d'emploi et de créateurs du genre. C'est ainsi que l'on peut nommer parmi tant d'autres et Panurge, et Macette, et Tartufe, et Basile. À cette galerie déjà peuplée de personnages si célèbres, M. Thackeray a ajouté un type qui n'est ni moins expressif ni moins vrai que les précédents. C'est celui d'une jeune fille sans famille, sans fortune et sans cœur, mais aventurière ambitieuse, qui s'obstine à trouver un mari avec les seules ressources d'une imagination précoce: c'est qu'un mari équivaut pour elle à une position sociale, c'est qu'un mari est le passe-port nécessaire sans lequel aucune femme ne saurait circuler dans le monde honnête. Puis après le mariage vient la manière de s'en servir.

Mais nous ne voulons point retarder le lecteur au début de cette excursion piquante et instructive, à laquelle le convie M. Thackeray. Déjà les personnages s'agitent, les événements se pressent et l'intrigue se noue. Qu'il nous suffise d'un dernier mot: on verra dans ce roman que les baronnes d'Ange ne sont pas nées d'hier, qu'elles existent dans tous les pays, et que l'Angleterre a aussi son Demi-Monde.

G. G.

LA FOIRE AUX VANITÉS.

CHAPITRE PREMIER.

Chiswick Mall.

Notre siècle marchait sur ses quinze ans.... Par une brillante matinée de juin, une large voiture bourgeoise se dirigeait, avec une vitesse de quatre milles à l'heure, vers la lourde grille du pensionnat de jeunes demoiselles tenu par miss Pinkerton, à Chiswick Mall. La voiture était attelée de deux chevaux bien nourris, aux harnais étincelants et conduits par un cocher non moins bien nourri, et ombragé d'un chapeau à trois cornes et d'une perruque. Sur le siége, à coté du cocher, se trouvait un domestique noir, qui déplia ses jambes recourbées au moment où la voiture s'arrêtait devant la porte de miss Pinkerton. Au bruit de la cloche qu'il agita, une douzaine au moins de jeunes têtes apparurent aux étroites croisées de ce vieux et majestueux manoir bâti en brique. Un observateur attentif eût pu même reconnaître le nez rouge et effilé de cette bonne miss Pinkerton, se dressant au-dessus d'une touffe de géraniums qui ornaient la fenêtre du salon.

«C'est la voiture de M. Sedley, ma sœur, dit miss Jemima; c'est Sambo, le domestique noir, qui vient de sonner, et le cocher a un habit rouge tout neuf.

—Avez-vous terminé tous les préparatifs nécessaires pour le départ de miss Sedley, miss Jemima?» demanda miss Pinkerton.

C'était une bien majestueuse personne que miss Pinkerton, la Sémiramis d'Hammersmith, l'amie du docteur Johnson et la correspondante de mistress Chapone.

«Ces demoiselles sont à emballer leurs chiffons depuis quatre heures du matin, ma sœur, répliqua miss Jemima, et nous leur avons préparé une brassée de fleurs.

—Dites un bouquet, ma sœur Jemima; cela est de meilleur ton.

—Eh bien! soit, un bouquet qui était bien gros comme une botte de foin. J'ai mis de plus deux bouteilles d'eau de giroflée pour miss Sedley et la recette pour en faire, le tout dans la malle d'Amélia.

—Et je pense, miss Jemima, que vous avez copié la note de miss Sedley. La voici, n'est-ce pas?... C'est très-bien: quatre-vingt-treize livres quatre schellings. Soyez assez bonne pour mettre l'adresse à Mr. John Sedley, et cacheter ce billet que j'écris à sa femme.»

Aux yeux de miss Jemima, une lettre autographe de sa sœur était un objet de grande vénération; elle n'en eût pas témoigné davantage pour une lettre écrite de la main d'un souverain. Il était de notoriété publique que miss Pinkerton n'écrivait aux parents des élèves que lorsque les pensionnaires quittaient la maison ou se mariaient: elle avait fait une seule exception lorsque cette pauvre miss Birch était morte de la fièvre scarlatine. Miss Jemima était persuadée que, si quelque chose avait pu consoler mistress Birch de la perte de sa fille, c'était la pieuse et pathétique composition où miss Pinkerton lui annonçait cette triste nouvelle.

Dans la circonstance qui nous occupe, voici comme était conçue l'épître de miss Pinkerton:

«La Mall, Chiswick, 16 juin 18...

«Après six années de séjour à La Mall, j'ai l'honneur et la satisfaction de rendre miss Amélia Sedley à ses parents. C'est une jeune personne accomplie, bien capable de tenir avec distinction sa place dans une société élégante et cultivée. Ces qualités qui donnent le cachet aux jeunes demoiselles du grand monde, ces perfections qui conviennent à sa naissance et à sa condition, ne font point défaut dans l'aimable miss Sedley. Son application et son obéissance lui ont concilié tous ses maîtres, et la douceur charmante de son caractère a séduit ses petites comme ses grandes compagnes.

«Pour la musique, la danse et l'orthographe, pour tous les genres de broderie et de travaux à l'aiguille, on ne peut manquer de trouver qu'elle a réalisé les souhaits les plus légitimes de ses amis. La géographie laisse encore beaucoup à désirer. Nous ne saurions trop recommander aussi l'usage régulier d'un dossier orthopédique au moins quatre heures par jour, et cela pendant trois ans: c'est le seul moyen d'acquérir cette distinction de tournure et de maintien que l'on exige des jeunes personnes à la mode.

«Quant aux principes de religion et de moralité, on verra que miss Sedley est digne d'un établissement qui a été honoré de la présence du grand lexicographe et du patronage de l'incomparable mistress Chapone. En quittant La Mall, miss Amélia emporte avec elle l'affection de ses compagnes et les sentiments les plus tendres de sa maîtresse, qui a l'honneur de se dire,

Madame,

«Votre très-humble et très-obéissante servante,

«BARBARA PINKERTON.

«P.S. Miss Sharp accompagne miss Sedley. Les plus vives instances pour que le séjour de miss Sharp à Russell-Square ne dépasse pas dix jours. L'honorable famille chez laquelle elle doit entrer voudrait avoir ses services le plus tôt possible.»

Cette lettre terminée, miss Pinkerton se mit à écrire son nom et celui de miss Sedley sur la page blanche du Dictionnaire de Johnson, ouvrage plein d'intérêt, qu'elle ne manquait jamais d'offrir à ses élèves à leur départ de La Mall. Sur la couverture, il y avait copie des Conseils adressés à une jeune demoiselle à son départ du pensionnat de miss Pinkerton, par feu le docteur Johnson, de si vénérable mémoire. C'est que le nom du lexicographe était toujours sur les lèvres de cette majestueuse personne, depuis qu'elle devait sa réputation et sa fortune à une visite qu'elle avait reçue de lui.

Obéissant à l'ordre de sa sœur aînée, d'aller quérir dans la grande armoire le dictionnaire d'usage, miss Jemima tira du sanctuaire deux exemplaires de l'ouvrage en question, et, quand miss Pinkerton eut achevé sa dédicace sur le premier, Jemima d'un air hésitant et timide, lui tendit le second.

«Et pour qui celui-là, miss Jemima? dit miss Pinkerton avec une froideur imposante.

—Mais.... pour Becky Sharp, répondit Jemima toute tremblante, et la rougeur lui montait à travers les rides de sa face et de son cou; pour Becky Sharp, car elle s'en va aussi.

Miss Jemima! s'écria miss Pinkerton, comme si sa bouche eût ouvert passage à des majuscules, êtes-vous bien dans votre bon sens? Remettez le dictionnaire à sa place, et à l'avenir ne vous avisez plus de prendre de telles libertés.

—Cependant, ma sœur, vous n'en auriez que pour vingt-deux sous; et cette pauvre Becky sera bien malheureuse si vous ne lui faites pas ce présent.

—Envoyez-moi sur-le-champ miss Sedley,» dit miss Pinkerton.

Sans hasarder une parole de plus, la pauvre Jemima sortit tout en désordre, les nerfs bouleversés.

Le père de miss Sedley était un marchand de Londres qui vivait dans une certaine aisance. Quant à miss Sharp, c'était une élève reçue gratuitement, pour laquelle miss Pinkerton pensait avoir déjà bien assez fait, sans lui accorder encore à son départ la haute faveur du dictionnaire.

Les lettres des maîtresses de pension ont droit à peu près à autant de confiance que les épitaphes des cimetières. Cependant, de même qu'il se trouve parfois au nombre des personnes défuntes un mort qui mérite réellement les éloges que le marbrier prodigue à ses os, un mort qui fut bon chrétien, bon père, bon fils, bon époux et qui, au moment de son décès, laisse une famille inconsolable pour pleurer sa perte, de même, dans les institutions de garçons comme de filles, on peut de temps à autre mettre la main sur un élève vraiment digne des éloges que lui accorde un maître désintéressé. Et certes, miss Amélia Sedley était un de ces rares sujets, et méritait non-seulement tout ce que miss Pinkerton disait à sa louange, mais encore elle avait nombre de charmantes qualités que notre solennelle et vieille matrone ne pouvait apercevoir, par suite de la différence d'âge et de rang, qui existait entre elle et son élève.

C'était beaucoup de chanter comme un rossignol ou comme mistress Bellington, de danser comme Hillisberg ou Parisot, de broder comme une fée, de mettre l'orthographe comme un dictionnaire; mais elle possédait surtout un cœur si bon, si enjoué, si tendre, si aimable, si généreux, qu'elle gagnait l'affection de tous ceux qui l'approchaient, depuis la respectable matrone jusqu'à la moindre laveuse, jusqu'à la fille de la marchande de gâteaux, pauvre femme borgne qui avait l'autorisation de vendre sa marchandise une fois par semaine aux demoiselles de La Mall. Amélia comptait douze amies de cœur, douze intimes sur ses vingt-quatre compagnes. L'envieuse miss Briggs elle-même n'avait jamais laissé échapper une mauvaise parole sur son compte. La haute et puissante miss Saltire, petite-fille de lord Dexter, lui trouvait une figure distinguée: et quant à miss Swartz, la riche créole de Saint-Kitt, à l'épaisse chevelure, elle eut un tel accès de larmes qu'on fut obligé d'envoyer chercher le docteur Floss et de l'inonder de vinaigre aromatique. Miss Pinkerton lui témoignait un attachement calme et digne, comme on peut penser, d'après la haute position et les éminentes vertus de cette dame. Quant à miss Jemima, elle avait déjà senti ses yeux se gonfler à plusieurs reprises à la pensée du départ d'Amélia, et n'eût été la crainte de sa sœur, elle se serait laissée aller à des crises violentes comme l'héritière de Saint-Kitt, qui payait d'ailleurs double pension. Un tel luxe de douleur ne pouvait se permettre qu'à des pensionnaires en chambre. Pour l'honnête Jemima, qui avait à veiller aux notes, au blanchissage, au raccommodage, à la fabrication des puddings, à l'argenterie et à la vaisselle.... Mais à quoi bon parler d'elle? car il est probable que nous ne la retrouverons plus d'ici au dénoûment, et quand la grille de fer se sera fermée sur elle et sur sa vénérable sœur, elles ne sortiront guère de leur retraite pour venir se mêler aux personnages de ce récit.

Nos rapports devant être des plus fréquents avec Amélia, il n'est pas inutile de dire, dès cette première entrevue, que c'était une nature douce et bonne par excellence. C'est un grand bonheur, dans la vie et dans ce roman qui abonde surtout en scélérats de la plus noire espèce, d'avoir en notre compagnie une si honnête et si bonne personne. Mais comme ce n'est point une héroïne, je me dispenserai de faire son portrait, car en vérité j'aurais peur que son nez ne fût un peu trop court, que ses joues ne fussent un peu trop pleines et trop colorées pour cet emploi. Quoi qu'il en soit, on voyait sur sa figure s'épanouir les roses de la santé, et sur ses lèvres les plus frais sourires. Elle avait des yeux où pétillait la gaieté la plus vive et la plus franche, excepté toutefois lorsqu'ils se remplissaient de larmes; et c'était bien trop souvent, car cette naïve créature aurait éclaté en sanglots pour la mort de son serin, pour une souris que le chat aurait étranglée au passage, ou pour une parole de réprimande, s'il se fût trouvé des gens d'un coeur assez dur pour lui en faire. Miss Pinkerton, cette rigide et irréprochable personne, avait cessé bien vite de la gronder, quoiqu'elle ne s'entendît guère plus en sensibilité qu'en algèbre; elle avait recommandé particulièrement à tous les maîtres de traiter miss Sedley avec la plus grande douceur. De la sévérité avec elle n'eût été qu'injustice.

Aussi, quand vint le jour du départ, miss Sedley, toujours entre le rire et les pleurs, se trouva fort embarrassée. Elle se réjouissait de retourner chez elle, et elle s'attristait encore plus de quitter sa pension. Pendant les trois jours qui précédèrent, Laura Martin ne la quittait pas plus qu'un petit chien. Elle eut à faire et à recevoir au moins quatorze présents, et à prendre quatorze engagements solennels d'écrire chaque semaine.

«Envoyez-moi mes lettres sous l'enveloppe de mon grand-père le comte de Dexter, dit miss Saltire, qui, soit dit en passant, était fort râpée.

—N'attendez pas la poste, mais écrivez-moi chaque jour, mon cher cœur,» dit l'impétueuse mais affectionnée miss Swartz.

Et la petite Laura Martin prit la main de son amie et la regardant d'un air sérieux:

«Amélia, dans mes lettres, je vous appellerai ma maman.»

(Eh bien, maître Jones1, qui lisez ce livre à votre cercle, vous traitez, j'en suis sûr, tous ces détails de bouffonneries grotesques et de bavardage ultra-sentimental. Oui, je vous vois, maître Jones, tout réjoui, en tête à tête avec votre morceau de mouton et votre bouteille de vin, prendre votre crayon et écrire à la marge: Niaiseries, bavardages, etc., etc.... Voilà bien un de ces génies sublimes qui n'admirent que le grand, que l'héroïque, dans la vie comme dans les romans. Dans ce cas, il fera bien de prendre congé de nous et de tourner ses pas d'un autre côté. Ceci dit, nous poursuivons.)

Pendant que Sambo plaçait dans la voiture les fleurs, les présents, les malles et les boîtes à chapeaux de miss Sedley, ainsi qu'un coffre en cuir bien petit, bien usé, sur lequel miss Sharp avait très-proprement attaché son carton, et que M. Sambo tendit au cocher avec une grimace à laquelle celui-ci répondit par un rire d'intelligence, l'heure du départ arriva.

La douleur de ces derniers moments fut moins vive, grâce à l'admirable discours que miss Pinkerton adressa à son élève: non que ce discours de séparation disposât Amélia à des réflexions philosophiques ou qu'il l'eût armée de calme contre les épreuves de la vie, ce qui formait la conclusion du discours; mais c'est qu'il était d'une épaisseur, d'une prétention, d'un ennui qui dépassait toute limite, et miss Sedley craignait trop sa maîtresse de pension pour laisser percer aucune marque d'impatience. Un gâteau à l'anis, une bouteille de vin, furent apportés dans le salon, comme aux occasions solennelles des visites de parents. Après avoir pris sa part de ces rafraîchissements, miss Sedley put songer à partir.

«Voulez-vous entrer, Becky, et prendre congé de miss Pinkerton? dit miss Jemima à une jeune fille à laquelle personne ne faisait attention, et qui descendait l'escalier, tenant à la main son carton à bonnets.

—Je le dois,» dit miss Sharp avec un grand calme et au grand étonnement de miss Jemima.

Puis elle frappa à la porte, et, ayant reçu la permission d'entrer, elle s'avança sans la moindre hésitation et dit en français, avec la plus grande pureté d'accent: Mademoiselle, je viens vous faire mes adieux.

Miss Pinkerton ne comprenait rien au français, bien qu'elle dirigeât des élèves qui l'entendaient. Elle se mordit les lèvres, releva sa vénérable face ornée d'un nez à l'antique, et au sommet de laquelle se dessinait un large et majestueux turban.

«Miss Sharp, dit-elle, je vous souhaite le bonjour.»

Et, en parlant, la Sémiramis d'Hammersmith allongeait le bras comme en signe d'adieu et pour donner à miss Sharp l'occasion de serrer un des doigts de sa main, qui resta en route dans ce dessein.

Miss Sharp retira la main avec un sourire glacial et une profonde révérence, et refusa l'honneur qu'on voulait lui faire. A ce mouvement, le turban de la Sémiramis éprouva une secousse d'indignation telle qu'il n'en ressentit jamais de pareille. Dans le fait, c'était une petite lutte entre la jeune personne et la vieille matrone, et celle-ci avait le dessous.

«Le ciel vous bénisse, mon enfant! dit-elle en embrassant Amélia et en lançant un regard flamboyant à miss Sharp par-dessus l'épaule de la jeune fille.

—Sortez vite, Becky,» dit miss Jemima tout en émoi à la jeune personne, en la poussant hors du salon.

Et la porte se referma sur elle pour toujours.

Dans la cour commencèrent les scènes déchirantes du départ; les mots nous manquent pour une telle peinture. Tous les domestiques étaient réunis, toutes les bonnes amies, toutes les jeunes pensionnaires, et jusqu'au maître de danse qui venait d'arriver. Ce n'étaient que plaintes, embrassades, larmes et lamentations, sans oublier les crises nerveuses de miss Swartz, l'élève en chambre, qui, de sa fenêtre se livrait à des transports que la plume désespère de retracer; un cœur sensible saura gré qu'on lui fasse grâce de ces détails.

Les adieux sont finis, et nos voyageurs, ou plutôt miss Sedley a quitté ses amies; car, pour miss Sharp, elle était entrée sans bruit dans la voiture, et personne ne gémissait de la perdre.

Sambo ferma la portière sur sa jeune maîtresse en larmes, et grimpa derrière la voiture.

«Arrêtez! cria miss Jemima s'élançant vers la grille avec un paquet. Voici des sandwichs, ma chère, dit-elle à Amélia; vous pourriez avoir faim; et vous, Becky, Becky Sharp, voici un livre pour vous que ma sœur.... c'est-à-dire que je.... c'est ce dictionnaire de Johnson, vous savez bien; vous ne pouvez nous quitter sans cela. Bon voyage! En route, cocher. Dieu vous bénisse!»

Cette excellente créature rentra dans le jardin, vaincue par ses émotions; mais, au moment où le cocher fouettait les chevaux, miss Sharp montrait sa pâle figure à la portière et lançait le livre dans le jardin.

Miss Jemima pensa s'évanouir d'épouvante.

«Ah! je n'aurais jamais cru que l'audace....»

L'émotion l'empêcha de compléter sa phrase; la voiture roulait grand train, la grille était fermée, la cloche retentissait pour la leçon de danse. Et maintenant que le monde s'ouvre à nos deux jeunes filles, adieu à Chiswick Mall.

CHAPITRE II.

Où miss Sharp et miss Sedley se disposent à entrer en campagne.

A peine miss Sharp, accomplissant l'acte héroïque mentionné au dernier chapitre, eut-elle vu le dictionnaire rouler sur le sable du petit jardin et tomber aux pieds de l'étonnée miss Jemima, que la figure de la jeune fille, empreinte jusqu'alors de la pâleur de la haine, laissa percer un léger sourire qui n'était guère plus gracieux. Puis elle se jeta au fond de la voiture, et comme dégagée d'un grand poids:

«Bon voyage à son dictionnaire, dit-elle, et, grâce à Dieu, me voici hors de Chiswick.»

