La foire aux vanités, Tome I
—Mais il me semble que l'année dernière il ne vous déplaisait pas trop, cet étonnant M. Joseph, dit Osborne avec un air de bonhomie.
—Ah! c'est méchant! Eh bien! entre nous, mon amour pour lui ne m'a pas fait maigrir. Cependant, s'il m'eût demandé ce que vous avez l'air d'insinuer par vos regards fort charitables et fort significatifs, je n'aurais pas dit non, je l'avoue.»
Osborne arrêta sur elle un regard qui semblait dire: «En vérité, vous êtes bien bonne.»
«Ah! c'eût été un grand honneur pour moi de vous avoir pour beau-frère, n'est-ce pas? Moi, devenir la belle-sœur de George Osborne esquire, fils de John Osborne esquire, fils de.... Quel était votre grand-papa, monsieur Osborne? Voyons, ne vous fâchez pas. Ce n'est pas votre faute si vous avez un grand-papa. Et d'ailleurs, je suis parfaitement d'accord avec vous que j'aurais, sans répugnance, épousé M. Sedley. Que pouvait faire de mieux une pauvre fille sans fortune? Maintenant vous avez tout mon secret. Je suis franche et ouverte, et, tout bien considéré, c'est fort galant à vous de rappeler cette circonstance, oui, fort galant et fort poli. Ma chère Amélia, M. Osborne et moi nous parlions du pauvre Joseph. Comment va-t-il?»
George ne savait plus où donner de la tête, non pas que Rebecca eût raison contre lui, mais elle avait au moins réussi avec un plein succès à le mettre dans son tort. Il battit donc en retraite tout honteux et humilié, pensant que, s'il restait une minute de plus, il pourrait avoir à jouer un rôle assez ridicule sous les yeux d'Amélia.
Vaincu par Rebecca, ce n'est pas George qui aurait eu la petitesse de se venger d'une femme en racontant par derrière ses petites histoires scandaleuses. Il ne put toutefois s'empêcher de faire le lendemain au capitaine Crawley d'adroites confidences sur le compte de miss Rebecca: c'était une femme rusée, dangereuse, une coquette finie, etc., etc.... Crawley reçut tous ses détails en riant, et avant vingt-quatre heures Rebecca n'en ignorait pas un, tout lui était rapporté. Cela ajouta encore beaucoup à l'estime particulière qu'elle avait conçue pour M. Osborne. Je ne sais quel instinct de femme lui disait que ses premières tentatives amoureuses avaient échoué par lui, et elle l'affectionnait en conséquence.
«Il est de mon devoir de vous avertir, dit-il à Rawdon Crawley, qui venait de lui vendre son cheval et de lui gagner une vingtaine de guinées après le dîner; il est de mon devoir de vous avertir, car je me connais en femmes, et je vous engage à vous tenir sur vos gardes.
—Merci bien, mon cher, dit Crawley avec un regard pétillant de reconnaissance; vous avez l'œil trop pénétrant pour qu'on vous trompe.»
Et George le quitta, pensant tout à fait comme lui. En revoyant Amélia, il lui dit ce qu'il avait fait, et comme quoi il avait conseillé à Rawdon Crawley, un bon diable, un bon garçon, tout rond, d'être sur ses gardes contre cette astucieuse et fourbe miss Sharp.
«Contre qui? demanda vivement Amélia.
—Contre votre amie la gouvernante. Ne faites donc pas ainsi l'étonnée.
—Oh! George! qu'avez-vous fait?» dit Amélia.
Avec la pénétration féminine, que l'amour rend encore plus subtile, un instant lui avait suffi pour découvrir un secret qui avait échappé à miss Crawley, à l'innocente miss Briggs et surtout à la vue un peu obtuse du jeune lieutenant Osborne, aux épaisses moustaches.
Un jour que Rebecca était allée mettre son châle et son chapeau à l'étage supérieur, les deux amies profitèrent sans doute de l'occasion pour échanger leurs secrets et tramer quelqu'une de ces petites conspirations qui sont tout le bonheur de la vie féminine. Et nous, avec notre privilége de romancier qui nous introduit partout, il nous fut permis de voir Amélia se posant devant son amie Rebecca, lui prenant les deux mains et lui disant ces seules paroles:
«Je sais tout.»
Sur quoi Rebecca l'embrassa.
Pas un mot de plus ne fut échangé entre les deux jeunes femmes sur ce charmant secret; mais il devait avant peu tomber dans le domaine public.
Peu après les événements que nous venons de rapporter, miss Rebecca Sharp se trouvant encore chez sa protectrice à Park-Lane, on vit dans Great-Gaunt-Street un écusson de plus figurer parmi ceux qui formaient déjà la décoration de ce funèbre quartier. Placé sur la façade de la maison de sir Pitt Crawley, il n'annonçait point cependant la mort du digne baronnet. C'était un écusson de femme. Quelques années auparavant il avait déjà servi pour la vieille mère de sir Pitt, feue la douairière lady Crawley. Après son temps d'exposition, l'écusson enlevé était resté à moisir dans quelque coin de la maison du baronnet. Il revit le jour en l'honneur de la pauvre Rose Dawson. Sir Pitt était veuf une seconde fois. Les armes écartelées sur l'écu avec celles du baronnet n'appartenaient point à la pauvre Rose: la fille du quincaillier n'avait point d'armoiries. Mais les anges peints sur l'écu ne pouvaient-ils pas aussi bien lui aller qu'à la mère de sir Pitt, ainsi que le resurgam écrit en devise, et accompagné pour support de la colombe et du serpent des Crawley? Des armoiries, un écusson, le resurgam, quel sujet fécond pour moraliser!
M. Crawley avait apporté ses soins et ses consolations à cette femme délaissée sur son lit de souffrances; et elle avait quitté le monde, raffermie par ses pieuses exhortations. Depuis bien des années il était seul à lui témoigner des égards et des attentions. Telle était dès longtemps l'unique consolation de cette âme faible et abandonnée. La matière chez elle avait longtemps survécu à l'esprit. Le cœur était mort pour qu'elle pût devenir la femme de sir Pitt.
Tandis qu'elle trépassait à Crawley, son mari était à Londres à négocier quelques-unes de ses innombrables spéculations et à se disputer avec ses hommes de loi. Il trouvait néanmoins le temps d'aller souvent à Park-Lane et d'écrire notes sur notes à Rebecca pour la supplier, la conjurer, lui commander de revenir à la campagne auprès de ses jeunes élèves, qui n'avaient plus personne pour les surveiller depuis la maladie de leur mère. Mais miss Crawley ne voulait pas entendre parler de départ; car, bien que Londres ne possédât pas femme à la mode aussi disposée à mettre ses amis à l'écart, sans le moindre regret, dès qu'elle se sentait lasse de leur société, ni aussi prompte à s'en fatiguer, cependant elle était excessive dans ses attachements pendant toute leur durée, et sa passion pour Rebecca était encore dans sa première ardeur.
La nouvelle de la mort de lady Crawley ne donna pas lieu à une grande douleur ni à de longs commentaires dans la maison de miss Crawley.
«Je ferai bien de remettre ma soirée du trois, dit miss Crawley; puis, après une pause, elle ajouta: Je pense que mon frère aura la convenance de ne pas convoler à de nouvelles noces.
—C'est pour le coup que Pitt serait furieux», remarqua Rawdon, toujours avec les mêmes sentiments fraternels pour son aîné.
Rebecca ne disait rien. Elle semblait, de toute la famille, la plus triste et la plus affectée de cet événement. Elle quitta ce jour-là le salon avant le départ de Rawdon. Mais, par le plus grand des hasards, ils se rencontrèrent en bas comme ce dernier allait partir, et ils eurent ensemble une longue conversation.
Le lendemain matin, Rebecca, regardant à la fenêtre, fit tressaillir miss Crawley, tranquillement occupée à lire un roman français, lorsqu'elle lui cria d'une voix alarmée:
«Voici sir Pitt, madame!»
On entendit en même temps le baronnet frapper à la porte.
«Ma chère, je ne puis pas, je ne veux pas le voir. Dites à Bowls qu'il réponde que je suis sortie, ou descendez vous-même, et dites que je me sens trop mal pour recevoir personne. Mes nerfs sont trop agités pour qu'il me soit possible de supporter la vue de mon frère en ce moment.»
Cela dit, miss Crawley reprit son roman.
«Elle est trop malade pour vous voir, dit Rebecca, descendant vers sir Pitt, qui se disposait à monter.
—Tant mieux, répondit sir Pitt, j'avais à vous parler, miss Becky; venez avec moi dans le salon.»
Ils entrèrent tous deux.
«J'ai absolument besoin de vous à Crawley-la-Reine, mademoiselle», dit le baronnet en fixant les yeux sur elle et en déposant sur la table ses gants noirs et son chapeau orné d'un large crêpe.
Ses yeux avaient une expression si étrange, il les arrêtait sur elle si fixement, que Rebecca Sharp fut presque sur le point de trembler de tous ses membres.
«J'espère partir bientôt, dit-elle à voix basse, quand miss Crawley ira mieux.... et aller retrouver.... mes chères élèves.
—Vous me dites cela depuis trois mois, Becky, répliqua sir Pitt, et vous n'en restez pas moins auprès de ma sœur, qui vous jettera de côté un de ces quatre matins, comme une paire de vieux souliers dont elle n'a plus que faire. Je vous le répète, j'ai absolument besoin de vous. Je m'en vais pour l'enterrement. Voulez-vous venir avec moi, oui ou non?
—Je n'ose.... je ne crois pas.... il ne serait pas bien.... de m'en aller seule avec vous, monsieur, dit Becky paraissant en proie à une violente agitation.
—Je vous le répète, j'ai besoin de vous, dit sir Pitt en frappant sur la table. Je ne puis rien faire sans vous. Je ne sais ce qui nous arriverait, si vous tardiez encore longtemps. La maison va tout de travers. Rien n'est plus à sa place. Tous mes comptes sont embrouillés. Il faut que vous reveniez. Revenez, chère Becky, revenez.
—Revenir; mais à quel titre, monsieur? murmura Rebecca.
—Revenez en qualité du lady Crawley, si vous le voulez, dit le baronnet, agitant son chapeau de deuil. Cela peut-il vous satisfaire? Revenez, et vous serez ma femme. Vous le méritez à coup sûr. Au diable la naissance; vous valez toutes les ladies du monde. Vous avez autant d'esprit dans votre petit doigt qu'il s'en trouve dans toutes les têtes réunies de toutes les femmes des baronnets du comté. Voulez-vous, oui ou non?
—Oh! sir Pitt, dit Rebecca fort émue.
—Dites oui, Becky, continua sir Pitt; je suis vieux, mais encore solide au poste. J'ai au moins vingt ans devant moi. Je vous rendrai heureuse; qu'en pensez-vous? Vous ferez tout ce qui vous plaira; vous dépenserez ce que vous voudrez; rien ne vous sera refusé. Je vous constituerai un douaire en cas de mort; tout se passera en règle. Hésitez-vous encore?»
En même temps le baronnet tombait à ses genoux avec un air de vieux satyre.
Rebecca, la figure toute consternée, fit un mouvement en arrière. Dans le cours de cette histoire, nous ne l'avions pas encore vue manquer de sang-froid; mais sa présence d'esprit lui fit ici complétement défaut. Les larmes les plus vraies coulèrent de ses yeux.
«Ah! monsieur.... ah! sir Pitt, dit-elle, je suis.... hélas!... déjà mariée!»
CHAPITRE XV.
Où l'un voit un bout de l'oreille du mari de miss Sharp.
Tout lecteur d'un caractère sentimental, et nous n'en voulons que de ce genre, doit nous savoir gré du tableau qui couronne le dernier acte de notre petit drame. Qu'y a-t-il en effet de plus beau qu'une image de l'Amour à genoux devant la Beauté?
Mais, quand l'Amour reçut de la Beauté l'aveu terrible qu'elle était déjà mariée, il bondit soudain, et, quittant l'humble posture qu'il avait sur le tapis, il laissa échapper des exclamations qui rendirent la pauvre petite Beauté plus tremblante encore qu'elle n'était en prononçant ces malencontreuses paroles.
«Mariée! vous plaisantez, s'écria le baronnet après la première explosion de rage et de surprise. Vous voulez vous jouer de moi, Becky. Qui voudrait d'une femme sans un schelling de dot?
—Mariée! oui, mariée!» dit Rebecca fondant en larmes, la voix tremblante et son mouchoir sur ses yeux humides.
En même temps elle appuyait sa tête contre le marbre de la cheminée. On eût dit une statue de la Douleur, bien capable d'amollir le cœur le plus endurci.
«Oh! sir Pitt, cher sir Pitt, ne me croyez pas ingrate à toutes vos bontés envers moi. C'est votre noble générosité qui vient de m'arracher mon secret.
—Au diable la générosité! hurla sir Pitt; à qui donc êtes-vous mariée? où cela s'est-il fait?
—Laissez-moi retourner avec vous à la campagne, monsieur! permettez-moi de veiller sur vous avec le même dévouement! ne me séparez point de mon cher Crawley-la-Reine!
—Le ravisseur vous a donc abandonnée? dit le baronnet, s'imaginant qu'il commençait à comprendre. Eh bien! Becky, venez si vous le voulez. À parti pris conseil donné. L'offre que je vous faisais était belle cependant. Revenez au moins comme gouvernante. Vous pourrez toujours en faire à votre tête.»
Elle lui tendit la main, elle poussa des sanglots à se briser le cœur! ses boucles couvraient sa figure et elle se tenait accoudée sur le marbre de la cheminée.
«L'infâme est donc parti? reprit sir Pitt, dont l'esprit s'ouvrit à une honteuse pensée; ne pensez plus à lui, Becky, je prendrai soin de vous.
—Oh! monsieur, ce sera le bonheur de ma vie de retourner à Crawley-la-Reine et d'y prendre soin de vos enfants, de vous, comme par le passé, alors que vous m'exprimiez votre satisfaction des services de votre petite Rebecca. Quand je pense aux offres que vous venez de me faire, mon cœur se remplit de gratitude; oh! oui, je vous l'assure. Je ne puis être votre femme, permettez-moi.... d'être votre fille!»
À ces mots Rebecca tombait à genoux de la manière la plus tragique, et, pressant la main noire et crochue de sir Pitt entre ses deux petites mains blanches et lisses comme le satin, elle le regardait en face avec une expression de tendresse et de confiance. La porte s'ouvrit alors, et miss Crawley apparut sur le seuil.
Mistress Firkin et miss Briggs s'étaient trouvées par hasard à la porte du salon, comme le baronnet et Rebecca entraient dans cette pièce, et par hasard aussi elles avaient vu, à travers le trou de la serrure, le vieux bonhomme aux pieds de la gouvernante, et entendu ses offres généreuses. À peine avait-il fini que mistress Firkin et miss Briggs s'étaient élancées sur l'escalier, et, se précipitant dans la chambre où miss Crawley lisait son roman français, avaient apporté à cette vieille dame l'étourdissante nouvelle que sir Pitt, à genoux, faisait une déclaration à miss Sharp. Si vous calculez le temps nécessaire pour que le susdit dialogue ait pu s'achever, pour que miss Briggs et mistress Firkin soient grimpées jusqu'à l'étage supérieur, le temps nécessaire à miss Crawley pour s'étonner, laisser tomber son volume de Pigault-Lebrun et enfin descendre les escaliers, vous reconnaîtrez l'exacte précision de cette histoire et comment miss Crawley dut se présenter à la porte de la salle, au moment où Rebecca se trouvait dans une attitude suppliante.
«C'est la dame qui est à genoux et non pas le monsieur, dit miss Crawley avec un regard et une expression de dédain. On me disait que vous étiez à genoux, sir Pitt: mettez-vous donc encore à genoux, et voyons un peu le joli tableau que cela fait.
—J'ai remercié sir Pitt, madame, dit Rebecca en se relevant, et je lui ai dit que jamais je ne pourrais devenir lady Crawley.
—Comment! vous avez refusé ses offres?» dit miss Crawley tout ébahie.
Briggs et Firkin, se tenant sur la porte, ouvraient les yeux d'étonnement et la bouche de stupéfaction.
«Oui, je l'ai refusé, continua Rebecca d'une voix triste et larmoyante.
—Mais dois-je en croire mes oreilles, sir Pitt? et lui auriez-vous fait une déclaration formelle? demanda la vieille dame.
—Oui, dit le baronnet, c'est la vérité.
—Et vous a-t-elle refusé, comme elle le dit?
—Oui, dit sir Pitt avec un gros rire.
—Cela n'a pas l'air de vous attrister beaucoup, observa miss Crawley.
—Pas le moins du monde,» répondit sir Pitt avec un sang-froid, une bonne humeur qui laissa miss Crawley tout étonnée.
Qu'un vieux gentilhomme de bonne race se mette aux genoux d'une pauvre gouvernante et éclate de rire quand elle lui refuse sa main, qu'une pauvre gouvernante refuse un baronnet flanqué de quatre mille livres sterling de revenu, miss Crawley ne pouvait s'expliquer ces mystères. Il y avait là une intrigue qui surpassait en complication toutes celles de son bien-aimé Pigault-Lebrun.
«Je suis bien aise de vous voir si gai, mon frère, continua-t-elle sans pouvoir revenir de sa surprise.
—C'est fameux! dit sir Pitt, qui eût pensé cela? C'est un vrai démon, un petit renard, disait-il à part lui en souriant de plaisir.
—Qui eût pensé quoi? criait miss Crawley en frappant du pied. Voyons, miss Sharp, est-ce que vous attendez le divorce du Prince régent, et ne trouveriez-vous pas notre famille assez bonne pour vous?
—L'attitude que j'avais, madame, dit Rebecca, quand vous êtes entrée, témoigne assez du prix que j'attache à l'honneur que ce noble et excellent homme daignait me faire. Il faudrait n'avoir point de cœur si, en retour de tant de bonté, de tant d'affection pour la pauvre orpheline, pour l'enfant abandonnée, elle vous payait par de la froideur et de l'insensibilité. Oh! mes amis, mes bienfaiteurs! ma tendresse, ma vie, mon dévouement, tout vous appartient pour l'appui que j'ai trouvé auprès de vous. Douteriez-vous de ma reconnaissance, miss Crawley? Ah! c'en est trop.... mon cœur succombe à tant d'émotions....»
En même temps, elle se laissa tomber d'une façon si tragique sur une chaise voisine, que toute l'assistance fut attendrie de sa douleur.
«Que vous m'épousiez ou non, vous êtes une bonne petite fille, Becky, et je serai votre ami, entendez-vous?» dit Pitt en mettant son chapeau à crêpe.
Il partit, et Rebecca se sentit soulagée d'un grand poids; car ainsi son secret restait ignoré de miss Crawley, et elle pouvait encore jouir de quelque temps de répit.
Elle s'essuya les yeux avec son mouchoir, et fit signe à l'honnête Briggs, qui grillait de l'accompagner, de ne point la suivre dans sa chambre. Briggs et miss Crawley, au comble de la curiosité, se mirent à commenter ce singulier événement. Firkin, non moins émue, descendit dans les régions de la cuisine, et mit au courant de l'affaire la population mâle et femelle de l'endroit. Firkin fut si frappée de cette aventure, qu'elle jugea à propos d'écrire, par le courrier du soir, que, sauf le respect qu'elle devait à mistress Bute Crawley et à la famille du ministre, sir Pitt avait offert sa main à miss Sharp, et qu'elle l'avait refusée, à l'étonnement général.
Dans la salle à manger, où la digne miss Briggs se réjouissait de partager de nouveau les confidences de sa maîtresse, ces deux dames n'en revenaient point de la proposition de sir Pitt et du refus de Rebecca; Briggs supposait fort judicieusement qu'il devait s'élever quelque obstacle par suite d'un attachement antérieur; autrement, suivant elle, la jeune femme n'aurait pas refusé une offre si avantageuse.
«Vous auriez accepté, n'est-ce pas, Briggs? dit miss Crawley avec un air de bonté.
—Ne serait-ce pas un grand honneur pour moi de devenir la sœur de miss Crawley? répondit Briggs par une périphrase évasive.
—Eh bien! après tout, Becky eût fait une très-bonne lady Crawley,» observa miss Crawley, fort attendrie du refus de la jeune fille.
Elle était d'autant plus libérale dans son admiration qu'elle n'avait plus de sacrifice à faire.
«C'est une forte tête, continua-t-elle, avec plus d'esprit dans son petit doigt que vous, ma pauvre Briggs, n'en avez dans toute votre personne. Ses manières sont excellentes, et surtout depuis que je l'ai formée. C'est une Montmorency, on le voit bien, Briggs, et le sang est après tout quelque chose, quoique, pour ma part, je m'élève au-dessus de ces préjugés. Elle eût tenu son rang au milieu de ces orgueilleux et stupides personnages de l'Hampshire, bien mieux que la malheureuse fille du quincaillier.»
Briggs maintenait son opinion, et cet attachement antérieur devenait l'objet de leurs conjectures.
«Vous autres, pauvres créatures sans amies, vous avez toujours quelque sot roman, dit miss Crawley; et vous-même, qu'avez-vous fait de votre bel amour pour ce maître d'écriture? Allons, Briggs, ne pleurez pas; et à quoi bon pleurer ainsi? Vos larmes ne le ressusciteront pas; et je suppose que cette infortunée Becky n'aura pas été moins niaise, moins sentimentale que.... Il y a là-dessous un apothicaire, un commis, un peintre, un jeune ministre ou quelque chose de cette espèce.
—Pauvre enfant! pauvre enfant!» disait Briggs se reportant à vingt-quatre ans en arrière et pensant au maître d'écriture pulmonique, dont une mèche de cheveux jaunes et des lettres remarquables par leur griffonnage restaient dans son pupitre comme un aliment éternel pour son amour et ses regrets, «Pauvre enfant!» répétait Briggs; elle se voyait encore avec ses joues fraîches et ses dix-huit ans, allant le soir à l'église et chantant avec son pulmonique sur le livre des psaumes.
«Après une telle conduite de la part de Rebecca, dit miss Crawley avec enthousiasme, notre famille doit faire quelque chose pour elle. Cherchez à découvrir quel est l'individu, Briggs. Je l'établirai en boutique, je lui ferai faire mon portrait, ou je parlerai de lui à mon cousin l'évêque; je donnerai une dot à Becky, nous aurons une noce, Briggs; vous ferez le déjeuner, et vous serez la demoiselle d'honneur.»
Briggs déclara que ce serait charmant et s'extasia sur l'inépuisable bonté de sa chère miss Crawley. Elle monta dans la chambre de Rebecca pour la consoler, pour causer de l'offre, du refus, de ses motifs d'agir ainsi, pour lui faire part des généreuses intentions de miss Crawley et pour tâcher de découvrir qui était le maître et seigneur du cœur de miss Sharp.
Rebecca, en proie à une vive émotion, répondit aux offres bienveillantes que lui apportait miss Briggs avec toute la chaleur de la reconnaissance. Elle lui avoua qu'il y avait là-dessous un secret attachement entouré du plus délicieux mystère. Quel dommage que miss Briggs ne fût pas restée une minute de plus au trou de la serrure!
Rebecca allait peut-être lui en dire plus long; mais à peine miss Briggs se trouvait-elle auprès de Rebecca depuis cinq minutes, que miss Crawley s'y présenta en personne, honneur jusqu'alors inouï. Son impatience ne lui ayant pas permis d'attendre le retour de son ambassadrice, elle était venue elle-même. Elle dit à Briggs de quitter la chambre, exprima hautement à Rebecca son approbation sur sa conduite, et lui demanda des détails sur le colloque qui avait amené l'offre surprenante de sir Pitt.
Rebecca lui dit que, depuis longtemps, elle s'apercevait des prévenances dont sir Pitt voulait bien l'honorer, car c'était son habitude de faire connaître ses sentiments d'une manière assez franche et assez peu déguisée. Elle eut soin de taire ses raisons particulières de refus, dont elle ne voulait point, pour le moment, occuper l'esprit de miss Crawley. L'âge, le rang, les habitudes de sir Pitt lui avaient fait trouver ce mariage complétement impossible. D'ailleurs, une femme qui possède le moindre sentiment de dignité personnelle, de convenance, peut-elle écouter de pareilles propositions à un tel moment, lorsque les funérailles de la dernière épouse ne sont pas encore terminées?
«À d'autres, ma chère, vous n'auriez pas refusé, s'il n'y avait pas anguille sous roche, dit miss Crawley, arrivant brusquement à ses fins. Dites-moi vos motifs; quels sont vos motifs personnels? Il y a un amoureux là-dessous; il y a quelqu'un qui a touché votre cœur.»
