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La foire aux vanités, Tome I

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Les gémissements au désert;

La Blanchisseuse de Wandworth;

La Vraie Baïonnette du soldat anglais.

Désireuse de la tirer de ce chaos d'ignorance avant que le sommeil fût venu fermer ses yeux, mistress Kirk pressa Amélia de lui promettre de ne pas se coucher avant d'avoir lu ces petits manuels.

Les hommes, étrangers à tous ces petits manéges, firent cercle autour de la charmante femme de leur camarade et épuisèrent en son honneur tout le répertoire de la galanterie militaire. Ce fut une véritable ovation, qui ranima le courage d'Amélia et rendit à ses yeux tout leur éclat. George se sentait fier des succès de sa femme et surtout du mélange de grâce et de timidité avec lequel elle recevait les hommages de ses jeunes adorateurs et répondait à leurs compliments. Quant à lui, sous son brillant uniforme, il éclipsait tous les autres officiers et tenait un regard d'affectueuse tendresse sans cesse attaché sur sa femme. Ce soir-là, Amélia fut bien heureuse, et son pauvre petit cœur en bondissait de joie.

«Je veux être aimable pour tous ses amis, disait-elle en elle-même. Il suffit qu'ils soient ceux de George pour devenir les miens, je m'efforcerai de lui faire trouver la joie et la gaieté dans son intérieur pour le lui faire chérir davantage.»

L'entrée d'Amélia au régiment se fit donc par acclamations; les capitaines la trouvaient charmante, les lieutenants chantaient ses louanges, et les enseignes lui auraient brûlé de l'encens. Le chirurgien-major, le vieux Cutler, risqua deux ou trois plaisanteries qui sentent trop l'anatomie pour trouver place ici. Cackle, son aide, qui avait pris ses grades à l'Université d'Édimbourg, daigna causer avec elle littérature et lui adresser quelques citations françaises, enfin, Stubble allait de l'un à l'autre glisser à l'oreille de chacun:

«Hein! n'est-ce pas qu'elle est jolie?»

Le vin chaud eut seul le pouvoir de le détourner de sa contemplation. Quant au capitaine Dobbin, il ne dit mot à Amélia de toute la soirée, mais il reconduisit Jos à son hôtel, assisté du capitaine Porter. Le pauvre garçon avait la démarche fort vacillante. Le récit de ses chasses au tigre avait eu un succès fou d'abord à table auprès des officiers, puis, le soir, sur mistress O'Dowd, qui se prélassait à l'ombre de son turban à l'oiseau de Paradis. Dobbin remit l'ex-receveur aux mains de son domestique et resta à se promener et à fumer son cigare sur le devant de l'hôtel. George, au moment de partir de chez mistress O'Dowd, avait soigneusement enveloppé sa femme dans son châle, et celle-ci donna à la ronde une poignée de main à tous les officiers qui l'accompagnèrent jusqu'à sa voiture, et la suivirent encore de leurs bruyantes acclamations. Amélia, pour descendre de voiture, s'appuya sur la main de Dobbin et le gronda, en souriant, de ne s'être pas approché d'elle de toute la soirée.

Le capitaine fumait encore son cigare que déjà, depuis longtemps, tout dormait dans l'hôtel et dans la rue. Il avait regardé la lumière disparaître du salon de George, puis briller ensuite et s'éteindre dans la chambre à coucher.

Il rentra dans ses quartiers aux clartés incertaines d'un jour qui commençait à poindre. Déjà un sourd murmure de cris et de manœuvres s'élevait du côté de la rivière: c'étaient les bâtiments de transport qui recevaient leurs nombreux passagers pour les porter sur le continent, bien loin des rives de la Tamise.

CHAPITRE XXVIII.

Amélia arrive en Belgique.

Officiers et soldats dans le ***e devaient prendre passage sur les navires équipés à cet effet par le gouvernement. Le surlendemain du thé de mistress O'Dowd, au milieu des bruyantes clameurs des matelots et des troupes, des fanfares de la musique répétant l'air national du God save the king, des officiers qui agitaient leurs chapeaux, enfin des hourras de la flotte entière, le convoi descendit lentement sur le fleuve et appareilla pour Ostende.

Joe, toujours galant, avait consenti à servir d'escorte à sa sœur, et à la femme du major, dont les malles immenses, y compris le fameux oiseau de paradis, étaient parties avec les bagages du régiment. Nos deux héroïnes, après s'être rendues en voiture à Ramsgate sans le plus mince paquet, s'embarquèrent pour Ostende, au milieu de la cohue des passagers qui se pressaient en foule pour cette destination.

Cette période de la vie de Jos à laquelle nous allons assister, est si remplie d'incidents du genre le plus dramatique, qu'elle lui fournit pendant longtemps des sujets de conversation aussi neuve qu'animée et fit même beaucoup tort à la chasse au tigre, remplacée désormais par les récits les plus émouvants de l'héroïque campagne de Waterloo.

Dès qu'il eut prix le grand parti d'accompagner les dames, il cessa de se raser la lèvre supérieure. À Chatham, il assistait avec la plus invariable exactitude aux revues et aux exercices. Il prêtait une oreille attentive aux conversations de ses confrères les officiers, comme il se plaisait à les appeler, et il faisait tout son possible pour retenir les expressions techniques du métier. L'excellente mistress O'Dowd l'aidait beaucoup dans cette étude en lui prêtant le secours de ses lumières.

Le jour de l'embarquement à bord de la Belle-Rose, il arriva pour le départ avec un habit à brandebourgs, un pantalon d'ordonnance et un immense chapeau étincelant sous ses galons d'or. Il disait d'un air de mystère à qui voulait l'entendre qu'il allait rejoindre l'armée du duc de Wellington, et comme il avait sa voiture avec lui, on le prenait pour quelque grand personnage, pour un commissaire général ou tout au moins pour un courrier du gouvernement.

Son cœur eut horriblement à souffrir du voyage; les dames éprouvèrent aussi un état de malaise pitoyable. Mais Amélia sentit la vie renaître en elle quand le navire entra dans le port d'Ostende: c'est qu'elle voyait le bâtiment sur lequel se trouvait le régiment de son mari. Jos alla tout droit à l'hôtel, le cœur encore mal à sa place; et le capitaine Dobbin, après avoir escorté les dames, s'occupa de réclamer au navire, puis à la douane, la voiture et les effets de M. Joe, car M. Joe se trouvait alors sans valet. Le sien, d'accord avec celui de M. Osborne, avait refusé catégoriquement de se livrer aux flots trompeurs d'Amphytrite. Cette conspiration, ayant éclaté au dernier moment, avait jeté la consternation dans l'âme de M. Joe Sedley, et il s'en fallut de bien peu qu'il ne laissât le convoi partir tout seul. Mais les railleries du capitaine Dobbin triomphèrent de ses hésitations. Ses moustaches avaient d'ailleurs atteint toute leur croissance; ce dernier motif acheva ce qu'avait commencé l'éloquence de Dobbin, et Joe s'embarqua.

Dobbin, pour récompenser Joe d'avoir obtempéré à sa demande, se mit en quête d'un domestique et lui amena un petit Belge olivâtre qui ne parlait aucun idiome connu, mais qui, par son air affairé et sa ponctualité à n'appeler M. Sedley que milord, se concilia promptement les bonnes grâces de notre ami.

Ostende a bien changé de physionomie sous le rapport des Anglais qu'on y voit maintenant: les grands seigneurs y sont fort rares, et ceux qu'on y rencontre ne trahissent guère une origine aristocratique. La plupart du temps, ce sont des gens mal vêtus, en linge sale, qui sentent l'eau-de-vie et le tabac, et vont jouer aux cartes ou pousser les billes dans des estaminets enfumés.

Un ordre du duc de Wellington obligeait alors chacun dans l'armée à payer rigoureusement sa dépense. Pour un peuple de marchands, c'est un de ces souvenirs qui ne saurait s'effacer de la mémoire. Être envahi par une armée de pratiques qui payent bien, avoir à nourrir des héros parfaitement solvables, que peut désirer de plus un pays industriel?

La Belgique n'est pas du reste, par elle-même, fort belliqueuse, car son histoire atteste, depuis des siècles, qu'elle se contente de fournir un champ de bataille aux autres nations.

Ce riche et florissant royaume présentait aux premiers jours de l'été de 1815, un air de bien-être et d'opulence qui rappelait les plus beaux temps de son passé. Ses vastes campagnes et ses paisibles cités s'animaient de la présence de nos beaux uniformes rouges; ses magnifiques promenades étaient sillonnées en tout sens par de fringants équipages, par de brillantes cavalcades; ses rivières côtoyant de riches pâturages, d'antiques et pittoresques hameaux, de vieux châteaux cachés sous d'épais ombrages, promenaient doucement sur leurs ondes la foule indolente des touristes anglais; le soldat buvait à l'auberge du village et, chose plus rare, payait libéralement sa dépense; le Highlander, logé dans les fermes flamandes, berçait le nouveau-né, tandis que Jean et Jeannette allaient rentrer les fourrages. Un pinceau délicat trouverait là un charmant sujet comme épisode de la guerre à cette époque. On eût dit les préparatifs d'une revue inoffensive et brillante. Cependant Napoléon, abrité par une ceinture de forteresses, se préparait, lui aussi, à envahir ce pays.

Le général en chef de l'armée anglaise, le duc de Wellington, avait su inspirer à tous ses soldats une foi comparable seulement à l'enthousiasme fanatique des Français pour Napoléon. Ses dispositions pour la défense étaient si bien combinées, ses renforts, en cas de besoin, étaient si proches et si nombreux, que la crainte était bannie de tous les cœurs, et que nos voyageurs, parmi lesquels s'en trouvaient deux d'une timidité excessive, partageaient néanmoins la sécurité générale.

Le régiment parmi les officiers duquel sont nos amis allait être transporté par eau jusqu'à Bruges et Gand et marcher ensuite de là sur Bruxelles. Joe accompagnait les dames, qui prirent passage sur les bateaux publics, dont le luxe et l'aménagement ont droit à quelque place dans le souvenir des vieux touristes de Flandres. Ces lents mais commodes véhicules s'étaient fait, pour la bonne chère, une réputation parfaitement justifiée et à laquelle se rattache la tradition suivante: Un voyageur anglais, qui était venu en Belgique avec l'intention d'y passer seulement une semaine, étant monté à bord de l'un de ces navires, se trouva si bien de la cuisine, qu'une fois arrivé à Gand, il repartit pour Bruges, et recommença de nouveau le même voyage. Enfin les chemins de fer furent inventés. Alors, de désespoir, notre homme se noya dans le fleuve au moment où le dernier navire qui faisait le dernier voyage touchait à sa destination.

Joe ne devait point en venir à cette extrémité, mais il fit largement honneur à la table servie devant lui. Mistress O'Dowd affirmait que, pour compléter son bonheur, il ne lui manquait plus que d'épouser sa sœur Glorvina. Toute la journée se passa pour lui à boire sur le pont de la bière flamande, à tempêter contre Isidore, son nouveau domestique, et à faire le galant auprès des dames.

Son courage était monté à un diapason des plus élevés et devait beaucoup aux fumées bachiques.

«Que le Corse vienne donc nous attaquer! s'écriait-il; Emmy! ma chère âme, si je tremble, ce n'est que pour lui. Dans deux mois, morbleu! les alliés seront à Paris, et je vous payerai à dîner au Palais-Royal. Trois cent mille Russes, entendez-vous? vont entrer en France par Mayence et le Rhin; trois cent mille, ma chère sœur, sous les ordres de Wittgenstein et de Barclay de Tolly. Vous n'êtes pas au fait de la stratégie militaire, chère petite; mais en homme qui m'y connais, je puis vous dire qu'il n'y a pas d'infanterie en France capable de tenir tête à l'infanterie russe. Le Corse a-t-il un général en état de moucher la chandelle à Wittgenstein? Viennent ensuite les Autrichiens, au nombre de cinq cent mille, aussi vrai que me voilà. Avant dix jours, vous les verrez à la frontière de France, sous les ordres de Schwartzemberg et du prince Charles. Et puis les Prussiens, les Prussiens, entendez-vous? commandés par le brave général Blücher. Maintenant que Murat n'y est plus, trouvez-moi un général de cavalerie à comparer à celui-là. N'est-ce pas, mistress O'Dowd, que votre jeune amie aurait tort de se tourmenter? Allons, Isidore, ne tremblez pas ainsi; vite, monsieur, versez-moi de la bière.»

Mistress O'Dowd, pour toute réponse, insista sur le courage de Glorvina. C'était une femme à ne pas reculer devant homme qui vive, et encore moins devant un Français. Après cet éloge, elle avala un verre de bière, et, par une grimace de satisfaction, témoigna de ses sympathies pour ce genre de liquide.

De fréquentes escarmouches avec l'ennemi, c'est-à-dire avec le beau sexe de Cheltenham et de Bath, avaient fini par ôter beaucoup à l'ancienne timidité de notre ami, l'ex-receveur de Boggley-Wollah. Dans cette circonstance, enhardi par les fumées pétillantes de la bière, il se sentait plus que jamais des dispositions à la faconde. Au régiment, on était enchanté de lui; les jeunes officiers lui savaient gré des splendides festins qu'il leur offrait et des occasions de rire qu'il leur procurait par ses allures martiales. Dans l'armée, les régiments adoptent tous, plus ou moins, un animal favori qui les suit dans leurs pérégrinations. George, par allusion à son beau-frère, disait que son régiment avait choisi un éléphant.

George commençait à rougir un peu de la société à laquelle il s'était vu forcé de présenter sa femme, et faisait part à Dobbin, à la grande satisfaction de ce dernier, de ses intentions de passer le plus tôt possible dans un autre corps, pour épargner à Amélia le contact d'un entourage aussi vulgaire. Quant à mistress Osborne, son caractère simple, sa nature franche et ouverte la rendaient exempte de ces délicatesses exagérées que son mari prenait pour une preuve de bon goût.

Parce que mistress O'Dowd avait une poignée de plumes de coq sur son chapeau, parce qu'elle laissait ballotter sur sa poitrine une grosse montre à répétition et la faisait sonner à tout propos; parce qu'elle racontait comment son père lui avait donné la susdite bassinoire le jour de son mariage, au moment où elle mettait le pied dans la voiture, et ajoutait mille autres petits détails non moins intéressants, le délicat Osborne n'en pouvait plus; il souffrait intérieurement de voir sa femme en si fâcheux voisinage. Amélia, au contraire, riait des excentricités de l'honnête commère, sans rougir le moins du monde de la société où le sort l'avait jetée.

En dépit des susceptibilités de George, il était impossible de trouver une compagne de route plus divertissante que mistress la major O'Dowd. Sa conversation se distinguait par le pittoresque et l'imprévu.

«En fait de bateaux de rivière, ne me parlez, ma toute belle, que de ceux de Dublin à Ballinsloe; voilà ce qui s'appelle voyager rapidement! Et puis, comme elle est belle la viande qu'on a par-là! Savez-vous que mon père a obtenu la médaille d'or à l'un des concours? Son Excellence elle-même a voulu manger une tranche du bœuf qui a remporté le prix, et elle a dit que jamais sa dent n'avait broyé un morceau si délicat. C'était une bête de quatre ans. Voyez si vous pourrez me trouver son pareil dans ce pays-ci.»

Jos déclara avec un soupir que l'Angleterre seule produisait de la bonne viande de boucherie, tenant un juste milieu entre le gras et le maigre.

«Ah! l'Irlande mérite bien qu'on fasse exception en sa faveur,» dit la dame du major, fort disposée, suivant l'usage de ses compatriotes, à établir en toute rencontre la supériorité de son pays. Quant à l'idée de comparer le marché de Bruges à ceux de Dublin, elle n'y voyait qu'une folle et ridicule prétention qui lui faisait hausser les épaules.

Les rues, les places, les jardins publics étaient remplis de soldats anglais. Le matin, on s'éveillait aux notes sonores des clairons; le soir, on rentrait chez soi au bruit du fifre et du tambour. Ce pays, l'Europe entière ressemblaient alors à un camp, et l'histoire préparait ses tablettes dans l'attente de grands événements. L'honnête Peggy O'Dowd continuait à discourir avec un aplomb imperturbable des chevaux et des étables de Glen-Malony et des vins qu'on y buvait; Jos Sedley faisait de graves dissertations sur le riz et le curry qu'on mangeait à Dumdum; Amélia pensait à son mari et à la meilleure manière de lui témoigner son amour. Comme si la réflexion n'avait pas eu alors à s'exercer sur de plus graves sujets!

Chacun, dans ce tourbillon joyeux, dont le centre était à Bruxelles, se laissait entraîner à la poursuite des plaisirs ou par le cours de ses pensées intimes. Il semblait qu'on ne voulût point voir l'avenir avec ses menaces, apercevoir l'ennemi qu'on avait devant soi.

Le régiment avait été désigné pour prendre ses quartiers à Bruxelles, et nos voyageurs se trouvèrent ainsi avoir pour résidence une des plus aimables et des plus brillantes capitales de l'Europe. Partout des salons ouverts au jeu et à la danse; partout des festins dignes de chatouiller le palais vorace de M. Jos. Quoi encore? un théâtre où un rossignol, sous des traits de femme, charmait un auditoire d'élite; des promenades fraîches et ombreuses, toutes chamarées de brillants uniformes. Enfin, une ville antique, curieuse par ses bizarres costumes, ses admirables monuments. Il y avait bien là de quoi faire ouvrir les yeux à la petite Amélia qui n'était jamais sortie de son île, et lui causer à chaque pas de délicieuses surprises.

Au milieu des jouissances les plus pures, ce jeune ménage goûta pendant quinze jours encore les douceurs trop fugitives de la lune de miel. George était descendu dans un magnifique hôtel dont il supportait la dépense de moitié avec Jos; George, toujours prodigue de son argent, redoublait de petits soins et de prévenances pour sa femme. Mistress Amélia dut alors se trouver plus heureuse qu'aucune des jeunes mariées de l'Angleterre.

