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La foire aux vanités, Tome I

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«Ma chère Amélia,

«Je vous envoie l'Orphelin de la Forêt. Je me sentais trop mal pour aller vous voir hier et aujourd'hui. Je quitte la ville pour Cheltenham. Excusez-moi, si c'est possible, auprès de l'aimable miss Sharp de ma conduite au Vauxhall. Priez-la de me pardonner et d'oublier tout ce que je lui ai dit dans l'excitation de ce fatal souper. Dès que je me sentirai mieux, car ma santé est fort ébranlée, j'irai passer quelques mois en Écosse.

«Votre bien affectionné,

«Joe Sedley

C'était l'arrêt de mort, tout était perdu. Amélia n'osait regarder la pâle figure et les yeux enflammés de Rebecca. Elle laissa tomber la lettre sur les genoux de son amie; puis, sortant de la pièce, elle alla se réfugier dans sa chambre, où son petit coeur éclata en sanglots.

Blenkinsop l'intendante l'y suivit pour lui prodiguer ses consolations; Amélia, en épanchant ses larmes dans son sein, reprit un peu de courage.

«Ne vous laissez pas abattre, mademoiselle; je n'aurais pas voulu vous le dire, mais personne de la maison ne l'a aimée, excepté au commencement. Je l'ai vue, de mes propres yeux vue, lisant les lettres de votre maman. Pinner dit qu'elle est toujours à fouiller dans votre boîte à bijoux et dans vos tiroirs, et dans les tiroirs de tout le monde. Elle est sûre qu'elle a mis votre ruban blanc dans sa malle.

—Je le lui ai donné, je le lui ai donné,» répondit Amélia.

Mais cela ne modifia en rien l'opinion de mistress Blenkinsop sur miss Sharp.

«Voyez-vous, Pinner, je ne me fie pas à toutes ces gouvernantes qui ne sont ni chien ni loup. Elles se donnent les airs et les allures de nos grandes dames, et souvent elles ne sont pas mieux payées que vous et moi.»

Il était désormais évident pour tous les habitants de la maison, excepté pour la pauvre Amélia, que Rebecca devait partir; et grands et petits, toujours à l'exception d'une seule personne, pensaient que ce départ devait avoir lieu dans le plus bref délai. Cette bonne jeune fille bouleversa tous les tiroirs, toutes les armoires, tous les sacs, passa en revue ses robes, fichus, colifichets, chiffons, dentelles, soieries et falbalas, choisissant une chose, puis l'autre, puis encore une autre, pour en faire un petit paquet pour Rebecca. Puis, allant trouver son père, ce généreux commerçant de la Cité, qui lui avait promis autant de guinées qu'elle avait d'années, elle pria de donner cet argent à sa chère Rebecca, qui en avait besoin, tandis qu'elle ne manquait de rien.

George Osborne lui-même fut mis à contribution, et il ne se fit pas prier. Il alla à Bond-Street acheter le plus joli chapeau, le plus élégant spencer.

«Voilà le présent que George vous fait, ma chère Rebecca, dit Amélia toute fière. Qu'il a bon goût! il n'y en a pas un comme lui.

—Il n'y en a pas un, répondit Rebecca. Je lui suis bien reconnaissante!»

Dans le fond de son coeur elle se disait: «C'est George Osborne qui a empêché mon mariage.» Aussi elle aimait George Osborne en conséquence.

Elle fit ses paquets de la meilleure grâce du monde, et accepta tous les jolis petits présents d'Amélia, après y avoir mis tout juste ce qu'il fallait d'hésitation et de résistance. Elle ne manqua pas de jurer à mistress Sedley une éternelle reconnaissance, tout en se gardant bien d'importuner cette bonne dame qui se trouvait un peu décontenancée et avait l'air de vouloir l'éviter. Elle baisa la main de M. Sedley, et lui demanda la permission de le considérer à l'avenir comme son meilleur ami, son plus sûr protecteur. Il y avait quelque chose de si touchant dans toute sa personne, que M. Sedley fut sur le point de lui donner un mandat de vingt livres. Mais il réprima sa sensibilité, et comme la voiture l'attendait pour l'emmener dîner, il s'éloigna en jetant à Rebecca un: «Dieu vous protége, mon enfant! Vous aurez toujours ici une place quand vous viendrez à la ville; ne l'oubliez pas.... James, à Mansion House.»

Enfin arriva le moment de la séparation pour les deux amies.

Après une scène où l'une prit son rôle au sérieux et l'autre le joua en comédienne accomplie; après les plus tendres caresses, les larmes les plus pathétiques, où le flacon à vinaigre ainsi que les meilleurs sentiments du coeur purent trouver leur place, Rebecca et Amélia se séparèrent, la première jurant à son amie de l'aimer toute sa vie et encore au delà.

CHAPITRE VII.

Crawley de Crawley-la-Reine.

Parmi les noms en C les plus respectés inscrits sur l'Annuaire de la cour, l'an de grâce 18..., était celui de Crawley (sir Pitt), baronnet, Great-Gaunt-Street et Crawley-la-Reine dans le Hants. Ce nom honorable figurait aussi, depuis plusieurs années, accolé à ceux de tous ces dignes candidats qui vont à tour de rôle quêter le suffrage des électeurs.

À propos du bourg de Crawley-la-Reine, on raconte que la reine Elisabeth, dans une de ses tournées, s'arrêta à Crawley, pour y déjeuner. L'excellente bière de l'Hampshire, que lui présenta le Crawley d'alors, beau gaillard à longue barbe et au jarret d'acier, la mit en si belle humeur qu'elle octroya au bourg de Crawley le droit d'envoyer à l'avenir deux membres au parlement. En souvenir de l'illustre visiteuse, ce pays reçut le nom de Crawley-la-Reine, et il l'a conservé jusqu'à ce jour. Par un effet des changements causés par le temps, des vicissitudes produites par les siècles dans les empires, les cités et les bourgs, Crawley-la-Reine n'avait pas cessé d'être aussi populeux qu'à l'époque de la reine Beth, et finissait par tomber dans la catégorie dite des bourgs-pourris. Toutefois, sir Pitt Crawley, avec son gros bon sens et sa rhétorique ordinaire, avait bien soin de répéter:

«Pourri! tant qu'on voudra; il ne m'en rapporte pas moins quinze cents bonnes livres par an!

Sir Pitt Crawley, ainsi appelé du nom de son illustre homonyme à la chambre des communes, était fils de Walpole Crawley, premier baronnet, dispensateur des sceaux et parchemins sous le règne de Georges II. À l'exemple de tant d'honnêtes confrères de cette époque, il encourut l'accusation de péculat. Walpole Crawley, chose presque superflue à dire, était fils de John Churchill Crawley, du nom de l'un des plus fameux capitaines du règne de la reine Anne. L'arbre généalogique pendu dans la grande salle de Crawley-la-Reine mentionne en outre Charles Stuart, fils de Crawley surnommé le Décharné, le Crawley contemporain de Jacques Ier, et enfin le Crawley de la reine Elisabeth, représenté à la tête du tableau en barbe et en cuirasse. De son gilet part, suivant l'usage, le tronc nobiliaire où s'étalent les noms illustres ci-dessus énumérés. Tout à côté du nom de sir Pitt Crawley, le baronnet dont il est question dans ce chapitre, s'alignent les noms de son frère, le révérend Bute Crawley, recteur de Crawley-Snailby, et de différents autres descendants, tant mâles que femelles, de la famille des Crawley.

Sir Pitt avait d'abord épousé Griselle, sixième fille de Mungo Binkie, lord Binkie, et cousine en conséquence de M. Dundas. Elle l'avait rendu père de deux fils: Pitt, ainsi nommé non pas tant en l'honneur de son père qu'en celui de notre bien-aimé et fameux ministre, et Rawdon Crawley, appelé comme le favori du prince de Galles, si vite oublié par S. M. Georges IV. Quelques années après le trépas de milady, sir Pitt conduisit à l'autel Rosa, fille de M. G. Grafton de Mudbury. Cette nouvelle épouse lui donna deux filles, qui, pour leur plus grand avantage, allaient avoir miss Rebecca Sharp pour gouvernante. Notre jeune institutrice se trouvait donc au milieu d'une famille rehaussée, comme on l'a pu voir, par d'assez nobles alliances. Bientôt sa diplomatie allait avoir à s'évertuer sur un théâtre plus digne d'elle que le centre modeste de Russell-Square.

La lettre d'avis qui l'appelait auprès de ses élèves lui vint sous une enveloppe qui n'était plus d'une entière fraîcheur. Elle était ainsi conçue:

«Sir Pitt Crawley prie miss Sharp et ses bas gages d'être issis mardi, car je m'en vas à Crawley-la-Reine demain matin de bonheur.

«Great-Gaunt-Street.»

Rebecca avait beau interroger ses souvenirs, elle ne se rappelait point avoir vu de baronnet; aussi, après ses adieux à Amélia et le temps de se frotter les yeux avec son mouchoir, cérémonie qui dura tout juste assez pour permettre à la voiture de dépasser le coin de la rue, elle mit son esprit au supplice pour se faire une idée de la tournure que pouvait avoir un baronnet.

«Je voudrais bien savoir s'il porte un crachat, pensa-t-elle. Peut-être le droit de porter des crachats appartient-il aux lords seuls. Toujours, il aura une mise recherchée, quelque costume de cour. Il porte sans doute des manchettes et doit avoir un oeil de poudre dans les cheveux. Je le vois d'ici avec son air de hauteur; je serai assurément traitée par lui avec le dernier mépris. Il faut encore prendre mon mal en patience, car au moins je serai mêlée à des gens de bonne société, et non plus à cette petite bourgeoisie si vulgaire dans son genre.»

Puis, pensant à Joseph et à ses amis de Russell-Square, elle empruntait la philosophie du renard de la fable devant une treille trop élevée.

Après avoir passé Shiverly-Square, la voiture s'arrêta dans Great-Gaunt-Street, devant une grande et sombre maison, encaissée entre deux autres d'aussi lugubre apparence. Chacune portait un écusson au-dessus de la principale croisée, comme on en voit presque toujours aux maisons de Great-Gaunt-Street, où la mort, sans doute attirée par la tristesse du lieu, semble avoir élu domicile à perpétuité. Les volets des fenêtres du premier étage étaient fermés; ceux de la salle à manger, à moitié entr'ouverts, laissaient voir de vieux journaux enveloppant précieusement les cuivres des fenêtres.

John le cocher, envoyé seul pour conduire la voiture et peu soucieux de descendre pour aller sonner, réclama ce service d'un petit gamin qui passait. La sonnette s'ébranla, une tête se montra aux volets entre-bâillés de la salle à manger, et la porte s'ouvrit pour laisser passer un homme en culotte de drap commun, en grosses guêtres, avec une vieille veste tachée, une vieille cravate d'une couleur équivoque, enroulée autour d'un cou velu, ayant la tête chauve et lisse, une face rubiconde et niaise, des yeux gris et brillants, une bouche toujours grimaçante.

«Est-ce ici la maison de sir Pitt Crawley? demanda John de son siége.

—Oui, dit l'homme de la maison avec un signe affirmatif.

—Avancez ici pour enlever ces paquets, dit John.

—Enlevez-les vous-même, dit le portier.

—Vous ne voyez donc pas que je ne puis laisser mes bêtes? Allons, allons, mon brave, la main à la besogne; la demoiselle vous donnera quelque chose pour la peine,» dit John avec un gros rire.

Miss Sharp ne pouvait prétendre aux égards de cet homme; ses rapports avec la famille des Sedley allaient en rester là, et les domestiques n'avaient rien reçu d'elle à son départ.

Le bonhomme chauve sortit les mains des poches de sa culotte; puis, obéissant à l'injonction du cocher, il chargea la malle de miss Sharp sur son épaule et l'entra dans la maison.

«Prenez encore ce panier et ce châle, et ouvrez-moi la porte, dit miss Sharp en descendant de voiture toute courroucée. Quant à vous, j'écrirai à M. Sedley pour l'informer de votre conduite, dit-elle au cocher.

—Ne soyez pas méchante, ma petite dame, répondit le domestique; vous n'avez rien oublié, n'est-ce pas? Et les robes de mam'zelle Mélia, les avez-vous aussi? Elles devaient revenir à la femme de chambre. J'espère qu'elles seront à votre taille. Fermez la porte, Jim. C'est pas d'elle qu'on peut attendre quéque chose, continua John en faisant avec son pouce un geste démonstratif du côté de miss Sharp. Une belle emplette pour vous, en vérité, une belle emplette!»

Et en parlant ainsi, le cocher fouetta ses chevaux. En réalité, il nourrissait de tendres sentiments pour la femme de chambre, et il enrageait de la voir frustrée de ses petits profits.

En entrant dans la salle à manger, sous la conduite du personnage en guêtres, Rebecca trouva à l'appartement l'air de deuil qu'ils prennent tous quand leurs nobles habitants disent adieu à la ville. Les pièces semblent alors pousser la fidélité jusqu'à pleurer l'absence de leurs maîtres. Un tapis de pied roulé sur lui-même cachait son air boudeur sous le buffet. Les tableaux voilaient leur face sous de vieilles enveloppes de papier gris. La lampe pendait au plafond, se dérobant aux yeux dans un vieux sac de toile grise, et les rideaux des croisées disparaissaient sous des housses de toutes les paroisses. Du fond de son coin sombre, le buste en marbre de sir Walpole Crawley contemplait la nudité du plancher et les chenets huilés pour prévenir la rouille. Sur la cheminée, des étuis veufs de cartes à jouer; l'étagère poussée derrière le tapis; les chaises les pieds en l'air et rangées contre le mur; à l'opposé de la statue, dans un coin non moins sombre, sur un petit guéridon, gisait une gaine à couteau, tout écorchée, dont la forme attestait l'antiquité.

Deux chaises de cuisine, une table ronde, une pelle et des pincettes se groupaient autour du foyer, où un poêlon chauffait aux tièdes clartés d'un feu mourant. On voyait sur la table à côté d'un morceau de pain et de fromage, un chandelier en fer-blanc et un peu de porter dans un cruchon.

«Vous avez dîné, sans doute? Ceci serait peut-être trop long pour votre estomac; voulez-vous une goutte de bière?

—Où est sir Pitt Crawley? demanda miss Sharp avec un air de majesté.

—Hi! hi! c'est moi qui est sir Pitt Crawley. Vous me devez un bon pourboire pour votre bagage. Hi! hi! demandez à mistress Tinker si je ne le suis pas. Mistress Tinker, je vous présente miss Sharp. Mademoiselle la gouvernante, voici ma femme de ménage, ho! ho!»

La personne répondant au nom de mistress Tinker fit au même instant son apparition dans la chambre; elle apportait la pipe et le tabac demandés une minute avant l'arrivée de miss Sharp; elle remit le tout entre les mains de sir Pitt, qui s'assit au coin du feu.

«Et les liards? demanda-t-il; je vous ai donné trois pièces de six liards. Vous avez à me rendre, vieille Tinker!

—Voilà, répliqua mistress Tinker, lui jetant sa monnaie. Être baronnet pour liarder de la sorte!

—Un liard par jour, cela fait sept schellings par an, répondit le maître de céans; sept schellings par an font l'intérêt de sept guinées. Comptez par liards, vieille Tinker, et vous verrez bientôt arriver les guinées.

—C'est bien sir Pitt Crawley à ne pas vous y tromper, ma jeune dame; il n'y en a pas un comme lui pour regarder de si près aux liards, dit mistress Tinker d'un air maussade. D'ici à peu vous connaîtrez encore mieux l'homme.

—Et vous ne m'en aimerez pas moins, miss Sharp, dit le vieux gentilhomme d'un air presque poli; je suis juste avant d'être généreux.

—Il n'a de sa vie fait cadeau d'un liard, bougonna la Tinker.

—Et n'en a nulle envie pour l'avenir: c'est contre mes principes. Allez chercher une chaise à la cuisine, Tinker, si vous avez envie de vous asseoir, et puis nous dirons un mot au souper.»

En attendant, le baronnet plongea sa fourchette dans la poêle et en retira un morceau de tripe et un oignon; et, après un partage fait avec la plus scrupuleuse équité, il prit, sa portion, ainsi que mistress Tinker.

«Vous voyez, miss Sharp, quand je ne suis pas ici, je paye à Tinker ses frais de nourriture; mais, quand je suis à la ville, elle dîne avec la famille. Ah! ah! je suis bien aise, mademoiselle, que vous n'ayez pas faim, pas vrai, Tink?»

Et ils attaquèrent à belles dents leur frugal repas.

Après le souper, sir Pitt Crawley se mit à fumer sa pipe; quand il fit tout à fait noir, il plaça un bout de chandelle sur un brûle-tout, et tirant d'une poche sans fond une liasse formidable de dossiers, il se mit à les lire et à les mettre en ordre.

«Je suis ici pour des affaires de loi, ma chère, et voilà ce qui me procure le plaisir d'avoir demain une si jolie compagne de voyage.

—Il est toujours avec des procès, dit mistress Tinker en se versant à boire.

—Buvez et ne vous gênez pas, dit le baronnet. Oui, ma chère, Tinker dit vrai, j'ai perdu et gagné plus de procès qu'aucun homme en Angleterre. Jetez les yeux sur ceci: Crawley, baronnet, contre Snaffle. J'en aurai raison ou j'y perdrai mon nom de Pitt Crawley.—Podder et Ce, contre Crawley, baronnet;—les contrôleurs de la commune de Snailby contre Crawley, baronnet. Qu'ils prouvent donc que c'est du domaine public, je les en défie; ce terrain est bien à moi; il n'appartient pas plus à la commune qu'à vous ou à Tinker que voilà. Je les mettrai à quia, quand il devrait m'en coûter mille guinées. Regardez un peu ces papiers; il ne tient qu'à vous, si le coeur vous en dit, ma très-chère; avez-vous une belle main pour écrire? Je vous mettrai en réquisition quand nous serons à Crawley-la-Reine, miss Sharp. Maintenant que la douairière est morte, j'ai besoin d'un aide.

—Elle ne valait pas mieux que lui, reprit la Tinker; elle était toujours en chicane avec ses fournisseurs; en quatre ans, elle a congédié quarante-huit domestiques.

—Elle était donc avare, très-avare? dit l'orpheline d'un ton de naïveté.

—Pour moi c'était une perle; elle me sauvait un homme d'affaires.»

La conversation continua assez longtemps sur ce ton confidentiel, au grand amusement de la nouvelle arrivée. Bonnes ou mauvaises, les qualités de sir Pitt Crawley étaient mises par lui dans tout leur jour, sans qu'il cherchât le moins du monde à les déguiser. Il ne tarissait pas sur son compte, tantôt faisant usage du patois de l'Hampshire dans toute sa rudesse et sa vulgarité, et tantôt adoptant le langage de l'homme du monde. Enfin, on se souhaita le bonsoir, après recommandation à miss Sharp d'être prête le lendemain à cinq heures du matin.

«Vous coucherez cette nuit avec Tinker, lui dit-il; c'est un grand lit où l'on peut tenir deux: lady Crawley y est morte. Bonne nuit!»

Sir Pitt se retira après ce compliment, et la très-solennelle Tinker, le chandelier à la main, ouvrit la marche à travers de grands escaliers en pierre, de longues enfilades de salons immenses dont toutes les serrures étaient recouvertes de papier; elle arriva enfin à la chambre où lady Crawley s'était endormie du dernier sommeil. L'aspect de cette pièce avait quelque chose de si funèbre et de si triste que non-seulement on était disposé à croire que lady Crawley y avait rendu le dernier soupir, mais que le fantôme de la pauvre dame n'avait pas cessé de l'habiter. Rebecca allait et venait dans l'appartement avec un entrain des plus joyeux. Elle avait déjà sondé les profondeurs des placards, des cabinets, des armoires; elle ouvrait les tiroirs fermés, passait en revue les affreux tableaux suspendus aux murs et tous les objets de toilette, tandis que la femme de chambre s'occupait à dire ses prières.

«Je ne voudrais pas m'endormir dans le lit que voici sans avoir la conscience en repos, mademoiselle, dit la vieille servante.

—Il y a dans cette chambre, reprit Rebecca, de quoi nous loger avec une demi-douzaine de revenants. Contez-moi donc tout ce que vous savez sur lady Crawley, sir Pitt Crawley et tous les autres, ma chère mistress Tinker.»

Mais la vieille Tinker n'était pas une personne à se laisser tirer les vers du nez par des questions en l'air. Elle intima à miss Sharp que le lit était fait pour dormir et non pour causer; et bientôt, du coin où elle reposait, s'éleva un ronflement comme il n'en peut sortir que d'une conscience irréprochable. Rebecca resta éveillée longtemps, fort longtemps; elle pensait au lendemain, au nouveau monde qui s'ouvrait devant elle, aux chances de succès qu'elle y trouverait. La chandelle, placée dans la cuvette, jetait une dernière lueur avant de s'éteindre; la cheminée projeta une ombre épaisse sur la moitié d'un canevas pour marquer, ouvrage, sans doute, de la feue milady, précieusement encadré, et sur deux portraits de famille représentant deux jeunes garçons l'un en habit de collége, l'autre en veste rouge de soldat. Au moment de s'endormir, miss Sharp se demanda auquel elle devait rêver.

À quatre heures, par une matinée d'été assez brillante pour donner un aspect joyeux même aux sombres murailles de Great-Gaunt-Street, la fidèle Tinker éveilla sa compagne de lit et l'avertit de se préparer pour le départ; puis tirant les verroux du vestibule, et ouvrant la grande porte dont les gonds firent par un long grincement tressaillir les échos endormis de la rue, elle se dirigea vers Oxford-Street, et prit un fiacre à la station de l'endroit. Il est inutile d'entrer dans des détails sur le numéro de la voiture ou de constater que le cocher était venu de grand matin dans le voisinage de Swallow-Street avec l'espoir de trouver quelque jeune viveur au pas chancelant, qui ayant besoin de l'assistance de son véhicule pour rentrer chez lui le payerait avec la générosité de l'ivresse.

Inutile de dire que si le cocher caressait cette espérance, il eut à se détromper grandement. Car le digne baronnet qu'il voiturait dans sa boîte jusqu'à la Cité ne lui donna pas un sou en sus du prix de la course. Le pauvre John eut beau crier et tempêter, jeter dans le ruisseau les coffres de miss Sharp et jurer qu'il en appellerait aux tribunaux pour se faire payer son dû.

«Songez-y à deux fois, dit l'un des valets d'écurie, vous avez à faire à sir Pitt Crawley.

—Entends-tu, Joe, cria le baronnet d'un air approbateur; je voudrais bien voir un homme qui oserait me faire aller!

—Et moi aussi! dit Joe en bougonnant entre ses dents et en chargeant les bagages du baronnet sur la voiture.

—Gardez le siége pour moi, conducteur, cria le membre du parlement au cocher.

—Oui, sir Pitt, répliqua celui-ci la main au chapeau et la rage dans le coeur, car il avait promis cette place à un jeune étudiant de Cambridge, dont il aurait eu au moins une couronne de pourboire. Miss Sharp avait pris une place à l'intérieur de la voiture qui allait la transporter dans un monde nouveau.

Comment le jeune étudiant de Cambridge étendit cinq vêtements sur ses genoux et se mit en frais, lorsque la petite miss Sharp obligée de quitter l'intérieur, vint prendre place à côté de lui; comment il la couvrit d'un de ses paletots, et finit par reprendre toute sa belle humeur;

Comment le monsieur asthmatique et la vieille précieuse qui jurait à tout propos sur son honneur, qu'auparavant elle n'avait jamais voyagé en voiture publique (il y avait toujours quelqu'une de ces dames dans les voitures publiques du temps, hélas! où elles existaient encore, car où sont-elles passées aujourd'hui?) et la grosse veuve avec sa bouteille de brandy prirent successivement leur place sur les banquettes de l'intérieur;

Comment le conducteur leur demanda à tous de l'argent et recueillit six sous du monsieur asthmatique et cinq liards crasseux de la grosse veuve;

Comment la voiture se mit enfin en route et traversa les sombres ruelles d'Aldersgate, fit trembler en passant les vitraux de Saint-Paul, franchit avec rapidité l'entrée des étrangers à Fleet-Market qui, avec Exeter-Change, appartient désormais au monde des souvenirs;

Comment on passa l'Ours blanc de Piccadilly, tandis qu'on voyait flotter un voile de brouillard sur les jardins de Knightsbridge;

Comment on laissa derrière soi Turnham-Green, Brentford et Bagshot;

Il n'est pas besoin de le dire ici.

Celui qui écrit ses lignes ayant, dans ses jeunes années, parcouru cette route enchanteresse par une radieuse et belle matinée, y ramène sa pensée avec un sentiment de regret et de plaisir. Où est-elle maintenant cette route avec le plaisant chapitre des accidents de voyage? Il n'y a plus de Chelsea ou de Greenwich pour les vieux et honnêtes cochers à la trogne rougie? Où sont-ils passés, je le demande, tous ces joyeux compagnons? Le vieux Welder est-il vivant ou mort? Et les garçons d'auberge avec leurs hôtels où l'on vous offrait le boeuf froid servi à la hâte? Et ce palefrenier stupide avec son nez bleu et gelé, son seau à l'anse criarde, où a-t-il passé? où sont ses descendants? Pour tous ces grands génies en jupons qui écrivent des nouvelles à l'intention des enfants de notre bien-aimé lecteur, ces hommes et ces choses passeront à l'état de légende, comme l'histoire de Ninive, de Coeur-de-Lion ou de Jean-Paul Chopart. Pour eux, la diligence va usurper la place des châteaux enchantés; un attelage de quatre chevaux bais ne prêtera pas moins au merveilleux que Bucéphale et l'Hippogriffe. Ah! comme leur poil était brillant quand les garçons d'écurie leur enlevaient la couverture! comme ils s'élançaient avec ardeur sur la route! comme leur queue était belle à voir frissonner, leurs flancs à voir fumer quand, au terme du relais, ils rentraient dans la cour d'auberge avec la dignité du devoir accompli! Hélas! nous n'entendrons plus les notes joyeuses et fausses du conducteur lorsque les portes s'ouvraient à minuit pour laisser passer sa voiture? Mais où nous emporte en ce moment l'omnibus de Trafalgar?

Puis.... Mais, sans nous arrêter aux mille incidents de la route, nous irons tout droit à Crawley-la-Reine, pour savoir comment va s'y trouver miss Rebecca Sharp.

CHAPITRE VIII.

Tout confidentiel.

MISS REBECCA SHARP À MISS AMÉLIA SEDLEY.

Service de la chambre des communes

«Russell-Square, à Londres,

«Très-chère et très-douce Amélia,

«C'est avec une joie mêlée de tristesse que je prends la plume pour écrire à l'amie de mon coeur. Quel changement d'hier à aujourd'hui! Maintenant je suis seule, sans amie; hier j'étais comme dans ma famille, je goûtais la tendre intimité d'une soeur que je chérirai toujours, oh! oui, toujours!

