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La foire aux vanités, Tome I

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Un petit nourrisson dont on se croit le père,

tandis que Jacob, pater quem nuptiæ demonstrant, mange des sauterelles à l'étage au-dessous et dévore le Times pour son déjeuner.

Là-bas ce sont des filles d'Ève qui regardent les jeunes officiers de dragons en promenade sur la plage; ou bien c'est encore un bon habitant de Londres en costume nautique, armé d'un télescope de la dimension d'un canon du calibre six, qui a pointé son instrument sur la mer et à l'inspection duquel n'échappe aucune barque de plaisance ou de pêche, aucune cabine de baigneuse allant à la mer ou on revenant, etc., etc.... Que n'avons-nous le loisir de décrire Brighton? car Brighton, c'est la voluptueuse Parthénope avec des lazzaroni aristocratiques; car Brighton a toujours l'air frais, aimable et pimpant comme le costume d'un arlequin, car Brighton, éloigné de sept heures de Londres à l'époque dont nous parlons, n'en est plus qu'à une centaine du minutes et s'embellira peut-être encore davantage, à moins que la flotte française ne juge à propos de venir le bombarder.

«Voilà une petite qui est diablement belle, dans cette maison, au-dessus des modistes, dit un des promeneurs à son voisin; hein, Crawley, avez-vous vu comme elle m'a fait de l'œil quand je suis passé?

—N'allez pas la blesser au cœur, Joe, mauvais sujet que vous êtes, répliqua l'autre; n'allez pas ainsi badiner avec les affections féminines, monsieur le Don Juan.

—Laissez-moi,» reprit Joe Sedley fort satisfait et jetant à la bonne des œillades assassines. Joe était encore plus brillant à Brighton qu'au mariage de sa sœur. Il avait un choix de gilets du dernier goût dont un seul eût suffi pour contenter un dandy plus modeste. Il portait un habit d'uniforme orné de brandebourgs, de franges et de boutons, mais avec des broderies tortueuses comme le Méandre. Il affectait un costume militaire et toutes les allures de l'emploi, se promenait avec ses deux amis, tous deux officiers dans l'armée, faisait sonner ses bottes à éperons en l'honneur de toutes les servantes qu'il jugeait dignes de ses regards meurtriers.

—Qu'allons-nous faire, mes enfants, jusqu'au retour de ces dames?» demanda notre lion.

Ces dames étaient allées faire une promenade en voiture à Rottingdean.

«Nous pourrions jouer au billard, reprit un de ses amis, le grand aux moustaches cirées.

—Non, diable! non, capitaine,» répliqua Joe un peu alarmé, pas de billard aujourd'hui, Crawley, mon garçon; c'est bien assez d'y avoir joué hier.

—Cependant vous avez un coup de queue admirable, dit Crawley en riant; n'est-ce pas, Osborne? comme il est fort avec son fameux coup de cinq?

—Très-fort, reprit Osborne, Joe est un rude jouteur au billard, sans compter le reste. Je voudrais bien qu'il fût possible de chasser le tigre dans les environs; nous serions allés en tuer quelques-uns avant dîner.—Tenez, la jolie fille, quelle jambe. Joe!—Racontez-nous donc l'histoire de votre chasse au tigre, et de l'entrevue que vous avez eue avec lui dans les fourrés de l'Inde. Ah! Crawley, voilà une bien merveilleuse histoire.»

George Osborne manqua se casser la mâchoire par un énorme bâillement.

«Que la vie est ennuyeuse ici-bas! continua-t-il; eh bien! que faire?

—Si nous allions voir les chevaux qui viennent d'arriver de la foire Lewes? dit Crawley.

—Pourquoi ne pas aller plutôt chercher des petits gâteaux qui doivent sortir du four? proposa ce scélérat de Joe, qui songeait à faire d'une pierre deux coups. Elle est fort jolie, la pâtissière.

—Encore mieux, allons au-devant de l'Éclair qui va arriver; car voici son heure,» dit George.

Ce dernier avis l'emporta; on remit à un autre jour la visite à la pâtissière et aux chevaux, et l'on se dirigea vers les bureaux de l'Éclair.

Sur leur route ces trois messieurs rencontrèrent la voiture découverte de Joe Sedley, ornée de magnifiques armoiries. C'était dans ce splendide équipage qu'il avait coutume de se produire en public, majestueux dans son isolement, les bras croisés sur la poitrine, son chapeau à cornes sur l'oreille, ou bien, dans ses jours de bonne fortune, ayant des dames à ses côtés.

Deux personnes occupaient alors la voiture: une jeune femme aux cheveux un peu rouges, et mise à la dernière mode, et une autre en douillette de soie brune, avec un chapeau de paille et des rubans roses encadrant une figure ronde et vermeille qui faisait plaisir à voir. Cette dernière fit arrêter la voiture quand elle fut proche des trois jeunes gens, puis, comme toute honteuse de cet acte d'autorité, elle s'empressa de rougir de la façon la plus ridicule.

«Nous avons fait une délicieuse promenade, George, se mit-elle à dire; et.... nous sommes bien aises d'être rentrées. Et... Joseph, ne faites pas rentrer mon mari trop tard.

—N'allez pas conduire nos maris à leur perte, monsieur Sedley, esprit tentateur que vous êtes, reprit l'autre dame en menaçant Joe d'un joli petit doigt précieusement serré sous un gant français. Point de billard, point de fumerie! Soyez sage!

—Ma chère mistress Crawley, je vous le jure.... sur mon honneur!...»

Ce furent les seuls mots que l'éloquence de Joe put proférer pour toute réponse. Mais si la parole lui manquait, il eut soin de prendre une pose académique; il inclina légèrement la tête sur son épaule, souffla d'une manière expressive en regardant sa victime d'autrefois; en même temps une de ses mains reposait derrière lui sur sa canne, tandis que l'autre, sur laquelle scintillait un gros brillant, chiffonnait son jabot et jouait avec son gilet. Quand la voiture repartit, il envoya mille baisers aux dames. Combien n'eût-il pas donné pour que tout Brighton, tout Londres et tout Calcutta pussent le voir dans cette attitude galante, au milieu des saluts qu'il adressait à une si piquante beauté, et dans la compagnie d'un lion aussi renommé que Crawley des Gardes!

Nos nouveaux mariés étaient venus à Brighton après la célébration de leur mariage et avaient passé, dans un appartement de l'hôtel de la Marine, quelques jours de calme et de bonheur, en attendant l'arrivée de Joe. Toutefois, ils se trouvèrent bien vite en pays de connaissance; car une après-midi, en revenant d'une promenade au bord de la mer, ils se rencontrèrent nez à nez avec Rebecca et son mari.

Rebecca se jeta dans les bras de sa chère Amélia. Crawley et Osborne se serrèrent la main avec assez de cordialité, et Becky, en quelques heures, trouva le moyen de faire oublier à ce dernier les paroles un peu dures de leur dernière entrevue.

«Vous rappelez-vous la dernière fois que je vous vis, chez miss Crowley? je vous ai un peu maltraité, mon cher capitaine: c'est que vous aviez l'air d'être refroidi pour notre chère Amélia. Voilà ce qui me fâchait, m'irritait jusqu'à me rendre méchante et même ingrate. Votre main, capitaine, et passons l'éponge!»

Et en même temps Rebecca lui tendait la main avec une grâce si franche et si irrésistible, qu'Osborne ne trouva rien de mieux que de la prendre et de croire à la sincérité de la démarche de Becky.

Nos deux jeunes couples avaient beaucoup à se dire; chacun fit à l'autre le récit de son mariage et raconta ses projets d'avenir avec une franchise et un intérêt réciproques. Le mariage de George devait être annoncé à son père par son ami le capitaine Dobbin, et le jeune Osborne tremblait un peu des suites de cette communication; miss Crawley, à laquelle se rattachait toutes les espérances de Rawdon, lui tenait encore rigueur. Consigné à la porte de sa maison de Park-Lane, il avait, avec sa femme, suivi cette chère tante à Brighton et posté dans sa rue des émissaires en permanence.

«Il faudra que nous vous fassions aussi connaître, ma chère, dit Rebecca en riant, quels vigilants amis Rawdon tient en faction perpétuelle à sa porte. Avez-vous jamais vu la mine d'un créancier ou celle d'un bailli avec son assesseur? Deux abominables gredins qui sont toute la semaine à nous épier de la boutique de l'épicier, de telle sorte que nous ne pouvons sortir que le dimanche. Si la tante ne s'apprivoise pas, gare au dénoûment!»

Rawdon, avec de gros éclats de rire, raconta une douzaine de tours fort divertissants qu'il avait joués à ses créanciers, et la manière adroite dont Rebecca leur donnait congé. Il affirma avec un gros juron qu'il n'y avait pas en Europe une femme qui fût comparable à la sienne pour le talent d'envoyer paître les créanciers. Presque aussitôt après son mariage, elle avait eu à recourir à ce don naturel, et son mari avait pu alors l'apprécier à sa juste valeur. Ils avaient su se créer un crédit illimité; mais ils avaient aussi des protêts à revendre, et ils poursuivaient leurs projets au milieu d'une disette absolue de vil métal. Ces embarras pécuniaires jetaient-ils quelques brouillards sur la bonne humeur de Rawdon? Aucun.

Le meilleur moyen pour vivre au sein de l'opulence, c'est d'être criblé de dettes; on n'a rien alors à se refuser, et, dans cette situation, l'esprit se trouve toujours allègre et dispos. Rawdon et sa femme occupaient le plus bel appartement du plus bel hôtel de Brighton; l'hôte, en leur présentant chaque plat, les saluait comme ses plus gros consommateurs; Rawdon engloutissait ses dîners et son vin avec un aplomb de magnat ou de prince russe. Des allures de grand seigneur, des bottes et un costume irréprochables, de l'arrogance dans la tournure, enfin une certaine rouerie, posent souvent beaucoup mieux un homme que des fonds placés chez un banquier.

Les deux couples ne pouvaient plus vivre l'un sans l'autre. Au bout de deux ou trois jours, les messieurs organisèrent pour le soir une table de piquet, tandis que leurs femmes se mettaient dans un coin à causer. Les cartes avec George, le billard avec Joe Sedley, qui ne tarda pas à arriver dans sa grande voiture découverte, aidèrent à combler les vides de la bourse de Rawdon et lui procurèrent les avantages de cet argent comptant, dont la disette met dans l'embarras les plus grands génies eux-mêmes.

Mais revenons à nos trois jeunes gens, qui s'en allaient au-devant de l'Éclair. La voiture, d'une exactitude rigoureuse, était remplie à l'intérieur et couverte au dehors d'êtres vivants. Le conducteur tira de son cor ses modulations habituelles. L'Éclair entra dans la rue avec une rapidité digne de son nom et s'arrêta devant le bureau des voitures.

«Bravo! voilà Dobbin,» s'écria George enchanté de voir son vieil ami perché sur l'impériale.

Sa visite, différée de jour en jour, était impatiemment attendue.

«Comment vous portez-vous, mon brave garçon? Vous êtes bien aimable d'être venu. Emmy va être enchantée de vous voir,» dit Osborne donnant une cordiale poignée de main à son ami quand celui-ci fut descendu de son poste élevé. Puis, d'une voix plus basse: «M'apportez-vous des nouvelles? Avez-vous été à Russell-Square? Que dit le père Rabat-joie? ne me cachez rien.»

La figure de Dobbin était pâle et grave.

«J'ai vu votre père, répondit-il; comment va Amélia.... Mrs. George? vous saurez toutes les nouvelles. Mais la plus grande de toutes, c'est que....

—Vite, mon vieux camarade, dit George avec anxiété.

—On nous envoie en Belgique; l'armée entière est commandée pour le départ, le régiment des gardes comme les autres. Heavytop a ses accès de goutte et enrage de ne pouvoir bouger. O'Dowd le remplace. Nous nous embarquons à Chatham la semaine prochaine.»

Ces nouvelles de guerre, tombant comme la foudre sur nos amants, les plongèrent dans de sérieuses et tristes méditations.

CHAPITRE XXIII.

Où le capitaine fait preuve de diplomatie.

Qui pourra nous expliquer par quel mystère William Dobbin, qui, sur les instances de ses parents, n'aurait fait aucune difficulté à aller chercher sa cuisinière par la main pour l'épouser ensuite, et qui était d'une humeur si indolente et si molle qu'en vue de son intérêt personnel il n'eût pas trouvé le courage de traverser la rue, qui pourra nous dire par quelle merveilleuse influence ce même Dobbin se révéla tout à coup et à point nommé, dans la conduite des affaires de George Osborne, comme le tacticien le plus actif, et montra au profit de son ami l'habileté dont un diplomate consommé n'eût peut-être pas été capable dans la poursuite de ses projets ambitieux?

Pendant que George et sa femme étaient à Brighton, où ils s'enivraient à longs traits des douceurs de la lune de miel, l'honnête William restait à Londres en qualité de plénipotentiaire et avec mission de faire toutes les démarches nécessitées par le mariage de son ami. Il avait à voir le vieux Sedley, à le mettre de bonne humeur, à pousser Joe à rejoindre son beau-frère, afin que l'éclat de sa position et de son crédit comme receveur de Boggley-Wollah servît à couvrir le désastre de son père, à faire tomber les préjugés du vieil Osborne contre ce mariage en question, et à finir par l'apprendre au vieillard en ménageant le plus possible son humeur irritable.

Toutefois, avant de s'aventurer dans la maison d'Osborne avec les nouvelles dont il était porteur, Dobbin réfléchit qu'il y aurait de la politique de sa part à se créer des intelligences parmi les membres de la famille, et à mettre au moins les dames de son côté.

«Au fond du cœur, se disait-il, elles ne sauraient être fâchées de tout ceci. Quelle femme a jamais été fâchée de voir entrer un peu de roman dans un mariage? Il y aura bien sûr des larmes de répandues, mais elles ne tarderont pas à se ranger du côté de leur frère; nous serons trois alors à poursuivre le vieil Osborne dans ses derniers retranchements.»

Notre machiavélique capitaine se demandait ensuite à l'aide de quel heureux stratagème il pourrait glisser en douceur, dans l'oreille des demoiselles Osborne, le terrible secret de leur frère.

Grâce à un interrogatoire préalable qu'il fit subir à sa mère sur l'emploi de ses soirées, il se trouva bien vite au courant des salons où il avait chance de rencontrer les sœurs de George. Malgré son horreur pour les bals, horreur, hélas! partagée par plus d'un homme sensé, il s'assura d'une invitation pour une soirée à laquelle devaient assister les demoiselles qu'il cherchait. À peine arrivé, il s'empressa de les faire danser à plusieurs reprises, se montra plein de prévenances et de petits soins à leur égard, et poussa le courage jusqu'à demander à miss Osborne quelques minutes d'entretien dans la matinée du lendemain. C'était, dit-il, pour lui communiquer des nouvelles de la dernière importance.

Pourquoi cette jeune demoiselle se mit-elle à tressaillir de la sorte, puis à regarder son cavalier, puis à baisser modestement les yeux vers le sol, enfin à manquer de s'évanouir dans les bras de son danseur, lorsque le capitaine lui écrasant maladroitement le pied, la rappela fort à propos à un sentiment plus net de la réalité? Pourquoi, en un mot, cette requête lui causa-t-elle une si vive agitation? Voilà un mystère que jamais on ne pourra approfondir. On sait seulement que le lendemain, quand le capitaine arriva à Russell-Square, Maria n'était point au salon avec sa sœur, et que miss Wirt sortit sous prétexte d'aller la chercher. Le capitaine et miss Osborne restèrent donc en tête à tête. Un si profond silence régna d'abord, qu'on pouvait très-distinctement entendre le tic tac de la pendule placée sur la cheminée et représentant le sacrifice d'Iphigénie.

«Quelle délicieuse soirée que celle d'hier! fit miss Osborne, comme pour encourager son interlocuteur; vous voilà maintenant passé maître à la danse, capitaine Dobbin. Vous avez pris des leçons, je gage, continua-t-elle avec une aimable espièglerie.

—Ah! je voudrais que vous me vissiez danser une bourrée écossaise avec mistress la major O'Dowd de notre régiment!... Et une gigue!... avez-vous jamais vu danser une gigue? Mais qui ne danserait pas bien avec vous, miss Osborne, vous qui dansez si bien?

—La femme du major est-elle jeune et belle, capitaine? continua la jolie questionneuse. C'est une bien terrible chose que d'être la femme d'un soldat! Je m'étonne qu'on ait le cœur à la danse dans ces temps de guerre! Si vous saviez, capitaine Dobbin, comme je tremble quelquefois en pensant à notre cher George, aux dangers des pauvres soldats! Y a-t-il beaucoup d'officiers mariés dans le ***e, capitaine Dobbin?

—Elle joue trop à cartes découvertes,» pensa miss Wirt en elle-même.

Cette observation ne se place ici que comme parenthèse, et ne s'entendit point à travers la fente de la porte, où la gouvernante la murmura entre ses dents.

«Un de nos jeunes officiers vient de se marier, dit Dobbin se dirigeant vers son but; c'étaient d'anciennes affections, et les jeunes gens sont pauvres comme des rats d'église.

—Mais c'est charmant, mais c'est romantique,» s'écria miss Osborne, comme le capitaine achevait ces mots: anciennes affections, pauvres comme des rats d'église.

Cette marque de sympathie l'encouragea.

«C'est le plus beau garçon de notre régiment, continua-t-il; l'armée entière ne compte pas dans ses rangs de plus brave et de plus brillant officier. Et puis une femme accomplie! rien qu'à la voir, j'en suis sûr, vous vous prendriez à l'aimer, miss Osborne.»

La jeune demoiselle se crut à deux doigts du dénoûment. Il était bien permis d'avoir cette pensée en présence de l'agitation nerveuse de Dobbin se trahissant aux contractions de sa figure, au mouvement saccadé de son large pied retombant en cadence sur le parquet, à l'infatigable activité de ses mains à boutonner et à déboutonner son habit, etc., etc.

Miss Osborne supposa que la respiration avait manqué au capitaine, et qu'il attendait que ses poumons se fussent remplis d'air pour lui faire une confidence complète qu'elle se préparait à recevoir de grand cœur. L'horloge de l'autel d'Iphigénie commença à sonner midi. Quand les dernières vibrations eurent cessé d'agiter les rouages, miss Osborne pensa qu'il était au moins une heure, tant lui paraissaient longues les minutes qui tenaient en suspens son anxieuse curiosité.

«Mais ce n'est pas en vue d'un mariage que je viens vous parler.... ou plutôt c'est à propos d'un mariage.... c'est-à-dire.... je ne voudrais pas vous laisser croire.... Enfin, ma chère miss Osborne, c'est de ce cher George qu'il s'agit.

—De George?» dit-elle d'un ton désappointé, qui excita l'hilarité de Maria et de miss Wirt derrière la porte, et provoqua un sourire sur les lèvres de ce traître de Dobbin; car il savait à quoi s'en tenir, et plus d'une fois George lui avait dit en badinant:

«Que diable, Dobbin, pourquoi ne prenez-vous pas la vieille Malcy? vous n'avez qu'à la demander pour l'avoir. Je vous parie cent contre deux qu'elle dira oui.

—Eh! oui, de George, continua-t-il une fois lancé. Il s'est élevé une querelle entre lui et M. Osborne; or, vous savez que je l'aime comme un frère, ce cher George, et je voudrais faire en sorte d'étouffer ce débat à sa naissance; nous allons partir pour l'étranger, miss Osborne. Demain peut-être vont arriver les ordres d'embarquement; qui oserait répondre des suites de la campagne? Allons, plus de calme, miss Osborne, il faut au moins faire en sorte que le père et le fils se séparent bons amis.