Rebecca, baissant les yeux, avoua qu'il y en avait un.
«Vous avez deviné tout juste, ma chère dame, dit-elle d'une voix douce et timide; vous vous étonnez qu'une pauvre fille sans amis ait trouvé à placer son cœur? Mais je n'ai jamais entendu dire que la pauvreté fût un obstacle à la loi commune. Ah! que n'a-t-il pu en être ainsi!
—Pauvre chère âme, s'écria miss Crawley toujours prête à faire du sentiment, votre amour n'est donc point partagé? nous pleurons donc dans le secret et l'abandon? Contez-moi tout, que je puisse vous consoler.
—Que cela n'est-il en votre pouvoir, chère madame? dit Rebecca de la même voix larmoyante. Ah! j'en aurais bien besoin!»
Et elle appuyait sa tête sur l'épaule de miss Crawley, et pleurait avec tant de naturel que la vieille dame, maîtrisée pas un mouvement de sympathie, l'embrassa avec une tendresse presque maternelle, et l'assura avec vivacité de son estime et de son affection, déclarant qu'elle l'aimait comme une fille et qu'elle ferait tout au monde pour lui être utile.
«Et maintenant, ma chère, son nom? Est-ce le frère de cette charmante miss Sedley? Vous m'avez touché un mot d'une affaire avec lui. Je l'inviterai ici et il sera à vous. Vous pouvez compter dessus, ma chère.
—Ne m'interrogez point, dit Rebecca; plus tard, bientôt vous saurez tout, oui, tout, chère et excellente miss Crawley! bien chère amie.... Mais puis-je vous donner ce nom?
—Je le veux, ma chère enfant, répliqua la vieille dame en l'embrassant.
—Il m'est impossible de vous rien dire maintenant, sanglota Rebecca; je suis bien malheureuse!... mais aimez-moi toujours.... promettez-moi de m'aimer toujours.»
Toutes deux maintenant versaient des larmes, car l'émotion de la jeune femme avait été contagieuse pour sa vieille protectrice. Miss Crawley fit solennellement cette promesse et quitta ensuite sa petite amie, pleine d'admiration pour cette simple, tendre, affectueuse et incompréhensible créature.
Seule et livrée à elle-même pour réfléchir sur les événements imprévus et merveilleux de cette journée, sur ce qu'elle était, sur ce qu'elle aurait pu être, quels furent, à votre avis, les sentiments intimes de miss, non, j'en demande pardon, de mistress Rebecca? Un peu plus haut votre serviteur a réclamé le privilége de jeter un regard furtif dans la chambre de miss Amélia Sedley et a dévoilé avec l'omniscience du nouvelliste tous les petits soucis, toutes les petites passions qui voltigeaient à l'entour de cet innocent chevet; et pourquoi ici ne pas nous déclarer le confident de Rebecca, le maître de ses secrets et le geôlier de sa conscience?
Rebecca se laissa d'abord aller aux regrets les plus vifs et les plus sincères d'avoir été réduite à renoncer à la bonne fortune prodigieuse qu'elle avait eue si près de sa main; c'était là assurément un contre-temps qui lui attirera toute la sympathie des personnes positives.
«Eh quoi! se disait Rebecca, j'aurais pu être milady! J'aurais mené ce vieux bonhomme par le nez. J'aurais dispensé mistress Bute de sa protection et M. Pitt de ses airs de supériorité. J'aurais eu maison de ville meublée à neuf et fraîchement décorée, je me serais promenée dans le plus bel équipage de Londres, j'aurais eu ma loge à l'Opéra, et, l'année prochaine, j'aurais été présentée à la cour. Voilà quelle aurait pu être la réalité, tandis que l'avenir maintenant n'est plus que doute et mystère.»
Mais Rebecca était une jeune dame d'une résolution et d'un courage trop énergiques pour se permettre longtemps ces lamentations superflues sur un passé irrévocable. Après avoir fait à ces préoccupations une part de regrets convenable, elle tourna toute son attention vers l'avenir qui, par son importance, fixait bien davantage ses méditations. Elle calcula donc quels étaient, dans sa situation, ses espérances, ses doutes et ses chances de succès.
D'abord elle était mariée, c'était là le point capital. Sir Pitt le savait. Cet aveu de sa part était moins l'effet d'une surprise que d'une décision prise sur-le-champ. Il aurait fallu tôt ou tard en venir à cette déclaration. Pourquoi remettre ce qu'on peut faire tout de suite? Lui qui aurait voulu l'épouser, garderait certainement le silence sur son mariage. Mais comment miss Crawley recevrait-elle cette nouvelle? C'était là la grande question. Rebecca flottait dans le doute; et cependant elle ne pouvait oublier les opinions manifestées par miss Crawley, son mépris déclaré pour la naissance, ses opinions d'un libéralisme avancé, ses dispositions romanesques, son vif attachement pour son neveu, enfin ses protestations, sans cesse répétées, de tendresse pour Rebecca.
«Elle est si éprise de moi, se dit Rebecca, qu'elle me pardonnera tout. Elle est si habituée à moi, que je ne crois pas qu'elle puisse se trouver bien en mon absence. Quand l'éclaircissement viendra, il y aura encore une scène, des attaques de nerfs, des querelles, et une réconciliation finale. En somme, pourquoi retarder encore? Le sort l'avait voulu; aujourd'hui ou demain, tout cela revenait au même.»
Ainsi donc, décidée à annoncer à miss Crawley la grande nouvelle, la jeune personne interrogea son esprit sur la meilleure manière de la lui présenter. Devait-elle faire face à l'orage, ou bien fuir et éviter les premières fureurs de son déchaînement? C'est en proie à ces méditations qu'elle écrivit la lettre suivante:
Très-cher ami,
La grande crise dont nous avons si souvent parlé va enfin éclater. La moitié de mon secret est connue et de mûres réflexions m'ont persuadée que le temps était enfin arrivé de révéler tout ce mystère. Sir Pitt est venu me voir ce matin, et pourquoi? devinez.... Pour me faire une déclaration en forme. Qu'en pensez-vous? Quel malheur! j'aurais pu devenir lady Crawley. Qu'aurait dit mistress Bute, qu'aurait dit cette bonne tante, surtout en me voyant prendre le pas sur elle? Je me serais trouvée la maman de certaine personne au lieu d'être sa.... Oh! je tremble, je tremble quand je pense que bientôt il faudra tout dire.
Sir Pitt sait que je suis mariée; mais à qui? il l'ignore, et, grâce à cela, n'en est pas autrement fâché. Actuellement ma tante n'est pas contente de mon refus aux propositions du baronnet, mais cependant elle est toute bonté et toute tendresse. Elle veut bien reconnaître que j'eusse été pour lui une excellente femme et déclare qu'elle tiendra lieu de mère à votre petite Rebecca. Quel coup pour elle à la première ouverture qui va lui être faite! Mais qu'avons-nous à craindre, sinon une colère d'un moment? C'est mon avis, c'est ma conviction; elle raffole trop de vous, mauvais sujet et grand vaurien, pour ne pas tout vous pardonner; et, en vérité, je crois qu'après vous, je tiens la première place dans son cœur, et qu'elle serait très-malheureuse sans moi. Très-cher ami, une voix me dit que nous en sortirons victorieux. Vous laisserez là cet affreux régiment, le jeu, les courses, et vous deviendrez un honnête garçon; nous vivrons tous ensemble à Park-Lane, et nous hériterons un jour de tout l'argent de ma tante.
Je tâcherai d'aller me promener demain à la place ordinaire. Si miss Briggs m'accompagne, venez dîner et apportez-moi la réponse que vous mettrez dans le troisième volume des Sermons de Porteus. Mais, de toute manière, venez voir celle qui est toute à vous.
R...
À miss Élisa Styles, chez M. Barnet, sellier, Knightsbridge.
Nous sommes sûrs qu'il n'y a pas un lecteur de cette petite histoire qui ne possède assez de pénétration pour avoir déjà découvert que cette miss Styles, ancienne amie de pension, à ce que disait Rebecca, avec laquelle elle avait dernièrement repris une active correspondance, et qui allait chercher ses lettres chez le sellier, portait des éperons en cuivre et de grandes moustaches retroussées, et n'était autre que le capitaine Rawdon Crawley.
CHAPITRE XVI.
La lettre sur la pelote.
Comment se fit ce mariage? Voilà un problème qui ne saurait embarrasser personne. Comment empêcher un capitaine arrivé à sa majorité d'épouser une jeune personne également majeure, d'acheter une licence et de s'unir à elle dans l'une des églises de la ville? Personne n'en est encore à apprendre que, lorsqu'une femme a une volonté, elle trouve toujours moyen de l'accomplir. Voici ma version. Un jour où miss Sharp était allée passer l'après-midi chez sa chère amie miss Amélia Sedley, de Russell-Square, on avait pu voir une dame fort semblable à elle entrer dans une église de la Cité en compagnie d'un monsieur aux moustaches bien cirées, ressortir un quart d'heure après cette entrée avec le même monsieur, qui l'avait conduite à un fiacre stationnant à la porte; et ainsi s'était célébrée la cérémonie du mariage.
Personne au monde, après tant d'exemples quotidiens, n'ira, je pense, mettre en doute qu'on puisse se marier avec la première venue? N'a-t-on pas vu des gens sensés et instruits épouser leurs cuisinières. Lord Elden lui-même, le plus sérieux des hommes, n'a-t-il pas procédé à son mariage par enlèvement? Achille et Ajax n'ont-ils pas fait l'amour avec leurs belles esclaves? Pouvait-on demander à un robuste dragon, qui jamais dans sa vie n'avait cherché à régler ses passions, d'aller subitement se métamorphoser en sage et résister aux entraînements de ses caprices? Si l'on ne se mariait qu'avec poids et mesure, le monde serait bien vite dépeuplé.
Il me semble, pour ma part, que le mariage de M. Rawdon est l'une des plus honnêtes actions que nous ayons trouvées sur notre route, dans la biographie du susdit personnage. Qui songerait à lui faire un crime de s'être laissé captiver par une femme, et, après s'être laissé captiver, de l'avoir épousée en noces légitimes? L'admiration, le plaisir, l'amour, l'étonnement, la confiance illimitée, l'adoration frénétique qu'avait éprouvés par degrés ce brave et gras guerrier à l'égard de la petite Rebecca étaient des sentiments qui, aux yeux des dames, ne sauraient tourner qu'à son avantage. Si elle chantait, chaque roulade de son gosier électrisait cette âme épaisse et vibrait à travers cette masse de matière. Si elle causait, il disposait de toutes les forces de son intelligence pour l'écouter et l'admirer. Disait-elle une plaisanterie, il ruminait ce bon mot dans son esprit, et, une demi-heure après, dans la rue, finissait par éclater de rire, à la grande surprise de son groom, quand il était en tilbury, ou de son camarade qui montait à cheval à côté de lui à Rotten-Row. Pour lui, les paroles de Rebecca étaient des oracles, ses moindres actions portaient l'empreinte de la grâce et de la sagesse.
«Comme elle chante! comme elle peint! se disait-il à lui-même; comme elle monte bien la jument qui me mène à Crawley-la-Reine!» Il allait même jusqu'à lui dire dans ses moments d'épanchements: «Mon Dieu, Becky, vous pourriez fort bien vous faire général en chef ou archevêque de Cantorbéry.»
Ces sentiments sont-ils donc si rares, et combien ne voit-on pas chaque jour d'honnêtes Hercules dans les jupons de leur Omphale, et de Samsons aux épaisses moustaches prosternés aux genoux de leur Dalila!
Lors donc que Becky lui annonça l'approche de la grande crise et lui dit que le temps de l'action était venu, Rawdon lui déclara qu'il était prêt à agir sous ses ordres, et à faire charger ses troupes dès le signal du colonel. Il ne fut pas nécessaire de mettre sa lettre dans le troisième volume de Porteus. Rebecca trouva le moyen de se débarrasser de Briggs, sa compagne, et rencontra le jour suivant sa fidèle amie au rendez-vous ordinaire. Elle avait mûri son plan pendant la nuit et fit part à Rawdon du résultat de ses déterminations. Celui-ci approuva tout, comme c'était son devoir. Comment n'aurait-ce pas été pour le mieux, puisque c'était elle qui avait tout réglé? Miss Crawley ne pouvait manquer de donner à la fin son consentement ou tout au moins de s'apprivoiser, suivant l'expression de Rawdon, au bout de quelque temps. Quant aux résolutions de Rebecca, elles eussent été dans le sens opposé qu'il les eût suivies aussi aveuglément.
«Vous avez de la cervelle pour deux, Becky, lui disait-il, vous nous tirerez de ce précipice; je n'ai jamais vu personne qui vous vaille, et cependant je me suis trouvé avec des gens bien habiles, moi aussi.»
Après cette profession de foi, le dragon au cœur brûlant s'en remit à elle du soin de conduire l'exécution de son projet, conçu dans l'intérêt commun, et il exécuta ponctuellement ses ordres sans même en demander les raisons. Son rôle, dans l'affaire, se bornait tout simplement à louer pour le capitaine et mistress Crawley un logement retiré dans le voisinage de la caserne; car Rebecca s'était décidée, et avec beaucoup de sagesse, selon nous, à se faire enlever. Rawdon était ravi de cette résolution; depuis plusieurs semaines déjà il la suppliait de prendre ce parti. Il se mettait en campagne pour retenir les logements avec cette activité que l'amour seul peut donner: il avait fait si peu de difficultés sur les deux guinées par semaine demandées par la maîtresse d'hôtel, que celle-ci se reprocha de n'en avoir pas exigé davantage. Il fit apporter un piano et assez de fleurs pour remplir la moitié d'une serre. Tout était à l'avenant. Quant aux châles, aux gants, aux bas de soie, aux montres en or, aux bracelets et à la parfumerie, il en fit emplette avec toute la profusion d'un amour aveugle et d'un crédit illimité. Après avoir soulagé son esprit par ce débordement de générosité, ne sachant plus que faire de ses nerfs, il alla au club attendre, en buvant, l'heure qui devait décider de la félicité de sa vie.
Les événements du jour précédent, l'admirable conduite de Rebecca refusant de si brillantes propositions, le malheur mystérieux qui planait sur elle, et la résignation silencieuse avec laquelle elle supportait son affliction, ajoutèrent encore à la tendresse ordinaire de miss Crawley.
Dès qu'il s'agit de mariage, soit pour un refus, soit pour une demande, c'en est assez pour mettre en branle des légions de femmes, et donner du mouvement aux fibres nerveuses de chacune d'elles. Comme observateur de la nature humaine, je fréquente régulièrement l'église Saint-George pendant la saison des mariages dans le grand monde. Jamais je n'ai vu les amis du fiancé fondre en larmes, jamais je n'ai remarqué la moindre émotion dans le bedeau et le clergé qui officie. Il n'est pas rare, au contraire, de voir des femmes qui n'ont plus aucun intérêt à ce qui se passe, de vieilles ladies qui sont depuis longtemps au delà de la limite où l'on se marie, d'honnêtes mères de famille, entourées d'un cortége d'enfants, de voir, dis-je, ce troupeau de femmes pleurer, sangloter, souffler, cacher leur figure dans leur mouchoir de poche, s'abandonner aux transports de la plus farouche émotion.
En un mot, miss Crawley et miss Briggs, après la démarche de sir Pitt, se livraient à une dépense immodérée de sentiments; Rebecca était devenue l'objet du plus tendre intérêt pour miss Crawley, et, tandis que Rebecca était retirée dans sa chambre, sa vieille amie se consolait par la lecture des histoires les plus romanesques. La petite Sharp était l'héroïne du jour, grâce au mystère de ses pensées de cœur.
Jamais Rebecca n'avait trouvé un chant si doux, une conversation si séduisante que le soir qui suivit tous les préparatifs que nous venons de raconter. Elle tenait dans sa main le cœur de miss Crawley. Elle parlait d'un ton dédaigneux et moqueur de la proposition de sir Pitt, en riait comme d'un caprice extravagant de vieillard. Ses yeux se remplissaient de larmes, tandis que le cœur de Briggs débordait de l'inexprimable douleur de se voir évincée par sa rivale, quand celle-ci disait que son seul désir était de rester toujours auprès de sa chère bienfaitrice.
«Chère petite amie! disait la vieille dame; vous ne me quitterez pas de longtemps, voilà qui est convenu. Quant à retourner chez mon abominable frère, après ce qui s'est passé, il ne faut plus en parler. Vous resterez ici avec moi et avec Briggs. Briggs fait très-souvent visite à ses parents. Il ne tiendra qu'à elle d'aller les voir tant qu'elle voudra. Mais vous, ma chère, vous serez là pour avoir soin de la pauvre vieille.»
Que Rawdon Crawley se fût trouvé là, au lieu d'être à boire à son club pour endormir ses nerfs, le jeune couple, tombant aux pieds de la vieille demoiselle, aurait, par un aveu complet obtenu son pardon en un clin d'œil. Mais ce coup de fortune fut refusé à nos jeunes gens, sans doute pour le plus grand bonheur de cette histoire. Nombre d'aventures merveilleuses auxquelles ils vont se trouver mêlés, les auraient laissés bien tranquilles au coin de leur feu, sous un toit confortable, avec l'intervention dès le début du pardon consolant, mais peu dramatique de miss Crawley.
Dans la maison de Park-Lane se trouvait, sous les ordres de mistress Firkin, une jeune servante de l'Hampshire, qui, entre autres fonctions, avait celle de frapper tous les matins à la porte de miss Sharp avec la cruche d'eau chaude que Firkin ne lui aurait pas portée elle-même, eût-il dû lui en coûter la tête. Cette fille avait été élevée autrefois aux frais de la famille; elle avait un frère dans la compagnie du capitaine Crawley, et, sans blesser la vérité, on pouvait affirmer qu'elle était instruite de certains arrangements qui entrent pour beaucoup dans les combinaisons de cette histoire. Toujours on ne pourra nous contester qu'elle avait acheté un châle jaune, une paire de bottines vertes, un chapeau bleu clair ombragé d'une plume rouge, avec trois guinées provenant de Rebecca. Comme avec miss Sharp l'argent était toujours placé à intérêt, c'était sans doute les services de Betty Martin qui lui avaient valu cette largesse toute royale.
Le surlendemain des propositions de sir Pitt Crawley à miss Sharp, le soleil se leva comme à son ordinaire, et à son ordinaire aussi Betty Martin, chargée du service de l'étage supérieur, frappa à la porte de la chambre à coucher de la gouvernante.
Point de réponse. Nouveau coup à la porte: même silence. Sa cruche d'eau chaude à la main, elle ouvrit et entra dans la chambre.
La petite couchette, bien blanche, était aussi en ordre et aussi peu froissée que la veille, après que Betty avait aidé Rebecca à faire le lit. Dans un coin de la chambre se trouvaient deux petites malles ficelées, et sur la table, devant la fenêtre, piquée à la pelote, bien grosse et bien grasse, quoique doublée de satin rose, une lettre attirait les regards; il est probable qu'elle avait passé là toute la nuit.
Betty se dirigea de ce côté sur la pointe du pied comme si elle eût craint de la faire envoler, jeta autour d'elle un coup d'œil de surprise et de satisfaction, prit la lettre du bout des doigts, puis se mit à rire de bon cœur en la retournant dans tous les sens, et enfin la descendit à l'étage inférieur, chez miss Briggs.
Comment Betty reconnut-elle que la lettre était à l'adresse de miss Briggs? j'aimerais à l'apprendre! Elle avait eu beau suivre l'école du dimanche faite par mistress Bute Crawley, elle ne savait pas plus lire l'écriture que l'hébreu.
«Holà! miss Briggs, s'écria cette grosse fille; ohé! miss, quelle drôle de chose vient d'arriver! Il n'y a personne dans la chambre de miss Sharp; le lit n'a pas été défait, et elle est partie en laissant cette lettre pour vous, miss.
—Qu'est-ce que cela? s'écria Briggs laissant tomber son peigne et flotter sur ses épaules une petite corde de cheveux fanés; un enlèvement! miss Sharp en fuite! Qu'est-ce à dire que cela?»
En même temps elle rompait brusquement le cachet et, comme on dit, dévorait le contenu de la lettre à elle adressée.
«Chère miss Briggs (écrivait la fugitive), dans l'excellent cœur que je vous connais, vous trouverez pitié, sympathie et excuse pour votre pauvre amie. C'est en répandant mes larmes, mes prières, mes bénédictions que je m'éloigne de cette maison, de cette maison où la pauvre orpheline a toujours trouvé des trésors inépuisables de bonté et d'affection. J'obéis à des droits supérieurs à ceux que ma bienfaitrice peut avoir sur moi. Je me rends au devoir qui m'appelle près de mon mari. Oui, je suis mariée, et mon mari m'ordonne de le suivre sous l'humble toit qui doit désormais nous servir de demeure. Très-chère miss Briggs, annoncez cette nouvelle, en vous inspirant de votre excellent cœur, à ma chère, à ma bien-aimée amie et protectrice. Dites-lui qu'avant de partir j'ai été verser des larmes sur son oreiller, sur cet oreiller où j'ai si souvent calmé ses souffrances, et sur lequel je désire veiller encore. Oh! avec quelle joie je rentrerai à mon cher Park-Lane! Que je tremble en attendant cette réponse qui va décider de mon sort! Quand sir Pitt a daigné m'offrir sa main, honneur dont m'a trouvée digne ma bien-aimée miss Crawley (et ce sera pour moi un sujet de la bénir éternellement, puisqu'elle n'aurait pas dédaigné d'avoir la pauvre orpheline pour sœur), j'ai dit alors à sir Pitt que j'étais déjà mariée et il m'a pardonné; mais le courage m'a manqué sur le point de lui faire un aveu complet, alors que j'allais lui dire que je ne pouvais devenir sa femme, parce que j'étais déjà sa fille! J'ai épousé le meilleur, le plus généreux des hommes: le Rawdon de miss Crawley est mon Rawdon! Il ordonne, et j'incline la tête; il m'appelle dans notre humble demeure, et je le suivrai par tout l'univers. Excellente et bonne amie, intercédez auprès de la bien-aimée tante de mon Rawdon, pour lui et pour la pauvre fille à laquelle sa noble race a montré une affection sans égale. Suppliez miss Crawley de recevoir ses affectionnés enfants; et, pour terminer, mille bénédictions sans fin sur la chère maison que je quitte.
«Votre dévouée et reconnaissante,
«Rebecca Crawley.
Minuit!
Au moment où Briggs terminait la lecture de cette pièce intéressante et pathétique, grâce à laquelle elle se voyait réintégrée dans sa position de première confidente auprès de miss Crawley, mistress Firkin entra dans la chambre.
«Mistress Bute Crawley, lui dit-elle, vient d'arriver par la malle de l'Hampshire et demande du thé; voulez-vous descendre pour lui préparer à déjeuner, miss?»
À la grande surprise de Firkin, Briggs, sa robe de chambre ramenée devant elle, sa petite corde de cheveux flottant toujours à l'aventure derrière sa tête, ses papillotes suspendues en grappes autour de son front, Briggs descendit précipitamment vers mistress Bute, tenant à la main la lettre où elle avait lu ces prodigieuses nouvelles.
«Oh! mistress Firkin, s'écriait de son côté Betty, quelle affaire! miss Sharp s'est enfuie avec le capitaine; ils sont en route pour Gretna-Green.»
Il y aurait un chapitre à écrire sur les émotions de mistress Firkin, si la peinture des passions qui agitaient ses maîtresses n'était pas une plus digne occupation pour notre aimable muse.
Quand mistress Bute Crawley, transie d'un voyage nocturne et se réchauffant à l'âtre pétillant de la salle à manger, apprit de miss Briggs la nouvelle de ce mariage clandestin, elle répéta que son arrivée dans un pareil moment, où il faudrait aider cette pauvre miss Crawley à supporter un si terrible coup, était tout à fait providentielle. Rebecca n'était plus qu'une petite scélérate pétrie d'artifice et de fourberie; elle s'en était toujours défiée, et, quant à Rawdon Crawley, elle cherchait en vain à s'expliquer la folle tendresse de sa tante à son endroit. Depuis longtemps, elle ne voyait en lui qu'un débauché, un dissipateur, un être abandonné de Dieu. «Cette détestable équipée, ajoutait mistress Bute, aura du moins pour utile résultat d'ouvrir les yeux à miss Crawley sur le véritable caractère de ce misérable.»
Mistress Bute prit alors son thé avec renfort de grillades beurrées. Comme désormais il se trouvait une chambre vacante dans la maison, rien ne la forçant plus à rester à l'hôtel Gloster, où l'avait descendue la malle de Portsmouth, elle dépêcha M. Bowls avec commission d'en rapporter ses bagages.