«Je ne vous dirai point mes larmes, mon affliction dans cette fatale nuit passée loin de vous. Vous êtes allée mardi soir où vous appelaient la joie et le bonheur; vous aviez près de vous votre mère, le jeune soldat qui vous est fiancé. J'ai pensé à vous toute la nuit, je vous voyais danser chez Perkins, la plus belle, je suis sûre, entre toutes les jeunes filles du bal. Le cocher m'a conduite dans la vieille voiture à la maison de ville de sir Pitt Crawley. Après m'avoir traitée avec la dernière impertinence (hélas! qu'avait-il à craindre en insultant la pauvreté, le malheur?), il m'a laissée entre les mains de sir Pitt. Celui-ci m'a fait passer la nuit dans un vieux lit d'un aspect sinistre, à côté d'une vieille bonne non moins effrayante. C'est la gardienne de la maison. Je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit.

«Sir Pitt ne répond pas à l'idée que, dans nos folles imaginations, nous nous faisions d'un baronnet en lisant à Chiswick nos romans de contrebande. Rien ne peut moins que lui ressembler à un Lovelace. Figurez-vous un vieux bonhomme trapu, court, commun et malpropre; vieux habits, guêtres râpées; il fume une ignoble pipe et fait lui-même cuire dans la poêle un horrible souper. Il a parlé une espèce de patois montagnard et a juré comme un Turc après la femme de charge, puis après le cocher qui nous a menés à l'auberge d'où part la voiture sur laquelle j'ai fait au grand air la plus grande partie de la route.

«La femme de charge m'avait éveillée au point du jour. Arrivée à l'auberge, j'avais d'abord pris place dans l'intérieur de la voiture; mais à un certain endroit appelé Mudbury, où nous fûmes surpris par une averse assez forte, eh bien! vous aurez peine à le croire, il fallut me mettre dehors. Sir Pitt est un des propriétaires de la voiture, et, comme il se présenta à Mudbury un voyageur pour une place d'intérieur, je fus obligée de sortir et de recevoir la pluie. Par bonheur, un étudiant du collége de Cambridge m'a donné l'hospitalité sous un de ses énormes paletots.

«Ce jeune homme et le conducteur avaient l'air de connaître fort bien sir Pitt, et s'amusaient à ses dépens. D'un commun accord ils lui décernaient l'épithète de vieux pingre, ce qui signifie une personne très-chiche et très-avare. À les entendre, il n'aurait jamais donné d'argent à personne. J'étais indignée de tant de lésinerie. Le jeune étudiant me fit remarquer la lenteur avec laquelle nous faisions les deux derniers relais, parce que sir Pitt avait pris place sur le siége et était propriétaire de l'attelage pour cette partie du trajet.

«Mais, n'est-ce pas que je leur donnerai du fouet à Squashmore, quand je vais prendre les guides? dit le jeune étudiant de Cambridge.

«—Ne les manquez pas, monsieur Jacques,» répondit le conducteur.

«Lorsqu'on m'eut dit le mot de l'énigme et les projets de M. Jacques pour le reste du chemin, et ses plans de vengeance sur le dos des chevaux de sir Pitt, je ne pus m'empêcher de rire.

«Une voiture attelée de quatre superbes chevaux portant sur leurs harnais les armes du maître et seigneur, nous attendait à Leakington, à quatre milles de Crawley-la-Reine. Notre entrée dans le parc du baronnet se fit en toute solennité. Une magnifique avenue longue d'un mille environ, conduit au château. Arrivés à la grille d'honneur, dont les piliers sont surmontés d'une colombe et d'un serpent, supports des armes des Crawley, nous fûmes reçus par une femme qui n'en finissait plus de nous saluer, tout en s'empressant de nous ouvrir les vieilles grilles de fer, trop semblables à celles de cet odieux Chiswick.

«Une avenue d'un mille de long! me dit sir Pitt. Une rangée d'arbres qui vous représente six mille livres en bois de charpente pour le propriétaire! N'est-ce donc rien que cela?»

«Il dit une evenue et le propiétaire. Il fallait rire ou se mordre les lèvres. À Leakington il avait fait monter avec lui M. Hodson, espèce de rustre, avec lequel il se mit à causer saisies, ventes, irrigations, culture, fermiers et fermages, toutes matières au-dessus de ma portée. On avait surpris Sam Miles à braconner, et Pierre Bailey était enfin parti pour l'hospice des indigents.

«Tant mieux, dit sir Pitt, voilà une éternité que lui et sa famille étions à me filouter sur leur fermage.» Il me vint à l'esprit que c'était quelque ancien fermier qui ne pouvait acquitter ses loyers. Un autre aurait dit: étaient; mais les riches baronnets sont-ils tenus envers la grammaire au même respect que les pauvres gouvernantes?

«En passant, je remarquai la flèche d'un clocher s'élevant avec grâce au-dessus des vieux ormes du parc; devant ceux-ci, au milieu d'une prairie et de quelques hangars, était bâtie une vieille maison rouge avec de grandes cheminées tapissées de lierre; les vitres étincelaient au soleil.

«Est-ce là votre église, sir Pitt? demandai-je.

«—Oui, sac... à papier! dit sir Pitt. (Seulement, ma chère amie, il se servit d'un mot beaucoup plus énergique.) Comment va la bête, Hodson? La bête, c'est mon frère Bute, ma chère demoiselle, mon frère le ministre. Je l'appelle la bête, il ne manque plus que la belle. Ah! ah!»

«Hodson riait aussi; mais soudain, avec un air de gravité et un mouvement de tête:

«C'est à désespérer de voir comme il va bien, sir Pitt, reprit-il. Il est sorti hier sur son poney pour aller visiter nos récoltes.

«—Il est allé chercher ses termes, le diable l'emporte! fit-il en employant son autre juron favori. Le brandy et l'eau n'en auront donc pas raison? Il est aussi coriace que le vieux.... Comment l'appelez-vous? le vieux Mathusalem.»

«M. Hodson se tenait les côtés.

«Les jeunes gens sont arrivés du collége, ils se sont rués sur John Scroggins, et l'ont laissé à peu près pour mort.

«—Quoi! sur mon second garde! hurla sir Pitt.

«—Il se trouvait sur les terres de la cure,» répliqua M. Hodson.

«Sir Pitt, en fureur, jura que, si jamais il les prenait à braconner sur ses terres, il les ferait transporter, et que le diable ne l'en empêcherait pas. Toutefois il reprit:

«J'ai vendu la présentation de cette cure, Hodson; pas un membre de cette génération ne l'aura.»

«M. Hodson lui répondit qu'il était parfaitement dans son droit. Pour moi, j'entrevois que les deux frères sont à couteaux tirés, comme cela arrive très-souvent entre frères et même entre soeurs. Vous rappelez-vous les deux miss Scratchley, à Chiswick? elles étaient toujours à se chamailler; et Maria Box, elle n'épargnait pas les bourrades à Louisa.

«Bientôt après, apercevant des petits garçons qui ramassaient des branches mortes dans le bois, M. Hodson s'élança de la voiture sur l'ordre de sir Pitt, et tomba sur eux à bras raccourcis.

«Tape ferme, Hodson, criait le baronnet, fais sentir le fouet à ces petits vauriens, et conduis au logis ces vagabonds. Je leur promets la prison, aussi sûr que je m'appelle sir Pitt.»

«En même temps nous entendions le fouet de M. Hodson résonner sur les épaules de ces pauvres enfants tout en larmes. Sir Pitt, voyant les malfaiteurs sous bonne garde, poursuivit sa course jusqu'au château.

«Tous les domestiques étaient à leur poste pour nous recevoir et........................

«Ici, ma chère, je fus interrompue, la nuit dernière, par un coup terrible frappé à ma porte. Qui croyez-vous que c'était? Sir Pitt en bonnet de nuit et en robe de chambre: vraiment il était à peindre! Pendant que je reculais devant une pareille visite, il se dirigea vers moi, et prenant ma chandelle:

«Pas de chandelle ici après onze heures, miss Becky, me dit-il; allez vous coucher sans lumière, jolie petite friponne (c'est ainsi qu'il m'appelle), et, à moins que vous ne vouliez que je vienne éteindre votre lumière tous les soirs, souvenez-vous d'être au lit à onze heures.»

«Là-dessus il se retira avec M. Horrocks le sommelier, en riant aux éclats.

«Vous pouvez être sûre que je prendrai mes précautions pour éviter de nouvelles visites. Ils s'en allèrent ensuite lâcher deux boules-dogues dont les hurlements se prolongèrent tout le reste de la nuit.

«J'ai nommé mon chien Gorer, dit sir Pitt; il a tué son homme, ce chien-là, et il viendrait à bout d'un taureau. Autrefois j'appelais sa mère Flora; maintenant je l'appelle l'Édentée, parce qu'elle était trop vieille pour mordre, ah! ah! ah!»

«Devant le castel de Crawley-la-Reine, affreuse grange bâtie à l'ancienne mode et en briques rouges avec de grandes cheminées et des toits comme on en voyait sous le règne de la reine Beth, s'étend une terrasse où l'on retrouve la colombe et le serpent traditionnels de la famille; la salle d'honneur a une porte sur cette terrasse. Cette grande salle, ma chère, est, j'en suis sûre, aussi triste et aussi lugubre que celle du château des Mystères d'Udolphe. Il y a un immense foyer où l'on pourrait faire tenir la moitié de l'institution de miss Pinkerton, et un gril d'assez belle dimension pour faire rôtir un boeuf pour le moins. Toutes les générations de Crawley sont accrochées au mur, qui avec des barbes, qui avec de terribles perruques et les pieds en dehors, qui avec de longues cottes ou robes collantes sous lesquelles ils ont l'air aussi roides que des tours, qui avec de longues boucles sur le cou, et on n'en voit guère qui portent des corsets.

«À l'une des extrémités de la salle se trouve un grand escalier en chêne noir aussi effrayant que possible; de l'autre côté s'ouvrent de grandes portes surmontées de têtes de cerfs et conduisant au billard, à la bibliothèque, au grand salon jaune et aux petits appartements. J'estime à vingt le nombre des chambres à coucher au premier étage. Dans l'une d'elles on montre encore le lit où a dormi la reine Elisabeth.

«Mes nouvelles élèves m'ont promenée ce matin à travers ces beaux appartements. Les fenêtres, toujours fermées, ne contribuent pas peu, je vous l'assure, à leur donner un aspect sinistre, et dans chacune de ces pièces je m'attendais à tout instant à voir paraître un spectre au moindre rayon qui y pénétrait.

«Ma chambre à coucher, placée au second étage, donne d'un côté sur le cabinet d'études et de l'autre sur les chambres de mes jeunes élèves. Ensuite vient l'appartement de M. Pitt, l'aîné des fils, qu'on désigne sous le nom de M. Crawley; puis celui de M. Rawdon Crawley, officier comme quelqu'un de notre connaissance; il est en ce moment en campagne avec son régiment. Il y a de quoi loger tout le monde de Russell-Square dans cette maison et avoir encore de la place de reste.

«Une demi-heure après notre arrivée, la cloche sonna le dîner. Je descendis avec mes deux élèves.—Ce sont deux petites créatures de huit et de dix ans qui ne signifient pas encore grand'chose. J'avais votre belle robe de mousseline, que cette détestable mistress Pinner ne vous pardonne pas de m'avoir donnée. Pour l'ordinaire on me traite comme une personne de la famille. Les jours de réception seulement, nous dînons dans nos chambres avec mes élèves.—Je vous disais donc que la cloche du dîner avait tinté; tout le monde se réunit dans le petit salon où se tient lady Crawley, la seconde lady Crawley, la mère de mes élèves. C'est la fille d'un quincaillier, et au moment de son mariage elle passait pour un très-bon parti. Elle a la prétention d'avoir été belle autrefois, et ses larmes sont intarissables sur sa beauté perdue; elle est pâle, maigre avec des épaules élevées, et c'est à peine si elle desserre les dents. Son beau-fils, M. Crawley, était également dans la chambre; sa mise était des plus correctes; son air est solennel comme celui d'un entrepreneur des pompes funèbres. Figurez-vous un être chétif, laid, silencieux, des jambes comme des allumettes, absence complète d'estomac, des favoris couleur de foin foncé et des cheveux jaune pâle, enfin l'image vivante de sa mère encadrée au-dessus de la cheminée, la bienheureuse Griselda de la noble maison de Binkie.

«Voici la nouvelle gouvernante, monsieur Crawley, dit lady Crawley en allant à ma rencontre et en me prenant par la main; c'est miss Sharp.

«—Oh? fit M. Crawley; puis, après un mouvement de tête de mon côté, il se remit à lire une brochure dont la lecture semblait l'absorber.

«—Je réclame votre indulgence pour mes filles, me dit lady Crawley avec des yeux rouges et toujours larmoyants.

«—Chère maman, elle en aura beaucoup,» reprit l'aînée.

«Je vis du premier coup que cette femme n'était pas à craindre.

«Madame est servie,» vint annoncer le sommelier tout de noir habillé et orné d'un immense jabot qui semblait fait avec une collerette à la mode de la reine Elisabeth et empruntée à l'un des tableaux de la grande salle.

«Prenant aussitôt le bras de M. Crawley, elle ouvrit la marche vers la salle à manger. Je l'y suivis avec une de mes petites filles à chaque main.

«Sir Pitt était déjà dans la chambre, en face d'une cruche d'argent. Il venait de la cave et avait fait de la toilette, c'est-à-dire qu'il avait quitté ses guêtres et laissait voir ses jambes grosses et courtes dans des bas de laine noire. Le buffet était couvert de vieille argenterie bien brillante, de vieux vases, le tout en or et en argent. Les salières et l'huilier faisaient ressembler cette pièce à une boutique d'orfèvrerie: tout, sur la table, était aussi en argent. Deux laquais aux cheveux rouges et en livrée couleur canari se tenaient des deux côtés du buffet.

«M. Crawley dit des grâces qui n'en finissaient plus; sir Pitt répondit Amen, et l'on enleva les couvre-plats.

«Qu'avons-nous à dîner, Betty? demanda le baronnet.

«—Du bouillon de mouton, à ce que je crois, sir Pitt, répondit lady Crawley.

«—Mouton aux navets, ajouta avec gravité le sommelier; pour soupe, un potage de mouton à l'écossaise; pour entremets, des pommes de terre au naturel et des choux-fleurs à l'eau.

«—Le mouton, c'est toujours le mouton, reprit le baronnet. Que la peste m'étrangle si je connais rien de meilleur! Quel était ce mouton, Horrocks, et quand l'avez-vous tué?

«—C'était un écossais noir, sir Pitt; nous l'avons tué jeudi.

«—Et qui est-ce qui en a pris?

«—Le boucher de Mudbury; il en a pris l'échine et les gigots; sir Pitt; mais il a dit que le dernier était trop jeune, et qu'il y a tout perdu, sir Pitt.

«—Voulez-vous du potage, miss?... ah! miss.... Chart, dit M. Crawley.

«—De l'excellent potage écossais, dit sir Pitt, malgré le nom français dont on veut à toute force le décorer.

«—Je crois que c'est l'usage, sir, dans la bonne société, reprit Crawley d'un air choqué, d'appeler ce plat comme je l'appelle.»

«Le potage nous fut servi, avec le mouton aux navets, dans des assiettes creuses, en argent, par des laquais serin. Puis on apporta de l'ale et de l'eau qu'on nous présenta, à nous autres demoiselles, dans des verres de petite dimension. Je ne suis pas à même de juger l'ale; mais je peux dire cependant, en toute conscience, que l'eau me paraît préférable à celle-là.

«Tandis que nous étions ainsi à savourer les morceaux, sir Pitt demanda de nouveau ce qu'étaient devenues les épaules du mouton.

«Je crois qu'on les a mangées à l'office, dit milady d'un ton de soumission.

«—Précisément, milady, ajouta Horrocks, avec d'autres débris.»

«Sir Pitt eut un accès de rire bruyant, puis continua sa conversation avec M. Horrocks.

«Et ce petit cochon noir du Kent, il doit avoir joliment engraissé, maintenant?

«—Ce n'est pas ce qui le presse beaucoup, sir Pitt, dit le sommelier avec une gravité imperturbable.

«—Miss Crawley, miss Rose Crawley, dit M. Crawley, voilà un rire fort déplacé et fort mal séant.

«—Ne vous fâchez pas, milord, dit le baronnet. Nous goûterons du porc samedi. Vous lui ferez son affaire samedi matin, John Horrocks; miss Sharp adore le porc; n'est-ce pas, miss Sharp?»

«Voilà en résumé les points les plus saillants de la conversation du dîner. Le repas terminé, on plaça une cafetière d'eau chaude devant sir Pitt, avec un flacon renfermant, je pense, du rhum. M. Horrocks servit à moi et à mes élèves trois petits verres à liqueur, et on versa un grand verre plein à milady.

«Au sortir de table, elle tira de sa boîte à ouvrage une immense et interminable pièce de tricot, et les jeunes filles se mirent à jouer à la bataille avec un jeu de cartes couvert de crasse. Il n'y avait qu'une chandelle allumée, mais dans un magnifique et vieux bougeoir d'argent. Après quelques courtes questions de milady, elle me laissa le choix pour me distraire entre un volume de sermons et une brochure sur les céréales, celle que M. Crawley lisait avant dîner.

«Nous restâmes assis de la sorte pendant une heure. Un bruit de pas se fit alors entendre.

«Cachez vos cartes, mes enfants, s'écria milady tout effarée; mettez-les derrière les livres de M. Crawley, miss Sharp.»

«À peine ces ordres étaient-ils exécutés, que M. Crawley entra dans la chambre.

«Nous allons, dit-il, mesdemoiselles, reprendre le discours d'hier à l'endroit où nous l'avons laissé, et chacune de vous lira à son tour. Ce sera pour miss.... miss Chart une occasion de vous entendre.»

«Les pauvres filles commencèrent à écorcher un long et mortel sermon, prononcé à Liverpool, dans la chapelle de Bethesda, pour l'œuvre de la mission chez les sauvages Chickasaw. L'aimable emploi de la soirée!

«À dix heures, on donna l'ordre au domestique d'avertir sir Pitt et toute la maison pour la prière. Sir Pitt arriva le premier, la figure enluminée et gardant peu d'aplomb dans son assiette; après lui, le sommelier, puis les canari, puis le valet de M. Crawley, puis trois autres hommes exhalant une forte odeur d'écurie; enfin quatre femmes, dont l'une, attifée avec une grande prétention, me jeta un regard de mépris en tombant lourdement sur ses genoux.

«Après une instruction pathétique de M. Crawley, on nous donna des chandelles, et tout le monde alla se coucher. C'est alors, comme je vous en ai fait part plus haut, que je fus troublée dans ma composition, ma très-chère et très-douce Amélia.

«Bonne nuit et mille millions de baisers!

«Samedi.—Ce matin, à cinq heures, j'ai entendu les vagissements du petit cochon noir; hier, Rose et Violette m'avaient présentée à lui et conduite dans les étables, au chenil, près du jardinier qui cueillait du fruit pour l'envoyer au marché. Elles lui demandèrent la permission de prendre un grappillon à la treille; mais il répondit que sir Pitt en avait numéroté les grains, et qu'il lui en coûterait sa place s'il leur en donnait. Les petites espiègles attrapèrent un poulain dans le pré, et me demandèrent si je voulais aller dessus; puis elles se mirent elles-mêmes à l'enfourcher; le groom accourut en poussant d'épouvantables jurons et les mit en fuite.

«Lady Crawley ne quitte pas son tricot. Sir Pitt fait chaque soir une excursion dans les vignes du Seigneur, en compagnie, je crois, d'Horrocks le sommelier. M. Crawley nous lit des sermons pendant toute la soirée, et le matin il s'enferme dans son cabinet, ou se rend à cheval à Mudbury pour les affaires du comté, ou à Squashmore, pour y prêcher, devant les habitants de l'endroit, les vendredis et les lundis.

«Mille compliments affectueux pour votre cher papa et votre chère maman. Votre pauvre frère est-il remis de son rack-punch? Oh! ma chère, ma chère, combien les hommes devraient se défier des effets du punch!

«Tout à vous et pour toujours,

«Rebecca


Tout bien considéré, il vaut autant, suivant nous, pour notre chère Amélia Sedley de Russell-Square, que miss Sharp ne soit plus auprès d'elle; car, au demeurant, c'est une drôle de créature que Rebecca. Ces descriptions sur cette dame qui pleure sa beauté perdue, et ce monsieur aux favoris couleur de foin fané et aux cheveux jaune pâle, sont fort piquantes et témoignent d'une connaissance trop hâtive du monde. Et puis chacun de nous conviendra qu'étant agenouillée elle avait mieux à faire qu'à penser aux rubans de miss Horrocks. Mais notre cher lecteur se rappellera que cette histoire annonce sur son titre, en gros caractères, la Foire aux Vanités, et la foire aux Vanités est une place où l'on rencontre toutes les vanités, toutes les dépravations, toutes les folies, où l'on se coudoie avec toutes sortes de grimaces, de faussetés et de prétentions. C'est que, voyez-vous, on est tenu de dire la vérité autant qu'on la sait, sous les grelots de la folie comme sous la toque du sage. Toutefois, avec un tel but, on peut rencontrer sur sa route des choses fort désagréables à répéter.

J'ai entendu un de mes collègues de la confrérie des Conteurs haranguant au bord de la mer un nombreux auditoire d'honnêtes fainéants s'emporter en belles colères contre les infâmes dont il déroulait et inventait les exécrables forfaits. L'auditoire suivait l'impulsion donnée, et bientôt, par un élan spontané, le conteur et la foule éclataient en injures et en imprécations contre le monstre imaginaire du récit. Le chapeau mis alors en circulation recevait quelque menue monnaie au milieu d'un déchaînement unanime de malédictions.

Voyez encore les petits théâtres de Paris. Entendez le peuple crier: ah gredin! ah monstre! puis se démener sur ses bancs en maudissant le traître. Les acteurs iront même jusqu'à refuser formellement le rôle des féroces Cosaques, et aimeront mieux, avec un moindre salaire, parader sous le costume des bons et généreux Français.

En rapprochant ces deux exemples, vous pouvez vous assurer que ce n'est pas dans des vues intéressées que le présent directeur veut mettre ses traîtres sous vos yeux et les livrer à votre indignation. Mais lui aussi leur a voué une haine implacable, il ne peut la contenir, elle s'échappera en de louables transports sinon en termes choisis.

Je vous avertis donc, mes bons amis, que je vais vous conter une histoire où vous rencontrerez les intrigues les plus atroces et les plus ténébreuses, et, j'en ai aussi la confiance, tout ce qu'il y a de plus attachant en fait de crime. Mes coquins ne sont pas des coquins à l'eau de rose, je vous le promets. Quand nous irons dans le grand monde, nous prendrons un langage fleuri, n'est-ce pas? Mais avec le calme plat, il faut bien rester en place. Une tempête dans une cuvette serait une absurdité; nous réserverons cette sorte de spectacle pour le sublime océan, dans la solitude de la nuit. Le chapitre suivant sera des plus douillets. Les autres.... Mais il ne faut point anticiper.

À mesure que j'introduirai de nouveaux personnages, ce sont des hommes et vos frères, je vous demanderai la permission de vous les présenter, et même à l'occasion de leur faire quitter les planches pour aller causer avec vous. S'ils sont bons et honnêtes, vous leur accorderez votre estime et une poignée de main; s'ils sont niais et bêtes, le lecteur pourra en rire plus à son aise et tout bas dans sa barbe; s'ils sont dépravés et sans coeur, oh! alors nous les attaquerons avec toute l'énergie que permet la politesse.

Autrement vous pourriez m'attribuer à moi les moqueries dédaigneuses de miss Sharp en présence de ces pratiques de dévotion qu'elle trouve si ridicules, son rire insolent à la vue du baronnet ivre comme le vieux Silène. Loin de là, au contraire, ce rire part d'une personne qui n'a de respect que pour l'opulence, d'admiration que pour le succès. On en voit beaucoup de cette espèce vivre et réussir dans le monde, gens auxquels il manque la foi, l'espérance et la charité. Attaquons-les, mes chers amis, sans relâche ni merci. Il y en a d'autres encore qui ont pour eux le succès, mais chez eux tout est sottise et platitude; c'est pour les combattre et les marquer qu'on nous a donné le ridicule.

CHAPITRE IX.

Portraits de famille.

Sir Pitt Crawley était un philosophe aux goûts peu relevés. Son premier mariage avec la fille du noble Binkie avait été uniquement l'ouvrage de ses parents, et il avait souvent répété à lady Crawley, pendant leur hyménée, qu'elle était une carogne d'humeur si hargneuse et si fière, qu'à sa mort il ne se laisserait plus prendre à s'embarrasser d'une autre femme de sa caste. Au décès de milady il tint parole et prit pour seconde femme miss Rose Dawson, fille de John-Thomas Dawson, quincaillier de Mudbury. Voilà une Rose bien heureuse de devenir ainsi milady Crawley!

Mais faisons un peu l'inventaire de son bonheur. D'abord, elle dut rompre avec Peter Butt, brave jeune homme qui lui avait fait une cour assidue, et qui dès lors se livra au braconnage, à la contrebande et autres mauvais métiers. Ensuite, elle se brouilla, comme de juste, avec tous les amis, toutes les compagnes de sa jeunesse, qui, naturellement, ne pouvaient tous être reçus par milady à Crawley-la-Reine.

Parmi les personnes de son rang et à château comme elle, aucune ne voulait la voir. Pouvait-il en être autrement? Sir Huddleston avait trois filles qui toutes avaient espéré devenir lady Crawley. La famille de sir Giles Wapshot enrageait de voir que la préférence dans ce mariage n'avait pas été pour l'une des demoiselles Wapshot, et les autres baronnets du comté s'indignaient d'une telle mésalliance chez un des leurs; mais, sans plus nous inquiéter de ces divers membres du parlement, nous les laisserons grogner sous l'anonyme.

Sir Pitt, comme il le disait, ne se souciait pas plus d'eux que d'un liard rogné. En somme, il avait sa petite Rose; satisfait de lui-même, que lui importait le reste? Par application de ce principe, il ne manquait jamais de vider son gobelet tous les soirs, de battre sa petite Rose de temps à autre, et de la laisser dans l'Hampshire tandis qu'il allait à Londres pour la session du parlement, sans compter un seul ami dans cette vaste capitale. Mistress Bute Crawley, la femme du ministre, refusait même de venir faire visite à la femme du baronnet; elle ne pouvait consentir, disait-elle, à céder le pas à la fille d'un marchand.

Comme lady Crawley n'avait reçu de la nature d'autres agréments que des joues pétries de rose et une peau de satin; comme elle n'avait, du reste, ni caractère, ni talents, ni volonté, ni occupations, ni amusements, ni cette âme fougueuse et ces passions ardentes qui sont souvent le partage des femmes privées de sens, elle n'exerçait qu'un bien faible pouvoir sur les affections de sir Pitt. Les roses de ses joues s'étaient fanées, sa figure avait perdu sa première fraîcheur par la naissance successive de deux enfants. Elle restait comme un ustensile dans la maison de son mari, à peu près aussi utile que la grande épinette de la dernière lady Crawley. Blonde, elle portait, comme toutes les blondes, des vêtements de couleur claire, et semblait arrêter ses préférences à un vert de mer sale et à un bleu de ciel fané. Elle s'adonnait, jour et nuit, au tricot et à d'autres ouvrages du même genre. Au bout de quelques années, tous les lits de Crawley-la-Reine étaient parés de courtes-pointes de sa façon.