En présence de ce défi jeté si résolument, miss Sedley ne resta pas moins interdite que miss Jemima ne l'était de son côté. Elle venait de quitter sa pension depuis une minute au plus, et ce n'est pas dans un si court espace de temps que se dissipent les impressions de six années. Cela est si vrai que chez quelques personnes ces terreurs et ces effrois du jeune âge se conservent tout le reste de la vie. Je connais, par exemple, un vieux gentilhomme de soixante-huit ans qui me disait un matin à déjeuner, avec toutes les apparences d'une grande agitation: «La nuit dernière, j'ai rêvé que je recevais le fouet du docteur Raine.» Dans la durée d'un somme, son imagination l'avait fait remonter à une quarantaine d'années. Le docteur Raine et son paquet de verges lui inspiraient encore à soixante-huit ans autant de terreur qu'ils lui en avaient causé à treize. Si le docteur avec son bouleau flexible se fût dressé devant lui en chair et en os, et bien qu'il marquât soixante et huit à l'horloge de la vie, lui eût dit de sa voix redoutée: Allons, drôle, mettez bas votre pantal....? Aussi miss Sedley resta toute stupéfaite de cet acte d'insubordination.

Enfin, «qu'avez-vous fait, Rebecca? dit-elle après une pause.

—Croyez-vous donc que miss Pinkerton va sortir pour m'ordonner de rentrer dans sa prison d'enfer, dit Rebecca en riant.

—Non, mais....

—J'exècre cette maison, continua miss Sharp emportée par sa colère; j'espère ne jamais la revoir. Je voudrais qu'elle fût au fond de la Tamise, et, si miss Pinkerton s'y trouvait, ce n'est certes pas moi qui irais l'y pêcher. J'aurais plaisir à la voir au milieu de l'eau avec son turban, ses jupes flottant à la suite, et son nez à l'avant, formant la proue du navire.

—Ciel! s'écria miss Sedley.

—Eh bien! votre nègre ira-t-il le lui dire? continua miss Rebecca en riant; qu'il descende s'il veut, et aille conter à miss Pinkerton que je la déteste de toute mon âme. Je voudrais qu'il en eût envie; je voudrais lui prouver mon aversion. Depuis deux ans, je n'ai reçu de sa part qu'insulte et outrage; j'ai été traitée par elle plus mal qu'une fille de cuisine. Jamais mot d'affection ni d'amitié, excepté de votre part. J'étais bonne pour soigner les petites filles de la basse classe et pour parler français aux jeunes demoiselles, jusqu'à m'en faire prendre en dégoût ma langue maternelle. Quant à parler français à miss Pinkerton, c'était le plus mauvais tour qu'on pût lui jouer. Elle n'y comprenait mot, et était trop fière pour l'avouer. C'est là, je crois, la cause de mon départ. J'en remercie le ciel, et cela me fait aimer le français. Vive la France! vive l'Empereur! vive Bonaparte!

—Ô Rebecca, Rebecca, quelle honte!» s'écria miss Sedley, car c'était le plus grand blasphème qui pût sortir de la bouche de Rebecca.

Dire alors en Angleterre: «Longue vie à Bonaparte!» était comme si l'on eût dit: «Longue vie à Lucifer!»

«Pouvez-vous bien avoir ces mauvaises pensées de vengeance et de haine?

—Si la vengeance est une mauvaise pensée, elle est au moins naturelle, repartit Rebecca, et je ne suis pas un ange.»

Elle ne mentait pas.

On a pu, en effet, remarquer que, dans cette conversation, miss Sharp a eu deux fois l'occasion de remercier le ciel; la première pour l'avoir délivrée de personnes qu'elle détestait, et, en second lieu, pour lui avoir fourni l'occasion de mettre ses ennemis dans l'embarras et de les couvrir de confusion. Ce ne sont pas là des motifs bien légitimes de reconnaissance envers le ciel, ni de ceux qui peuvent venir à l'esprit de personnes d'un caractère doux et bienveillant.

Miss Rebecca n'avait rien de doux ni de bienveillant dans le caractère. Tout le monde en usait mal avec elle, disait cette jeune misanthrope (il vaut mieux dire misogyne, car, pour le sexe masculin, on peut déclarer qu'elle en avait encore fort peu l'expérience); tout le monde en usait mal à son égard, disait-elle; cependant nous sommes disposés à croire que ces personnes de l'un ou de l'autre sexe qui sont les victimes de tout le monde n'ont en général que ce qu'elles méritent. Le monde est un miroir qui renvoie à chacun ses propres traits; si vous froncez le sourcil en le regardant, il vous jette un coup d'œil renfrogné. Riez, au contraire, avec lui, et il se montrera bon compagnon. Avis à vous, jeunes gens, pour régler votre choix. Si on négligeait miss Sharp, c'est qu'elle était connue pour n'avoir jamais rendu service à personne; on ne peut pas trouver vingt-quatre jeunes demoiselles toutes aussi aimables que l'héroïne de ce roman, miss Sedley, choisie précisément par nous comme la mieux douée de toutes; autrement rien au monde ne nous eût empêché de mettre à sa place miss Swartz ou miss Crump, ou miss Hopkins; on aurait eu tort d'espérer rencontrer chez tout le monde le caractère doux et aimable de miss Amélia Sedley, et cette bonne volonté à vaincre en toute circonstance les brusqueries et les rebuts de Rebecca.

Le père de miss Sharp était artiste, et, en cette qualité, avait donné des leçons de dessin dans la maison de miss Pinkerton. C'était un habile homme, bon vivant, bien réjoui, mais brouillé avec le travail. Ses plus grandes dispositions étaient à faire des dettes, et son faible le menait toujours à la taverne. Quand il avait bu, il était dans l'usage de battre sa femme et sa fille; et le lendemain matin, fatigué d'un grand mal de tête, il adressait ses injures à la foule insouciante de son génie, puis décochait ses traits non moins vifs et quelquefois bien ajustés, contre la sottise de ses confrères les peintres. Comme il était fort mal à l'aise pour subvenir à ses besoins, et que, dans Soho où il vivait, il devait de l'argent à un mille à la ronde, il pensa améliorer sa position en épousant une jeune femme, française d'origine et danseuse de profession. Miss Sharp ne parlait jamais de l'humble condition de sa mère; mais elle vantait beaucoup la noble et illustre famille des Entrechats, originaires de Gascogne, et tirait vanité d'appartenir à de tels ancêtres. Il est bon de constater que, plus elle avançait dans la vie, plus la race de cette jeune dame gagnait en noblesse et en illustration.

La mère de Rebecca avait fait son éducation on ne sait pas bien où, et sa fille parlait le français avec la pureté des Parisiens. C'était à cette époque une qualité précieuse, et qui valut à Rebecca son entrée chez l'austère miss Pinkerton; car, sa mère étant morte, son père, qui se trouvait lui-même dans un état désespéré, écrivit à miss Pinkerton, après sa troisième attaque de delirium tremens, une lettre pathétique où il mettait l'orpheline sous sa protection. Peu après il descendit dans la tombe, en laissant deux baillis se débattre sur son corps. Rebecca avait dix-sept ans lorsqu'elle vint à Chiswick. On la traita comme une pensionnaire à bourse entière. Elle était tenue de parler français, et jouissait en retour de l'avantage de vivre là sans rien payer; et même, moyennant une somme modique par an, elle recueillait des professeurs attachés à la maison quelques bribes d'enseignement.

Petite de taille, vive de tournure, elle était pâle et avait les cheveux d'un blond rouge. Ses yeux, ordinairement baissés, s'ouvraient si larges lorsqu'ils vous regardaient, et prenaient une expression si singulière et si communicative, que le révérend Mr. Crisp, tout frais sorti d'Oxford et vicaire du ministre de Chiswick, le révérend Flowerdow, s'éprit d'amour pour miss Sharp. Un coup d'œil l'avait frappé à mort dans l'église même de Chiswick, un coup d'œil dirigé du banc des pensionnaires au pupitre de lecture. Notre jeune passionné allait prendre le thé chez miss Pinkerton, à laquelle il avait été présenté par sa maman. Il avait même prononcé le mot de mariage dans un billet intercepté, que la marchande de pommes avait été chargée de remettre. Mistress Crisp, appelée soudainement à Buxton, emmena avec elle son cher fils. Mais l'idée seule qu'un vautour avait pu s'introduire parmi les colombes de Chiswick souleva dans la poitrine de miss Pinkerton un tel flot d'indignation, qu'elle eût renvoyé miss Sharp, si elle n'eût pas été engagée par une parole solennelle. Malgré toutes les protestations de la jeune personne, elle ne put jamais croire que ses entretiens avec Mr. Crisp se fussent bornés à ceux que Rebecca avait eus sous ses yeux en deux occasions, lorsqu'ils s'étaient rencontrés pour prendre le thé.

Auprès des grandes demoiselles de l'établissement, Rebecca Sharp pouvait passer pour une enfant. Mais elle possédait cette désolante expérience qu'on doit à la pauvreté. Elle avait eu affaire à plus d'un créancier, et avait su l'éloigner de la porte de son père; elle savait comment enjôler et mettre de bonne humeur les fournisseurs, pour gagner de la sorte un repas de plus. D'ordinaire elle allait festoyer avec son père, qui était très-fier de son esprit, et elle entendait les propos de ses grossiers compagnons, souvent peu convenables pour une jeune fille. Mais elle n'avait jamais été jeune fille, à ce qu'elle disait, et était femme depuis huit ans. Pourquoi miss Pinkerton avait-elle admis un oiseau si dangereux dans sa cage?

Le fait est que la vieille dame tenait Rebecca pour la plus douce créature, tant elle avait admirablement joué son rôle d'ingénue toutes les fois que son père l'avait conduite à Chiswick! C'était à ses yeux une modeste et innocente petite fille. L'année qui précéda celle où elle fut admise dans la maison, elle était alors âgée de seize ans, miss Pinkerton, de son air le plus majestueux, et à la suite d'un petit discours, lui remit en présent une poupée confisquée à miss Swindle, qu'on avait surprise à faire avec elle la dînette pendant les heures de classe. Que de quolibets échangés entre le père et la fille lorsqu'ils rentraient chez eux après une soirée passée chez miss Pinkerton, et surtout au sujet des discours prononcés en présence des professeurs réunis! Quelle n'eût pas été la colère de cette bonne miss Pinkerton, si elle avait vu comme cette petite grimacière de Rebecca la tournait en caricature à l'aide de sa poupée! Elle avait avec elle de longs dialogues qui faisaient les délices de Newman-Street, de Gerard-Street et de tout le quartier des artistes. Les jeunes peintres, en venant prendre leur grog au genièvre chez leur doyen, si bon diable et si paresseux, ne manquaient jamais de demander à Rebecca si miss Pinkerton était à la maison; elle n'était que trop connue d'eux, la pauvre créature! Une fois Rebecca eut l'honneur de passer quelques jours à Chiswick; elle en remporta une Jemima, c'est-à-dire une autre poupée à l'image de miss Jemmy. Et cependant l'honnête fille lui avait donné en confitures et en pâtisseries de quoi régaler trois enfants, et glissé de plus à son départ une pièce de sept schellings. Mais l'esprit railleur de cette enfant était plus fort que la reconnaissance, et elle sacrifia miss Jemmy avec aussi peu de pitié que sa sœur.

Lorsque la mort lui enleva son père, La Mall s'ouvrit pour elle comme une nouvelle famille; mais les rigides observances de la maison lui étaient insupportables. Les prières et les repas, les leçons et les promenades, qui avaient lieu avec une ponctuelle régularité, la mettaient à bout de patience, et, quand elle se reportait à la vie libre et misérable du vieil atelier de Soho, elle se prenait à le regretter. Tout le monde, et jusqu'à elle, s'imaginait qu'elle était minée par la douleur de la perte de son père. Dans sa petite chambre, nichée sous les combles, ses jeunes compagnes l'entendaient marcher et sangloter pendant toute la nuit; mais c'était de rage et non de douleur. Elle n'avait guère dissimulé jusqu'au moment où, jetée dans l'abandon, elle apprit à feindre. Elle s'était peu mêlée à la société des femmes. Son père, tout relégué du monde qu'il était, ne manquait pas de talent, et sa conversation était cent fois plus agréable que le bavardage de telle personne de son sexe, comme elle pouvait maintenant en rencontrer. La prétentieuse vanité de la vieille maîtresse d'école, la gaieté intempestive de sa sœur, les conversations un peu niaises et les médisances des grandes pensionnaires, la glaciale exactitude des maîtresses, lui causaient un égal ennui. Si elle avait eu un cœur tendre et maternel, cette infortunée jeune fille, elle aurait trouvé du charme et de l'intérêt dans le babil et les confidences des petites filles qui lui étaient confiées. Mais elle vécut avec elles deux années, et aucune ne regretta son départ. Il n'y avait que le bon et tendre cœur d'Amélia qui pût la toucher et se faire aimer d'elle. Mais qui aurait pu ne pas aimer Amélia?

Le bonheur, les avantages sociaux que ses jeunes compagnes avaient sur elle livraient Rebecca aux cruels tourments de l'envie. «Voyez, disait-elle, quels airs se donne celle-là parce qu'elle est petite-fille d'un comte! Comme elles s'inclinent et rampent devant cette créole, et cela à cause de ses cent mille livres! Je suis cent fois plus vive et plus agréable que cette créature avec tout son or; ma naissance vaut bien celle de cette petite-fille de comte, avec tous ses parchemins: et cependant chacun ici me laisse à l'écart, tandis que chez mon père tous ses amis manquaient les bals et les fêtes, pour venir passer la soirée avec moi!»

Elle résolut en conséquence de s'affranchir à tout prix de la prison où elle se trouvait. Elle se mit dès lors à travailler dans ce but et à dresser ses plans pour l'avenir.

D'abord elle profita des moyens de s'instruire que sa position lui offrait. Déjà musicienne et possédant bien une langue étrangère, elle parcourut rapidement le cercle des études regardées comme nécessaires aux dames de cette époque. Elle travaillait sans relâche la musique, et, un jour de sortie où elle était restée à la pension, notre auguste matrone l'entendit exécuter un morceau avec une telle perfection, qu'elle pensa sagement pouvoir s'épargner la dépense d'un maître pour les plus petites, et annonça à miss Sharp qu'à l'avenir elle aurait à leur enseigner la musique.

La jeune fille refusa pour la première fois, et au grand étonnement de la majestueuse maîtresse de pension.

«Je suis ici, dit brusquement Rebecca, pour parler français avec les enfants, non pour leur enseigner la musique et ménager votre argent. Payez; et je la leur apprendrai.»

Notre auguste matrone fut obligée de céder, et naturellement lui en voulut à partir de ce jour.

«Pendant trente-cinq ans, dit-elle, je n'ai jamais vu personne oser se révolter dans ma propre maison contre mon autorité; j'ai réchauffé une vipère dans mon sein.

—Une vipère! vous badinez, dit miss Sharp presque pâle de saisissement; vous m'avez prise parce que je vous étais utile. Ce n'est point une question de reconnaissance entre nous. Je déteste cette maison, et n'aspire qu'à la quitter. Je ne veux rien faire ici que ce que je suis obligée d'y faire.»

La vieille dame avait beau lui demander si elle songeait bien qu'elle parlait à miss Pinkerton, Rebecca lui riait au nez d'un air insultant et vraiment diabolique, au point que la maîtresse de pension en eut presque une attaque de nerfs:

«Donnez-moi de l'argent, dit la jeune fille, ou bien, si vous l'aimiez mieux, trouvez-moi une bonne place, une bonne place de gouvernante dans une noble famille; vous n'avez qu'à vouloir.»

Dans toutes leurs querelles subséquentes, elle en revenait toujours à cet argument: «Trouvez-moi une position; nous ne pouvons nous sentir, et je suis prête à vous quitter.»

La digne miss Pinkerton bien qu'elle fût décorée d'un nez à la romaine et d'un turban, et qu'elle fût taillée comme un grenadier, ne possédait pas cependant une volonté et une énergie égales à celles de sa jeune pensionnaire; en vain elle lutta contre elle et chercha à l'intimider. Se voyant une fois gourmandée par elle en public, Rebecca eut recours au stratagème mentionné plus haut; elle répondit en français, ce qui dérouta complétement la vieille femme. Pour maintenir l'autorité dans la pension, il fallait écarter cette rebelle, ce monstre, ce serpent, cette torche incendiaire. Sur ces entrefaites, miss Pinkerton, ayant appris que la famille de sir Pitt Crawley avait besoin d'une gouvernante, recommanda aussitôt miss Sharp pour cette place, tout monstre et tout serpent qu'elle était. «Je n'ai rien à reprendre, pensa-t-elle, dans la conduite de miss Sharp, si ce n'est à mon égard, et ne puis lui refuser des connaissances et des talents accomplis. Elle ne peut que faire honneur au système d'éducation adopté dans ma maison.» C'était ainsi que la maîtresse de pension mettait sa conscience d'accord avec ses recommandations, qu'elle parvenait à dégager sa parole, et que sa pensionnaire se trouvait libre enfin. La bataille décrite ici en quelques lignes dura naturellement plusieurs mois.

Miss Sedley avait aussi dix-sept ans et était sur le point de quitter la pension. Par suite de l'amitié qu'elle ressentait pour miss Sharp, seul point dans le caractère d'Amélia qui, de l'aveu de la vénérable matrone, ne donnât pas satisfaction à sa maîtresse, elle l'invita à venir passer une semaine chez ses parents avant de se rendre à ses devoirs de gouvernante dans la maison où on l'attendait.

Ainsi s'ouvrait le monde pour ces deux jeunes femmes. Pour Amélia, il se présentait comme une fleur dans tout l'éclat de sa fraîcheur et de sa nouveauté; il n'était pas aussi nouveau pour Rebecca, car, s'il faut dire toute la vérité sur l'affaire du révérend Crisp, la marchande de gâteaux insinua à quelqu'un, qui affirma le fait sous la foi du serment à une autre personne, qu'il y en avait beaucoup plus entre Mr. Crisp et miss Sharp qu'on n'en avait confié au public, et que cette lettre était la réponse à une autre. Mais qui pourra découvrir la vérité sur ce point? En tout cas, si ce n'était pas pour Rebecca un début dans le monde, c'était du moins une rentrée.

Dans le cours du trajet jusqu'à la barrière de Kensington, Amélia, sans avoir oublié ses compagnes, avait fini par sécher ses larmes. D'abord elle avait rougi avec un sentiment de plaisir à la vue d'un jeune officier des Horse-Guards qui avait caracolé à la portière, et, lui jetant un coup d'œil, avait dit: «Vrai Dieu! la jolie fille.» Puis, avant d'arriver à Russell-Square, la conversation s'était longuement étendue sur l'article des modes. Les jeunes femmes portaient-elles de la poudre sur leurs cheveux, des baleines dans leurs jupes à la présentation? Miss Amélia aurait-elle cet honneur? car elle savait qu'on devait la mener au bal du lord-maire. Arrivée à la maison paternelle, miss Sedley, à l'aide du bras de Sambo, s'élança aussi gaie, aussi radieuse qu'aucune fille de la bonne Cité de Londres, et tous les serviteurs de la maison étaient réunis dans la cour pour fêter leur jeune maîtresse et sourire à sa bienvenue.

Après ces premiers embrassements, miss Sedley montra à Rebecca toutes les chambres de la maison et ce qu'il y avait dans chaque chambre, ses livres, son piano, ses robes, tous ses colliers, ses broches, ses dentelles. Elle força Rebecca d'accepter des bagues de cornaline et de turquoise, et une écharpe de mousseline légère qui maintenant était trop petite pour elle; en dépit de la discrétion dont son amie s'était armée, elle demanda à sa mère l'autorisation de lui offrir son châle de cachemire blanc. Elle pouvait bien s'en passer, puisque son frère Joseph lui en rapportait deux de l'Inde.