—Mais il n'y a rien de grave, capitaine Dobbin; c'est une bouderie comme il y en a si souvent entre eux, reprit la jeune demoiselle. Nous attendons George d'un jour à l'autre. Ce qu'en disait son père, c'était pour son bien. Il n'a qu'à revenir et il n'y paraîtra plus; il n'y a pas jusqu'à cette chère Rhoda, qui ne soit prête, j'en suis sûre, à lui pardonner. Les femmes, capitaine, ont toujours le pardon trop facile.

—Cela est vrai, surtout de vous, de votre cœur, dit Dobbin, avec la plus noire perfidie. Aussi c'est un crime impardonnable à un homme de causer de la peine à une femme. Vous, par exemple, que deviendriez-vous si l'homme qui vous a juré sa foi vous était infidèle?

—Oh! alors, j'en mourrais! Je me précipiterais par la fenêtre! j'avalerais du poison! je succomberais à l'excès de ma douleur! Oh! oui, bien sûr, s'écria la sensible demoiselle, qui déjà avait vu plusieurs amants lui échapper et n'en était pas moins vivante et très-vivante.

—Vous n'êtes pas la seule à penser de la sorte, continua Dobbin; il y en a d'autres aussi sensibles que vous. Je ne parle point de l'héritière des Indes, miss Osborne, mais d'une pauvre fille que George a aimée autrefois, et qui, depuis son enfance, a fait de lui l'unique objet de ses pensées. Je l'ai vue dans la misère, résignée à son malheur, toujours pure, toujours irréprochable. Je vous parle de miss Sedley. Ah! chère miss Osborne, votre cœur généreux peut-il en vouloir à votre frère de lui avoir été fidèle? Un remords éternel s'emparerait de lui, s'il délaissait cette pauvre fille. Ainsi, à votre tour, aimez celle qui vous a toujours aimé.... Je viens de la part de George vous dire qu'il se regarde lié envers elle par des serments irrévocables, et vous prie, vous au moins, de vous rallier à sa cause.»

Quand M. Dobbin se sentait sous l'influence d'une forte émotion, il éprouvait toujours quelque embarras à trouver ses premières paroles; mais bientôt le reste suivait avec la plus grande volubilité, et, à dire vrai, ce flux oratoire fit dans le cas présent une très-vive impression sur la personne dont il devait gagner le suffrage.

«Voici, dit-elle, qui est fort pénible et fort singulier. Refuser un si brillant parti! En tout cas, capitaine Dobbin, George a trouvé en vous un valeureux champion de sa cause. Pourquoi faut-il que tous ces efforts soient en pure perte. Cependant, je vous le dis, continua-t-elle après une pause, cette pauvre miss Sedley peut compter sur mes sympathies les plus vraies et les plus sincères. Quant à ce mariage, il ne nous a jamais paru bien sortable, bien qu'ici nous ayons toujours témoigné à miss Sedley beaucoup d'affection, oh! oui, beaucoup! mais jamais, j'en suis sûre, vous n'aurez le consentement de mon père.... D'ailleurs une jeune fille bien élevée.... qui a de bons principes, devrait.... George lui-même devrait n'y plus penser, entendez-vous, mon cher capitaine Dobbin!

—Un homme doit-il donc ne plus penser à la femme qu'il aimait du moment où le malheur vient à la frapper? dit Dobbin en lui tendant la main. Ah! chère miss Osborne, mes oreilles me trompent sans doute. Aimez, aimez cette jeune fille, aimez-la tendrement. George ne peut plus, il ne doit plus renoncer à elle. Croyez-vous qu'on renoncerait à vous, si vous tombiez dans la pauvreté?»

Cette adroite question impressionna vivement le cœur de miss Jane Osborne.

—J'ignore, capitaine, jusqu'à quel point, nous autres pauvres filles, devons ajouter foi à toutes vos belles paroles, messieurs. La tendresse des femmes les rend toujours trop confiantes, et vous n'en profitez que pour nous abuser cruellement.»

Dobbin sentit une pression non équivoque de la main de miss Osborne, restée négligemment dans la sienne. Il fit un soubresaut sans savoir où il en était, et les deux mains se trouvèrent séparées.

«Nous des trompeurs! dit-il; non, chère miss Osborne, il n'en est point ainsi de tous les hommes. Rayez d'abord votre frère de la liste. George aimait et aime encore Amélia Sedley; tous les trésors de la terre ne pourraient le décider à en épouser une autre. Serait-ce bien vous qui lui conseilleriez de l'abandonner?»

La réponse était difficile pour miss Jane, surtout avec ses vues personnelles. Elle s'empressa de l'éluder:

«Eh bien, alors, si vous n'êtes pas un trompeur, vous êtes au moins très-romantique.»

Le capitaine William laissa passer cette observation sans broncher d'un pas, et lorsqu'enfin, à l'aide de nouveaux compliments, il pensa miss Osborne assez préparée pour recevoir la grande nouvelle, il lui glissa à l'oreille les paroles suivantes:

«George Osborne ne peut plus désormais renoncer à Amélia, car ils sont mariés.»

Il entra alors dans le détail de toutes les circonstances que nous connaissons déjà, et lui raconta comme quoi la pauvre petite serait morte de chagrin, si son amant n'avait pas été fidèle à la foi jurée; comme quoi le vieux Sedley avait refusé d'assister à ce mariage; comme quoi Joe Sedley était venu de Cheltenham pour conduire la fiancée à l'autel, et comme quoi les nouveaux époux étaient partis dans la voiture à quatre chevaux de Joe, pour passer à Brighton leur lune de miel; comme quoi enfin George comptait sur ses chères et excellentes sœurs, sur ces cœurs de femmes si dévoués et si sincères, pour réconcilier le père et le fils. Il termina en demandant à miss Osborne la permission de venir la revoir encore, et la jeune demoiselle s'y prêta avec un empressement des plus gracieux.

Bien persuadé, et pour cause, que les nouvelles qu'il venait de communiquer seraient, avant cinq minutes, portées à la connaissance des autres dames, le capitaine Dobbin fit un profond salut et se retira.

À peine franchissait-il le seuil de la maison que miss Maria et miss Wirt étaient déjà dans le salon auprès de miss Jane, qui les mettait au courant de la surprenante nouvelle. Pour être juste à l'égard des deux sœurs, nous devons dire que ni l'une ni l'autre ne se montra bien courroucée. Un mariage par enlèvement plaît toujours par quelque côté à de jeunes demoiselles, et Amélia avait presque fait des progrès dans l'estime de ses belles-sœurs par le courage qu'elle avait déployé en cette circonstance. Tandis que chacune disait son mot, et que les conjectures allaient leur train sur ce que pourrait dire et faire le père de George, le marteau retentit sur la porte comme le tonnerre de la vengeance, et fit tressaillir les conjurées jusque dans les plis de leurs robes. Voilà notre père, fut la pensée commune. Ce n'était point lui, mais simplement M. Frédérick Bullock, qui arrivait de la Cité au rendez-vous donné par ces dames pour les conduire à une exposition d'horticulture.

Le nouveau venu, comme on peut le penser, fut bien vite du secret. Mais à cette nouvelle sa figure exprima une surprise bien différente de la rêverie sentimentale qui se peignait dans les traits des deux sœurs. M. Bullock, en homme d'affaires, en jeune associé d'une riche maison, savait apprécier tout ce que vaut et tout ce que peut l'argent; aussi ses petits yeux brillèrent d'une satisfaction manifeste à cette révélation inattendue. Il regardait Maria en souriant et calculait que par la folie de George elle allait lui représenter trente mille livres de plus qu'il ne l'avait d'abord évaluée!

«Pardieu, Jane, dit-il en jetant un œil de convoitise sur la sœur aînée, comme si la cadette ne lui suffisait plus, Eels va s'arracher les cheveux de vous avoir plantée là, car, savez-vous, vos actions vont monter de trente mille livres, valeur vénale.»

Les deux sœurs n'avaient pas jusqu'alors réfléchi à la question d'argent, mais Fred Bullock revint sur ce sujet avec une humeur si enjouée pendant tout le temps de cette excursion matinale, que peu à peu elles finirent par grandir considérablement dans leur estime et qu'elles étaient devenues à leurs yeux de fort grandes dames quand elles rentrèrent pour le dîner.

CHAPITRE XXIV.

Où M. Osborne fait une rature sur la Bible de famille.

Après avoir pris ses précautions auprès des deux sœurs, Dobbin s'empressa de se rendre dans la Cité: c'était là qu'il lui restait à poursuivre sa tâche de médiateur dans sa partie la plus épineuse et la plus difficile. La pensée de se trouver face à face avec le vieil Osborne lui donnait la chair de poule, et plus d'une fois il songea à laisser aux jeunes dames le soin de révéler à l'inexorable père un secret que leur discrétion féminine ne pouvait leur permettre de porter bien loin. Mais il avait promis à George de lui rendre compte de la manière dont le vieil Osborne aurait reçu la nouvelle. Il partit donc pour la Cité, où se trouvaient les bureaux de M. Osborne. Il eut le soin, toutefois, de se faire précéder d'un billet pour le père de George, lui demandant un entretien de quelques instants pour parler avec lui des affaires de son fils. Le messager de Dobbin lui rapporta, avec les compliments de M. Osborne, l'assurance que celui-ci aurait grand plaisir à le voir sans plus tarder.

Le capitaine entra dans les bureaux de M. Osborne avec une conscience un peu troublée et la perspective d'une conversation désagréable et orageuse. Sa démarche était chancelante, son air mal assuré. Il traversa la première pièce, où trônait M. Chopper. Le commis de confiance le regarda passer du haut de son tabouret avec une maligne bonhomie qui acheva de décontenancer le pauvre capitaine. M. Chopper cligna de l'œil, secoua la tête et désigna du bout de sa plume la porte du cabinet de son maître.

«Entrez, le patron vous attend,» dit-il avec un ton de bonne humeur.

Dobbin poussa la porte. Osborne se leva aussitôt, et lui donnant une cordiale poignée de main:

«Comment va la santé, mon cher?» lui dit-il.

À cet accueil franc et amical, l'ambassadeur de George se sentit pris de nouveaux remords et sa main resta insensible sous l'étreinte du vieil Osborne. Sa conscience lui criait qu'il était le vrai coupable dans tout ce qui venait de se passer. C'était lui qui avait ramené George aux pieds d'Amélia; c'était lui qui avait approuvé, encouragé, conduit tout ce mariage; et lorsqu'enfin il se présentait pour dévoiler au père l'abîme où il avait poussé le fils, il trouvait une figure riante, et s'entendait appeler mon bon ami Dobbin. Ah! certes, il y avait bien là de quoi rougir et baisser la tête.

Osborne avait l'intime conviction que Dobbin lui apportait la soumission de son fils. Déjà, à l'arrivée du message qui annonçait sa venue, M. Chopper et son patron, en causant de cette brouille de famille, étaient tombés d'accord que George se rendait enfin aux ordres paternels, et envoyait l'adhésion attendue depuis plusieurs jours.

«Dans peu vous verrez une fameuse noce,» disait M. Osborne avec un air de triomphe à son commis; et en même temps il faisait claquer ses gros doigts, et remuait les guinées confondues dans ses poches avec les schellings.

Lorsque Dobbin fut entré, Osborne, se prélassant dans son fauteuil, continua avec une satisfaction toujours croissante à tirer de ses poches un son métallique; pendant ce temps, le capitaine se tenait pâle et silencieux sous ce regard où s'épanouissaient la sottise et la présomption.

«Quelle tournure de paysan pour un capitaine? pensait le vieil Osborne. George aurait bien dû le dégrossir un peu et le styler aux belles manières.»

Dobbin finit par appeler tout son courage à son aide et prit le premier la parole:

«Monsieur, dit-il, les nouvelles dont je suis porteur sont de la plus haute gravité. Je me suis rendu ce matin aux Horse-Guards, et notre régiment recevra infailliblement son ordre de départ pour la Belgique avant la fin de la semaine. Or, vous savez, monsieur, que nous ne reviendrons ici qu'après une bataille qui pourra être fatale à plus d'un parmi nous.»

La figure d'Osborne prit une expression plus sérieuse.

«Mon fils.... le régiment fera son devoir, j'en suis sûr, monsieur, répondit-il.

—Les français sont nombreux, continua Dobbin; il faudra encore du temps aux troupes russes et autrichiennes pour arriver à notre aide: le premier choc sera pour nous, monsieur, et comptez que Bonaparte s'arrangera pour qu'il soit le plus rude possible.

—Où voulez-vous en venir, Dobbin, dit son interlocuteur, mal à l'aise et fronçant le sourcil. Ce ne sont pas ces damnés Français, j'imagine, qui pourraient faire trembler un soldat des armées britanniques, monsieur?

—Certainement non, monsieur; mais j'ai seulement voulu vous dire qu'en présence des périls nombreux et inévitables qui nous menacent, vous feriez bien, monsieur, de passer l'éponge sur les petites fâcheries qui peuvent exister entre vous et George, et de vous donner la main, vous m'entendez? S'il lui arrivait quelque chose, ce serait pour vous, j'en suis sûr, un sujet d'éternel regret de ne vous être pas quittés bons amis.»

En disant cela, le pauvre William Dobbin passait par les différentes nuances du rouge pour arriver au violet. Il faisait intérieurement son mea culpa de toute cette malheureuse affaire; car, sans lui peut-être, ce déchirement domestique n'aurait jamais eu lieu. Pourquoi avoir tant pressé le mariage de George? Ne pouvait-il pas attendre quelque temps? Amélia, délaissée par son fiancé, en eût conçu sans doute une douleur mortelle; mais le temps, en grand médecin, aurait peut-être fini par guérir les chagrins d'Amélia. Il fallait donc s'en prendre à lui de ce mariage, de ses fâcheuses conséquences. Quel mobile l'avait poussé à toutes ces démarches? Ah! c'est qu'il l'aimait tant, qu'il ne pouvait souffrir de la voir malheureuse. Peut-être aussi les tortures de l'incertitude étaient-elles si cuisantes à son âme qu'il avait hâte de les étouffer. C'est ainsi qu'après un décès, on se dépêche d'en finir avec les funérailles ou l'on devance le moment du départ lorsqu'on doit quitter ceux qu'on aime.

«Vous êtes un brave garçon, William, dit M. Osborne d'une voix radoucie. George et moi nous ne pouvons nous quitter fâchés, c'est impossible. Voyez-vous, dans ma tendresse pour lui j'ai fait tout ce qui est au pouvoir d'un père. Il a eu de moi trois fois plus d'argent que votre père, j'en suis sûr, ne vous en a jamais donné. Ce n'est pas pour le lui reprocher si j'en parle, mais je ne saurais vous dire toutes les préoccupations dont il a été sans cesse l'objet de ma part; tout ce que j'ai dépensé pour lui de talent et d'énergie. Interrogez Chopper, George lui-même, interrogez toute la Cité. Eh bien! quand je lui propose un mariage à rendre jaloux les plus grands seigneurs de la terre, pour la première chose que je lui demande il me refuse; dites, monsieur Dobbin, les torts sont-ils de mon côté? La brouille vient-elle de mon fait? Ce que je veux, n'est-ce pas son bien? son bien en vue duquel je travaille comme un galérien depuis sa naissance? Non, non, personne ne pourra dire que c'est l'égoïsme qui me pousse. Qu'il revienne, et voilà ma main, je lui promets oubli et pardon. Quant à se marier maintenant, il ne peut en être question, il fera sa paix avec miss Swartz, et plus tard on avisera au mariage. À son retour, avec le grade de colonel, car il sera colonel, morbleu! s'il ne lui faut que des écus pour cela. Enfin je suis bien aise que vous l'ayez ramené à de bons sentiments. C'est à vous que j'en suis redevable, Dobbin, je le sais. Vous avez déjà été son Mentor en plus d'une occasion. Qu'il revienne donc, et il trouvera de l'indulgence. Son couvert sera mis ce soir à Russell-Square pour le dîner, même heure, même rue, même numéro. Il se trouvera en face d'un cuisseau de chevreuil et à l'abri de toutes récriminations.»

Ces paroles confiantes et affectueuses émurent vivement le cœur de Dobbin. Plus l'entretien prenait cette tournure, plus une voix intérieure l'accusait de la plus noire des trahisons.

«Monsieur, dit-il enfin, vous vous abusez, je crois; je puis même vous affirmer que George a trop de noblesse dans l'âme pour s'abaisser à un mariage d'argent, et quand à une menace d'exhérédation en cas de désobéissance, elle n'aurait d'autre résultat que d'amener une résistance plus formelle de sa part.

—Que diable, monsieur, prenez-vous pour une menace l'offre de huit à dix mille livres de rente? dit le vieil Osborne dans un accès de belle humeur. Si miss Swartz voulait de moi, je lui dirais de suite: «Me voilà.» Pour une nuance de peau un peu plus ou un peu moins claire, faut-il donc faire le dégoûté?»

Le vieux marchand, charmé de sa plaisanterie, poussa un grognement expressif accompagné de gros éclats de rire.

«Vous oubliez, monsieur, les engagements antérieurs du capitaine Osborne, dit son ambassadeur avec gravité.

—Qu'est-ce à dire, monsieur, de quels engagements venez-vous nous parler? continua M. Osborne, dont la colère et la surprise, s'éveillant à cette pensée subite, firent pressentir les plus terribles éclats. Vous ne voulez pas dire, j'imagine, que mon fils est assez misérablement fou pour se sentir encore épris de la fille d'un escroc et d'un banqueroutier? Vous n'êtes pas venu, ici, je suppose, pour me faire entrevoir son intention de l'épouser. L'épouser? une belle fin qu'il ferait là. Mon fils, mon sang s'allier à la fille d'un gueux, d'un mendiant! Il peut bien aller au diable, si jamais il lui prend fantaisie pareille. Je lui conseille alors d'acheter un balai et de se faite boueux. Oh! je me la rappelle bien, toujours autour de lui, avec ses agaceries et ses œillades. C'était un manége combiné, j'en suis sûr, avec son vieux coquin de père.

—M. Sedley a été un de vos bons amis, fit Dobbin, l'arrêtant tout court et charmé de trouver un prétexte pour se mettre en colère. Il fut un temps où vous saviez lui donner d'autres noms que ceux d'escroc et de coquin. Qui plus que vous, d'ailleurs, a travaillé à cette alliance? George n'a pas le droit de jouer ainsi à pile ou face avec...

—Pile ou face! pile ou face! hurla le vieil Osborne. Ah çà! le diable m'emporte, ce sont les mêmes mots que mon gentilhomme de fils m'a jetés à la figure, il y a eu jeudi quinze jours, quand il faisait son rodomont, qu'il me menaçait de l'armée britannique et voulait en remontrer à son père. C'est donc vous qui l'avez poussé à cette rébellion? Je le vois maintenant, capitaine, et vous en remercie; mais apprenez que je n'ai que faire de mendiants dans ma famille. Grand merci encore une fois, capitaine! Épouser cette fille, et pourquoi donc, s'il vous plaît? Croyez-vous donc qu'il ne puisse avoir ses faveurs à meilleur marché?

—Monsieur, dit Dobbin rouge de colère et mettant de côté tout ménagement, je ne permettrai à personne de tenir de pareils propos en ma présence, et à vous encore moins qu'à tout autre.

—C'est donc, maintenant un cartel? Alors je vais sonner pour qu'on nous apporte des pistolets pour deux. M. George vous a envoyé ici pour insulter son père, sans doute, dit Osborne en sautant sur le cordon de la sonnette.