Elle avait un petit parterre auquel elle semblait prendre quelque intérêt; mais hors de là elle n'avait ni aversions ni préférences. Quand son mari n'était que brutal, elle restait dans son apathie; quand il la battait, elle criait. N'ayant pas assez d'énergie pour se tourner vers la boisson, elle se lamentait toute la journée, en souliers éculés et en papillottes.

Ô foire aux Vanités, foire aux Vanités! sans vous elle aurait peut-être été une aimable et bonne fille. Pierre Butt et Rose auraient fait un heureux ménage dans une ferme florissante avec de jolis marmots, le tout assaisonné d'une honnête portion de peines et de plaisirs, d'espérances et de luttes. Mais un titre, une voiture à quatre chevaux, sont, dans la foire aux Vanités, des hochets plus précieux que le bonheur; si Henri VIII et Barbe-Bleue vivaient encore et cherchaient une dixième femme, ils trouveraient toute prête, croyez-le bien, la plus jolie fille présentée cette année à la cour!

Cette sombre torpeur de la mère ne lui attirait pas, comme on peut le supposer, une grande tendresse de la part des petites filles; elles étaient surtout heureuses à l'office et à l'écurie. Le jardinier écossais ayant par bonheur une excellente femme et de bons enfants, toute leur société, toute leur instruction se bornait à ce qu'elles avaient trouvé dans la loge; c'était là que se faisait leur éducation avant l'arrivée de miss Sharp.

On n'avait engagé une institutrice que sur les remontrances de M. Pitt Crawley, le seul ami, le seul protecteur qu'eût jamais trouvé lady Crawley; aussi, après ses filles, c'était la seule personne pour qui elle éprouvât un peu d'attachement. M. Pitt avait du sang des nobles Binkie, dont il descendait, et était l'homme de la politesse et de la convenance. Arrivé à l'âge viril, à sa sortie du collége de Christ-Church, il entreprit de réformer la discipline relâchée de la maison, en dépit de son père auquel il inspirait un grand effroi. Il était homme à porter la plus grande rigueur dans les moindres détails; il serait plutôt mort de faim que de dîner sans cravate blanche. Une fois, peu de temps après son départ du collége, Horrocks, le sommelier, lui ayant apporté une lettre sans avoir eu le soin de la placer sur un plateau, il lança un tel regard à ce domestique et lui administra un si vert sermon, qu'Horrocks tremblait toujours comme une feuille en sa présence.

Toute la maison se courbait devant lui quand il était au logis. Lady Crawley quittait plus matin ses papillottes, et l'on ne voyait point à sir Pitt ses guêtres crottées. Bien que cet incorrigible vieillard ne pût se défaire d'habitudes enracinées, en présence de son fils, cependant, il ne se grisait jamais et parlait à ses domestiques d'une façon beaucoup plus réservée et plus polie. Ceux-ci avaient remarqué que sir Pitt ne jurait jamais après lady Crawley quand son fils se trouvait dans la pièce.

C'était lui qui avait appris au sommelier à dire: Madame est servie, et qui tenait à donner le bras à milady pour se rendre à table. Il lui parlait rarement, mais c'était toujours avec les marques du plus profond respect. Il ne la laissait jamais sortir de l'appartement sans se lever de la manière la plus solennelle pour lui ouvrir la porte et la saluer selon les règles.

À Eton, on l'appelait miss Crawley, et là, je suis fâché de le dire, son jeune frère Rawdon le rossait d'importance. Bien que ses succès fussent loin d'être brillants, il rachetait son absence de moyens par une louable application. Pendant ses huit années de collége, on ne se rappelait point l'avoir vu en punition, prodige dont un chérubin peut seul être capable.

À l'université, sa conduite avait été des plus exemplaires. Il s'y était préparé à la vie politique, dans laquelle il devait faire son entrée sous le patronage de son grand-père lord Binkie, en étudiant avec une grande assiduité les orateurs anciens et modernes et en parlant sans relâche dans des conférences préparatoires. Mais, avec tout son flux de paroles débitées d'une petite voix flûtée, avec un air d'importance et de contentement de lui-même, il ne mettait jamais en avant que des opinions ou des sentiments vulgaires et rebattus, enchâssés par-ci par-là de quelques citations latines. Et cependant il ne réussissait pas, en dépit de sa médiocrité, gage certain de succès pour tout autre.

À sa sortie de l'université, il devint secrétaire particulier de lord Binkie. Nommé, ensuite attaché à la légation de Poupernicle, il remplit ce poste avec une probité parfaite. On le chargeait de dépêches pour l'Angleterre consistant en pâtés de Strasbourg à l'adresse du ministre des affaires étrangères d'alors. Après une attente de dix ans comme attaché, et son protecteur lord Binkie étant mort, il trouva l'avancement trop lent, prit en dégoût la carrière diplomatique et se fit gentilhomme campagnard.

Revenu en Angleterre, il écrivit une brochure sur la bière, car c'était un homme d'ambition, toujours avide de se poser devant le public; il prit une part active à la question de l'émancipation des nègres, puis devint l'ami de M. Wilberforce, dont il approuvait la conduite politique. Il eut une fameuse correspondance avec le révérend Lilas Hornblower sur les missions dans les Indes. Il allait à Londres, sinon pour la session du parlement, au moins en mai pour les meetings religieux. Dans sa province, il était magistrat et se faisait l'orateur infatigable des paysans privés d'instruction religieuse. On disait qu'il adressait ses soins à lady de La Bergerie, troisième fille de lord de La Moutonnière, dont la sœur, lady Emily, avait écrit de délicieux petits livres: la Boussole du Marin et la Marchande de pommes de Finchley-Common.

Le récit de miss Sharp sur ses occupations à Crawley-la-Reine n'était point chargé. M. Crawley contraignait les domestiques aux exercices de dévotion ci-dessus mentionnés, et forçait son père d'y prendre part (et tant mieux qu'il en fût ainsi!). Il avait pris sous son patronage une assemblée d'indépendants de la paroisse de Crawley; son oncle le recteur s'en indignait, et sir Pitt, par contre, s'en frottait les mains; il avait même assisté deux ou trois fois à ces réunions, ce qui avait provoqué de violents sermons dans l'église de Crawley; des diatribes avaient même été décochées en droite ligne au vieux banc gothique du baronnet. L'honnête sir Pitt ne se montrait nullement affecté de ces énergiques sorties et ne manquait jamais de ronfler pendant toute la durée du sermon.

M. Crawley aurait bien voulu, pour le plus grand bien de la nation et de la chrétienté, que le vieux gentilhomme lui cédât sa place au parlement; mais le papa ne voulait rien céder. Le père et le fils étaient du reste trop sages pour donner quinze cents livres par an, montant du second siége rempli à cette époque par M. Noiraud, avec carte blanche sur la traite des nègres. Les propriétés de la famille étaient obérées, et les revenus provenant du bourg passaient à l'entretien de la maison de Crawley-la-Reine: car on ne s'était jamais bien remis d'une lourde amende infligée à Walpole Crawley, premier baronnet, pour malversation dans l'envoi des sceaux et parchemins. Sir Walpole était un bon vivant, véritable bourreau d'argent (alieni appetens, sui profusus, aurait dit M. Crawley avec un soupir); de son temps on le chérissait dans le comté pour ses tonneaux toujours en perce et la bonne hospitalité que l'on rencontrait à coup sûr à Crawley-la-Reine. Les caves étaient garnies de bourgogne, les chenils de chiens de chasse, les écuries de bons chevaux. Maintenant, à Crawley-la-Reine, les quadrupèdes de cette dernière espèce allaient à la charrue ou traînaient l'omnibus de Trafalgar. C'est par un de ces attelages, un jour où on ne labourait pas, que miss Sharp fut conduite au château; car tout rustre qu'il était, sir Pitt se montrait chez lui fort chatouilleux sur le décorum. Il sortait rarement sans une voiture à quatre chevaux, il mangeait du mouton bouilli à son dîner, mais il se faisait toujours servir par trois laquais.

Si la lésinerie pouvait à elle seule faire la fortune d'un homme, sir Pitt Crawley aurait été l'homme le plus riche de la terre. Mettons-le avocat dans une ville de province, sans autre capital que sa cervelle, il en aurait tiré fort probablement un excellent parti, en se procurant avec son aide influence et crédit; mais malheureusement il sortait de bonne famille, il possédait une fortune considérable bien qu'embarrassée, cette complication était pour lui plus nuisible qu'utile. Il avait un goût prononcé pour la chicane, ce qui lui coûtait plusieurs milliers de livres sterling par an. Étant trop fin, comme il le disait, pour se laisser voler par un agent, il en chargeait une douzaine du soin de mal mener ses affaires, sans qu'aucun lui inspirât la moindre confiance.

Comme propriétaire, il se montrait si dur qu'il ne se présentait pour être fermiers chez lui que des banqueroutiers. Par avarice il rognait à la terre sa portion de semence, et la nature, pour s'en venger, lui rognait ses récoltes et réservait ses libéralités à des cultivateurs plus généreux. Il se lançait dans toute espèce de spéculations; il travaillait dans les mines, achetait des actions de canaux, montait des services de voitures, passait des traités avec le gouvernement, et était l'homme et le magistrat le plus affairé du comté. Trouvant que d'honnêtes employés pour ses carrières lui coûtaient trop cher, il avait la satisfaction d'apprendre que quatre de ses gérants étaient partis en emportant avec eux la caisse en Amérique. Faute de précautions convenables, ses mines de charbon se remplissaient d'eau. Le gouvernement lui laissait pour compte ses fournitures de bœuf gâté, et quant à ses voitures, tous les autres entrepreneurs savaient qu'il était, de tout le comté, celui qui perdait le plus de chevaux, pour les acheter trop bon marché et ne pas les nourrir.

Il était d'humeur assez sociable et assurément loin d'être fier. Il préférait la société d'un fermier et d'un maquignon à celle d'un gentilhomme comme milord son fils. Il prenait son plaisir à boire, à jurer et à caresser les filles des fermiers. On ne l'avait jamais vu donner un schelling ou faire une bonne action; mais c'était un joyeux et rusé compère, faisant volontiers la pointe et vidant sa cruche avec un fermier, sauf à le surfaire le lendemain, et badinant avec un braconnier, tout prêt à le faire transporter sans en avoir plus de chagrin. Ses prévenances pour le beau sexe avaient déjà été notées par miss Rebecca Sharp; en un mot, parmi tous les baronnets, les pairs et les députés de l'Angleterre, il n'y avait pas un être plus rusé, plus bas, plus égoïste, plus bête et plus mal famé que ce vieux ladre. Les grosses mains rouges de sir Pitt Crawley ne pouvaient se trouver qu'au bout de ses bras. C'est avec le plus vif chagrin et la plus grande douleur que nous sommes obligés de reconnaître l'existence de si mauvaises qualités chez une personne dont le nom est inscrit au livre d'or de la pairie.

Une des principales causes de la puissance de M. Crawley sur les inclinations de son père résultait d'affaires d'argent. Le baronnet devait à son fils une somme assez ronde sur la fortune de sa mère, et il ne jugeait pas à propos de la lui payer; à vrai dire, l'idée de payer quoi que ce fût lui donnait mal au cœur, et la force seule pouvait le réduire à acquitter ses dettes. Miss Sharp calculait (car, ainsi que nous le verrons bientôt, elle fut vite initiée à tous les secrets de la famille) que le seul payement de ses créanciers coûtait en frais à l'honorable baronnet plusieurs centaines de livres par an; mais c'était un plaisir dont il ne pouvait se priver. Il éprouvait une joie féroce à faire attendre ces pauvres diables et à remettre de procès en procès, de termes en termes, l'époque de la satisfaction.

«À quoi bon faire partie du parlement, disait-il, si c'est pour payer ses dettes?»

Pour lui rendre justice, il savait tirer tout le parti possible de sa chaise curule.

Foire aux Vanités! foire aux vanités! Voilà un homme à peine capable d'épeler et ne se souciant point de lire; un homme qui a les allures et la ruse d'un paysan, dont la passion est la chicane, sans autres goûts, sans autres émotions, sans autres plaisirs que ceux d'une âme sordide et bête, et il possède cependant rang, honneur et puissance; il compte parmi les dignitaires du pays, les piliers de l'État; il est grand shérif et va en équipage doré. De grands ministres, des hommes d'État lui font la cour. Dans la foire aux Vanités, il a une place plus élevée que celle du plus brillant génie, de la vertu la plus immaculée.

Sir Pitt avait une belle-sœur demoiselle, à laquelle sa mère avait laissé une immense fortune. Le baronnet lui avait bien déjà proposé de lui prendre son argent avec hypothèque; mais miss Crawley avait refusé cette offre et aimait mieux placer ses fonds en immeubles. Elle avait toutefois manifesté l'intention de partager également sa fortune entre le second fils de sir Pitt et la famille du ministre. Elle avait en outre, une fois ou deux, payé les dettes de Rawdon Crawley au collége et à l'armée. Miss Crawley était en conséquence l'objet de la plus grande vénération quand elle venait à Crawley-la-Reine; car elle avait chez son banquier une balance capable de la faire aimer partout où elle se serait présentée.

Que de supériorité ajoute à une vieille lady une balance chez le banquier! De quel œil indulgent nous voyons ses fautes si c'est une parente. Puisse le lecteur en avoir une vingtaine de la sorte! Quel excellent caractère nous trouvons à cette vieille créature! Avec quel air souriant les commis des plus grands magasins la reconduisent à sa voiture marquée du bienheureux losange5, et surmontée d'un cocher gras et bouffi! Quand elle vient nous faire visite, comme nous avons soin d'instruire fort à propos nos amis de son rang dans le monde! nous disons, et c'est la vérité toute pure:

«Je voudrais bien avoir un billet de cinq mille livres, avec la signature de miss Marc Whirter.

—Elle ne s'en apercevrait même pas, reprend votre femme.

—C'est ma tante,» ajoutez-vous avec un air insouciant et dégagé, alors que votre ami vous demande si miss Mac Whirter est votre parente.

Votre femme est à lui envoyer sans cesse de petits témoignages d'amitié; vos petites filles lui font sans relâche des cabas en tapisserie, des pelottes et des coussins. L'âtre flambe toujours dans la chambre où elle vous fait visite, tandis que votre femme lace son corset sans feu. La maison, pendant son séjour, prend un air de fête, de propreté, de chaleur, d'entrain, de bien-être qu'on ne lui connaît point à toute autre époque. Vous-même, mon cher monsieur, vous-même négligez votre somme après dîner, et vous éprouvez une subite passion de whist, quoique vous y perdiez toujours. Quels bons dîners vous faites alors! Du gibier tous les jours, du madère, et du plus vieux; et l'on va et vient sur la route de Londres pour avoir du poisson plus frais.

Les domestiques mêmes à la cuisine ont leur part de la frairie générale. Pendant le séjour du gros cocher de miss Mac Whirter, la bière n'est plus baptisée, et à l'office où sa femme de chambre prend ses repas, on ne regarde pas à la consommation du thé et du sucre. Est-bien cela, oui ou non? J'en appelle à la bourgeoisie.

Ah! puissances du ciel, je vous en conjure, envoyez-moi une tante, une tante vieille fille, une tante avec un losange sur sa voiture et un devant de cheveux couleur café! Comme mes enfants lui feraient des sacs! comme ma Julie la soignerait! Douce vision! chimères de l'esprit!

CHAPITRE X.

Miss Sharp commence à se faire des amis.

Admise désormais parmi les membres de l'aimable famille dont nous venons de donner une rapide esquisse, Rebecca devait naturellement mettre tous ses efforts à s'y rendre agréable, comme elle disait. On ne manquera pas d'admirer cette disposition à la reconnaissance dans une orpheline sans appui, et, s'il entrait dans ses calculs une certaine dose d'égoïsme, qui ne trouverait après tout à sa prudence de fort légitimes excuses?

«Je suis seule au monde, disait cette jeune fille, sans amis. Je n'ai rien à espérer que de mon travail, tandis que cette petite Amélia aux joues roses, sans avoir la moitié de mon intelligence, se voit à la tête de dix mille livres et d'un établissement certain. La pauvre Rebecca, dont la figure est bien au-dessus de la sienne, doit compter seulement sur les ressources de son esprit. Eh bien, voyons si mon esprit ne saura pas me créer une position honorable, et si quelque jour miss Amélia n'aura pas à reconnaître de combien je lui suis supérieure. Ce n'est pas que j'en veuille à la pauvre Amélia. Qui pourrait en vouloir à une créature aussi inoffensive et aussi avenante? Mais ce sera un beau jour que celui où, dans le monde, je prendrai rang au-dessus d'elle. Et qu'y aurait-il, après tout, d'étonnant à cela?»

C'est ainsi que l'imagination romanesque de notre jeune amie entrevoyait dans l'avenir mille visions dorées. Et pourquoi nous scandaliser, si dans tous ces châteaux en Espagne elle plaçait un mari pour principal habitant? Les jeunes filles peuvent-elles avoir d'autres rêves qu'un mari? À quelle autre chose, dites-moi, rêvent leurs chères mamans? «Je serai ma maman à moi-même,» disait Rebecca avec un serrement de cœur, lorsqu'elle pensait à sa mésaventure avec Joe Sedley.

Elle résolut donc sagement de donner à sa position dans la famille de Crawley-la-Reine tout le bien-être, toute la sécurité possible, et ne songea plus, dans ce but, qu'à se faire des amis de tous ceux qui, autour d'elle, pouvaient contribuer à son confort.

Milady Crawley n'était point de ce nombre. Il y avait chez elle une telle mollesse, une telle apathie de caractère, que dans sa maison la pauvre dame comptait comme zéro. Rebecca reconnut bien vite qu'il était aussi inutile de rechercher sa bienveillance qu'impossible de l'obtenir. Devant ses élèves elle ne l'appelait jamais que leur pauvre maman, et, tout en témoignant à cette dame un froid respect, c'était surtout au reste de la famille qu'elle adressait avec une profonde diplomatie la plus grande part de ses attentions.

Avec ses jeunes élèves, dont elle se concilia tout à fait les bonnes grâces, sa méthode était des plus simples. Elle ne surchargeait point leur jeune cerveau de trop de science; au contraire, elle les laissait s'élever à leur fantaisie. Quelle instruction est plus efficace que celle qu'on acquiert par soi-même? L'aînée avait un penchant particulier pour la lecture, et, comme la vieille bibliothèque de Crawley-la-Reine possédait un nombre considérable de livres du dernier siècle, français et anglais, d'une littérature légère (c'était une emplette du secrétaire des sceaux et parchemins pendant sa disgrâce), sans que personne songeât à les déranger de leurs rayons, Rebecca, de la manière la plus agréable et sans beaucoup de peine, était à même de faire faire de grands progrès à l'instruction de miss Rose Crawley.

Elle lisait avec miss Rose de délicieux ouvrages anglais et français, au nombre desquels on peut citer ceux du savant docteur Smollett, de l'ingénieux M. Henry Fielding, du gracieux et fantastique M. Crébillon le fils, tant admiré de notre immortel Gray, enfin de l'encyclopédique M. de Voltaire. M. Crawley demanda un jour quel ouvrage elles lisaient alors:

«Smollett, répondit l'institutrice.

—Oh! Smollett, reprit M. Crawley avec un air fort satisfait; son histoire est moins animée, mais bien moins dangereuse que celle de M. Hume. C'est donc de l'histoire que vous lisez?

—Oui,» dit miss Rose, sans ajouter cependant que c'était celle du chevalier de Faublas.

En une autre occasion, comme il se montrait tout scandalisé de trouver un recueil de pièces françaises dans les mains de sa sœur, la gouvernante lui fit remarquer que c'était pour se familiariser avec les idiotismes de cette langue dans la conversation, explication qui le satisfit complétement. M. Crawley, comme ancien diplomate, était fier de sa facilité à parler le français, et se sentait fort charmé des compliments de l'institutrice au sujet de ses progrès.

Les goûts de miss Violette étaient au contraire plus turbulents et plus masculins: elle connaissait les coins les plus retirés où les poules allaient pondre leurs œufs; elle grimpait aux arbres pour enlever les nids où les petits chanteurs ailés déposaient leur tendre couvée. Son plaisir était d'enfourcher les jeunes poulains et d'effleurer l'herbe comme Camille. Son père l'adorait ainsi que les palefreniers; elle était tout à la fois l'enfant gâtée et la terreur de la cuisine; elle découvrait toujours les cachettes des pots de confitures, et leur faisait de larges brèches quand ils tombaient en son pouvoir. Il y avait bataille perpétuelle entre elle et sa sœur. Quand miss Sharp s'apercevait de ses escapades, elle n'en parlait point à lady Crawley, qui l'aurait répété au père, ou, ce qui était encore pis, à M. Crawley; mais elle promettait de n'en rien dire, à la condition que miss Violette serait une bonne fille et aimerait bien sa gouvernante.

À l'égard de M. Crawley, miss Sharp était pleine de respect et de déférence. Elle le consultait sur les passages français qu'elle ne pouvait comprendre; bien qu'elle eût eu une mère française, elle le trouvait seul capable de les expliquer à sa satisfaction. Il dirigeait en outre ses études dans la littérature profane, et il était assez bon pour lui désigner les livres d'un esprit sérieux et lui faire l'honneur de lui adresser souvent la parole. Elle n'avait pas assez d'admiration pour son éloquence à la société de secours des Meurt-de-Faim, et elle prenait le plus vif intérêt à son pamphlet sur la bière. Son émotion allait souvent jusqu'aux larmes dans les conférences qu'il faisait le soir.

«Oh! merci, monsieur,» disait-elle avec un soupir et les yeux levés au ciel.

Ce qui lui valait de temps à autre un serrement de main de M. Crawley.

«Après tout, bon sang ne se dément jamais, disait ce saint parfumé d'aristocratie; voilà pourquoi miss Sharp est touchée de mes paroles, dont personne autre ici ne se montre impressionné. Il y a là pour leur palais un mets trop fin et trop délicat. Il me faudra prendre des tournures plus familières. Elle, elle me comprend: sa mère devait être une Montmorency.»

Et c'était bien, à ce qu'il paraît de cette illustre famille que miss Sharp descendait du côté de sa mère. Mais elle ne racontait point que sa mère était montée sur les planches, cela aurait pu troubler les scrupules religieux de M. Crawley. D'ailleurs, que de nobles émigrées plongées dans l'indigence par cette épouvantable Révolution! Avant d'avoir fait un long séjour dans la maison, elle avait mis tout le monde au courant de l'histoire de ses ancêtres.

M. Crawley avait retrouvé quelques-uns des noms cités par elle dans le dictionnaire de d'Hozier, qui se trouvait à la bibliothèque du château, ce qui le confirmait encore dans sa croyance à l'illustre origine de Rebecca. Avons-nous le droit d'inférer de ce mouvement de curiosité, de ses recherches dans les dictionnaires, que notre héroïne pouvait attribuer de tendres sentiments pour elle à M. Crawley? Non, c'était purement de l'amitié. N'avons-nous pas d'ailleurs mentionné plus haut les engagements de ce dernier avec lady de La Bergerie?

Il avait fait une ou deux fois des remontrances à Rebecca sur ses parties de trictrac avec sir Pitt. C'était, disait-il, un amusement profane; son temps aurait été mieux employé à lire le Legs de Thrump, ou la Blanchisseuse aveugle de Morfield, ou tout autre livre du genre sérieux. Mais miss Sharp répondait que sa chère maman avait fait souvent la partie du vieux comte de Trictrac et celle du vénérable abbé du Cornet: elle avait là une excellente excuse en faveur de cet amusement mondain et de bien d'autres.

Ce n'était pas seulement en jouant au trictrac que la petite gouvernante trouvait le moyen de se faire bien venir de son souverain et maître; elle avait mille autres petites manières de s'utiliser auprès de lui. Elle lisait à haute voix, avec une inépuisable complaisance, tout ce grimoire judiciaire auquel, avant son arrivée à Crawley-la-Reine, il lui avait promis de l'employer. Elle s'offrait pour copier ses lettres et en corrigeait adroitement l'orthographe, sous prétexte de se conformer aux usages actuels. Elle prenait intérêt à tout ce qui se rattachait à ses propriétés, à ses fermes, à ses parcs, à ses jardins, à ses écuries, et sa compagnie était devenue si agréable au baronnet, que dans sa promenade après le déjeuner il manquait rarement de l'emmener, elle et les enfants. Alors elle lui donnait son avis sur les arbres à tailler, sur les plates-bandes à retourner, sur les moissons à couper, sur les chevaux à mettre à la charrette ou au labourage.

Avant d'avoir passé une année à Crawley-la-Reine, Rebecca avait conquis l'entière confiance du baronnet. Et la conversation du dîner, qui, auparavant, se passait toute entre lui et M. Horrocks, avait lieu presque exclusivement entre sir Pitt et miss Sharp. En l'absence de M. Crawley, elle se trouvait presque la maîtresse du logis. Toutefois, dans sa nouvelle et brillante position, elle savait se conduire avec assez de prudence et de retenue pour ne point blesser les puissances de la cuisine et de la basse-cour; au contraire, elle s'y montrait toujours modeste et affable. Ce n'était plus cette petite fille hautaine, mécontente, dédaigneuse, que nous avons connue tout d'abord.

Cette métamorphose de caractère indiquait une grande sagesse ou un sincère désir de s'améliorer ou du moins une grande puissance morale de sa part. Mais était-ce bien le cœur qui inspirait ce nouveau système de déférence et de soumission adopté par notre Rebecca? Le reste de l'histoire nous le dira. Qui croirait cependant qu'une personne de vingt et un ans puisse suivre pendant longtemps, sans se démentir, un système d'hypocrisie? Nos lecteurs nous rappelleront que, jeune d'années, notre héroïne était vieille dans l'expérience de la vie, et ce récit manquerait son but si on n'avait pas la preuve que c'était une femme des plus habiles.

Les deux fils de la famille Crawley étaient comme la pluie et le beau temps; on ne les voyait jamais ensemble au château. Ils se détestaient cordialement. Rawdon Crawley, le cadet, avait un profond mépris pour la demeure paternelle et n'y venait que lors de la visite annuelle de sa tante.

Nous avons déjà mentionné les excellentes qualités de cette vénérable dame: elle possédait soixante-dix mille livres et avait presque adopté Rawdon. Elle ressentait une aversion profonde pour l'aîné de ses neveux, et le méprisait comme une espèce de poule mouillée. En retour, ce dernier n'hésitait pas à vouer l'âme de sa vieille tante à la damnation éternelle et, suivant lui, les chances de son frère pour l'autre monde ne valaient guère mieux.

«C'est une femme mondaine et sans foi, disait M. Crawley; elle vit avec les athées et les Français. Je frémis de penser à cette terrible situation. Si près de la tombe donner autant à la vanité, au dérèglement, à des goûts profanes et insensés!»

En réalité, la vieille dame se refusait complétement à écouter ses lectures du soir, et, lorsqu'elle venait à Crawley-la-Reine, il était obligé de suspendre le cours de ses pratiques religieuses.