Quand Rebecca vit les deux magnifiques châles de cachemire que Joseph Sedley avait rapportés à sa sœur, elle dit avec un accent de vérité: «Ce doit être très-bon d'avoir un frère;» ce qui toucha de compassion le cœur sensible d'Amélia: elle pensait que son amie était seule au monde, pauvre orpheline, sans amis, sans parents.

«Non, vous ne serez pas abandonnée, Rebecca, dit Amélia; je serai votre amie, je vous aimerai comme une sœur; oui, comme une sœur.

—Mais où trouver des parents comme les vôtres, bons, riches, affectionnés, qui vous donnent tout ce que vous désirez, et leur amour plus précieux que tout le reste? Mon pauvre père ne me donnait rien, et je n'avais en tout que deux robes. Vous avez un frère, un bon frère! vous devez bien l'aimer!»

Amélia se mit à rire.

«Eh quoi! ne l'aimez-vous pas, vous qui dites que vous aimez tout le monde?

—Oui, sans doute.... seulement....

—Seulement, quoi?

—Seulement Joseph semble s'inquiéter fort peu si je l'aime on non. Il m'a donné ses deux doigts à serrer après une absence de dix années. Il est très-bon, très-dévoué, mais il me parle rarement, et je crois qu'il aime mieux sa pipe que sa....»

Ici Amélia s'interrompit, car pourquoi dire du mal de son frère?

«Il était très-bon pour moi quand j'étais enfant, continua-t-elle; je n'avais que cinq ans quand il est parti.

—Il doit être très-riche, reprit Rebecca, car on dit que tous les nababs indiens le sont énormément.

—Je crois qu'il a un très-gros revenu.

—Est-elle gentille, votre belle-sœur?

—Allons donc! Joseph n'est point marié,» dit Amélia se remettant à rire.

Peut-être en avait-elle déjà informé Rebecca; mais cette jeune femme ne fit pas semblant de s'en souvenir. Elle répéta même plusieurs fois qu'elle s'attendait à voir à Amélia toute une bande de neveux et de nièces. Elle regrettait beaucoup que Mr. Sedley ne fût pas marié; elle était sûre qu'Amélia lui avait dit qu'il l'était; pour sa part, elle raffolait des petits enfants.

«Je crois que vous en aviez suffisamment à Chiswick,» dit Amélia, tout étonnée de cette tendresse subite de son amie.

Hier encore, miss Sharp ne se serait pas hasardée à avancer des propositions dont on eût pu si facilement démontrer la fausseté; mais rappelons-nous qu'elle n'avait que dix-neuf ans, et qu'elle était bien novice dans l'art de feindre, l'innocente créature. Toutefois, le motif de cette série de questions pouvait se traduire tout simplement de la sorte: «Si Mr. Joseph Sedley est riche et garçon, pourquoi ne l'épouserai-je pas? Je n'ai que quinze jours devant moi, à la vérité, mais je ne risque rien d'en faire l'essai.»

Elle arrêta, dans son esprit, cette louable tentative. Elle redoubla de caresses pour Amélia, elle couvrit de baisers le collier de cornaline, et déclara qu'elle ne voulait jamais, jamais s'en séparer. Lorsque sonna la cloche du dîner, elle descendit les escaliers, son bras passé autour de la ceinture de son amie, comme font les jeunes femmes. Elle était si émue à la porte du salon qu'elle trouva à peine le courage d'entrer.

«Sentez mon cœur, comme il bat, ma chère, dit-elle à son amie.

—Mais je ne le sens pas, dit Amélia; entrons et n'ayez pas peur: mon père ne vous fera pas de mal.»

CHAPITRE III.

Rebecca en présence de l'ennemi.

Un gros et gras gaillard, en épaisses bottes de daim à la hongroise, enseveli sous plusieurs cravates qui s'élevaient presque à la hauteur de son nez, avec un gilet rayé de rouge et un habit vert pomme sur lequel brillaient des boutons d'acier aussi larges qu'une couronne, était à lire le journal au coin du feu, lorsque les deux jeunes filles entrèrent. Il bondit de son fauteuil, rougit beaucoup, et, à cette apparition, éclipsa presque toute sa face derrière sa cravate.

«Ce n'est que votre sœur, Joseph, dit Amélia en riant et en lui prenant les deux doigts qu'il lui présentait. Je suis revenue pour tout de bon. Voici mon amie, miss Sharp dont vous m'avez déjà entendu parler.

—Non! jamais, sur ma parole, répondit la tête cachée sous les cravates en redoublant de signes de dénégation, c'est-à-dire.... si!... Il fait abominablement froid, mademoiselle; et en même temps il tisonnait le feu de tout son pouvoir, bien qu'on fût au milieu de juin.

—Il est très-bien, dit Rebecca à Amélia, de manière à se faire entendre.

—Le pensez-vous, reprit celle-ci; alors je vais le lui dire.

—Ma chère, pour tout au monde!» dit miss Sharp, tressaillant comme une biche effarouchée.

Elle avait d'abord fait un pudique et respectueux salut au jeune homme, puis ses yeux s'étaient fixés si obstinément sur le tapis que c'était merveille qu'elle eût pu l'entrevoir.

«Je vous remercie, mon frère, de vos magnifiques châles, dit Amélia au tisonneur; n'est-ce pas qu'ils sont beaux, Rebecca?

—Oh! bien beaux!» répondit miss Sharp; et ses yeux allèrent droit du tapis au chandelier.

Joseph continua à faire grand bruit dans le feu avec la pelle et les pincettes, tout soufflant, tout haletant et devenant aussi rouge que sa face blême pouvait le permettre.

«Je ne puis vous faire d'aussi jolis présents, continua sa sœur; mais, pendant que j'étais à la pension, je vous ai brodé une jolie paire de bretelles.

—Mais, en vérité, Amélia, s'écria son frère en proie à une vive agitation, je ne sais ce que vous voulez dire.»

Et en même temps il se pendit de toutes ses forces au cordon de la sonnette, qui lui resta entre les mains. Nouveau sujet de confusion pour le pauvre garçon.

«Pour l'amour du ciel, voyez si mon buggy est à la porte. Je ne puis attendre, je vais sortir; le diable emporte ce groom! il faut que je m'en aille.»

Au même instant entra le père de famille, secouant ses breloques comme un vrai marchand anglais.

«De quoi parlez-vous, Emmy? dit-il.

—Joseph me prie de voir si son... son buggy est à la porte. Qu'est-ce qu'un buggy, papa?

—C'est un palanquin à un cheval,» dit le vieux père, qui avait des prétentions au bel esprit.

Joseph se laissa aller à un violent accès de rire; mais, ayant rencontré le regard de miss Sharp, il s'arrêta subitement comme frappé d'un coup invisible.

«Cette jeune dame est votre amie? Miss Sharp, je suis bien aise de vous voir. Avez-vous déjà, avec Emmy, querellé Joseph sur ses intentions de sortir?

—C'est que j'ai promis à Bonamy, qui est employé avec moi, d'aller le prendre pour dîner, repartit Joseph.

—Allons donc! votre mère ne vous a-t-elle pas dit que vous dîniez ici?

—Mais sous ce costume c'est impossible.

—Regardez-le un peu, miss Sharp; n'est-il pas assez bien pour dîner partout?»

Là-dessus miss Sharp regarda son amie, et elles partirent d'un éclat de rire qui fit grand plaisir au vieux père.

«Avez-vous jamais vu chez miss Pinkerton des bottes en peau de daim de la tournure de celles-ci? continua-t-il en poursuivant ses avantages.

—De grâce, mon père! s'écria Joseph.

—Aurais-je blessé sa susceptibilité? Je crois, mistress Sedley, ma chère amie, avoir blessé la susceptibilité de votre fils: j'ai plaisanté sur ses bottes de daim. Demandez-lui, miss Sharp, si ce n'est pas cela. Allons, Joseph, soyez ami avec miss Sharp, et allons dîner.

—Il y a un pilau, Joseph, juste comme vous les aimez, et papa a rapporté le plus beau turbot de Billingsgate.

—Vite, monsieur, donnez votre bras pour descendre à miss Sharp, et je vous suivrai avec ces deux jeunes dames,» dit le père en prenant le bras de sa femme et de sa fille et en sortant gaiement.

Que miss Sharp ait résolu au fond de son cœur de faire la conquête de ce gros et gras garçon, nous n'avons, mesdames, aucun droit de l'en blâmer. Car, si le soin de la chasse aux maris est généralement, par un sentiment de modestie très-louable, départi par les jeunes filles à la sagesse de leurs mères, il faut se souvenir que miss Sharp n'avait nul parent d'aucun genre pour entrer à sa place dans ces négociations délicates. Si donc elle ne cherchait un mari pour son propre compte, il y avait peu de chance qu'elle trouvât, dans tout l'univers, quelqu'un qui s'en occupât pour elle. Qu'est-ce qui engage toute notre belle jeunesse à aller dans le monde, si ce n'est la noble ambition du mariage? Qu'est-ce qui fait partir toutes ces bandes pour les eaux? Qu'est-ce qui fait danser jusqu'à cinq heures du matin dans une saison mortelle? Qu'est-ce qui fait travailler les sonates au piano-forte et apprendre quatre romances d'un maître à la mode, qu'on paye une guinée le cachet; jouer de la harpe quand on a le bras joli et bien fait, et porter des chapeaux et des fleurs vert Lincoln, si ce n'est l'espérance qu'avec tout cet arsenal et ces traits meurtriers on frappera au cœur quelque souhaitable jeune homme?

Qu'est-ce qui engage de respectables parents à mettre leur maison sens dessus dessous, à dépenser la moitié de leur revenu en soupers de bal et en champagne frappé? Serait-ce par amour désintéressé de leurs semblables et par l'unique désir de voir les jeunes gens heureux au milieu de la danse? Eh! mon Dieu, c'est qu'ils désirent marier leurs filles; et, de même que mistress Sedley, dans les profondeurs de son âme maternelle, avait déjà arrangé une douzaine de plans pour l'établissement de son Amélia, de même Rebecca fort aimable mais sans appui, se détermina à faire de son mieux pour s'assurer un mari qui lui était encore plus nécessaire qu'à son amie. Son imagination, très-vive d'ailleurs, était en outre excitée par les lectures qu'elle avait faites dans les Contes arabes et la Géographie de Guthrie, et, en réalité, pendant qu'elle s'habillait pour le dîner, d'après les renseignements recueillis auprès d'Amélia sur la richesse de son frère, elle bâtissait les plus magnifiques châteaux en l'air, dont on ne pouvait lui contester la libre disposition; elle entrevoyait un mari qui était encore, il est vrai, dans les brouillards; elle s'affublait d'une foule de châles, de turbans, de bracelets, de diamants, elle se pavanait sur un éléphant au son de la marche de Barbe-Bleue, pour aller rendre visite au grand Mogol. Douces visions des Mille et une Nuits! Que de jeunes et vives créatures comme Rebecca Sharp se sont arrêtées avec délices sur ces rêves fantastiques que l'on fait les yeux ouverts!

Joseph Sedley avait douze ans de plus que sa sœur Amélia. Il était fonctionnaire civil dans la Compagnie des Indes orientales, et, au temps où nous écrivons, son nom figurait à l'article Bengale dans l'East India register, comme receveur de Boggley-Wollah, poste honorable et lucratif, comme tout le monde sait. Pour connaître les places importantes que Joseph fut appelé à remplir dans le service, nous renvoyons le lecteur à la même feuille périodique.

Boggley-Wollah est situé dans un district solitaire, marécageux et fort agréable du reste; il est renommé pour la chasse à la bécasse, et de temps en temps on y peut tuer un tigre. Rangoon, qui possède un magistrat, n'en est éloigné que de quarante milles, et à trente milles plus loin se trouve une station de cavalerie; c'est du moins ce que Joseph écrivit à ses parents quand il prit possession de sa place de receveur. Joseph avait passé huit ans au milieu d'une solitude complète dans ce charmant séjour. Il était bien rare qu'il vît une face de chrétien plus de deux fois par an, alors que le détachement escortait à Calcutta les impôts qu'il avait touchés.

Il fut par bonheur atteint d'une maladie de foie. Obligé d'aller se faire soigner en Europe, il trouva dans son pays natal mille occasions de fêtes et de plaisirs. Il ne vivait pas à Londres au sein de sa famille, mais avait son habitation à part, comme un joyeux et bon compagnon. Avant de partir pour l'Inde, il était encore trop jeune pour se mêler aux plaisirs enivrants de la ville; aussi il s'y plongea à son retour avec une ardeur effrénée. Il conduisait les équipages au Park, dînait aux tavernes à la mode, fréquentait les théâtres, comme c'était de bon ton à cette époque, et se montrait à l'Opéra toujours en pantalon collant et en chapeau à cornes.

A son retour dans l'Inde, il raconta à tout propos et avec beaucoup d'enthousiasme cette période de son existence, et donna à entendre que Brummel et lui avaient été les lions à la mode. Et cependant il vivait aussi solitaire que dans les broussailles de Boggley-Wollah. Il connaissait à peine un homme dans le métropole; et sans son docteur, ses pilules et sa maladie de foie, il serait mort d'ennui et de solitude. Lourd, bourru, mais bon vivant, la vue d'une femme lui causait les plus terribles paniques; aussi le voyait-on rarement dans le salon de son père, à Russell-Square, où les lazzis du bonhomme mettaient son amour-propre dans les transes.

Joseph s'était vivement préoccupé et même alarmé de son embonpoint; plusieurs fois déjà il avait voulu prendre un parti énergique pour se débarrasser de cet excès de graisse, mais son indolence et l'amour de ses aises l'avaient bien vite détourné de ses projets de réforme, et il en était encore à ses trois repas par jour. Jamais il n'était bien mis; et pourtant ce n'était pas faute de se donner beaucoup de tourment pour parer sa grasse personne: il passait plusieurs heures chaque jour à cette occupation. Son valet faisait sa fortune des rebuts de sa garde robe, et sur sa toilette on trouvait plus de pommades et plus d'essences que n'en employa jamais une beauté décrépite. Pour avoir bonne tournure dans son habit, il avait recours à toutes les sangles, brides et ceintures alors inventées. Comme tous les hommes gras, il exigeait que ses habits fussent trop étroits, et recherchait les plus brillantes couleurs et la coupe la plus jeune. Lorsqu'il s'habillait dans l'après-midi, c'était pour aller au Park, tout seul, faire sa promenade en voiture, puis il rentrait pour s'habiller de nouveau et aller dîner, encore tout seul, au café Piazza. Il était aussi vain qu'une fille, et peut-être cette extrême sauvagerie venait-elle de son extrême vanité. Si miss Rebecca, dès son entrée dans le monde, peut venir à bout de lui, c'est qu'elle est une jeune personne d'une rare habileté.

Son premier début prouvait d'ailleurs une grande adresse. En disant que Sedley était bel homme, elle savait qu'Amélia le répéterait à sa mère, qui le redirait probablement à Joseph, et de toute manière ne lui en voudrait pas du compliment fait à son fils. Toutes les mères sont les mêmes.

Allez dire à Stycorax que son fils Caliban est aussi beau qu'Apollon, elle en sera flattée dans son amour-propre de sorcière.

Peut-être aussi Joseph Sedley avait-il surpris le compliment au passage. Rebecca avait parlé assez haut pour cela; et, s'il l'avait entendu, comme déjà dans son opinion il se tenait pour un très-beau garçon, cet éloge avait dû caresser chacune des fibres de sa grasse personne et les faire tressaillir de plaisir. Mais il lui vint une amère pensée: «La petite fille se moquerait-elle de moi?» songea-t-il. Voilà pourquoi il s'était aussitôt élancé vers la sonnette, se disposant à la retraite, comme nous l'avons vu, quand les plaisanteries de son père et les instances de sa mère le contraignirent à rester au logis. Il conduisit la jeune demoiselle à la salle à manger, l'esprit en proie aux plus vives incertitudes. «Croit-elle réellement que je suis beau, pensa-t-il, ou seulement s'amuse-t-elle de moi?» Nous avons dit que Joseph Sedley était aussi vain qu'une jeune fille. Nous savons bien que les jeunes filles retournent la médaille et disent d'une personne de leur sexe: «elle est vaine comme un homme», et elles ont bien raison. Le sexe barbu est aussi âpre à la louange, aussi précieux dans sa toilette, aussi fier de sa puissance séductrice, aussi convaincu de ses avantages personnels que la plus grande coquette du monde.

Au bas des escaliers, Joseph rougissait de plus en plus, et Rebecca, dans une tenue très-modeste, tenait ses yeux fixés à terre. Elle portait une robe blanche; ses épaules nues avaient l'éclat de la neige; l'image de la jeunesse, de l'innocence sans appui, l'humble simplicité d'une vierge étaient empreintes dans toute sa tenue. «Je n'ai plus maintenant qu'à garder le silence, pensa Rebecca, et témoigner beaucoup d'intérêt pour tout ce qui concerne l'Inde.»

A ce qu'il paraît, mistress Sedley avait préparé à son fils un excellent curry2, comme il les aimait, et, dans le courant du dîner, on offrit une portion de ce plat à Rebecca.

«Qu'est-ce que cela? dit-elle en jetant un coup d'œil interrogatif à M. Joseph.

—Parfait!» dit-il. Sa bouche était pleine, et sa face toute rouge exprimait les jouissances de la mastication. «Ma mère, c'est aussi bon que les currys faits dans l'Inde.

—Oh! j'en veux goûter, si c'est un plat indien, dit miss Rebecca. Il me semble que tout ce qui vient de là doit être excellent.

—Donnez du curry à miss Sharp, ma chère,» dit M. Sedley en riant.

Rebecca n'en avait goûté de sa vie.

«Eh bien! trouvez vous toujours bon tout ce qui vient de l'Inde? reprit M. Sedley.

—C'est excellent, dit Rebecca, que le poivre de Cayenne mettait à la torture.

—Prenez avec cela un chili, dit Joseph, qui commençait à faire attention.

—Un chili, dit Rebecca qui n'en pouvait plus. Oh! oui.»

Et elle pensait qu'un chili était quelque chose de rafraîchissant. On lui en apporta un.

«Quelle couleur fraîche et verte!» dit-elle.

Elle en mit un dans sa bouche; c'était plus cuisant encore que le curry; elle ne put l'endurer plus longtemps. Elle laissa tomber sa fourchette.

«De l'eau! pour l'amour du ciel, de l'eau!» s'écria-t-elle.

M. Sedley éclatait de rire; c'était un homme épais, un habitué de la Bourse, où l'on aime bien ces plaisanteries à bout portant.

«C'est ce qu'il y a de plus indien, je vous assure, ajouta-t-il. Sambo, donnez de l'eau à miss Sharp.»

L'hilarité paternelle trouva de l'écho auprès de Joseph, auquel le tour parut excellent. Les dames rirent peu; elles pensaient aux cruelles souffrances de la pauvre Rebecca. Pour Rebecca, elle aurait étranglé de bon cœur le vieux Sedley; mais elle avala la mortification aussi bien qu'elle avait fait auparavant de l'abominable curry, et, aussitôt qu'elle put parler, elle dit d'un air de bonne humeur:

«J'aurais dû me rappeler le poivre que les princesses de Perse mettent dans leurs tartes à la crème, suivant les Mille et une nuits. Assaisonnez-vous donc dans l'Inde vos tartes à la crème avec du poivre de Cayenne, monsieur?»

Le vieux Sedley se remit à rire, et pensa que décidément Rebecca avait un bon caractère. Joseph repartit simplement:

«Des tartes à la crème, mademoiselle? Notre crème ne vaut rien au Bengale; nous n'avons le plus souvent que du lait de chèvre, et j'ai fini par m'y habituer.

—Maintenant, vous n'aimez plus du tout ce qui vient de l'Inde?» dit le vieux père; mais quand les dames se furent retirées, le rusé compère dit à son fils: «Prenez garde, Joe, cette fille veut vous faire tomber dans ses filets.