—M. Osborne, dit Dobbin d'une voix étouffée, c'est vous qui insultez la plus douce créature que Dieu ait mise sur la terre. Vous feriez, mieux, monsieur, de la ménager, car c'est la femme de votre fils.»

À ces mots, Dobbin sortit, sentant qu'il n'avait rien à ajouter, et Osborne retomba sur son fauteuil en jetant autour de lui un regard furieux et sauvage. Un commis accourut au bruit de la sonnette, et Dobbin était à peine au bas de l'escalier, qu'il vit descendre à toutes jambes M. Chopper, le principal employé, courant après lui nu tête et hors d'haleine.

«Pour l'amour de Dieu, qu'y a-t-il? demanda M. Chopper, en saisissant le capitaine par la basque de son habit. Le patron est en état de convulsion. Qu'a fait M. George, capitaine Dobbin?

—Il a épousé miss Sedley depuis cinq jours, répondit Dobbin; j'étais son garçon d'honneur, M. Chopper, et vous serez toujours du nombre de ses amis.»

Le vieux commis branla la tête.

«Cela va mal, cela va mal, capitaine. Le patron sera inflexible.»

Dobbin, après avoir prié Chopper de venir à son hôtel l'informer de tout ce qu'il pourrait apprendre sur cette affaire, se dirigea tristement vers son quartier, sans apercevoir dans l'avenir des consolations pour le passé.

À l'heure du dîner, la famille de Russell-Square trouva ce jour-là dans la salle à manger son chef assis à sa place ordinaire, mais l'expression sombre et triste de sa figure fit régner un morne silence parmi les convives. Les demoiselles Osborne et M. Bullock, qui était du dîner, virent bien vite que le père de George était déjà au courant de la grande nouvelle. Ses traits soucieux et moroses comprimaient la joie intérieure de M. Bullock, réduisaient au silence son amabilité et glaçaient sa belle humeur. Il redoublait toutefois d'attentions et d'égards pour miss Maria, à côté de laquelle il était assis, et pour sa sœur, qui présidait au haut bout de la table.

Miss Wirt, en conséquence, se trouvait isolée à sa place; il y avait une place vide entre elle et miss Jane Osborne, occupée par le couvert de George que l'on continuait à mettre en attendant le retour de l'enfant prodigue. Rien ne troubla la monotonie et le silence de ce repas, si ce n'est les confidences langoureuses du souriant M. Frédérick et le bruit heurté de la vaisselle et des porcelaines.

Les valets entraient et sortaient sur la pointe du pied; on eût dit à leur air des pleureurs aux funérailles. Le cuisseau de chevreuil dont Osborne avait parlé à Dobbin, fut découpé par lui dans un morne silence; il laissa enlever son assiette sans avoir presque touché à son morceau. Mais en revanche, il buvait beaucoup et le sommelier ne faisait que remplir son verre.

Enfin, vers la fin du dîner, ses yeux firent le tour de la table et se fixèrent un moment sur le couvert destiné à George; il fit un geste avec l'index de sa main gauche comme pour le désigner aux domestiques; ses filles regardaient sans comprendre, et les domestiques ne s'expliquaient pas davantage le sens de cet ordre silencieux.

«Enlevez cette assiette,» dit enfin M. Osborne, en se levant avec un jurement.

Et repoussant sa chaise du pied, il alla s'enfermer dans sa chambre.

Derrière la salle à manger se trouvait la pièce servant de cabinet à M. Osborne. C'était là le sanctuaire du maître de la maison. M. Osborne s'y retirait le dimanche matin quand il ne voulait pas aller à l'église, et y lisait son journal, étendu sur son grand fauteuil de maroquin rouge. Deux corps de bibliothèque vitrés renfermaient les ouvrages les plus connus, reliés en veau et dorés sur tranches. Du 1er janvier au 31 décembre, jamais une main profane ne dérangeait les livres de leurs rayons. Aucun des membres de la famille n'aurait osé, pour tout l'or du monde, y toucher du bout du doigt. Quelquefois le dimanche soir, lorsqu'il n'y avait eu personne à dîner, on tirait de leur coin la grande Bible rouge et le livre de prières placé à côté d'un exemplaire du Dictionnaire de la Pairie. Les domestiques étaient appelés dans la salle à manger, et Osborne, d'une voix aigre, et emphatique, procédait devant la famille assemblée à la lecture du service du soir.

Enfants ou serviteurs, personne n'entrait dans cette pièce sans un certain frisson d'épouvante. C'était là que M. Osborne révisait les comptes du majordome et examinait le livret du sommelier. Des fenêtres de son cabinet, qui avaient vue sur une cour bien sablée et à l'aide d'une sonnette qui le mettait en communication avec l'écurie, il donnait ses ordres au cocher et le poursuivait de ses jurements. Quatre fois par an, miss Wirt entrait dans cette pièce pour toucher ses appointements, et les demoiselles Osborne y allaient aussi recevoir leur pension trimestrielle. Plus d'une fois, dans son enfance, George y avait été fouetté, tandis que sa mère, tout en émoi, comptait sur le palier les coups du martinet. Jamais ces corrections n'avaient arraché un cri au bambin. La pauvre femme le caressait et l'embrassait en secret après le supplice et lui donnait de l'argent pour le consoler.

Au-dessus de la cheminée s'élevait un tableau de famille qu'on avait transporté à cette place depuis la mort de Mrs. Osborne. On y voyait George sur un poney; sa sœur aînée tenait un gros bouquet à la main, et sa cadette se cachait dans les jupes de sa mère. Tous ces personnages avaient des roses sur les joues, des cerises sur les lèvres, et se renvoyaient de l'un à l'autre le sourire traditionnel des portraits de famille. Depuis longtemps la pauvre mère était descendue dans le tombeau; depuis longtemps aussi on l'avait oubliée. Frère et sœurs, chacun allait de son côté, et bien que membres de la famille, ils étaient comme étrangers dans leurs rapports. Au bout de quelque vingtaine d'années, quand les personnages représentés sur des toiles ont atteint un certain âge, quelle amère épigramme ne trouve-t-on pas dans ces tableaux de famille! Que reste-t-il souvent de ces sourires menteurs, de tout ce fard sentimental? Le portrait en pied d'Osborne, de son encrier d'argent massif, de son fauteuil de cuir, avaient pris la place d'honneur occupée jadis, dans la salle à manger, par cette grande toile de famille.

Lorsque le vieil Osborne se fut retiré dans son cabinet, le reste des convives, fort soulagé par son départ et celui des domestiques, s'entretint à voix basse d'une manière fort animée. Les demoiselles montèrent ensuite à l'étage supérieur, où M. Bullock les accompagna sur la pointe des pieds. Il n'avait pas eu le courage de rester seul à vider des bouteilles, et surtout dans le voisinage du cabinet où le terrible vieillard s'était enfermé.

Il faisait nuit depuis une heure environ, lorsque le sommelier, ne recevant point d'ordres, s'aventura à frapper à la porte du cabinet, pour donner à M. Osborne de la lumière et le thé. Le maître de la maison, assis dans son fauteuil, paraissait tout occupé de la lecture du journal. Quand le domestique eut placé devant son maître la bougie et le plateau, il se releva, et M. Osborne alla fermer la porte au verrou. Il n'y avait plus à s'y méprendre! une vague terreur répandue dans la maison faisait pressentir une grande catastrophe suspendue sur la tête de George et prête à le frapper d'un coup terrible.

Un des tiroirs du grand bureau en acajou de M. Osborne était spécialement affecté aux papiers concernant son fils. Là se trouvait réuni tout ce qui se rattachait à lui depuis son enfance. La étaient les prix qu'il avait remportés, les albums qu'il avait faits en collaboration de son maître, ses premières lettres avec leurs jambages indécis et vacillants: en général il y présentait ses tendresses à son papa et à sa maman suivies de requête pour avoir des gâteaux. Son cher parrain Sedley y était nommé plus d'une fois. Les malédictions se pressaient sur les lèvres livides du vieil Osborne; un ressentiment, une haine implacable torturaient son cœur toutes les fois que ce nom lui apparaissait au milieu de tous ces papiers. Ils étaient arrangés, étiquetés et liés ensemble avec un ruban rouge. On lisait sur l'un: Lettre de George, qui demande 5 schellings, 23 avril 18.... Répondu le 25 avril. Sur une autre: De George, pour un poney, 13.... et ainsi de suite. Dans un autre paquet on trouvait: Note du docteur Swishtail.... Notes acquittées du tailleur de George.... Billets tirés sur moi par G. Osborne, juin, etc. Puis venaient les lettres écrites de l'Inde, les lettres de son correspondant, les journaux contenant sa nomination au grade de lieutenant; il s'y trouvait aussi un fouet avec lequel George avait joué étant enfant, et dans un papier un médaillon renfermant une boucle de ses cheveux, bijou qui n'avait point quitté sa mère.

Ce malheureux père passa plusieurs heures à prendre et à contempler ces souvenirs l'un après l'autre et à méditer sur le passé. Tout était là, vanités, ambitions, espérances, qui jadis avaient fait battre son cœur. N'avait-il pas placé tout son orgueil dans son fils? Comme enfant, en vit-on jamais un plus beau? Chacun le disait digne du sang d'un grand seigneur. Une princesse royale l'avait remarqué parmi tous les autres et demandé son nom. Quel bourgeois de Londres eût pu à plus juste titre être fier de sa progéniture? Aussi quel fils de prince était l'objet de plus de gâteries et de soins?

À l'école, George avait toujours des schellings neufs à distribuer à ses camarades. Quand George fut sur le point de partir avec son régiment pour le Canada, son père avait donné à tous les officiers un dîner qui n'eût pas été indigne de l'héritier de la couronne. L'avait-on jamais vu refuser aucune lettre de change tirée par George? Il les payait toujours sans la moindre observation. Plus d'un général de l'armée pouvait lui envier ses chevaux de selle. À propos des moindres circonstances, le passé de cet enfant de prédilection se présentait à son esprit. Il le voyait encore après dîner traînant sa chaise à côté de son père pour vider son verre avec la dignité d'un lord; il le voyait à Brighton, sur son poney, sautant la haie comme le meilleur cavalier, et encore le jour où il avait été présenté au petit lever du prince régent, et où dans tout Saint-James on n'aurait pu trouver un plus brillant militaire; tous ces rêves, tout cet édifice de grandeur s'écroulait par son mariage avec la fille d'un banqueroutier, par sa désertion devant le devoir et la fortune. Ô honte! ô désespoir! ô tortures d'une âme déchirée dans ses ambitions et ses tendresses! Quelle blessure et quel outrage pour la vanité et les affections de ce vieux sectateur du monde et de ses pompes!

Après un examen minutieux de tous ces papiers, poursuivi au milieu des souffrances que cause cette affliction sans espoir réservée aux âmes dont le bonheur doit se borner désormais à un amer retour sur le passé, le père de George tira tous ces objets du tiroir où il les tenait depuis si longtemps, les enferma dans son secrétaire, après les avoir entourés d'un ruban sur lequel il apposa son sceau. Il ouvrit ensuite la bibliothèque, prit la grande Bible rouge si rarement ouverte et toute resplendissante de dorures. Sur le frontispice, on voyait le sacrifice d'Abraham. Suivant l'usage, M. Osborne avait écrit à la première page, d'une écriture boiteuse, la date de son mariage, de la mort de sa femme, de la naissance de ses enfants, avec leurs prénoms: Jane venait la première, ensuite George Sedley Osborne, puis Maria Frances; le jour de leur baptême se trouvait aussi indiqué.

M. Osborne prit une plume, la passa soigneusement sur les noms de George.

Puis, quand la page fut sèche, il remit la volume à la place où il l'avait pris. Dans un autre tiroir où il serrait ses papiers personnels, il tira une autre pièce écrite, la lut, la chiffonna, l'alluma à l'une des bougies et la regarda brûler dans le foyer: c'était son testament. Quand il ne resta plus que des cendres, il s'assit, écrivit une lettre, sonna son domestique et la lui remit avec ordre de la porter à son adresse dans la matinée. Il faisait jour quand il alla se mettre au lit. Toute la maison brillait des premiers feux du soleil. Les oiseaux gazouillaient sous les frais ombrages de Russell-Square.


Désireux de se faire le plus de recrues possible parmi les gens de la maison Osborne et d'assurer à George leurs bonnes dispositions pour l'heure de l'adversité, William Dobbin, qui connaissait la puissance de la bonne chère et du bon vin sur l'âme humaine, écrivit à sa rentrée à l'hôtel la lettre la plus aimable à Thomas Chopper, esquire, avec prière d'accepter à dîner pour le lendemain, chez Slaughter. Le billet parvint à M. Chopper avant son départ de la Cité, et il répondit aussitôt:

«M. Chopper présente ses respectueux compliments au capitaine Dobbin, et aura l'honneur et le plaisir d'être exact au rendez-vous.»

L'invitation et le brouillon de la réponse furent montrés à mistress Chopper et à ses filles, lorsque le brave commis revint de son bureau. La famille, assise autour de la table pour le thé, n'en finissait point de s'extasier sur les gens de guerre et les grands seigneurs du royaume britannique. Quand les filles eurent été se mettre au lit, M. Chopper et sa femme s'entretinrent des singuliers événements qui se passaient dans la famille de leur patron. Jamais le commis n'avait vu son maître si ému que ce jour-là. Après le départ du capitaine Dobbin, lorsque M. Chopper était accouru auprès du père, la figure cramoisie et en proie à un tremblement nerveux, lui indiquèrent assez que quelque scène violente avait dû avoir lieu entre M. Osborne et le jeune capitaine. Chopper avait reçu l'ordre de faire le relevé des sommes comptées au capitaine Osborne dans le cours des trois dernières années.

«Et il a mené l'argent grand train,» disait le principal commis, plein de respect pour son vieux maître et d'admiration pour son fils qui savait si généreusement faire rouler les guinées.

Le sommeil du commis fut sans contredit beaucoup plus profond et beaucoup plus calme que celui de son patron. Il embrassa ses enfants après avoir déjeuné du meilleur appétit du monde, bien que, pour lui, les douceurs de la vie se bornassent à mêler un peu de cassonade à la coupe de la vie; il partit pour son bureau dans son plus bel habit des dimanches et avec sa chemise à jabot, en promettant à sa femme, ravie d'admiration pour sa tournure, de ne point abuser du porto du capitaine Dobbin.

L'extérieur de M. Osborne, lorsqu'il arriva à son heure ordinaire, frappa de surprise tous ses employés; il paraissait pâle et défait. À midi arriva M. Higgs, homme d'affaires avec lequel il avait rendez-vous. M. Higgs fut introduit dans le cabinet du patron et y resta plus d'une heure enfermé avec lui. Dans l'intervalle, M. Chopper reçut un billet du capitaine Dobbin avec un pli pour M. Osborne, auquel le commis s'empressa d'aller le remettre. Quelque temps après, M. Chopper et M. Birch, le second employé, furent appelés pour donner leurs signatures.

«C'est un nouveau testament que je viens de faire,» dit M. Osborne.

Ses deux employés signèrent comme témoins. Pas un mot ne fut prononcé. M. Higgs en traversant l'antichambre avait une figure grave et sérieuse; il jeta un coup d'œil sur M. Chopper, mais on n'échangea aucune parole. Le reste du jour, M. Osborne se montra bienveillant et affable, à la grande surprise de ceux qui avaient mal auguré de ses sinistres allures; il ne dit de sottises à personne, et on ne l'entendit point jurer. Il quitta son bureau de bonne heure, mais avant de partir il appela son principal commis; il lui fit des recommandations générales, puis, après quelque hésitation, il lui demanda s'il pensait que le capitaine Dobbin fût à la ville.

Chopper dit qu'il le pensait. Du reste, tous deux savaient parfaitement à quoi s'en tenir.

Osborne chargea alors son commis d'une lettre pour cet officier, en priant M. Chopper de la remettre le plus tôt possible à Dobbin en personne.

«Et maintenant, mon cher Chopper, dit-il en prenant son chapeau, et avec une singulière expression dans la figure, je me sens bien mieux dans mon assiette.»

À deux heures, probablement d'après un rendez-vous convenu, M. Frédérick Bullock vint le prendre, et ils sortirent ensemble.

Le colonel du ***e régiment dont faisaient partie les compagnies de MM. Dobbin et Osborne était un vieux général qui avait fait ses premières armes sous Wolf, à Québec, et que son âge et sa faiblesse avaient mis depuis longtemps hors d'état de commander. Il prenait toutefois un vif intérêt au régiment dont il était le chef nominal et recevait de temps à autre, à sa table, quelques jeunes sous-officiers. Le capitaine Dobbin était l'un des privilégiés du vieux général. Dobbin connaissait assez la littérature de sa profession pour savoir qui était le grand Frédéric et l'impératrice Marie-Thérèse; il était même en mesure, à propos des guerres de ces souverains, de discuter avec le vieux général, assez indifférent aux victoires contemporaines et admirateur exclusif des tacticiens du dernier siècle.

Cet officier supérieur envoya à Dobbin une invitation à déjeuner le matin même où M. Osborne avait changé son testament et où M. Chopper avait mis sa chemise à jabot. Il apprit, au moins deux jours plus tôt, à son jeune favori l'ordre de départ, attendu depuis si longtemps par le régiment. Avant la fin de la semaine, les cadres étant portés au complet, les troupes devaient commencer à s'embarquer. Le vieux général espérait que les hommes qui l'avaient aidé à battre Montcalm au Canada et à mettre en déroute M. Washington, à Long-Island, soutiendraient leur réputation traditionnelle sur les champs de bataille des Pays-Bas, illustrés déjà par tant de trophées.

«Ainsi, mon bon ami, si vous avez quelque affaire qui vous remue par là, dit le vieux général en prenant une prise de tabac de ses doigts décharnés et en montrant du doigt la place où, sous sa robe de chambre, son cœur ne donnait plus que de faibles battements, si vous avez quelque Philis à consoler, à dire adieu à papa et à maman, à mettre en ordre votre testament, faites au plus vite; il n'y a pas de temps à perdre.»

Là dessus, le vieux général tendit un doigt à son jeune ami, et de sa tête poudrée et portant une queue lui fit un amical salut. Puis, quand la porte se fut refermée sur Dobbin, le vieux guerrier se mit à écrire un poulet dans un français dont il était très-fier, et mit l'adresse à Mlle Aménaïde, du théâtre de Sa Majesté.

En apprenant ces nouvelles, Dobbin sentit son âme s'assombrir; il pensa à ses amis de Brighton. Il se fit un reproche de ce qu'Amélia venait toujours la première à sa pensée, avant qui que ce fût, avant père et mère, sœurs et devoirs; dès son réveil, pendant la nuit, tout le long de la journée, il avait toujours son image présente à l'esprit. De retour à son hôtel, il envoya à M. Osborne un petit billet où il l'instruisait des renseignements qu'il venait de recueillir, espérant l'ébranler par là et amener une réconciliation entre George et son père.

Ce billet, apporté par le même messager chargé la veille de l'invitation à dîner pour Chopper, alarma beaucoup ce digne employé. Le billet était à son adresse, et, en déchirant l'enveloppe, il tremblait d'y voir remis le dîner pour lequel il avait fait de si grands frais de toilette; il éprouva un grand soulagement en s'assurant que ce pli n'avait d'autre objet que de lui rappeler le rendez-vous qu'il n'avait pas oublié.

«Je vous attends à cinq heures et demie,» lui écrivait le capitaine Dobbin.

Chopper était sans doute fort attaché à son patron; mais, que voulez-vous! un bon dîner passait pour lui avant toute autre considération.