«Mettez de côté votre livre de sermons, disait son père, car miss Crawley va nous arriver. Elle nous a écrit pour nous dire qu'elle ne pouvait entendre prêcher.

—Eh! monsieur, songez aux domestiques.

—Que les domestiques aillent au diable, disait sir Pitt, et le fils trouvait qu'il leur arriverait pis encore s'ils étaient privés du bienfait de ses instructions.

—Et que diable! disait le père après avoir écouté ses remontrances, vous ne serez pas assez sot pour laisser sortir de la famille trois mille livres de revenu?

—Qu'est-ce que l'argent en comparaison de nos âmes? reprenait Crawley. Croyez-vous donc que la vieille veuille vous dépouiller de cet argent?»

Qui sait si ce n'était pas le désir de sir Crawley?

La vieille miss Crawley était bien certainement une réprouvée. Elle avait une délicieuse petite habitation dans Park-Lane, et, comme elle buvait et mangeait trop pendant son hiver à Londres, elle allait se remettre l'été à Harrowgate ou à Cheltenham. De toutes les vieilles vestales de l'époque, c'était la plus hospitalière et la plus enjouée. Dans son jeune temps elle avait été une beauté, à ce qu'elle disait: on sait fort bien que les vieilles femmes ont toutes été plus ou moins des beautés dans leur temps.

Elle avait de plus des prétentions au bel esprit et au libéralisme. Pendant un séjour de quelque temps en France, Saint-Just, suivant la rumeur publique, lui avait inspiré une passion malheureuse. Elle aimait en conséquence les romans français, la pâtisserie française et les vins français. Elle lisait Voltaire et savait Rousseau par cœur. Elle discutait d'un ton assez dégagé la question du divorce, et défendait avec énergie les droits de la femme. Elle avait des portraits de Fox dans toutes les chambres de sa maison. Lorsque cet homme d'État comptait dans les rangs de l'opposition, elle combattait à ses côtés au pied du même drapeau; et quand il arriva au pouvoir, elle était en grand crédit auprès de lui, pour avoir enrôlé dans ses rangs sir Pitt et son collègue de Crawley-la-Reine. Sir Pitt y serait bien entré de lui-même, sans la moindre peine de la part de cette honnête demoiselle.

Cette excellente et vieille fille avait pris en affection Rawdon Crawley dès son enfance. Elle l'envoya à Cambridge, parce que son frère était à Oxford; et, lorsque les directeurs de la première université l'engagèrent à se retirer après deux ans de séjour, elle lui acheta ses brevets de cornette et de lieutenant.

Le jeune officier était à la ville un des plus élégants et des plus renommés dandys. Il boxait, courait les coulisses, jouait la bouillotte et conduisait à quatre chevaux; tel était le fond de la science pour notre aristocratie d'alors, et il y était passé maître. Bien qu'il fît partie de la maison militaire, dont le service se bornait à parader autour du prince régent, et pour laquelle l'occasion ne s'était jamais présentée de montrer sa valeur sur le champ de bataille, Rawdon Crawley, pour des affaires de jeu, sa plus violente passion, avait eu trois duels terribles où il avait assez donné de preuves de son mépris pour la mort.

«Et pour ce qui suit la mort,» ajoutait M. Crawley, attachant au plafond ses yeux couleur groseille.

Il pensait toujours à l'âme de son frère et à l'âme de ceux qui ne partageaient pas ses opinions. C'est une sorte de consolation que se donnent à elles-mêmes les personnes pleines de gravité.

La ridicule et romanesque miss Crawley, loin de se fâcher des étourderies de son Benjamin, ne manquait pas de payer ses dettes, après ses duels, et n'aurait pas permis une parole de blâme sur sa moralité.

«Il jette sa gourme, disait-elle, et vaut cent fois mieux que son pleurnicheur de frère avec ses hypocrisies.»

CHAPITRE XI.

D'une simplicité toute pastorale.

Après avoir introduit le lecteur au milieu de ce respectable personnel du château, dont la simplicité et l'innocence toute champêtre montrent victorieusement la supériorité de la vie de la campagne sur celle de la ville, nous devons aussi lui faire connaître les parents et voisins du seigneur de l'endroit: le ministre Bute Crawley et son épouse.

Le révérend père Bute Crawley était d'une taille élevée et majestueuse, d'une humeur joviale, et portait des chapeaux à large bord. Dans le comté, il jouissait d'une popularité bien plus grande que le baronnet son frère. Au collége, il était la meilleure rame de l'embarcation de Christ-Church; il avait cassé des dents aux meilleurs boxeurs de la ville. Dans la vie privée, il n'avait pu se détacher entièrement de ses goûts pour la boxe et les exercices gymnastiques. Point de combat, à vingt milles à la ronde, auquel il ne fût un des premiers; pas de courses de régates, de soirées d'élections, de dîners de confrères, pas de grand gala enfin dans le comté, sans qu'il fût de la partie. On était sûr de rencontrer sa jument noire et les lanternes de son cabriolet à six milles de la cure, toutes les fois qu'il y avait un dîner à Fuddleston, à Roxby, ou à Wapshot-Hall, ou chez les gros bonnets du comté, avec lesquels il était dans les meilleurs termes. Il avait une jolie voix, chantait le Vent du midi et le Ciel nuageux, courait le cerf en casaque de jockey, et passait pour l'un des meilleurs pêcheurs du comté.

Mistress Crawley, la femme du recteur, était une petite créature fort remuante, qui composait les célestes homélies de son époux. Ménagère par excellence, elle avait avec ses filles la haute main dans la maison. Au presbytère elle régnait en despote, laissant pour tout le reste carte blanche à son mari; il pouvait aller et venir, dîner dehors autant que son caprice le lui disait. Quant à mistress Crawley, c'était la femme économe qui sait le prix du vin de Porto.

Depuis l'enlèvement du jeune ministre de Crawley-la-Reine par mistress Bute (elle appartenait à une bonne famille; elle était fille de feu le lieutenant-colonel Hector Mac Tavich, avait joué Bute contre sa mère, et avait gagné la partie), cette dame était dans toute sa vie un modèle de sagesse et d'économie; mais, malgré tous ses efforts, son mari restait toujours avec des dettes. Il lui avait fallu dix ans pour acquitter ses notes de collége, qui remontaient au vivant de son père. En 179., comme il venait de se mettre à jour de son arriéré, il paria de grosses sommes contre Kangourou, qui gagna le prix aux courses de Derby. Le ministre, obligé d'emprunter à de ruineux intérêts, s'était toujours trouvé gêné depuis. Sa sœur, de temps à autre, lui donnait bien une centaine de livres sterling, mais c'était sur sa mort qu'il fondait ses plus belles espérances.

«Il faudra bien que le diable s'en mêle, disait-il, ou Mathilde me laissera au moins la moitié de son argent.»

Le baronnet et son frère avaient donc les meilleures raisons du monde pour être tous deux comme chien et chat; sir Pitt avait toujours tondu sur Bute dans les transactions de famille; le jeune Pitt, qui n'avait pas même le mérite d'aimer la chasse, s'était avisé d'élever une chapelle à la barbe de son oncle, enfin Rawdon devait venir en partage dans la succession de miss Crawley. Ces affaires d'argent, ces spéculations sur la vie et la mort inspiraient aux deux frères, l'un pour l'autre, une de ces tendresses comme on en voit dans la Foire aux Vanités. Pour ma part, je ne connais rien comme un billet de banque pour troubler et rompre entre deux frères une affection d'un demi-siècle, et je ne puis me lasser de penser que c'est une belle et admirable chose que l'affection entre gens du monde!

Il n'était pas à supposer que l'arrivée de Rebecca à Crawley-la-Reine et ses progrès successifs dans les bonnes grâces des habitants du lieu passeraient inaperçus pour mistress Bute, qui savait combien un aloyau faisait de jours au château; combien il y avait de linge sale aux grandes lessives; combien de pêches sur l'espalier du midi; combien milady prenait de pilules quand elle était malade; car en province, pour certaines personnes, ce sont là des matières du plus haut intérêt. Mistress Bute ne pouvait donc laisser arriver l'institutrice au château sans instruire une enquête sur ses antécédents et son origine. D'ailleurs, la meilleure entente ne cessait de régner entre les serviteurs de la cure et ceux du château. Il y avait toujours à la cuisine du presbytère un bon verre d'ale pour les gens du château, dont la ration à l'ordinaire était fort congrue. Mais, en revanche, la femme du ministre savait, à une mesure près, ce qu'il entrait de bière dans chaque tonneau du château; sans compter que des liens de parenté existaient entre les domestiques comme entre les maîtres; par ce canal, chaque famille était mise au courant des faits et gestes de ses voisins. Règle générale: Êtes-vous bien avec votre frère, ses actes vous sont indifférents; êtes-vous en pique avec lui, vous êtes informé de ses allées et venues comme si une police secrète était à votre disposition.

Peu après son arrivée, Rebecca eut une place officielle dans les bulletins que mistress Crawley recevait de la Hall. Voici un spécimen:—On a tué le cochon noir—il pesait tant de livres—on a salé les côtes—à dîner on a servi un pouding de porc—M. Cramp de Mudbury, assisté de sir Pitt, a mis John Blackmore sous les verroux—M. Pitt a tenu un meeting—(nom des assistants)—rien de nouveau pour milady—les jeunes demoiselles sont avec leur gouvernante.

Le rapport continuait ainsi:—La nouvelle gouvernante est une excellente ménagère—sir Pitt est fort prévenant avec elle—M. Crawley aussi—Il lui lit ses brochures.

«Voyez cette intrigante!» disait la petite, vive, alerte et noiraude mistress Crawley.

Les rapports finirent par dire que l'institutrice avait circonvenu tout le monde. Elle écrivait les lettres de sir Pitt, expédiait ses affaires, dressait ses comptes, menait à sa guise toute la maison, milady, M. Crawley, les petites filles et le reste: sur quoi mistress Crawley déclarait que c'était une artificieuse coquine, et qu'elle avait en tête quelque terrible projet. Les événements du château faisaient ainsi le principal sujet des conversations à la cure, et les yeux perçants de mistress Bute Crawley voyaient les moindres mouvements du camp ennemi, et plus encore.

MISTRESS BUTE CRAWLEY À

MISS PINKERTON.—LA MALL,

CHISWICK.

De la cure de Crawley-la-Reine, décembre....

Ma chère Madame,

Les années écoulées depuis l'époque où je jouissais de votre agréable et précieux enseignement n'ont rien changé aux sentiments de tendresse et de respect que j'ai conçus pour miss Pinkerton et le cher Chiswick. J'espère que votre santé va toujours bien. Puissent le monde et la cause de l'enseignement conserver, pour leur plus grande gloire et pendant de longues années encore, miss Pinkerton! Une de mes amies, lady Fuddleston, me demandait une gouvernante pour ses chères filles. Je n'ai pas, hélas! le moyen d'en avoir une pour les miennes; mais n'ai-je pas été élevée à Chiswick? «Qui, m'écriai-je aussitôt, pouvons-nous mieux consulter que l'excellente et incomparable miss Pinkerton?» En un mot, chère madame, avez-vous à votre disposition quelque demoiselle dont les services puissent être utiles à ma chère amie et voisine? Elle est résolue, je vous assure, à n'accepter de gouvernante que de votre main.

Mon cher mari prend plaisir à répéter qu'il aime tout ce qui sort de la maison de miss Pinkerton. Je voudrais bien le présenter, ainsi que nos filles bien-aimées, à l'amie de ma jeunesse, à la femme qui faisait l'admiration du grand lexicographe de notre pays. Si jamais vous passez par l'Hampshire, M. Crawley me charge de vous dire qu'il espère pour notre presbytère de campagne l'honneur de votre présence. C'est maintenant l'humble mais heureuse demeure

De votre affectionnée

Martha Crawley.

P.S. Le frère de M. Crawley, le baronnet, avec lequel nous ne sommes pas, hélas! dans les termes de cette parfaite concorde qui devrait toujours régner entre frères, a pour ses petites filles une gouvernante qui, à ce qu'on m'a dit, a eu le bonheur d'être élevée à Chiswick. Il m'est venu des bruits assez contradictoires sur son compte. Mon tendre intérêt pour mes petites nièces, qu'en dépit des différends de famille je veux toujours considérer comme mes propres enfants, mes sympathies pour toute élève qui sort de chez vous, me font, ma chère miss Pinkerton, vous demander l'histoire de cette jeune demoiselle dont, à votre considération, je suis très-désireuse de devenir l'amie. M. C.


MISS PINKERTON À MISTRESS BUTE CRAWLEY.

Johnson Home, Chiswick, déc. 18....

Chère Madame,

J'ai l'honneur de vous annoncer réception de votre précieuse lettre, et m'empresse d'y répondre. C'est pour moi une douce satisfaction dans ma tâche épineuse de voir mes soins maternels récompensés par ces retours d'affection, et de reconnaître dans l'aimable mistress Crawley mon excellente élève d'autrefois, la sémillante et exemplaire miss Martha Mac-Tavish. Je me félicite d'avoir maintenant sous ma direction les filles de beaucoup de vos contemporaines. Ce serait pour moi un véritable plaisir d'entourer vos chères filles de toute ma science et de toute ma sollicitude.

En offrant mes compliments respectueux à lady Fuddleston, j'ai l'honneur de lui présenter mes deux amies, miss Tuffin et miss Hawky.

Chacune de ces jeunes demoiselles est parfaitement en état d'enseigner le grec, le latin, les premiers éléments d'hébreu, les mathématiques, l'histoire, l'espagnol, le français, l'italien et la géographie, la musique vocale et instrumentale, la danse sans l'aide d'un maître, enfin les éléments des sciences naturelles. En outre, Tuffin, fille de feu le révérend Thomas Tuffin professeur du collége de Corpus à Cambridge, peut enseigner la syriaque et les éléments de droit constitutionnel. Mais ses dix-huit ans et son extérieur fort agréable seraient peut-être un obstacle à son entrée chez sir Huddleston Fuddleston.

Miss Lætitia Hawky, d'autre part, n'est pas dans sa personne très-favorisée de la nature. Elle est âgée de vingt-neuf ans et sa figure est marquée de petite vérole. De plus elle boite; elle a les cheveux roux et une déviation dans la vue. Ces dames possèdent en outre toutes les qualités morales et religieuses. Leurs prétentions, naturellement, sont en rapport avec leur mérite.

Pénétrée de la plus respectueuse reconnaissance pour le révérend Bute Crawley, j'ai l'honneur d'être,

Chère Madame,

Votre très-humble et très-obéissante servante,

Barbara Pinkerton.

P.S. Cette miss Sharp dont vous me parlez comme gouvernante de sir Pitt Crawley, baronnet, membre du parlement, était une de mes élèves; je n'ai donc rien à dire contre elle. Si son extérieur est désagréable, c'est qu'il ne tient pas à nous de réformer la nature dans ses œuvres. Quant à ses parents, il n'y a pas grand cas à en faire; son père fut peintre et plusieurs fois banqueroutier; sa mère, comme je l'ai appris depuis avec horreur, était danseuse à l'Opéra; cependant Rebecca ne manquait pas de talent, et je ne saurais me reprocher de l'avoir reçue par charité. Ma seule crainte est que les principes de sa mère, qu'on m'avait d'abord dépeinte comme une comtesse française obligée d'émigrer pendant les horreurs de la dernière révolution, mais qui, d'après de nouvelles informations, était une personne d'une moralité fort suspecte, n'aient passé chez cette malheureuse jeune fille, que j'avais recueillie comme une pauvre délaissée. Sa conduite, j'aime à le croire, sera sans doute restée irréprochable, et je suis convaincue qu'elle ne rencontrera point d'écueil dans l'élégante et exquise société de sir Pitt Crawley.


MISS REBECCA SHARP À MISS AMÉLIA SEDLEY.

Je n'ai pas écrit à ma bien chère Amélia depuis plusieurs semaines; car que lui dire sur le palais de l'Ennui, comme je l'ai baptisé? Que vous importe si la récolte des navets est bonne ou mauvaise; si le cochon gras pesait treize ou quatorze livres, et si les bestiaux se trouvent bien de leurs rations de betteraves? Un jour ressemble à l'autre. Avant déjeuner, promenade avec sir Pitt et son sécateur; après déjeuner, études telles quelles, dans notre salle. Après l'étude, lecture des dossiers, correspondance avec les hommes de loi, sur les baux, les mines de charbon et les canaux, car me voici passée secrétaire de sir Pitt; après dîner, homélies de M. Crawley ou trictrac du baronnet. Pendant cet enchaînement de plaisirs, l'air placide de milady ne varie pas. Dernièrement une indisposition l'a rendue un peu plus intéressante, ce qui a amené un nouveau personnage au château dans la personne du jeune docteur. Voyez, ma chère, comme les jeunes filles auraient tort de désespérer: le jeune docteur a donné à entendre à l'une de vos amies que, si elle voulait être mistress Glauber, elle pourrait devenir le plus bel ornement de la chirurgie. J'ai répondu à cet impudent que la lancette et le mortier devaient suffire à son bonheur. Comme si j'étais née, en vérité, pour être femme d'un chirurgien de campagne! M. Glauber est rentré chez lui tout à l'envers de ce refus; il a pris une potion calmante et se trouve maintenant hors de danger. Sir Pitt a fort applaudi à ma résolution; il serait, je crois, très-fâché de perdre son petit secrétaire. Mais je ne compte sur l'affection de ce vieux bandit que dans la mesure dont est capable un être de son espèce. Me marier! et avec un apothicaire de province! surtout après!!! Non, non, on ne peut si vite rompre avec de vieux souvenirs dont je ne veux pas, du reste, vous parler davantage. Revenons au palais de l'Ennui.

Depuis quelque temps, ma chère, il a cessé d'être le palais de l'Ennui. Miss Crawley est arrivée avec ses chevaux gras, ses domestiques gras, son épagneul gras; oui, l'immensément riche miss Crawley, avec ses soixante-dix mille livres sterling placées à cinq pour cent, devant laquelle ou plutôt devant lesquelles ses deux frères sont en adoration. Elle a l'air très-apoplectique, cette chère âme: il n'est donc pas étonnant que ses deux frères se montrent si fort aux petits soins pour elle. Il faut les voir rivaliser d'empressement à lui apporter un coussin ou à lui présenter son café; elle dit (car elle n'est pas sotte): «Quand je viens ici, je laisse chez moi miss Briggs, ma demoiselle de compagnie. Mes frères sont ici mes demoiselles de compagnie, et tout le monde n'en a pas, je vous jure, une paire semblable!»

Quand elle vient à la campagne, le château tient table ouverte, et, pendant un mois au moins, on croirait que le vieux sir Walpole est revenu l'habiter. Nous avons de grands dîners et nous allons à quatre chevaux, les laquais endossent leur livrée canari la plus neuve; on boit du bordeaux et du champagne comme si c'était l'ordinaire de toute l'année; nous avons des bougies de cire dans la salle d'études et du feu pour nous chauffer. Lady Crawley met sa robe la plus splendide, et mes élèves quittent leurs gros souliers et leurs jupes de tartan vieilles et écourtées pour porter des bas de soie et des robes de mousseline, comme il convient aux élégantes demoiselles d'un baronnet.

Rose est rentrée hier dans un état épouvantable. Le cochon de Wiltshire, un de ses favoris, et des plus gros, je vous assure, l'a jetée par terre et a mis en pièces sa robe de soie à fleurs lilas en se roulant dessus. Si cela était arrivé la semaine passée, sir Pitt aurait juré de la plus effroyable façon et allongé les oreilles de la pauvre petite en la mettant au pain et à l'eau pour un mois. Il s'est contenté de dire: «Nous réglerons cela, mademoiselle, après le départ de votre tante.» Et il a pris en plaisanterie cet accident assez bouffon. Espérons que son courroux sera dissipé avant le départ de miss Crawley.

Quel admirable élément de paix et de concorde que l'argent!

Un merveilleux effet de la présence de miss Crawley avec ses soixante-dix mille livres se manifeste surtout dans la conduite des deux frères Crawley, le baronnet et le ministre, qui se détestent pendant toute l'année et se montrent les meilleurs amis du monde à la Noël.

Je vous ai écrit l'an dernier comme quoi cet abominable ministre avait l'habitude de décocher contre nous, à l'église, ses sermons ridicules, et comment sir Pitt y répondait par d'énormes ronflements. Dès que miss Crawley arrive ici, il n'est plus question de se chamailler; le château rend visite au presbytère, et vice versa. Le ministre et le baronnet parlent cochons, braconniers et affaires du comté avec la bouche en cœur et sans jamais se quereller, même après boire. C'est que miss Crawley a déclaré qu'elle ne voulait point de disputes, et qu'elle laisserait son argent aux Crawley de Shropshire, si on la contrariait. S'ils étaient des gens d'esprit, ces Crawley de Shropshire, ils pourraient tout avoir. Mais le Crawley de Shropshire est un ministre comme son cousin du Hampshire, et il a mortellement offensé miss Crawley par ses allures de collet monté; elle est venue ici dans un accès de rage contre son intolérance. Il aura, sans doute, j'imagine, voulu faire la prière le soir.

Le livre de sermons est fermé quand miss Crawley arrive, et M. Pitt, qu'elle déteste, ne trouve rien de mieux que de partir pour la ville. Aussitôt, le jeune élégant, le lion, c'est, je crois, l'expression d'usage, le capitaine Crawley fait son apparition. Vous ne serez pas fâchée, je suis sûr, d'en avoir une courte esquisse.

Eh bien! c'est un grand et beau garçon, de six pieds de haut, à la voix éclatante; il jure beaucoup et il fait trotter les domestiques, qui l'adorent néanmoins, parce qu'il est très-généreux de son argent; aussi feraient-ils tout pour lui. La semaine dernière, les gardes-chasse ont presque assommé le bailli et son greffier, qui venaient de Londres pour arrêter le capitaine. On les avait trouvés en embuscade le long du mur du parc, on les a roués de coups après leur avoir fait prendre un bain forcé, et on allait leur envoyer du plomb comme à des braconniers, quand le baronnet s'est interposé.

Le capitaine a un mépris filial pour son père; il l'appelle vieux pingre, vieux ladre, vieux bélître. Il s'est fait une terrible réputation parmi les dames. Il mène avec lui ses chevaux de chasse et vit avec les squires du comté; il invite qui bon lui semble à dîner, et sir Pitt n'ose rien dire; ce dernier craint, en offensant miss Crawley, de manquer son legs quand elle mourra d'apoplexie. Vous dirai-je un compliment du capitaine à mon endroit? Il en vaut la peine, il est assez joli. Un soir où l'on dansait, il y avait sir Huddleston, Fuddleston et sa famille, sir Giles Wapshot et ses jeunes demoiselles et bien d'autres encore que je ne connais pas. Eh bien! je lui ai entendu dire, en désignant votre humble servante: «Pardieu! voilà une jolie petite pouliche!» Et il m'a fait l'honneur de danser deux contredanses avec moi. Il est compère et compagnon avec les jeunes squires, et en leur société il boit, parie, monte à cheval et parle chasse et course; il traite de bégueules toutes les filles de ce pays, et je crois qu'il n'a pas tort.

Vous ne pouvez vous faire une idée de leur dédain pour ma pauvreté. Quand on danse, je suis invariablement assise au piano. Mais l'autre soir, en sortant de table, le capitaine, pris d'une pointe de vin et me voyant condamnée au tabouret à perpétuité, jura tout haut que j'étais la meilleure danseuse entre toutes, et donna sa parole qu'il ferait venir des violons de Mudbury.

«Je vais jouer une contredanse,» dit mistress Bute Crawley avec beaucoup d'empressement. Figurez-vous une petite vieille à la peau noire, avec un turban de travers et des yeux brillants.

Peu après, le capitaine et votre petite Rebecca dansaient ensemble. Mistress Bute s'approcha à la fin du quadrille pour me complimenter sur ma grâce à danser; on n'en avait jamais tant entendu de l'orgueilleuse mistress Crawley, cousine germaine du comte de Tiptoff, qui aurait cru déroger en rendant visite à lady Crawley, excepté toutefois lorsque sa belle-sœur venait à la campagne. Pauvre lady Crawley! pendant la plus grande partie de ces jours de fête, elle restait dans sa chambre à prendre des pilules.

Mistress Bute s'est tout à coup prise d'une belle passion pour moi.

«Ma chère miss Sharp, me disait-elle, envoyez donc vos élèves au presbytère; leurs cousines seront bien aises de les voir.»

Je la vois venir. Signor Clementi ne nous enseignait pas le piano pour rien, et voilà le prix que mistress Bute voudrait donner à un maître pour ses enfants. Je suis au fait de toutes ses petites malices comme si elle prenait soin de m'en instruire. J'irai, toutefois, et je suis résolue de lui être agréable. N'est-ce pas le devoir d'une pauvre gouvernante qui n'a ni ami ni protecteur au monde?

La femme du ministre m'a fait de grands compliments sur les progrès de mes élèves; elle pensait sans doute me toucher le cœur, pauvre et ingénue villageoise! comme si mes élèves me faisaient chaud ou froid.

Votre robe de mousseline et votre écharpe de soie rose me vont à merveille, à ce qu'on dit. Elles commencent à être bien usées; mais vous savez, nous autres pauvres filles, nous ne pouvons pas avoir sans cesse des toilettes fraîches. Heureuse, mille fois heureuse, vous qui n'avez qu'à aller à Saint-James-Street, et qui possédez une tendre mère pour vous donner tout ce que vous voulez! Adieu, mon cœur.

Votre affectionnée,

Rebecca.

P.S. Que n'étiez vous là pour voir la mine qu'ont faite les miss Blackbrook, filles de l'amiral Blackbrook, de jolies filles, ma chère, à la dernière mode de Londres, quand le capitaine Rawdon, malgré la simplicité de mon costume, m'a choisie pour danseuse!


Lorsque mistress Bute Crawley, dont l'adroite Rebecca avait pénétré les artifices, eut obtenu de miss Sharp la promesse d'une visite, elle pria la toute-puissante miss Crawley de demander l'approbation indispensable de sir Pitt. Cette excellente vieille femme, toujours de bonne humeur et désireuse de voir la gaieté et la joie autour d'elle, fut enchantée de cette occasion d'affermir et de cimenter une réconciliation entre ses deux frères. Il fut donc décidé que la jeunesse des deux familles se rendrait à l'avenir de fréquentes visites. Cette amitié dura tout le temps que la vieille et joyeuse médiatrice se trouva là pour maintenir la paix.

«Pourquoi avez-vous invité à dîner cet effronté de Pety Crawley? dit le directeur à sa femme tandis qu'ils regagnaient leur logis à travers le parc. Je n'ai que faire de ce drôle; il nous traite, nous autres gens de campagne, comme de Turc à Maure. Il n'est content que lorsqu'il attrape mon vin à cachet jaune qui me coûte dix schellings la bouteille. Comme si c'était pour lui! Avec cela il a une tête infernale. C'est un joueur, un ivrogne, un débauché dans toute la force du terme. Il a tué un homme en duel; il a des dettes par-dessus les oreilles; il m'a volé la meilleure part de l'héritage de miss Crawley. La sœur (et ici le ministre, après avoir montré le poing à la lune avec l'air d'un homme qui prête serment, continua d'une voix mélancolique), la sœur assure qu'elle l'a couché sur son testament pour cinquante mille livres; c'est tout au plus s'il y en aura trente mille à partager.