—Peuh! je ne la crains pas, dit Joseph très-flatté de cette remarque. Je me rappelle qu'il y avait à Dumdum une fille: c'était celle de Cutler, qui était dans l'artillerie; elle épousa peu après Lance, le chirurgien, qui nous en fit voir des siennes, l'an iv, à moi et à Mulligatawney, dont je vous ai parlé avant dîner; c'était un bon diable que ce Mulligatawney. Il est maintenant magistrat à Budgebudge, et je suis sûr qu'il sera du conseil avant cinq ans. Eh bien! monsieur, l'artillerie donna un bal, et Quintin, du 14e régiment du roi, me dit: «Sedley, je parie avec vous, double contre simple, qu'avant les pluies, Sophie Cutler vous aura englué.—Convenu, dis-je... Par ma foi, voilà un bordeaux qui est des meilleurs; est-il d'Adamson ou de Carbonell?»

Un léger ronflement fut la seule réponse. L'honnête agent de change s'était endormi, et l'histoire de Joseph fut perdue pour ce jour-là. Heureusement qu'il était très-communicatif dans les réunions d'hommes, et qu'il a répété ce conte délicieux à plus de cent reprises à son apothicaire, le docteur Gollop, quand celui-ci venait s'informer de son foie et de ses pilules.

A cause de sa mauvaise santé, Joseph Sedley se contenta d'une bouteille de bordeaux après son madère, puis dépêcha deux assiettées de fraises et de crème et vingt-quatre gâteaux qu'on avait laissés dans une assiette auprès de lui. Nous pouvons assurer de plus, car les nouvellistes ont le privilége de tout savoir, qu'il pensa beaucoup aux jeunes filles qui étaient à l'étage au-dessus. «C'est, ma foi, une vive, aimable et gentille créature, pensa-t-il en lui-même. Comme elle me regardait quand je lui ai ramassé son mouchoir à dîner! Elle l'a laissé tomber deux fois. Qui est-ce qui chante maintenant au salon? Je vais aller voir.»

Mais sa timidité vint encore l'arrêter avec une force insurmontable. Son père était endormi. Son chapeau se trouvait dans la pièce. Il y avait là un fiacre tout prêt à partir pour Southampton-Row.

«Je vais aller voir les Quarante voleurs, dit-il, et les nouveaux pas de miss Decamp.»

Et, sur cela, il s'esquiva tout doucement sur la pointe des pieds, sans réveiller son digne père.

«Voilà Joseph qui sort, dit Amélia à la fenêtre du salon, pendant que Rebecca chantait au piano.

—Miss Sharp lui a fait peur, dit mistress Sedley, pauvre Joe, sera-t-il donc toujours aussi timide?»

CHAPITRE IV.

La bourse de soie verte.

Les terreurs du pauvre Joe se prolongèrent deux ou trois jours, pendant lesquels il ne se montra point dans la maison. Miss Rebecca ne prononça même pas son nom; elle témoignait à mistress Sedley une respectueuse reconnaissance, prenait grand plaisir à visiter les magasins, et s'extasiait au théâtre avec une admiration à laquelle se laissait prendre la bonne dame. Un jour Amélia eut mal à la tête et ne put aller à une partie de plaisir où on avait convié les deux jeunes filles. Rien ne put déterminer son amie à s'y rendre sans elle.

«Vous avez fait entrer le bonheur et l'affection dans la vie de la pauvre orpheline, et elle vous quitterait? Non, jamais!»

En même temps les yeux de Rebecca se remplissaient de larmes, et mistress Sedley ne pouvait s'empêcher d'avouer que l'amie de sa fille lui ressemblait par sa charmante sensibilité.

Quant aux bons mots de M. Sedley, Rebecca en riait de si bon cœur et avec une telle persévérance, que le bonhomme en était ravi. Ce n'était pas seulement auprès des chefs de la famille que miss Sharp se trouvait en faveur; elle était au mieux avec mistress Blenkinsop, pour avoir pris le plus grand intérêt à la confection de ses confitures de framboises, opération qui s'accomplissait alors dans la salle des conserves de la maison. Elle continuait à appeler Sambo son bon monsieur, ou monsieur Sambo, à la grande satisfaction de cet honnête domestique; elle s'excusait auprès de la femme de chambre de la peine qu'elle lui donnait en la sonnant, et cela avec une si grande douceur, une si grande humilité, qu'on la prônait autant à l'office qu'au salon.

Une fois, en regardant des dessins qu'Amélia avait fait venir de la pension, il lui en tomba un entre les mains qui la fit soudain éclater en larmes et quitter la chambre. C'était le jour où Joe Sedley faisait sa seconde apparition.

Amélia monta auprès de son amie pour connaître la cause de ce chagrin; cette excellente jeune fille revint sans Rebecca, mais elle était pour le moins aussi affectée qu'elle.

«Vous savez, maman, que son père était notre maître de dessin. Il faisait toujours ce qu'il y avait de mieux dans notre travail.

—Oui, chère enfant, je me rappelle que j'ai entendu dire à miss Pinkerton qu'il n'y touchait pas, mais qu'il leur donnait le coup de force.

—C'est cela, c'est ce qu'on appelle le coup de force, ma chère maman. À la vue de ces dessins, Rebecca s'est rappelé son père, qui y travaillait. Cette pensée lui est venue tout à coup, et voilà pourquoi vous l'avez vue....

—La pauvre enfant est tout cœur, dit mistress Sedley.

—Je voudrais bien qu'elle restât avec nous une semaine de plus, dit Amélia.

—Elle a, reprit Joe, quelque chose de diabolique comme miss Cutler, que je rencontrai à Dumdum, mais elle est plus belle. Miss Cutler est maintenant mariée avec Lance, chirurgien d'artillerie. Vous ai-je dit, madame, qu'une fois Quintin, du 14e, paria avec moi que....

—Joseph, nous connaissons l'histoire, dit Amélia en riant; laissez cela de côté, et persuadez à maman d'écrire un mot à sir Crawley.

—N'avait-il pas un fils aux Indes dans les dragons légers du roi?

—Eh bien! vous lui écrirez pour qu'il accorde encore quelques jours de grâce à cette pauvre Rebecca. La voici, les yeux rouges d'avoir pleuré.

—Je suis mieux maintenant, dit la jeune fille avec son plus doux sourire; puis, prenant la main que lui présentait la bonne mistress Sedley, elle la baisa respectueusement. Que vous êtes tous bons pour moi! Tous, ajouta-t-elle avec un sourire, excepté vous, monsieur Joseph.

—Moi, dit Joseph méditant un moment pour savoir s'il n'allait pas partir. Juste ciel! grand dieu! miss Sharp!

—Comment avez-vous pu être assez barbare pour me faire manger cet horrible mets au poivre, le premier jour que je vous vis? Vous n'êtes pas si bon pour moi que ma chère Amélia.

—C'est qu'il ne vous connaît pas si bien, s'écria Amélia.

—Je défie qui que ce soit de n'être pas bon pour vous, ma chère, reprit la mère.

—Le curry était excellent, en vérité il l'était, dit Joseph d'un ton grave. Peut-être n'y avait-il pas assez de jus de citron. Non, il n'y en avait pas assez.

—Et les chilis?

—Par Jupiter, y avait-il là de quoi vous faire crier si fort? dit Joe, encore tout pénétré de ce qu'il y avait de risible dans cette aventure, et éclatant d'un fou rire qui s'arrêta soudainement comme d'habitude.

—J'aurai soin de vous laisser choisir pour moi une autre fois,» dit Rebecca.

Et comme ils descendaient pour dîner:

«Je ne comprends pas que des hommes trouvent du plaisir à mettre ainsi de pauvres filles dans l'embarras.

—Vraiment, miss Rebecca, je ne voudrais pas vous chagriner pour tout au monde.

—Non, dit-elle, je sais que vous ne le voudriez pas.»

En même temps elle lui fit avec sa petite main un serrement gracieux et la retira tout effrayée; puis, pour la première fois, le regardant un instant en face, elle abaissa aussitôt les yeux sur les tringles du tapis. Je ne voudrais pas affirmer que le cœur de Joe ne battit pas d'aise à cette marque d'intérêt, pleine de timidité et de grâce, venant d'une simple jeune fille.

C'était une avance que peut-être des dames d'une conduite et d'un tact irréprochables eussent condamnée comme un peu risquée; mais considérez que la pauvre Rebecca avait tout à faire à elle seule. Quand une personne est trop pauvre pour avoir une servante, quelque élégante qu'elle soit, il faut bien qu'elle balaye sa chambre elle-même; quand une jeune personne n'a pas de mère pour négocier ses affaires avec un jeune homme, il faut bien qu'elle s'en occupe elle-même.

C'est encore un bienfait du ciel que les femmes n'exercent pas leur pouvoir plus souvent, car nous ne pourrions leur résister. Elles n'ont qu'à montrer la plus légère inclination, les hommes sont aussitôt à leurs genoux. Vieux ou laids, nous sommes tous les mêmes. Je pose en principe qu'une femme, à moins d'être absolument bossue, peut épouser celui qu'elle préfère. Félicitons-nous donc si ces aimables créatures sont comme les oiseaux du ciel, et ne connaissent pas leur pouvoir; autrement elles nous tiendraient à leur entière discrétion.

«Voilà précisément, pensa Joseph en entrant dans la salle à manger, comme j'ai commencé avec miss Cutler à Dumdum.»

Pendant le dîner, miss Sharp lui adressa plusieurs œillades moitié tendres, moitié plaisantes, à propos des plats; elle était maintenant avec la famille sur le pied d'une entière familiarité, et les deux jeunes filles s'aimaient comme deux sœurs. C'est ce qui arrive toujours à deux jeunes filles qui restent dix jours ensemble dans la même maison.

Comme pour mieux avancer encore les projets de Rebecca, Amélia rappela à son frère une promesse qu'il lui avait faite aux dernières fêtes de Pâques.

«Quand j'étais à la pension, dit-elle en riant, vous, Joseph, vous m'avez promis de me mener au Vauxhall. Maintenant que Rebecca est avec nous, l'occasion ne saurait être meilleure.

—Délicieux!» dit Rebecca battant des mains.

Mais elle se recueillit aussitôt, et reprit un air de retenue qui était bien fait pour une créature aussi modeste.

«Aujourd'hui ce n'est pas le jour, dit Joe.

—Eh bien! demain.

—Demain, je dîne dehors avec votre père, dit mistress Sedley.

—Vous ne supposez pas que je veuille y aller, madame Sedley! lui dit son mari; et ce n'est pas à une femme de votre âge et de votre condition à s'exposer au froid, dans un trou aussi humide.

—Mais il faut que ces enfants aient quelqu'un avec eux, reprit mistress Sedley.

—Joe n'y va-t-il pas? dit le père en riant; il est assez gros à lui tout seul pour nous remplacer tous deux.»

Cette parole fit éclater de rire jusqu'à maître Sambo, qui se trouvait au buffet, et le pauvre diable de Joseph eut une tentation de parricide.

«Desserrez son corset, continua l'impitoyable railleur, jetez-lui un peu d'eau sur le visage, miss Sharp, ou bien remontez-le dans sa chambre. Le malheureux se trouve mal: portez-le dans sa chambre; il ne pèse pas une plume.

—Le diable m'emporte si j'y tiens plus longtemps, monsieur! hurla Joseph.

—Sambo, faites avancer l'éléphant du seigneur Joe! cria le père; envoyez à Exeter-Change.»

Mais voyant Joseph prêt à éclater de dépit, le vieux plaisant cessa de rire, et tendant la main à son fils:

«On se permet tout à la Bourse, mon cher Joe. Et toi, Sambo, donne-moi un verre de champagne, ainsi qu'à notre ami Joe. Boney lui-même n'en a pas de pareil dans sa cave, mon garçon.»

Un verre de champagne rendit à Joseph sa bonne humeur. Avant que la bouteille fût vide, et en sa qualité de malade il n'en but que les deux tiers, il consentit à conduire les deux jeunes filles au Vauxhall.

«Il faut, dit le père, que ces jeunes filles aient chacune un cavalier. Joe perdra sûrement Emmy dans la foule, parce qu'il sera accaparé par miss Sharp. Envoyez au 26 demander à George Osborne s'il veut bien venir.»

Je ne sais pourquoi mistress Sedley regarda son mari en riant. Les yeux de M. Sedley prirent une expression de malice difficile à rendre. Il regarda Amélia, et Amélia, penchant la tête, rougit comme les jeunes personnes de dix-sept ans savent seules rougir, comme miss Rebecca Sharp n'avait jamais rougi de sa vie, ou au moins depuis l'âge de huit ans, où sa grand'mère l'avait surprise volant des confitures dans l'armoire.

«Amélia ferait bien d'écrire un mot, dit le père, et George Osborne verrait la belle écriture que nous avons rapportée de chez miss Pinkerton. Vous rappelez-vous, Emmy, quand vous lui avez écrit de venir le jour des Rois et que vous n'aviez pas mis d's à rois?

—Il y a longtemps de cela, dit Amélia.

—Il me semble que c'est encore hier, John,» dit mistress Sedley à son mari.

Le même soir, dans le cours d'une conversation qui eut lieu dans une pièce du premier étage, sous une espèce de tente faite de riche mousseline de l'Inde avec des dessins bizarres et une doublure de calicot rose tendre, et servant à abriter un lit de plumes bien moelleux, garni de deux bons oreillers sur lesquels s'épanouissaient deux faces rubicondes et bouffies, l'une dans un bonnet de nuit à dentelles, l'autre dans un simple bonnet de coton se terminant par une mèche; bref, dans un sermon entre deux draps, mistress Sedley reprocha à son mari son acharnement contre le pauvre Joe.

«C'est bien mal de votre part, monsieur Sedley, de tourmenter ainsi ce pauvre garçon.

—Ma chère amie, répliqua le bonnet de coton, se disposant à défendre sa conduite, Joe a encore plus de vanité que vous n'en avez jamais eu, et vous en aviez déjà beaucoup pour votre part. Ce n'est pas qu'il y a quelque trentaine d'années.... vers 1780.... ou environ.... vous n'ayez eu le droit d'être vaine. Mais je perds patience avec Joe et sa pudeur pleine d'affectation. C'est être plus Joseph que Joseph lui-même. Tout le temps se passe, pour le drôle, à penser à lui; avec cela qu'il est beau garçon. Je serais bien étonné, madame, si nous n'avions pas quelque affaire avec lui. Il y a ici une petite amie d'Emmy qui lui fait l'amour de fort près, cela crève les yeux. S'il ne tombe pas dans les filets de celle-là, ce sera dans ceux d'une autre. La destinée de cet homme est d'être la pâture d'une femme, comme la mienne est d'aller tous les jours à la Bourse. Et encore, ma chère, nous devrons lui savoir gré de ne pas nous donner pour belle-fille une négresse. Mais, notez bien mes paroles, la première qui lui jette une amorce le fait mordre à l'hameçon.

—Eh bien! elle partira demain, cette petite intrigante, dit mistress Sedley dans un beau mouvement d'énergie.

—Autant elle qu'une autre, mistress Sedley; cette jeune fille a la peau blanche, après tout. Peu m'importe quelle femme épousera Joe; laissons-le suivre ses goûts.»

Les deux interlocuteurs se turent; à la place de leur voix on n'entendit plus qu'une musique nasale, fort agréable sans doute, mais peu romantique, et, sans les cloches qui sonnaient les heures et le gardien de nuit qui les annonçait, le plus profond silence eût régné dans la maison de John Sedley de Russell-Square.

Quand le matin fut arrivé, la bonne mistress Sedley ne songea plus à exécuter ses projets contre miss Sharp; car, bien qu'il n'y ait rien au monde de plus douloureux, de plus commun ni de plus excusable que la jalousie maternelle, cependant elle ne pouvait se persuader que cette petite gouvernante si humble, si reconnaissante, si prévenante, osât jeter ses vues sur un personnage aussi considérable que le receveur de Boggley-Wollah. De plus, on avait déjà expédié la demande en prolongation de séjour pour la jeune fille, et il eût été difficile de trouver un prétexte pour la renvoyer si soudainement.

Tout, jusqu'aux éléments, semblait conspirer en faveur de l'aimable Rebecca, bien qu'ils parussent d'abord se déclarer contre elle. Le soir marqué pour la partie du Vauxhall, George Osborne étant venu dîner chez les Sedley, tandis que le père et la mère se rendaient à leur invitation chez l'alderman Balls, à Highbury-Burn, il survint un orage accompagné de tonnerre, comme il en éclate tout exprès lorsqu'on doit aller au Vauxhall, et la bande joyeuse fut obligée de rester à la maison. M. Osborne n'eut pas le moins du monde l'air fâché de ce contre-temps. Lui et Joseph Sedley burent en tête-à-tête, dans la salle à manger, une honnête quantité de vin de Porto; et, le verre à la main, Sedley raconta une foule de ses meilleures histoires de l'Inde. Il était très-communicatif en compagnie d'autres hommes. Miss Amélia Sedley fit ensuite les honneurs du salon, et les quatre jeunes gens passèrent ensemble une soirée si agréable, qu'ils se déclarèrent fort satisfaits du coup de tonnerre qui les avait forcés de remettre leur visite au Vauxhall.

Osborne était le filleul de Sedley, et comptait à ce titre dans la famille depuis à peu près vingt-trois ans. À six semaines, il avait reçu de John Sedley une timbale d'argent; à six mois, un hochet en corail avec sifflet et sonnettes d'or; et depuis lors, à la Noël, il avait régulièrement touché ses étrennes du père Sedley. Il se rappelait parfaitement qu'au retour de l'école il avait été rossé plus d'une fois par Joseph Sedley lorsque celui-ci était un gros luron et que George était encore un enragé gamin de dix ans. Aussi, ses rapports avec elle étaient-ils aussi familiers que pouvaient les rendre de vieilles relations et un échange continuel de bons procédés.

«Vous rappelez-vous, Sedley, votre fureur lorsque je coupai les glands de vos bottes à la hongroise, et comment miss.... je veux dire Amélia, m'épargna une rossée en se jetant à genoux et en suppliant son frère Joe de ne point battre son petit George?»

Joe se rappelait parfaitement bien cette circonstance remarquable, mais il déclara qu'il l'avait oubliée.

«Eh bien! vous rappelez-vous d'être venu me voir dans un cabriolet chez le docteur Swishtail avant de partir pour l'Inde, et de m'avoir donné une demi-guinée et une tape sur la joue? Je m'étais mis dans la tête que vous deviez avoir au moins sept pieds de haut, et je fus tout étonné, à votre retour de l'Inde, de ne pas vous trouver plus grand que moi.

—Quel bon coeur que ce M. Sedley d'aller vous voir à la pension et de vous donner de l'argent! dit Rebecca avec un accent marqué d'approbation.

—Surtout lorsque je lui avais coupé les glands de ses bottes. On n'oublie jamais les présents reçus à la pension ni ceux qui les font.

—J'aime beaucoup les bottes hongroises,» dit Rebecca.

Joe Sedley, qui admirait singulièrement ses jambes et portait toujours cette prétentieuse chaussure, fut fort satisfait de cette remarque, ce qui ne l'empêcha pas pendant qu'on la faisait de cacher bien vite ses jambes sous sa chaise.

«Miss Sharp, dit George Osborne, vous qui avez un si beau talent d'artiste, vous devriez faire un tableau historique de la scène des bottes. On verrait Sedley secouant d'une main une de ses bottes outragées, et de l'autre s'en prenant au jabot de ma chemise. Amélia serait à genoux auprès de lui tendant ses petites mains, et on chercherait pour ce tableau un titre allégorique, comme à tous les frontispices des abécédaires.