Miss Crawley ne sortait jamais de sa chambre avant midi. Elle prenait le matin son chocolat dans son lit, tandis que Becky Sharp lui lisait le Morning-Post, faisait mille allées et venues ou la distrayait d'autre manière. Les coryphées de l'étage inférieur convinrent qu'on ménagerait la sensibilité de la chère dame jusqu'à son apparition dans le salon; on lui avait cependant annoncé que la malle de l'Hampshire avait déposé mistress Bute Crawley à l'hôtel Gloster, qu'elle envoyait ses politesses à miss Crawley et lui demandait l'autorisation de déjeuner avec miss Briggs. L'arrivée de mistress Bute, qui en tout autre temps ne lui aurait fait aucun plaisir, lui causa alors une certaine satisfaction. Miss Crawley n'était pas fâchée de parler avec sa belle-sœur de feu lady Crawley, des préparatifs pour les funérailles et des brusques propositions de sir Pitt à Rebecca.
On laissa d'abord la vieille demoiselle s'installer à son aise dans son grand fauteuil favori, échanger les embrassements et les questions d'usage avec la nouvelle arrivée; alors enfin les conjurés jugèrent le moment favorable pour lui faire subir l'opération. Qui n'a pas eu occasion d'admirer les artifices et les ménagements délicats employés par les femmes pour préparer leurs amis aux mauvaises nouvelles? Les deux acolytes de miss Crawley s'entourèrent d'un tel appareil de mystère que, sans lui avoir dit encore le premier mot de la fatale nouvelle, elles avaient pourtant éveillé chez elle, dans une proportion convenable, le doute et l'inquiétude.
«Elle a refusé sir Pitt, ma chère miss Crawley, disait mistress Bute.... voyons, du courage.... parce que.... parce qu'elle ne pouvait pas faire autrement.
—Il faut toujours un parce que, répondait miss Crawley, et c'est parce qu'elle en aime un autre. Je l'ai dit hier à Briggs.
—Oui, elle en aime un autre! reprenait Briggs à son tour; hélas! ma chère et respectable amie, elle est déjà mariée!
—Oui, déjà mariée,» reprenait mistress Bute, en appuyant sur la chanterelle.
Et toutes deux, les mains croisées, se regardaient l'une l'autre, puis reportaient les yeux sur leur patiente.
«Qu'elle vienne me trouver dès son retour, cette petite astucieuse! ne me rien dire! s'écriait miss Crawley.
—Ah! elle ne reviendra pas de sitôt; montrez ici tout votre courage, ma chère amie; elle est partie, mais pour longtemps; elle.... elle est partie pour tout à fait.
—Dieux du ciel! et qui me fera mon chocolat! Vite, qu'on aille la chercher et qu'elle revienne. Je veux qu'elle revienne! hurlait la vieille fille.
—Pour l'amour du ciel, qu'elle prenne son courage à deux mains, et ne la torturez pas ainsi, miss Briggs.
—Elle est mariée à qui? s'écria la vieille fille dans une exaspération nerveuse.
—À.... à un parent de....
—Allons, parlez; c'est de quoi me rendre folle, s'écria miss Crawley à bout de patience.
—Oh! ma chère dame..., miss Briggs soutenez-la, elle a épousé Rawdon Crawley.
—Rawdon marié.... à Rebecca.... une gouvernante.... non, non.... Sortez de ma maison, vieille folle, vieille idiote! Que vous êtes stupide, Briggs.... et vous osez?... vous êtes du complot.... c'est de votre faute s'il s'est marié.... vous avez cru que je le dépouillerais alors pour vous.... je vois bien ce que c'est, Martha!»
Et la fureur de la vieille s'exhalait en phrases entrecoupées.
«Ah! quelle affliction, madame! une personne de votre rang épouser la fille d'un maître de dessin!
—Sa mère était une Montmorency, s'écria la vieille dame arrachant presque la sonnette.
—Sa mère était une fille d'Opéra, une plancheuse, peut-être pis encore,» repartit mistress Bute.
Miss Crawley poussa un dernier cri et tomba sans connaissance. On la remonta dans sa chambre, d'où elle venait de descendre. Les crises nerveuses se succédaient sans interruption. On fit venir le docteur, et l'apothicaire ne tarda pas à suivre ses pas. Mistress Bute s'installa à son chevet comme garde-malade.
«C'est le devoir de ses parents de veiller sur elle,» disait la charitable Bute.
À peine avait-on remonté miss Crawley dans sa chambre, que survint un nouveau personnage qu'il fallut mettre au courant des faits. C'était le baronnet.
«Où est Becky? dit sir Pitt; où sont ses bagages? Je viens la chercher pour partir avec moi pour Crawley-la-Reine.
—Ne connaissez-vous donc point l'étonnante nouvelle de son mariage clandestin? demanda Briggs.
—Quéque ça me fait? fit sir Pitt. Eh bien! elle est mariée, et voilà tout. Dites-lui de descendre sans plus de retard.
—Vous ne savez donc pas, monsieur, lui demanda miss Briggs, qu'elle n'est plus dans la maison, au grand désespoir de miss Crawley? La pauvre femme a bien manqué mourir lorsque nous lui avons appris l'union de la gouvernante avec le capitaine Rawdon.»
Quand sir Pitt Crawley entendit annoncer que Rebecca était la femme de son fils, il sortit de sa bouche une avalanche de jurons qui sonneraient assez mal ici, et qui firent que la pauvre Briggs, toute tremblante, s'élança de la chambre où il écumait. Nous pousserons avec elle la porte sur cette figure décomposée par la colère, enflammée par la haine et le désir.
Le lendemain de son arrivée à Crawley-la-Reine, sir Pitt se livra aux excès du délire le plus effréné, et, dans la chambre qu'avait occupée miss Sharp, il enfonça les caisses à coups de pied et mit en pièces ses papiers, ses robes et tous ses chiffons. Miss Horrocks, la fille du sommelier, prit une partie de ces débris; les enfants s'affublèrent du reste pour jouer la comédie.
Il y avait à peine quelques jours que leur pauvre mère avait été conduite à sa dernière demeure. Pas une larme, pas un regret n'avait accompagné ses cendres déposées parmi tant d'autres, toutes étrangères pour elles.
«Mais si la vieille ne s'apaise pas, disait Rawdon à sa petite femme dans leur élégante maison de Brompton, où celle-ci avait passé sa matinée à essayer un nouveau piano, ses nouveaux gants qui lui allaient à merveille, ses nouveaux châles qui lui seyaient on ne peut mieux, ses nouvelles bagues qui brillaient à ses petits doigts, et sa nouvelle montre qui faisait tic tac à son côté. Eh bien! Becky, si la vieille femme s'entête?
—Je me charge de votre fortune, reprit-elle; et Dalila caressait Samson.
—Vous pouvez tout, dit-il en déposant un baiser sur sa main mignonne; aussi, mordieu! je m'en rapporte à vous!»
CHAPITRE XVII.
Le capitaine Dobbin achète un piano.
S'il est au monde un endroit où la satire et le sentiment puissent se donner rendez-vous, où le risible et le larmoyant se présentent avec le plus bizarre contraste, où l'on ait le droit de se montrer mordant et pathétique avec un parfait à propos, c'est dans une de ces assemblées publiques dont l'annonce remplit chaque jour les dernières colonnes du Times, et où chacun, pour son argent, est appelé à prendre sa part de la bibliothèque, du mobilier, de la vaisselle, de la garde-robe et des vins fins d'Épicure trépassé.
Les restes de mylord Plutus reposent maintenant dans le caveau de la famille. Les statuaires taillent dans le marbre une inscription commémorative et véridique, comme on le sait, de ses vertus et de la douleur de son héritier, désormais en possession de ses biens. Quel convive de la table de Plutus peut passer devant sa maison jadis si hospitalière pour lui, sans laisser échapper un soupir, devant cette maison qui s'illuminait de si joyeuses clartés vers les sept heures du soir, dont les portes étaient toujours toutes grandes ouvertes, et dont les domestiques, tandis qu'on montait l'escalier garni de moelleux tapis, faisaient retentir le nom du visiteur de palier en palier jusqu'à ce qu'il eût pénétré dans l'élégant sanctuaire où le vieux Plutus recevait ses amis! Il en comptait beaucoup! Il les traitait si bien! Combien de gens voyait-on chez lui, spirituels sous ses vaste portiques, moroses dès qu'ils en franchissaient le seuil. Combien de gens aimables et prévenants à l'envi, qui partout ailleurs se détestaient et se seraient égorgés l'un l'autre! Il avait une certaine arrogance, mais sa cuisine aurait fait avaler bien pis encore. Il était lourd et épais, mais le feu de son vin pétillait dans toutes les conversations.
«À tout prix nous aurons quelques bouteilles de son bourgogne, disent à son cercle ses amis éplorés.
—J'ai acheté cette tabatière à la vente du vieux Plutus, reprend l'un d'eux en la faisant circuler; c'est le portrait d'une des maîtresses de Louis XV; joli bijou, n'est-ce pas? charmante miniature?»
Puis on se met à causer de la manière dont Plutus le jeune va dissiper l'héritage.
Dans l'hôtel, quelle métamorphose! la façade a disparu sous une enveloppe d'affiches; tous les articles y sont inventoriés en lettres majuscules. Un tapis est pendu comme échantillon à l'un des étages supérieurs. Une demi-douzaine de commissionnaires sont échelonnés sur les marches boueuses. La cour est envahie d'hôtes basanés à la figure plus ou moins grecque, qui vous distribuent des cartes imprimées et se proposent pour enchérir à votre compte. De vieilles femmes et des amateurs indécis encombrent les étages du haut, tâtant les couvre-pieds, fourrant les doigts dans la plume, retournant les matelas, ouvrant les tiroirs des chiffonniers. De jeunes et entreprenantes maîtresses de maison viennent mesurer la dimension des rideaux et les miroirs, pour s'assurer qu'ils conviendront à leur nouveau ménage.
M. Martofrap, assis sur une grande table d'acajou dans la salle à manger du bas, agite son marteau d'ivoire et emploie tous les artifices de l'éloquence, de l'enthousiasme, de la prière, de la raison, du désespoir pour allumer les acheteurs. Il décoche un trait satirique à M. Juda sur son engourdissement, provoque du geste M. Lévi. Il implore, commande et beugle jusqu'au moment où il laisse tomber le fatal marteau et passe au lot suivant.
Ô Plutus, qui aurait jamais pensé, lorsque nous étions en cercle autour de votre large table étincelante de vaisselle et de linge damassé, qu'on y verrait un jour figurer, en guise de plat, cet étourdissant brocanteur?
La vente tirait à sa fin. Déjà on avait vendu le magnifique ameublement du salon, sorti des meilleurs ateliers; les vins rares, qui avaient coûté des prix fabuleux et avaient été choisis avec le goût que l'on connaissait à leur possesseur; les services d'argenterie, d'une richesse et d'une ciselure remarquables. Quelques-unes des meilleures bouteilles, renommées parmi tous les amateurs du voisinage, avaient été achetées pour la cave de son maître par le sommelier de notre ami Osborne, esquire de Russell-Square. Un petit lot d'argenterie consistant en objets les plus indispensables, avait été acquis pour le compte de jeunes agents de change de la Cité. Il ne restait plus maintenant pour exciter la tentation du public que des objets de moindre valeur. L'orateur, juché sur la table, s'extasiait sur les mérites d'un tableau qu'il recommandait à l'admiration des assistants. La foule des acheteurs était loin d'être aussi choisie, aussi nombreuse qu'aux vacations précédentes.
«Numéro 369! hurlait M. Martofrap. Portrait d'un monsieur sur un éléphant. Qui parle pour le monsieur sur l'éléphant? Faites voir aux amateurs, monsieur Criarson, qu'ils puissent examiner le chef-d'œuvre.»
Un monsieur grand, pâle, à la tournure militaire, assis tranquillement sur la table d'acajou, ne put s'empêcher de rire quand M. Criarson promena ce précieux morceau sous les yeux du public.
«Montrez l'éléphant au capitaine, Criarson. Eh bien! monsieur, que disons-nous pour l'éléphant?»
Le capitaine, au lieu de répondre, rougit, se troubla et détourna la tête pendant que le vendeur renouvelait ses provocations.
«Vingt guinées pour cet objet d'art? quinze.... cinq.... qu'on dise un mot; le monsieur sans l'éléphant vaut à lui seul cinq livres.
—Je m'étonne que l'éléphant ne plie pas sous un pareil fardeau, dit un loustic de profession; son cavalier est assez gros pour cela.»
En effet le monsieur placé sur l'éléphant faisait l'effet d'un gros et grand gaillard. Un rire universel accueillit cette plaisanterie.
«Ne dépréciez pas la valeur de mon lot, maître Lévi, dit Martofrap; laissez la compagnie examiner cet objet d'art. La pose de cet intelligent animal est tout à fait conforme à sa nature. Le monsieur en veste de nankin, son fusil à l'épaule, s'en va à la chasse; dans le lointain, on voit un bananier et une pagode; c'est probablement quelque endroit célèbre dans nos fameuses possessions des Indes orientales. Combien met-on sur ce lot? Allons, messieurs, ne restons pas à coucher ici.»
Une personne offrit cinq schellings; le militaire regarda du côté d'où partait cette offre brillante; il aperçut alors un autre officier et une jeune dame lui donnant le bras, qui paraissaient se divertir beaucoup de cette scène, et à qui, en définitive, le lot fut adjugé pour une demi-guinée. L'autre amateur fut plus surpris et plus décontenancé que jamais à la vue du couple qui lui faisait face; il enfonça tout à fait sa tête dans son col d'uniforme et tourna le dos pour ne plus rencontrer cette vision désagréable.
Nous n'avons nulle envie d'entretenir nos lecteurs des autres objets que M. Martofrap eut en ce jour l'honneur d'offrir à l'avidité du public, à l'exception d'un seul toutefois: c'était un petit piano droit qu'on avait descendu des régions élevées de la maison; le grand piano à queue était déjà vendu. La jeune dame dont nous avons parlé le fit retentir sous ses doigts agiles et déliés, et l'officier, à l'autre bout de la table, se mit à rougir et à tressaillir.
La jeune dame fit pousser par un tiers les enchères du piano. Mais il y avait concurrence. Le juif de l'officier du bout de la table poussait contre le juif des acquéreurs de l'éléphant. Le petit piano fut chaudement disputé; M. Martofrap stimulait encore l'ardeur des combattants. La lutte se prolongea ainsi quelque temps, mais le capitaine et à la dame à l'éléphant finirent par quitter la lice. Le marteau tomba et le crieur fit entendre ces mots:
«Pour M. Lévi, vingt-cinq quinées.»
Le client de M. Lévi se trouva ainsi propriétaire du petit piano droit. Après cette victoire il reprit sa position normale, et, ses compétiteurs évincés jetant un coup d'œil de son côté, la dame dit à son cavalier:
«Eh mais! Rawdon, c'est le capitaine Dobbin.»
Peut-être Becky était-elle mécontente du nouveau piano que son mari avait loué pour elle; peut-être les propriétaires de l'instrument l'avaient-ils fait reprendre, refusant un plus gros crédit; peut-être enfin attachait-elle un prix tout particulier à celui dont elle avait voulu faire l'emplette, se souvenant du temps où elle en avait joué dans la petite chambre de notre chère Amélia Sedley.
La vente avait lieu dans la vieille maison de Russell-Square, où nous avons passé quelques soirées au commencement de ce récit. Le bon vieux John Sedley était ruiné, sa banqueroute affichée à la Bourse, et par suite il avait fallu procéder à son exécution commerciale.
Le sommelier de M. Osborne était venu acheter le fameux vin de Porto, pour le transporter de l'autre côté de la place. Quant à la boîte de petites cuillers de dessert, à la douzaine de couverts artistement travaillés et vendus au poids, trois jeunes agents de change, MM. Dale, Spiggot et Dale de Treadneedle-Street, qui avaient été en rapports d'affaires avec le vieillard et l'avaient trouvé bon et affable comme tous ceux qui traitaient avec lui, envoyèrent à sa demeure actuelle ce petit débris arraché du naufrage, avec leurs compliments pour la bonne mistress Sedley. Pour le piano d'Amélia, comme elle allait en avoir incessamment besoin et que le capitaine Dobbin ne savait pas plus en jouer que danser sur la corde roide, il est probable qu'il n'avait pas fait là une acquisition pour son usage personnel.
Le soir même il fut porté dans une charmante maisonnette de l'une de ces rues baptisées des noms les plus romantiques, où les habitations ressemblent à de petites maisons de poupées, et où, lorsqu'on regarde des fenêtres du premier étage, on a l'air, pour le passant, d'avoir les pieds au rez-de-chaussée. Les arbres des petits jardins qui s'étalent devant la façade de ces demeures sont couverts d'une éternelle végétation de tabliers d'enfant, de petites chaussettes rouges, de bonnets, etc. (Polyandrie, polygynie.) Malheur à l'oreille qui s'aventure dans ces lieux écartés! elle sera écorchée par les notes aiguës sortant de mauvaises épinettes et du gosier de femmes qui font gémir les échos d'alentour. Tous les soirs on voit les commis de la Cité aller dans ces réduits coquets se reposer des fatigues du jour. C'était là que M. Clapp, le commis de M. Sedley, avait son domicile, et c'était là que le bon vieillard avait trouvé un asile pour lui, sa femme et sa fille, au moment de la catastrophe.
Joe Sedley, en apprenant le malheur qui frappait sa famille, avait agi comme on devait s'y attendre de la part d'un homme de son tempérament. Il ne vint pas à Londres, mais il écrivit à sa mère de prendre chez ses banquiers tout ce dont elle aurait besoin. Ainsi il était tranquille sur le sort de ses parents; ils n'avaient plus rien à craindre du côté de la pauvreté! Ces dispositions prises, Joe Sedley alla à son restaurant de Cheltenham aussi gai que de coutume, à sa promenade en voiture, buvant son bordeaux, jouant son whist, disant ses histoires indiennes; et sa veuve irlandaise l'amadouait et le flattait comme si de rien n'était.
Ses offres d'argent, malgré le besoin qu'on en avait, firent peu d'impression sur ses parents. Amélia racontait que, la première fois qu'elle vit son père relever la tête depuis son malheur, fut le jour où il reçut de la part du jeune agent de change le paquet de couverts, accompagné de ses compliments. Alors il éclata en sanglots, alors il se mit à pleurer comme un enfant, et parut plus touché que sa femme elle-même, à qui le présent était destiné. Édouard Dale, le plus jeune des associés qui avaient acheté ces couverts en commun, se montrait toujours plein d'égards pour Amélia, et, en dépit du malheur de son père, s'offrait encore pour l'épouser. En 1820, il se maria à miss Louisa Cutts, fille de Cutts, un de nos plus grands facteurs en grains, et sa femme lui apporta une belle fortune. Maintenant il vit retiré dans l'opulence, au milieu d'une nombreuse famille, à son élégante villa de Muswell-Hill. Mais la rencontre d'un excellent cœur ne doit pas nous emporter trop loin du principal sujet de notre histoire.
Nous supposons que le lecteur s'est formé une trop haute idée du bon sens du capitaine et de mistress Rebecca, pour leur jamais attribuer la pensée de faire une visite dans un quartier aussi éloigné que Bloomsbury, s'ils eussent pu soupçonner qu'ils allaient y trouver des personnes non-seulement passées de mode, mais encore ruinées, et dont la connaissance devait être sans profit pour eux. Rebecca fut toute surprise de voir cette opulente demeure où elle avait jadis rencontré si bon accueil, mise au pillage par les acheteurs et les marchands, de trouver à chaque pas de précieux souvenirs de famille livrés à la rapacité et à l'indifférence du public. Un mois après sa fuite, elle s'était souvenue d'Amélia, et Rawdon, accueillant sa proposition avec un rire sournois, s'était montré tout disposé à visiter George Osborne.
«Excellente connaissance, Beck! disait-il en se donnant un air narquois; il faudra que je lui vende encore un cheval. Nous ferons aussi quelques parties de billard. C'est ce que j'appelle une amitié utile, madame Crawley, ah! ah!»
On aurait tort peut-être de se hâter de conclure d'après ces paroles que Rawdon Crawley trichait de propos délibéré en jouant avec M. Osborne; il voulait simplement conserver sur lui cette supériorité que chacun est bien aise de faire sentir à son voisin.
La vieille tante n'avait pas l'air très-pressée de se radoucir. Un mois s'était écoulé et M. Bowls continuait à refuser la porte à Rawdon avec la même rigueur. Ses domestiques ne pouvaient pénétrer dans la maison de Park-Lane, ses lettres lui étaient renvoyées sans qu'on eût pris la peine de les ouvrir. Miss Crawley ne sortait point, elle se sentait toujours indisposée. Mistress Bute veillait toujours sur elle et ne la quittait pas d'un instant. Crawley et sa femme auguraient mal de la présence assidue de mistress Bute.
«Eh bien! je commence à comprendre pourquoi vous vouliez que je fusse toujours avec elle à Crawley-la-Reine, dit Rawdon.
—C'est une femme bien adroite et bien fourbe, fit Rebecca avec un soupir.
—Bah, laissez là les regrets, et je serai tout consolé,» s'écria le capitaine dans un transport amoureux pour sa femme.
Celle-ci pour récompense lui donna un baiser. Elle éprouvait un certain plaisir de la généreuse confiance de son mari.
«Avec un peu de cervelle dans cette tête-là, pensa-t-elle, j'en aurais fait quelque chose.»
Mais elle ne lui laissait jamais entrevoir sa manière de penser sur son compte; elle écoutait avec une complaisance infatigable ses histoires d'écurie et de régiment; elle riait de tous ses bons mots; elle prenait le plus vif intérêt à Jack Spatterdash, dont le cheval s'était abattu; à Bob Martingale, surpris dans une maison de jeu; à Tom Cinq-Bars, qui devait courir dans un steeple-chase. Rawdon rentrait-il à la maison, il trouvait Rebecca toujours vive et joyeuse; voulait-il sortir, elle ne le retenait jamais; restait-il au logis, elle jouait du piano, chantait pour lui plaire, faisait des sirops qu'il aimait fort, veillait à son dîner, chauffait ses pantoufles et inondait son âme de mille sons empressés. Une femme, suivant ma grand'mère, ne peut être bonne si elle n'est hypocrite. Nous ne savons jamais tout ce que l'autre sexe nous dissimule; quelle adresse et quels artifices se cachent sous ce masque de franchise et de confiance; combien de manœuvres sont mises en jeu pour nous plaire, nous tromper, nous désarmer à l'aide de ces sourires en apparence si ouverts. Je ne parle point ici des grandes coquettes, mais de ces modèles domestiques, de ces prodiges de vertu féminine. On voit tous les jours des femmes couvrir avec habileté les sottises d'un mari imbécile, ou apaiser les transports d'un furibond. Une bonne ménagère commencera toujours par être une excellente diplomate.
Ces prévenances avaient métamorphosé Rawdon Crawley; de vétéran de la débauche il était devenu mari très-soumis et très-heureux. Il était complétement brouillé avec ses anciennes habitudes. À son club, on avait demandé une ou deux fois ce qu'il devenait, puis on avait fini par ne plus s'apercevoir de son absence. Pour lui, ses soirées au coin du feu, avec une femme joyeuse et souriante, une table bien servie, avaient tout le mérite de la nouveauté et du mystère. Il avait eu soin de faire son mariage sans l'annoncer dans le Morning-Post; autrement il eût été assailli des réclamations étourdissantes de ses créanciers, s'ils avaient su qu'il avait épousé une femme sans fortune.
«Je ne crains point les reproches de mes parents,» disait Becky en riant du bout des lèvres.
Elle était résolue à ne point faire connaître au monde le nouveau rang qu'elle y prenait, tant qu'il n'y aurait pas eu réconciliation avec la vieille tante. Elle vivait ainsi à Brompton sans voir personne, si ce n'est les amis de son mari, admis à l'intimité du petit couvert. Elle les enchantait tous dans ces dîners en petit comité: une conversation pleine d'entrain, puis les jouissances de la musique, charmaient les privilégiés qui avaient part à ces plaisirs. Le major Martingale n'aurait jamais demandé à voir leur acte de mariage. Le capitaine Cinq-Bars ne tarissait pas sur le talent que la maîtresse du logis déployait dans la confection du punch; le jeune lieutenant Spatterdash, joueur enragé de piquet et fort souvent invité par Crawley, était complétement sous le charme de mistress Crawley: mais la modestie et la prudence n'abandonnaient jamais la nouvelle épouse, et la réputation de Crawley comme brave à trois poils et comme jaloux achevait de protéger complétement sa chère petite femme.