—Elle me fait l'effet de s'en aller, dit la femme du ministre; sa figure était toute rouge quand nous sommes sortis de table. J'ai été obligé de la délacer.

—Elle a bu sept verres de champagne, dit à voix basse le révérend; et quel champagne! mon frère veut nous empoisonner. Mais vous autres femmes, vous ne vous y connaissez pas.

—Nous n'y entendons rien, c'est vrai, dit mistress Bute Crawley.

—Elle a bu de l'eau de cerises après dîner, continua le révérend, et a pris son curaçao avec son café. Je n'en voudrais pas prendre un petit verre pour cinq livres sterling; il y a de quoi brûler les entrailles. Elle n'ira pas loin de ce train-là, mistress Crawley; il faudra qu'elle succombe; c'est trop pour notre pauvre nature humaine. Je vous parie cinq contre deux que Mathilde décampe cette année.»

C'est en se livrant à ces profonds calculs, en pensant à ses dettes, à son fils Jim, au collége, à Franck, à Woolwich, à ses quatre filles qui n'étaient pas des beautés, les pauvres enfants, et qui n'avaient d'autre dot que l'héritage à venir de leur tante, que le ministre et sa femme poursuivaient leur promenade.

«Pitt ne sera pas si gueux que de vendre la présentation à sa cure. Son fils aîné, le farouche méthodiste, songe au parlement, continua M. Crawley après une pause.

—Sir Pitt Crawley pourra faire quelque chose, dit sa femme, si par miss Crawley nous lui arrachons cette promesse en faveur de Jacques.

—Pitt promettra tout, reprit son frère. Il avait promis d'ajouter une autre aile à la cure; il avait promis de me faire abandon du champ de Jibb et de la prairie de six arpents! Qu'a-t-il exécuté de toutes ses promesses? Et c'est au fils de cet homme, à ce vaurien, à ce joueur, à cet escroc, à ce bretteur de Rawdon Crawley, que Mathilde laisse la moitié de son argent! Ce n'est pas agir en bonne chrétienne; non, certes, par le diable! Ce gredin a tous les vices, excepté l'hypocrisie, que son frère a prise pour sa part.

—Silence! bijou! nous sommes sur les terres de sir Pitt, interrompit sa femme.

—Je le répète, c'est le ramassis de tous les vices, mistress Crawley. Il n'y a pas là à me chercher noise, madame. N'a-t-il pas tué le capitaine Longfeu? N'a-t-il pas volé le jeune lord Dovedale à la taverne du Cocotier? Ne m'a-t-il pas fait perdre quarante livres en interrompant le combat entre Bill Soames et Cheshire Trump? Vous le savez bien. Pour ce qui est des femmes, n'avez-vous pas entendu dire que devant moi, dans ma chambre de magistrat....

—Pour l'amour du ciel, monsieur Crawley, lui dit sa femme, laissons-là ces détails.

—Et vous invitez ce drôle chez vous? continua le ministre au comble de l'exaspération. Vous, mère de famille; vous, femme de l'un des ministres de l'Église d'Angleterre! Grands dieux!

—Bute Crawley, vous êtes fou, dit la femme du ministre avec un air de dédain.

—Eh bien! madame, fou ou non.... car je n'ai jamais eu, Martha, la prétention d'être aussi rusé que vous, non, jamais! je ne veux point me rencontrer avec Rawdon Crawley, voilà qui est positif. J'irai chez Huddleston, entendez-vous, j'irai voir son lévrier noir, et je ferai courir Lancelot contre lui avec un pari de cinquante livres. Voilà ce que je ferai, et contre tous les chiens de l'Angleterre. Mais je ne veux pas être nez à nez avec cet animal de Rawdon Crawley.

—Monsieur Crawley, vous êtes gris, suivant votre usage,» répliqua sa femme.

Le lendemain, lorsque le ministre, à son réveil, demanda un peu de bière, elle lui rappela sa promesse d'aller voir sir Huddleston Fuddleston le samedi suivant; et, comme les nuits étaient sereines, il calcula qu'en faisant un peu de galop il pourrait être à temps à son église le dimanche matin. Nous croyons avoir suffisamment démontré que les paroissiens de Crawley avaient autant à s'applaudir de leur ministre que de leur squire.

Miss Crawley était à peine arrivée au château que, par sa puissance fascinatrice, Rebecca avait déjà gagné le cœur de cette excellente vieille évaporée, comme elle avait réussi à emporter celui des innocents campagnards dont nous venons de tracer les portraits.

Un jour, en allant à sa promenade accoutumée, elle jugea à propos de demander la compagnie de la petite gouvernante. La promenade n'était pas finie que Rebecca s'était déjà concilié les affections de la vieille dame. Elle avait daigné sourire quatre fois et s'amuser pendant tout le temps de la route.

«Et pourquoi miss Sharp ne dîne-t-elle pas avec nous? dit-elle à sir Pitt qui avait arrangé un dîner d'apparat et invité tous les baronnets du voisinage. Mon cher, vous ne supposez pas que je veuille parler poupons avec lady Fuddleston, ou procédure avec cette vieille oie de sir Giles Wapshot! Je réclame une place pour Sharp. Que lady Crawley reste dans sa chambre si nous sommes au complet; mais la petite miss Sharp aura son couvert; de tout le comté, c'est la seule personne avec qui l'on puisse causer!»

Après un désir aussi impératif, on donna avis à miss Sharp la gouvernante qu'elle aurait à dîner au rez-de-chaussée avec l'illustre compagnie; et tandis que sir Huddleston, après avoir en grande pompe et en grande cérémonie conduit miss Crawley dans la salle à manger, se disposait à prendre place à côté d'elle, la vieille dame cria d'une voix aiguë:

«Becky Sharp, miss Sharp! venez à côté de moi, vous m'amuserez pendant le dîner; sir Huddleston ira s'asseoir près de lady Wapshot.»

Quand la soirée fut terminée, que les voitures furent parties, l'insatiable miss Crawley répétait encore:

«Venez avec moi dans mon cabinet de toilette; nous mettrons la compagnie à toute sauce.»

Et cette paire d'amies s'en acquitta à qui mieux mieux. Le vieux sir Huddleston avait soufflé comme une baleine pendant tout le dîner. Sir Giles Wapshot avait une manière à lui d'avaler sa soupe par une bruyante aspiration; sa femme clignait de l'œil gauche. Becky faisait à ravir la charge de tous ces travers, aussi bien que des incidents de la conversation dans le cours de la soirée, sur la politique, la guerre, les sessions du parlement, graves et importants sujets de toute conversation entre gentilshommes campagnards. Quant à l'ébouriffante toilette de miss Wapshot, au fameux chapeau jaune de lady Fuddleston, miss Sharp les mettait en morceaux, au grand amusement de celle qui l'écoutait.

«Ma chère, vous êtes une vraie trouvaille, s'écriait miss Crawley; je voudrais vous emmener avec moi à Londres, mais je ne pourrais pas faire de vous mon plastron comme de cette pauvre Briggs. Non! non! vous êtes trop espiègle, trop fière, n'est-ce pas, Firkin?»

Mistress Firkin, qui arrangeait les cheveux clair-semés sur le crâne de miss Crawley, secoua la tête et dit avec un air des plus sardoniques:

«Oui, mademoiselle est très-fine.»

Mistress Firkin éprouvait cette jalousie naturelle et commune aux plus honnêtes femmes à l'égard des autres personnes de leur sexe.

Après s'être débarrassée ainsi de sir Huddleston Fuddleston, miss Crawley établit qu'à l'avenir Rawdon Crawley lui donnerait le bras pour aller à table, et que Becky lui porterait son coussin, ou qu'à son choix elle donnerait le bras à Becky et le coussin à Rawdon.

«Nous sommes faits pour être ensemble, disait-elle. Nous sommes, ma toute belle, les seuls vrais chrétiens du comté.»

Elle ne donnait point par là une bien haute idée de la religion de l'endroit.

À côté de ses belles dispositions religieuses, miss Crawley affichait, comme nous l'avons dit, des opinions ultra-libérales, et ne manquait jamais l'occasion de les laisser percer de la manière la plus franche.

«Belle chose que la naissance, ma chère! disait-elle à Rebecca, voyez mon frère Pitt, voyez les Huddleston, qui sont ici depuis Henri II, voyez cette pauvre Bute au presbytère. Y en a-t-il un parmi ces gens-là qui vous vaille en intelligence, en bonnes manières? Vous valoir? ils ne valent pas même cette pauvre chère Briggs, ma demoiselle de compagnie, ou Rinceur, mon sommelier. Mais vous, mon amour, vous êtes un petit prodige, un vrai bijou; vous avez plus de cervelle dans votre tête que tout le comté ensemble; si le mérite était à sa place dans ce monde, vous seriez duchesse. Mais non, il ne devrait point y avoir de duchesses du tout, et vous ne devriez avoir personne au-dessus de vous. À mes yeux, mon ange, vous êtes autant que moi, et sous tous les rapports. Mettez un peu de charbon dans le feu, ma chère. Voulez-vous prendre cette robe pour y faire quelques changements? vous travaillez comme une fée.»

C'est ainsi que cette vieille égalitaire chargeait son ange de ses commissions et de ses reprises, et lui faisait lire des romans tous les soirs jusqu'au moment où elle s'endormait.

À l'époque où nous sommes, le monde élégant venait d'être mis en révolution par deux aventures qui, comme le disaient les journaux du temps, avaient de quoi donner de la besogne aux docteurs à longue robe. L'enseigne Shafton était parti avec lady Barbara Fitzurze, fille du comte des Brouillards et riche héritière. D'autre part, Vere-Vane, homme de quarante ans sonnés, connu jusqu'alors pour sa conduite irréprochable et à la tête d'une nombreuse famille, avait, d'une façon subite et scandaleuse, quitté sa maison pour les beaux yeux d'une actrice, mistress Rougemont, âgée de soixante-cinq ans.

«C'était aussi ce qu'on avait de mieux à dire en faveur de ce cher lord Nelson, disait miss Crawley; il aurait fait le diable pour une femme. Un homme qui se conduit ainsi ne peut manquer d'avoir du bon. J'adore ces mariages d'inclination. Un noble, à mon sens, ne peut mieux faire que d'épouser la fille d'un meunier.... Voyez lord Flowerdale.... Aussi toutes les femmes sont furieuses. Je voudrais vous voir enlever, ma chère, par quelque noble amant; vous êtes assez jolie pour cela, au moins.

—Avec deux postillons!... oh! ce serait charmant, laissa échapper Rebecca.

—Et après, ce que j'aime le plus, c'est de voir un pauvre diable épouser une jeune héritière. Je parierais que Rawdon finira par enlever quelque femme.

—Une riche ou une pauvre?

—Ah! que vous êtes simple! Rawdon n'aurait pas un schelling sans ce que je lui donne. Il est criblé de dettes. Il a à refaire sa fortune et à s'avancer dans le monde.

—Est-il donc fort habile? demanda Rebecca.

—Habile, ma chérie? Il ne voit rien au monde au delà de ses chevaux, de son régiment, de ses équipages de chasse, des plaisirs du jeu. Mais il réussira; c'est un si délicieux mauvais sujet! Savez-vous qu'il a tué un homme et envoyé une balle dans le chapeau d'un père qu'il avait outragé? On l'adore à son régiment. Tous les jeunes gens de chez Vatier et du Cocotier ne jurent que par lui.»

Quand miss Rebecca Sharp écrivait à sa tendre amie le récit du petit bal de Crawley-la-Reine et la manière dont elle avait été distinguée pour la première fois par le capitaine Crawley, elle ne faisait pas une relation tout à fait exacte des faits. Le capitaine l'avait distinguée nombre de fois auparavant. Le capitaine l'avait rencontrée dans maintes promenades. Le capitaine s'était trouvé en face d'elle dans mille couloirs et passages. Vingt fois dans une soirée, le capitaine se penchait sur le piano où elle chantait.

Pendant ce temps, milady restait dans sa chambre, se trouvait indisposée et on n'y prenait même pas garde.

Le capitaine avait écrit des billets à Rebecca avec les plus beaux jambages et la plus belle orthographe que pouvait y mettre un dragon à peine dégrossi. Mais l'épaisseur est une qualité qui réussit tout comme une autre auprès des femmes. Au premier billet qu'il déposa entre les feuillets de la romance que chantait la petite gouvernante, celle-ci se leva, le regarda fixement, et, prenant du bout des doigts le poulet triangulaire, s'en amusa comme d'un chapeau à cornes; puis s'avançant droit à l'ennemi, elle jeta le message au feu, fit une profonde révérence, et allant reprendre sa place, se mit à chanter plus gaiement qu'auparavant.

«Qu'est-ce que cela? dit miss Crawley interrompue dans son somme d'après dîner par cet arrêt de la musique.

—C'est un poulet qui chante faux,» dit miss Sharp en riant.

Rawdon Crawley écumait de rage et de dépit.

En présence de l'engouement non équivoque de miss Crawley pour la nouvelle gouvernante, il y avait de la générosité à mistress Bute Crawley de n'être point jalouse et de faire à la cure un bon accueil à cette jeune personne, à elle, à Rawdon Crawley surtout, le rival de son mari pour le cinq pour cent de la vieille fille. Mistress Crawley et son neveu ne pouvaient plus vivre l'un sans l'autre. Celui-ci laissait la chasse, dédaignait les avances de Fuddleston, n'allait point dîner avec les officiers du dépôt à Mudbury, et tout cela pour le plaisir d'aller au presbytère de Crawley. C'est que miss Crawley y était aussi. Leur maman étant malade, pourquoi les petites n'y seraient-elles pas allées avec miss Sharp? Les petites filles, ces pauvres enfants, y allaient donc avec miss Sharp. Et le soir on revenait tous ensemble à pied, non pas miss Crawley, elle aimait mieux sa voiture; mais la promenade à travers les prairies de la cure jusqu'à la petite porte du parc, dans un bois épais, sous une des sombres avenues de Crawley-la-Reine, était délicieuse au clair de lune pour deux amants de la nature comme le capitaine et miss Rebecca.

«Oh! les étoiles! les belles étoiles! disait miss Rebecca en levant au ciel ses yeux verts et brillants. Il me semble que je ne tiens plus à la terre lorsque je les contemple.

—Oh!... ah!... certes.... oui.... c'est absolument comme moi, miss Sharp, répliquait l'autre enthousiaste. Mon cigare ne vous incommode point, miss Sharp?»

En plein air, l'odeur du cigare était la chose que miss Sharp aimait le mieux au monde. Elle en donna la preuve de la façon la plus charmante. Prenant celui du capitaine, elle tira une bouffée, poussa un petit cri accompagné d'un léger sourire, puis le rendit au propriétaire. Celui-ci retroussa sa moustache aspira fortement, et le petit brasier portatif jeta un reflet rouge sur les arbres voisins.

«Morbleu! l'excellente cigale! c'est la meilleure que j'aie fumée de ma vie! morbleu!»

Son esprit et sa conversation avaient en verve et en éclat tout ce qu'on pouvait attendre d'un dragon peu civilisé.

Le vieux sir Pitt, tout en fumant sa pipe, en prenant sa bière et en épiloguant avec John Horrocks sur le mouton destiné au couteau, épiait le jeune couple de la fenêtre de son cabinet. Avec d'épouvantables jurons il protesta que, si ce n'était pour miss Crawley, il prendrait Rawdon par les deux épaules et le jetterait à la porte comme un drôle qu'il était.

«Bien sûr que ce n'est là qu'un mauvais garnement, faisait M. Horrocks, et son valet Flethers est encore pis. L'autre jour il a fait du train dans la chambre de l'intendante à cause des dîners et de la bière, comme pas un maître n'en aurait fait, reprenait le complaisant Horrocks; mais miss Sharp est bonne pour lui répondre, sir Pitt,» continua-t-il après une pause.

Eh oui! sans doute, au père comme au fils.

CHAPITRE XII.

Où l'on fait du sentiment.

Nous allons maintenant quitter ce séjour pastoral et ces honnêtes personnes pratiquant les vertus champêtres pour nous transporter à Londres et voir ce qu'y devient miss Amélia.

«C'est la moindre de nos préoccupations,» nous écrit un correspondant inconnu avec les déliés les plus délicats et un cachet de cire rouge, «Elle est fade et monotone.» On ne s'arrêterait pas si l'on voulait aller jusqu'au bout dans cette charitable litanie.

Mais bien que certaines personnes pour lesquelles je professe le plus profond respect m'aient souvent dit que miss Brown est une petite fille insignifiante; que mistress White n'a pour elle que son petit minois chiffonné; qu'il n'y a rien à dire en faveur de mistress Black; je me rappelle cependant avoir eu les plus délicieuses conversations avec mistress Black,—et naturellement, chère madame, je dois être discret. Je vois les hommes faire cercle autour de la chaise de mistress White, et tous les jeunes gens se battre pour danser avec mistress Brown. Je suis donc tenté de croire que les dédains de son sexe sont souvent le plus bel éloge pour la femme qui en est l'objet.

Sous ce rapport, les jeunes demoiselles de la société d'Amélia ne laissaient rien à désirer.

Ainsi l'on ne voyait point de plus touchant accord que celui des demoiselles Osborne, sœurs de George, et des demoiselles Dobbin dans l'estimation des très-minces mérites de miss Sedley. Elles n'en revenaient pas de voir leurs frères lui trouver quelque charmes.

Les demoiselles Osborne, jeunes filles aux noirs et beaux sourcils, qui avaient eu les meilleures gouvernantes, les meilleurs maîtres et les meilleures couturières, la traitaient avec tant d'affection et de condescendance, la patronnaient avec tant de supériorité, que la pauvre enfant restait muette en leur présence et avait tous les dehors d'une personne pauvre d'esprit; leur charité se chargeait du reste. Elle faisait de son côté de grands efforts pour les aimer; n'étaient-elles pas les sœurs de son futur mari? Elle passait de longues matinées avec elles et de plus terribles et plus sérieuses après-dînées. Elle les accompagnait en grande pompe dans la voiture de famille, avec miss Wirt leur gouvernante, cette vestale aux larges omoplates.

Par manière de distraction, elles la menaient au concert, à l'Oratorio, à Saint-Paul, aux Enfants-Trouvés; et la terreur qu'elle avait de ses amies était si grande qu'à la douce voix de ces enfants elle n'osait pas se laisser aller à son émotion. Dans cette maison respirait le bien-être. La table de leur père était somptueuse et bien servie. Leur société avait des prétentions à l'élégance et à la cérémonie. Leur amour-propre était excessif; elles avaient le plus beau banc aux Enfants-Trouvés. Dans toutes leurs habitudes, il y avait étalage de pompe et d'étiquette; elles prenaient tous leurs amusements avec un air d'imperturbable convenance.

Et cependant Amélia n'était jamais plus contente que lorsqu'elle ne les rencontrait pas quand elle venait les voir; miss Jane Osborne, miss Maria Osborne et miss Wirt se demandaient avec un étonnement toujours croissant: «Qu'y a-t-il de si séduisant pour George dans cette créature?»

«Comment donc, va s'écrier quelque esprit chicanier, comment Amélia, qui avait tant d'amis à la pension, qu'on y aimait si tendrement, se trouve-t-elle en butte, dès son entrée dans le monde, aux critiques de son sexe?»

Mon cher monsieur, il n'y avait pas d'hommes chez miss Pinkerton, excepté le maître de danse, et il n'avait rien en lui de bien propre à allumer la guerre entre ses élèves. Mais quand George, le cavalier accompli, sortait tout de suite après déjeuner et dînait dehors environ six fois par semaine, il n'est pas étonnant que ses sœurs négligées en ressentissent un peu de dépit. Quand le jeune Bullock, de la maison Hulker, Bullock et Comp., banquiers, Lombard-Street, fort empressé depuis deux ans auprès de miss Maria, allait demander à Amélia de lui accorder un cotillon, pouvez-vous supposer que cela fît plaisir à l'autre jeune dame? Et cependant, à l'entendre, elle se donnait pour une petite fille bien naïve et sans rancune.

«Je suis enchantée de vous voir aimer cette chère Amélia, disait-elle d'un air fort tendre à M. Bullock à la suite d'une contredanse, elle doit épouser mon frère George; il n'y a pas grand fonds chez elle, mais c'est une si bonne fille et sans la moindre affectation! Nous l'aimons tant à la maison!»

Chère demoiselle! qui pourrait dire le degré d'affection et d'enthousiasme contenu dans ce tant?

Miss Wirt et ces deux charitables jeunes filles s'extasiaient si hautement et si souvent en présence de George Osborne sur l'énormité du sacrifice qu'il faisait et sur sa générosité chevaleresque à se mettre ainsi aux pieds d'Amélia, que je ne serais pas éloigné de croire qu'il se regardait comme un des soldats les plus méritants de l'armée anglaise, et qu'il se laissait adorer par esprit de résignation.

Toutefois, s'il quittait la maison tous les matins, comme on l'a dit, s'il dînait dehors six jours par semaine, ce qui le faisait passer auprès de ses sœurs pour un jeune passionné, toujours fourré dans les jupons de miss Sedley, il n'en allait pas plus souvent pour cela chez Amélia, malgré toutes les suppositions possibles. Plus d'une fois, le capitaine Dobbin étant allé rendre visite à son ami, miss Osborne (cette demoiselle accordait au capitaine une attention particulière et aimait beaucoup à entendre ses histoires militaires et à apprendre des nouvelles de sa chère maman), miss Osborne lui désignait en riant l'autre côté du Square et lui disait:

«Oh! pour trouver George, vous n'avez qu'à aller chez les Sedley; nous ne le voyons plus de la journée.»

Alors le capitaine prenait un rire maladroit et contraint et détournait la conversation, comme un homme qui a un grand usage du monde, sur quelque lieu commun d'un intérêt général, comme l'Opéra, le dernier bal du prince à Carlton-House, la pluie et le beau temps, cette suprême ressource des salons.

«Qu'il est innocent votre bien-aimé! disait Maria à miss Jane après le départ du capitaine; avez-vous remarqué sa rougeur quand je lui ai parlé de George occupé à faire sa cour?

—C'est dommage que Frédérick Bullock n'ait pas un peu de sa retenue, Maria, répliqua la sœur aînée avec un hochement de tête.

—De la retenue! vous voulez dire de la gaucherie, Jane. Je n'ai pas besoin que Frédérick vienne faire un accroc à ma robe de mousseline, comme le capitaine Dobbin à la vôtre chez MM. Perkins.

—À votre robe, lui, lui! demanda miss Wirt; comment a-t-il fait cela? Est-ce qu'il ne dansait pas avec Amélia?»

De fait, lorsque le capitaine Dobbin rougissait et regardait d'une façon si gauche, c'est qu'il pensait à quelque chose dont il ne jugeait pas à propos d'informer ces jeunes dames, à savoir qu'il avait déjà passé par la maison de M. Sedley, sous le prétexte tout naturel de voir George. George n'y était point, et Dobbin avait trouvé la pauvre petite Amélia toute seule, assise à la fenêtre du salon, avec un air triste et pensif.

Après quelques paroles insignifiantes et banales, elle s'était aventurée à demander s'il était vrai que le régiment eût reçu un ordre de départ prochain, et si le capitaine Dobbin avait vu M. Osborne ce jour-là.

Le régiment n'avait point reçu d'ordre de départ, et le capitaine Dobbin n'avait pas vu George.

«Il est très-probablement avec sa sœur, avait articulé le capitaine; faut-il y aller et relancer ce paresseux?»

Elle lui avait tendu la main en signe de remercîment, et on l'avait vu traverser la place.

Elle attendit, elle attendit longtemps, et George ne vint pas.

Pauvre petit cœur! toujours à espérer et à battre, toujours patient et plein de foi! Qu'y a-t-il à décrire dans cette vie-là? Ah! l'on n'y trouve point ce qu'on appelle des incidents. Tout le long du jour, c'est le même sentiment: «Quand viendra-t-il?» Même pensée le soir en s'endormant, le matin au réveil. Et George jouait au billard avec le capitaine Cannon dans Swallow-Street, pendant qu'Amélia s'informait de lui auprès du capitaine Dobbin; car c'était un joyeux et aimable compagnon, et il excellait à tous les jeux d'adresse.

Une fois, après trois jours d'absence, miss Amélia prit son chapeau et se rendit chez les Osborne.

«Quoi! vous laissez notre frère pour venir nous voir? dirent les jeunes filles; vous vous êtes donc querellés, Amélia? Contez-nous cela!»

Non, il n'y avait pas eu de querelle.

«Qui pourrait se quereller avec lui?» répondit-elle les yeux remplis de larmes.

Elle venait seulement pour.... voir ses chères amies, avec lesquelles elle ne s'était point trouvée depuis si longtemps.

Ce jour-là, elle fut si maladroite et si gauche que les demoiselles Osborne et leur gouvernante, qui étaient toujours aux carreaux pour la voir s'en aller, s'étonnèrent de plus en plus que George pût trouver quelque chose de bien dans cette pauvre petite Amélia.

Et pourquoi aurait-elle livré son timide et tendre cœur à l'inspection de ces jeunes demoiselles, à leurs yeux noirs et assurés? Il valait mieux le cacher et le replier sur lui-même. Je sais bien que les demoiselles Osborne excellaient à donner leur avis sur un châle de cachemire ou une jupe de satin rose. Quand miss Turner avait fait teindre le sien en pourpre, quand miss Pickford avait métamorphosé sa palatine d'hermine en manchon et en garnitures, je vous assure que ces changements n'avaient point échappé à ces pénétrantes demoiselles. Mais, voyez-vous, il y a des choses plus délicates que la fourrure ou le satin, que les splendeurs de Salomon, que toute la garde-robe de la reine de Saba, des choses dont la beauté échappe à l'œil de plus d'un connaisseur. Il faut du soin pour pénétrer ces douces et tendres âmes, semblables à ces fleurs parfumées qui s'épanouissent dans l'ombre et la solitude, tandis que vous avez les yeux crevés par d'autres grandes fleurs aussi larges que des bassinoires de cuivre et qui ont la prétention de détrôner le soleil. Miss Sedley n'était pas une fleur de cette dernière espèce.

Une bonne jeune fille, placée sous l'aile maternelle, ne peut nous offrir de ces péripéties émouvantes auxquelles prétendent les héroïnes de roman. On peut voir les vieux oiseaux se débattre contre les piéges ou fuir devant le fusil du chasseur; les voraces éperviers peuvent les poursuivre, et alors il faut ou se dérober à leurs griffes ou se résigner à périr. Mais les petits oiseaux qui sont encore au nid mènent, dans le duvet et dans la mousse, une existence paisible et peu romanesque. Leur tour viendra aussi de prendre leur essor. Becky Sharp, dans la province, volait de ses propres ailes, sautant de branches en branches au milieu d'une infinité de piéges, et de côté et d'autre elle ramassait sa pâture avec assez de bonheur et de succès; Amélia, au contraire, coulait une vie douce dans son nid de Russell-Square. Allait-elle dans le monde, c'était sous la conduite de personnes plus âgées. Et puis aucun malheur ne semblait pouvoir l'atteindre dans cette maison où régnaient l'opulence et le bien-être, où elle se sentait toujours protégée par la plus vive affection.