—Je n'ai pas le temps de le faire ici, dit Rebecca; je le ferai quand je serai partie.»

Et en même temps elle baissa la voix et laissa échapper un regard si triste et si douloureux, que chacun sentit combien son sort était cruel et combien on aurait de chagrin à se séparer d'elle.

«Que je voudrais vous voir rester plus longtemps, ma chère Rebecca! dit Amélia.

—Pourquoi? répondit-elle avec un accent plus triste encore. Puissé-je être la seule à ressentir toute la peine, tout le chagrin de cette séparation!»

Amélia commença à donner un libre cours à son infirmité naturelle, à cette abondance de larmes qui, comme nous l'avons dit, était le seul défaut de cette naïve créature.

George Osborne regarda les deux jeunes femmes avec une émotion mêlée de curiosité. Du fond de sa large poitrine, Joseph Sedley laissa échapper quelque chose qui ressemblait à un soupir et en même temps il jeta les yeux sur ses chères bottes à la hongroise.

«Faisons de la musique, miss Sedley.... Amélia,» dit George, qui éprouvait à ce moment un entraînement extraordinaire et presque irrésistible à prendre dans ses bras la jeune fille et à la couvrir de baisers devant toute la compagnie; et miss Sedley lui jetait aussi un coup d'oeil rapide.

Il ne serait peut-être pas vrai de dire que ce fut alors seulement qu'ils ressentirent de l'amour l'un pour l'autre, car ces deux enfants avaient été élevés par leurs parents avec la pensée d'un mariage à venir, et depuis plus de dix ans il y avait entre les deux familles comme une espèce de convention à ce sujet. On se dirigea vers le piano, placé, comme tous les pianos, dans le salon de derrière, et, comme il faisait presque sombre, miss Amélia donna tout naturellement la main à M. Osborne, qui, beaucoup mieux qu'elle, pouvait distinguer la route à travers les chaises et les canapés. Cet arrangement laissa M. Joseph Sedley en tête-à-tête avec Rebecca à la table de l'autre salon, où celle-ci achevait une bourse de soie verte.

«Il n'y a pas besoin de demander les secrets de la famille, dit miss Sharp, ils viennent de nous dire les leurs.

—Aussitôt qu'il aura sa compagnie, dit Joseph, je crois que ce sera une affaire réglée. George Osborne est le meilleur garçon de la terre.

—Et votre soeur est la plus aimable créature qui soit au monde, ajouta Rebecca; heureux celui qui l'aura pour femme!»

Et Rebecca poussa un grand soupir.

Lorsque deux jeunes gens non mariés traitent dans le tête-à-tête des sujets aussi délicats, c'est la preuve qu'une grande confiance et une grande intimité règnent entre eux. Il est inutile de faire un récit bien détaillé de la conversation qui s'engagea entre M. Sedley et la jeune fille; car, d'après le spécimen que nous venons d'en donner, elle n'avait rien de bien saillant pour l'esprit et l'éloquence, deux choses assez rares dans les sociétés intimes et même partout ailleurs, si ce n'est dans certains romans qui ont la prétention d'en mettre partout. Comme on faisait de la musique dans la chambre à côté, Joseph et Rebecca furent conduits tout naturellement à parler à voix basse; et cependant le couple qui se trouvait dans la pièce voisine n'eût pas été dérangé par leur conversation, quelque haute qu'elle pût être, tant il était occupé de ses propres affaires.

C'était peut-être la première fois de sa vie que M. Sedley parlait sans la moindre hésitation, la moindre timidité, à une personne de l'autre sexe. Miss Rebecca lui adressa un grand nombre de questions sur l'Inde, ce qui lui donna l'occasion de raconter plusieurs anecdotes intéressantes sur ce pays et sur lui-même. Il dépeignit les bals du palais du gouverneur, les moyens de se tenir au frais sous ce climat brûlant, les nattes, les éventails et les autres ressources. C'étaient tantôt des sorties railleuses contre tous ces Écossais que lord Minto, le gouverneur général, avait pris sous sa protection, tantôt la description d'une chasse au tigre, et comment le cornac de son éléphant avait été arraché de son siége par un de ces animaux furieux. Rebecca prenait plaisir aux bals du gouverneur, riait des histoires des aides de camp écossais, en appelant M. Sedley mauvaise langue, puis elle tremblait de crainte à l'histoire de l'éléphant.

«Par affection pour votre mère, mon cher Sedley, disait-elle, par affection pour vos amis, promettez-moi de ne plus jamais aller à ces terribles expéditions.

—Peuh! peuh! miss Sharp, dit-il en redressant les pointes de son col, c'est le danger seul qui rend ce délassement plus agréable.»

Il n'avait été qu'une fois à la chasse au tigre, le jour de l'accident en question, et on l'avait ramené à moitié mort, non des morsures du tigre, mais de l'effroi qu'il avait ressenti. À mesure qu'il parlait, son courage grandissait; enfin il poussa l'audace jusqu'à demander à Rebecca pour qui était cette bourse de soie verte, et il se sentit tout surpris et tout charmé de la manière gracieuse dont il s'y prenait.

«C'est pour quelqu'un qui en a besoin,» dit Rebecca, lui décochant son regard le plus séducteur.

Sedley se préparait à lui adresser un discours plein d'éloquence:

«Ô miss Sharp, comment....»

Une romance exécutée dans l'autre pièce venait de finir, ce qui lui permit de s'entendre parler si distinctement qu'il s'arrêta, rougit et souffla dans son nez avec une grande agitation.

«Avez-vous jamais rien entendu de pareil à l'éloquence de votre frère? dit tout bas M. Osborne à Amélia. En vérité, votre amie fait des miracles.

—Plus elle en fera, mieux cela vaudra,» dit miss Amélia qui, comme toutes les femmes ayant un écu au soleil, aimait à faire des mariages et aurait été bien aise que Joseph emmenât une femme avec lui dans l'Inde. Dans ce peu de jours de vie commune avec Rebecca, elle avait senti croître son amitié pour elle par la découverte d'une foule de vertus et d'aimables qualités dont elle ne s'était jamais aperçue pendant qu'elles étaient ensemble à Chiswick. Car l'affection des jeunes femmes pousse comme les arbres du pas des fées, et atteint jusqu'au ciel en une nuit. Il ne faut pas leur en vouloir si, après leur mariage, ce besoin d'aimer se dissipe. C'est ce que l'école sentimentale, qui aime à se repaître de grands mots, appelle un transport de l'âme vers l'idéal, et cela signifie simplement que les femmes ne sont satisfaites que lorsqu'elles ont des maris et des enfants sur lesquels elles peuvent concentrer leur affection, qui se dépense pour eux en menue monnaie.

Après avoir épuisé son petit répertoire de musique et être demeurée assez longtemps dans le salon de derrière, il parut convenable à miss Amélia de demander à son amie de chanter.

«Vous ne m'auriez pas écoutée, dit-elle à M. Osborne, bien qu'elle n'en pensât pas un mot, si vous aviez entendu mon amie la première.

—Je déclare cependant à miss Sharp, répliqua M. Osborne, que, pour moi, soit à tort soit à raison, miss Amélia Sedley est la première chanteuse du monde.

—Vous allez l'entendre,» dit Amélia.

Joseph Sedley se trouvait désormais assez apprivoisé; aussi il s'empressa de porter les bougies au piano. Osborne donna à entendre qu'il aimerait autant rester dans l'obscurité mais miss Sedley, en riant, refusa de lui faire plus longue compagnie, et tous deux, en conséquence, suivirent M. Joseph. Rebecca chanta beaucoup mieux que son amie, tout en laissant M. Osborne libre de garder son opinion; elle se surpassa elle-même, au grand étonnement d'Amélia, qui ne l'avait jamais entendue si bien exécuter. Elle chanta une romance française que Joseph ne comprit pas le moins du monde, que George déclara ne pas comprendre davantage, et de plus quelques-unes de ces ballades à la mode il y a quarante ans et dont les Loups de mer anglais, Notre Roi, la Pauvre Suzanne, Marie aux yeux bleus font en général le sujet. Elles ne sont pas très-brillantes, il est vrai, au point de vue musical, mais contiennent un appel à ces sentiments bons, naturels et simples, que le peuple comprend bien mieux que ce mélange de lagrime, sospiri e félicità de l'éternelle musique de Donizzetti dont nous jouissons aujourd'hui.

Une conversation du genre sentimental, en rapport avec le sujet, prenait place entre chaque romance. Sambo, après avoir servi le thé, le cordon bleu, et jusqu'à mistress Blenkinsop, la femme de charge, vinrent écouter sur le palier.

Parmi ces romances, il s'en trouvait une, la dernière du concert, dont voici à peu près le sens:

Sur la bruyère

Solitaire

Le vent courait en gémissant;

Dans la chaumière

Chaude et claire,

L'âtre flambait retentissant.

Un orphelin passa le long de la chaumière,

Et sentit du foyer le souffle bienfaisant:

La bise de la nuit lui parut plus glacée,

Et plus froide la neige à ses pieds amassée!...

Il s'éloignait, le pauvre enfant,

Engourdi, défaillant....

De douces voix le saluèrent

Et tendrement le rappelèrent

Vers l'âtre hospitalier

Que la flamme colore.

Le jeune bachelier

Repartit à l'aurore,

Et l'âtre hospitalier

Quand il partit flambait encore.

Plus tristement chemine

Le pauvre voyageur....

Las! écoutez le vent sur la colline!

Du pauvre voyageur,

Qui tristement chemine.

Prenez pitié, Seigneur!...

Ces vers revenaient sur le sentiment précédemment exprimé par ces mots: Quand je serai partie. À la fin de cette romance, la voix de miss Sharp ne laissait plus échapper que des notes sourdes et mélancoliques. Chacun comprit l'allusion à son départ et au triste isolement de l'orpheline. Joseph Sedley, qui était fou de musique et avait le coeur sensible, ressentit le plus vif ravissement tant que dura la romance, et la plus profonde émotion lorsqu'elle fut finie. S'il avait eu du courage, si miss Sedley et George Osborne fussent restés, suivant la proposition de celui-ci, dans l'autre pièce, le célibat de Joseph Sedley touchait à sa fin, et il n'y aurait pas eu besoin d'écrire cette histoire. Mais, après avoir chanté, Rebecca quitta le piano et, donnant la main à Amélia, passa dans l'autre pièce, où régnait une demi-obscurité. Au même instant apparut maître Sambo, portant un plateau couvert de sandwichs, de fruits confits, de verres et de carafes de cristal, ce qui attira sans partage l'attention de Joseph Sedley. Quand les parents rentrèrent de leur dîner, ils trouvèrent les jeunes gens si occupés de leur conversation, qu'ils n'avaient pas même entendu l'arrivée de la voiture et M. Joseph était en train de dire:

«Ma chère miss Sharp, une petite cuillerée de gelée, pour vous remettre après votre admirable, votre délicieuse exécution.

—Bravo! Joe,» fit M. Sedley.

En entendant cette voix railleuse qui ne lui était que trop connue, Joe, saisi d'effroi, retomba dans son silence accoutumé et s'esquiva au plus vite. Il ne resta point éveillé toute la nuit à réfléchir s'il était aimé ou non de miss Sharp: la passion de l'amour ne troubla jamais ni l'appétit ni le sommeil de M. Joseph Sedley; mais il médita quelque temps en lui-même qu'il serait bien délicieux d'entendre des chants si doux lorsqu'il serait privé du grand théâtre, que cette jeune fille était pleine de distinction, qu'elle parlerait français mieux que la femme du gouverneur général et qu'elle produirait une grande sensation dans les bals de Calcutta.

«Il est évident que la pauvre colombe a de l'amour pour moi, pensa-t-il. Pour la richesse, elle en a autant que toutes les filles qui partent pour l'Inde. Je pourrais chercher plus loin et trouver plus mal, en vérité!»

Le sommeil le surprit au milieu de ses méditations.

Nous ne chercherons pas à découvrir si miss Sharp, de son côté, passa toute sa nuit à se demander ce qui allait advenir de tout ceci. Le lendemain matin, M. Joseph se présenta avant le déjeuner, aussi inévitable que la destinée. Jamais il n'avait fait autant d'honneur à Russell-Square. George Osborne s'y trouvait aussi depuis quelque temps, occupé, disait-il, à aider Amélia, qui écrivait à ses douze meilleures amies de Chiswick-Mall, et Rebecca continuait son travail de la veille, tandis que le buggy de Joe s'éloignait après que la porte eut retenti sous un bruyant coup de marteau.

Le receveur de Boggley-Wollah monta tout haletant les escaliers qui conduisaient au salon. Des regards d'intelligence furent échangés entre Osborne et miss Sedley qui, avec un sourire malicieux, regardèrent Rebecca toute rougissante, et dont les longues boucles cachaient à moitié la figure. Son coeur battait bien fort lorsque Joseph se montra sur la porte, Joseph tout essoufflé avec des bottes brillantes et dans tout leur premier vernis, Joseph dans un habit qu'il mettait pour la première fois, tout rouge de chaleur et de bonne santé derrière l'épais rempart de ses cravates. C'était un moment critique pour tout le monde, et Amélia était encore dans de plus grandes transes que les parties intéressées elles-mêmes.

Sambo, qui avait annoncé M. Joseph, venait en riant à la suite du receveur; il portait deux beaux bouquets de fleurs que le séducteur avait eu la galanterie d'acheter le matin même au marché de Covent-Garden. Ils n'étaient pas, à beaucoup près, aussi fournis que ces espèces de bottes de foin que nos dames portent dans les soirées.

Les jeunes filles reçurent avec grand plaisir ce présent, que Joseph accompagna, pour chacune d'elles, d'un majestueux et gauche salut.

«Bravo! Joe, s'écria Osborne.

—Merci, mon cher Joseph,» dit Amélia, toute prête à embrasser son frère, pour peu qu'il s'y fût prêté.

Pour un baiser d'une aussi douce créature qu'Amélia, j'achèterais bien sans marchander toutes les serres de M. Lee.

«Oh! les belles, les admirables fleurs!» s'écria miss Sharp; puis elle osait à peine les sentir, les pressait sur son sein, les contemplait dans l'extase de l'admiration. Peut-être regardait-elle le bouquet de si près pour s'assurer s'il n'y avait pas quelque billet doux caché entre les fleurs.

Mais il n'y avait point de lettre.

«Dites-donc, Sedley, parle-t-on le langage des fleurs à Boggley-Wollah? demanda Osborne en riant.

—Laissez-nous avec vos fadaises, répliqua le sentimental jeune homme. Je les ai achetées chez Nathan. Je suis bien aise que vous les trouviez de votre goût. J'ai acheté en même temps un ananas que j'ai donné à Sambo pour qu'il le prépare en salade; c'est très-rafraîchissant et très-agréable par ce temps chaud.»

Rebecca dit alors qu'elle n'avait jamais goûté d'ananas, et que depuis longtemps elle désirait savoir ce que c'était.

La conversation en était là, lorsque Osborne quitta la chambre, je ne sais sous quel prétexte, et Amélia sortit aussi, peut-être pour ordonner qu'on mît l'ananas en tranches; toujours est-il que Joseph resta seul avec Rebecca, qui avait repris sa bourse de soie verte, et dont les aiguilles se mouvaient avec rapidité sous ses doigts blancs et effilés.

«Quelle magnifique, quelle mâââgnifique romance vous nous avez chantée cette nuit, miss Sharp! lui dit le receveur; peu s'en est fallu que je n'éclatasse en sanglots; d'honneur! peu s'en est fallu.

—Parce que vous avez bon coeur, monsieur Joseph: il en est de même chez tous les Sedley.

—Elle m'a tenu éveillé toute la nuit, et j'essayais de la fredonner ce matin dans mon lit. Oui, d'honneur, j'essayais. Gollop, mon docteur, est venu à onze heures, car je suis un pauvre malade, vous savez; et Gollop vient me voir tous les jours. Eh bien! il m'a trouvé chantant comme un enragé.

—En vérité, vous me faites rire; je voudrais bien vous entendre chanter.

—Moi! non pas moi, mais vous, miss Sharp, ma chère miss Sharp, chantez-la encore.

—Non, pas maintenant, monsieur Sedley, dit Rebecca avec un soupir; je ne suis guère en humeur de chanter, et, de plus, il faut que je termine cette bourse. Voulez-vous m'aider, monsieur Sedley?»

Et, avant d'avoir eu le temps d'y réfléchir, M. Joseph Sedley, de la compagnie de Indes-Orientales, se trouvait en tête-à-tête avec une jeune femme à laquelle il adressait ses regards les plus brûlants, les bras tendus vers elle, dans l'attitude la plus suppliante, les mains engagées dans l'écheveau de soie verte qu'elle était occupée à dévider.


C'est dans cette position romantique qu'Osborne et Amélia trouvèrent ce couple intéressant, quand ils revinrent annoncer que la salade était prête.

L'écheveau était enroulé autour de la carte, mais Joseph Sedley n'avait encore parlé de rien.

«Ce sera assurément pour ce soir, ma chère,» dit Amélia en serrant la main de Rebecca.

De son côté, Joseph Sedley, comme par une entente secrète, se dit à lui-même: «J'aborderai la question de front, ce soir, au Vauxhall.»

CHAPITRE V.

L'ami Dobbin.

La bataille entre Cuff et Dobbin, et l'issue inattendue de cette lutte resteront longtemps dans la mémoire de tous ceux qui ont été élevés dans la célèbre institution du docteur Swishtail. Dobbin, connu sous les noms de Dobbin le Cancre, Dobbin la Chiffe, et autres termes de mépris à l'usage des écoliers, passait pour être le plus engourdi, le plus épais, le plus lourd de tous les pensionnaires du docteur Swishtail. Il avait pour père un épicier de la Cité, et le bruit courait qu'il était reçu dans la maison du docteur Swishtail d'après un système de libre échange, c'est-à-dire que le montant de sa pension était payé par son père en nature, et non en argent. Avec son pantalon et sa jaquette de velours à côtes, dont ses membres gros et gras faisaient craquer les coutures, il passait à l'intérieur de l'école pour représenter de son chef tant de livres de thé, de sucre, de chandelle, de savon, de raisins secs, dont la plus grande consommation n'était pas pour les poudings de l'établissement. Ce fut un jour néfaste pour le petit Dobbin que celui où l'un des plus jeunes de l'école, ayant parcouru la ville pour aller faire la chasse aux saucissons et aux nougats, reconnut à la porte de l'instituteur le haquet de la maison Dobbin et Rudge, épiciers et marchands d'huile, Thames Street, à Londres, pendant que l'on déchargeait un convoi de marchandises dont cette maison faisait commerce.

A partir de ce moment, il n'y eut plus de repos pour le jeune Dobbin. Les plaisanteries tombèrent sur lui sans pitié.

«Eh bien! Dobbin, disait un de ces drôles, bonnes nouvelles dans le journal, le sucre est en hausse, mon garçon.»

Un autre lui posait le problème suivant: «Si une livre de chandelle vaut quatorze sous et demi, combien vaudra Dobbin?»

Puis c'étaient des éclats de rire au milieu de cette troupe de garnements, qui jugeaient dans leur sagesse que la vente en détail est un commerce honteux et déshonorant, bon tout au plus à exciter le mépris et le dédain des grands seigneurs de leur trempe.

«Votre père, Osborne, n'est rien de plus qu'un marchand, dit Dobbin en particulier au jeune drôle qui avait soulevé la tempête contre lui.

—Mon père, répondit l'autre avec hauteur, est gentilhomme et sait garder son rang.