La communication du général à Dobbin n'avait rien de confidentiel. Celui-ci se trouvait donc parfaitement autorisé à la répéter aux autres officiers qu'il pourrait rencontrer dans le cours de ses pérégrinations. Le premier qui s'offrit à lui fut le jeune enseigne Stubble qui, n'écoutant que son ardeur belliqueuse, alla sur-le-champ choisir une épée neuve chez l'armurier. Cet officier avait dix-sept ans environ, soixante-six pouces de haut et une constitution déjà débilitée par l'abus prématuré du brandy et de l'eau, mais du reste un courage indomptable et un cœur de lion. Il pesa, plia, essaya la lame, avec laquelle il pensait tailler des croupières aux Français, faisant des hop là! et frappant de son petit pied avec une énergie furibonde. Il porta deux ou trois bottes au capitaine Dobbin, qui les para en riant avec sa canne de bambou.

M. Stubble, à en juger par sa haute stature et sa maigreur, avait sa place marquée parmi les voltigeurs. L'enseigne Spooney, au contraire, un gros et gras garçon, était du nombre des grenadiers du capitaine Dobbin. Ce dernier s'occupait à essayer un gros chapeau à poils tout neuf, sous lequel il avait l'air bien plus farouche que ne le comportait son âge. Ces deux jeunes gens s'étaient rendus chez Slaughter, où, après avoir ordonné un dîner splendide, ils se mirent à écrire des lettres pour consoler leurs excellents parents. Dans ces lettres, il y avait beaucoup de sentiment, beaucoup de tendresse, un peu d'esprit et des fautes d'orthographe. À cette époque, que de cœurs, en Angleterre, palpitaient d'inquiétude et de crainte! Plus d'une mère dans la solitude secrète du foyer se livrait aux larmes et à la prière.

Le jeune Stubble, à l'une des tables du café de Slaughter, était dans le feu de la composition; les larmes lui coulant le long du nez finissaient par inonder son papier: le pauvre garçon pensait à sa mère que peut-être il ne reverrait plus. Dobbin, de son côté, se disposa à écrire une lettre à George Osborne, puis il changea d'avis et ferma son portefeuille.

«À quoi bon? dit-il, laissons-leur encore une nuit de calme et de bonheur. J'irai voir demain mes parents de grand matin, et puis je partirai dans la journée pour Brighton.»

Cette résolution prise, il se leva et, se dirigeant vers Stubble, il lui posa la main sur l'épaule; il dit à son jeune camarade qu'il devrait renoncer au brandy et à l'eau, et qu'alors il deviendrait un bon soldat comme il avait été jusqu'ici un loyal et excellent garçon. Les yeux du jeune Stubble brillèrent de reconnaissance pour ces paroles bienveillantes. Au régiment, Dobbin était l'objet de la plus haute considération; on le tenait pour l'officier le plus habile et le mieux entendu.

«M. Dobbin, dit-il en essuyant une larme du revers de sa main, voilà précisément ce que j'étais en train de lui promettre quand vous m'avez frappé sur l'épaule. C'est que, voyez-vous, capitaine, elle est diablement bonne pour moi.»

Les cascades se remirent alors à couler de plus belle, et nous n'oserions pas affirmer que les yeux du tendre Dobbin ne finirent pas aussi par s'humecter.

Les deux enseignes, le capitaine et M. Chopper dînèrent à la même table, dans le même cabinet. Chopper remit à Dobbin une lettre de la part de M. Osborne. Celui-ci présentait brièvement ses compliments au capitaine Dobbin, et le priait de faire parvenir la lettre incluse au capitaine George Osborne. Chopper n'en savait pas plus long. Il donna quelques indications sur la manière d'être de M. Osborne, parla de son entrevue avec son homme d'affaires, de sa politesse inaccoutumée avec tout le monde, et se perdit en commentaires et en conjectures. À chaque verre il devenait de plus en plus confus et finit par n'être plus du tout intelligible. Enfin, à une heure avancée, le capitaine Dobbin fit entrer son convive dans un fiacre. M. Chopper se trouvait dans un état de titubation complète et jurait au milieu de hoquets redoublés, qu'il était l'ami du capitaine, à la vie, à la mort.

Ainsi que nous l'avons vu, le capitaine Dobbin, en prenant congé de miss Osborne, lui avait demandé la permission de se présenter de nouveau. Le jour suivant, cette jeune demoiselle passa plusieurs heures à l'attendre, et Dobbin ne vint pas. Peut-être, s'il eût fait cette visite, s'il eût adressé la question pour laquelle elle tenait sa réponse toute prête, peut-être alors, disons-nous, prenant en main la cause de son frère, miss Jane eût-elle réussi à réconcilier George avec un père irrité. Mais son attente fut aussi vaine que celle de ma sœur Anne. Dobbin avait à mettre en règle ses propres affaires; il avait à consoler ses parents, puis à s'embarquer sur l'Éclair pour aller retrouver ses amis à Brighton.

Dans la journée, miss Osborne entendit son père donner l'ordre de fermer la porte à cet intrigant de capitaine Dobbin, qui se mêlait de tout ce qui ne le regardait pas. Cette parole fit tomber les secrètes espérances de la demoiselle.

M. Frédérick Bullock, d'une exactitude scrupuleuse, se montra fort tendre pour Maria, fort empressé pour l'infortuné père. M. Osborne répétait bien haut qu'il se sentait bien plus à son aise; mais les moyens qu'il avait pris pour cela paraissaient manquer complétement leur but, et il était visiblement affecté des événements accomplis dans le cours des deux derniers jours.

CHAPITRE XXV.

Où nos principaux personnages se décident à quitter Brighton.

Dès son arrivée à Brighton, Dobbin fut conduit auprès des dames, à l'hôtel de la Marine. Jamais ce jeune officier ne se montra si jovial et si causeur, tant il faisait chaque jour de progrès dans l'art profond d'une hypocrite diplomatie. Il ne laissa rien paraître des sentiments qui l'agitaient pour mieux étudier mistress George Osborne dans sa nouvelle condition. Il ne voulait pas non plus qu'on pût s'apercevoir des appréhensions et des craintes que lui donnaient les mauvaises nouvelles dont il était porteur, et qui n'auraient pas manqué d'avoir sur Amélia le plus mauvais effet.

«Mon opinion, mon cher George, avait-il dit à ce dernier, mon opinion est que l'empereur des Français va nous tomber sur les bras, infanterie et cavalerie, avant trois semaines d'ici, et qu'entre le duc et lui il va y avoir une danse auprès de laquelle les guerres de la Péninsule ne sont que des jeux d'enfants. Mais c'est inutile à dire à mistress Osborne, savez-vous bien? Après tout, nous pourrions bien être dispensés de mettre la main à la pâte, et alors notre promenade en Belgique se terminerait par une simple occupation militaire. C'est une opinion, du reste, assez généralement répandue, et c'est à Bruxelles une procession de beau monde et de dames à la mode.»

Il fut, en conséquence, arrêté entre les deux amis que l'expédition de l'armée anglaise en Belgique serait présentée à Amélia sous les couleurs les plus rassurantes.

Les conjurés d'accord, l'hypocrite Dobbin s'avança vers mistress George Osborne avec un air de complet contentement; il lui commença deux ou trois compliments sur les joies matrimoniales, et resta en chemin d'une façon assez gauche, nous devons l'avouer, malgré l'estime que nous avons pour notre ami.

La conversation tomba ensuite sur Brighton, l'air de la mer, les plaisirs de l'endroit, les beautés de la route, la douceur des coussins et la rapidité des chevaux de l'Éclair. Amélia ouvrait de grands yeux; Rebecca paraissait beaucoup se divertir et observait le capitaine comme tous ceux avec qui elle se trouvait en rapport.

La petite Amélia, pour le dire en passant, n'avait pas ce qu'on appelle des regards prévenus pour l'ami de son mari, le capitaine Dobbin. Il bégayait, était un peu bonasse, un peu timide, fort emprunté et fort maladroit. Elle lui savait gré de son attachement pour George, sans toutefois lui en faire un trop grand mérite; d'ailleurs, qu'y avait-il d'étonnant qu'on aimât George, si bon, si généreux? et ne faisait-il pas beaucoup pour son camarade en lui accordant son amitié? Plus d'une fois, George s'était amusé devant elle à contrefaire le bégayement et la tournure maladroite de Dobbin. Toutefois, George ne parlait des qualités de son ami qu'avec le ton de la plus profonde estime. Dans les premières joies de son amour, pendant ses jours de triomphe, Amélia, se laissant tromper à l'écorce grossière du capitaine, faisait assez bon marché de l'honnête William. Le pauvre garçon savait parfaitement à quoi s'en tenir, et se soumettait sans murmure à son sort. Un temps devait venir où, connaissant mieux Dobbin, elle changerait de sentiments à son égard. Mais ce temps était encore bien éloigné.

Le capitaine Dobbin avait à peine passé deux heures avec ces dames, que Rebecca était déjà maîtresse de son secret. Elle éprouvait pour lui un sentiment de répulsion instinctive, de défiance secrète, et, de son côté, Dobbin n'avait pas conçu pour elle de grandes sympathies. Il était trop honnête pour se laisser prendre aux artifices et aux cajoleries de l'enchanteresse, et il ne lui restait plus alors à son endroit qu'une aversion bien marquée. Rebecca, supérieure à toutes les autres faiblesses de son sexe, n'avait pas su s'affranchir de ces inspirations jalouses qui sont un élément de la nature féminine, et elle en voulait beaucoup au capitaine de ses préférences pour Amélia. Mais, malgré ses froissements intérieurs, elle affectait envers lui des manières pleines d'égard et de cordialité. Un ami des Osborne, de ses chers bienfaiteurs! Elle parlait bien haut de sa vive affection pour lui, et rappelait tous les détails de la nuit du Vauxhall, quitte à en faire des gorges chaudes tout en s'habillant avec son amie pour le dîner. Rawdon Crawley daignait à peine faire attention à Dobbin; c'était pour lui un gros bêta, bonne pâte d'homme au demeurant, mais dont l'ébauche était restée inachevée. Jos prenait avec lui des airs majestueux et protecteurs.

Lorsque George et Dobbin se trouvèrent seuls dans la chambre de ce dernier, Dobbin tira de son nécessaire la lettre que M. Osborne lui avait fait remettre pour son fils.

«Ce n'est pas là l'écriture de mon père,» s'écria George tout alarmé.

Il ne disait que trop vrai. La lettre était de l'homme d'affaires de M. Osborne. En voici le contenu:

«Bedford-Row, 7 mai 1815.

«Monsieur,

«Je suis chargé par M. Osborne de vous informer qu'il reste inébranlable dans ses résolutions antérieures. Aussi, par suite du mariage que vous venez de contracter, il cesse de vous considérer dorénavant comme membre de sa famille. Sa détermination est définitive et formelle.

Bien que les sommes dépensées à votre profit, pendant votre minorité, et les billets à vue que vous ne lui avez pas ménagés dans le cours de ces dernières années, dépassent de beaucoup le montant de la somme à laquelle vous avez droit, à savoir, le tiers de la fortune de feu Mrs. Osborne, fortune au partage de laquelle, par le décès de ladite dame, vous avez été appelé en concurrence avec miss Jane Osborne et miss Maria Frances Osborne, M. Osborne m'a chargé cependant de vous informer qu'il renonce à toute reprise sur vos biens, et que la somme de 2000 liv. en 4 pour 100 valeur courante et formant le tiers des 6000 liv. qui constituent la fortune de votre mère, vous sera payée sur quittance, à vous ou à votre chargé d'affaires.

«Votre très-obéissant serviteur,

«Higgs.»

«P.S. M. Osborne me prie de vous donner, pour la dernière fois, avis qu'il ne recevra aucun message, lettre ou communication de votre part sur ce sujet, pas plus que sur aucun autre.»

«Voilà comme vous avez arrangé mes affaires, dit George en lançant à Dobbin un regard fulminant. Tenez, lisez Dobbin.»

Et il lui mit brusquement sous le nez la lettre de son père.

«Il ne me reste d'autre parti à prendre que de mendier. Beau résultat de ma stupidité chevaleresque! Aussi qui diable nous poussait tant d'en finir? Nous pouvions attendre la fin de la guerre; une balle m'aurait tiré d'embarras, comme c'est encore la plus sûre ressource qui me reste; Emmy sera bien avancée quand elle se trouvera veuve d'un mendiant. Vous avez fait là un beau coup; je vous conseille de vous en vanter; mais vous n'avez eu ni repos ni cesse avant d'avoir consommé à la fois ma ruine et mon mariage. Que faire maintenant, avec mes deux mille livres sterlings? Dans deux ans j'en aurai vu la fin. Depuis que nous sommes ici, Crawley m'a gagné aux cartes et au billard plus de 450 liv. Soyez tranquille, je vous chargerai de mes affaires à l'avenir!

—Le fait est que la situation est difficile, répondit Dobbin, dont la pâleur avait augmenté à mesure qu'il avançait dans la lecture de la lettre; et, comme vous dites, j'y entre bien pour quelque chose. Mais malgré cela, il y a encore des gens qui voudraient se mettre à votre place, reprit-il avec un amer sourire. Croyez-vous que le régiment compte beaucoup de capitaines avec deux mille livres à leur disposition? Tâchez de vous suffire avec votre paye, jusqu'à ce que votre père se rabatte un peu de sa sévérité, et si une balle vous emporte, vous laisserez encore une rente de cent livres à votre femme.

—Croyez-vous donc que ma paye et cent livres de rente puissent suffire à mes habitudes, s'écria George exaspéré. Vous avez perdu la tête Dobbin, cent livres pour tenir mon rang dans le monde, allons donc, c'est une plaisanterie. D'abord, il m'est impossible de rien changer à mes habitudes. Je ne puis me passer de mes aises; on ne m'a pas élevé à manger à la gamelle comme Mac Whirter, ou à me nourrir de pommes de terre comme le vieil O'Dowd. Voudriez-vous aussi voir ma femme faire la lessive du soldat ou monter dans la charrette des bagages?

—C'est bien, c'est bien, dit Dobbin avec une parfaite égalité d'humeur, nous nous arrangerons pour lui procurer une meilleure voiture. Il faut, pour le moment, vous résigner au rôle de prince détrôné, George, mon garçon; attendez avec patience la fin de l'orage. Ce ne sera pas bien long à passer. Que votre nom soit seulement dans la Gazette, et je vous promets que le vieux papa se relâchera de sa sévérité.

—Dans la Gazette! répondit George, et à quel titre, je vous prie? parmi les morts et les blessés? et l'un des premiers très-probablement.

—Allons, allons, répliqua Dobbin, il sera assez temps de se lamenter quand les choses seront venues. D'ailleurs, vous savez, George, je possède quelque bien et me sens peu de dispositions matrimoniales, eh bien, je n'oublierai pas mon filleul dans mon testament,» continua-t-il avec un sourire.

La dispute en resta là, comme cela ne manquait jamais entre Osborne et son ami. Osborne s'en alla en disant qu'il n'y avait pas moyen de se fâcher avec Dobbin. Il fut même assez généreux pour ne plus lui en vouloir de la mauvaise querelle qu'il lui avait cherchée.

«Je dis Becky.... criait Rawdon Crawley de son cabinet de toilette à sa femme qui, dans sa chambre, mettait la dernière main à sa toilette pour le dîner.

—Quoi?» reprit Becky d'une voix perçante, tout en jetant un coup d'œil à sa glace par-dessus son épaule.

Elle avait mis la robe blanche la plus délicieuse et la plus fraîche qu'on pût voir. Avec ses épaules nues, son petit collier, sa ceinture bleu clair, on l'eût prise pour la déesse de l'Innocence entourée d'une auréole de bonheur.

«Je dis, que deviendra mistress Osborne quand Osborne partira avec le régiment? reprit Crawley sur le seuil de la chambre. Armé de deux brosses impitoyables, il chassait ses mèches rebelles sur le devant de sa tête, tout en admirant sa charmante femme à travers les broussailles de sa chevelure.

—Ses yeux vont se changer en fontaine, dit Becky. Déjà à plusieurs reprises elle m'a étourdie de ses jérémiades à ce sujet.

—Et vous, vous en prenez à votre aise, il me semble, dit Rawdon à moitié fâché du ton indifférent de sa femme.

—Allons, mauvaise tête! répliqua Becky, vous savez bien que je vous accompagne. C'est fort différent pour nous autres, qui faisons partie de l'état-major du général Tufto. Nous n'avons rien à démêler avec les fantassins, ajouta-t-elle, rejetant sa tête en arrière d'un air tout à la fois si comique et si séducteur que son mari ne put l'empêcher de l'embrasser.

—Rawdon, mon cher.... pensez-y.... il ne serait pas mal.... d'avoir votre argent de Cupidon avant qu'il parte,» continua Becky en lui lançant un coup d'œil meurtrier.

C'était George Osborne qu'elle décorait ainsi du nom de Cupidon. Déjà plusieurs fois elle lui avait fait compliment de sa bonne mine, et ne manquait jamais de se mettre à côté de lui quand il venait le soir faire sa partie d'écarté avec Rawdon.

Elle le traitait de dissipateur, de prodigue, le menaçait d'instruire Emmy de ses inclinations perverses, de ses détestables habitudes; prenant ses petits airs de charmante coquetterie, elle lui apportait un cigare et l'allumait elle-même sachant d'avance les résultats de cette tactique par l'expérience qu'elle en avait faite autrefois sur Rawdon Crawley. Quant à Osborne, il la trouvait gaie, vive, espiègle, distinguée, ravissante en un mot. Dans leurs promenades, dans leurs dîners intimes, les hommages, les applaudissements étaient pour Becky, et la pauvre Emmy était condamnée au silence et à l'abandon. Mistress Crawley bavardait avec Osborne; Rawdon et Jos, quand ce dernier eut rejoint nos deux ménages, vidaient les bouteilles sans prononcer une seule parole. Qui se serait alors occupé de la pauvre Amélia?

En présence de son amie, Amélia en était venue à douter du pouvoir de ses charmes. L'esprit, l'entrain, les attraits de Rebecca lui causaient un trouble inexprimable. À peine une semaine de mariage écoulée et George souffrait déjà de l'ennui et recherchait une autre société que la sienne! En vérité, l'avenir n'avait-il pas de quoi exciter son effroi?

«Comment, se disait-elle à elle-même, pourrait-il trouver quelque plaisir avec moi, pauvre et humble créature, lui si aimable, si séduisant! Déjà quelle générosité de sa part de m'avoir épousée, d'avoir renoncé à tout pour se mettre à mes pieds! Mon devoir me disait de refuser ce sacrifice, mais je n'en ai pas eu le courage; mon devoir me disait de rester auprès de mon père pour prendre soin de sa douleur et de ses vieux jours, et je ne l'ai point écouté!»

Troublée alors avec quelque raison par la voix accusatrice de sa conscience, elle se souvint pour la première fois de l'abandon où elle avait laissé ses parents et se mit à rougir de honte.

«Ah! continua-t-elle alors, mon égoïsme est bien coupable de m'avoir fait ainsi oublier leurs chagrins, bien coupable d'avoir forcé George à m'épouser! Je le reconnais, je ne suis pas digne de lui; sans moi il eût trouvé le bonheur.... et pourtant j'ai fait tous mes efforts pour lui rendre sa liberté.»

Combien n'est-elle pas à plaindre la pauvre petite mariée qui, après sept jours au plus de mariage, se surprend au milieu de ces douloureuses pensées et de ces tristes aveux. Tel était pourtant le supplice qu'endurait Amélia!