Maman avait à s'occuper de ses affaires de ménage, de ses promenades du jour, de cette délicieuse tournée dans les plus beaux magasins, tout ce qui constitue l'amusement ou la profession, comme il vous plaira de l'appeler, des riches ladies de Londres. Papa dirigeait ses mystérieuses opérations au milieu de la Cité, centre d'agitation à cette époque, où la guerre embrasait l'Europe, où l'on jouait des royaumes. Alors le journal le Courrier comptait dix mille souscripteurs. Un jour on annonçait la bataille de Vittoria, un autre jour l'incendie de Moscou; ou bien c'était le crieur public qui, en passant à l'heure du dîner sous les fenêtres de Russell-Square, faisait entendre les paroles suivantes: Bataille de Leipsick;—six cent mille hommes engagés;—déroute complète des Français;—deux cent mille morts. Le vieux Sedley était rentré une ou deux fois à la maison avec un air préoccupé; il n'y avait rien d'étonnant à cela, lorsque de telles nouvelles bouleversaient tous les cœurs et toutes les banques de l'Europe.

Cependant le même train se soutenait à Russell-Square, comme si les affaires politiques n'eussent pas été dans un complet désarroi. La retraite de Leipsick ne diminua pas le nombre des plats que maître Sambo apportait de l'office; les alliés entraient en France, et la cloche annonçait toujours le dîner à cinq heures précises, comme à l'ordinaire. La pauvre Amélia ne se souciait guère plus de Brienne que de Montmirail. Que lui importait la guerre? Enfin eut lieu l'abdication de l'empereur. Alors elle battit des mains, et adressa ses prières au ciel avec une vive reconnaissance. Dans l'élan de son âme elle se jeta au cou de George Osborne, au grand étonnement de tous les témoins de ce transport passionné. La paix était conclue, l'Europe allait entrer dans une période de calme, et en conséquence le régiment du lieutenant Osborne ne pouvait plus recevoir un ordre de départ. C'était en ce sens que raisonnait Amélia. Les destinées de l'Europe se résumaient pour elle dans le lieutenant Osborne. Il n'avait plus de dangers à courir, elle pouvait donc remercier le ciel. À lui seul il représentait pour elle l'Europe, l'empereur, les monarques alliés et l'auguste Prince régent. Il était son soleil et sa lune, et je ne serais pas éloigné de croire que, dans son esprit, l'illumination et le bal de Mansion House offerts aux souverains n'avaient eu lieu qu'en l'honneur de George Osborne.

Nous avons montré comment miss Sharp avait été élevée à la dure école de l'égoïsme et de la pauvreté. L'amour était maintenant le dernier maître de miss Amélia Sedley, et notre jeune demoiselle faisait des progrès vraiment merveilleux dans cette science si répandue. En dix-huit mois d'application persévérante et quotidienne, que de secrets Amélia avait appris de son puissant instituteur, dont ne se doutaient même pas miss Wirt et les jeunes demoiselles d'en face, non plus que la vieille miss Pinkerton de Chiswick! Ces mystères n'étaient pas faits pour ces vierges précieuses et à l'air pincé. Quant à miss Pinkerton et à miss Wirt, elles étaient hors de question; Dieu me garde d'avoir à me reprocher une pareille idée à leur endroit! Miss Maria Osborne avait bien un engagement avec M. Frédérick-Auguste Bullock, de la maison Bullock et Comp.; mais c'était un engagement des plus respectables, et il ne lui en aurait pas coûté davantage de prendre le vieux Bullock, son esprit ne voyant dans le mariage que ce que doit y voir une jeune demoiselle bien élevée, à savoir une maison de ville à Park-Lane, une maison de campagne à Wimbledom, une calèche avec deux magnifiques chevaux, des laquais à l'avenant, enfin un quart dans les profits annuels de la forte maison Hulker et Bullock. C'était sous cette forme que se présentait à elle la personne de Frédérick Bullock.

Si la mode nous eût déjà donné les fleurs d'oranger, emblème de la chasteté féminine empruntée par nous à la France, où presque toutes les demoiselles sont vendues en mariage, miss Maria, parée de la couronne immaculée, n'aurait pas hésité à partir pour le voyage de la vie à côté de Bullock Senior, malgré sa goutte, ses années, sa tête chauve et son nez rouge, et, avec une modestie parfaite, elle eût fait à son bonheur le sacrifice de sa belle jeunesse. Malheureusement le vieillard était déjà marié; c'est pour cela qu'elle avait reporté ses affections sur le jeune homme. Ô fleurs d'oranger à peine écloses! L'autre jour je vis miss Trotter émaillée des fleurs susdites; elle s'élançait dans la voiture de noces, à Saint-George-Hanover-Square, et lord Mathusalem l'y suivait en clopinant. Avec quelle charmante modestie elle baissa les stores de la voiture, cette chère innocente! La moitié des voitures de la Foire aux Vanités s'étaient donné rendez-vous à ce mariage.

Ce n'était point dans ce genre d'amour qu'Amélia cherchait le complément de son éducation. De bonne petite fille elle était devenue en une année bonne demoiselle, pour finir par être une bonne femme quand l'heureux moment en sera venu. Cette jeune demoiselle, et peut-être y avait-il imprudence de la part de ses parents à se prêter à cette adoration déréglée, à ces idées romanesques, enfin cette jeune demoiselle aimait de tout son cœur le jeune officier au service de Sa Majesté, avec lequel notre connaissance n'a été encore que fort rapide. Il se présentait à elle comme la première pensée à son réveil, le dernier nom à prononcer dans ses prières. Elle n'avait jamais vu un cavalier aussi élégant, aussi spirituel, avec aussi bonne façon à cheval, en un mot un tel héros.

Ne nous parlez point de la grâce du Prince, celle de George était bien autre chose! Elle avait vu M. Brumel, point de mire de toutes les louanges. Mais il ne s'agissait pas de le comparer à son George! Non, aucun des lions de l'Opéra n'était digne d'être son rival. Il méritait, pour le moins, de devenir un prince des Mille et une Nuits. Aussi quelle générosité à lui de s'abaisser jusqu'à Cendrillon! Miss Pinkerton aurait sans doute cherché à ébranler cette aveugle passion si elle avait été la confidente d'Amélia, mais sans le moindre succès, croyez-le bien. Ainsi le veulent et la nature et l'essence de certaines femmes; les unes sont faites pour dominer, les autres pour aimer. Heureux ceux qui tombent de préférence sur une de cette dernière espèce.

Amélia, tout entière à cette passion absorbante, négligeait ses douze bonnes amies de Chiswick avec toute l'insensibilité de l'égoïsme. Il était naturel que ce seul sujet l'occupât tout entière. Miss Saltire était trop froide, on ne pouvait la prendre pour confidente. Amélia n'aurait jamais songé à en parler à miss Swartz, la jeune héritière de Saint-Kitt à la chevelure laineuse. La petite Laura Martin venait passer chez elle ses jours de congé, et ma persuasion est qu'elle lui avait accordé sa confiance, qu'elle avait promis à Laura de la prendre avec elle quand elle serait mariée. Elle devait être entrée avec Laura dans de grands détails sur la passion de l'amour, étude singulièrement utile et neuve pour cette petite personne. Hélas! hélas! je crains bien que l'esprit de notre pauvre Amélia n'ait dévié de son aplomb.

À quoi donc songeaient ses parents en n'empêchant pas ce petit cœur de battre si fort? Le vieux Sedley n'avait pas l'air de prendre garde à tout cela. Il paraissait beaucoup plus grave que d'habitude, et ses affaires de banque semblaient l'absorber tout entier. Mistress Sedley était d'une nature accommodante et peu curieuse, en sorte qu'elle n'éprouvait pas même la moindre jalousie. Quant à M. Joe, il était, à Cheltenham, l'objet d'un siége en règle de la part d'une veuve irlandaise; Amélia était donc livrée à elle-même dans la maison paternelle, et peut-être se trouvait-elle dans un trop grand isolement. Ce n'est pas que le moindre doute effleurât son cœur, car elle était sûre de George. Aux Horse-Guards, on n'avait pas toujours la permission de quitter Chatham, et puis il avait à voir ses amis et ses sœurs, à entretenir ses rapports de société quand il venait à la ville: car la société n'avait pas de plus bel ornement! Et puis encore, quand il était au régiment, il avait trop de besogne pour écrire de longues lettres. Je sais fort bien où elle serrait le paquet de celles qu'elle avait déjà reçues; je pourrais bien m'introduire dans sa chambre et les lui dérober comme avec l'anneau de Gygès....Non, non, ce serait mal. Je veux seulement y pénétrer comme un rayon de lune, et jeter un chaste regard sur ce lit où repose la fidélité, la beauté, l'innocence.

Si les lettres d'Osborne avaient un laconisme militaire, celles de miss Sedley à M. Osborne pourraient donner à ce roman une dimension insupportable même pour le lecteur le plus sensible. Non-seulement elle remplissait quatre pages de grand format; mais elle lui adressait encore des tirades entières extraites de recueils de poésie, et citait de longs passages avec la plus frénétique obstination. On eût dit qu'elle prenait à tâche de donner partout des signes de son état déplorable. Ses lettres fourmillaient de répétitions. Elle avait une orthographe douteuse, et elle prenait de fréquentes licences avec la prosodie.

Mais, mesdames, si vous ne pouvez toucher le cœur en dehors des règles de la syntaxe, si l'on ne peut vous aimer malgré vos fautes contre la versification, j'envoie au diable l'art poétique, et prie la peste d'étouffer le dernier pédant!

CHAPITRE XIII.

Où l'on fait du sentiment et autre chose.

J'ai bien peur que le jeune homme auquel miss Amélia adressait ses lettres n'eût un cœur léger et sceptique. Le lieutenant Osborne, se voyant poursuivi, partout où il allait, de nombreux poulets qui l'exposaient aux railleries de ses camarades, intima à son domestique l'ordre de ne jamais lui remettre sa correspondance que dans son cabinet. Le capitaine Dobbin, qui, j'en suis sûr, aurait donné beaucoup pour avoir une de ces précieuses dépêches, l'avait vu à sa grande stupéfaction allumer son cigare avec une de ces lettres.

Pendant quelque temps, George essaya de tenir sa liaison secrète; mais il laissait toutefois entrevoir qu'il s'agissait d'une femme.

«Et pas la première venue, disait l'enseigne Spooney à l'enseigne Stubbles; c'est un gaillard que cet Osborne. La fille du juge de Demerara en était devenue folle; et puis, après, est venu le tour de la belle mulâtresse Miss Pye, à Saint-Vincent, vous savez; et depuis notre retour, on dit qu'il fait pis que don Juan et rendrait des points au diable.»

Stubbles et Spooney pensaient que faire pis que don Juan était se distinguer par les plus belles qualités qu'un homme pût avoir. La réputation de George était colossale parmi les jeunes officiers du régiment: il était fameux comme chasseur, fameux comme chanteur, fameux à la parade, fameux en tout et prodigue de l'argent qu'il devait à la libéralité de son père; aucun habit, au régiment, n'avait meilleure coupe que les siens, et personne n'en avait plus que lui. Ses hommes l'adoraient. Aucun autre officier, même le colonel, le vieil Heavytop, ne pouvait boire plus que lui. Il boutonnait au fleuret Knuckles, le prévôt d'armes, qui serait passé caporal sans son état perpétuel d'ivresse, et qui avait obtenu son diplôme dans un assaut. Il excellait comme joueur aux boules et aux quilles. Sur son cheval, l'Éclair, il avait gagné le prix offert par la garnison aux courses de Québec, et Amélia n'était pas seule à l'admirer. Stubbles et Spooney, du régiment, le tenaient pour un Apollon. Dobbin voyait en lui un successeur de Lovelace, et la femme du major O'Dowd déclarait qu'il était très-beau garçon et qu'il lui rappelait Fitz Jurl Fogarty, second fils de lord Castle Fogarty.

Toutes ces personnes, chacune de son côté, se livraient aux conjectures les plus romanesques à propos de la correspondance d'Osborne. Selon les uns, c'était une duchesse de Londres amourachée de lui; selon les autres, la fille d'un général qui, ne pouvant se dégager d'autres liens, l'aimait au moins d'un amour éperdu; d'autres parlaient de la femme d'un membre du parlement qui lui aurait offert quatre chevaux pour l'enlever; chacun enfin à sa guise y voyait une victime de quelque passion enivrante, romanesque et scandaleuse. Osborne refusait de jeter la moindre lumière sur toutes ces conjectures, et laissait à ses jeunes amis le soin de lui fabriquer un roman.

Pour découvrir au régiment le mot de cette intrigue, il ne fallut rien moins qu'une indiscrétion du capitaine Dobbin. Le capitaine prenait un jour son déjeuner dans la salle commune où Cackle, l'aide-chirurgien, avec Stubbles et Spooney, devisaient sur les amours d'Osborne. Stubbles soutenait que la dame mystérieuse était duchesse à la cour de la reine Charlotte, et Cackle penchait pour une danseuse de l'Opéra de la plus détestable réputation. À cette idée, Dobbin éprouva une telle indignation que, la bouche gonflée d'œuf et de pain beurré, malgré cette barrière opposée aux mouvements de sa langue, il essaya, d'articuler les sons suivants:

«Cake, vou êtes un fou stoupide, vou êtes toujou à dire des sottises et pallé de scandale. Oborne n'est point aux pieds d'une duchesse et ne songe point à se ruiner pour une plancheuse. Miss Sedley est la plus charmante fille qui ait jamais existé. Depuis longtemps il y a entre eux promesse de mariage, et l'homme qui voudrait s'attaquer à elle fera mieux de se taire en ma présence.»

En prononçant ces mots, Dobbin était devenu cramoisi, et il finit presque de s'étrangler en jetant dans sa bouche une tasse de thé bouillant. Au bout d'une demi-heure, l'histoire était connue de tout le régiment, et le soir même mistress O'Dowd écrivait à sa sœur Glorvina, à O'Dowdstown, de ne plus beaucoup se presser de quitter Dublin, le jeune Osborne ayant dirigé ses recherches d'un autre côté.

Dans la soirée, elle en fit son compliment au lieutenant par une petite allocution fort bien tournée, qu'elle accompagna d'un verre de wiskey, et il rentra chez lui furieux contre Dobbin, qui avait refusé l'invitation de mistress O'Dowd pour rester dans sa chambre à jouer un solo de flûte et à composer des vers d'un style mélancolique. L'orage grondait sur la tête de Dobbin, pour avoir ainsi trahi le secret de son ami.

«Qui diable vous a prié de parler de mes affaires? lui cria Osborne exaspéré; la belle avance que le régiment sache mon mariage! et puis cette vieille et bavarde sorcière de Peggy O'Dowd ne se gêne point pour dire de moi à sa maudite société toutes les sottises qui lui passent par la tête, pour tambouriner mon hyménée par les trois royaumes. Enfin de quel droit, je vous prie, aller dire que ma foi est engagée? de quel droit vous immiscer dans mes affaires, Dobbin?

—Il me semble.... commença le capitaine Dobbin.

—Que le diable vous emporte, Dobbin, avec ce qu'il vous semble! interrompit son jeune ami. Je vous ai des obligations, je le sais, mais je n'y puis plus tenir; vous m'ennuyez, à la fin, avec vos sermons; c'est abuser par trop du privilége des cinq années que vous avez de plus que moi. Je n'entends point supporter plus longtemps vos airs de supériorité, de pitié et de haute protection. De la pitié et de la protection! Je voudrais bien savoir en quoi je vous suis inférieur?

—Y a-t-il promesse de mariage? demanda le capitaine Dobbin.

—Est-ce que cela vous regarde plus que les autres?

—Avez-vous à en rougir? reprit Dobbin.

—De quel droit me faites-vous cette question? je voudrais bien le savoir, demanda George.

—Bon Dieu! vous ne songez point à dégager votre parole? reprit Dobbin avec inquiétude.

—En d'autres termes, vous me demandez si je suis un homme d'honneur, dit Osborne avec fierté; c'est cela, n'est-ce pas, que vous voulez dire? Depuis quelque temps vous prenez avec moi un ton que je ne veux pas.... que je ne supporterai pas davantage.

—Eh bien! oui, je vous ai dit que vous négligiez une charmante fille, George; je vous ai dit qu'en allant à la ville vous devriez aller la voir et ne point fréquenter les maisons de jeu de Saint-James.

—C'est votre argent que vous réclamez? dit George d'un air moqueur.

—Oui, sans doute; car je n'en ai pas tant à gaspiller, dit Dobbin, et vous en parlez bien à votre aise.

—Allons, William, je vous demande pardon, dit George cédant à la voix du remords; je vous ai trouvé mon ami en mainte occasion, Dieu le sait. Vous m'avez tiré de bien des mauvais pas. Lorsque Crawley des gardes m'a gagné cette somme d'argent, que serais-je devenu sans vous? Oh! je ne l'ai pas oublié. Mais vous ne devriez pas être si sévère avec moi et venir toujours me faire de la morale; je suis fou d'Amélia, je l'adore: ne vous fâchez donc plus. C'est une perfection, je sais. Mais, voyons, ne peut-on pas jouer un peu? Le régiment revient des Indes-Orientales; laissez-moi jouir de mon reste. Quand je serai marié, je me réformerai. Oh! oui, sur mon honneur. Mais maintenant, Dob, je dis que vous avez tort de vous fâcher; je vous donnerai cent livres le mois prochain: car mon père, je le sais, a l'intention de me faire un joli cadeau. Je vais, de ce pas, demander une permission à Heavytop, et demain à la ville je verrai Amélia. Dites-moi, êtes-vous content?

—Il est impossible de vous en vouloir longtemps, George, dit l'excellent capitaine. Quant à mon argent, mon garçon, je sais que, si j'en deviens bien pressé, vous êtes prêt à partager votre dernier schelling avec moi.

—Certainement, par Dieu! Dobbin, dit George avec un grand air de générosité, bien qu'il n'eût jamais le moindre argent dans sa poche.

—Cependant, George, finissez au plus vite avec cette gourme de jeunesse. Si vous aviez vu la figure de cette pauvre Emmy quand elle vous demandait l'autre jour, vous auriez envoyé au diable et billes et billard. Allez la consoler, double scélérat. Allez lui écrire une longue lettre; faites quelque chose pour la rendre heureuse: il suffit de si peu!

—Je crois, en effet, qu'elle m'aime diablement,» dit le lieutenant d'un air satisfait de lui-même. Et il alla dans la salle commune rejoindre ses gais compagnons pour la fin de la soirée.

Pendant ce temps, à Russell-Square, Amélia regardait la lune qui répandait de pâles rayons sur sa paisible demeure comme sur la caserne de Chatham, où le lieutenant Osborne avait son campement. Elle se demandait à elle-même ce qui pouvait alors occuper son héros. «Peut-être fait-il la ronde des sentinelles, pensait-elle; peut-être est-il à bivouaquer; peut-être console-t-il un camarade blessé; peut-être étudie-t-il l'art de la guerre dans sa chambre déserte.» Ses douces pensées s'envolaient comme des anges ailés, et, traversant la rivière jusqu'à Chatham, s'efforçaient de pénétrer dans la caserne de George.

Tout bien considéré, il valait autant que les portes fussent fermées et que la sentinelle refusât le passage. Qu'auraient fait ces pauvres petits anges à robe blanche, s'ils avaient entendu les chansons des jeunes officiers autour d'un bol de punch aux bleuâtres clartés?

Le lendemain de la petite conversation qui s'était tenue à la caserne, le jeune Osborne, fidèle à sa parole, se disposa à aller en ville, et mérita ainsi les éloges du capitaine Dobbin.

«J'aurais désiré lui faire un petit présent, dit Osborne à son ami avec un air de confidence; seulement ma bourse est à sec, et il faut attendre qu'il plaise à mon père de la remplir.»

Mais Dobbin ne voulut pas que ce bon mouvement de générosité restât stérile, et il donna à M. Osborne quelques bank-notes que celui-ci accepta après ce qu'il fallait tout juste d'hésitation.

Il avait bien la bonne intention de faire une jolie emplette pour Amélia; mais, en descendant de voiture, une superbe épingle de chemise frappa ses yeux dans la montre d'un joaillier, et il ne put résister à la tentation. Après l'avoir payée, il ne lui restait plus assez d'argent pour le cadeau qu'il se proposait de faire. N'importe, soyez-en sûr, ce n'était pas ses présents qu'Amélia demandait. Quand il arriva à Russell-Square, la face de la pauvre petite s'illumina comme un lever de soleil. Ses inquiétudes, ses craintes, ses larmes, ses doutes, ses insomnies prolongées, tout avait disparu, tout était oublié. Il avait suffi d'un seul sourire amoureux et vainqueur.

Du seuil de la porte, George faisait comme un dieu descendre sur elle les rayons de sa gloire; ses moustaches remplaçaient pour lui l'auréole céleste. Sambo, en annonçant le capitaine Osborne (il avait accordé de son chef cet avancement au jeune officier), laissa percer sur sa figure un sourire d'intelligence, et vit la jeune fille tressaillir, rougir et quitter son poste d'observation à la fenêtre. Sambo se retira. Quand la porte fut fermée, elle s'élança sur le cœur du lieutenant George Osborne, comme vers son asile naturel.

Pauvre petit cœur agité! Le plus bel arbre de toute la forêt, avec la tige la plus droite, les branches les plus fortes, le feuillage le plus épais, que vous avez choisi pour y bâtir votre nid et pour y gazouiller, est peut-être marqué, hélas! et tombera sous la hache avant peu. Elle dit vrai depuis longtemps, cette comparaison entre les hommes et les arbres!

George embrassa avec tendresse le front de la jeune fille; il fut très-empressé et très-aimable. Elle, de son côté, trouva son épingle de diamant d'une grâce et d'un goût parfaits; elle ne se rappelait point la lui avoir vue auparavant.

Un lecteur attentif aura sans doute remarqué la conduite du jeune lieutenant, se souviendra de son petit colloque avec le capitaine Dobbin, et pourra en tirer ses conclusions sur le caractère de M. Osborne. Un Français a dit, avec une certaine crudité de parole, qu'il y avait deux contractants dans un marché d'amour: une personne qui aime et une autre qui se laisse aimer. Tantôt l'amour vient de l'homme, tantôt de la femme. Peut-être est-il arrivé à quelque jeune passionné, par un effet d'optique amoureuse, de prendre l'insensibilité pour de la modestie, la niaiserie pour une pudeur virginale, la nullité d'esprit pour une aimable timidité. Peut-être aussi quelque femme amoureuse a-t-elle paré un lourdaud avec la splendeur et le charme de son imagination; admiré sa torpeur comme de la bonhomie; vu dans son égoïsme le sentiment de sa supériorité, dans sa pesanteur une gravité majestueuse; et imité dans sa conduite celle de la belle reine des fées, Titania, à l'égard d'un certain charpentier d'Athènes. Il me semble avoir vu de telles méprises dans le monde. Toujours est-il certain qu'Amélia tenait son amant pour l'un des plus brillants et des plus galants cavaliers des trois royaumes: le lieutenant Osborne partageait peut-être cette opinion.

Il frisait le mauvais sujet. Tous les jeunes gens le sont plus ou moins, et les jeunes filles aiment encore mieux les mauvais sujets que les garçons trop engourdis. Il n'avait pas fini de jeter sa gourme, mais cela ne pouvait plus tarder beaucoup. Grâce au retour de la paix, il allait pouvoir quitter l'armée. Désormais, plus d'avancement à attendre, plus d'occasion de signaler sa valeur et ses talents militaires. Son traitement, joint à la dot d'Amélia, leur permettrait de prendre quelque part une jolie maison de campagne au milieu d'aimables voisins. Il s'occuperait de chasse et de culture, et rien ne manquerait à son bonheur. Il ne fallait pas songer à rester à l'armée avec un ménage. Voyez-vous mistress Osborne suivant le régiment en province, ou, mieux encore, dans les Indes, entourée d'officiers, patronnée par mistress O'Dowd! Amélia n'en pouvait plus de rire aux histoires d'Osborne sur mistress la major O'Dowd; et lui aimait trop sa fiancée pour la faire souffrir des vulgarités de cette grosse mère, et l'exposer à la pénible existence des camps. En cela il n'y avait rien de personnel, oh! nullement. Son unique pensée était pour cette chère enfant, qui devait prendre rang dans la société à laquelle son mariage lui donnait droit de prétendre. Quant à elle, vous êtes sûr d'avance qu'elle donnait son assentiment complet à ces projets, ainsi qu'à tous autres sortis de la même cervelle.

C'est au milieu de ces entretiens, de ces châteaux en Espagne ornés par l'imagination d'Amélia de parterres, de promenades champêtres, d'églises de village et cætera, et pourvus en outre, dans la pensée de George, d'écuries, de chenil et de bonnes caves que ce jeune couple passait les heures les plus agréables de sa vie. Le lieutenant, n'ayant qu'un jour à rester à la ville et beaucoup de choses très-importantes à y faire, proposa à miss Emmy de venir dîner avec ses futures belles-sœurs; cette invitation la combla de joie. Il la conduisit donc auprès de ses sœurs, la laissant causer avec un entrain qui surprit beaucoup ces dignes demoiselles. Elles pensèrent qu'après tout George finirait par en tirer quelque chose. Quant à lui, il était parti à ses affaires.

En sortant, il prit d'abord des glaces chez un pâtissier de Charing-Cross; puis il alla essayer un nouvel habit à Pall-Mall, fit une visite au capitaine Cannon, joua onze parties de billard avec le susdit capitaine, en gagna huit, et retourna à Russell-Square en retard d'une demi-heure pour le dîner, mais du reste en fort belle humeur.

Il n'en était pas de même du papa Osborne. À son retour de la Cité, dès le premier pas qu'il fit dans le salon, où il trouva ses filles et l'élégante miss Wirt, celles-ci reconnurent à son air solennel, à sa figure jaune et refrognée comme il n'est pas possible, au froncement et à l'agitation de ses sourcils, que le cœur du bonhomme était mal à son aise et battait de travers sous son paletot blanc. Amélia s'avança pour le saluer, ce qu'elle ne faisait jamais sans un grand effroi, doublé encore par sa timidité. Le maître de la maison l'accueillit par un grognement sourd pour témoigner qu'il la reconnaissait, et laissa tomber de sa grosse patte velue cette main mignonne qu'on lui avait tendue, sans chercher à la retenir. Puis il jeta un regard de mauvaise humeur sur sa fille aînée. Ce coup d'œil disait à ne pas s'y méprendre:

«Que diable vient-elle faire ici?»

Celle-ci répondit sur-le-champ:

«George est à la ville, cher papa; il est allé aux Horse-Guards, il sera de retour pour dîner.

—Ah! ah! il est ici? Eh bien! je ne veux pas qu'on fasse attendre le dîner pour lui, Maria.»