William Dobbin se retira dans un coin de la cour, où il passa le reste de la récréation en proie à la plus vive tristesse, au chagrin le plus cuisant. Qui parmi nous ne se rappelle ces heures pénibles et amères, ces douleurs de notre enfance? Qui mieux qu'un enfant ressent l'injustice? Qui tremble plus devant la raillerie? Qui a un sentiment aussi pénétrant du mal qu'on lui fait, une gratitude aussi expansive pour un acte de bonté? Et vous ne craignez pas de flétrir, de torturer ces jeunes âmes! et pourquoi, mon Dieu? pour une malheureuse erreur d'arithmétique, pour l'amour de ce damné latin.

William, par suite de son incapacité à apprendre les éléments de ladite langue tels qu'ils sont présentés dans le merveilleux ouvrage intitulé Grammaire latine d'Eton, se vit relégué parmi les commençants du docteur Swishtail. Il était toujours surpassé par de petits enfants à la face joufflue et rose, portant des brassières et des tabliers, au milieu desquels il s'élevait comme un géant. Son regard errant et stupéfait, son abécédaire écorné et son pantalon à côtes qui lui serrait la jambe, le désignaient aux sarcasmes des autres écoliers; petits et grands, tous étaient après lui. Ils s'amusaient à coudre ses culottes pour les faire encore plus étroites qu'elles n'étaient. Ils coupaient les sangles de son lit. Ils renversaient les tables et les bancs de manière à lui faire rompre les jambes, ce qui ne manquait jamais. Ils lui envoyaient des paquets renfermant du savon et des chandelles de chez son père. Le moindre petit drôle avait une farce et une plaisanterie à l'adresse de Dobbin. Il supportait tout avec une résignation muette et digne de pitié.

Cuff, au contraire, était le meneur de la maison Swishtail et y donnait le ton. Il y introduisait du vin en fraude, rossait les externes et faisait venir son cheval à la porte de la pension pour s'en retourner chez lui le samedi. Il avait apporté dans sa chambre ses bottes à hautes tiges, avec lesquelles il allait à la chasse les jours de congé. Il avait une montre d'or à répétition et il prenait du tabac comme le docteur. C'était un des habitués de l'Opéra, et il connaissait le fort et le faible de chaque acteur: il préférait Kean à Kemble. Il pouvait vous mettre sur leurs pieds quarante vers latins à l'heure, et n'était pas étranger à la poésie française. Que ne savait-il pas? Que ne pouvait-il faire? Le docteur lui-même, disait-on, tremblait devant sa supériorité.

Cuff était donc le souverain reconnu par ses camarades; il les gouvernait et les écrasait de son importance, sans que l'on songeât le moins du monde à contester ses droits. L'un cirait ses souliers, l'autre faisait griller son pain, d'autres étaient chargés de ses commissions ou lui apportaient la balle au jeu de paume, dans les grandes chaleurs de l'été. Dobbin était celui qu'il méprisait le plus. Bien que toujours prêt à le bousculer et à rire de lui, il daignait rarement lui adresser la parole.

Un jour il y eut maille à partir entre ces deux jeunes gens. Dobbin se trouvait seul dans la classe à griffonner un message pour la maison paternelle; Cuff survient et lui enjoint de lui faire une commission dont l'objet était probablement quelque tarte aux cerises.

«Je ne puis, dit Dobbin, il faut que je finisse ma lettre.

Vous ne pouvez pas, dit maître Cuff, faisant mine de vouloir s'emparer de la pièce d'écriture, dont beaucoup de mots étaient grattés, beaucoup d'autres mal écrits, et qui avait cependant coûté à Dobbin je ne sais combien de réflexions, de travail et de larmes; car le pauvre garçon écrivait à sa mère, qui était folle de lui, bien qu'elle fût la femme d'un épicier et qu'elle habitât une arrière-boutique de Thames Street. «Vous ne pouvez pas, dit M. Cuff; je voudrais bien savoir pourquoi, je vous prie? vous n'avez qu'à écrire demain à la maman Figs.

—Ne pouvez-vous l'appeler par son nom? dit Dobbin sortant de son banc dans la plus grande agitation.

—Eh bien! allez-vous partir? s'écria le tyran de l'école.

—Laissez cette lettre, répliqua Dobbin; les gensse bien élevés ne lisent pas les lettres.

—Comment! pas encore parti? dit l'autre.

—Non, je ne partirai pas; et prenez garde de me toucher, ou je vous assomme,» vociféra Dobbin en s'élançant sur un encrier de plomb, et avec un regard si méchant que Cuff s'arrêta tout court, tira ses bouts de manches, mit ses mains dans ses poches et sortit en ricanant. Depuis lors il n'eut plus aucun rapport direct avec le fils de l'épicier; nous devons toutefois lui rendre cette justice, qu'il traitait M. Dobbin avec le plus souverain mépris quand celui-ci avait le dos tourné.

Quelque temps après cet événement, il arriva que M. Cuff se trouva, par une chaude après-dînée, non loin de William Dobbin, qui, étendu sous un arbre de la cour, s'absorbait sur son exemplaire favori des Mille et une Nuits. À l'écart des autres pensionnaires qui se livraient à divers jeux, il se trouvait presque heureux dans son isolement. Si on laissait les enfants abandonnés à eux-mêmes, si les maîtres cessaient de les tracasser, si les parents ne prétendaient pas diriger leurs pensées et dominer leurs goûts, ces goûts ou pensées qui sont un mystère pour tout le monde; car, vous et moi, que savons-nous l'un de l'autre de nos enfants, de nos pères, de nos voisins?—et à coup sûr les pensées de ces pauvres enfants sont bien plus pures, bien plus sacrées que celles de ces êtres abrutis et corrompus auxquels est remis le soin du les diriger,—je le répète, si les parents et les maîtres laissaient un peu plus leurs enfants à eux-mêmes, le nombre des mauvais sujets ne s'accroîtrait pas autant, et ils en seraient quittes, pour le présent, à faire de moins grandes provisions de science.

William Dobbin, au moment où nous le prenons, avait oublié l'univers pour un autre monde où il avait accompagné Simbad le marin dans la vallée de diamants, ou le prince Whatdyecallem et la fée Péribano, dans cette délicieuse caverne où le prince la rencontra et où nous n'étions pas fâchés d'aller faire nous-mêmes un petit tour. Des cris perçants comme ceux d'un enfant qui pleure le tirèrent de son agréable rêverie, et levant les yeux il aperçut devant lui Cuff qui travaillait les côtes d'un de ses jeunes camarades.

C'était justement le petit drôle qui avait dénoncé le commerce de l'épicier. Mais Dobbin, s'il avait du ressentiment, ne le gardait pas contre les plus petits et les plus jeunes.

«Pourquoi, petit gueux, vous êtes-vous avisé de casser cette bouteille?» disait Cuff à sa victime en brandissant au-dessus de sa tête une férule redoutable.

Le jeune écolier avait reçu l'ordre d'escalader le mur de la cour à un certain endroit où l'on avait eu soin d'enlever les tessons de bouteilles qui en garnissaient la crête et de pratiquer des trous dans la brique; puis il devait courir à un quart de mille de là, y acheter une pinte de rhum à crédit, braver tous les espions du docteur, et enfin redescendre dans la cour. C'était en accomplissant cette dernière partie de ses instructions que le pied lui avait manqué, que la bouteille s'était brisée, que la liqueur s'était répandue, que son pantalon avait été taché; et il comparaissait devant son patron avec l'effroi d'un coupable, quoique au fond il fût bien innocent.

«Comment vous êtes-vous avisé de la briser, disait Cuff, petit fripon, petit voleur? Vous avez bu la liqueur et vous dites que vous avez brisé la bouteille. Tendez la main, monsieur le drôle.»

La férule s'abaissa avec force sur la main du pauvre enfant; un gémissement se fit entendre. Dobbin leva les yeux. Simbad le marin, la vallée de diamants, tout cela maintenant était bien loin dans les nuages. Pour l'honnête William, il voyait ce qu'il avait tous les jours sous les yeux, un gros garçon qui en battait un petit sans le moindre motif.

«À l'autre main, maître gourmand,» disait Cuff à son petit camarade, dont la figure portait les contractions de la douleur. Dobbin, sous ses étroits vêtements, sentit un frémissement et une crispation courir par tous ses membres.

«Voilà pour vous, petit mauvais sujet!» criait M. Cuff. Et l'instrument de supplice retombait, sur la main de l'enfant.

Que cela ne vous révolte pas, mesdames, c'est la sort de tout enfant qui a été en pension. Vos enfants feront de même et subiront un pareil traitement, selon toute probabilité.

Quand la férule s'abaissa de nouveau, Dobbin se trouva debout.

Je ne saurais trop dire pourquoi; car la torture dans une école publique est aussi bien de mise que le knout en Russie, et jusqu'à un certain point on n'aurait pas bon air de vouloir s'insurger contre elle. Peut-être l'âme bonasse de Dobbin était-elle révoltée contre cet acte de tyrannie; ou peut-être, en proie à un furieux désir de vengeance, voulait-il se mesurer contre ce despotique et orgueilleux bourreau, qui se donnait des airs de conquérant. Il en avait toute la hauteur, toute l'arrogance, tous les priviléges. Devant lui les drapeaux s'agitaient, les tambours battaient aux champs, et on lui portait les armes. Quel que fût le motif de la détermination de Dobbin, il ne fit qu'un bond, et d'une voix ferme:

«Arrêtez, Cuff, et ne tourmentez plus cet entant, ou bien je vais....

—Ou bien vous allez quoi faire? demanda Cuff tout surpris de cette interruption; allons, tendez votre main, petite bête, reprit-il aussitôt.

—Ou bien, je vais vous donner la roulée la plus soignée que vous ayez reçue de votre vie,» dit Dobbin en réponse à la première partie des paroles de Cuff.

Le petit Osborne, tout pleurant et tout sanglotant, jeta un coup d'oeil d'étonnement et d'incrédulité sur le champion qui venait de surgir soudainement pour sa défense; l'étonnement de Cuff n'était pas moins grand.

Imaginez-vous notre monarque George III apprenant la révolte des colonies de l'Amérique du Nord; imaginez-vous le géant Goliath ayant devant lui le petit David qui vient le provoquer, et vous aurez une idée des sentiments de M. Reginald Cuff en recevant la proposition de ce cartel.

«Après la classe,» répondit-il, mettant un temps d'arrêt et avec un regard qui voulait dire: «Faites votre testament d'ici là, et recommandez à vos amis vos dernières volontés.

—À votre aise, dit Dobbin; vous me servirez de second, Osborne.

Soit, si vous le désirez,» dit le petit Osborne; et comme son père avait voiture, c'était tout au plus s'il ne rougissait pas d'un pareil champion.

Bien mieux, quand l'heure du combat fut venue, il avait presque honte de lui dire: «Allons, Figs, à l'oeuvre.» Pendant les deux ou trois premières passes de ce fameux combat, pas une voix dans la galerie ne fit entendre un cri d'encouragement. Le brillant Cuff s'était avancé, un sourire de dédain sur les lèvres, aussi allègre, aussi gai que s'il fût allé au bal; il adressa si bien ses coups à son adversaire, qu'il l'envoya par trois fois mesurer le sol. À chacune de ces chutes, c'étaient des acclamations, c'était au plus pressé à fléchir le genou devant le triomphateur.

«Que de coups je vais recevoir quand ce sera fini! pensa le jeune Osborne en relevant son homme. Vous feriez bien mieux de céder, dit-il à Dobbin; ce n'est qu'un mauvais quart d'heure à passer, et vous savez que j'en ai l'habitude.»

Mais Figs, dont tous les membres éprouvaient un tremblement nerveux, dont les narines soufflaient la rage, rejeta de côté son jeune second et revint une quatrième fois à la charge.

Ne sachant comment parer les coups dirigés contre lui, et Cuff ayant commencé l'attaque les trois fois précédentes sans laisser à son ennemi le temps de riposter, Figs résolut de prendre les devants à son tour par une charge à fond de train. En conséquence, comme il était gaucher, il porta son bras gauche au fort de l'action, et à deux reprises l'étendit de toute sa force; la première fois, il atteignit l'oeil gauche de M. Cuff, et la seconde, son admirable nez à la romaine.

Cuff roula par terre, au grand étonnement des spectateurs.

«Bien touché, par Jupin, dit le petit Osborne avec un air de connaisseur, en battant des mains derrière son champion. Ferme du bras gauche, Figs, mon garçon.»

Pendant tout le reste du combat, le bras gauche de Figs fit un terrible ravage. Chaque fois Cuff allait rouler par terre. Au sixième tour, les voix se partageaient à peu près pour crier: «Courage, Figs! courage, Cuff!» Au douzième tour, ce dernier était hors de combat, et, à ce qu'on m'a dit, avait perdu toute présence d'esprit, toute vigueur pour l'attaque ou la défense. Figs, au contraire, était aussi impassible qu'un quaker. Sa figure pâle, ses yeux animés, une large balafre sous la lèvre qui laissait échapper beaucoup de sang, donnaient à ce jeune héros un air belliqueux et farouche qui peut-être frappait de terreur plus d'un spectateur. Son intrépide adversaire ne s'en disposait pas moins à en venir aux mains pour la treizième fois.

Si j'avais la plume de Napier ou de Bell, je voudrais m'arrêter à décrire au long ce combat. C'était la dernière charge de la vieille garde, ou plutôt elle devait ainsi s'exécuter un jour, car Waterloo n'avait pas encore eu lieu. C'était la colonne de Ney abordant la colonne de la Haie-Sainte, avec l'éclat de dix mille baïonnettes et couronnée de vingt aigles. C'étaient les acclamations de l'Anglais, lorsque descendant de la colline il s'élançait pour étreindre l'ennemi dans une ceinture d'acier. En d'autres termes, Cuff faisait un suprême effort, mais il revenait tout chancelant, tout étourdi. La main gauche du marchand de figues alla s'abattre comme d'habitude sur le nez de son adversaire et l'étendit pour la dernière fois sur le carreau.

«Je pense qu'en voilà assez pour lui,» dit Figs, pendant que son adversaire chancelant s'affaissait sur le gazon, comme une bille bloquée dans une blouse de billard. Le fait est que, lorsqu'on le rappela de nouveau, M. Reginald Cuff n'était plus en état, ou ne se sentait plus le moindre goût pour continuer la lutte.

Toute la bande d'écoliers poussa un tel hourra en l'honneur de Figs, qu'on en aurait pu conclure que, pendant tout le combat, il avait été leur champion préféré. Ce fut au point que le docteur Swishtail sortit de la salle d'étude pour savoir la cause de ce rugissement; et il se disposait à châtier Figs assez rudement, lorsque Cuff, qui était revenu à lui et lavait ses blessures, se présenta et dit:

«C'est ma faute, monsieur, et non celle de Figs.... de Dobbin. Je maltraitais un de mes petits camarades, et j'ai ce que je mérite.»

Ce discours magnanime évita non-seulement une correction à son vainqueur, mais lui rendit en ascendant sur ses camarades tout ce que sa défaite venait de lui ôter.

Le jeune Osborne, au sujet de cette affaire, écrivit ce qui suit à ses parents:

«Richmond, mars, 18...

«Chère maman,

«J'espère que vous allez bien; je vous serai fort obligé de m'envoyer un gâteau et cinq schellings. Il y a eu ici bataille entre Cuff et Dobbin. Cuff, vous le savez, était le roi de la pension. Il y a eu treize passes et Dobbin l'a peloté; aussi Cuff n'est plus maintenant que le roi en second. Cuff me battait parce que j'avais cassé une bouteille de lait, et Figs n'a pas voulu le laisser faire. Nous l'appelons Figs parce que son père est épicier, Figs et Rudge, Thames Street, dans la Cité. Je pense que, comme il s'est battu pour moi, vous ferez bien d'acheter désormais votre thé et votre sucre chez son père. Cuff va ordinairement chez lui tous les samedis, mais il ne le pourra pas cette fois-ci, parce qu'il a les deux yeux au beurre noir. Il a un poney blanc qui va le chercher à la pension; je serais bien aise si papa me permettait d'avoir un poney, et je suis,

«Votre fils obéissant,

«George Sedley Osborne.

«P.S. Embrassez bien pour moi la petite Emmy. Je lui découpe en ce moment une voiture de carton.»

Par suite de sa victoire, Dobbin grandit prodigieusement dans l'estime de tous ses camarades, et le nom de Figs, qui avait été un objet de risée, devint un sobriquet aussi populaire et aussi respectable que tout autre ayant cours dans l'école, «Après tout, ce n'est pas sa faute si son père est épicier,» disait George Osborne, qui, bien qu'un peu rageur, ne manquait pas d'une certaine faveur parmi les jeunes écoliers du docteur Swishtail, et dont les opinions étaient toujours accueillies avec de grands égards.

On regarda à l'avenir comme inconvenant de railler Dobbin sur ce hasard de naissance. Mon vieux Figs devint un nom d'amitié et de tendresse, et les maîtres d'étude eux-mêmes lui témoignèrent de la considération.

Ce changement de position développa singulièrement l'esprit de Dobbin. Il fit des progrès merveilleux dans ses études classiques. L'illustre Cuff lui même, dont les condescendances faisaient rougir et surprenaient Dobbin, Cuff l'aidait pour les vers latins, le voiturait les jours de sortie, l'emmenait triomphalement de la classe des commençants pour le conduire dans celle du moyen collége, et là même il était fort bien traité. On reconnut que, bien qu'il fût un peu lourd dans les études littéraires, il mordait d'une manière assez distinguée aux mathématiques. À la satisfaction générale, il fut classé le troisième en algèbre, et obtint pour prix un livre français à l'examen public du milieu de l'été. J'aurais voulu que vous vissiez la figure de la mère quand le docteur remit à son fils Télémaque, en présence de tous ses camarades, de tous les parents, de toute l'assistance, avec l'inscription latine: Guielmo Dobbino. Tous les enfants battirent des mains en signe d'approbation et de sympathie. Il rougit, trébucha, chancela, s'embarrassa les pieds l'un dans l'autre plus de vingt fois avant de regagner sa place. Le vieux Dobbin, son père, qui dès lors et pour la première fois l'eut en estime, lui donna publiquement deux guinées, et après les vacances il revint à la pension avec un habit à queue.

Dobbin était un garçon trop modeste pour supposer qu'il devait cet heureux changement à la générosité et à l'énergie de sa conduite. Il aima mieux, par un défaut de jugement, attribuer sa bonne fortune à la seule intervention et à la seule bienveillance du petit George Osborne, auquel il voua, en conséquence, une de ces amitiés et de ces affections telles que les enfants sont seuls capables d'en ressentir; une de ces affections telles que, dans les charmants contes de fées, nous voyons le valeureux Orson en éprouver pour la jeune et belle Valentine, sa maîtresse bien-aimée. C'est ainsi que Dobbin se mettait aux pieds du petit Osborne et le chérissait de toute son âme. Avant de faire ainsi connaissance, il admirait en secret Osborne, et maintenant il était son valet, son petit chien, son Vendredi. Il croyait qu'Osborne réussissait toutes les perfections, qu'il était le plus beau, le plus brave, le plus actif, le plus adroit, le plus généreux de tous les garçons nés et à naître. Il partageait son argent avec lui. C'étaient, à n'en plus finir des cadeaux de couteaux, de porte-crayons, de cachets en or, de café, de petites fauvettes, de livres d'histoire et de grandes images de chevaliers et de voleurs sur lesquelles on pouvait lire les inscriptions suivantes: «À George Sedley Osborne, esquire, son ami dévoué, William Dobbin;» et George recevait ses dédicaces avec toute la dignité qui convenait à son mérite supérieur.

Aussi, quand le lieutenant Osborne vint à Russell-Square le jour de la partie du Vauxhall, il dit à mistress Sedley:

«Madame, j'espère que vous m'accorderez une place pour Dobbin, que j'ai prié d'être des nôtres pour dîner ici et nous accompagner au Vauxhall. Il est presque aussi timide que Joe.