Chaque jour de nouveaux plaisirs, de nouveaux divertissements: la variété prévenait le dégoût; tantôt c'était une église à visiter; dans le jour on faisait une excursion pour aller voir une galerie de tableaux; tantôt on parcourait les environs, et le soir on allait à l'Opéra. Les concerts militaires se succédaient au Parc, où l'on se coudoyait avec les plus hauts personnages de l'Angleterre; on aurait dit une fête militaire en permanence. Chaque soir, George conduisait sa femme au restaurant et de là dans quelque lieu de plaisir, et, ravi de lui-même, il s'empressait de se décerner des éloges sur sa vocation matrimoniale. Être sans cesse avec George, être la compagne préférée de ses plaisirs, c'était assez pour rendre bien heureuse la timide et aimante Amélia. Sa reconnaissance pour son mari éclatait à chaque ligne dans les lettres qu'elle écrivait alors à sa mère. Son mari voulait lui voir colliers, dentelles, bijoux de toute espèce. C'était, sans aucun doute, le modèle, le phénix des maris.

George éprouvait un vif sentiment de plaisir à se rencontrer dans les lieux publics avec cette foule nombreuse de lords et de ladies, d'élégants et de hauts personnages dont les flots pressés envahissaient Bruxelles de toutes parts. Dans cette course au plaisir, on avait mis de côté cette froide étiquette, cette impertinence polie qui est assez souvent le caractère distinctif des grands seigneurs dans les murs de leur hôtel: sur la place publique, l'égalité reprend tout son empire. Comment s'assurer que le voisin qui vous pousse a bien le droit de vous coudoyer? Le plus simple est de prendre son parti de bon cœur et de se fondre dans la nuance générale.

Dans une soirée donnée par un officier supérieur, George obtint une contredanse de lady Blanche Thistlewood, fille de lord Bareacres. Tout fier d'un pareil honneur, il se montra fort empressé à procurer des glaces et des rafraîchissements aux deux nobles dames; il ne voulut laisser à personne autre le soin de faire avancer la voiture de lady Bareacres; sa bouche n'était pas assez grande pour parler de la comtesse, et le ton emphatique de son père, en pareille circonstance, n'était rien auprès du sien. Le lendemain, il fit visite à ces dames, caracola au Parc à côté de leur voiture et les invita à un grand dîner chez le restaurateur.

Il faillit avoir un transport au cerveau lorsqu'il les entendit accepter son invitation. Le vieux Bareacres était trop peu fier et beaucoup trop affamé pour ne pas aller dîner partout.

«J'espère au moins que nous serons les seules femmes à ce dîner, dit lady Bareacres en réfléchissant à cette invitation faite et acceptée avec la même étourderie.

—Grands dieux! maman, croyez-vous donc qu'il nous amène sa femme? fit lady Blanche qui, la nuit précédente, s'abandonnait dans les bras de George aux voluptueux vertiges de la valse. Passe encore pour le mari; mais la femme!

—Sa femme? Il vient de l'épouser; une charmante femme, ma foi, à ce que j'ai entendu dire, reprit le vieux comte.

—Allons, ma chère Blanche, dit la mère, si ton père y va, nous pouvons bien le suivre; et d'ailleurs, une fois en Angleterre, nous n'aurons qu'à ne plus les voir, entends-tu, mon enfant?»

Cette résolution une fois prise, ces grands personnages acceptèrent sans difficulté le dîner que George leur offrait à Bruxelles, et daignèrent lui laisser payer la carte. Toutefois, pour ne pas compromettre leur dignité, ils eurent soin de tenir sa femme à distance, et ne lui permirent point de se mêler à la conversation. Les dames anglaises du grand ton excellent à ravir à se donner ces airs de supériorité dédaigneuse.

Cette fête coûta fort cher à la bourse de George, et fut pour la pauvre Amélia une des plus tristes soirées de sa lune de miel. Dans les confidences à sa mère, elle lui écrivit de la façon la plus lamentable comment la comtesse de Bareacres avait affecté de ne point lui répondre pendant tout le dîner; comment lady Blanche la regardait avec son lorgnon, et quelle avait été la fureur de Dobbin contre ces airs de morgue et les exclamations de milord qui, en quittant la table, avait demandé à voir la carte et s'était écrié que c'était à la fois horriblement mauvais et horriblement cher. Mais, malgré les plaintes d'Amélia sur la grossièreté de ses convives et sa fâcheuse soirée, la vieille mistress Sedley n'en fut pas moins ravie d'avoir à prononcer le nom de la nouvelle amie de sa fille, la comtesse de Bareacres, et elle le fit même avec un zèle si persévérant que le vieil Osborne finit par savoir que son fils recevait à sa table des pairs et des pairesses.

Ceux qui connaissent le général Tufto d'aujourd'hui, tel qu'on peut le voir par un beau jour, se pavaner dans Pall-Mall, la poitrine garnie de ouate, la taille serrée dans son corset, le jarret finement dessiné dans ses bottes à hautes tiges, le torse cambré quoique décrépit, avec un regard provocateur pour le beau sexe, ou bien encore sur sa jument bai, tout pimpant et à la dernière mode, auraient peine à reconnaître dans ce sir George Tufto d'aujourd'hui le vaillant officier des guerres de la Péninsule et de la journée de Waterloo. Il porte maintenant des cheveux bruns, épais et frisés, des sourcils noirs et des moustaches du rouge le plus éclatant.

En 1815, ses cheveux, de couleur claire, étaient fort rares sur sa tête; il avait la taille plus ronde, et les mollets surtout, mieux nourris; mais tout passe, les mollets comme la gloire du monde. À soixante-dix ans, il en a maintenant quatre-vingts, ses cheveux, fort clair-semés et presque blancs, devinrent, comme par enchantement, épais, bruns et frisés; ses favoris et ses sourcils prirent la couleur rutilante qu'ils n'ont plus quittée depuis lors. De mauvaises langues cherchent bien à accréditer le bruit qu'il a un estomac de laine, et que si ses cheveux n'ont jamais besoin des ciseaux du coiffeur, c'est qu'ils n'ont point encore pris racine. Tom Tufto vous dira encore que Mlle de Jaisey, actrice du Théâtre-Français à Londres, envoyait, avec deux doigts, promener sur le parquet, tous les cheveux de son grand-papa; mais Tom est un enfant terrible, et, d'ailleurs, la perruque du général n'entre pour rien dans cette histoire.

Nos amis du ***e, après avoir visité l'hôtel de ville de Bruxelles, que mistress la major O'Dowd ne trouvait pas, à beaucoup près, aussi grand et aussi beau que la maison de son père à Glen-Malony, étaient à se promener sur le marché aux fleurs, lorsqu'ils aperçurent un officier à cheval, suivi d'un ordonnance, qui se dirigeaient de ce côté. Après avoir quitté sa monture, l'officier s'avança au milieu des fleurs, et choisit un des plus beaux et des plus gros bouquets; puis monta à cheval, après avoir fait soigneusement envelopper cette magnifique botte de fleurs, et l'avoir remise à son ordonnance, qui le reçut tout en grommelant, tandis que son chef repartait avec un air fort content de lui et de son emplette.

«Je voudrais vous faire voir nos fleurs de Glen-Malony, glissa en passant mistress O'Dowd. Mon père a trois jardiniers et neuf aides. Il y a chez lui un arpent tout couvert de serres chaudes, et les ananas y sont aussi communs que les poires à Londres dans la saison. Nos treilles portent des grappes du poids de six livres, et sur mon honneur et ma conscience, je puis vous dire que nous avons des magnolias bien grands, ma foi, comme des chaudrons.»

Dobbin ne trouvant aucun plaisir aux ridicules tirades de mistress O'Dowd, s'était écarté du reste de la bande, ayant peine à contenir son hilarité. Enfin, lorsqu'il fut à une distance convenable, il lui donna un libre cours, à la grande surprise des passants.

«Eh bien! ou est-il donc, notre grand flandrin de capitaine, s'écria mistress la major O'Dowd en regardant autour d'elle, est-ce qu'il saigne encore du nez? Il dit toujours qu'il saigne du nez; il finira par avoir cet organe totalement dépourvu de sang... N'est-ce pas, O'Dowd, que les magnolias de Glen-Malony sont bien aussi larges que des chaudrons?

—Oh! certainement, Peggy, et même plus larges,» reprit le major toujours prêt à certifier les assertions de sa femme.

Cette charmante conversation fut interrompue par l'arrivée de l'officier, qui a fait son apparition quelques lignes plus haut.

«Le beau cheval! dit George; qui est-ce qui le monte?

—Que serait-ce, si vous voyiez la bête de mon frère Molloy Malony, qui a gagné une coupe ciselée à Curragh,» s'écria la femme du major, reprenant son histoire de famille à un autre chapitre.

Son mari, par extraordinaire, l'arrêta tout court.

«Je ne me trompe pas, dit-il, c'est le général Tufto qui commande la ***e division de cavalerie. Puis il ajouta tranquillement: nous avons, lui et moi, reçu un coup de feu à la même jambe au siége de Talavera.

—C'est ce qui vous a fait marcher, dit George en riant. Le général Tufto! ajouta-t-il ensuite en se tournant vers Amélia, ma chère, les Crawley ne doivent pas être loin.»

Amélia sentit un vertige et manqua se trouver mal sans savoir pourquoi. Le soleil lui parut moins brillant, la ville moins curieuse et moins pittoresque. Et cependant le ciel était illuminé par les derniers feux au couchant, et il faisait une des plus belles journées de la fin de mai.

CHAPITRE XXIX.

Bruxelles.

M. Jos avait loué une paire de chevaux pour mettre à sa voiture découverte, et avec cet attelage et son luxueux carrosse de Londres, il faisait une assez passable figure dans les promenades qui entourent Bruxelles. George s'était procuré un cheval de selle, et en compagnie de Dobbin il caracolait autour de la voiture où Jos et sa sœur allaient faire leur tournée quotidienne. Dans une de leurs excursions au Parc, théâtre ordinaire de leurs promenades, ils purent s'assurer de la justesse des conjectures de George sur l'arrivée de Rawdon Crawley et de sa femme. En effet, au milieu d'un groupe de cavaliers, composé des personnes les plus considérables de Bruxelles, ils virent Rebecca bien serrée, bien coquette dans son costume d'amazone, galopant sur un joli cheval arabe, qu'elle manœuvrait dans la perfection. Ses talents d'écuyère dataient de Crawley-la-Reine, où le baronnet MM. Pitt et Rawdon lui avaient donné plus d'une leçon. À ses côtés se trouvait le galant général Tufto.

«En vérité, c'est le duc lui-même, criait à Jos mistress la major O'Dowd, tandis que la rougeur commençait à monter au visage de celui-ci. Oui, voilà lord Uxbridge sur le cheval bai; quelle tournure élégante! il ressemble à mon frère Molloy Malony comme deux gouttes d'eau.»

Rebecca n'avait pas d'abord remarqué la voiture, mais en reconnaissant son ancienne amie parmi les personnes qui s'y trouvaient, elle lui adressa un gracieux sourire et lui fit un salut de la main. Puis elle se tourna vers le général Tufto, qui lui demandait quel était ce gros officier en chapeau tout galonné d'or.

«C'est, répondit Beck, un officier au service de la compagnie des Indes orientales.»

Rawdon Crawley, se détachant alors de la cavalcade, se dirigea vers Amélia pour lui donner une amicale poignée de main et demander de ses nouvelles; puis ses regards se fixèrent sur mistress la major O'Dowd et ses plumes de coq noires avec une attention imperturbable, que la grosse mère s'empressa d'attribuer à la puissance de ses charmes vainqueurs.

George, qui se trouvait de quelques pas en arrière, accourut presque aussitôt, accompagné de Dobbin; tous deux ôtèrent leurs chapeaux aux augustes personnages, dans les rangs desquels Osborne distingua mistress Crawley. Il était singulièrement flatté de voir Rawdon, accoudé sur la portière, causer sans façon avec Amélia, et il répondit par les protestations les plus obséquieuses aux cordiales avances de l'aide de camp. Les saluts échangés entre Rawdon et Dobbin restèrent tout juste dans les limites de la plus stricte politesse.

Crawley engagea Osborne à venir le voir à l'hôtel du Parc, où il était descendu avec le général Tufto, et George réclama de son ami un pareil engagement.

«Que je suis donc fâché de ne vous avoir pas rencontré trois jours plus tôt, dit George à Rawdon, je vous aurais enlevé pour un dîner que j'ai donné chez le restaurateur. C'était fort bien servi. Lord Bareacres, la comtesse et lady Blanche ont bien voulu nous faire l'amitié d'accepter notre invitation. Nous aurions été charmés de vous avoir aussi pour convives.»

Après avoir donné cette petite satisfaction à son amour-propre et à ses prétentions d'homme à la mode, Osborne laissa Rawdon rejoindre l'auguste cavalcade, qui s'enfonça au galop dans une allée détournée. George et Dobbin reprirent leur place des deux côtés de la portière, et la voiture continua sa promenade.

«Que ce duc a bon air à cheval, observa mistress O'Dowd; les Wellesley et les Malonys sont parents. Mais, dans ma position, j'attendrai pour me présenter à Sa Grâce, qu'elle se souvienne la première de nos liens de famille.

—C'est un fameux capitaine, dit Jos, qui avait retrouvé toute sa langue depuis que le héros n'était plus devant ses yeux. Trouvez-moi une victoire à comparer à celle de Salamanque? Qu'en dites-vous, Dobbin? Eh bien, savez-vous où il a puisé toutes ses connaissances stratégiques? Dans l'Inde, mon cher, dans l'Inde, mettez-vous bien dans la tête que, pour former un bon général, il n'y a rien de tel que les jungles. Moi aussi je le connais, mistress O'Dowd; nous avons tous deux dansé le même soir avec miss Cutler, la fille de Cutler de l'artillerie, un beau brin de fille, morbleu! C'était dans le bon temps, à Dumdum.»

Cette rencontre avec de si illustres personnages fit les frais de la conversation pendant le reste de la promenade, au dîner et jusqu'au départ pour l'Opéra.

Ce soir-là, au théâtre, on eût pu se croire, pour un moment, transporté dans les murs de la vieille Albion. La salle était garnie de figures anglaises, et un air d'intimité régnait parmi l'assistance; les loges resplendissaient de ces merveilleuses toilettes qui portèrent à un si haut degré la réputation des femmes anglaises.

Mistress O'Dowd n'était pas moins remarquable dans sa mise. Sur son front s'avançait une rangée de boucles surmontées d'un diadème en cailloux d'Irlande, qui éclipsaient, à son avis, les parures de toutes ses rivales. Sa présence mettait Osborne au supplice. Mais bon gré mal gré, elle s'inscrivait d'office pour toutes les parties de plaisir concertées entre ses amis, sans qu'il lui vînt jamais à l'esprit que sa présence pût causer autre chose que du plaisir.

«Jusqu'ici elle vous a été d'un grand secours, ma chère, disait George à sa femme, se sentant fort tranquille toutes les fois qu'il la laissait en cette compagnie; mais l'arrivée de Rebecca, dont vous allez faire votre amie, vous permettra de laisser de côté cette indigeste Irlandaise.»

Amélia garda le silence. Le moyen alors de connaître le secret de sa pensée?

Pour mistress O'Dowd, elle trouvait le coup d'œil assez joli; mais il ne fallait pas établir de comparaison avec la salle du théâtre de Fishamble-Street, à Dublin. La musique française était à cent piques au-dessous des marches nationales de son pays. Les amis de la major profitaient de toutes ces remarques accompagnées de bruyants éclats de voix et des oscillations majestueuses de son immense éventail.

«Savez-vous quelle est cette femme assise à côté d'Amélia, et qu'on prendrait pour un grenadier déguisé, Rawdon, mon amour? disait dans une loge vis-à-vis une dame, fort aimable avec son mari dans le tête-à-tête, mais encore plus amoureuse de lui en public. D'où sort cette créature avec un panache jaune fiché sur son turban, cette robe de satin rouge et cette horloge qui lui bat les flancs?

—À côté de la jolie petite dame en blanc? demanda une troisième personne placée au second rang. C'était un monsieur entre les deux âges et portant ruban à la boutonnière; il cachait son cou dans les plis d'une immense cravate blanche, et sa poitrine sous une épaisse quantité de gilets.

—La jolie femme en blanc, général? C'est Amélia Osborne....Mais vous avez des yeux pour toutes les jolies femmes, monsieur le mauvais sujet.

—Oh! je vous le jure, une seule, une seule au monde a su fixer mes regards, dit le général enchanté de son esprit.»

En même temps sa voisine levait sur lui son immense bouquet, comme si elle eût voulu le frapper.

«Parbleu, je ne me trompe pas, dit mistress O'Dowd, c'est bien le bouquet et l'homme du marché aux fleurs!»

Rebecca voyant que son amie tournait les yeux de son côté, lui envoya un baiser avec la grâce que nous lui connaissons. La major O'Dowd prenant la politesse pour elle, fit une légère inclinaison de tête accompagnée d'un aimable sourire; Amélia, avec une vivacité nerveuse, se rejeta dans le fond de sa loge.

Pendant l'entr'acte, George alla présenter ses hommages à mistress Crawley; il rencontra Crawley dans le corridor, et ils échangèrent quelques mots sur les événements de la dernière quinzaine.

«Eh bien! mon cher, mon banquier vous a payé mon billet sans la moindre difficulté? dit George d'un air de familiarité: c'était bien en règle?

—Parfaitement en règle, lui répondit Rawdon. Je suis prêt pour la revanche quand vous voudrez. Et le papa, s'apprivoise-t-il?

—Pas trop, dit George, mais c'est une affaire de temps. Pour prendre patience, j'ai eu à recueillir quelque peu de fortune au côté de ma mère. Et pour vous, la tante est-elle moins féroce?

—Ah! oui; au fait, elle a été jusqu'à me donner vingt livres, la vieille avare. À quand, maintenant, pour nous retrouver? le général dîne dehors mardi. Pouvez-vous venir ce jour-là? Dites donc à Sedley de couper sa moustache. Que diable! un pékin a-t-il à faire d'une moustache et d'une redingote à brandebourgs? Voilà qui est chose convenue, je compte sur vous pour mardi.»