Il existe dans cette ville des hommes de très-bonne race et fort à la mode, qui jamais ne hasardent le pied dans un salon de femmes. Cela explique comment le mariage de Crawley pouvait faire grand bruit dans son comté, où mistress Bute se chargeait d'en répandre la nouvelle, sans être le moins du monde l'objet des préoccupations et des entretiens de la capitale. Quant à Rawdon, il vivait très-largement, mais toujours à crédit. Il avait un actif de dettes fort respectable qui, habilement exploité, pouvait mener un homme pendant encore assez longtemps; avec des dettes, certains industriels des grandes villes savent couler une vie cent fois plus agréable que beaucoup d'autres avec de l'argent comptant.
Un jour en lisant la gazette, Rawdon trouva l'indication suivante: «Le lieutenant G. Osborne vient d'acheter le brevet de capitaine à Smith, démissionnaire;» aussitôt il exprima sur l'amant d'Amélia des sentiments d'estime dont la conséquence fut une visite à Russell-Square.
Rawdon et sa femme auraient bien voulu à la vente se rapprocher du capitaine Dobbin et apprendre quelques détails sur la catastrophe qui avait frappé les anciens amis de Rebecca; mais le capitaine avait disparu dans la foule, et ils ne purent obtenir de renseignements que de l'un des crieurs publics.
«Voyez tous ces museaux crochus, disait Becky, son tableau sous le bras et rentrant dans le buggy d'un pas assez allègre; ne dirait-on pas des vautours après la bataille?
—Je ne saurais vous dire, je n'ai jamais assisté à aucune bataille; demandez à Martingale, qui était en Espagne aide de camp du général Blazes.
—C'était un honnête vieillard que ce M. Sedley, reprit Rebecca. Je suis bien fâché du malheur qui lui arrive.
—Peuh! agents de change.... banqueroutiers... C'est tout un, vous savez, reprit Rawdon en chassant avec son fouet une mouche posée sur l'oreille de son cheval.
—J'aurais aimé à racheter, pour le leur offrir, quelque peu d'argenterie, Rawdon, continua sa femme d'une voix sentimentale; mais vingt-cinq guinées pour ce petit piano, c'est monstrueusement cher; nous l'avions choisi avec Amélia au sortir de la pension, chez Broadwood, il en a coûté alors trente-cinq.
—Et votre.... comment l'appelez-vous?... Osborne, je crois.... Il va tirer, je suppose, sa révérence à cette fille, maintenant que la famille est ruinée. Ça va chagriner votre petite amie, miss Becky?
—Bah! on se console,» dit Becky avec un sourire.
Puis, pendant le reste de la promenade, ils parlèrent de tout autre chose.
CHAPITRE XVIII.
Qui joua sur le piano acheté par le capitaine Dobbin.
Notre récit, pour un temps, se trouve mêlé à des événements et à des noms fameux, et marche presque sur les brisées de l'histoire. Lorsque les aigles de Napoléon Bonaparte prirent leur vol de la Provence, où elles s'étaient abattues après un court séjour dans l'île d'Elbe, et, de clochers en clochers, atteignirent les tours de Notre-Dame, les aigles impériales firent sans doute peu d'attention à un petit coin de la paroisse de Bloomsbury, à Londres, où l'on était aussi préoccupé de bien autre chose que du battement de ces ailes puissantes!
«Napoléon est débarqué à Cannes!» Une pareille nouvelle pouvait répandre la panique à Vienne, renverser les plans de la Russie, menacer l'intégrité de la Prusse, faire secouer la tête à Metternich et à Talleyrand, et enfin abasourdir le prince Hardemberg et le marquis de Londonderry; mais qui aurait jamais cru que la fatale secousse de la grande lutte impériale dût faire ressentir son contre-coup jusque sur les destinées d'une malheureuse enfant de dix-huit ans, dont l'âme tout entière s'épanouissait en des pensées d'amour? Pauvre et aimable fleur du toit domestique!... le souffle impétueux de la guerre va aussi vous emporter dans ses tourbillons impitoyables. Oui, Napoléon tente un coup suprême, et le dé fatal qui roule porte avec lui le bonheur de la petite Amélia Sedley.
La fortune de son père fut balayée sans espoir au souffle de ces fatales nouvelles. Tout avait mal tourné pour le pauvre vieillard; ses dernières opérations avaient échoué; ses banquiers avaient fait faillite. Les fonds avaient monté quand il pensait les voir baisser. Si le succès est rare et vient lentement, tout le monde sait que les désastres sont rapides et toujours menaçants.
Toutefois, le vieux Sedley avait renfermé sa tristesse en lui-même, et tout semblait marcher comme d'habitude dans cette opulente et paisible demeure. L'excellente mistress Sedley continuait chaque jour à se livrer sans le moindre soupçon à son active oisiveté et à ses futiles occupations. Sa fille s'absorbait de plus en plus dans une tendre et égoïste pensée, en s'isolant du monde qui l'entourait, lorsque la fatale secousse vint ébranler cette digne famille.
Un soir, mistress Sedley préparait des lettres d'invitation pour une fête qu'elle devait donner: les Osborne avait eu la leur; elle ne pouvait rester en arrière. John Sedley, rentrant très-tard, s'assit sans dire mot au coin du feu, pendant que sa femme bavardait à ses côtés. Quant à Emmy, elle était remontée dans sa chambre, toute triste et tout abattue.
«Notre enfant n'est pas heureuse, hasarda la mère; Osborne la néglige. Je ne puis souffrir les grands airs de cette famille. Les filles n'ont pas mis le pied ici depuis trois semaines, et George est venu deux fois à la ville sans nous rendre visite. Édouard Dale l'a vu à l'Opéra. Édouard épouserait bien cette chère enfant, j'en suis sûre. Il y a encore le capitaine Dobbin qui ne demanderait pas mieux; mais j'ai horreur de tous ces militaires. Voyez comme George fait le beau fils et le matamore! Il faudra apprendre à tous ces gens-là que nous les valons bien. Encouragez le moins du monde Édouard Dale, et vous verrez. Nous aurons une soirée, monsieur Sedley. Mais pourquoi ne répondez-vous pas? Mon Dieu, qu'est-il arrivé?»
John Sedley quitta sa chaise pour aller au-devant de sa femme qui accourait vers lui. La serrant alors dans ses bras, il lui dit d'une voix entrecoupée:
«Nous sommes ruinés, Marie; il faut recommencer notre vie, ma chère! J'aime mieux vous dire tout, tout sans restriction.»
En parlant ainsi il frissonnait de tous ses membres et se sentait défaillir; c'est qu'il craignait que sa femme ne pût supporter ces nouvelles, sa femme à qui auparavant il n'avait jamais dit un mot capable de la chagriner. Mais il était plus accablé qu'elle, malgré la soudaineté du coup qui frappait sa chère compagne. Après cet effort il retomba sur son siége, et ce fut sa femme qui s'empressa de le consoler. Elle prit la main de cet honnête et excellent homme, l'embrassa, la passa autour de son cou; puis, l'appelant son John, son cher John, son vieux mari, son bon vieux, elle lui adressa mille paroles inspirées par la tendresse et l'amour. Cette voix fidèle et dévouée, ces simples caresses tenaient suspendu le cœur du pauvre homme entre un bonheur et une tristesse inexprimables, et pénétraient dans cette âme souffrante comme un rayon de joie et de consolation.
Une fois seulement dans le cours de cette longue soirée, où, assis à côté de sa femme, le vieux Sedley épancha dans son sein les douleurs concentrées au fond de son âme et lui dit l'histoire de ses pertes et de ses embarras, les trahisons de ses plus vieux amis, la noble délicatesse de quelques personnes dont il ne croyait avoir rien à attendre; une fois seulement, au milieu de ce retour douloureux sur le passé, sa fidèle épouse donna un libre cours à son émotion.
«Mon Dieu! s'écria-t-elle, cela va briser le cœur d'Emmy!»
Le père n'avait plus pensé à la pauvre enfant. Elle était là-haut en proie à l'insomnie et à la douleur, seule au milieu de ses amis, seule dans la maison paternelle, auprès de bons et excellents parents. Y a-t-il donc tant de personnes à qui l'on puisse tout avouer? Pourquoi s'ouvrir à des âmes froides, insensibles, ou à des gens qui ne peuvent comprendre? Notre chère petite Amélia se trouvait ainsi reléguée dans sa solitude. Elle n'avait plus, pour ainsi dire, de confidente, depuis le moment où elle avait des secrets à confier. Comment dire à sa chère maman ses doutes et ses inquiétudes? Ses futures sœurs semblaient chaque jour la mettre de plus en plus à l'écart. Et même ses doutes et ses craintes, elle n'osait se les avouer à elle-même, bien qu'elle en fît toujours l'objet de ses secrètes méditations.
Son cœur faisait effort pour se rattacher à la conviction que George Osborne était fidèle et digne de son amour, en dépit de toutes les preuves contraires. Que de paroles d'amour lui avait-elle dites cependant sans faire tressaillir ses fibres sensibles! combien de soupçons trop justifiés d'égoïsme et d'indifférence n'avait-elle pas eu à chasser de son cœur? À qui cette pauvre victime pouvait-elle raconter ces luttes et ces tortures de chaque jour? Son héros même ne comprenait pas son dévouement. Ah! le courage lui manquait pour s'avouer combien l'homme qu'elle aimait lui était inférieur, combien elle s'était trop pressée de donner son cœur. Mais il était donné, et la pure et chaste jeune fille était trop modeste, trop tendre, trop fidèle, trop faible, trop femme enfin pour le reprendre.
Ce pauvre petit cœur était bien froissé, bien meurtri, lorsque, au mois de mars de l'an du Seigneur 1815, Napoléon débarqua à Cannes et Louis XVIII prit la fuite. Une panique générale s'empara de l'Europe; les fonds baissèrent, et le vieux Sedley fut ruiné.
Nous ne suivrons pas le digne agent de change à travers les souffrances et l'agonie de son désastre, qui aboutit à sa mort commerciale. On afficha son nom à la Bourse, il abandonna ses bureaux, ses billets furent protestés; la banqueroute était flagrante. La maison et l'ameublement de Russell-Square furent saisis et vendus à la criée, et la famille mise à la porte, ainsi que nous l'avons vu, se vit obligée de chercher un gîte dans le premier endroit venu.
John Sedley, obligé par son indigence de se séparer de ses domestiques, ne se sentit pas le courage de leur adresser ses derniers adieux. Ces honnêtes gens se montrèrent surtout chagrins de perdre de si bonnes places, et en somme ils se consolèrent assez vite du départ de leurs maîtres bien-aimés. La femme de chambre d'Amélia se livra à de longues doléances, mais elle s'en alla enfin toute résignée, en pensant qu'il pourrait s'offrir à elle une place bien plus avantageuse dans un des quartiers aristocratiques de la ville. Le noir Sambo, avec son caractère avantageux et sûr de lui, résolut d'entrer dans un hôtel. Quant à l'honnête et vieille mistress Blenkinsop, qui avait vu naître Joe et Amélia, dont les services dataient même du mariage de John Sedley et de sa femme, elle resta auprès d'eux gratuitement, car elle avait amassé une somme assez ronde depuis son entrée dans la maison. Elle suivit ses maîtres ruinés dans leur nouvel et modeste asile, où elle leur prodigua toujours ses soins, et ses grognements de temps à autre.
Parmi les poursuites qui firent à l'âme de ce bon et excellent Sedley la blessure la plus douloureuse et la plus profonde, et qui en six semaines blanchirent plus ses cheveux que les soucis des quinze années précédentes, celles de John Osborne se distinguèrent par leur acharnement et leur âpreté. John Osborne avait été son ami et son voisin; John Osborne avait, à ses débuts, trouvé appui et assistance et lui avait mille obligations; John Osborne devait marier son fils à la fille de Sedley. N'en était-ce pas assez pour expliquer ses rigueurs et son animosité?
Un homme a de très-grandes obligations à un autre: survient une brouille entre eux. L'obligé doit alors, par égard pour les convenances, se montrer bien plus exigeant que le premier venu; car cet excès d'ingratitude ne devient légitime qu'en prouvant le crime du bienfaiteur. Égoïste, brutal intéressé! vous ne l'êtes pas, vous ne l'avez jamais été, mais vous êtes victime de la trahison la plus honteuse, accompagnée de circonstances aggravantes.
Règle générale dont s'accommodent fort les créanciers durs et revêches: les hommes gênés dans leurs affaires sont tous des coquins. Ils ont dissimulé leur situation, ils ont exagéré leurs chances de gain, ils ont voulu en imposer, faire croire que tout allait bien quand tout était perdu; ils promenaient partout une face souriante, sourire bien douloureux alors qu'on se trouve sous le coup d'une banqueroute! Ils étaient toujours prêts à saisir toutes les occasions de remise, afin de retarder quelques jours de plus une ruine inévitable.
«C'est leur déloyauté qui est cause de tout, dit le créancier triomphant, et il insulte à son ennemi dans la détresse.
—C'est folie de s'accrocher à une paille,» dit la froide raison à l'homme qui se noie.
—Vous êtes un infâme, puisqu'on voit votre nom couché sur les colonnes de la gazette,» dit toujours la prospérité au pauvre diable qui se débat dans le gouffre de la misère.
Qui n'a remarqué la promptitude des amis les plus intimes et des hommes les plus honorables à se soupçonner, à s'accuser l'un l'autre de mauvaise foi, pour peu qu'il s'agisse d'une question d'argent et qu'elle tourne mal? Chacun en est là, chacun se trouve honnête, à charge que tous les autres soient des gueux. Afin d'être justifié, le bourreau a besoin de montrer un scélérat dans l'homme qu'il attache au pilori; autrement, il ne serait lui-même qu'un misérable.
Quant à Osborne, il se sentait blessé, aigri par le souvenir des bienfaits qu'il avait reçus: c'est toujours là le grand motif de haine et d'hostilité. Enfin il avait rompu le mariage projeté entre la fille de Sedley et son fils. Comme on avait été fort loin, et comme le bonheur et peut-être l'honneur de la pauvre fille se trouvaient compromis, il fallait, pour arriver à une rupture, mettre en jeu les raisons les plus fortes; John Osborne avait besoin de faire savoir à tous que la réputation de John Sedley était des plus pitoyables.
À toutes les réunions de créanciers, il affectait, à l'endroit de Sedley, une brutalité et un mépris qui achevaient de briser le cœur de ce malheureux, accablé déjà par sa ruine. Il s'opposa absolument à toute entrevue entre George et Amélia, menaçant le jeune homme de sa malédiction s'il contrevenait à ses ordres, et traitant cette pauvre et innocente jeune fille comme la plus infâme et la plus artificieuse des créatures. La colère et la haine jettent toujours le venin de leurs calomnies sur l'objet détesté: c'est, comme on dit, une manière d'être conséquent.
La nouvelle du désastre de son père, le départ de Russell-Square, furent pour Amélia comme la déclaration que tout était désormais fini entre elle et George, entre elle et son amour, entre elle et son bonheur, entre elle et sa foi en ce monde. Une lettre grossière et insultante de John Osborne l'informa que la conduite de son père renversait tous les engagements pris entre les deux familles.
Amélia reçut cette nouvelle avec beaucoup plus de calme et de résignation que sa mère ne l'avait espéré. Elle n'y voyait que la confirmation des tristes pressentiments qui l'agitaient depuis si longtemps. C'était la sentence portée contre le crime dont elle était coupable depuis plusieurs années, d'aimer trop aveuglément, trop passionnément, sans consulter la froide raison. Comme par le passé, elle renferma en elle-même ses pensées intimes. Elle n'était guère plus malheureuse maintenant, avec la certitude de ses espérances déçues, qu'au temps où, sans vouloir la regarder, elle avait devant les yeux la triste réalité. Elle passait ainsi d'un vaste hôtel à un petit réduit sans se plaindre, sans être émue. Elle se renfermait moins longtemps dans sa petite chambre, mais elle languissait en silence, et chaque jour on pouvait signaler les progrès de son affaiblissement.
L'animosité que M. Osborne avait témoignée à l'occasion du projet de mariage entre George et Amélia ne pouvait être comparée qu'au ressentiment que manifestait le vieux Sedley toutes les fois qu'il était question devant lui du même sujet. Il maudissait Osborne et sa famille comme des êtres sans cœur, sans foi, sans gratitude; il protestait qu'aucune force humaine ne l'amènerait à donner sa fille au fils d'un tel misérable; il ordonnait à Emmy de bannir George de son esprit et de lui renvoyer toutes les lettres et tous les présents qu'elle avait reçus de lui.
Elle promit d'obéir et se disposa à le faire. Elle enveloppa les quelques bagatelles qui lui venaient de George, tira ses lettres de l'endroit où elle les serrait et les relut d'un bout à l'autre, comme si elle ne les savait pas encore par cœur. Mais elle n'avait pas le courage de s'en séparer; cet effort était au-dessus de ses forces: elle cacha ce paquet de lettres dans son sein, comme on voit une mère éplorée y cacher son enfant mort. Il semblait à Amélia qu'elle mourrait ou qu'elle deviendrait folle si on lui enlevait cette suprême consolation. Quel rayonnement de joie s'épanouissait autrefois sur sa figure, à l'arrivée de ces lettres! comme elle s'éloignait avec un battement de cœur pour pouvoir les lire sans être vue! Si le style en était glacial et froid, comme elle savait y trouver au contraire toute la chaleur de la passion! Étaient-elles courtes et égoïstes, les excuses ne lui manquaient pas en faveur de l'auteur.
En relisant ces lettres, si peu dignes de tant d'amour, elle s'abandonnait au cours de ses rêveries; elle revivait dans le passé. Chaque lettre marquait pour elle un souvenir. Tout le passé se pressait dans son esprit. Elle se rappelait son regard, sa voix, sa tournure, ce qu'il avait dit et comme il l'avait dit. Hélas! de toute cette affection éteinte il ne lui restait plus au monde que ces tristes débris, et sa vie devait se passer désormais à enfouir sa tristesse dans le silence.
Soyez prudentes, jeunes demoiselles. Regardez-y à deux fois en engageant votre cœur. Prenez garde de vous abandonner à un amour bien sincère. Ne dites jamais tout ce que vous éprouvez, et mieux encore n'éprouvez jamais grand'chose. Voyez où conduit une passion trop loyale et trop confiante; ne vous fiez à personne. Mariez-vous comme en France, où M. le maire sert de confident, où les registres de l'état civil remplacent les billets amoureux. Enfin, n'ayez jamais de ces sentiments qui puissent devenir pour vous une source de chagrin. Ne faites jamais de ces promesses que vous ne puissiez pas retirer, en cas de besoin, sans qu'il vous en coûte. Suivez cette méthode, si vous voulez faire votre chemin et passer pour vertueuse dans la Foire aux Vanités.
Si Amélia avait entendu les commentaires dont elle était l'objet dans la société dont la ruine de son père la retirait brusquement, elle aurait appris la nature de ses crimes et en quoi elle avait compromis sa réputation. Suivant mistress Smith, on n'avait pas l'exemple d'une légèreté aussi criminelle; mistress Brown avait toujours condamné ces scandaleuses familiarités, et c'était une leçon qui devait profiter à ses filles.
«Le capitaine Osborne ne peut pas épouser la fille d'un banqueroutier, disait miss Dobbin; c'est bien assez déjà d'être victime des escroqueries du père. Quant à cette petite Amélia, sa folie dépassait tout....
—Tout quoi? demandait le capitaine Dobbin avec humeur. Ne sont-ils pas promis l'un à l'autre depuis leur enfance? Cette promesse n'est-elle pas aussi valable que le mariage? Qui ose proférer le moindre mot contre la plus pure, la plus tendre, la plus angélique des jeunes filles?
—Tout beau, William! répondait miss Jane; il ne faut pas monter ainsi avec nous sur votre cheval de bataille. Nous ne pouvons vous rendre raison et nous battre avec vous. Nous ne disons rien contre miss Sedley, si ce n'est que sa conduite a été des plus imprudentes, et c'est le moins qu'on puisse en dire. Ce malheur, du reste, vient bien à ses parents.
—Allons, William, reprit miss Anne d'un ton moqueur, miss Sedley est libre maintenant; c'est affaire à vous de vous mettre sur les rangs; c'est un bien bon parti, ma foi: qu'en dites-vous?
—Que je l'épouse! dit Dobbin tout rouge et précipitant ses paroles; si vous aimez le changement, mesdemoiselles, croyez-vous qu'elle vous ressemble? Moquez-vous de cette angélique jeune fille; elle ne peut se défendre. Son malheur et sa peine doivent suffire, en effet, pour la livrer à vos railleries. Courage, Anne! vous êtes le bel esprit de la famille, et vos sottises y font florès.
—Je vous ai déjà dit que nous n'étions pas au régiment! reprit miss Anne.
—Au régiment! morbleu, je voudrais bien entendre quelqu'un parler comme vous au régiment, s'écria le digne Dobbin avec un enthousiasme chevaleresque. Oui, je voudrais, morbleu! qu'un homme s'avisât de dire quelque chose contre elle. Mais les hommes ne bavardent pas de cette façon, Anne; il n'y a que des femmes pour s'ameuter de la sorte, pour confondre ainsi leurs hurlements et leurs clabaudages. Eh bien! vous allez vous mettre à pleurer pour cela. Vous n'êtes que des oies.» Et William Dobbin s'apercevant que les yeux rouges de miss Anne commençaient comme à l'ordinaire à se gonfler de larmes, dit aussitôt: «Eh bien! vous n'êtes pas des oies, vous êtes des cygnes ou tout ce que vous voudrez, seulement laissez tranquille miss Sedley.
—Rien ne peut se comparer à l'ardeur chevaleresque de William au sujet de cette petite effrontée coquette,» se disaient entre elles la mère et les sœurs de Dobbin.
Elles redoutaient fort que, son mariage avec Osborne n'ayant pas de suite, elle ne trouvât sur-le-champ un autre admirateur dans le capitaine. Ces honnêtes femmes réglaient sans doute leurs prévisions d'après leur propre expérience, ou plutôt, car les occasions de mariage et de coquetterie n'étaient pas fort communes pour elles, selon leur manière de comprendre le bien et le mal, le juste et l'injuste.
«Il est fort heureux, ma chère maman, disaient ces jeunes filles, que le régiment ait reçu son ordre de départ; au moins voilà un danger auquel échappe notre frère.»
Le régiment était en effet désigné pour partir, et c'est ainsi que l'empereur des Français se trouve mêlé à notre histoire, qui, sans l'auguste intervention de ce personnage muet, n'aurait point mérité les honneurs de la publicité. C'était lui qui avait causé la ruine des Bourbons et celle de M. John Sedley. C'était lui dont l'arrivée à Paris faisait, en France, reprendre les armes pour le soutenir, et dans toute l'Europe pour le chasser. Pendant que la nation française et l'armée lui juraient fidélité autour des aigles, dans le champ de Mai, les quatre plus puissantes armées de l'Europe se réunissaient pour faire la chasse à l'aigle, et l'une d'elles, l'armée anglaise, comptait dans ses rangs deux de nos héros; le capitaine Dobbin et le capitaine Osborne.
La nouvelle de l'évasion de Napoléon et de son débarquement en France fut accueillie par le valeureux ***e avec cette joie belliqueuse et enthousiaste que comprendront sans peine tous ceux qui connaissent ce fameux régiment. Depuis le colonel jusqu'au moindre tambour, chacun était rempli d'ambition, d'espoir et d'ardeur patriotique, chacun savait gré à l'empereur des Français d'être ainsi venu troubler la paix de l'Europe comme d'une faveur toute particulière. Il arrivait enfin, ce temps si désiré par le ***e, où il pourrait aller montrer à ses compagnons d'armes qu'il se comportait aussi bien sur le champ de bataille que les vétérans de la Péninsule, et qu'il n'avait point perdu sa valeur guerrière dans les Indes occidentales, au milieu des ravages de la fièvre jaune. Stubble et Spooney pensaient obtenir une compagnie sans avoir besoin de l'acheter. Avant la fin de la campagne, dont elle était bien résolue à partager les fatigues, mistress la major O'Dowd, espérait pouvoir signer: Mistress la colonel O'Dowd, chev. du Bain. Nos deux amis, Dobbin et Osborne, partageaient, chacun à sa manière, la fièvre générale: M. Dobbin, avec beaucoup de calme, M. Osborne, avec une exaltation bruyante, se montraient décidés à faire leur devoir et à obtenir leur part de gloire et de distinctions.
La commotion que ressentit le pays à cette nouvelle avait quelque chose de si national, que toute question d'intérêt privé disparut. C'est sans doute pour ce motif que George Osborne, tout récemment promu à son nouveau grade, et songeant déjà à un nouvel avancement, ne prit pas garde à d'autres événements qui eussent sans doute attiré son attention dans des temps plus calmes.