—De la timidité! qu'est-ce à dire? dit notre gros et gras garçon, en jetant une oeillade conquérante à miss Sharp.

—Il est de plus.... mais sous le rapport de l'élégance, on ne peut le comparer à vous, mon cher Sedley, ajouta Osborne en riant. Je l'ai rencontré à Bedford en venant vous voir, et je lui ai dit que miss Amélia était de retour chez ses parents, que nous avions formé des projets de plaisirs nocturnes, et que mistress Sedley lui avait pardonné le bol de punch qu'il avait cassé à cette réunion d'enfants. Vous rappelez-vous, madame, cette catastrophe? il y a sept ans de cela.

—C'est la robe de soie ponceau de mistress Flamingo qui a tout reçu, dit la bonne mistress Sedley; il était bien gauche! et ses soeurs ne sont guère plus gracieuses. Lady Dobbin était à Highbury, la nuit dernière, avec trois d'entre elles; grand Dieu! quelle figure elles y faisaient!

—L'alderman est très-riche, n'est-ce pas? dit malicieusement Osborne; ne croyez-vous pas qu'une de ses filles serait une bonne emplette pour moi, madame?

—Vous êtes fou! Je voudrais bien savoir qui voudrait de vous, avec votre face jaune. Et puis l'alderman Dobbin aura à partager entre quatorze enfants.

—Moi, une face jaune? attendez de voir Dobbin, lui qui a eu la fièvre jaune trois fois, deux fois à Nassau, une fois à Saint-Kitts.

—C'est bon, c'est bon, la vôtre est encore trop jaune pour nous, n'est-ce pas, Emmy? dit mistress Sedley.

Amélia se contenta de sourire en rougissant, regardant la pâle et intéressante figure de George Osborne, et ces belles moustaches bien noires, bien retroussées, bien luisantes, pour lesquelles le jeune homme avait une complaisance particulière. Elle pensa, dans son petit coeur, que dans toute l'armée de Sa Majesté, et même dans tout le monde entier, il n'y avait pas une telle mine de héros.

«Je me soucie peu, reprit-elle, de la physionomie ou de la gaucherie de M. le capitaine Dobbin, mais je me sens de la sympathie pour lui.»

Elle l'aimait parce qu'il avait été l'ami et le champion de George.

«Il n'y a pas de cavalier plus accompli au service, dit Osborne, ni de meilleur officier, quoiqu'il ne soit certainement pas un Adonis.»

Et en même temps, avec la plus grande naïveté, il jeta un regard sur la glace, où il rencontra les yeux de miss Sharp fixés sur lui; il rougit un peu, et Rebecca pensa dans son coeur: «Ah! mon beau monsieur, je pense vous tenir dans mes filets!» Adorable petite coquette!

Le soir, quand Amélia, en robe de mousseline blanche, arriva au salon toute parée pour faire des conquêtes au Vauxhall, gazouillant comme une alouette et fraîche comme une rose, un monsieur bien haut et bien gauche, avec de grandes mains, de grands pieds, de grandes oreilles, redressa à son approche sa tête garnie de cheveux noirs et coupés ras. Il portait l'affreux costume militaire tout couvert de galons et le chapeau à cornes de cette époque; il alla au-devant d'elle et lui fit le salut le plus maladroit que jamais mortel ait fait.

C'était en personne William Dobbin, capitaine dans le ***e régiment d'infanterie de Sa Majesté, échappé à la fièvre jaune qu'il avait attrapée aux Indes, où les chances du service avaient envoyé son régiment pendant que tant d'autres de ses aimables compagnons moissonnaient la gloire dans la Péninsule.

Il avait frappé un coup si timide, si mal assuré, que les dames, du haut de l'escalier, ne l'avaient pas entendu; autrement, vous pourriez être sûr que miss Amélia ne se serait jamais hasardée à entrer en chantant dans le salon. Ce qu'il y a de certain, c'est que cette voix douce et fraîche se fraya tout droit un passage au coeur du capitaine, et lorsqu'elle lui tendit la main pour qu'il la prit, avant de la serrer il fit une pause pour se dire à lui-même:

«Est-il bien possible que ce soit là la petite fille que je me rappelle avoir vue en petit tablier il y a si peu de temps, la nuit où je renversai le bol de punch, juste au moment de ma nomination? Est-ce bien là la petite fille que George Osborne disait vouloir épouser? Quelle charmante et belle personne! quel beau morceau pour le drôle!»

Tout en faisant ces réflexions avant de prendre la main d'Amélia, il laissa tomber son chapeau à terre.

Son histoire depuis sa sortie de l'école jusqu'au moment où nous avons le plaisir de le retrouver, bien qu'elle n'ait pas été racontée tout au long, a été cependant indiquée d'une manière suffisante, pour un lecteur pénétrant, dans la conversation qui précède. Dobbin, l'épicier méprisé, était devenu l'alderman Dobbin; l'alderman Dobbin, colonel dans les chevau-légers de la Cité, brûlant d'un feu guerrier pour résister à l'invasion française. Le corps du colonel Dobbin, où le vieux M. Osborne n'avait qu'un grade très-subalterne, avait été passé en revue par le souverain et le duc d'York. Le colonel et alderman avait été fait chevalier, son fils était entré à l'armée, et le jeune Osborne servait avec lui dans le même régiment. Ce régiment, après avoir été envoyé aux Indes occidentales et au Canada, venait enfin de rentrer dans sa patrie; l'amitié de Dobbin pour George s'était conservée aussi ardente, aussi généreuse que lorsqu'ils étaient tous deux camarades de pension.

Tous ces braves et honnêtes gens se mirent à table pour dîner. On parla de gloire et de Boney, de lord Wellington et des nouvelles du jour. À cette fameuse époque, la gazette avait chaque jour une victoire à enregistrer, et les deux jeunes gens auraient bien voulu voir leurs noms sur cette liste glorieuse, et maudissaient leur mauvaise étoile, qui retenait leur régiment loin des champs de la gloire. Cette conversation exaltait l'enthousiasme de miss Sharp; mais miss Sedley tremblait et pâlissait rien qu'à l'entendre. M. Joseph raconta plusieurs histoires de chasse au tigre, et ne ménagea pas celle de miss Cutler et de Lance le chirurgien; il offrit à Rebecca de tout ce qu'il y avait sur la table, sans toutefois oublier de bien boire et de bien manger.

Il se précipita de la meilleure grâce au-devant des dames pour leur ouvrir la porte quand elles se retirèrent, et, en reprenant sa place à table, il se versa rasade sur rasade, et fit disparaître son bordeaux avec une rapidité fébrile.

«Il amorce son fusil,» dit tout bas Osborne à Dobbin.

Enfin arriva l'heure de partir pour le Vauxhall.

CHAPITRE VI.

Le Vauxhall.

Le ton sur lequel j'ai raconté cette histoire est jusqu'à présent fort paisible (nous arrivons enfin aux chapitres effrayants), et je dois prier l'aimable lecteur de se rappeler que nous ne l'avons encore entretenu que de la famille d'un agent de change à Russell-Square, où chacun se promène, déjeune, dîne, cause et fait l'amour absolument comme dans la vie ordinaire, et sans qu'aucun événement merveilleux ou passionné marque les progrès de cet amour. Notre sujet peut se résumer de la sorte: Osborne aime Amélia et a invité un de ses vieux amis pour le dîner et le Vauxhall. Joe Sedley aime Rebecca. L'épousera-t-il? Voilà précisément ce qui reste à apprendre.

Nous aurions pu traiter ce sujet dans le genre aristocratique, romantique ou facétieux. Supposez que nous eussions placé la scène à Grosvenor-Square, aurions-nous eu moins d'auditeurs? Supposez que nous eussions montré comment Joseph Sedley se sentit pris d'amour; comment le marquis d'Osborne fit la cour à lady Amélia avec le plein consentement du duc son noble père. Ou bien, laissant là la fine aristocratie, supposez que nous fussions descendus aux plus bas étages et entrés dans le détail de ce qui se passe à la cuisine: comment le noir Sambo était amoureux de la cuisinière, et il l'était en effet, et comme il se battit avec le cocher pour ses beaux yeux; comment le marmiton fut surpris volant une épaule de mouton froid et comment la nouvelle femme de chambre de miss Sedley refusa d'aller se coucher si on ne lui donnait pas de la bougie de cire. De tels incidents peuvent avoir de quoi provoquer la gaieté la plus vive et passer pour des scènes de la vie réelle. Ou encore, si nous nous étions senti en verve pour des peintures terribles, nous aurions donné pour amant à la femme de chambre un brigand qui, à la tête de sa bande, aurait brûlé la maison et, après avoir égorgé le père, aurait emporté Amélia en camisole de nuit; il nous eût été facile de fabriquer une histoire d'un intérêt palpitant, dont le lecteur aurait traversé les chapitres fantastiques dans une course furieuse et haletante. Figurez-vous en tête de ce chapitre le titre suivant:

LA NUIT D'ATTAQUE.

La nuit était sombre et lugubre; les nuages étaient noirs, noirs, plus noirs que la suie; sur le haut des vieilles masures, les cheminées se tordaient sous l'effort d'un vent déchaîné, et les tuiles tourbillonnaient avec grand fracas dans les rues désertes. Pas une âme ne bravait la tempête. Les gardiens de nuit restaient blottis dans leurs guérites, où des torrents de pluie les inondaient de leurs flots grossis, et le feu retentissant de la foudre les frappait de mort; c'est ainsi que l'un d'eux avait péri en face des Enfants-Trouvés. Un manteau roussi, une lanterne brisée, un bâton rompu en deux par le feu du ciel était tout ce qu'on avait retrouvé du gros Will Steadfast, dans Southampton-Row. Un cocher de fiacre avait disparu de son siége.... Vers quelle heure? L'ouragan ne donne d'autres nouvelles de ses victimes que les derniers cris de l'agonie, alors qu'il les emporte avec lui. Nuit horrible! Il faisait noir, aussi noir que dans le tuyau de la cheminée. Pas de lune, non! pas la moindre lune, pas une étoile. Pas une petite, faible, vacillante, solitaire étoile; une seule s'était montrée dans la soirée, mais elle avait caché sa face, toute tremblante au milieu du ciel assombri, et s'était bien vite retirée.

«Un, deux, trois; c'est le signal convenu avec la Visière-Noire.

«Par la taule du raboin, est-ce vous, mes fanandels? cria une voix sortie de dessous terre; avec le vingt-deux faites leur affaire en un tour de main.

—Assez de boniments, dépêchez-vous de leur engourdir la falourde pour affurer le négriot; il faut goupiner avec prudence; nous pourrons jaspiner quand nous aurons versé le raisiné. Toi, le Rouge, regarde dans la taule du dabe, et mettez la main sur le mauricaud.»

Et d'une voix plus basse et plus caverneuse on ajouta:

«Je vais faire l'affaire d'Amélia.»

Puis ce fut un silence de mort!

«Allongez le crucifix à ressort,» dit la Visière-Noire....

Ou supposez que j'ai adopté le style aristocratique à l'eau de rose.

Le marquis d'Osborne avait envoyé son petit tigre, porteur d'un billet doux pour lady Amélia.

La charmante créature l'avait reçu des mains de sa femme de chambre, Mlle Anastasie.

Ce cher marquis! quelle aimable prévoyance! Le billet de sa seigneurie contient l'invitation tant désirée pour Devonshire-House!

«Quelle est cette adorable jeune fille? dit le sémillant prince G—rge de C—mbr—dge dans un hôtel de Piccadilly, au moment où il arrivait de l'Opéra; mon cher Sedley, au nom du dieu de l'amour, je vous prie, mon cher Sedley, présentez-moi à elle.

—Son nom, monseigneur, dit lord Joseph, en s'inclinant gravement, est Sedley.

—Vous avez alors un bien beau nom, dit le jeune prince tournant les talons avec un air désappointé, et écrasant le pied d'un vieux monsieur qui, derrière lui, était plongé dans la plus profonde admiration pour la beauté d'Amélia.

—Trente mille tonnerres! hurla la victime se tordant dans l'agonie du moment.

—Je demande mille pardons à Votre Grâce,» dit le jeune étourdi rougissant et inclinant ses belles boucles dans un humble salut.

Il venait de marcher sur l'orteil du plus grand capitaine de l'époque.

«Hé! Devonshire, cria le jeune prince à un grand et aimable seigneur dont les traits indiquaient assez qu'il était du sang des Cavendish, un mot s'il vous plaît: avez-vous toujours le projet de vous défaire de votre collier de diamants?

—Je l'ai vendu deux cent cinquante mille livres au prince Estherhazy.

Und das war gar nicht theuor, postztausend!» s'écria le prince hongrois, etc., etc.

Ainsi, vous voyez, mesdames, comment cette histoire aurait pu être écrite, si l'auteur avait voulu s'en passer la fantaisie. Car, pour dire la vérité, il connaît aussi bien Newgate que les palais de notre auguste aristocratie; il a vu l'un et l'autre de ses propres yeux. Mais il ne comprend pas plus les usages et l'argot des filous que ce langage polyglotte3 qui, d'après les écrivains à la mode, se parle dans les salons du grand ton. Nous suivrons notre route, si vous voulez bien le permettre, au milieu de ces scènes et de ces personnages avec lesquels nous sommes en rapport plus familier. En un mot, ce chapitre sur le Vauxhall eût été tellement court sans cette petite digression, qu'il eût à peine mérité le nom de chapitre; et cependant il ne manque pas d'importance. N'y a-t-il pas dans la vie de chacun de nous de petits chapitres qui semblent n'être rien en eux-mêmes, mais qui étendent cependant leur influence sur tout le reste de l'histoire?

Retournons maintenant à la voiture qui emmène toute la société de Russell-Square et la conduit aux jardins du Vauxhall. Joe se trouve serré contre miss Sharp sur la banquette de devant, et Osborne est assis sur la banquette de derrière entre le capitaine Dobbin et Amélia.

Chacun dans la voiture était persuadé que cette nuit même Joe proposerait à Rebecca de devenir mistress Sedley. Les parents ne s'opposaient pas à cet arrangement; mais, pour le dire entre nous, le vieux M. Sedley ressentait pour son fils quelque chose qui était fort voisin du mépris. Il le disait vain, égoïste, engourdi et efféminé; il ne pouvait endurer ses airs d'homme à la mode, et riait de bon coeur à ses pompeuses histoires de pourfendeur de géants.

«Je laisserai à ce garçon la moitié de mon bien, disait-il à sa femme, et il aura en outre la jouissance du sien, mais je suis convaincu que si vous, sa soeur et moi, venions à mourir demain, il dirait: «le ciel en soit béni!» et ne mangerait pas un morceau de moins qu'à son ordinaire. Je ne veux donc pas me faire de bile à cause de lui. Laissons-le épouser la femme qu'il voudra, nous n'avons rien à y voir.»

Amélia, d'un autre coté, comme il convenait à une jeune personne de son inexpérience et de son tempérament, était fort enthousiaste pour ce mariage. Une ou deux fois Joe avait été sur le point d'épancher dans son sein des secrets très-importants, et elle était toute disposée à prêter l'oreille à ses confidences; mais le coeur manquait à ce gros garçon pour se soulager auprès de sa soeur, au grand désappointement de laquelle il se contentait de pousser un grand soupir et de se tourner d'un autre côté.

Ce mystère ne servait qu'à entretenir le trouble et l'incertitude dans le pauvre petit coeur d'Amélia. Si elle ne parlait pas avec Rebecca d'un sujet si délicat, elle prenait sa revanche dans de longues et intimes conversations avec mistress Blenkinsop, la gouvernante, qui en avait laissé transpirer quelque chose auprès de la femme de chambre, qui en passant en avait touché quelques mots à la cuisinière, laquelle, je n'en fais aucun doute, en avait porté la nouvelle à tous les fournisseurs; en telle sorte que le mariage de Joe était le sujet de toutes les causeries à la ronde dans le monde de Russell-Square.

C'était l'opinion, bien naturelle d'ailleurs, de mistress Sedley que son fils manquerait à son rang en épousant la fille d'un artiste.

«Mais mon Dieu, madame, disait respectueusement mistress Blenkinsop, nous n'étions que des épiciers quand nous nous sommes mariée avec M. Sedley, alors clerc d'agent de change, et nous n'avions que cinq cents livres à deux, et nous sommes assez riches maintenant.»

Amélia était entièrement de cette opinion, à laquelle on finit peu à peu par gagner la bonne mistress Sedley.

M. Sedley restait neutre.

«Laissons Joe épouser celle qu'il voudra, disait-il, ce n'est pas notre affaire. Cette fille n'a pas de fortune, mistress Sedley n'en avait pas davantage. Elle paraît réjouie et adroite, elle le mettra peut-être au pas. Mieux vaut encore celle-là qu'une mistress Sedley toute noire et une douzaine de petits enfants couleur acajou.»

Tout semblait sourire à la fortune de Rebecca; elle avait pris le bras de Joseph, comme cela était tout simple, pour aller dîner. Elle s'était assise à côté de lui sur le siége de la voiture découverte. C'était un fier gaillard lorsqu'il se trouvait à cette place, plein d'une dignité majestueuse et conduisant son attelage pommelé. Personne ne disait mot au sujet du mariage, et cependant la pensée en était dans toutes les têtes. Il ne manquait plus maintenant que la demande, et c'est alors que Rebecca sentait bien vivement la privation d'une mère; une tendre mère qui en dix minutes aurait conduit l'affaire à bonne fin, et, dans le cours d'une conversation délicate et confidentielle, aurait amené sur les lèvres timides du jeune homme le précieux aveu!

Voilà où en étaient les affaires lorsque la voiture traversa le pont de Westminster. La compagnie arriva sans autre encombre aux jardins royaux du Vauxhall. Lorsque le majestueux Joseph descendit du fringant équipage, la foule accueillit sa grosse personne avec un frémissement de gaieté. Il rougit et porta sur elle un regard fier et hautain en s'avançant avec Rebecca à son bras. George se chargea d'Amélia, qui était épanouie comme une rose aux rayons du soleil.

«Tiens, Dobbin, dit George, si tu veux prendre soin des châles et de toutes les affaires, tu seras un bon garçon.»

Et, pendant qu'il prenait pour lui miss Sedley, et que Joseph se dirigeait vers les jardins avec Rebecca, l'honnête Dobbin se résignait à prendre les châles sous son bras et à payer à la porte pour tout le monde.

Il marchait modestement à leur suite, sans songer à faire à ses amis la moindre concurrence. Pour ce qui regardait Rebecca et Joseph, il ne s'en souciait guère. Quant à Amélia, il trouvait en somme qu'elle était bien ce qu'il fallait pour le brillant George Osborne, et en voyant cet aimable couple parcourir ces belles promenades, au grand étonnement et au grand plaisir de la jeune fille, il considérait cette joie naïve avec une sorte de plaisir paternel. Peut-être aurait-il désiré avoir quelque chose de plus que le châle à son bras. La foule souriait en voyant ce jeune officier, un peu gauche à porter tout cet attirail féminin; mais aucun calcul d'égoïsme ne pouvait venir à l'esprit de Dobbin. Aurait-il songé à se plaindre tant que son ami paraissait satisfait? Ce qui est certain, c'est que toutes les séductions de ce lieu de délices, ces milliers de lampes qui jetaient le plus vif éclat, ces joueurs de violon en chapeau à cornes, qui faisaient retentir les plus ravissantes mélodies sous la conque dorée qui s'élevait au milieu des jardins; ces chanteurs de romances sentimentales ou comiques, qui charmaient les oreilles; ces contredanses composées de cokneys et coknesses et exécutées au milieu du bruit, des cabrioles, des bousculades et des rires; le signal qui annonçait que Mme Saqui allait faire son ascension dans le ciel sur une corde roide montant jusqu'aux étoiles; l'ermite que l'on trouve toujours assis dans son ermitage si bien éclairé; ces sombres allées si favorables à l'entrevue des jeunes amants; les pots de porter présentés par des hommes en livrée vieille et râpée, et ces cabinets tout resplendissants où l'on sert aux joyeux convives des tranches de jambon presque invisibles: rien de tout cela ne provoquait la moindre curiosité de la part du capitaine William Dobbin.