Après ce petit colloque, Rawdon s'éloigna aux bras de deux coryphées de la mode, faisant partie, comme lui, de l'état-major du général.

George était un peu désappointé de voir que Rawdon avait précisément choisi, pour l'inviter, le jour où le général devait dîner en ville.

«Je vais de ce pas présenter mes hommages à votre femme, avait alors dit George.

—Comme il vous plaira,» répondit l'autre d'un air évidemment contrarié.

Les deux officiers qui étaient avec Rawdon échangèrent un coup d'œil d'intelligence, et George se dirigea vers la loge du général, dont il avait soigneusement retenu le numéro.

«Entrez,» fit une voix argentine après le petit coup frappé à la porte, et notre ami se trouva en présence de Rebecca.

Mistress Crawley vint à sa rencontre avec un grand étalage de démonstrations; elle lui tendit ses deux mains, comme pour mieux lui exprimer son ravissement de le revoir. Pendant ce temps, le général décoré fixait le nouveau venu avec un froncement de sourcil, qu'on pouvait traduire sans peine par un: «Au diable l'importun qui nous dérange!»

«Ce cher capitaine George! s'écria Rebecca avec un charmant sourire; c'est bien gentil à vous d'être venu. Le général et moi commencions à trouver une certaine monotonie dans le tête-à-tête. Général, je vous présente le capitaine George, dont vous m'avez souvent entendu parler.

—Fort bien, dit le général avec un salut imperceptible. À quel régiment appartient le capitaine George?»

George indiqua le numéro de son régiment.

«C'est un régiment qui arrive des Indes-Occidentales, n'est-ce pas? Il ne s'est pas beaucoup distingué dans la guerre. Avez-vous vos quartiers à Bruxelles, capitaine George? continua le général avec une morgue insultante.

—Ce n'est pas le capitaine George; vous vous embrouillez, général: c'est le capitaine Osborne, reprit Rebecca en riant.»

Le général lançait des regards fulminants.

«Capitaine Osborne, soit. Eh bien, capitaine Osborne, êtes-vous de la même famille que les lords Osborne?

—Nos armes sont les mêmes,» répondit George avec la plus exacte vérité.

M. Osborne, après avoir eu recours à un généalogiste, avait emprunté au livre de la pairie l'écusson de son homonyme et le promenait depuis quinze ans sur les panneaux de sa voiture.

Le général ne dit plus un seul mot; mais, prenant sa lorgnette, il parut porter toute son attention sur ce qui se passait dans la salle. Toutefois il ne sut le faire avec assez d'adresse pour que Rebecca ne s'aperçût pas qu'un de ses yeux était obstinément braqué sur elle et lui lançait des regards de tigre ainsi qu'à George.

Elle n'en devint que plus tendre et plus familière.

«Et cette chère Amélia, comment va-t-elle? Mais à quoi bon le demander lorsqu'on la voit si fraîche et si jolie! Quelle est donc la grande et belle femme assise à côté d'elle? Une des passions de monsieur, sans doute? Vous serez donc toujours un profond scélérat! Ah! M. Sedley se met à manger des glaces; mais on dirait qu'il y prend goût! Général, comment se fait-il que nous n'ayons pas aussi des glaces?

—Je vais aller vous en chercher, dit le général outré de colère.

—Laissez-moi ce soin, je vous prie, reprit George avec empressement.

—Non, je veux aller voir Amélia dans sa loge. Cette chère et bonne Amélia! Votre bras, capitaine George.»

Après quoi, faisant un petit salut au général, elle partit au bras de George. Rebecca souriait alors d'un sourire plein de finesse et d'expression, comme pour dire à son cavalier: «Ne voyez-vous pas où en sont les choses? Ce pauvre général n'a plus sa tête à lui.» Mais George ne vit rien. Il était trop préoccupé de ses pensées, de ses désirs, et dominé surtout par une vive admiration pour les charmes triomphants de sa personne.

Les malédictions dont le général poursuivit à mi-voix le ravisseur et sa conquête sont telles que pas un imprimeur ne se chargerait de les reproduire; aussi nous les passerons sous silence. Cependant, chez le général, cela partait du fond du cœur; et c'est merveille de penser que le cœur humain tient en réserve pour de telles occasions de pareils trésors de bile et de fureur.

Les jolis yeux d'Amélia suivaient aussi avec anxiété le couple dont les faits et gestes excitaient si fortement l'humeur jalouse du général. Quand Rebecca entra dans sa loge, elle se jeta dans les bras de son amie avec un élan de tendresse enthousiaste, et, en dépit du lieu où elle se trouvait, en dépit de la lorgnette du général, obstinément braquée sur la loge d'Osborne, elle embrassa sa chère amie en présence de la salle entière; mistress Crawley eut en outre un gracieux salut pour Dobbin, admira la large broche de mistress O'Dowd et ses magnifiques cailloux d'Irlande, ne pouvant se persuader qu'ils ne vinssent pas en droite ligne de Golconde. Elle s'agitait, se tournait, frétillait, décochait un sourire à celui-ci, une parole à celui-là, et tout ce manége était à l'adresse de la lorgnette jalouse, qui ne perdait pas un seul de ses mouvements. Quand la toile se leva pour le ballet, où pas un danseur n'égala son talent de pantomime et de comédienne, elle retourna à sa loge, s'appuyant cette fois sur le bras du capitaine Dobbin. Elle avait refusé celui de George; elle n'avait pas voulu l'enlever à sa chère et et excellente petite Amélia.

«Quelle grimacière! murmura l'honnête Dobbin à l'oreille de George, en revenant de la loge de Rebecca, où il avait conduit cette dernière sans desserrer les dents et avec une mine d'entrepreneur de pompes funèbres; elle se tord et se démène comme un serpent coupé en deux. Tout le temps qu'elle est restée ici, je ne sais si vous vous en êtes aperçu, George, mais c'était une vraie comédie à l'intention du général qui se trouvait dans la loge.

—Grimacière.... la comédie.... Au moins vous m'accorderez que c'est la plus jolie femme de l'Angleterre! répliqua George en montrant une rangée de dents blanches et en frisant sa moustache parfumée. Allons, Dobbin, vous n'êtes pas un homme du monde. Mais voyez-la maintenant, je vous prie: à peine a-t-elle dit deux mots au général, que le voilà à rire!... Emmy, pourquoi donc n'avez-vous pas de bouquet? Toutes les femmes ici ont des bouquets.

—Et pourquoi ne lui en avez-vous pas acheté un?» répliqua mistress O'Dowd.

Amélia et Dobbin surent gré à cette excellente femme de l'à-propos de sa repartie. Mais tout le reste de la soirée se passa dans un silence complet. L'éclat séducteur, la conversation brillante de sa rivale causaient à Amélia une tristesse insurmontable. Mistress O'Dowd elle-même restait pensive et taciturne comme si l'apparition de cette séduisante créature eût mis à néant les puissants attraits de la major; le chroniqueur affirme que, de toute la soirée, il lui échappa à peine un mot sur Glen-Malony.

«Quand donc renoncerez-vous au jeu, suivant vos promesses mille fois répétées? disait Dobbin à George, quelques jours après cette soirée à l'Opéra.

—Et vous, quand aurez-vous fini vos sermons, lui répondit son ami. Que diable! je ne vois pas là de motifs de vous tourmenter si fort; nous jouons un jeu très-modéré. D'ailleurs j'ai gagné la nuit dernière. Croyez-vous donc que Crawley me triche? En jouant toujours un jeu égal, les pertes et les gains se compensent à la fin de l'année.

—Mais s'il perd il ne vous payera pas,» dit Dobbin.

Son conseil eut le sort qu'ils avaient tous d'ordinaire. Osborne et Crawley étaient les deux inséparables; le général Tufto dînait souvent en ville, et George était toujours le bienvenu dans les appartements que l'aide de camp et sa femme occupaient à l'hôtel, tout à côté de ceux du général.

La première querelle entre George et Amélia faillit venir de l'ennui et de la gêne qui perçaient, pendant la durée de ces visites chez les Crawley, dans les traits et les manières de sa femme. George la gronda beaucoup de sa répugnance manifeste à aller voir une ancienne amie, du ton fier et dédaigneux qu'elle prenait avec mistress Crawley. La pauvre Amélia ne dit rien, mais les regards irrités de son mari, les coups d'œil inquisiteurs de Rebecca redoublèrent sa gaucherie et son embarras à la visite suivante.

Rebecca ne s'en montrait que plus prévenante, ne voulant pas faire semblant de s'apercevoir des froideurs de son amie.

«On dirait qu'Emmy est devenue plus fière depuis que le nom de son père a pu se lire dans la.... depuis les malheurs de M. Sedley, reprit-elle en adoucissant charitablement sa phrase pour l'oreille de George. À Brighton, elle me faisait l'honneur d'être jalouse de moi, et maintenant elle se scandalise sans doute de nous voir vivre en commun, moi, Rawdon et le général. Eh! mon Dieu! nos propres ressources ne pourraient nous suffire si un ami ne se mettait de moitié avec nous dans la dépense. Croit-elle donc que Rawdon n'est pas de taille à avoir soin de mon honneur? En vérité, j'en suis fort reconnaissante pour Emmy, oh! oui, excessivement reconnaissante!

—C'est de la jalousie, fit George, et pas autre chose; toutes les femmes sont jalouses, plus ou moins.

—N'oubliez pas les hommes, reprit à son tour Rebecca; vous, l'autre soir, à l'Opéra, n'étiez-vous pas jaloux du général Tufto? Ne l'était-il pas de vous? Je crois qu'il m'aurait avalée quand j'ai été auprès de cette petite mijaurée d'Amélia. Comme si je me souciais plus de vous deux plus que de la tête d'une épingle; et elle accompagna ses paroles d'un hochement de tête impertinent. Voulez-vous dîner avec moi ce soir? Je suis toute seule. Mes deux dragons dînent chez le général en chef. Au fait, vous savez les grandes nouvelles? Les Français ont, dit-on, passé la frontière. Nous dînerons bien paisiblement.»

George accepta malgré une légère indisposition qui retenait sa femme au lit. Son mariage datait au plus de six semaines, et déjà une autre femme pouvait diriger contre Amélia les saillies de sa verve moqueuse, sans que cet excellent mari y mit la moindre opposition, sans qu'il se reprochât à lui-même cette indifférence coupable. «C'est mal,» lui disait tout bas sa conscience; mais il faut bien se résigner à son sort lorsqu'une jolie femme vient se mettre à la traverse, et d'ailleurs, toutes les fois qu'il avait fait devant Stubble, Spooney et ses autres camarades la chronique de ses amours, se vantant que, parmi toutes les femmes, il n'en avait jamais rencontré de cruelles, ses prouesses en ce genre l'avaient élevé au plus haut degré dans l'admiration de ses jeunes collègues.

M. Osborne ne pouvait se défaire de la ferme conviction que sa destinée était de porter les plus terribles ravages dans le cœur de toutes les femmes. Ainsi le voulait le sort; il ne pouvait donc que lui obéir sans résistance. Et comme Amélia, au lieu de fatiguer son mari par des plaintes jalouses, se résignait à être malheureuse et à verser des larmes dans le silence et l'abandon, George tenait à se persuader qu'elle n'avait pas le moindre soupçon de ce qui n'était plus un secret pour personne, de ses folles intrigues avec mistress Crawley. Il faisait avec elle des promenades toutes les fois qu'elle trouvait moyen de se débarrasser de son général, et George prétextait auprès d'Amélia des affaires de service, mensonge dont elle n'était point la dupe.

Tandis que sa femme passait ses soirées dans le délaissement et la solitude, ou en compagnie de son frère, il allait chez Crawley, perdait son argent contre le mari, et se berçait de la douce illusion que la femme séchait d'amour pour lui. On ne peut pas dire que ces deux honnêtes personnes s'entendissent pour le dépouiller, mais enfin la femme avait pris pour rôle d'étourdir le jeune homme par ses cajoleries, et le mari de lui vider sa bourse. Osborne pouvait aller et venir dans la maison sans que jamais la bonne humeur de Rawdon en souffrît la moindre altération.

George était désormais si empressé à courir chez ses amis, qu'il ne voyait presque plus William Dobbin. Il l'évitait même dans le monde et au régiment, et n'aimait pas beaucoup, comme nous l'avons vu, les sermons que son Mentor était toujours prêt à lui adresser. D'ailleurs, si certains points de sa conduite peinaient et attristaient le cœur du capitaine, à quoi eût-il servi de dire à George que, malgré ses épaisses moustaches et sa profonde expérience, il était encore aussi novice qu'un écolier; que Rawdon le prenait pour sa dupe, que cela remontait déjà assez loin, et qu'enfin, lorsqu'il lui aurait soutiré jusqu'à son dernier schelling, il serait le premier à l'accabler de ses mépris? George n'eût pas même écouté. Aussi, quand, par hasard, à de rares intervalles, Dobbin, dans ses visites chez Osborne, rencontrait son ancien ami, il évitait avec soin ces explications inutiles et douloureuses. George continuait à savourer avec délices les plaisirs enivrants de la Foire aux Vanités.

Jamais armée, depuis le règne de Darius, ne surpassa ou n'égala même, par les fastueuses splendeurs de son cortége, celle que le duc de Wellington commandait en 1815, dans les Pays-Bas. Les fêtes et les danses se prolongèrent, on peut le dire, jusqu'à la veille de la bataille. Le bal donné à Bruxelles, le 15 juin de la susdite année, par une noble duchesse, est devenu historique. Tout Bruxelles fut, à l'occasion de ce bal, comme livré à une agitation fiévreuse et frémissante, et longtemps après on pouvait encore recueillir cet aveu des dames qui se trouvaient alors dans cette ville, que les préoccupations de leur sexe étaient toutes pour le bal et les plaisirs qu'il promettait, sans nul souci de l'ennemi campé à quelques heures de marche. On aurait peine à se faire une idée des luttes, des manœuvres, des prières auxquelles il fallut recourir pour avoir des billets. Les dames anglaises sont seules capables de dépenser tant de diplomatie et d'adresse pour leurs divertissements et l'honneur d'être admises chez quelque grand de leur nation.

Jos et mistress O'Dowd, malgré leurs désirs et leurs démarches, ne purent réussir à se procurer des billets. Nos autres amis furent plus heureux. Grâce à l'intervention de milord Bareacres, qui rendait ainsi, d'une manière économique, la politesse du dîner, George obtint une carte pour lui et mistress Osborne, ce qui ajouta, s'il était possible, à la vanité de ses sentiments. Dobbin, ami du général de division sous les ordres duquel était son régiment, vint un jour tout joyeux trouver mistress Osborne et lui montra une invitation semblable. Jos en fut jaloux, et George se demanda avec surprise ce que William avait à faire dans ces salons aristocratiques. M. et mistress Rawdon furent tout naturellement invités, comme amis du général commandant la brigade de cavalerie.

George avait fait préparer pour sa femme les toilettes les plus élégantes, les parures les plus nouvelles; mais la pauvre Amélia, une fois arrivée dans ce bal qui acquit par la suite une si grande célébrité, ne trouva personne à qui parler.

Lady Bareacres répondit à peine au salut de George et lui tourna le dos. Il lui avait offert à dîner; elle lui avait procuré un billet, partant ils étaient quittes. De toute la soirée elle n'eut pas l'air de l'apercevoir. George déposa Amélia sur une banquette où il la laissa à ses réflexions. N'avait-il pas fait preuve de galanterie, en lui achetant des robes, en la conduisant au bal; c'était à elle maintenant de s'y amuser comme elle l'entendrait. La pauvre femme était assaillie par les pensées les plus tristes et les plus pénibles, et personne, à l'exception de l'honnête Dobbin, ne vint en troubler le cours.

L'échec fut complet pour Amélia, et son mari s'en mordit les lèvres avec rage. Par contre, mistress Rawdon Crawley obtint un véritable triomphe. Elle arriva à une heure fort avancée, sa figure était rayonnante, sa toilette d'un goût exquis; son entrée fit sensation au milieu de ces grands personnages, et tous les lorgnons se dirigèrent sur elle. Rebecca paraissait aussi à son aise que si elle se fût trouvée à la tête des pensionnaires de miss Pinkerton pour les conduire au temple.

La foule des élégants et des hommes à la mode, dont la plupart l'avaient déjà vue, faisait cercle autour d'elle; les dames disaient tout bas qu'enlevée par Rawdon dans un couvent, elle était alliée avec la famille des Montmorency. La manière pure et facile dont elle s'exprimait en français était bien de nature à donner à ces bruits quelque apparence de vérité, et l'on s'accordait à reconnaître que ses manières exquises et son air des plus distingués en étaient une nouvelle confirmation. Plus de cinquante cavaliers se présentèrent à la fois, se disputant l'honneur de danser avec elle. Elle répondit qu'elle était engagée, qu'elle ne danserait que fort peu, et se fit enfin passage jusqu'à l'endroit où Emmy, dans l'abandon le plus absolu, souffrait un cruel supplice.

Pour la pauvre enfant, ce fut le coup de grâce de se voir accablée, par mistress Rawdon, des protestations les plus tendres, des airs les plus protecteurs. Mistress Rawdon critiqua quelques détails défectueux de sa coiffure et de sa toilette, et lui demanda comment elle avait fait pour se chausser si mal. Elle lui donna l'adresse de sa marchande de corsets, l'engageant à y passer le lendemain; puis elle lui fit l'éloge du bal: il était charmant, surtout pour l'intimité qui y régnait. On ne voyait dans la salle que fort peu de visages inconnus.

Quinze jours et trois grands dîners avaient suffi à cette jeune femme pour se familiariser avec la langue des salons, et maintenant elle la parlait aussi bien que le premier des naturels de l'endroit.

George avait laissé Emmy sur sa banquette dès son arrivée au bal; mais, dès qu'il aperçut Rebecca à côté de sa chère amie, il revint bien vite sur ses pas. Becky faisait précisément alors des représentations à mistress Osborne sur les folies de son mari.