La veille de l'arrivée de Dobbin, par une soirée tiède et embaumée d'une belle journée de mai, on avait laissé ouverte la fenêtre du balcon. George et mistress Crawley, appuyés sur la balustrade, contemplaient les plaines argentées de l'Océan, tandis que Rawdon et Jos faisaient à l'intérieur leur partie de trictrac et que la triste Amélia restait sur le grand fauteuil dans l'oubli le plus complet, et sentait le désespoir et le regret se glisser dans son âme avec leurs amères douleurs.

Une semaine à peine écoulée, tel était le présent! Quant à l'avenir, elle en détournait les yeux, elle avait peur de le voir, car il s'offrait encore à elle sous un plus sombre aspect. L'âme d'Emmy avait trop besoin de protecteur et de guide pour oser fixer ses regards de ce côté, pour s'aventurer seule sur ce vaste océan. Un autre devait prendre le gouvernail pour elle; elle ne savait qu'aimer et souffrir.

«Quelle soirée magnifique! comme la lune resplendit au ciel! dit George en poussant une bouffée de tabac qui s'éleva en blanches spirales.

—J'adore cette odeur.... dit Rebecca, il embaume l'air, votre cigare.... Croirait-on que la lune est à deux cent trente-six mille huit cent quarante-sept milles de la terre? ajouta-t-elle avec un sourire sur les lèvres en contemplant le disque aux clartés vacillantes. J'ai bonne mémoire, comme vous voyez, n'est-ce pas? Peuh! toutes ces belles choses, nous les avons apprises chez miss Pinkerton! Comme la mer est calme! comme il fait clair ce soir. Je crois, en vérité, que j'aperçois les côtes de la France.»

Et ses yeux brillants s'élançaient dans les ténèbres et plongeaient dans la nuit comme s'ils avaient pu en percer les voiles.

«Vous ne savez pas ce que je compte faire un de ces matins, reprit-elle en riant. Vous avez peut-être entendu parler de mes talents comme nageuse: eh bien! un de ces jours, quand la demoiselle de compagnie de ma tante Crawley, la vieille Briggs, vous vous la rappelez bien, cette femme à bec de corbin et à la chevelure clair semée, enfin un de ces jours, au moment où Briggs se mettra au bain, je m'en irai sous l'eau la tirer par les pieds et la contraindre à une réconciliation entre deux vagues. Ne trouvez-vous pas mon idée sublime?»

George éclata de rire à la pensée de cette entrevue aquatique.

«Quel tapage faites-vous à vous deux?» cria Rawdon en secouant les dés.

Amélia, à moitié folle de douleur et retenant ses sanglots mal étouffés, se retira dans sa chambre pour y donner un libre cours à ses larmes.


Ce chapitre a été contraint, par les nécessités du récit, de faire une pointe en avant, puis de revenir en arrière, en suivant une marche fort irrégulière en apparence. Mais l'arrivée de Dobbin à Brighton, venant annoncer le départ de l'armée pour la Belgique, sous le commandement de Sa Grâce le duc de Wellington, était un événement d'un assez haut intérêt pour prendre le pas sur tous les menus détails qui forment le fond de cette histoire. On nous pardonnera, nous l'espérons, ce désordre nécessaire, à cause de son peu de gravité dans ses conséquences; et maintenant que la chronologie se trouve rétablie, nous allons rejoindre nos différents personnages dans leurs cabinets de toilette respectifs, où ils s'habillent pour le dîner qui eut lieu comme de coutume le soir de l'arrivée de Dobbin.

Par égard pour sa femme ou dans sa préoccupation pour la nœud de sa cravate, George ne dit rien à Amélia des nouvelles que son ami lui avait apportées de Londres. Il entra cependant dans la chambre avec un air si important, et tenant à la main la lettre de l'homme d'affaires d'une façon si solennelle, que sa femme, toujours en défiance de quelque malheur, s'imagina que pour le moins toutes les calamités de la terre venaient de fondre sur eux. Elle courut toute tremblante au devant de son mari et supplia son cher George de n'avoir point de secret pour elle. Son ordre de départ était-il venu, devait-on se battre la semaine suivante? Ce n'était rien moins que tout cela, elle en était sûre!

Le cher George éluda, par des réponses évasives, tout ce qui avait trait au départ pour l'étranger, et, avec un mélancolique mouvement de tête, il ajouta:

«Non, Emmy, il n'est pas question de tout cela; mes inquiétudes sont pour vous, non pour moi. Les nouvelles que j'ai reçues de mon père sont fort mauvaises. Tous rapports sont rompus entre nous; il me ferme sa porte, il nous livre à la pauvreté. Elle ne me fait point peur, Emmy; mais vous, ma chère femme, comment la supporterez-vous? Tenez et lisez.»

Et il lui présenta la lettre.

Amélia fixait un douloureux et tendre regard sur le héros de ses pensées, grandi encore dans son imagination par la générosité des sentiments qu'il étalait; puis, s'asseyant sur son lit, elle lut la lettre que George lui tendait en se drapant dans une orgueilleuse résignation de martyr. Ses traits prenaient une expression plus calme et plus sereine à mesure qu'elle avançait dans sa lecture. L'idée de partager la pauvreté et les privations de l'objet aimé est loin d'être pénible pour un cœur de femme vivement épris. Amélia plaçait désormais tout son bonheur dans cette pensée; puis, comme à l'ordinaire, elle fut prise d'un remords subit pour cette joie si intempestive, refoulant dans son âme ce bonheur bien innocent, elle dit avec calme:

«Oh George! George! votre excellent cœur doit saigner cruellement de cette rupture avec votre père!

—Ah! bien sûr! fit George avec un air de crucifié.

—Mais sa colère ne pourra tenir contre vous, continua-t-elle. Qui aurait le courage de vous en vouloir longtemps? Il vous pardonnera, cher ami, et, s'il ne le faisait pas, ce serait pour moi un chagrin de toute la vie.

—Je me consolerais facilement des privations de la misère, ma pauvre Emmy, reprit George, mes inquiétudes sont toutes pour vous! Que m'importe à moi la pauvreté? Vanité à part, je possède assez de talents pour faire mon chemin.

—Oh! cela est sûr, dit sa femme persuadée qu'à la fin de la guerre son mari ne pouvait manquer d'être nommé général.

—Mon chemin est donc tout tracé, continua George; mais vous, ma toute belle!... Ah! je ne puis m'accoutumer à cette idée de vous voir privée de vos aises, de ce rang que ma femme était appelée à tenir dans le monde. Penser que vous serez soumise à toutes les fatigues et les souffrances de la vie du soldat. Ah! cette idée m'accable et me tue.»

Emmy, toute joyeuse d'être l'unique objet de la sollicitude de son mari, lui prit les mains, les serra dans les siennes, et, la figure radieuse et souriante, se mit à gazouiller les couplets d'une de ses romances favorites, dont l'héroïne, après avoir reproché à son bien-aimé ses froideurs répétées, finit par lui promettre de raccommoder ses culottes et de lui préparer son grog s'il est fidèle et tendre et s'il ne la délaisse pas.

«D'ailleurs, dit-elle après une pause pendant laquelle elle semblait reprendre tout cet éclat de bonheur et de beauté qui sied si bien à une femme; d'ailleurs, George n'avons-nous pas la somme énorme de deux mille livres?»

George se prit à rire de sa naïveté, et ils descendirent pour aller se mettre à table. Amélia s'appuyait sur le bras de son mari, en fredonnant encore les dernières notes de sa romance; elle avait l'esprit bien plus allègre et bien plus satisfait que les jours précédents.

Le repas, au lieu de traîner comme à l'ordinaire, fut vif et animé. L'esprit de George, s'enflammant à l'idée de la campagne prête à s'ouvrir, avait secoué la première stupeur où l'avait jeté la lettre qui le déshéritait. Dobbin continuait son rôle de beau parleur et divertissait la compagnie par ses bavardages sur l'expédition en Belgique; l'objet principal devait y être les plaisirs, les fêtes et les toilettes.

L'indiscret capitaine racontait que mistress la major O'Dowd était dans tous les embarras de l'emballage; qu'elle avait serré les épaulettes neuves de son mari dans la boîte à thé: qu'elle avait mis sous une double enveloppe de papier gris son fameux turban jaune surmonté d'un oiseau de paradis, et qu'il reposait finalement dans la boîte en fer-blanc dont la destination première était pour le chapeau à cornes du major. Cette brave femme avait la tête perdue de l'effet qu'elle se promettait de faire à Gand à la cour du roi de France, ou à Bruxelles dans les bals de l'armée.

«Gand! Bruxelles! s'écria Amélia avec un tressaillement subit, le régiment a donc reçu son ordre de départ, George? Ah! répondez-moi?»

En même temps une expression d'effroi courait sur cette figure naguère si souriante, et instinctivement Amélia se serrait contre George.

«Ne vous effrayez pas pour si peu, ma chère, dit-il avec un air de bonne humeur. Pour douze heures de traversée, ce n'est pas la peine de vous bouleverser les sens. D'ailleurs, vous viendrez avec nous, Emmy.

—Et moi aussi, je pars, dit Becky à son tour; je fais partie de l'état-major. Je suis la passion du général Tufto; n'est-ce pas Rawdon?»

Rawdon fit ses gros éclats de rire ordinaires. William Dobbin devint tout rouge.

«Elle ne peut nous accompagner, dit-il, songez....»

Il allait ajouter au danger; mais toute sa conversation pendant le dîner n'avait-elle pas eu pour but de prouver qu'il n'y avait rien à craindre? Le silence seul vint à l'aide de sa confusion.

«J'irai avec vous,» dit Amélia d'un ton résolu et impératif.

George, tout fier de sa détermination, demanda à l'aimable assistance si jamais on avait vu pareil grenadier en jupons de femme, et en même temps il assura sa femme qu'elle ferait partie de l'expédition.

«Mistress O'Dowd vous servira de chaperon,» dit-il.

Tant qu'elle avait son mari auprès d'elle, que lui fallait-il de plus? le départ donc n'avait plus rien de pénible. La guerre avec ses dangers apparaissait bien à l'horizon, mais d'ici là, il y avait au moins une distance de plusieurs mois. Cet intervalle permettait à la timide Amélia de goûter une joie aussi pure que si l'on eût déclaré la suspension définitive des hostilités. Dobbin applaudissait du fond du cœur à cet arrangement; car voir Amélia était pour lui le rêve de sa vie; et, dans le secret de son âme, il se sentait heureux d'avoir bientôt à veiller sur elle et à la protéger.

«Si elle était ma femme, pensait-il, elle ne partirait pas.»

Mais George était le maître, et ce n'était point à Dobbin à lui faire la leçon.

Rebecca, passant le bras autour de la taille de son amie, quitta enfin avec elle la table où ces graves affaires venaient d'être mises sur le tapis; les messieurs, excités déjà par la plus folle gaieté, restèrent pour se livrer aux plaisirs de la boisson et faire la chronique scandaleuse du prochain.

Dans le cours de la soirée, Rawdon reçut un billet tout confidentiel de sa femme, qu'il froissa et brûla sur-le-champ à la bougie. Nous avons heureusement pu le lire par-dessus l'épaule de Rebecca; et nous en faisons profiter nos lecteurs:

«Grandes nouvelles, écrivait-elle, mistress Bute est partie! Tâchez de vous faire donner ce soir votre argent par Cupidon, demain il sera en route selon toute probabilité. N'oubliez pas surtout ce dernier point. R.»

Aussi, au moment où ces messieurs se disposaient à passer dans l'appartement des dames, pour y prendre le café, Rawdon tira Osborne par le bras et lui dit, de son air le plus gracieux:

«Ah ça, mon cher, si cela ne vous faisait rien, je vous prierais de me donner cette petite bagatelle que vous savez.»

Cela faisait bien quelque chose à Osborne, mais néanmoins il lui remit une liasse de bank-notes qu'il tira de son portefeuille, et quelques billets à une semaine d'échéance pour compléter la somme.

Cette affaire terminée, George, Joe et Dobbin s'assemblèrent en grand conseil de guerre, au milieu de la fumée des cigares, et on arrêta que le lendemain on plierait ses tentes pour se mettre en marche sur Londres, dans la voiture découverte de Joe. Joe eût peut-être mieux aimé attendre à Brighton le départ de Rawdon Crawley; mais Dobbin et George le forcèrent à se ranger à leur avis. Avec sa royale gracieuseté, il consentit à les ramener à Londres dans son équipage, et commanda quatre chevaux de poste: un homme comme lui ne pouvait pas moins faire. Le lendemain, après déjeuner, leur départ eut lieu avec une pompe toute seigneuriale.

Ce jour-là, Amélia se leva de bonne heure, et fit ses paquets avec une prestesse merveilleuse. Quant à Osborne, il resta au lit, gémissant de la voir manquer du secours d'une femme de chambre. La pauvre enfant ne se sentait pas d'aise d'avoir pu ainsi se suffire à elle-même. Mais un sentiment pénible et vague torturait encore son âme à l'occasion de Rebecca. Qui ne connaît la jalousie féminine? Et, malgré les tendres embrassements du départ, nous pouvons affirmer que parmi les vertus de son sexe, Amélia possédait celle-là au suprême degré.

À côté de ces personnages dont nous venons de partager les allées et venues, n'oublions pas certains autres de nos vieux amis qui se trouvent aussi à Brighton. Miss Crawley, par exemple, et tout le cortége attaché à sa personne.

Quelques maisons à peine séparaient Rebecca et son mari de celle où miss Crawley était venue loger ses infirmités et son ennui. Malgré ce voisinage, la porte de la vieille dame leur était rigoureusement fermée; la consigne était la même qu'à Londres. Aussi longtemps que mistress Bute Crawley resta auprès de sa belle-sœur, elle eut soin d'épargner à sa très-chère Mathilde les émotions d'une entrevue avec son neveu. Quand la vieille demoiselle faisait sa promenade en voiture, la fidèle mistress Bute était toujours à côté d'elle. Quand miss Crawley allait prendre l'air dans son fauteuil roulant, mistress Bute marchait à sa droite, tandis que l'honnête Briggs soutenait l'aile gauche. Rencontrait-on par hasard Rawdon et sa femme, en dépit des coups de chapeau respectueux et persévérants du capitaine, l'escorte de miss Crawley passait près de lui avec une indifférence si glaciale et si dédaigneuse, qu'il ne restait plus à Rawdon qu'à s'arracher les cheveux ou à se casser la tête contre les murs.

«Pour ce que nous faisons ici, répétait souvent le capitaine Rawdon, d'un air mortifié, nous serions aussi bien à Londres.

—Un bon hôtel à Brighton vaut toujours mieux que la prison de dette à Chancery-Lane, répondait sa femme toujours en belle humeur. Pensez-donc aux deux aides-de-camp de M. Moses, l'officier du shériff qui, toute une semaine, nous ont fait l'honneur de monter la garde à notre porte. La société dans laquelle nous vivons ici est insipide, j'en conviens. Mais Rawdon, mon cher, M. Joe et le capitaine Cupidon sont encore préférables aux acolytes de M. Moses.

—Si quelque chose m'étonne, continua Rawdon en proie à un sombre désespoir, c'est qu'ils ne m'aient pas relancé jusqu'ici avec leurs mandats.

—Eh bien après, n'aurions-nous pas encore trouvé la manière de leur glisser dans la main, dit l'intrépide Becky, en insistant sur les avantages et les profits qu'ils avaient retirés de leur rencontre avec Joe et Osborne, ce renouvellement d'amitié n'était-il pas venu fort à propos leur procurer un peu d'argent comptant?

—Ce sera tout juste de quoi payer la note de l'hôtelier, grommela le Horse-Guard.

—À quoi bon le payer?» répondit son interlocutrice, qui ne restait jamais court.

Le valet de Rawdon, à l'instigation des maîtres, était resté en échange de bons procédés avec le personnel mâle au service de miss Crawley. Il avait ordre de payer à boire au cocher toutes les fois qu'il le rencontrait, et c'est par là que le jeune couple était mis au courant des faits et gestes de la chère tante. Rebecca, de plus, avait eu l'heureuse idée de se sentir indisposée afin d'appeler auprès d'elle le même apothicaire qui donnait ses soins à miss Crawley. Les informations leur arrivaient de la sorte assez complètes et assez régulières. L'attitude hostile de miss Briggs contre Rawdon et sa femme était plutôt apparente que réelle. Au fond du cœur elle penchait pour l'indulgence et le pardon. Son aversion pour Rebecca avait disparu avec ses motifs de jalousie; elle ne se rappelait plus que l'inaltérable bonne humeur et les délicieuses plaisanteries de son ancienne rivale. En résumé, toute la maison de miss Crawley, à commencer par elle et mistress Firkin, la femme de chambre, murmurait en secret du despotisme et des envahissements de l'omnipotente mistress Bute.

En toute circonstance, cette digne mais impérieuse matrone voulait pousser trop loin ses avantages et abusait sans pitié de ses succès. Quelques semaines lui avaient suffi pour réduire la malade à une obéissance passive pour ses moindres volontés. Miss Crawley n'osait même plus se plaindre à Briggs et à Firkin de son état d'asservissement. Mistress Bute mesurait avec un infatigable dévouement les verres de vin que miss Crawley était autorisée à boire chaque jour; ce contrôle était fort à charge à Firkin et au sommelier, qui perdaient ainsi jusqu'à leurs droits sur la bouteille de Xérès. Mistress Bute faisait même aux gens de l'office leur part de ris de veau, de gelées et de volailles. Le matin, à midi et le soir, elle arrivait auprès de miss Crawley avec les abominables médecines prescrites par le docteur, et la patiente avait fini par les avaler avec une si touchante soumission, que Firkin disait:

«À voir ma pauvre maîtresse prendre ses drogues, ne dirait-on pas un agneau?»

C'était encore mistress Bute qui décidait si la promenade se ferait en voiture ou dans le fauteuil roulant. En un mot, une jeune mère n'est pas plus attentive à dorloter son premier-né. La patiente avait-elle des velléités de résistance, suppliait-elle pour un morceau de plus à dîner, ou une médecine de moins à prendre, aussitôt sa garde-malade la menaçait de mort subite, et miss Crawley se rendait à une logique si pressante.

«Il ne lui reste pas une étincelle de vie, disait un jour Firkin à Briggs, voilà trois semaines qu'elle ne m'a appelée vieille bête!»

Mistress Bute lui faisait déjà des ouvertures pour congédier l'honnête Firkin, M. Bowls, le gros sommelier, enfin Briggs elle-même, afin de substituer ses filles à tous ces mercenaires, et de préparer la pauvre malade à sa translation à Crawley-la-Reine. Mais hélas! un funeste accident vint tout à coup détruire ses projets et l'enlever aux devoirs dont elle s'acquittait avec un zèle si désintéressé. Le révérend Bute Crawley, son mari, en revenant un soir à cheval, avait fait une chute et s'était fracturé le col du fémur. La fièvre s'était déclarée avec tous les symptômes de l'inflammation, et mistress Bute Crawley avait été forcée de quitter le chevet de sa belle-sœur pour courir à celui de son mari. Ce n'était pas toutefois sans avoir promis, avant son départ, de revenir auprès de sa chère amie aussitôt après le rétablissement de Bute. Elle avait laissé aux domestiques les instructions les plus pressantes sur les soins à donner à leur maîtresse; mais à peine la voiture de Southampton avait-elle fait quelques tours de roue, qu'une jubilation universelle régna dans la maison de miss Crawley. On y respirait plus à l'aise; depuis longtemps on n'y avait joui d'une aussi grande liberté. Ce jour même, Bowls déboucha, sans crainte de surprise, une bouteille de Xérès pour lui et mistress Firkin; ce soir-là, miss Crawley et Briggs remplacèrent par la partie de piquet la lecture fastidieuse et monotone des sermons de Porteus. C'était comme dans les contes de fées où, d'un coup de baguette, il s'opère une heureuse et paisible révolution dès que le mauvais génie est mis en fuite.