La catastrophe du bon M. Sedley ne l'attrista pas autrement. Il essayait son nouvel uniforme, qui lui allait à merveille, le jour où se tint la première réunion des créanciers de l'infortuné vieillard. Son père lui avait dit que la frauduleuse et abominable conduite de ce banqueroutier le forçait à lui renouveler ses injonctions au sujet d'Amélia, et que c'en était fini pour toujours des projets de mariage. Il lui compta ce soir-là une somme assez ronde pour payer son uniforme et ses épaulettes, qui lui donnaient si bonne mine. Ce jeune homme, peut-être trop libéral, faisait toujours bon accueil à l'argent, et il accepta sans plus de cérémonie la généreuse gratification de son père. Les affiches de vente tapissaient déjà la maison Sedley, où il avait passé tant de journées heureuses. Il put les apercevoir en sortant le soir de chez son père pour se rendre chez le vieux Slaughter, où il descendait quand il venait à la ville; la lune les éclairait de ses pâles rayons. Cette maison, où avait régné jadis le bien-être, était fermée pour Amélia et ses parents. Où cette malheureuse famille avait-elle trouvé un asile? La pensée de leur désastre fit sur lui une impression profonde; il fut très-sombre ce soir-là au café de Slaughter. Il but beaucoup, et ses camarades en firent la remarque.
Dobbin, étant survenu, voulut l'empêcher de boire. Mais Osborne lui dit qu'il buvait ainsi à cause de son excessive tristesse. Son ami le pressa alors de maladroites questions, et lui demanda s'il avait des nouvelles. Osborne refusa d'entrer dans aucun détail, disant seulement qu'il avait l'esprit tout bouleversé et qu'il était bien malheureux.
Trois jours après, Dobbin vint voir Osborne dans sa chambre, à la caserne. Il avait la tête appuyée sur la table; des papiers étaient jetés pêle-mêle autour de lui. Le jeune capitaine semblait en proie au plus grand abattement.
«Elle m'a renvoyé tout ce que je lui ai donné, tous ces petits souvenirs; voyez un peu!»
Il lui montra du doigt un paquet de lettres d'une écriture bien connue du capitaine Dobbin, et puis plusieurs petits objets jetés au hasard; une bague, un couteau d'argent qu'il avait achetés pour elle à une foire, quand ils étaient enfants; une chaîne d'or et un médaillon renfermant de ses cheveux.
«Tout est là, disait-il d'une voix traînante et éteinte. Tenez cette lettre, Will: vous pouvez lire, si vous voulez.»
Il lui présentait en même temps une lettre contenant les lignes suivantes:
«D'après la volonté de mon père, je vous renvoie tous les présents que vous m'avez faits dans des temps plus heureux. Cette lettre est la dernière que je vous écris. Vous sentez, je pense, autant que moi, le coup qui vient de nous frapper. Nos infortunes rendent impossible l'union projetée entre nous; désormais vous êtes libre, je vous rends votre parole. Vous ne partagerez point, j'en suis sûre, à notre endroit, les cruels soupçons de M. Osborne qui viennent s'ajouter à notre malheur comme un surcroît d'affliction. Adieu, je prie le ciel de me donner la force de supporter cette épreuve et toutes les autres qu'il lui plaira de m'envoyer; puisse-t-il faire descendre sur vous ses bénédictions!
«Je jouerai souvent sur le piano.... sur votre piano. À cet envoi, j'ai reconnu la délicatesse de votre cœur. A.»
Dobbin avait l'âme très-sensible. Les pleurs et les sanglots des femmes et des enfants faisaient sur lui une très-vive impression. L'idée d'Amélia, dans la solitude de sa douleur, mettait à la torture cette âme dévouée. Il y avait chez lui un luxe d'émotion peut-être excessif pour un homme. Il jurait qu'Amélia était un ange, et qu'Osborne devait lui conserver son cœur pour toujours. Osborne avait, lui aussi, fait un retour sur leurs deux existences si unies: cette jeune fille lui apparaissait enfin telle qu'il l'avait vue depuis son enfance, douce, innocente, charmante dans sa simplicité, passionnée et tendre avec toute la franchise de son âme.
Quelle affliction de perdre un pareil trésor, de n'avoir pas su apprécier son bonheur alors qu'il en jouissait! Mille scènes de famille se pressaient maintenant dans son esprit, et, au milieu de tous ses souvenirs, il la revoyait toujours bonne et belle. Le remords saisissait son âme et la honte lui montait au front, quand il se rappelait son égoïsme et son indifférence contrastant avec cette ravissante candeur. Les espérances de gloire, les chances de la guerre, le monde entier avaient disparu pour un moment, et les deux amis ne parlaient plus que d'elle et d'elle seule.
«Où sont-ils? demanda Osborne après un long entretien, et non toutefois sans éprouver quelque honte à la pensée de son peu d'empressement à suivre sa fiancée; où sont-ils? Il n'y a point d'adresse sur ce billet.»
Dobbin savait l'adresse, lui. Non content d'envoyer le piano, il avait écrit une lettre à mistress Sedley pour lui demander la permission d'aller la voir. Et il l'avait vue la veille, ainsi qu'Amélia, avant son retour à Chatham; bien plus, c'était lui qui avait apporté cette lettre d'adieu, ce paquet qui causait aux deux amis une si vive émotion.
L'excellent garçon avait reçu de mistress Sedley le meilleur accueil. Elle avait été fort touchée de l'arrivée du piano, qui, suivant ses conjectures, était envoyé par George comme marque de dévouement et d'amitié. Le capitaine Dobbin ne chercha point à détromper cette honnête femme; mais il écouta tous ses malheurs, toutes ses plaintes avec la plus vive sympathie. Il lui exprima la part qu'il prenait à ses peines et à ses privations; d'accord avec elle, il blâma la dureté de M. Osborne pour son ancien bienfaiteur. Puis, après avoir reçu les épanchements de son cœur, les confidences de ses chagrins, Dobbin se sentit assez de courage pour demander à voir Amélia, retirée comme d'ordinaire dans sa chambre; sa mère amena la pauvre fille toute tremblante.
On eût dit un fantôme; sur son visage le désespoir se peignait en traits si éloquents que l'honnête Dobbin frissonna à son aspect, et lut les plus sinistres présages sur cette figure décolorée et immobile. Au bout d'une ou deux minutes, elle lui remit le paquet et lui dit:
«Voici pour le capitaine Osborne, s'il vous plaît.... J'espère qu'il va bien.... C'est très-bon à vous d'être venu nous voir.... Nous aimons beaucoup notre nouvelle habitation.... Je crois, maman, que je puis remonter, car je me sens un peu faible.»
La pauvre enfant fit un salut accompagné d'un sourire et se retira. La mère, en la reconduisant à sa chambre, jeta vers Dobbin un regard désolé. Le pauvre garçon se sentait très-ému. Il éprouvait déjà pour cette jeune fille une vive tendresse; car, lorsqu'il se retira, son âme était en proie à la douleur, à la compassion, à la crainte, comme s'il eût été coupable, comme si un remords poignant se fût glissé dans son âme.
Osborne, apprenant que son ami avait vu Amélia, lui fit les questions les plus pressantes, les plus inquiètes, au sujet de la pauvre enfant. Comment allait-elle? comment l'avait-il trouvée? que disait-elle? Alors son ami lui prit la main, et, le regardant en face:
«George, elle se meurt!» dit-il sans pouvoir ajouter un mot de plus....
Dans la petite maison où la famille Sedley avait trouvé asile, il y avait une bonne grosse fille irlandaise qui était là pour tout faire. Cette fille tentait, en vain, depuis plusieurs jours, de donner aide et consolation à Amélia. Emmy était trop triste pour lui répondre ou même pour s'apercevoir de ses soins prévenants.
Quatre heures s'étaient écoulées depuis la conversation que nous venons de rapporter entre Dobbin et Osborne, lorsque cette servante entra dans la chambre où Amélia était silencieuse comme à son ordinaire et pensait à ses lettres, ses chers trésors. Cette fille, toute souriante et avec un air espiègle et joyeux, fit ses efforts pour attirer l'attention de la pauvre Emmy, sans pouvoir y parvenir.
«Miss Emmy! dit-elle.
—Me voilà, dit Emmy sans se détourner.
—Un message, reprit la servante, c'est quelque chose.... quelqu'un.... Enfin, voilà une nouvelle lettre pour vous; ne lisez donc plus les vieilles.»
Elle lui remit alors une lettre qu'Emmy prit et lut:
«Il faut absolument que je vous voie, disait la lettre, chère Emmy, cher amour, chère femme! Ne me repoussez pas.»
Sa mère et George étaient sur le seuil de la porte, attendant qu'elle eût terminé la lecture de la lettre.
CHAPITRE XIX.
Miss Crawley et sa garde-malade.
Nous avons vu avec quelle ponctualité mistress Firkin, la femme de chambre de miss Crawley, s'empressait de notifier à mistress Bute Crawley les événements de quelque importance pour la famille, dès qu'ils arrivaient à sa connaissance. Nous avons aussi indiqué de quels bons procédés, de quelles attentions particulières cette excellente dame honorait la femme de confiance de miss Crawley. Elle témoignait enfin à miss Briggs, la demoiselle de compagnie, l'amitié la plus cordiale. Les bonnes dispositions de cette dernière lui étaient assurées par mille de ces petits soins et promesses qui coûtent si peu et sont cependant d'une si grande influence sur la personne qui en est l'objet.
Une habile ménagère qui s'entend à son métier, sait combien ces paroles aimables sont faciles à dire et quel prix elles donnent aux faits les plus insignifiants de la vie. C'est un sot que celui qui a dit que les belles paroles ne sauraient remplacer le beurre dans les épinards. La moitié du temps, les épinards de la société ne seraient pas mangeables si on ne les accommodait avec cette sauce oratoire. Une douce parole, adroitement placée, aura de plus grands résultats que des espèces sonnantes offertes par un imbécile. Les espèces sonnantes pèsent sur certains estomacs, qui digèrent mieux les belles paroles sans éprouver jamais la satiété. Mistress Bute avait si souvent parlé à Briggs et à Firkin de la vivacité de son affection à leur endroit, de ce qu'elle ferait pour des amis si dévoués dans le cas où la fortune de miss Crawley lui arriverait, que les susdites personnes nourrissaient pour elle la plus haute considération. Elles lui étaient aussi dévouées, leur gratitude était aussi profonde que si mistress Bute les eût comblées des plus magnifiques faveurs.
Rawdon Crawley, sous son épaisse et égoïste enveloppe de soldat ne s'était jamais préoccupé de mettre dans ses intérêts les aides de camp de sa tante. Il témoignait au contraire pour ce couple féminin le mépris le plus prononcé. Tantôt il faisait tirer ses bottes par Firkin, et tantôt, malgré une pluie battante, il la chargeait des commissions les plus puériles. Lui donnait-il une guinée, il la lui jetait à la face ni plus ni moins qu'un soufflet. À l'imitation de sa tante, le capitaine se servait de Briggs comme d'un plastron; il l'accablait de plaisanteries à peu près aussi délicates et aussi légères qu'un bon coup de pied de cheval.
Mistress Bute, au contraire, la consultait sur toutes les questions de goût, dans toutes les affaires difficiles; elle admirait son talent poétique, et par ses politesses et ses prévenances témoignait en quelle estime elle tenait miss Briggs. Faisait-elle à Firkin un présent de six liards, elle l'accompagnait de tant de compliments que dans le cœur reconnaissant de la femme de chambre les six liards se changeaient en or; sans compter qu'elle caressait pour l'avenir les plus magnifiques espérances. Il fallait seulement pour cela voir mistress Bute à la tête de la fortune à laquelle elle avait tant de droits.
Ayez des louanges pour tout le monde, c'est un conseil à ceux qui débutent dans la vie. Ne faites jamais les incorruptibles, mais donnez de l'encensoir aux gens, quand vous devriez leur casser le nez; louez-les encore par derrière, s'il y a chance qu'ils vous entendent; ne laissez jamais échapper l'occasion de dire un mot aimable. Faites enfin comme ce propriétaire qui ne voyait jamais un coin inoccupé de ses terres sans prendre aussitôt dans sa poche un gland pour l'y planter; semez ainsi vos compliments dans la vie. Un gland, c'est peu de chose; mais il pourra quelque jour produire une grosse pièce de bois.
Pendant la durée de sa faveur, Rawdon Crawley n'obtenait qu'une soumission forcée; après sa disgrâce, il ne trouva personne pour le plaindre ou l'assister. Bien au contraire, quand mistress Bute prit le commandement chez miss Crawley, la garnison fut charmée de se trouver sous un pareil chef, attendant tout l'avancement possible de ses promesses, de ses générosités et de ses paroles doucereuses.
Mistress Bute Crawley était loin de se bercer d'illusions sur les projets de l'ennemi; elle s'attendait à un assaut de sa part pour reconquérir la position perdue. Elle connaissait toute l'habileté et toute la ruse de Rebecca; elle la croyait capable de tout risquer avant d'accepter son sort. Elle devait donc faire ses préparatifs de combat et redoubler de surveillance, dans la crainte des tranchées, des mines et des surprises de l'ennemi.
D'abord, bien que maîtresse de la place, pouvait-elle compter sur la principale habitante? Miss Crawley ferait-elle bonne résistance? N'avait-elle pas un secret désir d'ouvrir les portes à l'ennemi vaincu? La vieille dame aimait Rawdon, et surtout Rebecca, qui savait la distraire. Mistress Bute ne pouvait se dissimuler qu'il n'y avait aucun des gens de son parti capable, comme cette dernière, de réjouir cette vieille mondaine.
«La voix de mes filles, se disait avec candeur la femme du ministre, n'est pas tolérable après celle de cette odieuse petite gouvernante. Miss Crawley ne manquait jamais d'aller se coucher quand Martha et Louisa exécutaient leurs duos. Les manières roides et pédantesques de Jim, les tirades de ce pauvre Bute sur ses chiens et ses chevaux l'ont toujours ennuyée. Que je la conduise au presbytère, elle nous prendra tous en grippe, et nous la verrons bien vite partir, j'en suis sûre; et pourquoi, pour aller retomber dans les filets de ce mécréant de Rawdon, pour devenir la proie de cette petite vipère de Rebecca. Bien qu'elle ne battît plus que d'une aile et qu'elle n'eût plus à aller bien loin, encore fallait-il aviser à la mettre pendant ce temps à l'abri des entreprises de ces gens sans foi ni loi.
Lorsque miss Crawley était dans ses bons jours de santé, si on lui disait qu'elle était malade ou qu'elle en avait l'air, la vieille dame toute tremblante envoyait chercher le docteur. Après cette évasion si soudaine, ce coup imprévu, bien capables du reste d'agiter des nerfs plus solides que ceux de la vieille dame, mistress Bute pensa qu'il était de son devoir de dire au médecin et à l'apothicaire, à la dame de compagnie et aux domestiques, que miss Crawley était dans une situation déplorable, et que chacun devait agir en conséquence. Dans la rue, elle avait fait répandre de la paille jusqu'à la hauteur du genou, et le marteau, par mesure de précaution, avait été soigneusement enveloppé. Elle avait de plus exigé que le médecin vînt deux fois par jour, et toutes les deux heures elle inondait sa patiente de tisanes et de potions. Quand on pénétrait dans la chambre, elle faisait entendre un chut! chut! si redoutable et si perçant, que la pauvre vieille en bondissait dans son lit. Miss Crawley ne pouvait faire un mouvement sans apercevoir les yeux saillants de mistress Bute s'abaissant sur elle avec une immobilité sépulcrale, et ils semblaient briller au milieu des ténèbres, quand elle remuait dans la chambre avec la souplesse et la légèreté d'un chat.
Miss Crawley resta longtemps, bien longtemps dans son lit, et mistress Bute lui lisait des livres de dévotion. Pendant ses longues insomnies, elle n'entendait pour toute distraction que la voix du garde de nuit et les pétillements de sa veilleuse. A minuit, elle recevait la visite de l'apothicaire, qui s'approchait d'elle à pas comptés; puis il ne lui restait plus qu'à contempler les yeux fantastiques de mistress Bute et les reflets jaunes de la lumière projetée sur le plafond dans une demi-obscurité qui avait quelque chose d'effrayant. Hygie elle-même serait tombée malade avec un tel régime, et à plus forte raison cette vieille femme nerveuse et affaiblie.
Nous avons dit qu'en bonne société, et lorsqu'elle avait toute sa belle humeur, cette vieille dissipée professait, sur la morale et la religion, des idées aussi dégagées de préjugés qu'aurait pu le désirer M. de Voltaire lui-même. Mais, aux premières atteintes de la maladie, cette vieille pécheresse, aussi lâche qu'incrédule, était assaillie par les plus affreuses terreurs de la mort.
«Si seulement mon pauvre mari avait la tête un peu plus solide sur ses épaules, pensait en elle-même mistress Bute Crawley, de quelle utilité ne pourrait-il pas être en ce moment à son infortunée parente? Il la ferait repentir de ses égarements passés, il la ferait rentrer dans la bonne voie et déshériter cet infâme débauché qui s'est brouillé avec toute sa famille; il pourrait enfin l'amener aux sentiments qu'elle doit avoir pour mes chères filles et mes deux garçons, qui réclament et méritent à tous égards l'appui qu'ils peuvent trouver dans leurs proches.»
Et, comme la haine du vice est toujours un progrès vers la vertu, mistress Bute Crawley s'efforçait d'inspirer à sa belle-sœur une légitime horreur des innombrables péchés de Rawdon Crawley. Cette charitable dame en présentait un total suffisant pour faire à lui seul condamner tous les jeunes officiers d'un régiment. Qu'un homme fasse un faux pas en ce monde, il ne trouvera point devant le public de censeurs plus inexorables que les membres de sa famille.
Mistress Bute faisait preuve d'un intérêt touchant et d'une science approfondie en ce qui concernait l'histoire de Rawdon. Elle savait les menus détails de sa déplorable querelle avec le capitaine Longfeu, où Rawdon, après avoir eu, dès le principe, les torts de son côté, avait fini par tuer le capitaine. Elle savait comment le malheureux lord Dovedale, dont la mère avait été s'établir à Oxford pour y suivre l'éducation de son fils, et qui n'avait jamais touché une carte de sa vie avant son arrivée à Londres, avait été perverti par la fréquentation de Rawdon au Cocotier, plongé dans la plus complète ivresse par cet abominable corrupteur de la jeunesse, et finalement dépouillé au jeu de plus de quatre mille livres.
Elle lui peignait, avec les couleurs les plus vives, le désespoir de toutes les familles de province qu'il avait ruinées, dont il avait précipité les fils dans le déshonneur et la pauvreté, et poussé les filles à la honte et à l'infamie. Elle connaissait tous les malheureux marchands que ses extravagances avaient conduits à la banqueroute; elle dévoilait à miss Crawley les escroqueries et les honteuses manœuvres de son neveu, les mensonges révoltants à l'aide desquels il en imposait à la plus généreuse des tantes, son ingratitude pour elle et le ridicule dont il la couvrait en retour de tant de sacrifices. Elle administrait à petites doses ces histoires à miss Crawley, sans passer sur un seul article de cette litanie. En cela elle pensait accomplir son devoir de chrétienne et de mère de famille, et sa langue frappait sa victime sans le moindre remords ni le plus léger scrupule. Bien au contraire, elle s'imaginait faire œuvre pie et méritoire, et se montrait glorieuse de son courage à l'accomplir. Oui, vous aurez beau dire, il n'y a rien de tel que les gens de votre famille pour se charger de vous mettre en morceaux. À dire vrai, en présence des méfaits de Rawdon Crawley, la vérité seule aurait suffi pour sa condamnation, et ces raffinements de la médisance étaient du superflu de la part de sa charitable parente.
Rebecca, comptant désormais dans la famille, devint aussi l'objet des recherches minutieuses de l'excellente mistress Bute. S'étant assurée par une rigoureuse consigne que la porte resterait close aux envoyés et aux lettres de Rawdon, elle se mettait en quête de la vérité avec un courage infatigable; elle se rendait dans la voiture de miss Crawley chez sa vieille amie Pinkerton, à Minerva-House, Chiswick-Mall, lui annonçait l'incroyable nouvelle de la séduction du capitaine Rawdon par miss Sharp, et obtenait d'elle tous les renseignements possibles sur la naissance de l'ex-gouvernante et l'histoire de ses premières années. L'amie du lexicographe en avait long à lui dire. On faisait apporter par miss Jemima les reçus et les lettres du maître de dessin. L'une était écrite d'une prison de dettes et réclamait humblement une avance. Dans une autre, le soussigné ne trouvait pas de termes assez expressifs pour témoigner sa reconnaissance aux dames de Chiswick à propos de l'admission de Rebecca dans leur maison; enfin le dernier écrit sorti de la plume de ce malheureux artiste était une lettre où de son lit de mort il recommandait l'orpheline à la charité de miss Pinkerton.
On retrouva aussi des lettres de l'enfance de Rebecca, où celle-ci priait ces bonnes dames de venir en aide à son père, et les assurait de sa propre reconnaissance. Prenez vos lettres qui remontent à dix ans, vous ne trouverez peut-être rien qui prête plus à la satire: vœux, amour, promesses, serments, reconnaissance, tout cela n'est plus qu'un rêve bizarre au bout d'un certain temps! Il devrait y avoir une loi prescrivant la destruction de toute pièce écrite, excepté les notes acquittées des fournisseurs, et encore devraient-elles être détruites après un bref délai déterminé. On devrait vouer à l'extermination tous ces charlatans et ces misanthropes qui débitent l'encre indélébile de la petite vertu, et faire des auto-da-fé de leurs funestes marchandises. La meilleure encre serait celle qui s'effacerait au bout d'un ou deux jours et laisserait le papier net et blanc, de manière à ce qu'il pût encore servir à écrire comme la première fois.
De chez miss Pinkerton, l'infatigable mistress Bute suivit la trace de Sharp et de sa fille dans les mansardes de Greek-Street, occupées par le peintre jusqu'au jour de sa mort. Les portraits de l'hôtesse en robe de satin blanc et de son mari en veste à boutons de cuivre, chefs-d'œuvre de Sharp, donnés en payement de loyers, décoraient encore les murs du salon. Mistress Stokes était une personne communicative; elle raconta sans se faire prier tout ce qu'elle savait de M. Sharp, de sa vie de débauche et de misère; de sa bonne humeur et de son entrain, des chasses que lui donnaient baillis et créanciers; et à la grande indignation de l'hôtesse scandalisée, de son mariage avec sa femme, retardé jusqu'aux derniers moments de la malheureuse, que l'hôtesse ne pouvait même pas voir en peinture; des manières vives et délurées de sa fille; de l'hilarité qu'elle excitait par son talent à tourner tout le monde en caricature; c'était elle qu'on envoyait chercher le genièvre au cabaret, et on la connaissait dans tous les ateliers du quartier. En somme, mistress Bute recueillit les détails les plus complets sur la parenté, l'éducation et le caractère de sa nouvelle nièce. Rebecca n'eût peut être pas été fort aise d'apprendre le résultat de l'enquête dont elle était l'objet.
Ces recherches si habilement dirigées profitaient ensuite à l'instruction de miss Crawley. On lui disait que mistress Rawdon Crawley était la fille d'une danseuse d'Opéra; qu'elle-même avait exercé cette profession; qu'elle avait servi de modèle chez les peintres; qu'elle avait été élevée de manière à devenir la digne fille de sa mère; qu'elle buvait le petit verre avec son père, etc., etc.; qu'enfin c'était une femme perdue qui avait épousé un homme non moins perdu. Et la moralité de la fable était, d'après mistress Bute, qu'il n'y avait plus rien de bon à faire de ces deux êtres, et qu'une personne respectable ne pouvait consentir à voir de tels fripons.
Telles étaient les pièces de campagne dont mistress Bute s'entourait à Park-Lane, les provisions et les munitions de guerre qu'elle amassait dans la place, en prévision du siége que Rawdon et sa femme ne manqueraient pas de faire subir à miss Crawley.
S'il y avait un reproche à adresser à mistress Bute, c'était d'apporter trop d'ardeur dans l'exécution de ses plans. Ses soins étaient peut-être excessifs; elle faisait miss Crawley plus malade qu'elle n'était en réalité. Bien que sa parente courbât la tête sous le joug, elle ne demandait pas mieux que d'échapper le plus tôt possible à une servitude si rigoureuse et si assommante. Ces femmes à l'esprit dominateur, qui prétendent mieux savoir que les parties intéressées ce qui convient à leurs voisins, ont le grand tort de compter sans les éventualités d'une révolte domestique ou les fâcheux résultats d'un abus d'autorité.