«Pour l'amour de Dieu, ma chère, lui disait-elle, empêchez-le de jouer, il se ruinera. Tous les soirs ce sont des parties de cartes avec Rawdon; et comme il n'est pas riche, Rawdon aura bientôt fait de lui gagner jusqu'à son dernier schelling. Vous avez tort, petite sans souci, de ne rien faire pour le modérer. Venez donc passer vos soirées avec nous, au lieu de vous ennuyer chez vous avec le capitaine Dobbin. Il est très-aimable, j'en conviens, mais comment aimer un homme qui a des pattes de cette largeur; à la bonne heure, votre mari, il a des amours de pieds. Mais le voici qui se dirige de ce côté. D'où venez-vous, mauvais sujet? Vous laissez ainsi toute seule cette pauvre Emmy, et vous allez vous divertir, tandis qu'elle est à pleurer comme une Madeleine. Mais qui vous ramène ici vers nous? Venez-vous me prendre pour la contredanse?»

Elle se débarrassa en même temps de son bouquet et de son écharpe qu'elle laissa à côté d'Amélia, et rejoignit au bras de George les groupes de danseurs. Les femmes, les femmes seules excellent à faire de si cruelles blessures; la pointe acérée de leurs traits porte un poison mille fois plus dangereux que les armes émoussées et pesantes de l'homme. La pauvre Emmy, dont le cœur ne connaissait ni la haine ni le dédain, était livrée sans défense aux mains de son impitoyable ennemie.

George dansa deux ou trois fois avec Rebecca, Amélia ne s'en aperçut même pas, et nul ne fit attention à elle, à l'exception de Rawdon qui vint lui adresser quelques-unes de ses phrases décousues, et du capitaine Dobbin qui, vers la fin de la soirée, s'enhardit assez pour lui apporter des glaces et s'asseoir à ses côtés. Il ne la questionna point sur les causes de sa tristesse, il ne les savait que trop. Ne pouvant lui cacher les larmes qui remplissaient ses yeux, elle lui dit que mistress Crawley avait jeté le trouble dans son âme en lui apprenant que George était toujours possédé de la même passion pour le jeu.

«Il est vraiment curieux, dit le capitaine Dobbin, de voir à quels piéges grossiers se laisse prendre un homme aveuglé par l'amour du jeu.

—Hélas!» fit Emmy dominée par un violent chagrin, dans lequel n'entraient pour rien les pertes de l'argent.

Enfin George arriva; mais il venait chercher l'écharpe et les fleurs de Becky. Elle partait, sans avoir daigné même faire ses adieux à Amélia. La pauvre enfant, silencieuse comme un marbre, vit son mari s'éloigner de nouveau. Sa tête retomba sur son sein. Dobbin avait été entraîné d'un autre côté par le général de division son ami, et paraissait avoir avec lui une conversation fort sérieuse. Dobbin ne fut pas témoin de cette dernière douleur ajoutée à tant d'autres.

George remit le bouquet à mistress Crawley; un billet doux s'y cachait comme un serpent parmi les fleurs. L'œil de Rebecca l'y découvrit sur-le-champ, son éducation avait reçu un développement précoce sur le chapitre des billets doux. Elle tendit la main, prit le bouquet, et George put lire dans son regard qu'elle avait deviné la présence de son message. Rawdon était trop absorbé sans doute dans ses idées personnelles pour remarquer les signes d'intelligence échangés entre son ami et sa femme au moment du départ. Du reste, il n'y avait rien là d'extraordinaire. Un serrement de main, un coup d'œil, un salut, et puis ce fut tout; n'était-ce pas la manière dont on se disait adieu tous les jours? George, tout exalté par les joies du triomphe, n'avait pas fait la moindre attention à une phrase que Crawley lui avait dit en entraînant Rebecca. Il n'avait rien entendu, rien répondu.

Amélia avait vu en partie la scène du bouquet. George venant, à la demande de Rebecca, chercher son écharpe et ses fleurs, qu'y avait-il de plus naturel? C'était la répétition de ce qu'il avait fait vingt fois depuis quelque temps. Mais c'en était trop pour Emmy, elle n'eut pas la force d'y résister.

«William, dit-elle en prenant convulsivement le bras de Dobbin qui se trouvait près d'elle, vous êtes toujours si complaisant pour moi.... je ne me sens pas bien.... je voudrais rentrer.»

Elle l'avait appelé, sans y prendre garde, par son nom de baptême, comme George faisait avec son vieux camarade. Amélia demeurait à quelque pas de là; mais dans ce court trajet elle put remarquer dans la rue une agitation, un frémissement qui n'étaient pas ordinaires.

Plusieurs fois déjà George avait grondé sa femme pour avoir attendu son retour jusqu'à une heure avancée; afin d'éviter de nouveaux reproches elle se coucha de suite en rentrant. Il lui fut impossible de dormir, et cependant ce n'était point le tumulte, le mouvement, le galop des chevaux dans la rue, qui chassaient le sommeil de son oreiller; elle n'entendit aucun de ces bruits; mais de plus pressantes préoccupations accablaient son âme et causaient son insomnie.

Osborne, ivre du succès qu'il venait de remporter, se dirigea vers une table de jeu et se mit à jouer avec une folle audace. La chance était toujours pour lui.

«Tout me réussit ce soir, se disait-il dans ses joyeux transports; son bonheur au jeu ne contribua nullement à calmer l'exaltation de son âme. Il se leva au bout de quelques instants emportant les pièces d'or qu'il avait gagnées; et se rendit au buffet où il avala plusieurs verres de punch.»

Il apostrophait tous ceux qui l'entouraient, riait tout haut et se livrait aux saillies d'une folle gaieté. Ce fut là que Dobbin le retrouva, après l'avoir vainement cherché à la table de jeu. La figure pâle et sérieuse du capitaine contrastait avec l'air animé et insouciant de son ami.

«Ohé! Dobbin! venez donc boire, vieux Dobbin. Le vin du duc est excellent. Hé! vous autres, encore du champagne!»

Et d'une main tremblante George tendait son verre pour qu'on le remplît de nouveau.

«Partons, George, dit Dobbin, dont la figure s'assombrissait de plus en plus; vous avez bu suffisamment.

—À boire! à boire! ne faites donc pas ainsi la petite bouche. Un peu de vermillon sur vos joues, mon vieux, ça ne leur fera pas de mal. Tenez, voilà pour vous.»

Dobbin, tirant George à part, lui glissa quelques mots à l'oreille. George tressaillit, et, après une exclamation de surprise, il posa son verre, quitta la table et partit sans plus de retard au bras du capitaine Dobbin.

«L'ennemi a passé la Sambre, lui avait dit William, notre gauche est engagée, et nous serons en marche dans trois heures.»

Un tressaillement nerveux s'était emparé de George à cette nouvelle si impatiemment désirée, mais qui venait fondre sur lui rapide comme un coup de foudre. Combien étaient loin maintenant ses intrigues amoureuses, les enivrements d'une passion coupable! Mille pensées assiégèrent son âme, tandis qu'il regagnait ses quartiers. Il réfléchissait aux vicissitudes de sa vie passée, à la destinée que lui réservait l'avenir; il songeait à sa femme, à l'enfant que peut-être il ne verrait jamais. Ah! combien il aurait voulu jeter un voile sur cette nuit dont chaque souvenir s'élevait comme un remords! Pourrait-il, avec une conscience bien calme, dire adieu à la douce et innocente créature dont il avait froissé l'amour avec une froideur si outrageante?

Son mariage remontait à quelques semaines au plus, et déjà il ne lui restait plus rien de sa modeste fortune! N'était-ce pas, de sa part, le comble de l'égoïsme et de l'insouciance? Non, il n'était pas digne d'une pareille femme. En cas de malheur, que lui laisserait-il? Mais aussi pourquoi aller se marier? Les devoirs de mari n'allaient ni à son caractère ni à ses goûts. Pourquoi avait-il désobéi à son père toujours si généreux envers lui. L'espérance, le remords, l'ambition, la tendresse, mêlés d'un peu d'égoïsme, soulevaient tumultueusement son âme.

Il s'assit et écrivit à son père. L'aube commençait à poindre lorsqu'il ferma sa lettre; il la cacheta et y déposa un baiser. Il pensait à l'isolement de ce malheureux vieillard, aux mille témoignages de bonté qu'il en avait reçus à travers toutes ses sévérités.

En rentrant, il avait jeté un coup d'œil sur le lit où reposait Amélia. Une respiration douce et régulière s'échappait de sa poitrine; ses yeux étaient fermés; il crut qu'elle dormait et se réjouit en voyant le calme de ses traits. Son planton s'occupait déjà des préparatifs du départ; d'un signe il lui fit comprendre qu'il eût à faire ses arrangements sans bruit et en toute célérité. George hésitait pour savoir s'il devait éveiller Amélia ou charger son beau-frère de lui apprendre son départ. Il entrouvrit la porte pour la contempler une dernière fois.

Lorsqu'il était arrivé, elle ne dormait pas, mais elle était restée les yeux fermés. Elle voulait lui épargner même les remords des insomnies qu'il lui causait; mais le voyant revenir de nouveau et à un si court intervalle, son petit cœur craintif se sentit plus à l'aise; elle fit un mouvement de son côté comme il se retirait sur la pointe du pied, puis elle dormit d'un paisible sommeil. Quand George revint pour le suprême adieu avec un redoublement de précaution, il put distinguer à la faible lueur de la veilleuse cette pâle et douce figure dont les paupières, rougies par les larmes, étaient à demi closes et encadrées par un bras mollement arrondi et d'une blancheur éblouissante. Quelle pureté dans ses traits! Quelle grâce, quelle douceur et en même temps quelle tristesse! Chez lui, au contraire, quel égoïsme, quelle dureté, quelle barbarie! Ah! ses fautes lui apparaissaient maintenant dans toute leur immensité; la rougeur sur le front, le désespoir dans l'âme, il s'arrêta au pied du lit à contempler le sommeil de cette chaste enfant.

Tandis qu'il restait ainsi incliné sur cette charmante figure, immobile sur l'oreiller, deux bras s'enlacèrent tendrement autour de son cou.

«George, je ne dors plus, je suis éveillée, dit cette chère âme avec un sanglot capable de faire éclater son pauvre cœur.»

Éveillée! Hélas! oui, éveillée pour sa plus grande douleur, la pauvre enfant, car au même instant les notes aiguës du clairon retentirent sur la place d'armes pour s'étendre de là sur la ville entière. Bientôt la cité se trouva sur pied au son du tambour et des fifres.

CHAPITRE XXX.

Adieu, cher ange! il faut partir!

Nous n'élevons pas nos prétentions jusqu'à vouloir prendre rang parmi les chroniqueurs de bataille. Notre place est marquée loin de la mêlée, et nous y tenons. Pendant le branle-bas du combat nous descendons à la cale pour y attendre héroïquement la fin de l'action. À quoi bon venir nous jeter à la traverse des manœuvres que de braves gens exécutent au-dessus de nos têtes. Ainsi donc après avoir accompagné le ***e aux portes de la ville, nous laissons le major O'Dowd faire son devoir, et nous retournons auprès de la femme du major, des autres dames et des bagages.

Mais il est indispensable de dire auparavant que le major et sa femme n'ayant pas été invités au bal où nous venons de voir figurer nos autres amis, avaient eu, pour goûter les douceurs de l'édredon, bien plus de temps que ceux qui avaient voulu partager la nuit entre le plaisir et le devoir.

«Peggy, ma chère, disait le major, en tirant tranquillement son bonnet de nuit sur ses oreilles, laissez faire, et dans deux ou trois jours nous allons commencer une danse comme on n'en a pas vu souvent de pareilles.»

Le lit, après un bon verre de genièvre, avalé à son aise, lui paraissait bien préférable à l'ennui et à la fatigue de ces corvées du grand monde. Quant à Peggy, elle regrettait de n'avoir pu faire à l'éclat des lumières l'exhibition de son turban et de son oiseau de paradis, lorsque les paroles de son mari vinrent lui offrir un plus grave sujet de méditations.

«Éveillez-moi, je vous prie, une heure avant le rappel, dit le major à sa femme, vers une heure et demie, ma chère Peggy; donnez un coup d'œil à ce qu'il ne me manque rien. Je ne rentrerai pas pour déjeuner mistress O'Dowd.»

Après lui avoir ainsi fait comprendre que le régiment devait se mettre en route le lendemain, le major cessa de parler et s'endormit.

Mistress O'Dowd, en camisole et en papillottes, comme une ménagère, sentit que c'était le moment d'agir et non de se coucher.

«Nous aurons assez le temps de dormir, se dit-elle, quand Mick ne sera plus là.»

Elle se mit donc à l'œuvre, prépara la valise de campagne, brossa l'habit et le tricorne, disposa le reste du fourniment militaire de manière à ce que son mari trouvât sous sa main ses affaires prêtes et en ordre. Elle garnit les poches de son manteau d'une petite provision de comestibles, y joignit une bouteille d'osier contenant presque une pinte d'excellent cognac, qui était fort de son goût et de celui du major. Lorsque l'aiguille de sa montre à répétition, dont la sonnerie pouvait rivaliser avec les cloches d'une cathédrale, au dire de la propriétaire, arriva enfin sur l'heure fatale et fit sonner comme un glas funèbre, mistress O'Dowd éveilla le major.

Une tasse de café, la meilleure peut-être qui eût été préparée ce matin-là à Bruxelles, lui fut servie toute chaude par les soins de sa femme. Les attentions délicates et empressées de cette digne épouse n'auront-elles pas, aux yeux de tout le monde, un prix bien supérieur à ces flots de larmes, à ces crises nerveuses qui sont toujours le plus grand témoignage que les femmes sensibles sachent donner de leur tendresse. Cette tasse de café prise en commun au bruit des clairons et des tambours qui se répondaient des différents quartiers, n'était-elle pas alors bien plus à sa place qu'un vain luxe de douleur dont tant d'autres, en cette circonstance, ne se seraient pas fait faute? Au moins le major put se montrer à la parade frais, allègre et dispos, les joues roses et le menton rasé; et sa tournure martiale, sur son cheval de bataille, répandirent la confiance et la bonne humeur dans le cœur de tous ses hommes.

Tous les officiers saluèrent le major quand le régiment défila sous le balcon où se tenait cette digne épouse. Si elle n'accompagnait point le brave ***e jusqu'au milieu de la mêlée, ce n'était point par manque de courage, mais seulement par un sentiment de délicatesse et de retenue féminine; ses vœux du moins étaient avec ces braves soldats.

Dans les grandes circonstances, mistress O'Dowd avait coutume de lire avec la plus religieuse attention quelques pages d'un énorme volume de sermons composés par son oncle le doyen. Sur le point de faire naufrage à son retour des Indes-Occidentales, elle avait puisé dans ce livre une énergie et une force nouvelles. Elle chercha alors dans ce volume des sujets de méditation, peut-être sans bien comprendre ce qu'elle lisait. Son esprit avait peine à se détacher des préoccupations qui l'accablaient; en vain elle avait placé à côté d'elle sur l'oreiller le bonnet de coton du pauvre Mick, ses paupières étaient restées sans sommeil.

Ainsi va le monde. Pierre et Jacques courent à la gloire, le sac sur le dos, et fredonnant gaiement: Adieu! cher ange, il faut partir. Derrière eux un cœur aimant se consume dans l'incertitude de l'avenir et dans d'amers retours sur le passé.

Bien persuadée de l'inutilité des regrets, qui n'ont pour résultat que de nous rendre plus malheureux, Rebecca jugea à propos de se dispenser de ces émotions aussi superflues que fatigantes. Elle supporta le départ de son mari avec l'héroïsme d'une fille de Sparte.

Le capitaine Rawdon, au moment des adieux, était beaucoup plus ému que cette petite créature pleine de résolution et d'énergie; il aimait et adorait sa femme avec l'effusion d'une âme violemment éprise; car les mois qu'il venait de passer avec elle depuis leur mariage lui paraissaient les plus beaux et les plus heureux de sa vie. Les courses, le régiment, la chasse, le jeu, ses intrigues précédentes avec les modistes et les danseuses de l'Opéra, tous ces triomphes faciles, tout son passé, en un mot, lui semblait fade et insipide en comparaison des voluptés nouvelles que lui avait fait connaître cette union légalement contractée. Et, il faut le dire, Rebecca avait eu le talent de conduire son robuste Adonis de distractions en distractions, et de lui faire trouver sa maison mille fois plus agréable, plus charmante que tous les lieux de plaisir qui l'attiraient jadis.

Sur le point d'aller se faire estropier pour la gloire, il se mit à maudire ses extravagances passées, à gémir tristement sur cette effroyable meute de créanciers qui pourraient un jour faire à sa femme un fâcheux parti. Souvent, au milieu des confidences de l'alcôve, il avait déposé dans le sein de Rebecca de pathétiques lamentations à ce sujet, lui qui, avant son mariage, n'avait jamais eu pareil souci!

«Morbleu! disait-il avec une expression peut-être plus énergique encore, et empruntée à son naïf vocabulaire, avant mon mariage je m'inquiétais fort peu de tous ces billets auxquels j'apposai ma signature. Tant que Juda voulait bien attendre, ou que Lévi m'accordait un renouvellement, je vivais joyeux et sans souci, mais depuis que je suis marié, je n'ai plus touché, je vous le jure, à tous ces billets d'usuriers, si ce n'est pour obtenir des sursis.»

Rebecca savait toujours l'arrêter fort à propos sur cette pente mélancolique.

«Taisez-vous, gros bêta, disait-elle du plus grand sang-froid, tout n'est pas perdu auprès de la tante. Si elle nous éclate dans la main, nous aurons pour suprême ressource la dernière colonne de la Gazette. Mais que l'oncle Bute rende seulement ses os à la terre, j'ai mon idée là (et elle portait son index à son front). Le bénéfice revient de droit au plus jeune frère, vous rendrez alors votre brevet de capitaine, et vous vous ferez ministre.»