Deux ou trois fois par semaine, miss Briggs allait de grand matin prendre ses ébats à la mer et se transformer en océanide sous la robe de flanelle et le bonnet de toile cirée. Rebecca était, comme nous l'avons vu, au fait de ses habitudes, et sans réaliser contre Briggs sa conspiration aquatique et à l'aide d'un plongeon lui chatouiller la plante des pieds, elle résolut de dresser une embuscade et d'attaquer Briggs au sortir du bain, alors que toute fraîche et ragaillardie par ses ablutions, elle se trouverait en belle humeur.

Becky fut de très-bonne heure sur pied le lendemain, et apportant le télescope sur le balcon qui faisait face à la mer, elle le braqua dans la direction des baraques de baigneurs. Elle put voir de la sorte Briggs arriver, entrer dans sa cabine et se mettre à l'eau; et elle était à son poste, sur le rivage, épiant sa proie, lorsque l'océanide sortit de sa cabine et s'avança sur les galets. Il y aurait eu de quoi faire un charmant tableau de genre avec la plage et la troupe de baigneuses sur le premier plan, et dans le lointain une chaîne de rochers et de maisons étincelant aux premiers feux du soleil. Rebecca avait paré sa figure de son plus tendre et de son plus aimable sourire; elle tendit à Briggs sa petite main blanche en allant au-devant d'elle. Briggs pouvait-elle repousser cette démonstration amicale.

«Ah! miss Sh.... mistress Crawley,» fit-elle.

Mistress Crawley lui prit la main, la serra contre son cœur, puis, comme si elle eût cédé à l'entraînement de son émotion, elle jeta ses bras autour du cou de Briggs et l'embrassa avec une effusion pleine d'une apparente sincérité.

«Ah! ma bien bonne amie,» dit-elle d'un ton si naturel que Briggs se mit incontinent à fondre en larmes, et que la fille des bains en fut attendrie.

Rebecca obtint sans peine de Briggs de longues et délicieuses confidences. Briggs raconta et commenta tous les événements accomplis chez miss Crawley, depuis la disparition subite de Becky jusqu'au présent jour; elle couronna son récit par les détails de la retraite si inattendue et si désirée de mistress Bute. Les symptômes de la maladie de miss Crawley, les moindres circonstances de son traitement médical furent exposés par cette honnête fille avec l'ampleur et la complaisance que les femmes mettent toujours à s'étendre sur cette matière. C'est toujours avec un nouveau plaisir qu'elles causent entre elles de leurs malaises et de leur docteur. Briggs suivit, en cette occasion, l'exemple des personnes de son sexe, et Rebecca ne s'en plaignit point; elle ne pouvait assez répéter combien elle était heureuse de penser que l'excellente Briggs, la fidèle Firkin étaient restées auprès de leur bienfaitrice pour la soulager dans ses souffrances. La Providence avait droit pour ce seul motif à ses plus vives actions de grâce.

Alors Rebecca, revenant sur sa conduite, lui faisait voir comment, malgré les apparences, sa faute était cependant bien naturelle et bien excusable. Pouvait-elle refuser sa main à l'homme qui avait trouvé le chemin de son cœur? Pour toute réponse, la sensible Briggs éleva les yeux au ciel, poussa un soupir de sympathie, car elle aussi avait autrefois connu ces tendresses de cœur: Rebecca, en somme, n'était donc pas bien criminelle.

«Ah! je n'oublierai jamais, disait cette dernière, que miss Crawley a donné asile à l'orpheline délaissée; non, non, bien qu'elle m'ait bannie de sa présence, jamais je ne cesserai de l'aimer; ma vie est à elle; sur un signe de sa part, je suis prête à lui en faire le sacrifice. Comme ma bienfaitrice, comme la tante de mon bien-aimé Rawdon, chère miss Briggs, miss Crawley domine dans ma tendresse et ma vénération mes sentiments pour toute autre femme; immédiatement après elle, mes affections s'adressent aux personnes qui lui donnent tant de preuves de fidélité.»

Il n'y avait que cette astucieuse et intrigante mistress Bute pour traiter, comme elle l'avait fait, les cœurs dévoués à cette chère demoiselle.

«Tenez, continua Rebecca, mon Rawdon, qui est si bon, malgré la rudesse et la brusquerie de ses manières, m'a dit mille fois les larmes aux yeux qu'il bénissait le ciel d'avoir mis auprès de sa chère tante deux femmes, deux anges, comme l'excellente et dévouée Firkin, comme l'admirable miss Briggs.»

Dans le cas où, à l'aide de ses menées ténébreuses, l'abominable mistress Bute, suivant les craintes encore trop bien fondées de Rebecca, parviendrait à écarter tous ceux qui avaient la confiance de miss Crawley pour faire de cette pauvre femme la pâture des harpies du presbytère, Rebecca priait miss Briggs de se souvenir que sa maison, toute modeste qu'elle était, serait toujours ouverte pour elle.

«Chère amie, s'écriait-elle dans un transport d'enthousiasme, il est des cœurs pour lesquels le souvenir d'un bienfait est éternel! Toutes les femmes ne sont pas des Bute Crawley! Mais après tout, dois-je me plaindre d'elle, dois-je me plaindre d'avoir été l'instrument et la victime de ses artifices, puisque sans elle je ne serais point devenue la femme de Rawdon?»

Alors Rebecca découvrit à Briggs les ruses et les fourberies de mistress Bute à Crawley-la-Reine; jusqu'alors elle n'avait pu saisir les fils cachés de sa conduite; mais les événements actuels les lui faisaient toucher du doigt, après avoir par mille artifices allumé une flamme réciproque, après avoir fait tomber deux innocents dans les filets qu'elle leur avait préparée, mistress Bute les avait conduits par l'amour et le mariage à la ruine la plus complète.

C'était d'une vérité palpable, et tous ces stratagèmes sautaient aux yeux de miss Briggs. Dans le mariage de Rawdon et de Rebecca, mistress Bute était la grande, l'unique coupable. Mais en reconnaissant Becky pour une victime bien innocente des embûches de mistress Bute, miss Briggs ne pouvait dissimuler à son amie son peu d'espoir de voir les affections de miss Crawley se ranimer en faveur de Rebecca, et l'éloignement de la vieille fille à pardonner à son neveu ce mariage inconsidéré.

Sous ce rapport, Rebecca ne partageait point les idées de la demoiselle de compagnie, et conservait bon courage. Miss Crawley refusait quant à présent tout pardon: soit; mais tôt ou tard elle finirait par se radoucir. Et d'ailleurs, d'autre part, qu'y avait-il entre Rawdon et le titre de baronnet? Le maladif et souffreteux Pitt Crawley. Quelle faculté de médecine aurait osé répondre de lui! Avoir mis au grand jour les ténébreuses menées de mistress Bute, avoir attiré sur elle les soupçons était une douce satisfaction pour Rebecca, et cette manœuvre ne pouvait d'ailleurs que tourner à l'avantage de Rawdon. Rebecca, après une heure de causeries intimes avec miss Briggs, ralliée désormais à sa cause, la quitta au milieu des plus tendres protestations d'amitié, et parfaitement convaincue que dans une heure au plus tard, miss Crawley saurait par le menu tout ce qui venait de se dire.

Après cette entrevue, Rebecca retourna en toute hâte à son hôtel. Déjà la société des jours précédents s'y trouvait réunie pour un déjeuner d'adieu. À voir Rebecca et Amélia étroitement embrassées au moment de la séparation, on aurait dit deux sœurs tendrement unies. Mistress Crawley tira grand parti de son mouchoir pour les effets dramatiques; elle se suspendit au cou de son amie comme si elle n'avait plus dû la revoir, et de sa fenêtre, tandis que la voiture s'éloignait, elle agita son mouchoir qui, du reste, était parfaitement sec. Après cette petite pantomime, elle vint reprendre sa place à table, et mangea de très-bon appétit pour une femme émue. Tout en épluchant ses sauterelles, elle instruisit Rawdon du résultat de sa promenade matinale. Ses espérances étaient en hausse; elle fit partager sa manière de voir à son mari: c'était en général l'habitude, et, soit que ses opinions fussent tristes ou gaies, son mari finissait toujours par voir comme elle.

«Allez, lui dit-elle, mon cher ami, vous mettre à ce pupitre, et écrivez-moi une jolie petite lettre pour miss Crawley, où vous lui ferez comprendre que vous êtes un brave garçon et autres choses sur le même ton.»

Rawdon s'assit et écrivit fort couramment:

«Brighton, jeudi.

«Ma chère tante....»

Mais ici s'arrêta tout court la verve imaginative du brillant officier. Il rongea le bout de sa plume en regardant la figure de sa femme, et elle ne put s'empêcher de rire à la mine piteuse qu'il faisait. Alors, se promenant en long et en large les mains derrière le dos, elle lui dicta la lettre suivante:

«Avant de quitter mon pays et de partir pour une guerre qui pourra m'être fatale....»

—Comment?» dit Rawdon un peu surpris; mais bientôt, saisissant la finesse de la phrase, il fit de nouveau courir sa plume sur le papier, en se livrant à de gros ricanements:

«Qui pourra très-probablement m'être fatale, je suis venu à vous....»

—Pourquoi pas près de vous, Becky? près de vous est très-grammatical, risqua le dragon.

«Je suis venu à vous,» reprit Rebecca en frappant du pied, pour vous faire mes adieux comme à ma meilleure et à ma plus ancienne amie. Ah! avant de m'éloigner de vous, pour toujours peut-être, permettez-moi une fois encore de presser cette main qui a répandu sur moi tant de bienfaits.»

—De bienfaits!» répéta Rawdon en griffonnant les derniers mots, et tout émerveillé de la facilité de sa femme.

«Je vous fais une seule demande, c'est de ne point me laisser partir sous le poids de votre colère. Je partage le noble orgueil de ma famille sans le pousser pourtant aussi loin qu'elle à de certains égards; j'ai épousé la fille d'un peintre, et ne rougis point de cette union.»

—On m'enfoncerait plutôt dans le corps une épée jusqu'à la garde, exclama Rawdon.

—Taisez-vous, imbécile! dit Rebecca en lui tirant l'oreille, et en regardant par-dessus son épaule pour voir s'il ne lui était pas échappé quelque faute d'orthographe. Partir ne prend pas d'e à la fin, et il en faut un à colère.»

Il corrigea ces mots en baissant pavillon devant l'éminente supériorité de sa commandante.

«Je vous croyais instruite du succès de ma flamme,» continua Rebecca, «car mistress Bute Crawley l'approuvait et l'encourageait. Loin de me plaindre d'avoir épousé une femme sans fortune, je m'applaudis encore de ce que j'ai fait. Chère tante, disposez de votre fortune comme il vous plaira; vous en avez le droit; je n'y trouverai jamais à redire. Je voudrais seulement vous persuader que mon affection est pour vous et non pour votre argent. Je ne puis quitter l'Angleterre sans votre pardon; permettez-moi de vous voir, je vous en conjure, avant mon départ. Dans un mois, une semaine, il sera trop tard, et je ne puis m'accoutumer à la pensée de quitter ce pays sans une bonne parole d'adieu de votre bouche.»

—Elle ne reconnaîtra pas mon style, dit Becky; j'ai fait à dessein des phrases courtes et coupées.»

Cette missive officielle fut envoyée sous enveloppe à miss Briggs.

La vieille miss Crawley se mit à rire quand Briggs, avec un air de mystère, lui présenta cette candide et simple requête.

«Maintenant, dit-elle, que nous voilà débarrassés de mistress Bute, nous pouvons nous donner les plaisirs de la correspondance. Voyons, Briggs, lisez-moi ça un peu, de votre plus belle voix.»

Quand Briggs fut arrivée à la fin de l'épître, sa chère protectrice redoubla d'hilarité.

«Vous êtes bête comme une oie, dit-elle à Briggs, pour ne pas voir qu'il n'y a pas là un mot de Rawdon, tandis que celle-ci gagnée au ton de probité et de tendresse répandu dans tout ce message, se laissait aller à sa sensibilité naturelle. Il ne m'a jamais écrit de sa vie que pour me demander de l'argent, et puis ses lettres se trahissent toujours par les fautes d'orthographe et les ratures. Ce petit monstre de gouvernante le mène par le bout du nez. Les voilà bien tous les mêmes, ajoutait miss Crawley à mi-voix, ils désirent tous ma mort et soupirent après mon argent. Que m'importe, en définitive, de voir Rawdon? ajouta-t-elle après une pause et du ton le plus indifférent; je n'en irai ni mieux ni pis pour lui avoir donné une poignée de main. Qu'il vienne s'il veut, mais à la condition que cette entrevue ne tourne point au tragique! D'ailleurs, il serait aussi avancé de souffler sur une glace. Mais, ma chère, il y a des bornes à tout, même à la patience, et je me refuse positivement à voir mistress Rawdon. Sur ce point, mon parti est pris.

Force fut bien à miss Briggs de se contenter de ce message de réconciliation. Elle pensa que la meilleure manière de raccommoder la tante et le neveu était d'engager Rawdon à faire sentinelle sur la falaise où miss Crawley venait chaque jour prendre l'air dans son fauteuil.

Ce fut là le théâtre de l'entrevue. Il nous serait impossible de dire si miss Crawley éprouva aucun sentiment de tendresse ou d'émotion à la vue de son ancien favori. Elle lui tendit deux doigts avec un sourire de bonne humeur: à son air, on aurait dit qu'ils s'étaient quittés la veille. Quant à Rawdon, il devint rouge comme un homard; il saisit par mégarde la main de Briggs, tant son trouble et sa confusion étaient à leur comble. Peut-être cette émotion avait-elle une cause intéressée; peut-être venait-elle d'une affection sincère; peut-être enfin, ce bon neveu était-il frappé de l'altération que quelques semaines de maladie avaient portée dans les traits de sa tante.

«La vieille fille m'a fait capot, dit-il à sa femme en lui racontant sa conférence. Je me sentais tout drôle et tout chose, savez-vous?... Je me tenais à côté de sa grande machine, savez-vous?... Je l'ai conduite jusqu'à sa porte, où Bowls est venue au devant d'elle pour la soutenir. J'aurais bien voulu entrer, savez-vous?...

—Vous n'êtes pas entré, Rawdon! cria sa femme furieuse.

—Non, ma chère, que la peste m'étouffe si je n'ai pas éprouvé un tremblement du diable à ce moment-là.

—Vous êtes un imbécile: il fallait entrer quand même et n'en plus sortir, dit Rebecca.

—Ne me dites pas de sottises, grogna notre gros guerrier; il est possible que j'aie été un imbécile, Becky; mais ce n'est pas à vous de me dire cela.»

Et il lança un coup d'œil à sa femme, avec une expression hargneuse et une physionomie plissée par la colère.

«Voyons, mon bijou, dit Rebecca en s'efforçant d'adoucir le courroux de son bien-aimé, tenez-vous prêt pour aller la revoir, qu'elle vous engage ou non à une nouvelle visite.»

À cela il répondit qu'il savait bien ce qu'il avait à faire, et la pria seulement de garder pour elle ses aimables compliments. Le mari froissé s'en alla sombre, silencieux et rancunier, passer le reste de la journée à l'estaminet.

Vers le soir, il fut obligé, comme toujours, de rendre les armes à la haute et prévoyante intelligence de sa femme, en recevant la plus triste confirmation des inquiétudes qu'elle avait manifestées à propos de sa maladroite démarche. L'émotion avait sans doute été trop forte pour miss Crawley, car elle resta longtemps accablée par ses rêveries, et c'était une fatigue dont la vieille demoiselle voulut même s'affranchir.

«Comme Rawdon est devenu vieux et épais, dit-elle à sa compagne, son nez s'est teint en rouge et sa personne tourne à l'obésité. Quel air de vulgarité il a pris depuis son mariage avec cette femme! Mistress Bute me disait qu'ils se grisaient ensemble, et j'en ai la certitude maintenant; il répand une abominable odeur de genièvre. N'avez-vous rien senti? c'était à suffoquer.»

En vain Briggs fit valoir que mistress Bute parlait mal de tout le monde, et qu'avec les faibles capacités d'une personne de son humble condition elle la tenait pour une....

—Une intrigante de la pire espèce? Oh! vous avez raison, sa langue s'en prend à tout le monde. Mais j'ai l'intime conviction que cette Rebecca a donné à Rawdon des habitudes d'ivrognerie. Tous ces gens de peu....

—Il a été très-ému en vous voyant, madame, dit la demoiselle de compagnie, et je suis persuadée que si vous réfléchissez aux dangers qu'il va courir, vous....

—Combien, Briggs, vous a-t-il promis pour être son avocat? cria la vieille demoiselle prise d'un accès de fureur nerveuse. Bon! voilà maintenant que vous allez vous mettre à pleurer. Je déteste les scènes. Je ne pourrai donc jamais avoir la paix? Allez-vous-en pleurer dans votre chambre et envoyez-moi Firkin. Non, restez, asseyez-vous là, mouchez-vous et finissez-en avec vos larmes. Bien; prenez maintenant ce qu'il vous faut pour écrire une lettre au capitaine Crawley.»

La pauvre Briggs, avec une obéissance passive, alla se placer devant le buvard, dont chaque page portait les traces de l'écriture ferme et courante du dernier secrétaire de la vieille fille, mistress Bute Crawley.

—Écrivez: «Mon cher monsieur,» ou «Cher monsieur,» cela vaudra mieux, et dites que vous êtes chargée par miss Crawley.... par le médecin de miss Crawley, M. Cramer, de l'informer que l'état chétif de ma santé ne me permet pas d'affronter de trop fortes secousses; qu'en conséquence, il m'est impossible d'avoir aucune discussion d'affaires, aucune entrevue de famille; que je le remercie d'être venu à Brighton, et que je le prie de ne pas y prolonger son séjour à cause de moi. Ensuite, miss Briggs, vous pourrez ajouter que je lui souhaite un bon voyage, et que s'il veut prendre la peine de passer chez mon notaire à Grays'-Inn-Square, il y trouvera quelque chose qui ne lui fera pas de peine. C'est bien; en voilà assez pour le déterminer à quitter Brighton.»

L'excellente Briggs écrivit la dernière phrase avec un sentiment de très-vive satisfaction.

«Vouloir me mettre en état de blocus le jour même du départ de M. Bute, marmottait la vieille dame entre ses dents, c'est par trop fort. Briggs, ma chère, écrivez aussi à mistress Bute Crawley qu'il est inutile qu'elle revienne; elle n'a qu'à rester chez elle. Je serai peut-être enfin la maîtresse chez moi. Je ne me laisserai pas à plaisir étouffer sous les drogues et noyer dans le poison. Ils sont tous acharnés à ma mort. Oui, tous, tous....»

La vieille dame, écartant successivement tous les proches que l'intérêt seul avait appelés autour d'elle, finissait par se trouver dans un isolement complet; c'étaient alors des convulsions nerveuses amenant un déluge de larmes et des lamentations sans fin.

La dernière scène approchait pour elle dans la triste comédie de la Foire aux Vanités. Peu à peu les lumières s'éteignaient, et bientôt elle allait disparaître derrière le rideau fatal.

Le dernier alinéa où miss Crawley engageait Rawdon à aller voir son notaire à Londres, alinéa que miss Briggs avait écrit avec un plaisir tout particulier, fut pour le dragon et sa femme une fiche de consolation, après le refus explicite de la vieille fille pour toute espèce de réconciliation. Ces lignes magiques produisirent donc tout leur effet. Rawdon eut désormais le plus grand empressement à retourner à Londres.