Nous donnons comme exemple mistress Bute, animée des meilleures intentions, compromettant sa santé à force de veilles, négligeant repos et promenades pour le plus grand bien de sa belle-sœur souffrante, et si pénétrée de la gravité du malaise de la vieille dame que, pour un peu, elle eût été commander son cercueil.
Un jour, en tête à tête avec M. Clump, le fidèle apothicaire, elle entra dans quelques détails sur le dévouement dont elle faisait preuve, sur les résultats qu'elle en espérait pour cette santé si précieuse et si chère.
«Mon cher monsieur Clump, disait-elle, je puis me donner ce témoignage de n'avoir négligé aucune tentative pour rendre la santé à notre chère malade, que l'ingratitude de son neveu a conduite à ce lit de souffrance. Aucune fatigue ne m'effrayera, aucun sacrifice ne me fera reculer.
—Votre dévouement, il faut l'avouer, est admirable, dit M. Clump avec un profond salut, mais....
—Je n'ai pas fermé l'œil depuis mon arrivée. Sommeil, santé, bien-être personnel, j'ai tout mis de côté en présence d'un seul sentiment, celui du devoir. Quand mon pauvre James a eu la petite vérole, je n'ai point confié à des mains mercenaires le soin de ce cher enfant, oh non!
—Vous êtes une bien bonne mère, chère madame, la meilleure des mères, mais....
—Comme mère de famille, comme femme d'un ministre de l'Église anglaise, j'ai l'humble confiance de suivre la bonne voie, dit mistress Bute avec un ton béat et pénétré. Tant que le moindre souffle animera mon être, jamais, Monsieur Clump, jamais je n'abandonnerai le poste du devoir. D'autres ont pu conduire à ce lit de souffrance cette vénérable femme et chagriner ses cheveux blancs....»
En même temps par un mouvement oratoire, mistress Bute indiquait du geste le devant de cheveux couleur café accroché à un clou du cabinet de toilette.
«Mais moi on me trouvera toujours assise à ce chevet. Ah! monsieur Clump, je ne le sais que trop, cette couche a autant besoin des secours spirituels que de ceux du médecin.
—J'allais vous faire remarquer, ma chère madame, se décida à dire M. Clump d'une voix doucereuse, j'allais vous faire observer, quand vous avez donné un libre cours à des sentiments qui vous font honneur, que précisément vous vous alarmez à tort pour cette excellente amie, et que vous faites à cause d'elle trop bon marché de votre santé.
—C'est que, voyez-vous, je donnerais ma vie pour mon devoir, pour les membres de la famille de mon mari, répliqua mistress Bute.
—Fort bien, madame, si cela était nécessaire; mais nous ne voulons rien moins que le martyre de mistress Bute Crawley, reprit Clump avec galanterie. Le docteur Squills et moi avons examiné l'état de miss Crawley avec le plus grand soin, la plus vive sollicitude, comme vous devez le penser. Nous l'avons trouvée dans un état de faiblesse et de surexcitation nerveuse. Ces affaires de famille l'avaient mise tout en émoi....
—Son neveu finira par la potence, fit mistress Bute d'un ton prophétique.
—L'avaient mise tout en émoi; alors vous êtes arrivée comme un ange gardien; oui, ma chère madame, vous êtes venue, je le répète, comme son ange gardien, pour la soulager dans l'accablement du malheur. Mais le docteur Squills et moi nous pensons que l'état de notre aimable cliente n'exige pas qu'elle garde le lit d'une façon aussi rigoureuse. L'hypocondrie de son humeur ne peut qu'augmenter dans cet isolement, il lui faut du changement; le grand air, de la gaieté. Ce sont les meilleurs remèdes de ma pharmacie, dit M. Clump en riant et en laissant voir une rangée de dents parfaitement conservées. Conseillez-lui de se lever, chère madame; faites-la sortir de son lit, secouez sa torpeur par des promenades en voiture, et bientôt vous verrez aussi renaître les roses de vos joues, si je puis parler ainsi sans manquer au respect que je dois à mistress Bute Crawley.
—C'est qu'au parc, elle pourrait voir son abominable neveu, où l'on m'a dit que l'infâme allait souvent se promener avec l'impudente complice de ses crimes, répliqua mistress Bute laissant percer son égoïste cupidité; il y en aurait assez pour lui donner une rechute qui l'obligerait à reprendre le lit. Il ne faut pas qu'elle sorte, monsieur Clump; elle ne sortira pas tant que je serai là pour veiller sur elle. Et quant à ma santé, peu m'importe! j'en fais le sacrifice avec joie, monsieur. C'est mon offrande sur l'autel du devoir.
—Eh bien! sur ma parole, madame, reprit brusquement M. Clump, je ne réponds point de sa vie si elle reste plus longtemps enfermée dans l'air épais de sa chambre. Une attaque de nerfs pourra venir nous l'enlever quelque jour, et, si vous voulez voir hériter le capitaine Crawley, je vous le dis en toute sincérité, madame, vous en prenez tout à fait le chemin.
—Dieu du ciel! est-elle donc en danger de mort? s'écria mistress Bute; pourquoi ne m'en avoir pas informée plus tôt?»
La veille au soir, M. Clump et le docteur Squills avaient eu une consultation sur miss Crawley et sa maladie, tout en vidant une bouteille de vin chez sir Lapin Warren, dont la femme, pour la treizième fois, allait lui décerner le titre de père.
«Clump, disait le docteur Squills, c'est une véritable harpie sous forme de femme, vomie par Hampshire pour agripper la vieille Tilly Crawley. Excellent madère, ma foi!
—Quelle folie aussi, répliqua Clump, à ce Rawdon Crawley, d'aller épouser une gouvernante! Il est vrai qu'il y a du sang dans cette fille.
—Des yeux bleus, une jolie peau, une figure chiffonnée, un front hardiment dessiné, continua Squills, c'est bien quelque chose, sans compter que Crawley est un fou, Clump.
—Oh! oui, et un fameux, repartit l'apothicaire.
—Cette vieille fille va l'oublier, ajouta le médecin; puis après une pause il ajouta: C'est un bon revenu pour vous, Clump, et vous lui faites avaler des drogues pour de l'argent.
—Un fameux, et que je ne céderais pas pour deux cents livres sterling par an.
—Prenez garde alors; car cette naturelle de l'Hampshire l'expédiera en deux mois, Clump, mon garçon, si vous la laissez faire, dit le docteur Squills. La vieillesse, les indigestions, les palpitations de cœur, une congestion cérébrale, une attaque d'apoplexie, elle n'a qu'à choisir, et son affaire est bonne. Remettez-la sur pied, Clump, faites-la sortir, ou sans cela vous pourrez bien voir arrêter votre revenu annuel.»
Sous l'empire de cette pensée, le digne apothicaire s'était adressé à mistress Bute Crawley, avec toute la candeur de son âme.
Celle-ci faisant peser sa main de fer sur la vieille dame, la consignait au lit, et, ne laissant approcher d'elle personne, redoublait d'efforts pour lui faire changer son testament. Mais les terreurs de miss Crawley à l'idée de la mort la reprenaient toutes les fois qu'on venait à lui faire de ces funèbres propositions. Mistress Bute avait donc à remettre sa patiente en belle humeur et en bonne santé avant de poursuivre le but sérieux qu'elle se proposait. Mais en quel lieu la conduire? Le seul endroit où il n'y eût pas chance de rencontrer l'odieux couple des Rawdons était l'église, et la vieille dame n'y aurait trouvé aucun plaisir; mistress Bute le savait.
«Nous irons visiter les magnifiques faubourgs de Londres, pensait-elle alors; rien n'est plus pittoresque, à ce qu'on dit.»
Elle s'allumait ainsi d'une soudaine et belle passion pour Hampstead et Hornsey: Dulwich ne lui avait jamais paru si féerique. Elle chargeait sa victime sur la voiture, et lui faisait visiter ces sites champêtres; elle avait soin d'assaisonner ces petits voyages de conversations irritantes sur Rawdon et sa femme; elle n'épargnait à la vieille dame aucune des histoires qui pouvaient provoquer son indignation contre ce couple de réprouvés.
Mais mistress Bute, pour vouloir trop bien faire, finissait par tendre la corde trop roide. Tandis qu'elle s'efforçait d'inspirer à miss Crawley l'aversion de son neveu rebelle, la malade sentait naître en elle au contraire une haine profonde, une terreur secrète pour son bourreau, et n'aspirait plus qu'à sortir de ses mains. Au bout de quelque temps, elle leva l'étendard de l'insurrection contre Highgate et Hornsey. Elle voulait aller au Parc. Mistress Bute craignait d'y rencontrer l'abominable Rawdon, et ne se trompait pas. Un jour on vit poindre à l'horizon le phaéton de Rawdon, où Rebecca était assise à côté de lui. Dans le carrosse de l'ennemi, miss Crawley occupait sa place ordinaire, mistress Bute était à sa gauche. Sur la banquette de devant se trouvait miss Briggs avec le toutou.
Le moment critique était donc enfin arrivé. Le cœur de Rebecca battait avec violence quand elle reconnut la voiture; les deux équipages s'avançaient l'un vers l'autre, et Rebecca, la tête penchée, jeta sur la vieille demoiselle un regard où se peignaient la tendresse et le dévouement. Rawdon lui-même tremblait, et sa figure rougit sous ses épaisses moustaches. Le chapeau de miss Crawley était imperturbablement tourné du côté de la petite rivière. Mistress Bute redoublait de prévenances à l'égard du toutou, qu'elle appelait son petit doggy, son petit bichon, son petit amour d'argent. Les voitures roulaient toujours chacune dans son sens.
«C'est une affaire toisée, dit Rawdon à sa femme.
—Essayez encore une fois, Rawdon, répondit Rebecca, accrochez leur voiture s'il le faut, cher ami.»
Le cœur manqua à Rawdon pour exécuter cette dernière manœuvre. Quand les voitures se rencontrèrent de nouveau, il se leva debout dans son phaéton, porta la main à son chapeau, tout prêt à saluer et regardant de tous ses yeux. Cette fois la figure de miss Crawley n'était pas tournée de l'autre côté; elle et mistress Bute jetèrent sur leur neveu un coup d'œil inexorable. Le malheureux retomba sur son siége, en proférant un énorme juron, enfila une allée de côté et rentra chez lui le désespoir dans l'âme.
Ce fut pour mistress Bute un brillant et décisif triomphe; mais elle comprit le danger qu'il y aurait à s'exposer à de nouvelles rencontres, en voyant la surexcitation nerveuse où se trouvait miss Crawley. Elle parvint à convaincre sa chère amie que, pour le bien de sa santé, elle devait quitter la ville pour quelque temps, et elle appuya fortement auprès d'elle en faveur de Brighton.
CHAPITRE XX.
Le capitaine Dobbin négociateur de mariage.
Le capitaine Dobbin se trouva, sans savoir comment, ministre plénipotentiaire pour la conclusion du mariage entre George Osborne et Amélia. Sans lui cette union n'eût jamais eu lieu; il ne pouvait trop se l'avouer à lui-même, et il lui venait sur les lèvres un amer sourire, à la pensée que, parmi tant d'autres, le sort l'avait précisément chargé du soin de faire réussir ce mariage. La conduite de cette affaire était peut-être la plus pénible tâche qui pût lui être imposée; mais, toutes les fois que le capitaine Dobbin se trouvait en face d'un devoir, il marchait droit au but, sans beaucoup de paroles ni d'hésitation. Ayant donc mis dans sa tête que, si miss Sedley n'épousait pas George Osborne, elle en mourrait de douleur, il résolut de mettre tout en œuvre pour la conserver à la vie.
Nous n'entrerons point dans des détails trop minutieux sur l'entretien de George Osborne et d'Amélia, lorsque le jeune capitaine fut ramené aux pieds, ou pour mieux dire dans les bras de sa jeune maîtresse, grâce à l'amicale intervention de l'honnête William. Un cœur même plus dur que celui de George n'aurait pu résister à la vue de cette douce figure si douloureusement ravagée par le chagrin et le désespoir, à ces simples et tendres accents avec lesquels elle lui retraçait l'histoire de ses peines. Les forces ne lui avaient point manqué lorsque sa mère avait conduit Osborne auprès d'elle; elle avait seulement soulagé l'excès de sa tristesse en reposant sa tête sur l'épaule de son amant et en y versant des larmes tendres, abondantes et douces. Aussi la vieille mistress Sedley, toute joyeuse de cette scène, voulut assurer à ces jeunes amants les joies et le mystère d'un entretien secret. Elle laissa Emmy, qui couvrait les mains de George de larmes et de baisers, comme celles de son maître et seigneur, et semblait réclamer son indulgence et son pardon, comme si elle se fût rendue par ses crimes indigne de ses bontés.
Cette tendre et humble soumission pénétrait George Osborne d'une douce et flatteuse émotion. Il trouvait une esclave prosternée et obéissante dans cette simple et fidèle créature, et le sentiment de sa toute-puissance faisait tressaillir agréablement son âme. Monarque souverain, il se sentait enclin à la générosité, et daignait relever cette Esther agenouillée pour lui faire prendre place à ses côtés sur le trône. En outre, cette suave et mélancolique beauté avait pour lui autant de charme que ces marques de soumission. En conséquence, il rassura, encouragea la pauvre petite, et lui pardonna pour ainsi dire.
Quant à elle, ses espérances, ses pensées, qui s'étaient flétries à l'ombre en l'absence de leur soleil, retrouvèrent leur fraîcheur et leur sève, grâce au retour de l'astre tout-puissant. Dans cette petite figure rayonnante qui s'épanouissait désormais sur l'oreiller d'Amélia, vous n'auriez pas reconnu celle qui était si pale, si défaite, si indifférente à tout ce qui l'environnait. L'honnête Irlandaise se réjouissait du changement, et demandait à déposer un baiser sur cette figure qui avait subitement retrouvé toutes ses roses. Amélia entourait de ses bras le cou de la jeune fille et l'embrassait de tout cœur, comme aurait fait un enfant. Elle goûta ce soir-là un sommeil calme et rafraîchissant. Une joie ineffable resplendissait dans ses traits quand elle s'éveilla aux rayons de l'aurore.
«Je le verrai encore aujourd'hui, se disait tout bas Amélia; c'est le plus noble et le meilleur des hommes.»
Le fait est que George se tenait pour l'être le plus généreux de la terre, et pensait faire un grand sacrifice en épousant cette jeune fille.
Tandis qu'elle avait avec Osborne un délicieux tête-à-tête dans la salle du haut, la vieille mistress Sedley et le capitaine Dobbin s'entretenaient en bas sur la situation des jeunes amants et avisaient aux arrangements à prendre. Mistress Sedley, en épouse qui connaît son mari, prévoyait déjà qu'aucun pouvoir humain ne pourrait faire consentir M. Sedley au mariage de sa fille avec le fils de l'homme qui l'avait traité d'une manière si outrageante et si inexorable. Elle fit à Dobbin l'histoire détaillée du passé, alors qu'Osborne le père menait une vie plus que modeste dans New-Road, et que sa femme se montrait enchantée des petits jouets d'enfants dont Joe ne voulait plus, et que mistress Sedley donnait aux enfants Osborne le jour de leur naissance. L'ingratitude diabolique de cet homme avait, suivant elle, fait une profonde blessure au cœur de M. Sedley, et, quant au mariage, il n'y consentirait jamais, jamais, au grand jamais.
«Il se fera alors par enlèvement, madame, dit Dobbin en riant, à l'instar de celui du capitaine Rawdon avec la petite gouvernante, l'amie de miss Emmy.»
Mistress Sedley ne pouvait en croire ses oreilles; elle n'en revenait pas. Enfin, tout absorbée de cette nouvelle, elle appela Blenkinsop pour lui en faire part.
Blenkinsop s'était toujours défiée de cette miss Sharp; Joe l'avait échappé belle! et elle retraça tout au long les scènes sentimentales qui s'étaient passées entre Rebecca et le receveur de Boggley-Wollah.
Quant à Dobbin, ce n'étaient pas les fureurs de M. Sedley qui l'effrayaient le plus. Il avouait que ses doutes et ses inquiétudes les plus vives lui venaient au sujet des dispositions d'une espèce d'autocrate russe aux épais sourcils, séant à Russell-Square, et qui avait mis un veto absolu au mariage médité par Dobbin. Il connaissait l'entêtement et la brutalité du père Osborne, il savait combien il était tenace dans ses résolutions une fois prises.
«Le seul moyen pour George de sortir d'embarras, disait son ami, c'est de se distinguer dans la campagne qui va s'ouvrir. S'il est tué, la mort ne tardera pas à réunir ces deux âmes; s'il se distingue, eh bien! alors, comme il lui revient quelque argent de sa mère, à ce que j'ai entendu dire, il pourra acheter un grade de major ou se défaire de celui de capitaine, et aller s'occuper de défrichement au Canada, ou encore se livrer à l'agriculture dans une petite habitation à la campagne.»
Avec une telle compagne, Dobbin trouvait que l'on aurait pu défier les glaces de la Sibérie. Ce naïf et imprévoyant jeune homme ne fut pas même arrêté un moment par la pensée que le manque d'espèces pour acheter un bel équipage avec des chevaux, et l'absence d'un revenu suffisant pour en mettre les propriétaires à même de faire bonne chère à leurs amis, pussent devenir un obstacle à l'union de George et de miss Sedley.
Toutefois, sous l'influence de ces graves considérations, il pensa qu'il fallait presser autant que possible ce mariage. Était-il donc lui-même bien désireux d'en voir la conclusion? à peu près à la façon de gens qui, après un décès, hâtent les cérémonies funèbres ou avancent l'heure fixée pour une séparation inévitable. M. Dobbin s'étant chargé de cette affaire avait grand désir de la terminer. Il faisait sentir à George la nécessité d'une exécution immédiate; il lui montrait les chances de réconciliation avec son père, si son nom était porté à l'ordre du jour dans la Gazette. Dobbin consentait même, s'il en était besoin, à affronter le courroux des deux pères. En tout cas, il priait George d'en finir avant l'ordre de départ attendu de jour en jour, et qui devait forcer le régiment à quitter l'Angleterre pour aller guerroyer sur le continent.
Tout dévoué à ces projets matrimoniaux, M. Dobbin, suivi de l'approbation et des vœux de mistress Sedley, qui n'avait nulle envie de traiter directement cette affaire avec son mari, se rendit auprès de John Sedley, dans la maison où il descendait dans la Cité, au café du Tapioca. C'était là que, depuis la fermeture de ses bureaux et les rigueurs de sa destinée, le pauvre vieillard ruiné allait chaque jour écrire et recevoir sa correspondance, réunissant ses lettres en liasses mystérieuses qu'il fourrait dans les poches de ses habits. Rien de plus triste que ce mystère, ces soucis, ces démarches où en est réduit tout homme ruiné, ces lettres qu'il étale sous vos regards, et où se lit la signature de quelque richard connu; ces papiers gras et déchirés renfermant des promesses de secours et des compliments de condoléances; fragile espoir sur lequel on se fonde pour un retour à la fortune.
Dobbin trouva au milieu de ces illusions de la misère celui qui avait été jadis l'épanoui, le joyeux, l'opulent John Sedley. Ses habits, autrefois coquets, étaient blancs sur les coutures. Le cuivre des boutons commençait à percer. L'infortuné avait les traits pâles et défaits. Sa cravate et son jabot chiffonnés tombaient en désordre sur son gilet devenu trop large. Dans ses beaux jours, quand il avait traité George et Dobbin au restaurant, personne n'y parlait et n'y riait plus haut; tous les garçons se heurtaient autour de lui. On éprouvait un sentiment de peine à voir maintenant l'humble et triste figure de John au café du Tapioca. Un vieux garçon aux yeux éraillés, aux bas crasseux, aux souliers pesants, avait pour office d'apporter aux habitués de ce triste repaire des pains à cacheter dans des verres, de l'encre dans des godets de plomb, et des morceaux de papier qui semblaient être dans ce lieu l'unique objet de consommation.
En apercevant William Dobbin qui lui avait servi de plastron en mille occasions, le vieux Sedley lui tendit la main d'un air humble et indécis; il l'appela monsieur. Un sentiment de tristesse et de peine s'empara de William Dobbin, et il fut affecté de l'accueil et des paroles de l'infortuné vieillard, comme si lui-même avait été coupable du malheur qui le réduisait à cette piteuse situation.
«Je suis aise de vous voir, capitaine Dobbin.... monsieur...,» dit-il en jetant un œil attristé sur son visiteur.
La figure allongée et la tournure militaire du capitaine firent briller de curiosité les yeux éraillés du garçon et tirèrent de son assoupissement la vieille dame qui ronflait au comptoir au milieu de ses tasses ébréchées.
«Comment vont le digne alderman et milady votre excellente mère, monsieur?»
Il jetait un coup d'œil au garçon en prononçant ce mot de milady, comme s'il avait voulu dire: «Vous voyez, j'ai encore des amis, et parmi les personnes de rang et de distinction.»
«Venez-vous me demander quelque service, monsieur? Mes jeunes amis Dale et Spiggot conduisent maintenant mes affaires jusqu'à l'installation de mes nouveaux bureaux; car je ne suis ici que très-provisoirement, vous savez, capitaine. Voyons, qu'y a-t-il pour votre service? Voulez-vous accepter quelque chose?»
Dobbin, plein d'hésitation, lui protesta en bredouillant qu'il n'avait ni faim ni soif, qu'il ne venait point parler d'affaires avec lui, qu'il venait seulement prendre des nouvelles de M. Sedley et serrer la main à un vieil ami. Puis il ajouta en donnant la plus effroyable entorse à la vérité:
«Ma mère va assez bien... c'est-à-dire qu'elle a été très-souffrante; elle attend le premier beau jour pour sortir et pour aller voir mistress Sedley. Comment va mistress Sedley, monsieur? J'espère que sa santé est toujours bonne.»
Il s'arrêta, réfléchissant à l'excès de son hypocrisie. Le jour était des plus beaux, le soleil n'avait jamais versé autant de lumière sur Coffin-Court, où était situé le café du Tapioca. Dobbin se rappelait en outre qu'il venait de quitter mistress Sedley il y avait au plus une heure, lorsqu'il avait conduit Osborne en fiacre à Fulham, où il l'avait laissé en tête-à-tête avec miss Amélia.
«Ma femme sera très-heureuse de voir madame votre mère, dit Sedley en sortant ses papiers de sa poche. Votre père m'a écrit une bien excellente lettre, monsieur, et je vous charge pour lui de mes respectueux compliments. Lady Dobbin trouvera notre maison bien plus petite que celle où nous avions coutume de recevoir nos amis, mais elle est fort commode, et le changement d'air a fait grand bien à ma fille, à qui les brouillards de la ville n'allaient pas du tout. Vous rappelez-vous la petite Emmy, monsieur? Eh bien! elle se sentait fort mal ici.»
Le vieillard promenait ses yeux de côté et d'autre, tandis qu'il parlait avec un air distrait, et en même temps ses doigts jouaient avec ses papiers et tortillaient maladroitement le fil rouge qui leur servait de lien.
«Vous êtes soldat, continua-t-il; eh bien! je vous le demande, Will Dobbin, qui se serait attendu au retour de ce Corse, à son évasion de l'île d'Elbe? Quand les souverains alliés étaient l'année dernière ici, quand nous leur avons donné ce dîner dans la Cité, quand nous avons vu ce temple à la Concorde, ces feux d'artifice, ce pont chinois de Saint-James Park, un homme sensé pouvait-il supposer que la paix ne tiendrait pas, surtout après un Te Deum chanté en son honneur, monsieur? Je dis, monsieur, que c'est par un tour de passe-passe que Bonaparte s'est échappé de l'île d'Elbe. C'était une conspiration de toutes les puissances de l'Europe pour faire baisser les fonds et ruiner ce pays. C'est à cela que je dois d'être ici, William. Voilà comment mon nom se trouve dans la gazette. Oui, monsieur, voilà où m'a mené mon excès de confiance dans l'empereur de Russie et le prince régent. Tenez, regardez ici, sur ces papiers. Voyez les fonds au 1er mars, lorsque j'ai acheté du cinq pour cent français au comptant. Voyez où cela est descendu maintenant.... Qu'est devenu le commissaire anglais qui l'a laissé partir? On devrait le fusiller, ce commissaire! monsieur, on devrait le faire passer à un conseil de guerre et le fusiller, morbleu!