Cette idée burlesque provoqua de la part de Rawdon la plus bruyante hilarité. À l'heure de minuit, tout l'hôtel retentit des gros éclats de rire de notre dragon. Ils arrivèrent jusqu'aux oreilles du général Tufto, et le lendemain, à son déjeuner, Rebecca lui donna la représentation du premier sermon du révérend Rawdon, ministre de Crawley, etc.... L'esprit inventif de Rebecca savait ainsi charmer le temps par ses saillies imprévues et piquantes. Mais enfin lorsque arriva la nouvelle qui mit tout Bruxelles en émoi, lorsqu'on sut que les hostilités étaient ouvertes et que les troupes marchaient, Rawdon prit un air plus grave et Betty fit pleuvoir sur lui des épigrammes dont le Horse-Guard se sentit presque offensé.

«Ah! Becky, disait-il avec un frémissement dans la voix. N'allez pas croire, au moins, que j'aie peur, c'est que, voyez-vous, si un coup de fusil me décrochait, et j'offre une assez belle surface, je vous laisserais vous et l'enfant que nous aurons peut-être en fort mauvaise passe, sans avenir assuré, et ce serait moi qui vous aurais poussée dans le précipice. Allez! tout cela mistress Crawley n'est pas si risible que vous voulez bien le dire.»

Rebecca, par mille caresses, par de douces paroles, essaya de mettre du baume sur la blessure qu'elle venait de faire. Son caractère vif et enjoué pouvait l'entraîner parfois à des sorties satiriques et moqueuses, mais bientôt maîtrisant cette humeur naturelle, elle finissait par rendre à sa figure une expression calme et impassible.

«Cher ange, dit-elle à Rawdon, me supposez-vous un cœur de roc? Moi aussi, je sais aimer, je sais sentir.»

En même temps, elle avait l'air d'essuyer à la dérobée comme une larme dans ses yeux et lançait à son mari le sourire le plus enivrant.

Cette éloquence ne manquait jamais son effet.

«Voyons, reprit Rawdon, si je meurs, faisons le compte de ce qui vous restera. Dans ces derniers temps, la chance m'a assez favorisé au jeu, et au total, voici deux cent trente livres. Je garde dix napoléons dans ma poche; il ne m'en faut pas davantage avec le général qui paye en prince. D'ailleurs, si une balle me donne mon compte, je n'aurai plus besoin de rien. Allons, ne pleurez pas ainsi, cher petite; j'en échapperai peut-être, et pour votre plus grand tourment. Il va sans dire que je ne ferai pas la sottise de prendre un de mes chevaux; je monterai un de ceux du général, ce sera plus économique: je l'ai déjà averti que le mien avait mal au pied. Si je suis tué, vous aurez au moins quelque chose à tirer de là. On m'a déjà offert quatre-vingt-dix livres sterling de cette bête avant l'arrivée de ces maudites nouvelles. Vous la vendrez bien encore à dix pour cent de perte. Couche tout nu ne perdra rien de son prix, mais je vous engage à le vendre dans ce pays. Mes affaires sont si embrouillées avec les maquignons anglais, qu'ils pourraient se mêler du marché; il vaut donc mieux traiter loin de leurs griffes. La petite jument dont le général vous a fait présent, mérite bien encore d'être portée pour quelque chose, et ici vous n'avez point à craindre, comme à Londres, les oppositions des créanciers.»

Rawdon accompagna cette remarque d'un rire de satisfaction.

«Voici mon nécessaire de toilette, qui coûte deux cents livres à votre mari, ou plutôt au marchand, car je ne l'ai point encore payé; les flacons, avec leurs bouchons en or ciselé, peuvent bien être évalués de trente à quarante livres sterling. Il faudra tirer le meilleur parti possible de tout cela, madame, ainsi que de mes épingles, montre, chaîne et autres bijoux. Je vous réponds que cela fait encore une somme. Miss Crawley a donné, je le sais, cent livres sterling pour la chaîne et la toquante. Les bouchons et les flacons sont en or. J'ai un remords maintenant: c'est de n'avoir pas écouté le marchand, qui voulait de plus me faire prendre des tire-bottes en vermeil. Si je m'étais laissé faire, j'aurais eu le nécessaire complet, avec la bassinoire d'argent et le service d'argenterie. Mais enfin, Becky, à la guerre comme à la guerre; il faudra faire de votre mieux.»

Le capitaine Crawley qui, jusqu'à l'époque où l'amour vainqueur l'avait fait passer sous son joug, avait été dominé par une pensée exclusive de sa personne, se préoccupait ainsi du bien-être futur de sa femme, dans le cas où il ne serait plus là pour veiller sur elle.

Il éprouvait une vive satisfaction dans ce moment d'anxiété à faire l'inventaire des différents objets d'une défaite facile à l'aide desquels sa veuve pourrait se procurer quelques ressources. Voici encore quelques articles du catalogue:

«Mon fusil double, soit 40 guinées; mon manteau doublé de fourrure, soit 50 livres; mes pistolets de duel dans leur étui en bois de rose, avec lesquels j'ai tué le capitaine Market, 20 livres sterling; ma selle d'ordonnance avec ses housses, ma selle de promenade, etc., etc.»

C'était à Rebecca à faire l'emploi de ces objets de la manière la plus avantageuse. Fidèle à son principe d'économie, Rawdon prit ce qu'il avait de plus râpé en uniforme et en épaulettes; ce qu'il avait de plus neuf devait rester entre les mains de sa femme, et, qui sait? peut-être de sa veuve. Avant de partir, il prit Rebecca dans ses bras, la serra contre son cœur, qui battait à rompre sa poitrine, la tint étroitement embrassée, tandis que le sang montait à sa figure et que les larmes gonflaient ses yeux, puis il la remit à terre et la quitta. Pendant quelque temps il chevaucha à côté du général, son cigare à la bouche et gardant le plus profond silence, jusqu'au moment où ils eurent rejoint le corps principal; ce fut alors seulement qu'il cessa de friser sa moustache et rompit le silence.

Rebecca, comme nous l'avons dit, avait sagement résolu de ne point se livrer à propos de cette séparation aux écarts d'une sensiblerie stérile et superflue. De la croisée elle lui fit un dernier signe d'adieu, puis resta quelques minutes à jouir de la fraîcheur du matin. Les tours de la cathédrale et les toits bizarres des vieilles maisons de la ville commençaient à s'illuminer aux premiers feux du soleil. Elle n'avait encore pris aucun repos de toute la nuit. Sa toilette de bal qu'elle portait encore, ses belles boucles défrisées, descendant sur son cou, un cercle d'azur autour de ses yeux accusaient assez une nuit sans sommeil.

«Je suis laide à faire peur, dit-elle en se regardant à la glace, ce rose me fait paraître pâle.»

Elle délaça aussitôt sa robe rose. Un billet tomba du corsage; elle le ramassa en souriant et le ferma dans le tiroir de son meuble de toilette. Puis, après avoir mis son bouquet de bal dans un verre rempli d'eau, elle se jeta sur son lit et s'endormit du meilleur somme.

Un calme profond planait sur la ville lorsque mistress Crawley s'éveilla vers les dix heures du matin; elle prit son café avec un grand plaisir, ce qui l'aida beaucoup à se remettre de la fatigue de la nuit et des émotions de la matinée.

Son repas terminé, elle reprit les calculs que l'honnête Rawdon lui avait faits la nuit précédente, et récapitula sa situation. Somme toute, et en mettant les choses au plus mal, sa position n'était pas encore si désespérée qu'elle aurait pu le craindre. Aux objets laissés par son mari venaient s'ajouter ses bijoux et son propre trousseau, et la générosité de Rawdon, à l'époque de son mariage, a déjà reçu dans cette histoire les éloges qu'elle méritait. Outre la jument ci-dessus mentionnée, le général, son intrépide admirateur, lui avait fait de magnifiques présents, comme châles de cachemire achetés au rabais à une vente après banqueroute et autres articles provenant de la boutique des joailliers, et témoignant à la fois du goût et de la fortune du donateur.

Quant aux toquantes, suivant l'expression du pauvre Rawdon, leurs tics tacs se répondaient de toutes les pièces de l'appartement. Un soir, Rebecca s'étant plainte à Rawdon de celle qu'il lui avait donnée comme ayant le double défaut d'aller mal et de sortir d'une fabrique anglaise, le lendemain elle recevait un petit bijou portant le nom de Leroy, dans une petite boîte enrichie de turquoises, et une montre à la marque de Bréguet, couverte de perles et tout au plus grande comme une demi-couronne. Le général Tufto et George Osborne lui avaient aussi fait semblable cadeau. Mistress Osborne n'avait point de montre, mais son mari lui en aurait certainement donné une si elle en avait seulement exprimé le désir. L'honorable mistress Tufto, alors en Angleterre, traînait à son côté, pour savoir l'heure, une vieille mécanique, héritage de famille qui aurait remplacé avec avantage la bassinoire d'argent dont Rawdon parlait plus haut. Si la plupart des bijoux que vendent les joailliers allaient aux femmes, aux filles des acquéreurs, combien ne verrait-on pas, dans les maisons les plus honnêtes, de parures qui, hélas! prennent une tout autre route!

Son compte fait, Rebecca put constater, avec un vif sentiment de plaisir, qu'en définitive elle avait au moins à sa disposition de six à sept cents livres sterling pour assurer sa rentrée dans le monde. Elle fut trop occupée toute la matinée à ranger ses petits trésors pour avoir un moment d'ennui. Parmi les papiers renfermés dans le portefeuille de Rawdon était un billet de vingt livres, souscrit par Osborne; ce fut pour Rebecca une occasion de penser à mistress Osborne.

«J'irai d'abord toucher le billet, se dit-elle, et voir ensuite cette pauvre petite Emmy.»

Si notre roman manque de héros, il possède du moins une héroïne. Dans les rangs de l'armée anglaise, y compris le grand Duc lui-même, on n'aurait pu trouver un homme aussi impassible, aussi maître de lui à l'approche de la bataille que l'intrépide petite femme de l'aide de camp.

Il est une dernière personne de notre connaissance qui, n'étant point un des acteurs du drame sanglant qui va se passer à quelques heures de Bruxelles, tombe à ce titre sous notre juridiction et sur les émotions duquel nous avons des droits imprescriptibles: nous voulons parler de notre ami l'ex-collecteur de Boggley-Wollah, dont le sommeil, comme celui de tout le monde, avait été troublé à une heure matinale par le bruit aigu des clairons. Notre ami était, pour le sommeil, de la famille des marmottes; son lit avait pour lui des charmes indicibles. Peut-être, en dépit des tambours, des clairons et des fifres de toute l'armée anglaise, ses ronflements se seraient-ils prolongés jusqu'à l'heure ordinaire de son lever, si une interruption, à laquelle George était tout à fait étranger, n'était venue le tirer de sa léthargie.

George occupait le même appartement de moitié avec son beau-frère, mais ses préparatifs et le chagrin de quitter sa femme ne lui laissèrent pas le temps de songer à maître Jos, profondément enfoncé dans ses draps. George n'entra donc pour rien dans l'attentat dirigé contre le sommeil de son beau-frère: le capitaine Dobbin fut le seul coupable. Le capitaine vint le secouer rudement dans son lit, ne pouvant, disait-il, partir sans lui avoir serré la main.

«C'est bien aimable à vous, fit Jos avec un épouvantable bâillement et le sincère désir de voir le capitaine au diable.

—C'est que.... vous savez.... je n'aurais pas voulu partir sans vous dire adieu, dit Dobbin dont les paroles confuses trahissaient le trouble des idées; parce que, voyez-vous, il en est plus d'un parmi nous qui ne reviendra pas.... et alors je n'étais pas fâché de vous voir tous en bonne santé.... et puis.... enfin.... voilà.... vous m'entendez?

—Je ne vous comprends pas!» dit Jos en se frottant les yeux.

Mais le capitaine ne faisait pas la moindre attention au gros garçon en bonnet de nuit pour lequel il venait de protester d'un si tendre intérêt. L'hypocrite dirigeait toutes les facultés de son âme du côté des appartements de George, dans l'espérance de recueillir un murmure, d'apercevoir une ombre fugitive. Il allait et venait dans la chambre de Jos, dérangeait les chaises, battait la mesure sur les vitres, rongeait ses ongles et donnait mille preuves non équivoques du désordre intérieur de son être.

Jos, qui ne s'était jamais formé une bien haute idée du capitaine, commença à concevoir quelques doutes sur son courage.

—Qu'y a-t-il pour votre service, capitaine Dobbin? demanda-t-il d'un ton railleur.

—Je vais vous le dire, répondit le capitaine en s'approchant de son lit. Le régiment part dans une heure, Sedley, et qui sait le sort qui nous est réservé, à George et à moi! Comprenez bien ceci, vous ne quitterez cette ville que lorsque vous serez bien renseigné sur l'état des choses. Votre place, Jos, est marquée à côté de votre sœur, pour veiller sur elle, lui donner du courage et la protéger contre tout danger. Si quelque malheur arrivait à George, c'est à vous qu'appartiendrait le soin de la défendre; en cas de défaite pour l'armée, vous aurez à ramener votre sœur en Angleterre. Eh bien! donnez-moi votre parole de ne point l'abandonner. Mais je n'ai pas besoin de vous demander cette promesse. Quant à l'argent, comme vous ne l'avez guère ménagé, si vous en avez besoin, je vous en offre, parlez sans détour, avez-vous encore assez d'or pour effectuer votre retour en Angleterre en cas de désastre?

—Monsieur, dit Jos avec un air majestueux, quand j'ai besoin d'argent, je sais où en prendre; et quant à ma sœur, je n'ai point à apprendre de vous mes devoirs à son endroit.

—Vous parlez en homme de cœur, Jos, repartit l'excellent Dobbin, et je suis heureux de penser que George laisse sa femme en si bonnes mains. Je pourrai donc lui reporter votre parole d'honneur, qu'elle trouvera en vous appui et protection, si elle était menacée de quelque péril.

—Certainement, certainement, répondit M. Jos.»

Dobbin le savait fort bien du reste, ce n'était pas les sacrifices d'argent qui devaient coûter le plus au frère d'Amélia.

«Et en cas de défaite, vous l'accompagnerez hors de Bruxelles, jusqu'à ce qu'elle soit en sûreté.

—La défaite?.... morbleu! monsieur, c'est chose impossible, vous chercheriez en vain à m'effrayer, vociféra le héros, en allongeant sa tête entre les deux draps de son lit.»

Le capitaine se sentait l'esprit plus tranquille en entendant Jos se prononcer si résolûment.

«Au moins, pensa Dobbin, la retraite est assurée pour elle dans le cas où nos affaires prendraient une mauvaise tournure.»

Si le capitaine Dobbin avait espéré, avant son départ, puiser dans la vue d'Amélia un nouveau courage, une dernière consolation, ce mouvement d'égoïsme trouva sa punition dans la satisfaction même du désir qu'il avait inspiré.

Un salon commun à la famille séparait la chambre de Jos de celle d'Amélia. C'était dans cette pièce que le domestique de George procédait à l'emballage, à mesure que son maître lui apportait les objets dont il pensait avoir besoin pour l'expédition. À travers les portes à demi entr'ouvertes, Dobbin put contempler encore une fois les traits d'Amélia. Mais, hélas! la pâleur, l'abattement, le désespoir, étaient peints sur sa figure. Ce souvenir tortura longtemps l'âme de Dobbin; cette image lui apparaissait comme un remords à travers les douloureuses angoisses d'une tendresse inquiète et compatissante.

Elle avait jeté à la hâte sur ses épaules son peignoir du matin, ses cheveux tombaient en désordre, ses grands yeux étaient ternes et fixes. Comme pour aider aux préparatifs de départ et montrer qu'en ces circonstances critiques elle aussi pouvait être utile, elle avait pris dans la commode le ceinturon de George, et le tenant toujours à la main, suivait son mari pas à pas et en silence. Elle entra dans le salon, et là, appuyée contre le mur, elle pressait ce ceinturon sur son sein d'où l'écharpe cramoisie descendait comme une longue traînée de sang. À ce pénible spectacle, notre bon et sensible capitaine entendit une voix accusatrice s'élever dans sa conscience.

«Mon Dieu, pensa-t-il, voilà pourtant l'affliction, dont je n'ai pas su respecter le mystère.»

C'était une de ces douleurs immenses que les paroles ne sauraient ni calmer ni adoucir. Pénétré d'une vive sympathie, il s'arrêta un moment à contempler cette femme avec la tendresse d'une mère qui voit souffrir son enfant.

Enfin George prit la main d'Emmy, la reconduisit dans sa chambre à coucher, et reparut immédiatement, mais seul cette fois. Les derniers adieux avaient eu lieu; il partit.

«Grâce au ciel, pensa George en descendant l'escalier son épée sous le bras, voilà un terrible moment de passé.»

Il se rendit en toute hâte au lieu de ralliement, où soldats et officiers arrivaient de toutes parts et en tumulte. Son pouls battait bien fort, ses joues étaient bien brûlantes, on allait jouer au grand jeu des batailles, et il avait sa part dans l'enjeu!

George, répondant ainsi au premier appel de la trompette guerrière, s'était élancé des bras de sa femme pour se soustraire à des pensées qui auraient pu amollir son courage. Il rougissait presque de cette faiblesse de cœur, de ce mouvement de tendresse. Ce reproche, hélas! il n'avait eu, jusqu'ici, que trop rarement à se l'adresser. Du reste, le même sentiment d'anxiété et d'exaltation régnait dans tout le régiment, depuis le gros-major, qui conduisait ses hommes au feu, jusqu'à l'enseigne Stubble, qui ce jour-là portait le drapeau.

Le soleil se montrait à peine à l'horizon, lorsque le 2e régiment commença à s'ébranler; il faisait beau à voir l'air martial de toutes ces figures avec la musique en tête jouant une marche guerrière. Le major venait ensuite sur Pyrame, son cheval de bataille, puis les grenadiers commandés par leur capitaine, et au centre le drapeau porté par de jeunes et vieux enseignes. Enfin George à la tête de sa compagnie.

Il leva les yeux, sourit à Amélia en passant sous sa fenêtre, puis disparut avec ses hommes, et bientôt le son même de la musique se perdit dans le lointain.