Sans ses gains sur Jos et les bank-notes de George, Rawdon n'aurait su comment payer sa dépense à l'hôtel. L'hôtelier ignora toujours combien peu il s'en était fallu qu'il n'en eût été pour ses frais. Comme un général expérimenté qui dans la retraite sauve ses bagages, Rebecca, après avoir prudemment emballé tous ses effets de quelque valeur, les avait expédiés pour Londres, sous la responsabilité du domestique de George. Le jeu fournit heureusement à Rawdon les moyens d'être honnête et de partir avec sa femme et sa note acquittée, le lendemain du départ de nos autres personnages.

«J'aurais bien voulu revoir cette vieille fille encore une fois, dit Rawdon; elle est si épuisée et si changée, que, j'en suis sûr, elle n'ira pas loin... Je suis fort intrigué de savoir le montant des billets qui m'attend chez son notaire. Un billet de deux cents livres... Oh! oui, deux cents livres au moins, n'est-ce pas, Becky?»

Pour se soustraire aux assiduités persévérantes des importuns dont nous avons parlé plus haut, Rawdon et sa femme n'allèrent point reprendre leur appartement de Brompton, mais descendirent dans un hôtel écarté. Le lendemain matin, Rebecca put apercevoir sur sa route les susdits visages en se rendant à Fulham chez la vieille mistress Sedley, où elle allait faire visite à Amélia et à ses amis de Brighton. Ils étaient tous partis pour Chatham et de là pour Harwich, d'où le régiment devait s'embarquer pour la Belgique. L'excellente mistress Sedley était dans les larmes et dans la douleur.

À son retour, Rebecca trouva son mari, qui rentrait de Gray's-Inn, où il avait été apprendre son sort. Il étouffait de colère.

«Mordieu! Becky, dit-il, elle nous donne vingt livres pour tout potage!»

Quoique la plaisanterie tournât à leur détriment, elle était des meilleures, et Becky ne put s'empêcher de rire de la déconvenue de Rawdon.

CHAPITRE XXVI.

Entre Londres et Chatham.

Comme il convenait à un grand seigneur de son espèce, notre ami George, en quittant Brighton, fit la route dans une berline à quatre chevaux, et descendit dans un splendide hôtel de Cavendish-Square. Là, le jeune gentleman prit, pour lui et sa nouvelle épouse, une longue suite de salles magnifiquement décorées, une table garnie de vaisselle plate, et se fit servir par une demi-douzaine de domestiques noirs, silencieux comme les muets du sérail. George fit les honneurs à Jos et à Dobbin avec une aisance toute princière. Pour la première fois, Amélia, surmontant à peine sa timide gaucherie, présida ce que George appelait pompeusement la table de sa femme.

L'amphytrion faisait le difficile pour les vins, et ses airs de monarque en imposaient aux domestiques. Jos avalait sa soupe à la tortue avec une satisfaction gloutonne, et Dobbin lui complétait ce qui faisait défaut sur son assiette par suite de l'inexpérience à servir de la maîtresse de la maison; les yeux de Jos témoignaient au capitaine de la reconnaissance de son estomac.

La somptuosité du repas et de l'appartement provoqua la sollicitude du bon Dobbin pour la bourse de son ami. Après le dîner, tandis que Jos était à ronfler dans le grand fauteuil, il hasarda quelques observations sur cette recherche dans les mets, cette prodigalité de vin de Champagne vraiment digne d'un archevêque, mais ce fut en vain:

«J'ai toujours été habitué à voyager en gentilhomme, répondit George, et quand le diable y serait, ma femme aura toutes les aises auxquelles elle doit prétendre dans son rang. Tant qu'il restera un sou dans ma bourse, j'entends qu'elle vive au sein de l'abondance.»

George paraissait trop satisfait de ses grands airs de générosité, pour que Dobbin cherchât plus longtemps à lui persuader que le bonheur d'Amélia n'était point dans une soupe à la tortue.

Un peu après le dîner, Amélia exprima timidement le désir d'aller voir sa mère à Fulham; George y consentit, mais non pas sans avoir d'abord accueilli sa demande par de grondeuses paroles. Elle alla s'apprêter dans son immense chambre à coucher où s'élevait un immense lit de parade, «où avait dormi la sœur de l'empereur Alexandre lorsque les souffrants alliés s'étaient rendus à Londres.» Elle mit son petit chapeau et son châle avec beaucoup d'empressement et de plaisir. George, pendant ce temps, était resté dans la salle à manger à boire du bordeaux, et quand elle revint il ne se dérangea pas le moins du monde.

«Est-ce que vous ne m'accompagnez pas, cher ami?» lui dit-elle d'un ton câlin?

Réponse négative! le cher ami avait à faire ce soir-là, et il laissa à son valet de pied le soin d'accompagner milady. Quand la voiture qu'on avait envoyé chercher fut arrivée à la porte de l'hôtel, Amélia prit congé de George d'un petit air boudeur. Après deux ou trois coups d'œil inutiles, elle descendit tristement le grand escalier. Le capitaine Dobbin la suivit par derrière, lui présenta la main pour monter en voiture et la regarda partir. Le valet, pour n'avoir point à rougir en donnant l'adresse au cocher devant les gens de l'hôtel, lui promit de la lui indiquer un peu plus loin.

Dobbin prit la route de son vieux quartier tout en pensant en lui-même au plaisir qu'il aurait eu de se trouver dans le fiacre à côté de mistress Osborne. George évidemment n'était pas dans les mêmes idées; car lorsqu'il fut las de boire, il sortit et acheta une contremarque, pour voir M. Kean dans le Juif de Venise. C'est que le capitaine Osborne aimait beaucoup le théâtre, il avait même joué certains premiers rôles d'une façon fort brillante, dans des représentations données au régiment.

Lorsque M. Joseph se réveilla en sursaut au bruit que faisait son domestique en vidant les carafons placés sur la table, il faisait nuit noire depuis longtemps. Un nouveau fiacre fut mis en réquisition à la station voisine, et l'on transféra M. Joe d'abord chez lui et puis ensuite dans son lit.

La visite de la pauvre Amélia fit passer à mistress Sedley quelques moments bien doux pour ses affections maternelles. Elle s'élança vers la porte quand la voiture s'arrêta à la grille du jardin, et elle serra avec effusion dans ses bras la jeune mariée tremblante et émue jusqu'aux larmes. Le vieux M. Clapp, qui était en bras de chemise à bêcher ses plates-bandes, se sauva tout honteux de son accoutrement, et la grosse fille irlandaise franchit d'un bond l'escalier de la cuisine pour faire son plus beau sourire à la nouvelle arrivée. Amélia, chancelante, avait peine à arriver au salon.

La mère et la fille laissèrent couler leurs pleurs sans contrainte dès qu'elles purent, à l'abri de ce sanctuaire, se livrer à la vivacité des sentiments qui débordaient dans leur cœur; il y eut bien des larmes répandues, comme le comprendra tout lecteur sentimental! Les larmes dans toutes occasions, soit tristes, soit joyeuses ne sont-elles pas la suprême ressource des femmes? Une mère et sa fille ont bien le droit de donner un libre cours à ces délicieux épanchements. Les bonnes mères se remarient à la noce de leurs filles; jugez de ce qui advient à un degré de plus! Tout le monde sait à quoi s'en tenir sur les grand'mères et leur tendresse ultra-maternelle. Je poserais volontiers en principe qu'on ne connaît bien l'amour maternel que lorsqu'on est passé à l'état de grand'mère. Laissons dans la demi-teinte d'obscurité qui règne au salon les sanglots, les larmes et les rires d'Amélia et de sa mère. Le vieux Sedley nous en donne lui-même l'exemple. Sa pénétration, à lui, n'avait pas été à deviner qui se trouvait dans la voiture qui s'était arrêtée à la porte. Il n'avait pas couru au devant de sa fille, mais il l'avait étroitement serrée contre son sein lorsqu'elle était entrée dans la maison, où il vivait au milieu de ses paperasses, de ses fils rouges et de ses comptes. Il causa un instant avec la mère et la fille, puis sortit discrètement de la pièce pour leur laisser toute liberté.

Le laquais de George avait un air de superbe dédain à regarder M. Clapp en bras de chemise arrosant ses rosiers. Il se découvrit toutefois avec une affable courtoisie, quand M. Sedley lui demanda des nouvelles de son gendre, de la voiture, de Joe, de la manière dont les chevaux avaient supporté le voyage de Brighton, et l'infortuné finit comme toujours par tomber sur le sujet de cet infernal sournois de Bonaparte. La servante irlandaise apporta une bouteille et un verre, car le vieux Sedley voulut à toute force que le domestique se rafraîchit, et il lui donna une demi-guinée, que le laquais empocha avec un mélange de surprise et de mépris.

«Buvez ce verre de vin à la santé de votre maître et de sa femme, dit Mr. Sedley, et n'oubliez pas de boire à la nôtre, Trotter, quand vous serez chez vous.»

Neuf jours à peine s'étaient écoulés depuis qu'Amélia avait quitté ce modeste réduit, et cependant elle se sentait séparée par un bien long intervalle des temps heureux qu'elle y avait passée. En faisant un retour vers cette époque, quelle différence ne trouvait-elle pas entre la situation présente de son esprit et celle de la jeune fille absorbée dans son amour, dirigeant toutes les forces de son âme sur l'objet unique de ses affections, et payant les soins affectueux de ses parents, sinon par l'ingratitude, du moins par une froide indifférence, tandis qu'elle réservait toute la chaleur de son cœur et de son âme pour réchauffer une espérance dont un jour, peut-être, elle aurait à reconnaître les illusions. Ce coup d'œil rétrospectif vers des temps tout à la fois voisins et si éloignés, la saisirent d'une certaine honte, et la vue de son excellente mère, si affligée dans sa solitude, la pénétra d'un tendre remords. Elle était bien forcée d'avouer maintenant que, possédant ce qu'elle croyait le paradis sur terre, ses désirs n'en étaient ni moins inquiets ni plus satisfaits.

Quand le nouvelliste, en mariant son héros et son héroïne, leur a fait faire ce qu'on appelle le grand saut, il tire en général la toile sur ce tableau. Eh! mon Dieu! le drame est-il donc fini? Les soucis et les luttes de la vie respectent-ils cette limite? En un mot, ne trouve-t-on plus que des objets couleur de rose sur les terres du mariage? Doit-on croire que la femme et le mari n'aient plus alors qu'à gagner paisiblement, au milieu des plus douces étreintes et des plus ineffables jouissances, le terme de leur vieillesse? Notre petite Amélia, toute fraîche débarquée sur ce nouveau rivage, jetait un dernier regard de regret et d'adieu à ces tristes et charmantes figures dont le courant ne la séparait pas encore assez pour l'empêcher de voir leurs ombres disparaître dans le lointain.

En l'honneur de la jeune mariée, mistress Sedley voulut faire quelque chose d'extraordinaire. Aussi, après le premier feu de leur entretien, elle quitta un instant mistress George Osborne, et descendit dans les parties inférieures de la maison, où se trouvait une espèce de cuisine, résidence habituelle de M. et mistress Clapp et de miss Flannigan, la servante irlandaise, lorsqu'elle avait lavé la vaisselle et ôté ses papillotes. Mistress Sedley se rendit donc dans ces profondeurs pour faire préparer un thé remarquable par sa magnificence. Chacun exprime sa tendresse à sa façon; la meilleure pour mistress Sedley était de bourrer sa chère Amélia de gâteaux et de salade d'oranges servie dans une coupe de cristal.

Tandis qu'on s'occupait de la confection des susdites friandises dans les parties basses de la maison, Amélia quittait le salon, montait l'escalier et se retrouvait sans savoir trop comment, dans la petite pièce qui lui avait servi de chambre avant son mariage, dans ce même fauteuil où elle avait passé de si longues heures d'angoisses et d'amertume. Elle éprouva le délicieux plaisir que l'on ressent à revoir un vieux camarade. Puis ses pensées l'entraînèrent vers la semaine à peine écoulée, et peu à peu elle revint sur son passé. Rechercher dans le passé les souvenirs heureux, qui contrastent douloureusement avec le présent; gémir sur ses espérances de bonheur évanouies et remplacées par le doute et la souffrance, tel était le sort de cette pauvre et infortunée créature, de cette brebis errante au milieu des luttes et des presses de la Foire aux Vanités.

Assise dans son vieux fauteuil, elle se rappelait avec tout son enthousiasme d'autrefois cette image de George, objet de ses confiantes et premières adorations. Fallait-il donc s'avouer maintenant la différence entre la réalité et les traits imaginaires du héros devant lequel elle eût volontiers jadis brûlé de l'encens? Pour réduire à une pareille extrémité la vanité de la femme qui vous aime et qui vous choisit, il faut ordinairement bien des années et bien des trahisons.... Les yeux verts et perçants de Rebecca, son sourire sinistre venaient ensuite remplir d'effroi la craintive Amélia. Elle resta plongée dans le vague de ces méditations, dans ces rêveries mélancoliques, les mêmes où l'avait trouvée l'honnête Irlandaise lorsqu'elle lui apporta la lettre qui contenait les nouvelles protestations de George et sa nouvelle demande en mariage.

Ses yeux étaient fixés sur ce petit lit bien lisse et bien blanc où naguère reposait encore sa tête de jeune fille! Mais il avait cessé d'être à elle. Alors elle se prenait à penser au plaisir qu'elle aurait à y dormir encore, à s'éveiller comme autrefois sous les regards souriants de sa mère. Elle songeait avec terreur à ce grand catafalque de damas qui s'élevait comme un tombeau dans cette vaste et sombre pièce où elle devait passer la nuit à Cavendish-Square. Ô cher petit lit bien blanc, que de confidences n'avez-vous pas reçues dans ses longues insomnies! que de fois dans son désespoir ne l'avez-vous pas entendue appeler la mort! Maintenant elle doit être bien heureuse et ses désirs sont remplis. Le bien-aimé pour lequel elle a tant soupiré, elle le possède pour toujours! Avec quelle vigilance, quelle tendresse sa bonne mère n'avait-elle pas veillé sur cette couche de l'innocence! Tous ces souvenirs, toutes ces pensées brisaient ce pauvre petit cœur sensible et passionné. Amélia alla s'agenouiller au pied de son humble couchette, et pour les froissements et les blessures de son âme demanda le baume consolateur à celui auquel la jeune fille s'était trop rarement adressée jusqu'alors. L'amour avait été sa foi, et maintenant ce cœur saignant et rebuté cherchait l'appui qui ne fait jamais défaut aux âmes souffrantes. Avons-nous le droit d'écouter, de répéter ces prières? Ces mystères sacrés de la conscience, mon cher lecteur, ne doivent point être troublés par le tumulte de la Foire aux Vanités au milieu de laquelle notre histoire se passe.

Nous dirons seulement que, quand on vint la chercher pour le thé, la jeune femme descendit avec une âme plus sereine. Ses tristes visions s'étaient évanouies, sa destinée lui paraissait moins amère; elle ne pensait plus ni aux froideurs de George, ni aux yeux verts de Rebecca. Elle embrassa tendrement son père et sa mère, et, par ses causeries avec le vieux Sedley, pénétra son âme d'une joie à laquelle il n'était plus accoutumé. Elle trouva le thé excellent, fit ses compliments à sa mère sur la salade d'oranges, et, en cherchant à répandre le bonheur autour d'elle, se sentit elle-même plus heureuse. Puis elle repartit pour aller dormir dans le grand catafalque funèbre, et reçut George avec un sourire sur les lèvres quand il rentra du théâtre.

Le lendemain, maître George avait des affaires d'une plus haute importance que d'aller au théâtre applaudir M. Kean. Dès son arrivée à Londres, il avait écrit aux hommes de loi de son père pour leur faire savoir que, dans sa royale sagesse, il avait décidé qu'il aurait avec eux une entrevue le jour suivant. Ses pertes au billard et aux cartes contre le capitaine Crawley avaient presque vidé sa bourse, et il désirait se monter en espèces avant son départ. Il n'avait d'autre moyen pour cela que d'entamer les deux mille livres que le notaire avait ordre de lui compter. Du reste, il ne doutait pas que son père, avant peu, ne se relâchât beaucoup de ses sévérités. Quel père assez dur pour ne point finir par ouvrir les yeux sur les mérites d'un prodige de son espèce? Et si ce cœur de roc était capable de résister à la voix du sang et à l'évidence de ses hautes vertus, eh bien! George était décidé à recueillir tant de lauriers, à planter tant de trophées sur les champs de bataille qui allaient s'ouvrir pour lui, que le vieillard, vaincu, finirait par reprendre de meilleurs sentiments pour son fils. D'ailleurs, George n'avait-il pas le monde devant lui? Sa mauvaise chance aux cartes ne serait peut-être pas éternelle, et deux mille livres, du reste, lui laissaient encore bien du temps.

Par ses soins, une voiture conduisit de nouveau Amélia auprès de sa mère. Il donnait carte blanche à ces deux dames pour se conformer dans leurs achats à toutes les exigences de la mode. Il voulait que mistress George Osborne ne manquât de rien pour faire sensation à son arrivée en pays étranger. Mais un jour, un seul jour pour de si importantes emplettes, c'était bien peu; aussi fut-il grandement et gravement rempli. Mistress Sedley courant en voiture chez la modiste et la lingère, se voyant escortée jusqu'à son équipage par une foule obséquieuse de commis empressés et polis, se crut un instant revenue aux jours de ses grandeurs passées; c'était la première joie qu'elle goûtait depuis ses rudes et pénibles épreuves. Mistress Amélia ne se montra pas complétement indifférente au plaisir de s'arrêter dans les boutiques, de voir, de marchander et d'acheter de jolies choses; il ne lui en coûtait point du tout d'obéir aux ordres de son mari, et elle se distinguait dans l'acquisition de ces objets de toilette par une finesse et une élégance toute féminines, comme disent les marchands, suivant une habitude traditionnelle.

Quant à la guerre qu'on voyait poindre à l'horizon, mistress Osborne ne s'en tourmentait pas beaucoup. L'affaire de Bonaparte était claire, il ne pouvait manquer d'être écrasé au premier choc. Les navires de Margate transportaient chaque jour à Gand et à Bruxelles une société élégante et choisie. On avait plutôt l'air de se rendre à une partie de plaisir qu'à une guerre sérieuse. Comment le Corse pourrait-il tenir contre les armées coalisées de l'Europe et le génie de Wellington! Amélia partageait ces sentiments; car il est inutile de dire que cette douce et tendre créature acceptait sans contrôle les impressions de ceux qui l'environnaient. Il y avait trop d'humilité et de soumission dans cette âme pour qu'elle vînt jamais à prendre l'initiative d'une opinion personnelle. Mais revenons à notre sujet; Amélia et sa mère passèrent une grande journée à courir les boutiques de Londres, et la jeune femme trouva à la fois grand succès et grand plaisir à ses débuts dans le monde élégant.