—Nous ne tarderons pas, monsieur, à donner la chasse à Bonaparte, dit Dobbin, un peu tourmenté des fureurs du vieillard, en voyant les veines de son front s'injecter de sang et ses poings retomber à coups redoublés sur ses paperasses. Oui, nous allons lui donner une chasse, monsieur. Le duc est déjà en Belgique, et nous attendons chaque jour les ordres de départ.
—Ne lui faites point de quartier. Rapportez la tête de ce scélérat, fusillez ce misérable! hurlait Sedley. J'avais des engagements à.... Enfin me voilà ruiné, entendez-vous, ruiné par ce damné brigand et par des escrocs sans pudeur dont j'ai fait la fortune, monsieur, et qui roulent carrosse maintenant,» ajouta-il d'une voix enrouée.
Dobbin se sentait vivement ému à la vue de ce vieux et excellent ami, égaré par le malheur et se livrant à des colères inutiles.
«Oui, continuait-il, ce sont des vipères que l'on s'amuse à réchauffer dans son sein, et elles ne piquent ensuite que plus fort. Ce sont des meurt-de-faim que vous mettez en voiture et qui sont les premiers à vous écraser. Vous savez de qui je parle, William Dobbin, mon garçon. Je parle de ce sac à écus de Russell-Square, si fier de sa dorure, lui que j'ai connu sans un schelling. Je ne désire plus qu'une chose, c'est de le revoir dans l'état de misère où il était quand nous nous sommes liés ensemble.
—Mon ami George, monsieur, m'en a touché quelques mots, dit Dobbin, préoccupé d'en venir à ses fins. Ce débat l'a fort chagriné, monsieur, et je viens vous apporter un message de sa part.
—Et voilà le but de votre visite, sans doute? s'écria le vieillard bondissant sur son siége. Heuh! il m'envoie ses compliments de condoléance, n'est-ce pas? Il est vraiment trop bon ce beau monsieur; qui veut répandre une odeur aristocratique et se roidit comme s'il avait un bâton dans le dos. Qu'il vienne un peu rôder autour de ma maison? si mon fils avait le courage d'un homme, il lui aurait déjà logé une balle dans la tête. C'est un coquin tout comme son père. Je ne veux pas qu'on prononce son nom chez moi; j'ai maudit le jour où je lui ai ouvert ma maison, et j'aimerais cent fois mieux voir ma fille morte que mariée à cet homme-là.
—Il ne faut pas imputer à George les mauvais procédés de son père. L'amour de votre fille pour son fils est autant votre ouvrage que le sien. Avez-vous donc pensé vous jouer avec les affections de deux jeunes gens pour les étouffer ensuite à votre gré?
—Mettez-vous bien dans l'esprit, s'écria le vieux Sedley, que ce n'est point le père de George qui rompt ce mariage, c'est moi qui le défends. Il y a une barrière éternelle entre cette famille et la mienne. Je suis tombé bien bas, mais pas encore à ce degré de honte. Non! non! Vous pouvez le répéter à toute cette clique, père, fils, sœurs et tout le reste.
—Moi, je pense, monsieur, répondit Dobbin à voix basse, que vous n'avez ni le pouvoir ni le droit de séparer ces deux cœurs, et que, si vous ne donnez pas votre consentement à votre fille, elle fera bien de s'en passer. Parce que vous avez la tête à l'envers, ce n'est pas une raison pour qu'elle meure ou mène une vie malheureuse. À mon sens, elle se trouve déjà aussi bien mariée que si tous les bans avaient été publiés dans les églises de Londres. Et quelle meilleure réponse à faire à toutes ces attaques d'Osborne contre vous, que de montrer son fils entrant dans votre famille et épousant votre fille?»
Un éclair de satisfaction parut briller sur le front du vieux Sedley à cette dernière remarque, mais il n'en continuait pas moins à déclarer que jamais on n'aurait son consentement pour le mariage d'Amélia et de George.
«Eh bien! on s'en passera,» dit Dobbin en souriant.
Et il raconta à M. Sedley, comme il l'avait fait un peu auparavant à sa femme, l'histoire de l'enlèvement de Rebecca par le capitaine Crawley. Le vieillard s'en amusa beaucoup.
«Vous êtes de terribles gaillards, vous autres capitaines,» dit-il en ramassant ses papiers.
Sa figure prenait presque en même temps une expression souriante, à la grande surprise du garçon, qui n'avait jamais rien vu de semblable sur les traits de Sedley depuis que l'infortuné fréquentait ce maussade café.
L'idée de jouer un pareil tour à son ennemi, à ce Richard d'Osborne, avait un vif attrait pour le vieillard. Ils se quittèrent, Dobbin et lui, les meilleurs amis du monde.
«Mes sœurs prétendent qu'elle a des diamants gros comme des œufs de pigeon, disait George en riant; cela doit bien faire avec sa tournure! Avec ces brillants à son cou, elle doit ressembler tout à fait à une illumination publique. Ses cheveux noirs sont aussi laineux que ceux de Sambo. Elle mettrait presque un anneau à son nez pour le jour de la présentation à la cour. Avec un panache de plumes sur le chignon, elle aura tout à fait l'air de la belle sauvage.»
C'est ainsi que George plaisantait, en tête-à-tête avec Amélia, de l'extérieur d'une jeune demoiselle dont son père et ses sœurs venaient de faire la connaissance, et qui était, à Russell-Square, l'objet des hommages de toute la famille. La rumeur publique lui attribuait je ne sais combien de plantations aux Indes-Occidentales, beaucoup d'argent placé sur les fonds publics et une grosse part dans les actions de la Compagnie des Indes. Elle a une maison dans le Surrey et une autre à Portland-Place. Le Morning-Post avait retenti de formules admiratives sur cette riche héritière, Mrs. Haggistoun, veuve du colonel Haggistoun, lui servait de chaperon et avait la haute main dans la maison. Elle venait de quitter la pension, et George et ses sœurs l'avaient rencontrée dans une soirée chez le vieux Hulker, Devonshire-Place. Hulker, Bullock et Comp, étaient depuis longtemps les correspondants de la maison.
Les demoiselles Osborne lui avaient fait toutes les chères possibles, et l'héritière y avait répondu avec un grand laisser-aller. Les demoiselles Osborne trouvaient qu'une orpheline dans sa position, avec tant d'argent surtout, était quelque chose de bien intéressant. Elles avaient la tête et la bouche pleines de leur nouvelle amie, quand elles revinrent de Hulker-Hall, auprès de miss Wirt, leur demoiselle de compagnie. Dès le lendemain, leur voiture les conduisit chez elle.
Mrs. Haggistoun, veuve du colonel Haggistoun, parente de lord Binkie, dont elle ramenait toujours le nom dans la conversation, avait tourné la tête à ces simples ou plutôt à ces orgueilleuses jeunes filles trop disposées à parler de leurs illustres connaissances. Quant à Rhoda, elle avait toutes les qualités désirables, de la franchise, de la bonté, de l'amabilité; elle n'était pas encore bien au courant du monde, mais elle avait un si bon caractère! Dès la première entrevue, ces demoiselles s'appelèrent de leur nom de baptême.
«J'aurais voulu que vous vissiez sa robe de cour, Emmy, disait Osborne se pâmant de rire; elle est venue la montrer à mes sœurs avant sa présentation par milady Binkie, parente d'Haggistoun. Ses diamants brillaient comme l'éclairage du Vauxhall, la nuit que nous y avons passé ensemble. Vous rappelez-vous le Vauxhall et la voix passionnée de Jos et: Ma chère petite Louloute?... Diamants et acajou, ma chère! Quel heureux contraste! Et des plumes blanches dans les cheveux, c'est-à-dire dans la toison. Ses boucles d'oreille ressemblaient à des lustres, et, pour achever cette toilette, une robe à queue de satin jaune qui traînait derrière elle comme la chevelure lumineuse d'une comète.
—Quel âge a-t-elle? demanda Emmy, lorsque George eut fini de débiter, avec une volubilité sans égale, cette belle tirade sur son enchanteresse d'ébène.
—Cette reine de Congo, bien qu'elle vienne de quitter la pension, doit avoir environ vingt-deux ou vingt-trois ans. Je voudrais que vissiez son orthographe. Mistress la colonelle Haggistoun écrit ordinairement ses lettres, mais sa tendresse pour mes sœurs l'a emportée trop loin; elle s'est risquée à prendre la plume, et elle a écrit çatain et Sain-Geams pour satin et Saint-James.
—Ce ne peut être que miss Swartz, la pensionnaire en chambre, dit Emmy, se rappelant la bonne et excellente mulâtresse qui avait eu des attaques de nerfs le jour où Amélia avait quitté la maison de miss Pinkerton.
—C'est bien ce nom-là, dit George; son père était un Juif allemand qui faisait la traite des nègres, à ce qu'on dit; enfin, je ne sais comment, mais il était en rapport avec les cannibales et les anthropophages. Il est mort l'année dernière, et miss Pinkerton a présidé à l'éducation de sa fille: elle joue deux airs sur le piano et sait trois romances; elle met l'orthographe quand Mrs. Haggistoun est là pour lui dire les lettres. Jane et Maria se sont mises à l'aimer comme une sœur.
—Pourquoi ne m'ont-elles pas aimée aussi? dit Emmy avec tristesse; elles m'ont toujours témoigné beaucoup de froideur.
—Ma chère âme, elles vous auraient aimée si vous aviez eu à vous deux cent mille livres, répliqua George; ainsi le veut l'éducation qu'elles ont reçue. Dans notre société, on ne connaît que l'argent comptant. Nous vivons au milieu des banquiers, des financiers de la Cité, et chacun d'eux, en vous parlant, a besoin de faire sonner ses guinées dans sa poche. Ils sont fiers de posséder dans leurs rangs ce lourdaud de Frédérick Bullock qui va épouser Maria, Goldmore, le directeur de la compagnie des Indes, Dipley, qui est dans le commerce des suifs, notre commerce à nous, dit George avec un rire forcé et en rougissant. Au diable ce troupeau de rogneurs d'écus! Je m'endors toujours à leurs assommants et cérémonieux dîners. Je ne fais que rougir dans ces fêtes ridicules données par mon père. Moi, j'ai l'habitude de vivre avec des gentilshommes, des gens du monde, Emmy, et non point avec ces grossiers commerçants. Chère petite femme, vous êtes la seule personne de notre classe qui ait la tournure, les pensées et le langage d'une grande dame. C'est qu'aussi vous êtes un ange, et vous avez beau faire, il n'en sera ni plus ni moins. On dirait, en vous voyant, une grande dame. Miss Crawley, qui a fréquenté les meilleures sociétés de l'Europe, ne l'avait-elle pas remarqué? Et, quant à Crawley des gardes-du-corps, vrai Dieu! voilà un fameux gaillard. Il me plaît pour avoir épousé la femme qu'il aimait.»
Amélia admirait beaucoup M. Crawley à cause de son équipée, trop peut-être. Rebecca ne pouvait manquer d'être heureuse avec lui, et elle disait en riant que Jos finirait bien par en prendre son parti.
C'est ainsi que le couple amoureux était revenu aux épanchements des premiers jours. Amélia avait repris toute sa confiance, tout en se disant très-jalouse de miss Swartz et en témoignant, la petite hypocrite, la plus vive terreur de se voir oubliée par George pour l'héritière de Saint-Kitts aux immenses richesses et aux vastes domaines. Mais, en fait, elle était trop heureuse pour ressentir des craintes ou des doutes; elle voyait George à ses côtés; aucune héritière, aucune beauté ne pouvait plus maintenant lui causer de terreur.
Quand le capitaine Dobbin revint dans l'après-midi pour rendre compte de ses négociations, son cœur s'épanouit en voyant Amélia reprendre la fraîcheur de la jeunesse, en l'entendant rire, badiner et chanter au piano ses vieilles romances, jusqu'au moment où retentit la sonnette de la porte. C'était M. Sedley qui rentrait, et George dut battre en retraite devant lui.
Après le premier sourire d'arrivée, miss Sedley ne s'était pas plus inquiétée de Dobbin que s'il n'y était pas. Pour lui, il se sentait heureux du bonheur de la jeune fille, et s'applaudissait de pouvoir s'en faire l'instrument.
CHAPITRE XXI.
Querelle à propos d'une héritière.
Les mérites incontestables que possédait miss Swartz avaient assurément de quoi inspirer une violente passion, et l'âme du vieil Osborne se berçait déjà de mille rêves ambitieux qu'il espérait bientôt, grâce à cette héritière, voir passer à l'état de réalités. Il était ravi des avances et des cajoleries que ses filles faisaient à leur nouvelle amie, et il déclarait que sa plus grande joie comme père était de voir ses enfants placer si bien leurs affections.
«Il ne faut point chercher, disait-il à miss Rhoda, dans notre humble retraite de Russell-Square, la splendeur et le luxe que vous offrent les salons aristocratiques. Chère demoiselle, mes filles sont toutes simples, tout ouvertes. Ce qu'on peut dire pour elles, c'est qu'elles ont le cœur bien placé et ressentent pour vous une tendresse qui prouve en leur faveur. Quant à moi, je ne suis qu'un négociant tout uni et tout rond dans les affaires, et sans prétention, comme pourront vous le dire Hulker et Bullock, les correspondants de feu votre père, de si respectable mémoire. Vous trouverez chez nous cette cordialité et cette franchise qui font le bonheur, et, pour tout dire en un mot, une famille respectée, une table simple, des mœurs honnêtes, un accueil affectueux. Ah! chère miss Rhoda, chère Rhoda, laissez-moi vous appeler ainsi, car mon cœur, je vous le jure, s'épanouit de joie à votre approche. Je vous le dis du fond du cœur, je ne sais quel instinct me pousse vers vous. Vite, un verre de Champagne! Hicks, du Champagne pour miss Swartz.»
Pourquoi douter de la véracité du vieil Osborne, de la sincérité de ses filles dans leurs protestations de tendresse pour miss Swartz? Combien de gens y a-t-il ici-bas dont les affections savent aller ainsi au-devant des écus et les saluent de loin! Leurs plus tendres sympathies sont toujours prêtes pour ceux qui ont le bon esprit d'avoir beaucoup d'argent et qui justifient l'amitié qu'on leur accorde par leur rang dans le monde. Pendant quinze ans, les Osborne n'avaient manifesté qu'une très-mince tendresse à la pauvre Amélia, tandis qu'une seule soirée suffit pour les enflammer d'une belle passion en faveur de miss Swartz, de manière à persuader les plus incrédules sur la sympathie mystérieuse des cœurs.
«Quel magnifique parti ce serait là pour George, disaient ses sœurs avec miss Wirt, et qui lui vaudrait bien mieux que cette petite niaise d'Amélia!»
Un joli garçon comme lui, avec sa tournure, son grade, ses qualités, était le mari qu'il fallait à la riche héritière.
Les demoiselles Osborne avaient soin de parsemer l'horizon de bals à Portland-Place, de présentations à la cour, d'invitations chez les plus hauts personnages. Il n'était plus question que de George et de ses brillantes connaissances auprès de leur nouvelle et bien chère amie.
Le vieil Osborne, de son côté, voyait là pour son fils une excellente occasion. George laisserait l'armée pour le parlement, et prendrait sa place dans les salons et la politique. Le sang du vieillard bouillait dans ses veines quand il pensait que le nom des Osborne pourrait être anobli dans la personne de son fils, et pour lui il se voyait déjà le tronc d'une glorieuse lignée de baronnets. Dans la Cité et à la Bourse, il se mit en quête des renseignements les plus complets sur la fortune de l'héritière, sur la nature de ses biens, sur la situation de ses immeubles. Le jeune Fred Bullock, qui lui avait fourni les indications les plus détaillées aurait bien pris l'affaire pour son propre compte (ce sont les expressions même du jeune banquier), si déjà il n'avait pas été fiancé à Maria Osborne. Ne pouvant donc faire sa femme de miss Swartz, ce désintéressé jeune homme aurait bien voulu en faire tout au moins sa belle-sœur.
«Que George marche à l'assaut franchement, continua-t-il sur le ton de la plaisanterie, et l'enlève à la pointe de l'épée; il faut frapper le fer pendant qu'il est rouge, comme on dit, et la prendre au débotté. Dans une semaine ou deux, quelque petit freluquet de nos quartiers aristocratiques viendra lui offrir son titre avec une fortune à refaire, et nous autres gens de la Cité, nous en serons pour nos frais, comme c'est arrivé l'année dernière pour lord Fitzrufus, et miss Grogram, jusqu'alors fiancée à Podder de la maison Podder et Brown. Le plus tôt, c'est le mieux, M. Osborne, tel est mon sentiment.»
Quand M. Osborne fut parti, M. Bullock se souvint alors d'Amélia, de la grâce aimable de cette jeune fille si attachée à George Osborne, et il préleva bien sur son temps dix précieuses secondes pour déplorer le malheur qui avait frappé cette innocente enfant.
Ainsi, pendant que l'inconstant George Osborne revenait aux pieds d'Amélia, sous l'inspiration de son bon génie personnifié dans l'excellent Dobbin, son père et ses sœurs préparaient pour lui un brillant mariage, sans croire à aucun obstacle possible de sa part.
Lorsque le vieil Osborne faisait ce qu'il appelait une ouverture, il ne laissait point de place au doute par rapport à ses intentions. Lorsque d'un coup de pied il précipitait un de ses valets du haut de son escalier, c'était une ouverture pour engager celui-ci à quitter son service. Avec sa rondeur, son tact ordinaires, il promit à mistress Haggistoun de lui souscrire un billet à vue de dix mille livres, le jour où son fils épouserait sa pupille: il appelait cela une ouverture, et pensait avoir agi en diplomate consommé touchant la susdite héritière. Il fit aussi une ouverture à George; il lui ordonna de l'épouser sur-le-champ, tout comme il aurait dit à son sommelier de déboucher une bouteille, ou à son secrétaire d'écrire une lettre.
Cette ouverture du genre impératif fut accueillie par George avec une vive contrariété. Il était alors dans le premier enthousiasme, dans le premier feu de sa réconciliation avec Amélia, et jamais ses chaînes ne lui avaient paru si douces. La comparaison de ses manières, de sa tournure avec celles de miss Swartz, lui montrait une union avec celle-ci sous des traits doublement burlesques et odieux.
«Des voitures et des loges à l'Opéra, se disait-il, où l'on me verra à côté de mon enchanteresse couleur acajou! J'en ai assez!»
Il faut dire que le jeune Osborne était bien aussi entêté que le vieux. Quand il voulait quelque chose, rien ne pouvait l'ébranler dans sa résolution, et, si les fureurs du père étaient terribles, celles du fils ne valaient guère mieux.
La première fois que son père lui signifia d'un ton impératif qu'il aurait à déposer ses hommages aux pieds de miss Swartz, Georges songea à opposer la temporisation à l'ouverture du vieillard.
«Vous auriez dû y penser plus tôt, mon père, lui dit-il; cela est impossible maintenant: d'un moment à l'autre nous allons recevoir nos ordres de départ. Ce sera pour mon retour, si tant est que j'en revienne; et il s'efforçait pour lui faire sentir que c'était fort mal prendre son temps pour conclure un mariage que de choisir précisément celui où le régiment était menacé à chaque instant de quitter l'Angleterre. Le peu de jours qui restaient devaient être consacrés aux préparatifs de campagne, et non à des serments d'amour. Il songerait tout à son aise à se marier quand il aurait son brevet de major. Car, je vous le jure, continuait-il d'un air joyeux et déterminé, vous verrez un de ces jours le nom de George Osborne tout au long sur la Gazette.»
Suivait la réplique du père, qui mettait en avant les renseignements qu'il avait pris dans la cité: Mais le père avait à cœur d'empêcher que quelque freluquet aristocratique ne fît main basse sur l'héritière, dans le cas d'un plus long retard, et on pouvait au moins par précaution procéder aux fiançailles, pour célébrer ensuite le mariage au retour de George en Angleterre. D'ailleurs, c'était une folie d'aller exposer sa vie sur le continent, lorsqu'on avait sous la main une fortune de dix mille livres sterling de rente.
«Vous voulez donc, monsieur, que je passe pour un lâche, répliqua George, et que notre nom soit déshonoré, par tendresse pour les écus de miss Swartz?»
Cette objection jeta quelque incertitude dans l'esprit du vieillard; mais, dominé par son entêtement naturel, il répondit:
«Demain, vous dînerez ici, monsieur, et, toutes les fois que miss Swartz y viendra, j'entends que vous soyez là pour lui faire votre cour. Si vous avez besoin d'argent, vous pouvez passer chez M. Chopper.»
Un nouvel obstacle s'élevait donc à la traverse des projets de George au sujet d'Amélia. Plus d'une conférence intime eut lieu à cette occasion entre lui et Dobbin. L'opinion de ce dernier nous est déjà connue; et quant à George, une fois qu'il s'était mis une chose en tête, il ne s'arrêtait pas devant une difficulté de plus ou de moins.
La négrillonne restait tout à fait étrangère à cette conspiration tramée entre les principaux membres de la famille Osborne, et dont elle était l'objet. Bien plus, sa tutrice et amie ne lui avait rien laissé pénétrer, et l'héritière de Saint-Kitts prenait pour très-sincères les flatteries de ses jeunes compagnes. Sa nature impétueuse et ardente, comme nous avons eu occasion de le voir précédemment, répondait à ces démonstrations multipliées avec une chaleur toute tropicale. Et puis, il faut en convenir, elle trouvait une jouissance personnelle dans ses visites à Russell-Square; elle y rencontrait un charmant garçon, George Osborne, en un mot. Les moustaches du jeune lieutenant avaient fait sur elle une vive impression le soir où elle les avait vues au bal de MM. Hulker, et comme nous le savons, elle n'était pas la première victime de leur puissance séductrice.
George savait prendre à la fois un air vaniteux et mélancolique, langoureux et hautain, derrière lequel il affectait de laisser entrevoir des passions, des secrets et tout un enchaînement mystérieux de peines de cœur et d'aventures. Sa voix avait des notes douces et sonores. Il disait: «Il fait chaud ce soir,» ou offrait une glace avec cet accent triste et sentimental qu'il aurait mis à annoncer à la même dame la mort de sa mère ou à lui faire une déclaration d'amour. Il regardait du haut de sa grandeur les jeunes lions de la société de son père et posait en héros parmi ces élégants de troisième ordre. Les uns riaient de lui et le détestaient, les autres, comme Dobbin, concevaient une admiration poussée jusqu'au fanatisme. Toujours est-il que ses moustaches commençaient à produire leur effet sur le petit cœur de miss Swartz et à l'enrouler de leurs vrilles capricieuses.
Toutes les fois qu'il y avait chance de voir George Osborne à Russell Square, cette naïve et excellente jeune fille n'avait point de paix qu'elle ne fût auprès de ses chères amies. C'était une dépense et un luxe de robes neuves, de bracelets et de chapeaux sur lesquels on ne ménageait pas les plumes. Elle donnait à sa parure tous les soins imaginables pour assurer son triomphe sur le conquérant, et avait recours à toutes ses séductions pour obtenir ses bonnes grâces. Quand les demoiselles Osborne lui demandaient de leur air le plus grave de faire un peu de musique, elle chantait ses trois romances et jouait ses deux morceaux avec un courage infatigable et un plaisir toujours croissant. Pendant que les demoiselles Osborne se livraient à ces délicieuses distractions, miss Wirt et la tutrice, se retirant dans un coin de la pièce, se mettaient à étudier le Dictionnaire de la Pairie et à parler noblesse.
Le lendemain du jour où George reçut l'ouverture de son père quelques instants avant le dîner, il s'étendit sur le sofa du salon, dans la pose la plus naturelle à un homme mélancolique et rêveur. D'après l'avis de son père, il avait passé, dans la journée, au bureau de M. Chopper. Le vieux commerçant donnait de grosses sommes à son fils, sans consulter, dans ses largesses, d'autre règle que son caprice. Ensuite, George s'était rendu à Fulham, où il était resté trois heures avec Amélia, sa chère petite Amélia, et enfin il était venu retrouver ses sœurs, aussi empesées dans leur maintien que leurs robes de mousseline. La société était réunie dans le salon; les duègnes bavardaient dans leur coin, et l'honnête Swartz portait sa robe favorite de satin jaune, des bracelets de turquoise, des bagues à n'en plus finir, des fleurs, des plumes, et une collection de breloques et de brimborions qui la faisaient ressembler à la boutique d'une revendeuse à la toilette.