CHAPITRE XXXI.

Dévouement de Jos Sedley pour sa sœur.

Tandis que chacun des officiers allait occuper sur le champ de bataille le poste qui lui était désigné, Jos Sedley restait à Bruxelles pour y commander la petite colonie que nous connaissons déjà. Comme compensation du trouble où l'avaient jeté les confidences de Dobbin et les événements de la matinée, il prolongea de plusieurs heures les plaisirs du lit, et, n'ayant pas l'espoir de reprendre son sommeil où il l'avait laissé, il se mit à réfléchir jusqu'à l'heure de son lever sur les circonstances actuelles. Le soleil était déjà fort avant dans sa course; déjà nos vaillants amis du ***e avaient parcouru plusieurs milles, que le fonctionnaire civil ne s'était point encore montré pour le déjeuner avec sa robe de chambre à ramages.

En l'absence de George, Jos Sedley se sentait beaucoup plus à son aise. Peut-être même au fond du cœur n'était-il pas fâché du départ d'Osborne; car, en présence de ce dernier, son rôle dans la maison était fort secondaire, et George ne se faisait aucun scrupule de témoigner un mépris marqué pour ce gros et gras personnage. Emmy, au contraire, avait toujours été pleine de prévenances pour l'ex-receveur; c'était elle qui veillait au confortable de sa vie, qui lui préparait mille petites friandises, qui l'accompagnait dans ses promenades en voiture.

Elle encore, qui par de doux sourires, savait lui faire oublier les colères et le mépris de son mari. Combien de timides remontrances n'avait-elle pas, à ce sujet, hasardées à l'oreille de George, et combien de fois n'avait-il pas, d'un ton tranchant, coupé court à ses boutades.

«C'est dans mon caractère d'être franc, disait-il; j'ai un sentiment, je le montre; c'est ainsi que doit agir tout homme de bien. Prétendez-vous donc, ma chère, que j'irai prendre des gants pour parler à un nigaud de l'espèce de votre frère?»

En conséquence, Jos était fort satisfait de se voir débarrassé de George. En voyant le chapeau rond et les gants du capitaine placés sur un coin du buffet, il pensait avec plaisir que le propriétaire de ces objets était déjà bien loin; un tressaillement de plaisir courait par tout son être.

«Au moins, ce matin, pensait-il, il ne m'accablera point de son insolente et dédaigneuse fatuité.»

Puis se tournant vers Isidore, son domestique:

«Allez mettre, lui dit-il, le chapeau du capitaine dans l'antichambre.

—Peut-être n'en aura-t-il plus grand besoin, dit le laquais répondant à son maître.»

Il détestait George dont l'insolence à son égard justifiait tout ce qu'on a dit des Anglais sous ce rapport.

«Allez dire à Madame que le déjeuner est servi, dit M. Sedley, avec une dignité majestueuse, et dédaignant de s'expliquer avec un domestique sur son aversion pour George.»

Il ne s'était pas cependant toujours montré aussi discret, et plus d'une fois, en présence de M. Isidore, il avait donné libre carrière à sa mauvaise humeur contre son beau-frère.

Madame, hélas! n'était point en état de venir déjeuner, de couper à Jos des tartines comme il les aimait. Madame se sentait beaucoup trop indisposée pour cela; depuis le départ de son mari, suivant la réponse de sa bonne, elle n'avait cessé d'être dans un état d'agitation déplorable. La plus grande marque de sympathie que son frère pût imaginer à son endroit, fut de verser pour elle une immense tasse de thé: chacun a sa manière d'exprimer sa tendresse, c'était celle de Jos. Non content de lui avoir envoyé son déjeuner, il pensa aux friandises qui, au dîner, pourraient le plus flatter son goût.

M. Isidore avait regardé d'un air sournois le domestique d'Osborne faire les préparatifs du départ de son maître. Il en voulait d'abord beaucoup à M. Osborne pour ses airs méprisants avec lui; les domestiques du continent sont en général d'une nature peu endurante. En second lieu, il était tout contristé de voir tant d'objets de prix soustraits à sa convoitise pour passer en des mains autres que les siennes après la déroute des Anglais. La défaite des alliés paraissait inévitable à la plupart de ceux qui se trouvaient alors en Belgique. L'opinion générale était que l'empereur, passant sur le ventre des Prussiens et des Anglais, serait dans trois jours à Bruxelles. En conséquence, M. Isidore s'attribuait déjà en esprit toute la garde-robe et tous les meubles de ses maîtres actuels auxquels il ne restait qu'à choisir entre être pris, tués, ou mis en fuite.

Au milieu des soins que ce fidèle serviteur donnait chaque matin à Jos pour la confection de sa toilette, il calculait, à mesure que chaque objet lui passait dans les mains, le parti qu'il en pourrait tirer pour son usage ou son avantage personnel. Il destinait les flacons en argent et autres objets de même nature à une jeune personne, pour laquelle il nourrissait de très-tendres sentiments. Il s'adjugeait les rasoirs anglais avec une superbe épingle montée en rubis. Il se voyait déjà se prélassant avec les chemises à jabots, le chapeau galonné d'or, la redingote à brandebourgs, qu'on pourrait facilement rajuster à sa taille, la canne à pomme d'or du capitaine, sa grosse bague à double rangée de rubis, dont on lui ferait deux superbes boucles d'oreille; comment Mlle Reine pourrait-elle alors résister aux charmes fascinateurs de ce nouvel Adonis?

«Ces doubles boutons m'iront à merveille, pensait-il en fixant ses regards sur les susdits boutons qui scintillaient aux énormes poignets de son maître. Avec ces boutons, je mettrai les bottes à éperons de cuivre que le capitaine a laissées dans la chambre à côté, et alors, corbleu! comme on va me regarder passer dans l'allée Verte!»

Tandis que M. Isidore, saisissant d'une main hardie l'extrémité du nez de son maître, lui rasait la partie inférieure de la figure, il se voyait déjà en imagination s'avançant majestueusement dans l'allée Verte, Mlle Reine au bras et l'habit à brandebourgs sur le dos, ou bien encore, en face d'une cruche de faro, dans le cabaret qui se trouve sur la route de Lacken.

Mais, heureusement pour son repos, M. Jos Sedley n'avait nulle notion des opérations intellectuelles qui s'accomplissaient dans le cerveau de son domestique, pas plus que nous n'en savons en général sur ce qu'on pense de nous à l'office. Le pauvre Jos ne se doutait pas plus des funestes projets médités contre lui que les poulets qui figurant sur la carte du traiteur n'ont eu la prescience de leur sort.

La domestique d'Amélia était loin de se livrer à ces vues intéressées et cupides. Il était dit que personne, et jusqu'aux subordonnés eux-mêmes, ne pouvait approcher de cette aimable et douce créature sans se sentir épris pour elle de dévouement et d'affection. Pauline la cuisinière, pendant cette longue matinée, chercha à consoler de son mieux sa jeune maîtresse. En voyant Amélia rester des heures entières immobile et silencieuse à la fenêtre d'où elle avait vu disparaître la dernière baïonnette du régiment, cette honnête fille, lui prenant la main, lui dit d'un accent pénétré:

«Et moi, madame, moi aussi, n'ai-je pas mon homme à l'armée?»

Puis elle se mit à fondre en larmes. Amélia se jeta dans ses bras; elles pleurèrent ensemble, et leur douleur s'adoucit dans cette communauté de peines.

Plusieurs fois pendant la journée M. Isidore alla parcourir la ville en quête de nouvelles. Il s'arrêtait à la porte des hôtels qui avoisinent le parc. Il se mêlait aux valets et aux gens de service, et, dans la ville, saisissait à la volée les bruits divers qui circulaient, et rapportait bien vite à son maître le bulletin du moment. Tous les Belges étaient attachés au fond de l'âme à la cause de l'empereur, et ils le voyaient déjà vainqueur et la campagne terminée. La proclamation suivante avait été répandue à profusion dans Bruxelles:

proclamation.

«Aveunes, 14 Juin 1815.

«Soldats!

«C'est aujourd'hui l'anniversaire de Marengo et de Friedland, qui décidèrent deux fois du destin de l'Europe. Alors comme après Austerlitz, comme après Wagram, nous fûmes trop généreux, nous crûmes aux protestations et aux serments des princes que nous laissâmes sur le trône; aujourd'hui cependant, coalisés entre eux, ils en veulent à l'indépendance et aux droits les plus sacrés de la France. Ils ont commencé la plus injuste des agressions; marchons à leur rencontre: eux et nous ne sommes plus les mêmes hommes!

«Soldats, à Iéna contre ces mêmes Prussiens, aujourd'hui si arrogants, vous étiez un contre trois, et à Montmirail un contre six!

«Que ceux d'entre vous qui ont été prisonniers des Anglais vous fassent le récit de leurs pontons et des maux affreux qu'ils y ont soufferts.

«Les Saxons, les Belges, les Hanovriens, les soldats de la Confédération du Rhin gémissent d'être obligés de prêter leurs bras à la cause des princes ennemis de la justice et des droits de tous les peuples. Ils savent que cette coalition est insatiable; après avoir dévoré douze millions de Polonais, douze millions d'Italiens, un million de Saxons, six millions de Belges, elle devra dévorer les États du second ordre de l'Allemagne.

«Les insensés, un moment de prospérité les aveugle; l'oppression et l'humiliation du peuple français sont hors de leur pouvoir. S'ils entrent en France, ils y trouveront leur tombeau.

«Soldats, nous avons des marches forcées à faire, des batailles à livrer, des périls à courir; mais, avec de la constance, la victoire sera à nous; les droits de l'homme et le bonheur de la patrie seront reconquis. Pour tout Français qui a du cœur, le moment est arrivé de vaincre ou de périr.

«Signé: Napoléon

Les partisans de l'empereur allaient plus loin: ils annonçaient l'extermination de ses ennemis; parmi les Anglais et les Prussiens, tout ce qui échapperait au fer et au canon devait infailliblement être fait prisonnier et traîné à l'arrière-garde de l'armée conquérante.

Tous ces bruits répandus dans la ville étaient rapportés à M. Sedley avec une minutieuse exactitude. On avait bien soin de lui dire que le duc de Wellington, après avoir rallié son avant-garde, qui, la nuit précédente, avait été complétement écrasée, s'était mis en marche et commençait sa retraite.

«Écrasée! allons donc, disait Jos toujours fort courageux au sortir de table. Oui, le duc est en marche, mais pour battre l'empereur comme il a battu ses généraux.

—Il a fait brûler ses papiers, partir ses bagages, et l'on prépare le logement qu'il occupait pour le duc de Dalmatie, lui répondit son empressé donneur de nouvelles. Ces renseignements, je les tiens de son maître d'hôtel en personne. Les gens de milord le duc de Richemont font les paquets en toute hâte et achèvent d'emballer son argenterie; quant à Sa Grâce, elle a pris les devants et est allée rejoindre le roi de France à Ostende.

—Le roi de France est à Gand, mon ami! répondit Jos avec un sourire railleur et sceptique.

—Hier, le roi de France s'est sauvé à Bruges; aujourd'hui, il s'embarque à Ostende. Le duc de Berri est prisonnier. Ceux qui tiennent à leur peau n'ont qu'à partir au plus vite. Demain on va rompre les digues; il sera trop tard de songer à fuir quand tout le pays sera sous l'eau.

—Chansons que tout cela, maître sot; nous sommes trois contre un, entendez-vous? Buonaparte n'est pas en mesure de tenir un instant contre nous. Les Autrichiens et les Russes sont en marche; il est impossible que le Corse ne soit pas écrasé au milieu du choc, dit Jos avec un grand coup de poing sur la table.

—Les Prussiens étaient trois contre un à Iéna: eh bien! en une semaine leur armée était battue et leur royaume conquis! ils étaient six contre un à Montmirail, et lui les a dispersés comme un troupeau de moutons. Les troupes autrichiennes sont en marche, mais avec le roi de Rome et l'impératrice à leur tête; les Russes se disposent à la retraite; et quant aux Anglais, point de quartier; leur compte est bon; ils n'ont qu'à se tenir coi. Regardez un peu ici; lisez-moi ça comme c'est rédigé: en voilà une crâne proclamation de Sa Majesté l'empereur et roi!»

M. Isidore tirant de sa poche le susdit papier, le fit passer d'un air de défi sous le nez de son maître. Il croyait déjà n'avoir plus qu'à mettre la main sur l'habit à brandebourgs et les autres objets de sa convoitise.

Jos, comme nous l'avons dit, sortait de table, et ces récits, tout en ébranlant sa confiance, ne l'alarmaient pas encore très-vivement.

«Mon habit, mon chapeau, monsieur, dit-il, et suivez-moi. Je veux aller aux informations, et juger par moi-même de la vérité de tous ces bruits.»

Isidore était furieux; Jos mettait l'habit à brandebourgs.

«Milord ferait mieux de mettre un autre habit qui ait une apparence moins militaire. Les Français ont fait serment d'exterminer jusqu'au dernier soldat anglais.

—Silence, drôle!» répondit Jos d'une voix résolue.

Et il enfila son bras dans la manche avec une intrépidité héroïque.

Mistress Rawdon entrait au même instant: elle venait voir Amélia. Trouvant la porte ouverte, elle n'avait pas eu la peine de sonner.

Rebecca n'était ni moins jolie ni moins élégante qu'à son ordinaire. Le paisible et profond repos qu'elle avait goûté depuis le départ de Rawdon lui avait rendu la fraîcheur de son teint; ses joues roses et souriantes faisaient plaisir à voir, surtout à voir au milieu des figures pâles et inquiètes que l'on rencontrait à chaque pas dans la ville. Elle ne put s'empêcher de rire à la vue de Jos, tout essoufflé de ses efforts pour pénétrer dans les manches de sa redingote.

«Vous vous disposez à rejoindre l'armée, monsieur Jos? demanda-t-elle. Qui restera donc à Bruxelles pour nous protéger, nous autres, pauvres femmes?»

Le bras de Jos étant enfin parvenu à franchir l'entrée de la redingote, notre séducteur s'avança tout rougissant, et balbutia quelques excuses à la belle visiteuse, et lui demanda comment elle avait supporté les fatigues du bal et les événements de la matinée.

M. Isidore était allé serrer, pendant ce temps, la robe de chambre à ramages.

«Que c'est aimable à vous de vous informer ainsi de ma santé, dit-elle en serrant une des mains de Jos dans les siennes. À la bonne heure: au moins, vous êtes calme et de sang-froid, tandis que les autres ont tous l'air de ne plus savoir où ils en sont. Et notre petite Emmy? la séparation a dû être bien terrible pour elle.

—Déchirante! dit Jos.

—Vous autres hommes, vous êtes tous de roc; les séparations, les dangers, rien ne vous émeut. Allons, vous vous disposez à rejoindre l'armée, n'est-ce pas? vous voulez donc nous abandonner à notre malheureux sort. Je savais bien que je devinais juste! j'en avais comme un pressentiment. Cette pensée que vous alliez nous quitter m'a mise tout en émoi, c'est que je pense souvent à vous quand je suis seule, monsieur Jos, et alors je suis vite accourue pour vous supplier de n'en rien faire, de ne point nous abandonner.»

Voici maintenant de quelle manière on pouvait interpréter ces paroles:

«Mon cher monsieur, dans le cas où l'armée éprouverait un échec et serait forcée de battre en retraite, vous avez une excellente voiture où je compte bien trouver une place.»

La pénétration de Jos alla-t-elle jusqu'à découvrir ce sens caché? Nous n'oserions le garantir. Jos gardait, du reste, à la dame un profond ressentiment de ses airs d'indifférence pour lui pendant son séjour à Bruxelles. L'avait-elle jamais présenté aux illustres amis de Rawdon? C'était tout au plus si elle l'avait invité à ses réunions. Il faut ajouter qu'il était d'une timidité excessive au jeu et ne hasardait jamais beaucoup. George et Rawdon ne pouvaient le sentir; peut-être n'étaient-ils pas bien aises de l'avoir pour témoin de leurs amusements favoris.

«C'est cela! pensait Jos, elle vient me trouver quand elle a besoin de moi. Elle pense à son vieux Jos Sedley quand personne autre ne lui trotte en tête.»

Mais il se sentait surtout très-fier de l'opinion avantageuse que Rebecca paraissait se faire de son courage. Il rougit de nouveau, se rengorgea dans sa cravate, et d'un ton d'importance:

«Il est vrai, dit-il, que je ne serais pas fâché d'assister à une bataille rangée; c'est une pensée, d'ailleurs, que tout homme de cœur aurait à ma place, n'est-ce pas? J'ai bien vu comme une guerre en miniature dans les Indes, je voudrais voir maintenant de la haute stratégie.

—En vérité, messieurs, vous sacrifieriez tout à un plaisir, continua Rebecca du même ton. Le capitaine Crawley m'a quittée ce matin aussi gai que s'il allait à une partie de chasse. Que lui importaient, que vous importent à vous les angoisses et les tortures de la femme que vous abandonnez? Je viens, mon cher monsieur Sedley, je viens chercher auprès de vous refuge et consolation. J'ai passé ma matinée dans les larmes et la prière dans l'appréhension des périls qui menacent nos maris, nos troupes, nos alliés. Et venant ici dans l'espoir d'y trouver asile et protection auprès du seul ami qui me reste pour me défendre au milieu de ces scènes de sang et de carnage, devais-je m'attendre à vous voir partir, vous aussi?

—Ah! chère madame, répondit Jos oubliant toutes les anciennes rancunes, il ne faut pas vous tourmenter ainsi; je dis seulement que j'aurais du plaisir à aller voir cela! c'est un langage que tiendrait tout Anglais à ma place; mais mon devoir, à moi, m'enchaîne ici, et je ne puis laisser cette pauvre sœur qui est là enfermée dans sa chambre.»

En même temps il désignait du doigt la porte d'Amélia.

«Noble frère et excellent cœur! dit Rebecca en passant sur ses yeux son mouchoir, qui sentait l'eau de Cologne, comme j'ai été injuste envers vous, moi qui vous accusais de n'avoir point de cœur!