George, pendant ce temps, le chapeau sur l'oreille, les coudes en équerre, l'air crâne et provocateur, se dirigeait vers Bedford-Row, et s'avançait dans l'étude du notaire avec une démarche majestueuse, au milieu de tous les clercs à mine de parchemin, occupés à griffonner des mémoires indéchiffrables. Il enjoignit à l'un d'eux d'aller prévenir M. Higgs que le capitaine Osborne était à l'attendre. Au ton protecteur et arrogant d'Osborne, on aurait pu croire que ce pékin de notaire, qui avait trois fois plus de cervelle que lui, cinquante fois plus d'argent et mille fois plus d'expérience, n'était qu'un pauvre hère qui, toute affaire cessante, devait se mettre à la disposition du capitaine. George ne s'aperçut pas du sourire de pitié qui passa sur les lèvres de tous ces gratteurs de papier, comme il les traitait dans son for intérieur, depuis le maître clerc jusqu'au saute-ruisseau. Il s'assit, et tout en caressant avec sa canne la tige de sa botte, il daigna abaisser ses pensées sur le ramassis de pauvres diables qu'il avait devant les yeux. Ces pauvres diables étaient au courant de ses affaires, et en parlaient le soir au café tout en buvant leur bière avec des confrères. Quel secret y eut-il jamais pour un notaire ou pour ses clercs? Rien n'échappe à cette puissance scrutatrice, mais discrète; dans les études se règlent mystérieusement les destinées de tous les habitants de la Cité.

En entrant dans le cabinet de M. Higgs, George s'attendait peut-être à le trouver chargé de quelque message de réconciliation de la part de son père, et peut-être avait-il pris ces allures dédaigneuses et superbes pour manifester, dans son extérieur, la résolution et la fermeté de son âme. Mais ces prétentions à l'arrogance ne rencontrèrent chez le notaire que froideur et indifférence, ce qui les rendit encore plus ridicules. M. Higgs était occupé à écrire quand le capitaine entra.

«Avez la bonté de vous asseoir, monsieur, lui dit-il; je suis à vous à la minute. Monsieur Poe, apportez-moi le dossier, s'il vous plaît.»

Et il se remit à écrire.

M. Poe ayant apporté les pièces, le patron demanda à George s'il voulait ses deux mille livres en billets payables à vue, ou bien s'il préférait qu'on lui achetât de la rente.

«Un des exécuteurs testamentaires de feu M. Osborne est absent en ce moment, dit-il avec le ton de l'indifférence, mais mon client consent à se conformer à vos désirs pour terminer le plus tôt possible.

—Faites-moi un billet, reprit le capitaine de fort mauvaise humeur, je n'ai que faire de vos schellings et vos sous,» ajouta-t-il quand l'homme de loi lui présenta le montant de la somme.

Il se flattait d'avoir, par ce trait de majestueux mépris, confondu la ridicule exactitude de ce vieil écrivassier, et il sortit du cabinet le papier dans sa poche.

«Dans deux ans ce garçon-là sera sous clef, dit M. Higgs à M. Poe.

—Croyez-vous donc que le père Osborne ne finisse pas par se radoucir?

—Je me fierais plutôt à l'attendrissement d'une borne, répliqua M. Higgs.

—Du reste, il la mène bonne et heureuse, reprit le clerc, voilà à peine une semaine qu'il est marié, et je l'ai vu l'autre jour avec d'autres individus de son régiment reconduire au sortir du théâtre mistress High Flyer à sa voiture.»

Puis la conversation prit un autre cours, et mistress George Osborne s'effaça du souvenir de ces messieurs.

Le billet était tiré sur nos amis de Lombard-Street Hulker et Bullock. George jugea à propos de se diriger sur-le-champ de ce côté pendant qu'il était en train de faire ses affaires: il avait hâte de recevoir son argent. Fred Bullock, à la face bilieuse, était précisément à regarder le travail d'un de ses employés, dans le bureau où George se présenta, sa face jaune prit aussitôt une teinte livide, et il se retira comme pour cacher les remords de sa conscience dans son cabinet le plus reculé. George, tout occupé à couver des yeux son argent, ne fit aucune attention aux variations de teint et à la fuite du cadavérique adorateur de sa sœur.

Fred Bullock instruisit le soir même le vieil Osborne de la démarche de son fils.

«Il est fier comme un écu neuf, lui dit son futur gendre. Il a pris jusqu'au dernier schelling. Quelques centaines de livres n'iront pas loin avec ce garçon-là.»

Le vieil Osborne attesta par le plus terrible serment qu'il se souciait peu du temps et de la manière qu'on mettrait à dépenser cet argent.

Quant à George, fort satisfait de l'emploi de sa journée, il fit promptement tous ses préparatifs de départ, et Amélia reçut, pour payer ses emplettes, des billets à vue que son mari lui remit avec une générosité de grand seigneur.

CHAPITRE XXVII.

Amélia au régiment.

Quand le splendide équipage de Joe s'arrêta à la porte de l'hôtel de Chatham, la première figure qu'avait aperçue Amélia avait été celle du brave capitaine Dobbin qui, depuis plus d'une heure, arpentait la rue en attendant l'arrivée de ses amis. Le capitaine, avec ses épaulettes, son habit d'uniforme, son ceinturon rouge et son sabre, avait une tournure tout à fait martiale. Jos sentit alors un certain orgueil à pouvoir parler de sa liaison avec lui; aussi mit-il dans son bonjour bien plus de cordialité qu'il lui en avait jamais témoigné à Brighton.

Le capitaine avait avec lui l'enseigne Stubble qui, en voyant descendre Amélia de voiture, ne put retenir l'exclamation suivante:

«Vrai Dieu, la jolie fille!»

Osborne se rengorgea à cette approbation spontanée et la prit comme un hommage rendu à son bon goût. À vrai dire, Amélia dans sa pelisse de mariée, avec ses rubans roses, la fraîcheur que donnait à ses joues un voyage rapide et au grand air, justifiait assez, par la gentillesse et le charme de sa figure, le compliment de l'enseigne. Dobbin au fond du cœur en sut gré à son jeune camarade; puis, comme il s'avançait pour aider la jeune femme à descendre de voiture, Stubble put voir le joli petit pied qui posa à peine sur la marche. Il devint tout rouge pendant qu'il faisait le plus profond salut à la jeune mariée.

En voyant le numéro du régiment sur le casque de l'enseigne, Amélia lui fit un petit signe de tête accompagné d'un doux sourire, ce qui acheva de le clouer sur place. À partir de ce jour, le capitaine Dobbin traita M. Stubble de la façon la plus affectueuse, et, à la promenade comme à la caserne, il fut souvent question d'Amélia dans leurs conversations. Bientôt, parmi les jeunes et braves officiers du ***e régiment, ce fut à qui aurait le plus d'admiration et de louanges pour mistress Osborne. Ses manières simples et naturelles, son air bienveillant et modeste lui gagnèrent tous les cœurs honnêtes. Notre lecteur doit demander à son imagination plus encore qu'à nos paroles une idée de cette douceur et de cette simplicité. La simplicité, voilà un joyau inestimable pour une femme et qu'on peut reconnaître en elle, rien qu'à lui entendre dire qu'elle est engagée pour le prochain quadrille ou que la chaleur la fatigue. George, qui avait toujours eu le pompon dans son régiment, grandit encore dans l'estime de ses jeunes collègues, séduits par son désintéressement à prendre une femme sans fortune et son bon goût à la choisir si charmante.

Dans le salon commun, Amélia fut toute surprise de trouver une lettre adressée à mistress la capitaine Osborne. C'était un billet rose de forme triangulaire. Sur le cachet on voyait une colombe tenant dans son bec un rameau d'olivier; la cire n'avait point été ménagée, et l'écriture très-large et très-lâche accusait une main féminine.

«Voilà qui sort du poignet de Peggy O'Dowd, dit George en riant; je le reconnais aux bavures de la cire.»

C'était bien en effet un billet de mistress la major O'Dowd, qui priait mistress Osborne de venir passer la soirée chez elle en petit comité.

«Il faut y aller, dit George à sa femme; vous ferez connaissance avec tous les officiers de notre corps. O'Dowd commande le régiment, et Peggy commande O'Dowd.»

Mais ils étaient à peine, depuis quelques minutes, en possession de la lettre de mistress O'Dowd, que la porte s'ouvrit avec fracas et qu'une bonne grosse mère, en amazone, suivie de quelques officiers du régiment, s'avança à leur rencontre.

«Me voilà! fit-elle, car je n'ai pas pu attendre au thé. George, mon cher, présentez-moi à madame. Madame, charmée de faire la vôtre et de vous présenter mon époux, le major O'Dowd.»

Après ce compliment, la joyeuse et grosse amazone s'élança au cou d'Amélia avec une effusion délirante, et celle-ci reconnut bien vite l'original dont son mari s'était si souvent amusé à lui faire la caricature.

«Vous avez dû souvent entendre parler de moi à votre cher époux, reprit cette dame avec beaucoup de vivacité.

—Vous avez dû souvent en entendre parler,» répéta son mari le major avec la précision d'une serinette.

Amélia lui dit qu'en effet ils avaient souvent parlé d'elle avec son mari.

«Je suis sûre qu'il ne m'aura pas trop bien arrangée, répliqua mistress O'Dowd en ajoutant que George était une mauvaise langue.

—J'en répondrais,» continua le major essayant de prendre un air malicieux, ce qui excita une vive hilarité de la part de George.

Mistress O'Dowd fit claquer son fouet, en intimant au major l'ordre de se tenir fixe sur toute la ligne. Puis elle demanda à George d'être présentée à mistress la capitaine Osborne, suivant toutes les règles de l'étiquette.

«Je vous présente, ma chère femme, dit George avec son plus grand sérieux, la très-bonne, très-aimable et très-excellente amie, Aurelia Margaretta, autrement dite Peggy.

—Vous y êtes; allez toujours, dit le major.

—Autrement dite Peggy, femme de Michel O'Dowd, major de notre régiment et fille de Fitzjurld Ber'sford de Burge Malony de Glen Malony, comté de Kildare.

—Et de Murgan-Square, à Dublin, reprit la dame avec un air de majesté calme et digne.

—Et de Murgan-Square, cela va sans dire, fit tout bas le major.

—C'est là que vous m'avez fait la cour, mon cher major,» reprit la dame.

Le major eut un signe de tête affirmatif pour ces dernières paroles comme pour celles qui les avaient précédées.

Le major O'Dowd avait servi son souverain dans toutes les parties du monde. Bien qu'il eût dû ses grades à quelque chose de plus honorable que des intrigues de boudoir, il était cependant le plus modeste, le plus silencieux, le plus doux et le plus paisible des hommes; c'était un agneau que sa femme menait à sa fantaisie. Il venait en silence prendre sa place à la table des officiers, buvait beaucoup, puis, quand il était gorgé de liquides, il rentrait dans sa chambre pour y cuver son vin. S'il ouvrait la bouche, c'était toujours pour être d'accord sur n'importe quoi avec n'importe qui. Sa vie s'écoulait ainsi heureuse et égale. Le soleil brûlant de l'Inde n'avait point embrasé son sang, et la fièvre jaune n'avait point eu de prise sur cette rude écorce. Il marchait à une batterie de canons avec la même indifférence qu'il mettait à se rendre à une table servie. Son appétit ne distinguait pas entre un rôti de cheval et une soupe à la tortue. Il avait encore sa vieille mère, mistress O'Dowd de O'Dowdstown, à laquelle il n'avait jamais désobéi qu'en prenant la fuite pour s'enrôler et en s'obstinant à épouser cette gaillarde de Peggy Malony.

Peggy était une des cinq demoiselles faisant partie des onze enfants de la noble maison de Glen-Malony. Son mari, et tout à la fois son cousin, lui était parent du côté maternel, et lui devait l'inestimable avantage d'une alliance avec des Malonies, dont pas une famille au monde n'égalait à ses yeux la noblesse. Après neuf saisons à Dublin et deux à Bath et à Cheltenham, sans avoir pu trouver personne qui voulût s'atteler avec elle au joug de l'hyménée, miss Malony ordonna à son cousin Mick de l'épouser; elle marquait alors six lustres et demi sonnés. L'honnête garçon obéit et emmena sa cousine dans les Indes occidentales, où elle eut, comme doyenne d'âge, la présidence des dames du ***e régiment dans lequel O'Dowd venait de passer par mutation.

Mistress O'Dowd avait à peine passé une demi-heure avec Amélia, que celle-ci, subissant le sort commun à toutes les nouvelles connaissances de la major, dut écouter d'un bout à l'autre l'histoire de sa famille et la généalogie des Malonies.

«Ma chère, disait-elle dans le laisser-aller de ses épanchements, je voulais faire de George mon beau-frère, et ma sœur Glorvina lui allait parfaitement; mais ce qui est fait n'est plus à faire, et, puisqu'il vous a épousée, vous êtes désormais pour moi comme ma sœur. Pas vrai? C'est maintenant comme si vous étiez de la famille. Vous avez une petite mine chiffonnée qui me plaît, et je vois d'ici que nous nous entendrons au mieux; et nous n'aurons au régiment qu'à marquer un de plus au total.

—C'est cela, nous n'aurons qu'à marquer un de plus au total,» dit O'Dowd d'un air approbateur.

Amélia, fort reconnaissante de ces bons procédés, se divertit néanmoins beaucoup d'un accueil aussi cavalier, et de cette brusque introduction au milieu de sa nouvelle et nombreuse famille.

«Ici, nous sommes tous de bons diables, continua la femme du major. Il n'y a pas un régiment au service où vous puissiez trouver plus d'union et de concorde que dans le nôtre. Jamais de querelles, de mauvais rapports, de médisance parmi nous. Il y règne, tout au contraire, une affection réciproque à l'égard les uns des autres.

—Exemple: mistress Magenis et vous, dit George en riant.

—Mistress la capitaine Magenis et moi avons fait notre paix, et pourtant elle s'était conduite avec moi à me rendre les cheveux tout blancs et à me mettre à deux doigts du tombeau.

—Ah! Peggy, ma chère, c'eût été dommage pour ces belles tresses noires, s'écria le major.

—Taisez votre bec, gros bêta! Voyez-vous, ces maris, mistress Osborne, il faut toujours que ça lève la tête. Quant à Mick, je lui ai dit qu'il ne devrait jamais ouvrir la bouche que pour donner le mot d'ordre, boire et manger. Il faudra que je vous fasse connaître notre personnel; je vous donnerai tous les renseignements dans le tête-à-tête. Présentez-moi maintenant à votre frère; en vérité, c'est un bel homme: il me rappelle mon cousin Dan Malony, Malony de Ballymalony, ma chère; vous savez qu'il a épousé Ophélia Scully de Oystherstown, cousine de lord Poldoody.... Monsieur Sedley.... charmée de faire la vôtre. Vous dînerez, je pense, avec nous ce soir à la table des officiers.... Pensez au docteur, Mick, et tenez-vous bien pour ne pas vous mettre hors combat pour la réunion de ce soir.

—Nous pourrions peut-être, ma chérie, fit observer le major, avoir pour M. Sedley un billet d'invitation à ce dîner d'adieu que nous donne le 150e.

—Vite, Simple.... L'enseigne Simple de notre régiment; ma chère Amélia, j'avais oublié de vous le présenter.... Courez en toute hâte: vous offrirez au colonel Tavish les compliments de mistress la major O'Dowd, et vous lui direz que le capitaine Osborne a amené avec lui son beau-frère, et que nous le lui conduirons dans la salle du banquet, à cinq heures sonnant. Voulez-vous, ma chère, venir prendre avec moi quelque chose pour tromper la faim jusque-là? Allons, pas de cérémonie, je vous prie.»

Tandis que mistress O'Dowd continuait sa litanie, le jeune enseigne, déjà au bas de l'escalier, courait s'acquitter de sa commission. L'obéissance est l'âme du soldat!

«Emmy, dit le capitaine George, nous allons à notre service. Pendant ce temps, mistress O'Dowd voudra bien procéder à votre éducation militaire.»

Les deux capitaines prirent chacun un bras du major, et se firent l'un à l'autre, par-dessus sa tête, une grimace d'intelligence.

Une fois en possession de sa nouvelle amie, mistress O'Dowd l'accabla d'une avalanche de renseignements, à laquelle ne pouvait résister la mémoire de la pauvre petite patiente. Amélia fut initiée à toute l'histoire secrète de la nombreuse famille dans les rangs de laquelle la jeune dame s'étonnait d'être encore si vite entrée.

«Mistress Heavytop, la femme du colonel, était morte à la Jamaïque, d'une passion malheureuse, fortement compliquée de fièvre jaune. Quant à ce vieux monstre de colonel, auquel on ne voyait pas plus de cheveux sur la tête qu'il n'y en a sur un boulet de canon, il avait conté fleurette à une fille métis de la localité. Mistress Magenis, à laquelle manquaient les premiers rudiments de l'éducation, était au demeurant une brave femme; mais elle avait une langue infernale, et aurait triché sa mère au whist. Mistress la capitaine Kirk ne manquait pas de lever au ciel ses grands yeux de homard effarouché dès qu'on parlait de faire le plus innocent loto. Et pourtant, continuait la major, mon père, l'homme le plus pieux qui soit entré dans une église, le doyen Malony, mon oncle et notre cousin l'évêque, font tous les soirs, en parfaite tranquillité de conscience, leur partie de mouche ou de whist. Du reste, aucune de ces dames n'accompagne le régiment, reprit mistress O'Dowd. Fanny Magenis reste avec sa mère, marchande, comme vous savez, de charbon et de pommes de terre à Islington-Town, tout près de Londres. Aussi la fille est-elle toujours à nous parler des navires de son père et à nous appeler pour nous les faire voir quand ils montent la rivière. Mistress Kirk et ses enfants resteront ici, à Bethesda-Place, pour être plus à portée de leur prédicateur favori, le docteur Ramshorn.... Mistress Bunny est dans une situation intéressante, mais c'est pour elle un état normal: voilà le huitième qu'elle va donner au lieutenant.... La femme de l'enseigne Posky, qui nous est arrivée deux mois avant vous, ma chère, s'est déjà querellée plus de vingt fois avec Tom Posky. On entend leur vacarme de toute la caserne. D'après le bruit qui court, ils en seraient déjà à se jeter les plats à la tête. Tom n'a point voulu s'expliquer la semaine dernière sur un noir qu'il avait à l'œil. Quant à madame, elle va retourner chez sa mère, qui tient une pension de demoiselles à Richemond. Pour en venir là, elle eût aussi bien fait de se tenir tranquille au lieu de se laisser enlever!... Où avez-vous étudié, ma chère? Moi, j'ai été élevée chez mistress Flanagan, aux Bosquets d'Ilissus, près Dublin, et la pension y coûtait bon. Rien qu'une marquise pour nous donner la prononciation de Paris, et un major général retiré du service pour nous faire marcher au pas.»

Amélia n'en revenait pas de ces singulières communications et de ces titres de parenté qui, sans plus de cérémonie, lui donnaient mistress O'Dowd pour soeur aînée. On la présenta le soir même au reste de sa famille improvisée. Comme elle était timide et aimable, sans être assez jolie pour donner de l'ombrage aux autres femmes, la première impression fut en sa faveur. Mais les officiers du 150e étant survenus et l'ayant jugée digne de leur attention particulière, toutes ses sœurs se mirent bien vite à lui trouver des défauts.

«Osborne en a donc fini avec ses folles dépenses, dit mistress Magenis à mistress Bunny.

—Si dans un débauché converti on peut tailler un bon mari, il y a des chances pour que George devienne le modèle du genre, fit observer mistress O'Dowd à mistress Posky, jusqu'alors la plus jeune mariée du régiment, et furieuse par suite contre la nouvelle venue qui lui prenait sa place.»

Quant à mistress Kirck, l'assistante du docteur Ramshorn, elle posa à mistress Osborne deux ou trois questions de principe sur le dogme, pour voir si c'était une brebis marquée au sceau de l'élection. À la simplicité des réponses de la jeune femme, elle décida que cette âme errait encore dans les plus épaisses ténèbres. Pour la rapprocher le plus possible de la lumière, elle lui remit trois excellents petits livres à bon marché et ornés de vignettes. En voici les titres.

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