Puis alors, le digne homme se laissant aller sur sa chaise, un morne silence régna dans l'élégant salon, et l'on n'entendit plus que le bruyant tic tac d'une grande horloge française.

Quand la pendule, où était représenté le sacrifice d'Iphigénie, sonna cinq heures avec un timbre aussi formidable que celui d'une cathédrale, M. Osborne tira violemment la sonnette, et le sommelier entra.

«Le dîner! cria M. Osborne.

—M. George n'est pas encore rentré, monsieur, objecta timidement le domestique.

—La peste soit de M. George! Suis-je ou non le maître chez moi? Le dîner! le dîner!»

M. Osborne fronçait le sourcil, Amélia tremblait de tous ses membres, une correspondance télégraphique s'était établie, à l'aide de leurs yeux, entre les trois autres dames, et sans plus tarder le tintement de la cloche obéissante annonçait le repas demandé. Au dernier coup, le chef de la famille, plongeant ses mains dans les larges poches de sa redingote bleue ornée de larges boutons de cuivre, descendit sans nouvel avertissement, en lançant de temps à autre un coup d'œil de mauvaise humeur vers son escorte féminine.

«Que veut dire cela, ma chère? fit l'une d'elles, tout en suivant à pas comptés le maître de céans.

—Que les fonds sont en baisse, sans doute,» répliqua miss Wirt.

Le bataillon féminin marchait tout tremblant et en silence derrière son farouche conducteur; chacun prit sa place en silence. M. Osborne marmotta un Benedicite qui ressemblait plutôt à une malédiction, puis on enleva les grands couvre-plats d'argent. Amélia était comme la feuille, car elle se trouvait à côté du rébarbatif Osborne, sans soutien ni appui auprès d'elle, George manquant et sa place restant vide.

«De la soupe,» fit M. Osborne d'un ton sépulcral en prenant la grande cuiller et en dirigeant ses yeux vers sa voisine. Il en offrit de la même façon à tout le reste de la compagnie, puis ne prononça plus une seule syllabe. «Enlevez l'assiette de miss Sedley, dit-il enfin; elle ne peut pas plus que moi avaler cette soupe. Ce n'est pas mangeable. Enlevez cette soupe, Hicks, et demain, Maria, vous chasserez la cuisinière.»

Après cette sortie contre la soupe, M. Osborne fit, avec la même malveillance et la même dureté, quelques courtes remarques sur le poisson; il se répandit en malédictions contre Billingsgate d'un ton tout à fait tragique et bien en rapport avec un si grave sujet. Puis il rentra dans le silence et avala coup sur coup plusieurs verres, affectant un air de plus en plus féroce. Enfin un vigoureux coup de marteau, annonçant l'arrivée de George, remit chacun un peu plus à son aise.

Il n'avait pu venir plus tôt, le général Daguilet l'avait fait attendre aux Horse-Guards. Il saurait fort bien se passer de soupe et de poisson. La première chose venue, tout lui allait. Il trouvait le mouton excellent, tout excellent. Sa bonne humeur contrastait singulièrement avec l'air renfrogné de son père. Il ne cessa de jaser pendant tout le dîner, à la satisfaction de tout le monde en général et en particulier d'une personne que nous croyons inutile de nommer.

Dès que les jeunes demoiselles eurent avalé la salade d'orange et le verre de vin qui formaient comme la conclusion obligée de ces tristes dîners chez M. Osborne, on donna le signal de passer au salon; aussitôt elles se levèrent toutes et partirent. Amélia espérait que Georges viendrait bientôt la rejoindre. Elle joua à son intention ses valses favorites sur le grand piano à queue qui ornait le salon du premier étage. Cet innocent artifice resta sans succès; on aurait dit qu'il fermait l'oreille. Elle joua peu à peu sur un ton de plus en plus faible, et, toute désappointée, finit par quitter le piano. Ses trois amies exécutèrent pour elle les morceaux les plus beaux et les plus brillants du nouveau répertoire. Elle n'entendait point les notes, et restait là toute rêveuse et comme envahie par de tristes pressentiments. Le sourcil du vieil Osborne, toujours formidable, ne lui avait jamais lancé d'éclairs si pétrifiants. Ses yeux fixés sur elle lorsqu'elle avait quitté la pièce, semblaient lui reprocher quelque noir forfait; enfin, quand on avait apporté le café elle avait tressailli, comme si le sommelier Hicks lui présentait une coupe de poison. Quel mystère se cachait là-dessous? Oh! les femmes! les femmes! c'est un besoin pour elles de réchauffer leurs plus noirs pressentiments, de caresser leurs plus affreuses pensées. C'est ainsi qu'on les voit entourer de la plus vive tendresse un enfant difforme et contrefait.

Les sombres nuages de la figure paternelle avaient aussi communiqué à Osborne quelque trouble et quelque anxiété. Avec ce sourcil à la Jupiter, ce regard injecté de bile, comment obtenir du caissier donné par la nature l'argent dont George avait absolument besoin? Il entama l'éloge du vin de son père. C'était en général un des moyens qui réussissaient le mieux pour apprivoiser le vieillard.

«Aux Indes occidentales, monsieur, notre madère était loin de valoir le vôtre. Le colonel Heavytop m'a pris trois bouteilles de celles que vous m'avez envoyées l'autre jour.

—En vérité? dit le vieux bonhomme; mais aussi il me revient à huit schellings la bouteille.

—Je vous en ferai vendre, quand vous voudrez, une douzaine pour six guinées, dit George en riant. Je connais un des plus grands hommes du royaume qui en demande.

—En vérité, grommela le vieux bougon, je lui en souhaite, à celui-là.

—Quand le général Daguilet était à Chatham, monsieur, Heavytop lui donna à déjeuner, et il m'emprunta du vin. Le général le trouva excellent, et il en aurait désiré une feuillette pour le commandant en chef, qui est la main droite de son Altesse Royale.

—Ah! mais c'est du fameux vin!» dit l'homme aux gros sourcils déjà moins froncés.

George songeait à prendre avantage de la satisfaction qu'il lui avait donnée pour s'aventurer sur le brûlant terrain d'un emprunt à fonds perdus, lorsque le père, reprenant son air solennel, quoique assez cordial, lui dit de tirer la sonnette pour faire servir le bordeaux.

«Nous verrons s'il est aussi bon que le madère, que Son Altesse Royale elle-même, j'en suis sûr, ne dédaignerait pas, et tout en buvant j'ai à vous entretenir d'affaires sérieuses.»

Amélia avait entendu le coup de sonnette à l'intention du bordeaux, et alors elle s'était assise avec une agitation fébrile. Cette cloche éveillait en elle de fâcheux et tristes pressentiments. À force d'avoir des pressentiments, on finit toujours par en avoir de vrais.

«Ce que je veux connaître, George, dit le vieillard après avoir doucement savouré son premier verre, ce que je veux connaître, c'est où en sont vos affaires avec... cette petite fille qui est là-haut!

—Il ne faut pas de bien bons yeux pour le voir, dit George en faisant claquer sa langue avec volupté, c'est assez clair, monsieur... L'excellent vin!

—Qu'entendez-vous par: C'est assez clair, monsieur?

—Eh! que diable, monsieur, ne me poussez pas ainsi l'épée dans les reins, je suis un honnête homme, je ne passe point pour un bourreau de femmes; mais enfin, il faut reconnaître qu'elle m'aime autant qu'on peut aimer, et il ne faut pas avoir les yeux bien ouverts pour s'en convaincre.

—Et vous, le lui rendez-vous?

—Eh! monsieur, n'ai-je pas votre consentement pour l'épouser? Je suis un homme de parole. N'est-ce pas une convention arrêtée depuis longtemps entre nos deux familles?

—Oui, vous faites un joli garçon, en vérité, monsieur. J'ai appris de vos exploits, avec lord Tarquin, le capitaine Crawley des gardes, l'honorable M. Deuceace et consorts. Prenez garde, monsieur, prenez garde!»

Le vieillard prononça ces noms aristocratiques avec une bouche emphatique; toutes les fois qu'il rencontrait un homme titré, il n'aurait pas manqué de lui faire la courbette et de lui donner du milord, comme doit faire tout sujet britannique aux idées libérales. Puis en rentrant il lisait tout du long, dans le Dictionnaire de la Pairie, l'histoire de l'homme qu'il avait rencontré, prenait plaisir à le citer à tout propos, et faisait à ses filles un gros morceau de Sa Seigneurie. C'était un bonheur pour lui de se prosterner aux pieds du susdit personnage comme un mendiant napolitain s'étale aux rayons du soleil. George se troubla en entendant ces noms: il eut peur d'abord que son père ne fût instruit de quelque affaire de jeu. Mais le vieux rabâcheur le mit à son aise en continuant d'une voix plus douce:

«C'est bien, c'est bien; les jeunes gens sont des jeunes gens. Mon but à moi, George, c'est que vous viviez avec la meilleure société de l'Angleterre. C'est bien là, j'espère, ce que vous faites, comme vous le pouvez avec ma fortune.

—Merci, monsieur, dit George décidé à en venir à ses fins, merci! Mais ce n'est pas avec rien que l'on peut vivre avec les gens du grand monde, et regardez un peu cette bourse, monsieur.»

Et il lui tendit une bourse de filet, présent d'Amélia, où se trouvait le restant de la somme avancée par Dobbin.

«Vous ne manquerez de rien, monsieur. Le fils d'un marchand anglais ne doit manquer de rien. Mes guinées valent bien celles des autres, George, mon garçon, et Dieu seul sait si je vous les refuse. Allez chez M. Chopper demain, en passant par la Cité; il tient quelque chose à votre disposition. Je ne vous refuserai jamais mon argent tant que je serai sûr que vous fréquenterez la bonne société. C'est que, voyez-vous, il y a toujours quelque chose à gagner dans la bonne société. Je n'ai pas d'orgueil pour moi; ma naissance est des plus humbles; mais les avantages seront pour vous. Tâchez d'en profiter: fréquentez notre jeune noblesse. Elle en compte plus d'un, mon garçon, qui n'a pas à dépenser un dollar contre vous une guinée, et pour ce qui est des cotillons... (ici les sourcils du vieillard prirent un air qui en disait plus long qu'il n'en savait) il faut que jeunesse se passe. Seulement il y a une chose que je vous défends expressément; autrement, vous n'obtiendrez plus un schelling de moi: c'est le jeu, monsieur.

—Cela va sans dire, monsieur.

—Maintenant, revenons à cette petite Amélia. Croyez-vous donc que vous n'avez pas mieux à prétendre qu'à la fille d'un agent de change? George, je veux savoir votre pensée là-dessus.

—Mon Dieu! monsieur, dit George en cassant des noix, c'est un arrangement de famille; ce mariage est conclu depuis un siècle entre vous et M. Sedley.

—C'est la vérité; mais les positions changent, monsieur. J'avoue que Sedley m'a aidé à faire ma fortune, ou plutôt m'a mis en passe de la gagner par mes talents, mon génie et la brillante position que j'ai acquise, je puis le dire, dans le commerce des suifs et dans la cité de Londres. J'en ai déjà témoigné ma reconnaissance à Sedley, et il en a éprouvé les effets, comme le marque mon livre de caisse. George, je vous le dis en confidence, la tournure des affaires de M. Sedley ne me plaît point. Mon premier commis, M. Chopper, ne l'aime pas non plus, et c'est un vieux routier qui connaît la banque aussi bien qu'homme de Londres. Hulker et Bullock lui battent froid. Il aura voulu jouer pour son propre compte, c'est là toute ma peur. De plus, j'ai entendu dire que la Jeune-Amélie, capturée par un corsaire américain, avait été armée par lui. Ce qui est sûr, c'est que vous n'épouserez pas Amélia avant que j'aie vu ses deux mille livres sterling. Je ne veux point dans ma famille la fille d'un homme dont les affaires ne seraient pas bonnes. Passez-moi le vin, monsieur, et sonnez pour le café.»

Ceci dit, M. Osborne déploya la feuille du soir, et George reconnut à ce signe que l'entretien était fini et que son père allait faire un somme.

Il monta rejoindre Amélia, se sentant en fort belle humeur. Depuis bien longtemps il n'avait pas été aussi prévenant pour elle, aussi empressé à la distraire, aussi tendre, aussi aimable dans la conversation. Ah! sans doute son cœur généreux s'enflammait d'une ardeur nouvelle à la pensée du malheur qui la menaçait, ou peut-être la seule pensée de perdre cette chère petite fille la lui rendait encore plus précieuse.

Amélia vécut plusieurs jours des souvenirs de cette heureuse soirée. Sa mémoire lui rappelait un mot, un regard, la romance qu'il avait chantée, l'expression de sa figure lorsqu'il s'approchait d'elle ou la contemplait de loin. Aucune des soirées passées chez M. Osborne ne lui avait paru aussi rapide. Elle se sentit presque fâchée de voir arriver M. Sambo, qui lui apportait son châle.

Le lendemain, George vint tendrement prendre congé d'elle, puis se rendit dans la Cité, où il alla voir M. Chopper, le premier commis de son père. Il en reçut un morceau de papier qu'il échangea chez Hulker et Bullock et qui lui remplit sa poche d'argent. Au moment où George entrait dans la maison, le vieux John Sedley quittait le bureau du caissier avec une figure fort triste. Mais le filleul était trop joyeux pour remarquer la figure abattue du digne agent de change et les regards affligés que l'excellent vieillard jetait de son côté. Le jeune Bullock ne le reconduisit pas jusqu'à la porte en riant avec lui, comme les jours précédents.

Tandis que la porte de Hulker, Bullock et Comp. se refermait sur M. Sedley, M. Quill, le caissier, dont les fonctions étaient de prendre dans un tiroir les paquets de bank-notes et dans une sébille les souverains pour les donner à qui de droit, M. Quill cligna de l'œil dans la direction de M. Driver, le commis du bureau de droite, et M. Driver lui répondit par un autre clignement.

«Valeur nulle, murmura M. Driver.

—Qu'il ne faut prendre à aucun prix, répondit M. Quill. M. George Osborne, voulez-vous vérifier?»

George, en un tour de main, bourra ses poches de bank-notes, et il paya le soir même à Dobbin les cinquante livres qu'il lui devait.

Le même soir, Amélia lui écrivit une lettre des plus tendres et des plus longues. Son cœur débordait d'amour, mais elle était encore en proie à de funestes pressentiments, «Comment expliquer les farouches regards de M. Osborne? lui demandait-elle; y aurait-il une brouille entre mon père et lui?» Son pauvre père était revenu tout triste de la Cité, et l'alarme était dans la maison. En somme, ses tendresses, ses craintes, ses espérances et ses pressentiments montaient à un total de quatre pages.

«Pauvre petite Emmy, chère petite Emmy! elle est folle de moi, dit George en lisant sa lettre; sacrebleu! ajouta-t-il, voilà un punch qui m'a donné un affreux mal de tête!» Oh! oui, pauvre petite Emmy!

CHAPITRE XIV.

Intérieur de miss Crawley.

Dans le même temps à peu près, on aurait pu voir, se dirigeant vers une élégante maison de Park-Lane, une voiture de voyage avec une losange sur la portière. Derrière la voiture était assise une femme à l'air maussade, aux boucles pleureuses emprisonnées dans un voile vert, et sur le siége trônait un gros domestique bouffi. C'était l'équipage de notre amie miss Crawley, revenant du Hants. Les glaces étaient levées. Le gros épagneul, qui d'ordinaire passait la tête et la langue à l'une ou à l'autre portière, était couché sur les genoux de la femme à l'air maussade. Quand le carrosse s'arrêta, il en sortit, soutenue par de nombreux domestiques, une masse informe enveloppée de châles, et une jeune dame qui accompagnait ce ballot de vêtements. Sous cette épaisseur d'enveloppes se trouvait miss Crawley. On la monta jusqu'à sa chambre, on la mit au lit, et on entretint auprès d'elle une température de malade. Des estafettes furent envoyées aux médecins et aux hommes de l'art. Ceux-ci arrivèrent aussitôt, se réunirent en consultation, indiquèrent un régime et prirent leurs chapeaux. La jeune compagne de miss Crawley s'était présentée pour recevoir leurs instructions, et elle administra les médicaments prescrits par les hommes de l'art.

Le capitaine Crawley, des gardes, arriva le lendemain de la caserne de Knightsbridge. Pendant que son coursier noir piaffait sur la paille étendue devant la porte de la malade, il s'enquérait avec sollicitude de l'état de sa respectable parente. Il semblait éprouver pour celle-ci une tendresse des plus violentes. Aux premiers pas qu'il fit dans la maison, il rencontra la femme de chambre de miss Crawley, toute découragée et plus maussade que d'habitude, puis miss Briggs, la demoiselle de compagnie, tout éplorée dans le salon désert. À la nouvelle de l'indisposition de son amie bien-aimée, elle était accourue en toute hâte pour s'asseoir à ce lit de souffrance, dont elle, miss Briggs, avait si souvent adouci les amertumes. Et maintenant on lui refusait l'entrée de la chambre de miss Crawley. Une étrangère présentait à sa place les potions à sa chère amie; une étrangère venue de la province, cette odieuse miss.... Les larmes étouffaient la voix de la dame de compagnie, et elle en était réduite à ensevelir ses affections froissées et son pauvre nez rouge dans son mouchoir de couleur.

Rawdon Crawley fit passer son nom par la femme de chambre à l'air maussade, et la nouvelle compagne de miss Crawley arriva sur la pointe du pied, mit sa petite main dans celle de l'officier qui s'empressait à sa rencontre, et, jetant un regard de dédain sur la consternée miss Briggs, fit signe au guerrier de la suivre hors du salon. Elle le conduisit dans la salle à manger maintenant déserte, et dont les murs avaient été jadis les témoins de si splendides festins.

Ces deux personnes causèrent dix minutes ensemble, s'entretenant sans aucun doute de la malade qui se trouvait à l'étage supérieur; après quoi la sonnette retentit avec force et au même instant entra M. Bowls, le gros sommelier de miss Crawley, qui, pour dire vrai, avait écouté au trou de la serrure la plus grande partie de la conversation. Le capitaine sortit en tordant ses moustaches, et enfourcha son cheval qui piaffait toujours sur la paille, à la grande admiration des gamins amassés dans la rue.

Il fit faire de gracieuses courbettes à son cheval, tout en jetant un dernier coup d'œil vers la fenêtre de la salle à manger, où s'était montrée un instant, pour disparaître presque aussitôt, la figure de la jeune personne dont nous venons de parler; elle retournait sans doute à l'étage supérieur pour y donner ses soins inspirés par pure charité.

Quelle pouvait être cette jeune femme? c'est à vous que je le demande. Le soir même était servi dans la salle à manger un petit dîner pour deux personnes: mistress Firkin, la femme de chambre de miss Crawley, se rendit alors auprès de sa maîtresse et y fit ses embarras en l'absence de la nouvelle garde-malade, assise en compagnie de miss Briggs devant un simple mais appétissant dîner.

Briggs était dominée par une trop vive émotion pour avoir la force d'avaler un morceau. La même jeune personne découpa une volaille avec une adresse remarquable et demanda la sauce d'une voix si bien articulée que la pauvre Briggs, qui l'avait devant elle, sauta sur sa chaise, faillit casser la saucière et retomba de nouveau dans son état d'affaissement et de torpeur.

«Vous ne feriez pas mal de donner un verre de vin à miss Briggs, dit la même personne à M. Bowls, le gros domestique de confiance.»

Il obéit à cet ordre; miss Briggs prit le verre machinalement, l'avala de même, puis poussa un soupir et se mit à jouer avec son poulet sur son assiette.

«Je crois que nous pourrons faire notre service nous-mêmes, n'est-ce pas, miss Briggs? dit la même personne avec un organe caressant; nous vous remercions de vos bons offices, maître Bowls, et, si cela vous est égal, nous sonnerons quand nous aurons besoin de vous.»

Le sommelier descendit, et, chemin faisant, il accabla des plus horribles malédictions un pauvre domestique son subordonné.

«C'est pitié de vous voir dans cet état, miss Briggs, dit la jeune dame d'un air froid et légèrement moqueur.

—Ma bonne amie est si malade, et ne veut.... eu.... eu.... pas me voir, sanglota miss Briggs dans un nouvel accès de douleur.

—Cela ne va plus si mal; consolez-vous, chère miss Briggs, elle a un peu trop mangé; voilà tout. Elle se sent beaucoup mieux; elle sera dans peu complétement remise. Les ventouses et le traitement médical l'ont bien affaiblie; mais dans peu elle aura repris ses forces. Je vous en prie, consolez-vous et prenez encore un verre de vin.

—Mais pourquoi ne veut-elle plus me voir? disait miss Briggs en gémissant. Oh! Mathilde! après vingt-quatre ans d'affection la plus tendre, est-ce là le sort que vous réserviez à votre pauvre Arabelle?

—Ne vous lamentez pas tant, pauvre Arabelle! reprit l'autre avez un sourire imperceptible; elle ne veut point vous voir parce qu'elle dit que vous ne la soignez pas aussi bien que moi. Allez! je n'ai pas grand plaisir à rester sur pied toute ma nuit; je vous céderais volontiers la place.

—N'ai-je pas pris soin de cette chère créature pendant longues années? reprit Arabelle; et maintenant....

—Maintenant elle en préfère une autre. Eh bien! les malades ont des lubies; il faut subir leurs caprices. Quand elle ira bien, je partirai.

—Jamais! jamais! s'écria Arabelle en fourrant la moitié de son nez dans son flacon de sels.

—Que voulez-vous dire, miss Briggs? qu'elle n'ira jamais bien, ou que je ne partirai jamais? reprit l'autre avec le même entrain. Peuh! elle sera au mieux dans une quinzaine, et alors j'irai retrouver mes petits élèves à Crawley-la-Reine, et leur mère qui est bien plus malade que notre amie. Il ne faut pas être jalouse de moi, ma chère miss Briggs; je suis une pauvre petite fille sans amis et bien inoffensive. Je ne prétends point vous supplanter dans les bonnes grâces de miss Crawley. Une semaine après mon départ, elle ne pensera plus à moi, tandis que son affection pour vous est l'ouvrage de bien des années. Donnez-moi un peu de vin, ma chère Briggs, et soyons amies; car, je vous l'assure, j'ai bien besoin d'avoir des amis.»

La pauvre Briggs, au cœur tendre et sans fiel, répondit à cet appel en tendant silencieusement la main. Mais elle n'en était pas moins chagrine de se voir délaissée, et donnait un libre cours à ses amères récriminations contre les caprices de sa Mathilde. Au bout d'une demi-heure, après le repas terminé, miss Rebecca Sharp, car, chose qui vous surprendra sans doute, tel était le nom de la personne en question, miss Rebecca Sharp remonta vers la malade, et, avec les détours les plus polis, elle congédia l'infortunée Firkin.

«Merci, mistress Firkin, cela suffit, vous faites à merveille. Je vous sonnerai s'il manque quelque chose; merci bien.»

Firkin descendit les escaliers, tourmentée par une effroyable tempête de jalousie, d'autant plus terrible qu'il la fallait renfermer au fond du cœur.

Était-ce le souffle de cette tempête qui entre-bâilla la porte du salon lorsqu'elle arriva sur le palier du premier étage? Non, cette porte était doucement ouverte par la main de miss Briggs. Briggs avait fait le guet, Briggs avait entendu le bruit des pas de Firkin sur les marches de l'escalier, le choc de la cuiller contre les bords de la tasse que descendait la malheureuse exilée.

«Eh bien! Firkin? dit-elle comme l'autre entrait dans la pièce; eh bien! Jane?

—Cela va de pis en pis, miss Briggs, dit Firkin en branlant la tête.

—Elle ne se sent donc pas mieux?

—Elle ne m'a parlé qu'une seule fois. Je lui demandais si elle se trouvait plus à son aise; elle m'a répondu de taire mon bec. Oh! miss Briggs, je ne me serais jamais attendue à rien de pareil.»

Les grandes eaux recommencèrent à jouer.

«Quel est cette miss Sharp, Firkin? Ah! je ne me doutais guère, en prenant part aux réjouissances de Noël chez mes bons amis, le révérend Lionnel Delamarre et son aimable femme, non, je ne me doutais guère que je trouverais une étrangère installée à ma place dans les affections de cette chère, toujours chère Mathilde.»

Comme on peut le voir à son langage, miss Briggs possédait une teinture littéraire et sentimentale; elle avait jadis publié, par souscription, un volume de poésie, les Chants d'un rossignol.

«Voyez-vous, miss Briggs, cette jeune fille leur a tourné l'esprit à tous, répondit Firkin; sir Pitt aurait bien voulu la garder avec lui, mais il n'ose rien refuser à miss Crawley. Mistress Bute, au presbytère, n'en est pas moins entichée; ils en sont tous à ne pouvoir se passer d'elle. Le capitaine l'aime à la folie, et M. Crawley en est jaloux. Depuis que miss Crawley a eu son indisposition, elle ne veut plus souffrir auprès d'elle que miss Sharp. Expliquez-moi cela, car pour moi je n'y comprends rien. On dirait qu'elle les a tous ensorcelés.»

Rebecca passa la nuit entière au chevet de miss Crawley. La nuit suivante, la bonne dame dormait d'un si profond sommeil que Rebecca eut le temps de prendre plusieurs heures de repos sur un sofa, au pied du lit de sa protectrice. Peu de jours après miss Crawley se trouva si bien qu'elle eut la force de se lever, et, pour son plus grand divertissement, Rebecca lui donna traits pour traits la représentation de miss Briggs et de sa douleur. Ses sanglots étouffés, sa manière de se frotter la face avec son mouchoir, tout cela fut rendu avec un si admirable naturel que miss Crawley reçut de la façon la plus gaie la visite des docteurs, ce qui les étonna davantage, car ils trouvaient toujours cette enfant du siècle en proie au plus terrible abattement, à toutes les horreurs de la mort, dès qu'elle éprouvait le moindre malaise.

Le capitaine Crawley ne manquait pas un seul jour de venir, et Rebecca lui faisait le bulletin de la santé de sa tante. La convalescence fut si rapide que bientôt la pauvre miss Briggs fut admise au bonheur de voir son amie. Les personnes au cœur sensible pourront seules se faire une idée des émotions larmoyantes de ce tempérament sentimental et du caractère touchant de cette entrevue.

Miss Crawley eut du plaisir à voir miss Briggs. Rebecca contrefaisait la pauvre fille à sa barbe avec une admirable gravité, et la caricature n'en était que plus piquante pour sa vénérable protectrice.

Les causes de la déplorable indisposition de miss Crawley et de son départ de la maison de son frère sont d'une nature si peu romantique, qu'on serait gêné de les expliquer dans un roman destiné à une société élégante et sentimentale. Comment, en effet, faire comprendre à une femme délicate et du grand monde que miss Crawley avait trop bu et trop mangé, et que l'abus du homard à un souper de la cure était l'origine de l'indisposition qu'elle s'obstinait à attribuer à l'humidité du temps? Le malaise fut si violent que Mathilde, suivant l'expression du révérend, avait bien manqué de faire le grand saut. L'attente du testament avait donné la fièvre à toute la famille, et Rawdon Crawley se voyait à la tête de quarante mille livres pour le commencement de la saison de Londres. M. Crawley envoya à sa vieille tante un choix de ses brochures religieuses pour la préparer à quitter la Foire aux Vanités et Park-Lane pour un autre monde. Mais un excellent médecin de Southampton appelé à temps triompha du homard qui, un peu plus, serait devenu fatal à la vieille fille, et lui donna assez de force pour la mettre en état de revenir à Londres.