—Oh! certes oui, je vous le jure, dit Jos en portant sa main sur l'organe en question, vous avez été injuste envers moi, chère mistress Rawdon, oh! oui, bien injuste!

—Il faudrait être aveugle pour nier votre fidélité et votre dévouement à votre sœur; mais vous, il y a deux ans, je m'en souviens encore parfaitement, vous avez été bien perfide à mon endroit.»

Et Rebecca, après avoir un instant fixé ses yeux sur lui, se dirigea vers la fenêtre.

Une vive rougeur monta aux oreilles de Jos. L'organe dont Rebecca accusait l'absence chez lui se mit à faire de furieuses gambades. Il se rappela son brusque éloignement, sa passion incandescente d'autrefois, leurs promenades en voiture, la bourse de soie verte, le temps où il contemplait avec un cœur épris la blancheur de ses bras et l'éclat de ses yeux.

«Je sais que vous me croyez ingrate, reprit Rebecca.» Et quittant la fenêtre, elle se mit à le regarder de nouveau; puis elle continua d'une voix émue et tremblante:

«Votre froideur, vos regards dédaigneux, tout dans vos manières, lorsque nous nous sommes retrouvés dernièrement, tout m'a prouvé votre indifférence et votre oubli. Quant à moi, n'avais-je pas des motifs pour vous éviter? Cherchez dans votre cœur la réponse à cette question. Pensez-vous que mon mari fût d'humeur à vous voir avec plaisir? Les seuls mots un peu durs qu'il m'ait adressés, je dois cette justice au capitaine Crawley, me sont venus à votre occasion. Quelle blessure, hélas! ne rouvraient-ils pas dans mon cœur!

—Juste ciel! grands dieux! disait Joseph dans un transport de joie et d'inquiétude; qu'ai-je fait pour.... pour....

—Ah! croyez-le bien, dit Rebecca, la jalousie est une terrible chose! j'ai eu bien à souffrir de sa part à cause de vous. Cependant, en dépit du passé, mon cœur lui appartient tout entier, et vous savez si je suis innocente, monsieur Sedley.»

Le sang de Jos lui brûlait les veines; il couvait du regard cette victime, qui avait fini par subir le charme séducteur de sa personne. D'adroites paroles, de tendres œillades rallumèrent en un instant ses ardeurs assoupies, et lui firent refouler bien loin et doutes et soupçons. Y compris Salomon lui-même, les hommes les plus sages ne se sont-ils pas toujours laissé prendre aux cajoleries des femmes?

«En cas de désastre, pensa Becky, ma retraite est assurée. Je puis maintenant compter sur la place d'honneur dans sa voiture.»

Personne ne peut mesurer à quels amoureux transports, à quelles brûlantes déclarations M. Jos se fût laissé entraîner dans le désordre de ses sens, si M. Isidore ne fût aussitôt survenu pour remplir auprès de lui les devoirs de sa charge. Jos tout prêt à se répandre en tendres aveux, pensa étouffer de l'émotion qu'il lui fallut comprimer en lui-même; et quant à Rebecca, elle jugea que désormais elle n'avait plus rien de mieux à faire que d'aller consoler sa chère Amélia.

«Au revoir, dit-elle, en faisant à M. Jos le geste de main le plus amical, puis elle frappa doucement à la porte de mistress Osborne.

Tandis qu'elle tirait la porte sur elle, Joseph s'affaissait sur son fauteuil de la façon la plus tragique; à entendre ses soupirs on aurait dit un soufflet de forge.

«Voilà un vêtement qui doit gêner monsieur,» se risqua à dire Isidore, les yeux fixés sur la redingote de Jos.

Son maître n'entendit point; il pensait bien à son habit! Tantôt la vision trop fugitive de son enchanteresse le plongeait dans une folle extase, et tantôt il se laissait aller aux défaillances d'une conscience coupable, croyant voir déjà le jaloux Rawdon, ses moustaches fièrement retroussées et posant le doigt sur la détente de ses terribles pistolets de duel.

À la vue de Rebecca le cœur d'Emmy tressaillit d'effroi, et la pauvre enfant fit un bond en arrière. La soirée de la veille lui revint tout entière à l'esprit. Elle l'avait oubliée sous le poids de ses terribles préoccupations; elle avait oublié Rebecca, sa jalousie et le reste en présence du départ et des périls de son mari. Nous-mêmes n'avons point voulu troubler le mystère de ses larmes et de sa douleur jusqu'au moment où cette effrontée coquette rompit le charme et tourna le bouton. Qui pourra dire les angoisses de ces longues heures passées par cette pauvre enfant prosternée dans une prière muette au milieu d'amères rêveries! Ceux qui racontent les batailles et chantent le triomphe parlent rarement de ces pénibles détails. Au milieu des hymnes de la victoire, le conquérant n'a jamais voulu entendre les gémissements des veuves et les cris des mères! Jamais cependant plus légitime et plus douloureuse protestation ne s'éleva contre les joies lugubres et ensanglantées du triomphateur.

Amélia éprouva d'abord une répulsion instinctive devant ce regard glauque et brillant, cette fraîche toilette qui semblait défier l'anxiété générale, ces bras tendus vers elle pour protester d'une amitié mensongère. Puis un juste courroux s'empara de son cœur, le sang monta à sa figure d'abord aussi pâle que la mort; elle renvoya à Rebecca un coup d'œil fixe et glacial, et sa rivale s'arrêta toute surprise et presque troublée.

Mais cet embarras fut de courte durée, et faisant un pas vers sa victime:

«Ma chère Amélia, lui dit-elle, vous avez l'air d'être souffrante; je vous en prie, pour ma tranquillité, dites-moi, ce que vous avez?»

Amélia recula de nouveau. Pour la première fois de sa vie, cette âme confiante et sincère refusait d'ajouter foi à une démonstration affectueuse et bienveillante. Elle recula et un frisson lui parcourut tout le corps.

«Vous ici, Rebecca?» dit-elle avec une froideur pleine de dignité.

Ce regard fit naître quelque inquiétude dans l'esprit de la visiteuse.

«Elle l'a vu au bal glisser la lettre dans le bouquet, pensa Rebecca. Voyons, chère Amélia, reprit-elle tout haut et en baissant les yeux, soyez plus calme, je viens voir si je puis.... si vous vous sentez mieux.

—Et vous-même, repartit Amélia, comment vous trouvez-vous? Oh! fort bien sans doute, car vous n'aimez point votre mari. Autrement seriez-vous ici! Vous avez été pour moi la source de bien cruelles souffrances, et cependant avez-vous jamais trouvé en moi autre chose qu'une amie tendre et dévouée?

—Non, sans doute Amélia, répondit l'autre femme le front toujours incliné.

—Quand vous étiez malheureuse, n'ai-je pas été comme votre sœur? Ne vous ai-je pas tendu les bras quand vous n'aviez ni parents ni amis, et quand tous ces souvenirs devaient vous faire aimer mon bonheur, vous engager au moins à le respecter, vous êtes venue porter le trouble dans mes affections, vous êtes venue vous mettre entre mon amour et lui! Qui êtes-vous donc pour porter la discorde où Dieu a mis l'union, pour m'enlever le cœur de mon bien-aimé, de mon mari? Pensez-vous l'aimer d'un amour aussi vrai, aussi pur que le mien? Sa tendresse formait toute ma joie, vous le savez, et malgré cela vous avez voulu me la ravir. Honte à vous, Rebecca, âme méchante et dépravée! honte à vous, amie trompeuse et épouse infidèle!

—Amélia, j'en prends Dieu à témoin, je n'ai aucun reproche à me faire à l'égard de mon mari.

—Ah! Rebecca, interrogez votre conscience, et voyez si elle vous en dira autant pour ce qui me concerne. Si vous n'avez pas réussi, ce n'est pas faute au moins d'y avoir essayé.

—Elle ignore tout, pensa Rebecca plus rassurée.

—Je ne sais quelle voix secrète disait à mon cœur qu'il échapperait à vos piéges, à vos fourberies, et qu'enfin il reviendrait à moi. J'étais sûre de la générosité de son cœur; j'avais foi dans son amour, et son amour a été rendu à mes vœux.»

La pauvre enfant prononça ces paroles avec une vivacité et une effusion dont Rebecca ne l'avait jamais crue capable, et qui la laissèrent muette. Amélia poursuivit d'une voix attendrie:

«Vous ai-je jamais fait aucun mal pour chercher ainsi à m'enlever celui que j'aime? Il est à moi depuis six semaines au plus. Vous auriez dû, par pudeur au moins, respecter les premiers jours de notre mariage; et vous semblez, au contraire, n'avoir rien eu de plus pressé que de corrompre mon bonheur. Et vous venez sans doute maintenant pour jouir du spectacle de mon affliction. Ah! quinze jours des plus cruelles souffrances auraient dû m'épargner cette dernière insulte!

—Mais, mon Dieu!... fit Rebecca; puis elle finit sa phrase de la façon la plus maladroite: M'a-t-on jamais vue mettre le pied ici?

—Jamais, vous dites la vérité; mais, par vos séductions, vous avez enlevé mon mari à son intérieur. Venez-vous me le ravir encore? Il n'est plus ici, il est bien loin maintenant.... Il s'est assis sur ce sofa; c'est là que nous avons prononcé nos dernières paroles.... J'étais sur ses genoux, ma tête inclinée sur la sienne. Nous avons prié tous deux, et nous avons dit: Notre Père....» Oui, il était là et on me l'a emmené; il est bien loin maintenant; mais il m'a promis de revenir.

—Il reviendra, chère Emmy, fit Rebecca en proie à une émotion involontaire.

—Regardez, dit Amélia: voici son ceinturon; n'est-il pas d'une jolie couleur?»

En même temps elle le portait à ses lèvres et le couvrait de baisers, puis elle le passait autour de sa taille, et elle restait ainsi de longs instants, immobile comme une statue de marbre. Elle ne pensait plus ni à son courroux, ni à sa jalousie, ni à la présence même de sa rivale. Enfin, à moitié souriante, elle alla caresser l'oreiller où George reposait la nuit à côté d'elle.

Rebecca quitta la chambre sans proférer une parole.

«Comment se trouve Amélia? demanda Jos, toujours étendu dans son fauteuil.

—Je l'ai trouvée fort souffrante, répondit Rebecca; il faudrait mettre quelqu'un auprès d'elle pour la soigner.»

Après quoi elle partit toute sérieuse, malgré les vives instances de Jos, qui la pressait d'accepter son dîner.

En quittant Amélia, mistress Crawley rencontra la major O'Dowd, dans l'âme de laquelle les sermons du Doyen n'avaient pu réussir à ramener le calme. Peu habituée aux politesses de mistress Rawdon, elle fut toute surprise de se voir abordée par elle. Rebecca lui apprit que cette pauvre petite mistress Osborne était dans un état pitoyable, et que le chagrin l'avait rendue presque folle. Qu'enfin ce serait une bonne action à mistress O'Dowd d'aller consoler sa jeune amie.

«J'ai déjà beaucoup de ma propre affliction, dit mistress O'Dowd avec gravité, et cette pauvre Amélia doit fort peu désirer les visites; toutefois, si elle est aussi souffrante que vous le dites, et si vos occupations ne vous laissent pas le temps de rester auprès d'elle, après toutes vos belles protestations de tendresse à son égard, je vais voir ce que je pourrais faire pour elle. J'ai bien l'honneur d'être la vôtre, madame.»

Là-dessus, la dame au turban, après une légère inclination de tête, tira sa révérence à mistress Crawley, dont la compagnie ne lui paraissait aucunement désirable.

Becky, avec un sourire sur les lèvres, s'arrêta pour voir s'éloigner la majestueuse major. Enfin, son sérieux ne put tenir contre un dernier regard que lui décocha mistress O'Dowd par-dessus son épaule, comme la flèche du Parthe; et sa bonne humeur l'emporta.

«Charmée, ma belle dame, marmotta Peggy entre ses dents, de vous voir si gaie. Ce n'est pas votre chagrin qui vous abîme les yeux à force de pleurer.»

En même temps, elle se dirigea d'un pas rapide vers la demeure de mistress Osborne.

La pauvre femme se trouvait encore auprès du lit où l'avait laissée Rebecca; elle était debout, toujours égarée par le chagrin. La femme du major, d'un caractère plus ferme et plus énergique, essaya de son mieux à consoler sa jeune amie.

«Allons! du courage, Amélia, lui dit-elle avec douceur; il ne faut pas qu'il vous trouve par trop souffrante, quand il vous reviendra après la victoire. Vous n'êtes pas la seule aujourd'hui dont le sort repose entre les mains de Dieu.

—Hélas! fit Amélia, la force et le courage m'ont abandonnée.»

Elle avait le sentiment de sa faiblesse; toutefois la présence d'une personne plus énergique releva son moral, et elle se retint par la crainte de donner à son amie le spectacle de ses défaillances. Pendant le temps que ces deux femmes passèrent ensemble, leur cœur avait rejoint le régiment, et en suivait la marche lointaine. Des craintes, des prières et des vœux, tel est le triste lot des femmes dans la guerre. Car la guerre lève son tribut sur les deux sexes: aux hommes elle demande leur sang, aux femmes elle prend leurs larmes.

Vers les deux heures et demie vint se placer un événement d'une haute importance pour M. Joseph; il s'agissait de dîner. La mort pouvait à quelques lieues de là faire sa terrible moisson, pour lui il n'en perdait pas un coup de dent. Il se rendit lui-même auprès d'Amélia, espérant la décider à prendre quelque nourriture, il eut recours dans ce but à toute son éloquence culinaire.

«Venez, dit-il, venez, la soupe est excellente. Allons Emmy, du courage, que diable!»

Et il lui baisa la main.

Depuis bien des années, si l'on excepte le jour du mariage, il ne lui avait fait pareille tendresse.

«Vous êtes bien bon, Joseph, lui dit-elle; tout le monde est bien bon pour moi, je vous en ai beaucoup de gré, mais je désire ne pas quitter ma chambre de la journée.»

Le fumet de la soupe produisit toutefois un si agréable chatouillement sur les nerfs olfactifs de mistress O'Dowd, qu'elle s'offrit pour tenir compagnie à M. Jos. Tous deux allèrent se mettre à table.

«Grâces à Dieu, pour nous avoir donné cet excellent bouillon,» dit avec solennité la femme du major.

Elle pensait à son digne époux, chevauchant alors à la tête de ses braves.

«Ils feront un bien mauvais dîner aujourd'hui, ces pauvres enfants, ajouta-t-elle avec un soupir; puis elle avala le contenu de son assiette avec une résignation très-philosophique.

Le courage de Jos grandissait en proportion des morceaux qu'il mangeait: à la fin du dîner, pour boire, disait-il, à la santé du régiment, il se fit apporter un verre de champagne.

«Allons, mistress O'Dowd, fit-il avec un aimable salut à sa convive; vous, Isidore, remplissez le verre de la major; et buvons à la santé de ce bon O'Dowd et du brave ***e

Tout à coup Isidore tressaillit, la femme du major laissa tomber son couteau et sa fourchette, et, à travers les fenêtres toutes grandes ouvertes, on put distinguer dans le lointain un roulement sourd et continu.

«Qu'avez-vous, drôle? demanda Jos en apostrophant son domestique. Allons, versez-nous à boire.

—N'entendez-vous pas? dit Isidore en courant à la fenêtre.

—Dieu nous protége, s'écria mistress O'Dowd, c'est le canon.»

Elle s'élança à la suite d'Isidore comme pour se rapprocher du bruit.

Toutes les maisons étaient garnies de figures pâles et inquiètes, et les rues de la ville encombrées d'une foule morne et silencieuse.

CHAPITRE XXXII.

Où Joseph prend la fuite.

Bruxelles présentait alors des scènes de tumulte et d'effroi dont notre plume ne peut donner qu'une idée affaiblie. Des flots de peuple se précipitaient vers la porte de Namur, située dans la direction du bruit. La route était couverte de gens à cheval, qui allaient aux renseignements sur le sort de l'armée. On se demandait des nouvelles de proche en proche. Les plus gros seigneurs et les plus grandes dames de l'Angleterre ne faisaient aucune difficulté de parler au premier venu.

Les partisans de Napoléon couraient de côté et d'autre dans un état d'exaltation fébrile et prédisaient le triomphe de leur empereur. Les marchands fermaient précipitamment leurs boutiques pour prendre leur part des inquiétudes de la foule et grossir le tumulte. Les femmes se pressaient dans les églises, encombraient les chapelles et s'agenouillaient pour prier jusque sur les dalles du porche. Les sourds roulements du canon se succédaient de minute en minute. Des voitures chargées de fuyards sillonnaient la ville, se dirigeant vers la barrière de Gand. Déjà les prédictions du parti napoléonien prenaient la consistance de faits accomplis.

«Il a culbuté ses ennemis, disait-on, et il est en marche sur Bruxelles.

—En un tour de main il aura raison des Anglais, disait M. Isidore à son maître, et il arrivera ici ce soir.»

Le pauvre Jos était toujours par voie et par chemin, s'informant à tous ceux qu'il rencontrait du désastre de ses compatriotes. À chaque nouveau détail, sa figure pâlissait davantage et ce pacifique héros commençait à céder à la panique générale; le champagne ne pouvait plus suffire à remonter son courage. Avant la nuit, il en était arrivé à un tel degré d'abattement et de faiblesse, qu'Isidore, au comble de la joie, se voyait déjà propriétaire de la redingote à brandebourgs.

Après avoir un moment prêté l'oreille à la fusillade, la femme du major se souvint d'Amélia, restée seule dans la pièce voisine. Elle courut auprès d'elle pour la consoler ou partager au moins ses douleurs. Cette brave et digne femme puisait un redoublement d'énergie dans la pensée que cette faible créature l'avait alors pour seul appui. Ces deux femmes passèrent ensemble de longues heures, pendant lesquelles l'honnête Irlandaise s'efforçait, tantôt par le raisonnement, et tantôt par ses tendres paroles, de ramener le calme dans cette âme agitée; puis elle-même s'adressait au ciel dans une fervente prière.