Il promenait de tous côtés le châle de cachemire blanc d'Amélia, et s'était arrêté devant l'estrade des musiciens pendant que mistress Salmon exécutait la bataille de Borodine, cantate guerrière, composée contre l'aventurier corse, qui venait d'éprouver dernièrement des revers contre les Russes. M. Dobbin essaya de fredonner, en s'éloignant, l'air qu'Amélia Sedley avait chanté dans l'escalier en venant se mettre à table. Il se mit à rire de lui-même, car, en vérité, il chantait bien comme un hibou.

Il est bien entendu que nos jeunes gens, ainsi divisés deux par deux, se firent les plus solennelles promesses de rester ensemble toute la soirée; mais, au bout de dix minutes, ils se trouvaient déjà séparés. Les sociétés se perdent au Vauxhall, mais c'est pour se retrouver au souper, pour se raconter leurs aventures depuis le moment où elles se sont quittées.

Quelles furent les aventures de M. Osborne et de miss Amélia? Cela est un secret. Mais soyez assurés qu'ils furent parfaitement heureux et irréprochables dans leur conduite, et, comme ils avaient eu de nombreuses occasions de se voir depuis quinze ans, leur tête-à-tête n'offrait rien de bien particulier ni de bien nouveau.

Mais quand Rebecca et son vaillant cavalier se furent perdus dans une promenade solitaire où ils ne rencontrèrent guère plus d'une soixantaine de couples errant de la même façon, ils sentirent tous deux combien leur position devenait délicate et critique, et miss Sharp pensa que c'était maintenant ou jamais le moment de provoquer cette déclaration qui venait expirer sur les lèvres timides de M. Sedley.

Ils avaient d'abord été au panorama de Moscou, où un gros lourdaud avait écrasé le pied de miss Sharp; elle en était presque tombée à la renverse, en poussant un cri de douleur, dans les bras de M. Sedley. Ce petit accident avait accru la tendresse et la confiance de notre héros à un tel point qu'il lui avait raconté plusieurs de ses histoires indiennes redites pour la sixième fois.

«J'aimerais à voir l'Inde, dit Rebecca.

—Vraiment?» dit Joseph de l'accent le plus tendre.

Et on peut affirmer que cette adroite question en préparait une autre plus tendre encore; sa respiration était toute entrecoupée, toute haletante, et la main de Rebecca, placée sur son coeur, pouvait en compter les pulsations fébriles. Mais... ô contre-temps! la cloche sonna pour le feu d'artifice, et, emportés par le flot impétueux et irrésistible, nos deux amants furent obligés de suivre le courant de la foule.

Le capitaine Dobbin avait eu quelque idée de rejoindre la société pour le souper; car, en réalité, il ne prenait pas une part bien active aux divertissements du Vauxhall. Il passa à deux reprises devant le cabinet où se trouvaient maintenant réunis nos deux couples, et personne ne fit attention à lui. Les couverts étaient mis seulement pour quatre. Nos amoureux causaient entre eux avec un abandon où respirait le bonheur, et quant à Dobbin, on paraissait s'en souvenir aussi peu que s'il n'eût jamais existé.

«Je serais de trop, dit le capitaine en les regardant avec attention; je ferai mieux d'aller causer avec l'ermite.»

Il s'éloigna de ce tumulte des cris de la foule, du bruit des plats, pour se rendre à la sombre allée qui conduisait à l'habitation de carton du fameux ermite. Tout cela n'était pas fort gai pour Dobbin, et se trouver seul au Vauxhall, j'en ai jugé à mes dépens, est peut-être le plus désagréable des plaisirs que puisse se donner un célibataire.

Les deux couples se trouvaient fort bien dans leurs cabinets, où régnait la plus aimable et la plus libre conversation. Joe était à l'apogée de sa gloire, donnant ses ordres au garçon avec la plus grande majesté. Il faisait la salade, débouchait le champagne, découpait les poulets, mangeait et buvait la plus grande partie de ce qu'on mettait sur la table. Enfin il insista pour avoir un bol de rak-punch; on ne va pas au Vauxhall sans prendre un bol de rak-punch.

«Garçon, un rak-punch

Ce bol de rak-punch est la cause de toute cette histoire; pourquoi pas un bol de rak-punch aussi bien que toute autre chose? N'est-ce pas un bol d'acide prussique qui fut cause que la belle Rosemonde se retira du monde? N'est-ce pas un bol de vin qui fut cause de la mort d'Alexandre le Grand? Ainsi le dit le docteur Lemprière4. De même ce bol de punch eut une grande influence sur les destinées de tous les principaux personnages de notre roman. Cette influence s'étendit sur toute leur vie, bien que le plus grand nombre d'entre eux n'y ait même pas goûté.

Les jeunes dames n'en buvaient point, Osborne ne l'aimait pas. La première conséquence fut que Joe, ce gros gourmand, avala tout le contenu du bol; la seconde conséquence fut qu'après avoir avalé tout le contenu du bol, il éprouva une exaltation qui étonna d'abord, et de plus faillit avoir des suites désagréables. Il parlait et riait si fort, qu'il amassa une haie de curieux autour du cabinet, à la grande confusion de ses innocentes compagnes; puis il se mit à entonner une chanson, et le fit sur ce ton aigre et insipide particulier aux ivrognes de bonne compagnie. Sa voix attira tout l'auditoire qui se pressait naguère autour des musiciens; on le couvrit d'applaudissements.

«Bravo, mon gros garçon, dit l'un; encccôre, Daniel Lambert! et servez chaud!

—Voilà un gaillard qui ferait bien sur la corde roide, s'écria un autre farceur, dont la plaisanterie excita chez les dames la plus vive terreur, et chez M. Osborne la plus grande colère.

—Pour l'amour du ciel, Joe, lui dit-il, levons-nous et partons; et les deux jeunes femmes se levèrent.

—Arrêtez, ma petite louloute,» hurla Joseph, aussi hardi qu'un lion; et il jeta sa main autour de la taille de Rebecca.

Rebecca se détourna, mais ne put l'éviter. Les éclats de rire redoublèrent au dehors. Joe continua à boire, à faire l'amour et à chanter, en clignant de l'oeil et en saluant avec grâce l'auditoire de son verre: et il engageait tous ceux qui voudraient à venir boire du punch avec lui.

Osborne se disposait à repousser un monsieur en bottes à revers qui voulait profiter de l'invitation, et une lutte semblait inévitable, quand, par le plus grand des bonheurs, un individu du nom de Dobbin, qui s'était jusque-là promené dans les jardins, s'arrêta devant le cabinet.

«Place! badauds que vous êtes,» dit le nouvel arrivant.

Il se fraya un passage à travers ces rangs serrés, qui se dissipèrent devant son chapeau à cornes et sa belliqueuse tournure, et il pénétra dans le cabinet, en proie à la plus vive agitation.

«Au nom du ciel, Dobbin, où étiez-vous passé?» dit Osborne en saisissant le châle de cachemire blanc que son ami portait à son bras, et le roulant autour d'Amélia. Soyez bon à quelque chose: veillez sur Joe pendant que je conduirai ces dames à la voiture.»

Joe se levait déjà pour s'interposer, mais d'un seul coup de main Osborne le renvoya tomber sur son siége, et le lieutenant put emmener les dames en toute sûreté. Joe leur envoya des baisers pendant qu'elles s'éloignaient, et au milieu de ses hoquets leur cria un dernier: «Dieu vous bénisse! vous bénisse!» Puis, saisissant la main du capitaine Dobbin et pleurant à faire pitié, il lui confia le secret de ses amours.

Il adorait cette jeune personne qui venait de partir; il lui avait brisé le coeur, oui, par sa conduite, il lui avait brisé le coeur; il voulait l'épouser le lendemain matin à Saint-Georges, Hanover-Square; il voulait aller réveiller l'archevêque de Cantorbéry à Lambeth, il le voulait, et sans retard. Le capitaine Dobbin, profitant de cette pensée, lui persuada adroitement de sortir des jardins pour se rendre à Lambeth-Palace, et, quand une fois il l'eut conduit hors des portes, il fit sans peine monter le tapageur dans un fiacre qui le déposa sain et sauf à son domicile. George Osborne, sans autre accident, reconduisit les jeunes filles chez elles; puis, quand la porte se fut refermée sur elles, en revenant par Russell-Square, il fut pris d'un fou rire qui laissa tout étonnés les gardiens de nuit.

Amélia regarda son amie avec tristesse, monta avec elle les escaliers, l'embrassa, puis elles allèrent se coucher sans ajouter une parole.

«C'est demain qu'il viendra faire sa demande, pensa Rebecca: il m'a appelée la bien-aimée de son coeur; il m'a serré la main en présence d'Amélia. Bien sûr la demande sera pour demain.»

Amélia le croyait aussi: et j'ose avouer qu'elle pensait également à la robe qu'elle porterait comme demoiselle d'honneur, aux présents qu'elle ferait à sa bonne petite belle-soeur, à la cérémonie prochaine où elle jouerait un des principaux rôles, etc., etc.

Pauvres créatures ignorantes et crédules! que vous connaissez peu l'effet d'un rak-punch! Quel rapport y a-t-il entre le rack qui se trouve dans le punch de la nuit, et le rack qui se trouve dans la tête le lendemain matin? À cette vérité, ajoutez, s'il vous plaît, qu'il n'y a pas au monde de mal de tête comparable à celui que vous donne un punch du Vauxhall. Dans l'espace de vingt années, je ne puis me souvenir que de l'effet de deux verres! deux seulement, sur l'honneur d'un gentilhomme! Et Joseph Sedley, atteint d'une maladie de foie, avait englouti au moins un litre de cette abominable liqueur.

Le jour suivant, que Rebecca espérait voir se lever sur sa fortune, trouva Sedley poussant les lamentations d'un homme à l'agonie, telles que la plume se refuse à les retracer. L'eau de Seltz n'étant pas encore inventée, la bière blanche, le croirait-on? était la seule boisson qui pût apaiser la fièvre que lui avait donnée l'orgie de la nuit précédente. George Osborne trouva l'ex-receveur de Boggley-Wollah ayant auprès de lui ce breuvage adoucissant, et occupé à geindre sur un sofa. Dobbin était déjà dans la chambre, donnant des soins empressés à cette victime de la nuit dernière. Les deux officiers, après avoir jeté un regard sur le buveur de punch maintenant hors de combat, échangèrent du coin de l'oeil un signe d'intelligence qui n'avait rien de très-compatissant. Le valet même de Sedley, homme de l'étiquette la plus irréprochable, aussi grave et silencieux qu'un entrepreneur de pompes funèbres, eut de la peine à faire bonne contenance en regardant son maître infortuné.

«Je n'ai jamais vu M. Sedley en fureur comme cette nuit, dit-il tout bas à Osborne, pendant que ce dernier montait l'escalier. Il voulait battre son cocher, monsieur. Le capitaine a été obligé de le monter dans ses bras, comme un enfant.»

Un sourire passager effleura les traits de maître Brush pendant qu'il parlait, mais ils retombèrent bientôt dans leur impassibilité ordinaire; en même temps, il ouvrait la porte et annonçait:

«M. Hosbin!

—Comment vous trouvez-vous, Sedley? dit le jeune visiteur, n'avez-vous point d'os rompus? il y a en bas un cocher qui a l'oeil tout noir et la tête tout enveloppée. Il parle de vous citer en justice.

—Que voulez-vous dire avec la justice? demanda Sedley d'une voix mourante.

—Oui, pour l'avoir battu cette nuit, n'est-ce pas, Dobbin? Vous l'avez poussé, mon cher, aussi rudement qu'aurait pu faire Molyneux. Le gardien de nuit dit qu'il n'a jamais vu un pauvre diable renversé aussi rudement. Demandez à Dobbin.

—Oui, vous avez eu une bourrade avec le cocher, dit le capitaine Dobbin, et vous l'avez assommé de coups.

—Et l'homme du Vauxhall à l'habit blanc! Ah! Joe, comme vous l'avez bousculé; et ces pauvres femmes, comme elles criaient: c'était plaisir que de vous voir. J'ai cru que vous autres gens du civil n'aviez pas de courage; mais je ne me mettrai jamais sur votre route quand vous serez dans les vignes du Seigneur, mon gaillard.

—Oui, je crois que je suis bien terrible lorsqu'on m'excite,» dit Joseph dans son sofa avec une grimace d'une tristesse si burlesque, que la politesse du capitaine ne put y résister plus longtemps, et que lui et Osborne partirent d'un éclat de rire.

Osborne, qui n'était pas fort aise qu'un membre de la famille dans laquelle il allait entrer, lui, George Osborne du ***e régiment, consentit à une mésalliance avec une petite fille de rien, une aventurière de gouvernante, profita de l'état de faiblesse où il voyait réduit le héros du Vauxhall et commença ainsi l'attaque:

«Vous souvient-il de votre chanson d'hier?

—Laquelle? demanda Joe.

—Une chanson sentimentale, après laquelle vous avez appelé Rosa.... Rebecca, je ne me rappelle déjà plus son nom, vous savez bien cette petite amie d'Amélia, votre petite louloute

Et, saisissant la main de Dobbin, il répéta la scène de la veille, pour le plus grand supplice de celui qui y avait joué le principal rôle, et en dépit de tous les efforts du bon Dobbin pour éveiller en lui un peu de pitié.

«Pourquoi l'aurais-je épargné, répondit Osborne aux remontrances de son ami, quand il quitta l'invalide, le laissant entre les mains du docteur Glober. De quel droit se donne-t-il ces airs protecteurs et nous fait-il montrer au doigt au Vauxhall? Quelle est cette petite institutrice qui le provoque de l'oeil pour se faire aimer de lui? Ma foi! la famille n'est pas déjà si noble, sans la compter! Une gouvernante, c'est fort bien, mais j'aime mieux autre chose pour belle-soeur. J'ai des idées libérales mais j'ai aussi une juste mesure d'amour-propre, et je sais ce que je dois à mon rang; quant à elle, qu'elle ne sorte pas du sien. Je veillerai de près sur ce grand fanfaron de nabab, et je l'empêcherai de se faire encore plus fou qu'il n'est. Aussi lui ai-je dit de se tenir en garde contre toutes les manoeuvres de la petite.

—Sans doute, dit Dobbin avec un air qui démentait ses paroles, personne ne peut savoir mieux que vous que vous avez toujours été parmi les tories, et que votre famille est l'une des plus vieilles de l'Angleterre; mais....

—Venez avec moi voir ces demoiselles, et faites l'amour pour votre compte à miss Sharp,» dit le lieutenant en interrompant son ami; mais le capitaine Dobbin refusa d'accompagner Osborne dans sa visite aux dames de Russell-Square.

En apercevant dans la maison des Sedley deux têtes qui faisaient le guet à deux étages différents, Osborne ne put s'empêcher de rire.

Le fait est que miss Amélia était à sa fenêtre, interrogeant de l'oeil avec la plus grande anxiété le côté du square qui lui faisait face, et où habitait M. Osborne, dans l'espérance de découvrir le lieutenant; et miss Sharp, de la chambre à coucher située au second étage, s'était mise en observation, comptant bien voir apparaître la masse respectable qui avait nom Joseph.

«Ma soeur Anne est à sa tour, dit Osborne à Amélia, mais elle ne voit rien venir.»

Et, tout joyeux de sa plaisanterie, il prit un malin plaisir à dépeindre en termes grotesques à miss Sedley le fâcheux état de son frère.

«George, c'est très-mal à vous de rire,» lui dit-elle avec un air de reproche.

Mais George n'en continua que de plus belle en présence de sa mine contrite et désappointée, et persista à croire que sa plaisanterie était des plus divertissantes. Lorsque miss Sharp descendit, il la railla beaucoup au sujet de l'effet que ses charmes avaient produit sur le gros employé de la compagnie des Indes.

«Ah! miss Sharp, si vous aviez pu le voir ce matin, dit-il, vagissant dans sa robe de chambre à ramages et se tordant sur son sofa, si vous l'aviez vu tirant la langue à son apothicaire Glauber....

—Voir qui? dit miss Sharp.

—Qui? comment! qui! mais ce ne peut être que le bon capitaine Dobbin, dont nous nous sommes si vivement préoccupés la nuit dernière.

—Ah! nous nous sommes bien mal conduits avec lui; dit Emmy toute rougissante; en effet, je l'avais.... complétement oublié.

—Oh! pour cela, c'est vrai, s'écria Osborne redoublant ses éclats de rire; et puis on ne peut pas toujours penser à Dobbin, n'est-ce pas, Amélia? n'est-ce pas, miss Sharp?

—Si ce n'est quand il a renversé son verre sur la table, répliqua miss Sharp d'un air sec et avec un mouvement d'impatience; je n'ai pas pris garde un seul moment à l'existence du capitaine Dobbin.

—C'est bon, miss Sharp, je le lui dirai,» répondit Osborne.

Comme il parlait, miss Sharp sentit naître en elle un sentiment de défiance et de haine pour ce jeune officier, sans qu'il pût s'en douter le moins du monde. «Peut-être veut-il s'amuser à mes dépens, pensa Rebecca; peut-être m'a-t-il tournée en ridicule auprès de Joseph; peut-être a-t-il renouvelé ses terreurs. Et l'autre ne viendra pas.»

Un nuage passa sur ses yeux et son coeur battit plus vite.

«Vous plaisantez toujours, dit-elle avec un sourire aussi ingénu qu'elle put le prendre; vous avez beau jeu, monsieur George, je n'ai personne ici pour me défendre.»

George Osborne, pendant qu'elle s'éloignait et qu'Amélia le grondait du regard, éprouva un léger regret d'avoir mal à propos chagriné cette pauvre créature, d'ailleurs si à plaindre; mais bientôt il reprit:

«Ma chère Amélia, vous êtes trop bonne, trop indulgente; vous n'avez pas encore comme moi l'expérience du monde. Il faut que votre petite amie miss Sharp apprenne à rester à sa place.

—Pensez-vous que Joseph....

—Sur ma parole, ma chère; je n'en sais rien; il peut le faire comme ne pas le faire, je ne suis pas son maître. Mais je sais seulement que c'est un garçon très-léger, très-vain, et qu'il a mis dans une très-désagréable et très-fausse position ma chère petite louloute.»

Il se remit à rire d'une façon si drôle qu'Emmy ne put s'empêcher de rire avec lui.

Joe ne vint pas de toute la journée. Mais cela inquiétait peu Amélia, car la petite diplomate avait envoyé le groom aide de camp de maître Sambo, à la maison de son frère, pour lui demander un livre qu'il lui avait promis et s'informer de ses nouvelles. Il fut répondu par le valet de Joe, M. Brush, que l'indisposition de son maître le retenait au lit, et que le docteur était en ce moment auprès de lui. «Il viendra demain,» pensa-t-elle. Mais elle ne se sentait point le courage de rien dire à ce sujet à Rebecca, et cette jeune personne elle-même ne fit aucune allusion à cette affaire dans toute la soirée qui suivit la nuit passée au Vauxhall.

Le lendemain cependant, comme les jeunes dames assises sur le sofa s'occupaient à travailler, à écrire des lettres ou à lire des romans, Sambo entra dans la pièce avec son air d'empressement habituel; il portait un paquet sous le bras et une lettre sur un plateau.

«Une lettre de M. Joseph pour mademoiselle,» dit Sambo.

Amélia l'ouvrit tout en tremblant.

Voici ce qu'elle disait:

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