Les demoiselles de la maison, après des efforts inutiles pour tirer une parole de leur frère, se mirent sur le chapitre des modes et parlèrent de la dernière réception à la cour. George ne tarda pas à trouver ce babillage insupportable. Et puis ces tournures étaient-elles à comparer à celle de la petite Emmy? Dans ces voix brusques et saccadées, ces jupes roides d'empois, qu'y avait-il de semblable à la douceur angélique, aux grâces modestes de sa bien-aimée? La pauvre Swartz était justement assise à la place que prenait autrefois Emmy; ses mains, couvertes de joyaux, s'étalaient en éventail sur sa robe de satin jaune; ses broches et ses boucles d'oreille lançaient des lueurs rutilantes, et ses gros yeux semblaient vouloir se précipiter de leurs orbites. Elle exprimait dans toute sa personne la parfaite satisfaction du désœuvrement, avec un air qui disait à tout le monde: «Admirez-moi!» Les deux sœurs trouvaient, du reste, que le satin lui allait à ravir.
«Le diable m'emporte, dit George en retrouvant le confident de son cœur, si elle n'avait pas l'air d'un mandarin chinois qui n'a rien à faire toute la journée qu'à branler la tête. Vrai Dieu, Will, j'étais démangé de l'envie de lui jeter le coussin du sofa.»
Il était parvenu toutefois à réprimer la pétulance de sa mauvaise humeur.
Ses sœurs se mirent à jouer la Bataille de Prague.
«Encore cet infernal refrain! hurla George exaspéré, du sofa où il était couché. Vous voulez donc me rendre fou! A la bonne heure si miss Swartz nous jouait quelque chose; chantez-nous quelque chose, miss Swartz, ce que vous voudrez, à l'exception toutefois de la Bataille de Prague.
—Que désirez-vous? Marie aux yeux bleus ou l'air de la Corbeille? demanda miss Swartz.
—Il est fort joli, l'air de la Corbeille, reprirent en chœur les deux demoiselles Osborne.
—Connu! cria de son sofa le misanthrope.
—Je puis vous chanter encore Fleuve du Tage, dit Swartz d'une voix doucereuse; il ne me manque que les paroles.»
Là s'arrêtait le répertoire de la jeune fille.
«Oh! oui, Fleuve du Tage, s'écria miss Maria; nous avons la romance.»
Et elle alla chercher bien vite le recueil où elle se trouvait.
Or, cette romance, qui jouissait de la vogue du moment, avait été donnée aux deux sœurs par une de leurs amies, dont le nom était écrit sur la première page. Miss Swartz reçut de George les plus vifs applaudissements. C'était, en effet, une des romances favorites d'Amélia, et il ne l'avait pas oublié. L'héritière de Saint-Kitts, espérant sans doute qu'on la prierait de recommencer, jouait négligemment avec les feuillets de la musique, lorsque son œil rencontra le nom d'Amélia Sedley, écrit au haut du premier feuillet.
«Dites donc, s'écria miss Swartz en tournant vivement sur le tabouret, est-ce là mon Amélia? l'Amélia qui était chez miss Pinkerton, à Hammersmith? C'est elle, n'est-ce pas? Comment va-t-elle? où est-elle?
—Ne répétez pas ce nom, s'empressa de dire Maria Osborne. Sa famille est bien coupable. Son père a abusé de la confiance du nôtre, et, quant à elle, son nom n'est plus prononcé ici.»
Maria Osborne se vengeait ainsi de la sortie de George au sujet de la Bataille de Prague.
«Êtes-vous l'amie d'Amélia? demanda George en se redressant. Dieu vous le rende alors, miss Swartz. Ne croyez pas un mot de tout le bavardage de ces femmes. On n'a pas le moindre reproche à lui adresser. C'est la meilleur....
—Vous savez bien, George, que vous ne devez point parler ainsi, s'écria Jane tout effarée; papa le défend.
—Je voudrais bien voir qu'on m'en empêchât, cria George en fureur; je veux parler d'elle; je dis que c'est la plus accomplie, la plus douce, la plus charmante des filles d'Angleterre. Que son père soit banqueroutier ou non, mes sœurs ne sont pas dignes de délier les cordons de ses souliers. Si vous l'aimez, allez la voir, miss Swartz, elle n'a plus beaucoup d'amis maintenant, et, je le répète, Dieu bénira ceux qui lui conservent quelque affection. Qui parle bien d'elle est mon ami; qui en dit du mal est mon ennemi. Merci encore une fois, miss Swartz.»
Et, se levant, il alla lui serrer la main.
«Ah! George fit une de ses sœurs d'une voix suppliante, ah! George, que dites-vous là?
—Je dis, répéta George d'un air de défi, que je remercie tous ceux qui aiment Amélia Sed....»
Il laissa son mot inachevé. Le vieil Osborne était dans la pièce, la face livide de colère; ses yeux injectés de sang brillaient comme des charbons ardents.
Bien que George se fut arrêté tout court, le sang lui bouillonnait dans les veines, et tous les Osborne de la terre ne l'auraient pas fait reculer d'un pas. Maîtrisant bientôt son émotion, il répondit au regard menaçant du vieillard par un coup d'œil où se peignaient si bien la résolution et le défi, que celui-ci, tout interdit à son tour, porta les yeux d'un autre côté: il avait senti la résistance, et comprenait que la lutte était désormais inévitable.
«Mistress Haggistoun, votre bras pour aller à table; donnez le vôtre à miss Swartz, George,» dit-il à son fils.
Et l'on se mit en marche.
«Miss Swartz, disait George à la riche héritière, j'aime Amélia, et nous sommes fiancés l'un à l'autre depuis nos plus jeunes années.»
Pendant le repas, George parla avec une volubilité qui le surprenait lui-même et irritait de plus en plus les nerfs de son père. On eût dit qu'il trouvait du plaisir à amonceler les nuages pour l'orage qui allait éclater après le départ des dames.
Mais il existait cette différence entre les deux champions, que le père écumait de rage et était tout hors de lui, tandis que le fils conservait le sang-froid et la clarté de pensées qui manquaient au vieillard, et se trouvait armé ainsi, non-seulement pour l'attaque, mais encore pour la riposte. Il ne se préoccupait point de la bataille, trouvant qu'il serait assez tôt d'y penser quand le moment serait enfin venu; il mangea donc avec le plus grand calme et du meilleur appétit, attendant le signal pour commencer la mêlée.
Le vieil Osborne, au contraire, était en proie à une agitation nerveuse, vidant les verres les uns après les autres. Plus d'une fois il perdit le fil de ses idées dans sa conversation avec ses voisines, et le sang-froid de George redoublait encore sa colère. Il était presque fou de voir l'impassibilité de son fils à jouer avec sa serviette, à s'incliner profondément devant les dames qui se levaient pour partir, à leur ouvrir la porte, à remplir son verre, à en déguster à loisir le contenu, puis enfin à regarder son père entre les deux yeux, en ayant l'air de lui dire: «Messieurs de la garde, tirez les premiers.» Le vieillard voulut prendre du renfort, mais le carafon heurtait son verre dans un choc convulsif, sans arriver à le remplir.
Après avoir poussé un gros soupir, et avec la figure d'un homme qui suffoque, M. Osborne commença la charge.
«Vous êtes bien osé, monsieur, de venir prononcer devant miss Swartz, et dans mon salon, le nom de cette personne. Voyons, monsieur, pouvez-vous m'expliquer une pareille audace?
—Prenez garde aux termes que vous employez, dit George; votre mot d'oser sonne mal aux oreilles d'un capitaine de l'armée anglaise.
—Mon fils ne me dictera peut-être pas le choix des mots, monsieur. Quand je le voudrai, il n'aura pas dans sa poche un schelling vaillant; quand je le voudrai, il sera aussi pauvre que le dernier des mendiants. Je parlerai comme il me plaît, poursuivit le vieillard.
—Bien que votre fils, je suis gentilhomme, monsieur, répondit George avec hauteur. Quelques avis que vous ayez à me donner, quelques ordres que vous vouliez me transmettre, je vous prie de me parler avec la politesse à laquelle j'ai droit de prétendre.»
Toutes les fois qu'il s'élevait à ce ton d'arrogance, le jeune officier portait son père au comble de la colère ou de la terreur. Le vieil Osborne redoutait chez son fils l'usage du grand monde et des belles manières, qui lui faisait complétement défaut; car rien, en général, ne met plus mal à l'aise un manant que de sentir à côté de lui un homme de bon ton.
«Mon père n'a pas dépensé pour mon éducation tout ce que m'a coûté la vôtre, il n'a pas fait les mêmes sacrifices, et je ne lui ai pas coûté aussi cher. Si j'avais fréquenté la société où certains êtres peuvent vivre, grâce à moi, mon fils n'aurait peut-être pas tant de motifs de faire le fier, monsieur, et de tirer supériorité de ses airs de grand seigneur.»
Le vieil Osborne appuya en prononçant ces mots avec une intention ironique.
«De mon temps, on ne croyait pas qu'il fût d'un gentilhomme d'insulter son père. Si j'avais rien fait de pareil, monsieur, le mien m'aurait jeté à coups de pied à la porte, monsieur.
—Je ne vous ai point insulté, monsieur. Je vous ai seulement prié de vous souvenir que j'étais aussi gentilhomme que vous. Je sais très-bien que vous me donnez de l'argent à discrétion, continua George en serrant dans ses doigts un paquet de bank-notes que M. Chopper lui avait délivré le matin même. Mais vous en êtes fastidieux avec vos répétitions. Craignez-vous donc que je ne l'oublie?
—Vous devriez avoir autant de mémoire pour tout le reste, monsieur, répliqua le père de plus en plus irrité; vous devriez vous rappeler que dans cette maison, aussi longtemps que vous daignerez l'honorer de votre présence, je suis le maître, moi, que ce nom.... et que vous.... et je veux....
—Quoi, monsieur? dit George avec un sourire moqueur; et il remplit de nouveau son verre.
—Mille tonnerres!... s'écria son père avec un effroyable jurement, que ce nom des Sedley ne soit plus prononcé ici, monsieur; non, je ne veux rien qui me rappelle cette damnée engeance!
—Ce n'est pas moi, monsieur, qui le premier ai mis en avant le nom de miss Sedley; mes sœurs en disaient du mal à miss Swartz, et je me suis promis de la défendre en toute rencontre. Personne ne traitera légèrement ce nom en ma présence. Notre famille lui a déjà fait assez d'affronts, il est temps d'arrêter la calomnie devant la ruine de ces malheureux: le premier qui s'avisera de parler contre elle sentira le poids de ma main.
—Allez donc, monsieur, allez donc, dit le vieux père dont les yeux sortaient de leurs orbites.
—Oui, certes, monsieur! Je prétends persévérer dans mes sentiments pour cette angélique jeune fille. Si je l'aime, vous n'avez qu'à vous en prendre à vous. J'aurais peut-être adressé mes hommages d'un autre côté, élevé mes vœux plus haut, en dehors de notre cercle étroit, mais je n'ai fait que vous obéir. Et maintenant que son cœur est à moi, vous me dites de l'abandonner, de la punir d'un crime dont elle est innocente, de causer sa mort peut-être, et tout cela pour les fautes d'autrui! Voilà où seraient la lâcheté et la bassesse, voilà où serait l'infamie, dit George cédant à l'exaltation de son enthousiasme. Se jouer ainsi du cœur d'une jeune fille, d'un ange descendu du ciel au milieu de ce monde dont ses vertus exciteraient l'admiration, si sa douceur et son aménité ne réduisaient au silence les accusations de la haine! Enfin, si je la délaissais, monsieur, croyez-vous qu'elle m'oublierait?
—Il ne me convient point, monsieur, de prêter l'oreille à ce galimatias d'absurdités sentimentales, s'écria le père de George. Je ne donnerai point la main à un mariage qui ferait entrer des gueux dans ma famille. Du reste, à votre aise, monsieur, il ne tient qu'à vous de laisser envoler huit mille livres sterling de rentes quand vous n'avez qu'à vous baisser pour les avoir; mais alors songez, à faire votre paquet. Une fois pour toutes, voulez-vous faire ce que je vous dis, monsieur?
—Épouser cette mulâtresse? dit George en redressant les pointes de son faux-col; je n'aime pas la teinture, monsieur. Vous ferez mieux d'envoyer chercher le nègre qui balaye à Fleet-Market; pour moi, monsieur, je ne veux pas m'allier à la Vénus hottentote.»
M. Osborne s'élança furieux vers la sonnette qui d'ordinaire servait à faire venir le sommelier pour le bordeaux, et, d'une voix à moitié étouffée par la colère, il lui donna l'ordre de faire avancer un fiacre pour le capitaine Osborne.
«C'est une affaire faite! dit George entrant une heure après chez Slaughter avec une figure pâle et défaite.
—Quelle affaire, mon garçon?» dit Dobbin.
George lui exposa tout au long ce qui s'était passé entre lui et son père.
«Je l'épouserai demain, dit-il avec un jurement. Ah! Dobbin, Dobbin, chaque jour je sens mon amour grandir pour elle.»
CHAPITRE XXII.
Mariage et premiers quartiers de la lune de miel.
La garnison la plus déterminée et la plus courageuse ne peut tenir contre la famine. Le vieil Osborne comptait sur cet auxiliaire dans la lutte que nous lui avons vu engager avec son fils. Il ne doutait point que George ne vînt faire une soumission complète dès qu'il se trouverait à court d'espèces. Il était à regretter seulement que, le jour même du premier assaut, l'ennemi eût ravitaillé la place; mais les provisions ne devaient durer qu'un temps, et, suivant ses calculs, le vieil Osborne s'attendait avant peu à une reddition. Pendant plusieurs jours, toute communication cessa entre le père et le fils. Le premier s'étonnait de ce silence, sans en être autrement inquiet; car, ainsi qu'il disait avec son élégance habituelle, il savait fort bien où le bât blessait George, et il s'en rapportait à l'infaillibilité de ses prévisions. Il avait raconté minutieusement à ses filles les détails de sa querelle avec son fils, tout en leur enjoignant de rester étrangères à cette affaire et d'accueillir George à son retour comme si rien ne s'était passé. Le couvert du fils rebelle était mis tous les jours comme à l'ordinaire, et le vieux marchand se préoccupait peut-être beaucoup plus de son absence qu'il ne le disait et ne voulait le laisser paraître. Il envoya aux informations chez Slaughter, où l'on ne put rien lui dire, sinon que George et son ami le capitaine Dobbin avaient quitté la ville.
Par une matinée maussade et pleureuse de la fin d'avril, des giboulées balayaient par rafales le trottoir de la rue où se trouvait le café du vieux Slaughter; George Osborne arriva dans le café, l'air pâle et les yeux hagards. Sa mise cependant indiquait une certaine recherche; il portait un habit bleu aux boutons bronzés, et un gilet en peau de daim, suivant la mode du temps. Dobbin, qu'il retrouva dans cet endroit, avait, lui aussi, abandonné la casaque militaire et le pantalon gris dont il affublait d'ordinaire sa longue et osseuse personne, pour l'habit bleu aux boutons bronzés.
Dobbin venait de passer une heure et plus dans le café, à prendre successivement tous les journaux sans pouvoir venir à bout d'en lire un seul. Il avait plus de vingt fois jeté les yeux sur la pendule, puis dans la rue, où la pluie balayait la chaussée, où les passants faisaient retentir le pavé sous leurs socques, où leurs ombres mouvantes miroitaient en longs reflets sur les dalles humides. Tantôt il battait le rappel sur la table, puis rongeait ses ongles jusqu'à la racine, ce qui ajoutait à la beauté de ses mains monumentales; ensuite il mettait en équilibre sur le pot au lait une petite cuiller, et la poussait avec une pichenette, etc., etc.... L'impatience de son esprit se faisait jour dans ses moindres gestes et le portait à ces déplorables distractions qui sont le suprême recours d'un esprit en proie à toutes les anxiétés de l'attente.
Quelques camarades du régiment, habitués de ce café, le plaisantaient sur l'élégance de son costume et sur la surexcitation fébrile de ses nerfs. On lui demandait si, par hasard, il n'allait pas se marier? Dobbin riait du bout des lèvres et promettait à son ami, le major Wagstaff, de lui envoyer un morceau de gâteau aussitôt après la cérémonie. Enfin arriva le capitaine Osborne en grande tenue, comme nous l'avons dit, mais très-pâle et très-agité. Il essuya avec son foulard des Indes sa figure décomposée où perlait la sueur, et une forte odeur d'eau de Cologne se répandit dans toute la pièce. George serra ensuite la main de Dobbin, regarda à la pendule, dit à John le garçon de lui apporter du curaçao, dont il avala deux verres avec une précipitation fébrile, et son ami lui demanda comment il se portait.
«Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit, Dob, dit celui-ci; j'ai eu le frisson et un mal de tête épouvantable. Levé à neuf heures, je suis sorti pour prendre un bain. C'est tout comme le jour où je me suis rendu sur le terrain avec Rocket, à Québec, si vous vous en souvenez, Dobbin.
—Je crois bien, répondit William, mes diables de nerfs me tiraillaient encore plus que vous ce matin-là; car même vous avez joliment mangé, sans reproche. Puisque cela vous a si bien réussi, recommencez, aujourd'hui.
—Vous êtes toujours bon et prévenant, Will. Je veux boire à votre santé, mon vieux, et au diable la....
—Non, non, deux verres c'est assez, fit Dobbin en l'arrêtant. John, enlevez ce carafon. Voilà du poivre de Cayenne pour mettre avec votre poulet, et dépêchez-vous, car nous devrions déjà être là-bas.»
La pendule marquait onze heures et demie, quand les deux capitaines échangeaient ces quelques paroles. Un fiacre, où le domestique d'Osborne avait placé son nécessaire de voyage et sa valise, attendait à la porte depuis quelques instants. Les deux jeunes gens gagnèrent la voiture, abrités sous un parapluie, et le domestique grimpa sur le siége en maugréant contre l'averse et contre l'humidité du manteau du cocher, d'où se dégageait une épaisse vapeur.
«Nous trouverons heureusement une meilleure voiture à la porte de l'église,» se disait-il par manière de consolation.
Le fiacre traversa Piccadilly, où alors encore Apsley-House et l'hôpital Saint-Georges portaient leur robe de briques rouges, où l'on voyait encore des réverbères à l'huile, où Achille6 devait bientôt se dresser sur son socle de granit, où devait s'élever dans peu l'arc de triomphe de Pimlico, surmonté de ce monstre équestre7 qui semble vouloir enjamber tous les toits du voisinage. Enfin, ils s'arrêtèrent à Brompton, devant une petite chapelle, au carrefour de Fulham.
Une voiture de poste attelée de quatre chevaux attendait à la porte; par l'élégance de sa coupe, elle rappelait les voitures de remise; quelques oisifs seulement bravaient cette fâcheuse averse.
«Morbleu! dit George, je n'avais commandé que deux chevaux.
—Mon maître en a voulu quatre,» répondit le domestique de M. Joseph, posté sur le seuil en sentinelle.
Le valet de M. Osborne et celui de M. Joseph trouvaient, tout en suivant leurs maîtres dans l'église, que c'était donner un croc en jambe aux convenances, que de faire une noce sans repas, sans bouquet, sans rubans.
«Ah! vous voici! dit à George Joseph Sedley, notre galant cavalier du Vauxhall; vous êtes de cinq minutes en retard, George, mon garçon! Quel temps, bon Dieu! Cela me rappelle la saison des pluies au Bengale. Mais soyez tranquille, ma voiture est imperméable. Entrons: Emmy et ma mère sont déjà à la sacristie.»
Joe Sedley était dans toute sa splendeur: jamais on ne l'avait vu si gras; jamais son faux-col n'était monté si haut, jamais sa face n'avait été plus rubiconde. Son jabot s'étalait avec orgueil sur son gilet à ramages; ses bottes à la hongroise resplendissaient sur la rotondité de ses mollets. Sur son habit vert clair s'épanouissait la rosette nuptiale, large et blanche comme la fleur du magnolia.
George faisait son tout, George allait se marier. Ce seul mot explique la pâleur de sa figure, l'excitation de ses nerfs, ses insomnies et ses frissons. J'ai entendu des gens qui affrontaient la même épreuve avouer la même émotion. À la troisième ou quatrième fois on finit par s'y accoutumer sans doute, mais le premier plongeon coûte toujours beaucoup à faire.
La mariée avait une douillette de soie brune, comme me l'a appris depuis le capitaine Dobbin, et portait un chapeau de paille avec un ruban rose et un voile en dentelle blanche de Chantilly. Le capitaine Dobbin, après lui en avoir demandé la permission, lui avait offert une montre avec sa chaîne d'or, qu'elle portait pour la cérémonie. Sa mère lui avait fait présent d'une broche en diamants, unique bijou resté en possession de mistress Sedley. Pendant le service, cette excellente mère, assise dans l'un des bancs, versait d'abondantes larmes, tandis que la servante irlandaise et mistress Clapp, son hôtesse, s'efforçaient de la consoler. Le vieux Sedley n'avait pas voulu assister au mariage. Joe remplaçait son père et conduisait la mariée à l'autel, tandis que le capitaine Dobbin remplissait, du côté de George, les fonctions de garçon d'honneur.
Dans l'église se trouvait seulement le clergé qui officiait. La pluie sur les vitraux et les sanglots de mistress Sedley étaient le seul bruit qui vint par moments interrompre le service divin. La voix du ministre ébranlait les tristes échos de ces voûtes désertes. Le oui d'Osborne se fit entendre grave et articulé. La réponse d'Emmy, s'échappant avec peine de son petit cœur, parvint mourante à ses lèvres, et n'arriva qu'aux seules oreilles du capitaine Dobbin.
La cérémonie terminée, Joe Sedley embrassa sa sœur; c'était plus qu'il n'en avait fait pour elle depuis plusieurs mois. George avait déposé son air triste et semblait maintenant tout radieux.
«À votre tour, William,» dit-il tout joyeux en frappant sur l'épaule de Dobbin.
Et Dobbin s'en alla embrasser Amélia sur la joue.
On alla ensuite à la sacristie pour signer le registre.
«Dieu vous bénisse, mon vieux Dobbin!» dit George en lui serrant la main, la vue presque troublée par les larmes.
William répondit par un mouvement de tête. Son cœur était trop ému pour lui permettre d'en dire plus long.
«Écrivez-nous régulièrement, et venez aussitôt que possible, n'est-ce pas, mon ami?» dit Osborne.
Après des adieux très-pathétiques qui eurent lieu entre mistress Sedley et sa fille, le nouveau couple monta dans la voiture.
«Gare là! petits polissons,» cria George à une troupe de gamins tout trempés de pluie qui stationnaient devant la porte de l'église.
L'averse cinglait sur la figure des deux époux, rien que pour monter dans la voiture; les rubans des postillons se collaient sur leur veste ruisselante. La troupe d'enfants poussa des hurlements diaboliques au moment où la voiture s'éloigna en les éclaboussant.
William Dobbin, de la porte de l'église, les regardait disparaître avec une expression singulière dans le regard; la petite troupe de curieux riait de son air bizarre; mais il se souciait bien des curieux et de leur rire!
«Allons manger un morceau, Dobbin,» lui cria une voix par derrière.
En même temps une main pesante s'abaissant sur son épaule coupait court aux rêveries du pauvre garçon; mais le capitaine ne se sentait pas le cœur à se rendre aux provocations gastronomiques de Joe Sedley. Il installa dans la voiture la vieille dame tout éplorée, vit Joe monter à côté d'elle et les domestiques sur le siége, puis les quitta sans leur faire de bien longs adieux; cette seconde voiture disparut comme la première, et les gamins la poursuivirent encore de leurs cris railleurs.
«Voilà pour vous, petits mendiants,» dit Dobbin en leur jetant de la menue monnaie; puis il s'en alla lui-même sans faire attention à la pluie.
Tout était donc fini. Il les voyait donc mariés et heureux, du moins Dobbin le demandait au ciel. Quant à lui, le pauvre garçon, jamais il ne s'était trouvé si seul et si abandonné. Il aurait déjà voulu être à quelques jours de là pour la revoir de nouveau.
Dix jours environ après la cérémonie dont nous venons de parler, trois jeunes gens de notre connaissance étaient à admirer ce magnifique panorama de Brighton, où d'un côté se déroulent devant les yeux du visiteur de délicieuses petites tourelles, et de l'autre l'azur de la mer. Tantôt le citadin émerveillé contemple l'Océan, dont le sourire des vents plisse la surface de rides sans nombre sur lesquelles mille voiles blanches étincellent au soleil, et que couronne une coquette ceinture de mystérieuses cabines. Tantôt un ami de la nature humaine, qui la préfère aux sites les plus pittoresques, se tourne du côté des tourelles, où un air de vie indique la présence de l'homme. Ici l'on entend gémir un piano qu'une jeune demoiselle en tire-bouchons martyrise six heures par jour pour le plus grand plaisir des autres locataires; là une gentille petite bonne, l'aimable Polly, fait sauter dans ses bras