Le baronnet ne dissimula point son excessive mauvaise humeur sur le dénoûment de cette affaire.

Tandis que chacun se montrait fort empressé autour de miss Crawley, et que des messagers, envoyés d'heure en heure du presbytère, rapportaient des nouvelles de sa santé à ses affectionnés parents, dans une autre partie de la maison se trouvait une dame beaucoup plus malade, mais à qui on ne faisait aucune attention. C'était lady Crawley elle-même. En la voyant, le bon docteur avait secoué la tête: sir Pitt n'avait consenti à cette visite que parce qu'elle ne lui coûtait rien. Il tirait ainsi parti de l'indisposition de miss Crawley. On laissait milady toute seule dans sa chambre, abandonnée aux progrès du mal; on ne prenait guère plus garde à elle qu'à une mauvaise herbe du parc.

Les jeunes demoiselles se trouvaient privées de l'inestimable enseignement de leur gouvernante; car miss Sharp était une garde-malade si dévouée que miss Crawley ne voulait recevoir ses potions d'aucune autre main. Firkin était déjà supplantée longtemps avant le retour de sa maîtresse de Crawley-la-Reine. Mais cette fidèle domestique trouvait au moins dans sa tristesse une consolation à retourner à Londres, à voir miss Briggs, à souffrir avec elle les tortures de la jalousie, à partager avec elle les chagrins de leur disgrâce commune.

Le capitaine Rawdon s'était fait accorder un supplément de congé à cause de la maladie de sa tante, et il restait religieusement à la maison. Il était toujours à la porte de sa chambre, et il s'y trouva plus d'une fois face à face avec son père. Arrivait-il sans penser à mal par le corridor, aussitôt son père ouvrait sa porte, et la figure crochue du vieux baronnet apparaissait dans la fente. Quel motif avaient-ils de s'épier ainsi l'un l'autre? Ah! c'était sans doute un généreux sentiment de rivalité, c'était à qui serait le plus empressé autour du lit de la malade. Rebecca venait les consoler et leur rendre à tous deux du courage, ou plutôt elle le faisait tantôt pour l'un et tantôt pour l'autre. C'est que ces deux honnêtes personnages étaient bien désireux d'avoir des nouvelles de la malade par son messager de confiance.

Au dîner, où elle ne paraissait qu'une demi-heure, elle s'interposait pour les maintenir en bonne intelligence; puis après, elle disparaissait pour le reste de la nuit. Alors Rawdon partait pour le dépôt, à Mudbury, laissant son papa dans la société de M. Horrocks et de son rhum. Miss Sharp passa ainsi une quinzaine bien fatigante et presque mortelle dans la chambre de miss Crawley; mais ses petits nerfs semblaient être d'acier. Les fatigues et l'ennui qui sont le partage d'une garde-malade ne pouvaient lasser son dévouement à toute épreuve.

Jamais une plainte de sa part sur ses forces épuisées, sur les dérangements de la nuit, sur la mauvaise humeur de la malade, sur sa colère, sur ses terreurs de la mort; car la vieille dame passait de longues heures à pousser des cris perçants dans l'effroi de cette autre vie dont elle n'avait jamais l'air de se douter quand elle était en bonne santé. Figurez-vous, aimable lectrice, une vieille femme mondaine, égoïste, désagréable, au cœur sec, se tordant au milieu des angoisses de la douleur et de l'épouvante; mettez-vous bien ce tableau dans la tête, et, avant d'atteindre la vieillesse, apprenez à aimer et à prier!

Sharp veillait sur cette malade peu attrayante avec une patience inaltérable; rien n'échappait à sa vigilance, et son zèle exemplaire lui faisait tout prévoir. Pendant cette maladie, elle se montra toujours alerte, dormant peu, éveillée au moindre bruit, et se contentant tout au plus de quelques instants de repos. À peine surprenait-on sur sa figure les traces de la fatigue. Son teint pouvait être un peu plus pâle, ses yeux marqués d'un cercle un peu plus noir que de coutume; mais, hors de la chambre de la malade, on la trouvait toujours souriante, fraîche et bien mise, et, sous son peignoir et son bonnet, elle était aussi séduisante que dans les plus belles robes de bal.

Le capitaine, du moins, le pensait ainsi et l'aimait à en devenir fou. La flèche empennée de l'amour avait traversé son épaisse enveloppe. Six semaines de rapports continuels et de vie commune avaient suffi pour lui faire rendre les armes. Il mit dans sa confidence sa tante du presbytère et tous ceux qui voulaient l'entendre. Mistress Bute le plaisantait à ce propos; depuis longtemps elle s'était aperçue de sa forte passion; elle lui disait de prendre garde, et finissait par avouer que miss Sharp était la créature de l'Angleterre la plus vive, la plus adroite, la plus originale, la plus naturelle et la plus affectueuse. Rawdon ne devait pas jouer ainsi avec les affections de cette jeune fille; car la chère miss Crawley ne le lui pardonnerait jamais. Elle aussi était dans l'admiration de la petite gouvernante, et l'aimait comme une fille. Le devoir commandait à Rawdon de retourner à son régiment, dans la Babylone moderne, et de ne point abuser des sentiments confiants d'une pauvre innocente.

Plus d'une fois cette excellente dame, touchée des peines de cœur du jeune militaire, lui donna l'occasion de voir miss Sharp à la cure et de la reconduire au château, comme nous l'avons vu plus haut. Quand de certains hommes vous aiment, mesdames, il ont beau voir la ligne et l'hameçon et tout l'attirail qui va servir à les prendre, ils n'en sont pas moins à tourner béants autour de l'amorce, il faut qu'ils y viennent et qu'ils l'avalent. Les voilà pris, les voilà frétillant sur le sable. Rawdon reconnut bien vite chez mistress Bute l'intention manifeste de le faire tomber dans les filets de Rebecca. Il ne voyait pas bien loin, il est vrai; mais enfin un certain usage du monde faisait, à l'aide de la réflexion, pénétrer à travers les discours de mistress Bute une faible lueur dans cette âme enveloppée de ténèbres.

«Retenez bien mes paroles, Rawdon, lui disait-elle; miss Sharp sera un jour de votre famille.

—Et à quel titre, mistress Bute? disait l'officier en riant. Sera-ce comme ma cousine? François est fort tendre avec elle? est-ce là ce que vous voulez dire?

—Mieux encore, reprenait mistress Bute avec un éclair dans les yeux. Elle ne sera pas pour Pitt, c'est là qu'est votre erreur. Non, non, ce pied-plat n'en goûtera pas, et puis d'ailleurs il a un engagement avec Jane de la Moutonnière. Vous autres hommes, vous avez les yeux bouchés; vous êtes de crédules et aveugles créatures. S'il arrive quelque accident à lady Crawley, voulez-vous savoir ce qui en résultera? Miss Sharp deviendra votre belle-mère.»

À cette annonce, le chevalier Rawdon Crawley, pour témoigner de sa surprise, souffla comme un cachalot. Il n'avait pas à dire non: l'inclination peu dissimulée de son père pour miss Sharp ne lui avait point échappé. Il connaissait fort bien le tempérament du vieux baronnet: c'était un homme fort peu en peine des délicatesses de conscience. Sans demander une plus longue explication, il entra au logis en tordant sa moustache, et bien convaincu qu'il tenait enfin le secret de la diplomatie de mistress Bute.

«En vérité, c'est très-mal, c'est très-mal, en vérité, pensa Rawdon; cette pauvre femme ne cherche qu'à jeter le discrédit sur la pauvre enfant, pour l'empêcher d'entrer dans la famille et de devenir lady Crawley.»

Quand il fut seul avec Rebecca, il la plaisanta avec son bon goût ordinaire sur les inclinations du baronnet pour elle. Celle-ci redressa la tête avec un air de suprême dédain, le regarda en face et lui dit:

«Eh bien! supposons qu'il soit fou de moi. Je le connais pour ce qu'il vaut, lui et bien d'autres de son espèce. Vous ne pensez pas au moins qu'il me fasse peur, capitaine Crawley. Vous n'avez pas dans la tête que je sois incapable de défendre mon honneur, dit cette petite femme avec un regard de reine.

—Oh!... ah!... hé!... vous êtes avertie.... vous savez.... et puis voilà.... balbutia le tortilleur de moustaches.

—Croiriez-vous donc à quelque honteuse intrigue?? reprit-elle avec un accent d'indignation.

—Oh!... dieux!... en vérité.... miss Rebecca, fit entendre le dragon à la langue pâteuse.

—Vous ne me supposez donc pas le sentiment de ma dignité personnelle, parce que je suis pauvre et sans amis, et que les gens riches eux-mêmes en manquent souvent? Toute gouvernante que je suis, il ne faut pas croire que j'aie moins de jugement, de délicatesse, que je sois de moins bonne race que tous vos hobereaux de l'Hampshire? Je suis une Montmorency, pensez-y bien. Une Montmorency ne vaut-elle pas une Crawley?»

Lorsque miss Sharp, dans les grandes circonstances, faisait allusion à sa lignée maternelle, elle prenait un accent légèrement étranger qui ajoutait un grand charme à sa voix naturelle claire et sonore.

«Non, non, continua-t-elle en s'enflammant de plus en plus dans son apostrophe au capitaine; je puis endurer la pauvreté, mais non le déshonneur; l'oubli, mais non l'insulte, surtout l'insulte venant.... de vous!»

Son émotion prenant alors un libre cours, elle versa un torrent de larmes.

«Le diable m'emporte, miss Sharp.... Rebecca.... Pour l'amour du ciel.... Sur mon âme, je donnerai bien mille livres.... Arrêtez, Rebecca....»

Mais elle était déjà partie pour aller faire ce jour-là la promenade de miss Crawley. Ceci se passa avant l'indisposition mentionnée plus haut. Au dîner, Rebecca fut plus sémillante et plus gaie que jamais. Elle n'avait pas l'air de s'apercevoir des signes, des clignements d'yeux, des supplications maladroites de l'officier aux gardes; elle le laissait à son humiliation et aux tortures de son fol amour. Chaque jour la grosse cavalerie de Crawley essuyait quelque nouvelle déroute. Le gros officier en perdait la tête et n'en était que plus fou et plus amoureux.

Si le baronnet de Crawley-la-Reine n'avait pas eu sans cesse devant les yeux la crainte de perdre l'héritage de sa sœur, il n'aurait jamais consenti à priver ses filles des utiles enseignements de leur incomparable gouvernante. Le vieux château, en son absence, avait l'air d'un désert, tant Rebecca avait su s'y rendre utile et agréable. Sir Pitt n'avait plus ses lettres copiées et corrigées; ses écritures n'étaient plus au courant; les affaires de sa maison et ses nombreux dossiers souffraient beaucoup depuis le départ de son petit secrétaire. Il était facile de voir quel besoin il avait d'un tel secours, d'après le style, la rédaction et l'orthographe des nombreuses lettres qu'il lui envoyait, avec prière et même avec recommandation expresse de les corriger. Presque chaque jour on apportait une lettre du baronnet, adressant à Becky les plus vives instances pour son retour; à miss Crawley les raisonnements les plus pathétiques au sujet de l'interruption fielleuse apportée dans l'éducation de ses filles. C'était de la rhétorique perdue à l'endroit de miss Crawley.

Miss Briggs n'avait pas reçu positivement son congé comme demoiselle de compagnie; mais sa place devenait une sinécure dérisoire. Elle vivait désormais ou dans le salon, en société du gros épagneul, ou de temps à autre dans le cabinet de la femme de charge, avec la maussade Firkin. Cependant, bien que la vieille dame ne voulût en aucune manière entendre au départ de Rebecca, celle-ci n'était point installée comme titulaire de l'emploi à Park-Lane. Miss Crawley, à l'exemple de beaucoup de gens riches, avait l'habitude d'accepter de ses inférieurs tous les services qu'elle pouvait en tirer, et, sans plus se faire de bile, de les camper là dès qu'elle n'en sentait plus le besoin. La reconnaissance chez certaines personnes riches est peu commune et presque inconnue; elles reçoivent les services des gens nécessiteux comme chose qui leur est due. Et de quel droit vous plaindriez-vous, parasites et pauvres gueux? Votre amitié pour les riches est à peu près aussi sincère que celle qu'ils vous témoignent en retour. C'est l'argent que vous aimez, et non pas l'homme; et, si les rôles étaient intervertis entre Crésus et son laquais, vous savez bien, mendiants de bonne maison, de quel côté se tourneraient vos flatteries.

En dépit du naturel et de la vivacité de Rebecca, de ses airs toujours si avenants et si aimables, il pouvait bien se faire que notre vieille rusée de Londres, à laquelle on prodiguait ces trésors d'amitié, conçût quelques vagues soupçons sur le dévouement de sa garde-malade et nouvelle amie. Miss Crawley avait souvent ruminé ce principe dans sa tête, qu'on ne fait rien pour rien. Si elle jugeait les sentiments des autres sur les siens, elle devait arriver nécessairement à cette conclusion; et le fond de ses réflexions devait être que ceux-là ne peuvent avoir d'amis, qui ne sont préoccupés que d'eux-mêmes.

Quoi qu'il en soit, Becky lui était d'une grande utilité et d'une grande distraction. Aussi la généreuse miss Crawley lui avait-elle donné deux robes neuves, un vieux collier et un châle. C'était à elle qu'elle se plaignait de ses amis les plus intimes: peut-on donner une plus grande preuve de confiance et d'amitié? Elle lui bâtissait parfois les plus brillants projets d'avenir, comme, par exemple, de la marier à Clump, son apothicaire, ou de lui procurer quelque établissement avantageux du même genre; le moins c'était de la renvoyer à Crawley-la-Reine quand elle serait lasse de l'avoir auprès d'elle et que la saison de Londres commencerait.

Dès que miss Crawley, entrée en convalescence, put descendre au salon, Becky lui chanta des romances et inventa mille moyens de la distraire. Quand elle fut assez bien pour sortir en voiture, Becky l'accompagna. Dans les promenades qu'elles firent ensemble, parmi toutes les maisons où l'amitié bienveillante de miss Crawley pouvait l'aider à s'introduire, miss Sharp dirigea ses tentatives du côté de Russell-Square, vers la maison de John Sedley esquire.

Avant d'en venir à une visite, bien des lettres avaient été échangées entre les deux amies. Pendant le temps de la résidence de Rebecca dans le Hampshire, leur amitié éternelle avait, s'il faut l'avouer, souffert une baisse considérable, et son grand âge la rendait si branlante et si caduque, qu'elle était menacée d'un prochain trépas. Et puis les deux jeunes filles avaient eu chacune à songer à leurs affaires; tandis que Rebecca cherchait à s'avancer de plus en plus dans l'esprit de ceux dont elle dépendait, Amélia restait toujours absorbée dans la même idée. Les jeunes filles, en se retrouvant, se jetèrent dans les bras l'une de l'autre avec cette impétuosité qui caractérise les affections de la jeunesse. Rebecca joua son rôle dans cette rencontre avec la plus bruyante et la plus démonstrative tendresse. La pauvre Amélia rougit, embrassa son amie et se trouva coupable d'un peu de froideur à son égard.

Cette première entrevue fut très-courte. Amélia était prête à sortir. Miss Crawley attendait en bas dans sa voiture. Ses gens s'étonnaient de se trouver en pareil lieu, et regardaient l'honnête Sambo, le nègre de notre connaissance, comme un des naturels de l'endroit. Mais quand Amélia descendit avec sa figure sereine et souriante pour être présentée par son amie à miss Crawley, qui désirait la voir et était trop mal pour quitter sa voiture, l'aristocratie galonnée de Park-Lane fut plus que jamais surprise de rencontrer une pareille merveille à Bloomsbury, et miss Crawley se sentit prendre aux charmes de la figure aimable et rougissante de cette jeune fille, qui venait avec grâce et timidité présenter ses hommages à la protectrice de son amie.

«Quelle charmante tournure, ma chère, quelle douce voix! dit miss Crawley pendant la route, après cette courte entrevue. Ma chère Sharp, votre jeune amie est charmante. Faites-la venir à Park-Lane, entendez-vous?»

Miss Crawley avait bon goût, comme on voit: du naturel dans les manières, joint à un peu de timidité, avait le don de la charmer. Elle aimait les jolis minois, mais comme on aime à s'entourer de beaux tableaux et de belle porcelaine. Ce jour-là, à diverses reprises, elle parla avec enthousiasme d'Amélia; elle en entretint son neveu Rawdon, qui vint religieusement partager, à dîner, le poulet de sa tante.

Rebecca s'empressa aussitôt d'ajouter qu'Amélia allait sous peu se marier au lieutenant Osborne; que c'était une ancienne passion.

«Il appartient à un régiment de ligne?» demanda le capitaine Crawley; puis, après un petit effort de mémoire, il se souvint, ainsi qu'il convenait à un homme au service, qu'il devait être sur les cadres du ***e régiment.

Rebecca crut se rappeler que c'était en effet le numéro du régiment.

«Le capitaine, ajouta-t-elle, s'appelle le capitaine Dobbin.

—Une grande perche toute dégingandée, reprit Crawley, et qui s'en va de droite et de gauche; ah! je le connais bien. Osborne est un beau jeune homme avec d'épaisses moustaches noires.

—Colossales! reprit Rebecca Sharp. Elles lui donnent de la fierté, je vous assure, à raison de leur dimension.»

Le capitaine Rawdon Crawley fit alors entendre un gros rire; et les dames le pressant de s'expliquer, il se disposa à les satisfaire dès que son accès d'hilarité fut passé.

«Il s'imagine, dit-il, savoir jouer au billard. Je lui ai gagné deux cents livres sterling, au Cocotier. C'est qu'il a encore des prétentions, ce jeune imprudent. Il aurait joué sa chemise ce jour-là, sans son ami le capitaine Dobbin, qui l'a emmené de force; que la peste l'étrangle!

—Rawdon, Rawdon, ne vous faites pas plus noir que vous n'êtes, reprit miss Crawley, fort réjouie de cette histoire.

—C'est que, voyez-vous, madame, ce garçon est jobard comme il n'y en a pas. Tarquin et Deuceace lui soutirent tout l'argent qu'ils veulent. Il irait au diable pour se faire voir avec des monseigneurs. Il leur paye des dîners à Greenwich, où ils amènent toute leur société.

—Et c'est ce qu'il y a de mieux en fait de société?

—Excellente, miss Sharp, excellente, comme cela doit être. On n'en voit pas beaucoup comme cela. Ah! ah! ah!»

Et le capitaine Rawdon de rire de plus belle, s'imaginant avoir fait une délicieuse plaisanterie.

«Rawdon! Rawdon! vous êtes une mauvaise langue! lui cria sa tante.

—Son père est, à ce qu'on dit, un marchand de la Cité immensément riche; et, ma foi, tous ces marchands de la Cité ont besoin d'être saignés. Nous ne sommes pas à bout de compte avec lui, je vous assure. Ah! ah! ah!

—Fi donc! capitaine Crawley! j'en informerai Amélia. Un mari joueur!

—Oh! c'est affreux, n'est-ce pas?» dit le capitaine d'un ton solennel. Puis il ajouta aussitôt comme frappé d'une soudaine inspiration: «Eh bien! madame, vous devriez le recevoir ici.

—Est-il présentable? demanda la tante.

—Présentable? mais oui, comme tout le monde, répondit le capitaine Crawley. Il faudra l'avoir quand vous commencerez à recevoir un peu; et sa.... comment l'appelez-vous déjà?... sa belle adorée.... enfin, miss Sharp, vous savez bien.... qu'il nous l'amène. Moi, je vais lui écrire un billet pour l'engager à venir, et nous verrons s'il est aussi fort au piquet qu'au billard. Son adresse, miss Sharp?»

Miss Sharp donna à Crawley l'adresse du lieutenant, et, peu de jours après cette conversation, le lieutenant Osborne recevait une lettre couverte des jambages boiteux du capitaine Rawdon, avec une invitation de la part de miss Crawley. Rebecca envoya une autre invitation à sa chère Amélia, qui n'hésita point à accepter, quand elle eut appris que George devait être de la partie. Amélia, en conséquence, alla passer la matinée chez les dames de Park-Lane, si bienveillantes pour elle. Rebecca affecta un air de majestueuse protection. Elle était sans contredit plus adroite que son amie; et, comme celle-ci se renfermait dans un rôle de douceur et d'abnégation et cédait à quiconque voulait la dominer, elle subit les usurpations de Rebecca avec une douceur et une bonté inaltérables. Miss Crawley se montrait d'une amabilité remarquable. Son enthousiasme pour la petite Amélia était poussé au fanatisme. Elle n'était pas plus gênée pour parler d'elle en sa présence que si c'eût été une poupée, une femme de chambre ou un tableau. Son admiration dépassait toute limite. J'admire fort cette admiration que le beau monde tient toujours au service d'une classe inférieure. On a de quoi être flatté de tant de condescendance. Cette bienveillance exagérée de miss Crawley finissait par peser beaucoup à la pauvre petite Amélia, et peut-être bien, parmi les trois dames de Park-Lane, la plus aimable à son goût était l'honnête miss Briggs. Elle sympathisait avec l'honnête Briggs comme avec une personne serviable et délaissée. Du reste, il lui manquait complétement ce qu'on appelle le savoir-faire.

George avait cru venir dîner en garçon avec le capitaine Crawley. La grande voiture bourgeoise des Osborne transporta leur héritier de Russell-Square à Park-Lane; ses jeunes sœurs, qui n'étaient point invitées, dissimulèrent la mortification qu'elles éprouvaient de cette omission. Toutefois, elle cherchèrent le nom de sir Pitt Crawley dans le Dictionnaire de la noblesse, et étudièrent tous les détails donnés par ce livre sur la famille Crawley, sur sa généalogie, sur les Binkie et leur parenté, etc.... Rawdon Crawley fit à George Osborne un bon et aimable accueil; il le loua sur son talent au billard, et se mit à sa disposition pour la revanche. Il adressa à Osborne quelques questions sur son régiment, et aurait engagé un piquet séance tenante, si miss Crawley n'avait formellement banni de sa maison toute espèce de jeu. Ce jour-là, le jeune lieutenant remporta sa bourse aussi pleine qu'il l'avait apportée, au grand déplaisir de son amphitryon. Cependant ils prirent rendez-vous pour aller voir, le lendemain, un cheval que Crawley voulait vendre, pour l'essayer au Park, dîner ensemble et passer la soirée en joyeuse compagnie.

«C'est-à-dire, si vous n'êtes pas à soupirer aux pieds de miss Sedley, fit Crawley avec un coup d'œil d'intelligence. Pour jolie, en voilà une qui l'est assurément,» eut-il la bonté d'ajouter.

Osborne ne devait point aller soupirer le lendemain; il aurait donc un véritable plaisir à rejoindre le capitaine Crawley.

«Au fait, comment va la petite miss Sharp? demanda George à son ami, tout en vidant un verre de liqueur. C'est une bonne petite fille. En êtes-vous contents, à Crawley-la-Reine? continua-t-il d'un air de suffisance. Miss Sedley avait pour elle une grande tendresse, l'année dernière.»

Les petits yeux bleus du capitaine Crawley avaient lancé au lieutenant un regard plein de férocité, lorsque ce dernier s'était avancé pour renouer connaissance avec la jolie gouvernante. Mais l'accueil qu'il reçut de la jeune personne fut bien propre à apaiser toutes les jalousies qui pouvaient gonfler le cœur de l'officier aux gardes.

Après sa présentation à miss Crawley, Osborne se tourna vers Rebecca d'un air protecteur et hautain, et, se disposant à la prendre sous son bienveillant patronage, il lui tendit d'abord la main comme à l'ancienne amie d'Amélia, et lui dit:

«Eh bien! miss Sharp, comment vous portez-vous?»

En même temps, il allongeait la main gauche de son côté, s'attendant à la trouver toute fière de l'honneur qu'il lui faisait.

Miss Sharp lui présenta seulement son petit doigt, et lui fit un petit salut si glacial et si dédaigneux, que Rawdon Crawley, qui, de l'autre pièce, surveillait tous les détails de cette aventure, ne put s'empêcher de rire de l'embarras du lieutenant, qui d'abord avait tressailli, puis, après une pause, s'était décidé enfin, d'une manière assez maladroite, à prendre l'unique doigt qu'on lui tendait.

«Elle en revendrait au diable, par ma foi, se disait le capitaine ravi de son aplomb, tandis que le lieutenant, ne sachant comment entamer la conversation, demandait à Rebecca si elle se trouvait bien dans sa nouvelle place.

—Ma place? dit miss Sharp avec froideur. Vous êtes bien bon d'y penser! mais oui, c'est une assez bonne place. Les gages sont assez honnêtes; cependant miss Wirt en a peut-être davantage pour l'engager à rester auprès de vos sœurs, à Russell-Square; et comment vont ces jeunes dames? quoique je puisse bien me dispenser de m'informer de leurs nouvelles.

—Que voulez-vous dire? fit M. Osborne tout étonné.

—Ce que je veux dire? Eh! m'ont-elles jamais parlé? m'ont-elles invitée chez elles pendant mon séjour chez Amélia! Mais nous autres, pauvres gouvernantes, nous sommes habituées à ce manque d'égards.

—J'entends, chère miss Sharp! fit Osborne d'une voix suppliante.

—Au moins dans certaines familles, continua Rebecca; mais on n'en agit point ainsi dans la maison où je suis maintenant. L'or n'est pas si commun dans l'Hampshire que chez vous autres richards de la Cité; mais là, au moins, j'y ai rencontré une bonne famille de la vieille noblesse anglaise. Le père de sir Pitt, vous le savez sans doute, a refusé la pairie. Voyez pourtant comme on m'y traite; je suis on ne peut mieux. C'est en somme une excellente place. Mais c'est trop de bonté à vous de vous arrêter à ces détails.»

Osborne écumait. La petite gouvernante prenait un ton de supériorité et de persiflage qui mettait notre jeune lion sur les épines, et le sang-froid lui manquait pour couper court à cette piquante conversation.

«Vous n'avez pas, il me semble, toujours dédaigné de la sorte les familles de la Cité, reprit-il d'un ton hautain.

—Vous parlez de l'année dernière, quand je sentais encore derrière moi cette affreuse pension? Oh! alors vous avez raison. À tout prix, les jeunes pensionnaires veulent passer leurs jours de congé hors des murs de leur cachot. Mais voyez un peu, monsieur Osborne, comme dix-huit mois d'expérience nous changent! dix-huit mois, remarquez-le bien, passés avec des personnes de bon ton et de noble race. Quant à cette bonne Amélia, c'est une perle, j'en tombe d'accord avec vous, et on aura toujours du plaisir à la revoir. Allons, vous voilà tout en belle humeur; c'est qu'en effet ces bizarres habitants de la Cité!... Et M. Joe, comment va-t-il, l'étonnant M. Joseph?

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