«Tant que le feu a duré, disait plus tard cette excellente femme, j'ai gardé sa main dans la mienne.»

Pauline, la bonne, était allée à l'église voisine prier pour son homme à elle.

Quand le canon eut cessé de gronder, mistress O'Dowd sortit de la chambre d'Amélia et trouva dans la pièce voisine maître Joseph en tête-à-tête avec deux bouteilles vides; mais elles avaient été impuissantes à lui rendre le courage. Une ou deux fois il s'était présenté à la porte de sa sœur avec une mine très-effarée; il avait ouvert la bouche comme pour dire quelque chose; mais l'immobilité de la femme du major l'avait fait battre en retraite sans qu'il ait pu soulager son esprit des paroles qui le gênaient si fort. Il songeait à la fuite, mais n'osait pas l'avouer.

Cependant, lorsque mistress O'Dowd vint le rejoindre dans la salle où, rendu plus mélancolique encore par une demi-obscurité, il se lamentait en face de ses deux bouteilles de champagne, Joseph alors se hasarda à lui ouvrir le fond de son cœur.

«Mistress O'Dowd, lui dit-il, vous ferez bien de dire à Amélia de s'apprêter.

—Voulez-vous donc la mener prendre l'air? demanda la femme du major; elle n'est pas de force à cela.

—C'est que.... j'ai demandé ma voiture, dit-il, et.... des chevaux de poste. Isidore est allé les chercher.

—Vous prend-il donc fantaisie de vous promener au clair de la lune? repartit mistress O'Dowd; quant à elle, ce dont elle a le plus besoin, c'est son lit; aussi je viens de la faire coucher.

—Allez la faire lever, il faut qu'elle se lève, s'écria Jos en frappant du pied avec force. J'ai demandé des chevaux, m'entendez-vous? des chevaux de poste. La déroute est complète, et....

—Et après? demande mistress O'Dowd.

—Eh bien! je pars pour Gand, continua Jos. Tout le monde fait comme moi. Il y a une place pour vous dans ma voiture. Il faut que nous soyons en route dans une demi-heure.»

La femme du major lui jeta un regard de suprême mépris.

«Je ne bougerai pas, dit-elle, tant que je n'en aurai pas reçu l'avis d'O'Dowd. Partez, si tel est votre bon plaisir, monsieur Sedley; mais, je vous le jure, je reste ici avec Amélia.

—Je veux qu'elle parte! vociféra Joseph avec de nouveaux trépignements.»

Mistress O'Dowd, la main fièrement campée sur la hanche, barra la porte de la chambre à coucher.

«Vous êtes trop bon frère, en vérité, monsieur Sedley, lui dit-elle; mais vous irez tout seul vous mettre sous les jupes de petite maman. Beaucoup de plaisir je vous souhaite, très-cher monsieur, et surtout débarquez sans naufrage, comme dit la chanson. Toutefois, si j'ai un conseil à vous donner, vous ferez bien de raser vos moustaches, ou elles pourraient vous jouer un vilain tour.

—Mille tonnerres!...» hurla Jos, partagé à la fois entre la crainte, la rage et le dépit.

Sur ces entrefaites, arriva Isidore.

«Pas un cheval dans cette diable de ville!» maugréait le laquais furieux.

Les moindres quadrupèdes avaient été mis en réquisition, car Jos n'était pas le seul à écouter les inspirations de la peur.

Mais les terreurs de Jos, déjà si cruelles et si poignantes, devaient atteindre avant peu aux dernières limites. Pauline, la femme de chambre, avait, comme on l'a vu, son homme à elle dans les rangs de l'armée envoyée contre Napoléon. Cet homme, originaire de Bruxelles, servait dans les hussards belges. Ses concitoyens se signalèrent, dans cette lutte mémorable, par tout autre chose que la valeur, et le jeune Régulus Van Cutsum, l'amant de Pauline, connaissait trop bien le devoir du soldat pour ne pas obéir à l'ordre de sauve qui peut donné par son colonel.

Le jeune Régulus, ainsi nommé pour avoir eu un sans-culotte pour parrain, venait passer tous les loisirs que lui laissait son état dans la cuisine de sa Pauline, et les joies de son existence se partageaient entre les faveurs et le bouillon de sa belle. Lorsqu'il fallut partir avec le régiment, la sensible Pauline, tout en versant des torrents de larmes, avait garni les poches et les fontes de son hussard d'un choix de comestibles destinés à lui adoucir les ennuis du bivouac.

Pour lui, pour son régiment, la campagne fut bientôt finie. Il faisait partie du détachement commandé par le prince d'Orange. À juger de la bravoure de ces hommes par la longueur des épées et des moustaches, par la richesse de l'uniforme et des harnais, Régulus et ses compagnons devaient être le corps le plus vaillant qui ait jamais défilé à la parade.

Ney, s'étant porté aux avant-postes des ennemis, avait successivement enlevé leurs positions. Tout semblait perdu pour les alliés, lorsque la division anglaise, débouchant aux Quatre-Bras, changea à elle seule la face de la lutte. Les escadrons parmi lesquels se trouvait Régulus avaient été admirables dans leur ardeur à battre en retraite devant les Français. Par politesse, sans doute, et pour laisser aux Anglais le champ plus libre, ainsi que tous les honneurs de la guerre, nos héros prirent la fuite dans toutes les directions. En un clin d'œil le régiment avait cessé d'exister; il n'était plus nulle part, et quant à se rallier, il n'en sentait nul besoin. Ce fut ainsi que Régulus se trouva galopant à plusieurs milles du lieu de l'action, sans autre escorte que lui-même. Et maintenant pour lui quel refuge plus sûr que la cuisine de sa Pauline, toujours si hospitalière, toujours présente à sa mémoire, à son cœur, à son estomac reconnaissant?

Vers dix heures environ, dans la maison qu'habitaient les Osborne, on entendit le cliquetis d'un sabre retentir sur les marches de l'escalier. On poussa discrètement la porte de la cuisine, et la pauvre Pauline pensa s'évanouir de terreur, quand, à son retour de l'église, elle vit se dresser devant elle son hussard aux yeux effarés. Il était aussi pâle que l'amant de Lénore dans la légende allemande. Pauline pensa bien à crier; mais ses cris auraient fait venir ses maîtres, et que serait alors devenu son bien-aimé? Elle préféra donc étouffer toute exclamation. Après s'être assurée que son héros n'était point un vain fantôme, elle lui servit de la bière et les restes du dîner que Jos, dans l'excès de ses terreurs, avait renvoyé presque intact. Entre chaque bouchée, le hussard faisait à sa belle le récit de la déroute.

Son régiment avait fait des prodiges de valeur et, un moment, avait soutenu à lui seul l'effort de toute l'armée française; mais force avait été de plier devant le nombre. Toute l'armée anglaise était maintenant taillée en pièces, tous les régiments avaient été détruits l'un après l'autre. En vain les Belges avaient tenté d'en sauver quelques-uns du carnage; les soldats du duc de Brunswick, prenant la fuite avaient laissé tuer leur duc, en un mot, la débâcle était générale. Quant à Régulus, il ne désirait qu'une chose, c'était de noyer dans des flots de bière la douleur de la défaite.

Isidore, qui, sur ces entrefaites, était venu à la cuisine, s'empressa d'aller tout répéter à M. Joseph.

«Tout est fini, lui cria-t-il dès qu'il fut à portée d'être entendu, le duc de Wellington est prisonnier, le duc de Brunswick est tué, l'armée anglaise est en déroute.... Un seul homme a pu échapper au massacre, il est en ce moment à la cuisine. Venez, venez, il vous dira tout.»

Jos s'élança aussitôt vers la cuisine, et trouva Régulus occupé à venger sa défaite sur une bouteille de bière. À l'aide des phrases les plus françaises qu'il put trouver, et qui étaient fort loin d'être irréprochables au point de vue grammatical, Joseph pria le hussard de recommencer son récit. Ce récit s'augmentait de détails de plus en plus lugubres à chaque nouvelle édition donnée par Régulus. De tout le régiment, il était le seul homme qui n'eût pas succombé à cette boucherie. Il avait vu le duc de Brunswick étendu mort, les hussards en fuite, et les Écossais hachés par le canon.

«Et le ***e?» balbutia Jos.

—Taillé en pièces,» répondit imperturbablement le hussard.

À ces mots, Pauline fut prise d'une crise nerveuse, et remplit la maison de ses cris et de ses sanglots.

«Oh! ma chère maîtresse, ma bonne petite dame!» s'écriait-elle par intervalles.

Égaré par la terreur, Jos Sedley ne savait plus à quel coin du monde demander son salut. De la cuisine il se précipita dans le salon et regarda la porte d'Amélia avec une expression suppliante; mais bientôt, se rappelant les dédains de mistress O'Dowd, il prêta l'oreille pendant un moment, et, prenant un parti énergique, résolut de s'aventurer dans la rue.

Saisissant une chandelle avec tout le courage du désespoir, il se mit à la recherche de son chapeau galonné, qu'il finit par retrouver à sa place ordinaire, sur la console de l'antichambre, devant un miroir où il avait coutume de donner le dernier coup d'œil à sa toilette. Telle est la puissance de l'habitude, que, malgré ses terreurs, il se mit instinctivement devant la glace pour passer l'inspection d'usage. À la vue de sa pâleur, il se sentit défaillir; mais ses moustaches surtout attirèrent son attention; depuis sept semaines environ qu'on leur avait permis de voir le jour, elles avaient atteint un degré de développement bien capable de lui donner des inquiétudes dans la circonstance actuelle.

«On va me prendre pour un militaire,» pensa-t-il, en se rappelant l'avis d'Isidore et les menaces de massacre proférées contre toute l'armée anglaise.

Il remonta précipitamment dans sa chambre et tira violemment la sonnette.

Isidore accourut. Jos était déjà sur sa chaise, sa cravate enlevée, son col rabattu, sa tête renversée, et les deux mains autour du cou, au-dessous du menton.

«Coupé moâ, Isidore, criait-il, vite, coupé moâ

Isidore pensa un moment que son maître, atteint d'aliénation mentale, lui disait de lui couper la gorge.

Les moustaches.... moâ vouloar descendre dans le rou.... coupé les moustaches.... rasé vite

Son français se pressait avec assez de rapidité sur ses lèvres, mais il était en révolte constante avec la grammaire.

D'un coup de rasoir, les moustaches disparurent. À la suite de cette opération, Isidore éprouva une satisfaction ineffable, lorsqu'il entendit son maître lui concéder tous ses droits de propriété sur le chapeau et l'habit si longtemps désirés.

«Moé ne porté plou le habit militaire, le bonné... donné à vou, vou le prené dehors

Isidore allait donc pouvoir enfin figurer avec avantage dans l'allée Verte.

Après cet acte de générosité, Jos prit dans sa garde-robe un habit et un gilet noirs, une cravate blanche et un castor à larges bords. Il les trouvait encore trop petits. Dans ce costume il avait toute l'allure de quelque honnête et gras ministre de l'Église réformée.

Véné mainténant, continua-t-il, souivé moâ, allé, partons dans la rou.

Après s'être assuré d'une escorte, il descendit l'escalier sur la pointe du pied, comme pour ne pas donner l'éveil, et se trouva enfin dans la rue.

Au dire de Régulus il était le seul de son régiment, peut-être même de toute l'armée alliée qui eût échappé à la boucherie générale. Cependant bon nombre de ces prétendues victimes n'étaient pas aussi mortes qu'il voulait bien l'affirmer, et déjà beaucoup d'autres hussards commençaient à rentrer de toutes parts dans Bruxelles, tous répétaient qu'ils n'avaient cédé qu'à la dernière extrémité et ainsi s'accréditaient dans la ville les bruits d'une défaite pour les alliés. D'un moment à l'autre on s'attendait à voir arriver les Français, la panique était à son comble, et partout on se préparait au départ.—Point de chevaux! pensait Jos au comble de l'effroi. Il envoya Isidore en vingt endroits différents en demander, soit à vendre soit à louer. La réponse était partout la même, tous les chevaux étaient partis et à chaque fois le cœur de Jos était prêt à défaillir. Faudrait-il donc entreprendre le voyage à pied? sous l'influence de la peur, cette masse pesante aurait trouvé des ailes.

Les hôtels donnant sur le parc étaient presque tous occupés par les Anglais. Jos se mit à errer à l'aventure dans ce quartier, il allait écoutant de groupe en groupe, il trouvait les esprits agités comme lui par la crainte et la curiosité. Quelques familles assez heureuses pour se procurer des chevaux se hâtaient de sortir de la ville. Le plus grand nombre, aussi à plaindre que Jos, n'avait pu à aucun prix s'assurer des moyens de retraite. Parmi les fuyards de cette catégorie, Jos remarqua lady Bareacres et sa fille, qui étaient assises toutes deux dans leur voiture, sous la porte cochère de leur hôtel, leurs malles chargées sur l'impériale; elles n'avaient comme Jos d'autre obstacle à leur fuite que le manque de chevaux.

Mistress Rebecca Crawley habitait le même hôtel que ces dames, et, jusqu'à cette époque, elles s'étaient efforcées de part et d'autre à se prouver, dans leurs moindres rapports, combien elles se détestaient. Si, par hasard, milady Bareacres rencontrait mistress Crawley dans l'escalier, aussitôt elle détournait la tête avec affectation. Toutes les fois qu'on prononçait devant elle le nom de sa voisine, elle avait mille petites infamies à raconter sur sa conduite. La comtesse ne pouvait digérer les familiarités du général Tufto avec la femme de l'aide de camp, et lady Blanche la fuyait comme si c'eût été la peste ou la vermine. Le comte seul échangeait volontiers quelques paroles avec elle toutes les fois qu'il pouvait échapper à la surveillance de ces dames.

Rebecca allait pouvoir enfin se venger de tant d'outrages. Tout l'hôtel savait que les chevaux du capitaine Crawley étaient restés à l'écurie. Et, dès le commencement de l'alerte, lady Bareacres avait daigné envoyer à Rebecca sa femme de chambre pour lui présenter ses compliments et lui demander le prix qu'elle voulait de ses chevaux.

Mistress Crawley lui retourna ses compliments dans un billet où elle lui faisait savoir qu'il n'était pas dans ses habitudes de traiter avec des femmes de chambre.

À la suite de cette brève réponse, le comte en personne fut dépêché auprès de Becky, mais son ambassade n'obtint pas plus de succès que la précédente.

«M'envoyer une femme de chambre, à moi! s'écriait mistress Crawley simulant la fureur. Pourquoi lady Bareacres ne m'a-t-elle pas fait dire tout de suite de mettre les chevaux à sa voiture? Est-ce milady ou sa femme de chambre qui veut prendre la fuite?»

Telles furent les seules paroles que le comte put arracher à mistress Crawley, et qu'il alla reporter à la comtesse.

Mais à quoi la nécessité ne peut-elle nous réduire? Après ce second échec, la comtesse alla trouver elle-même mistress Crawley; elle la supplia de lui céder ses chevaux, lui promit de les payer ce qu'elle voudrait, s'engageant même à recevoir Becky à l'hôtel Bareacres si celle-ci consentait à lui procurer tel moyens d'y rentrer.

Mistress Crawley partit d'un éclat de rire.

«Je me soucie peu de connaître la couleur de votre livrée, lui dit-elle d'un ton moqueur; quant à vous, ma belle dame, vous ferez bien de faire votre deuil de l'Angleterre, ou pour le moins de vos diamants. Soyez tranquille, les Français s'en accommoderont. D'ici à deux heures, vous les verrez à Bruxelles; pour moi, je serai déjà à moitié chemin sur la route de Gand. Vous m'offririez, pour mes chevaux, les deux gros diamants que Votre Seigneurie portait au bal, que je n'en voudrais pas, entendez-vous, ma très-noble lady.»

Lady Bareacres frémissait de rage et d'effroi; elle avait cousu une partie de ses diamants dans la doublure de sa robe, et caché le reste dans les habits et les bottes de milord.

«Madame, reprenait-elle, mes diamants sont chez le banquier, et j'entends avoir vos chevaux à l'instant.»

Rebecca se mettait à rire de plus belle.

La comtesse redescendit, toute bouleversée par la fureur, et elle rentra dans sa voiture. La femme de chambre, le valet de pied et le mari furent expédiés dans des directions opposées, pour tâcher de se procurer une rosse quelconque. Malheur à qui manquerait à l'appel! Milady était décidée à partir impitoyablement dès qu'elle aurait des chevaux: tant pis pour son mari s'il ne se trouvait pas là.

Rebecca, de sa fenêtre, eut la satisfaction de voir milady assise dans sa voiture toute prête à partir, sauf les chevaux, et de lui adresser de railleuses condoléances, tandis que la comtesse s'emportait contre les lenteurs de ses maladroits émissaires.

—Ne point trouver de chevaux! disait mistress Crawley, il y a de quoi se désoler, lorsqu'on a tant de diamants cousus dans les coussins de sa voiture! Les Français auront à se réjouir d'une si belle prise! je ne parle que des diamants, bien entendu.

Mistress Crawley se livrait ainsi tout haut à ses réflexions devant le maître d'hôtel, les domestiques, les autres voyageurs et les flâneurs amassés dans la cour, et si les yeux de lady Bareacres eussent été alors des pistolets, Rebecca n'aurait plus eu longtemps à figurer parmi les personnages de cette histoire.

Joe apercevant Rebecca toute rayonnante de son triomphe sur son ennemie humiliée, se dirigea aussitôt de son côté. Sa grosse figure pâle et effarée trahissait assez le secret de son âme. Lui aussi voulait fuir, et cherchait à s'assurer les moyens de retraite.

«Il veut m'acheter mes chevaux, pensa Rebecca; je garderai pour moi ma jument et lui vendrai les deux autres.»

Joe, s'adressant à sa chère amie, lui répéta la question qu'il faisait pour la centième fois depuis une heure:

«Connaissez-vous des chevaux à vendre?

—Eh quoi? dit Rebecca en riant, vous songez à fuir, monsieur Sedley, vous, le champion, le défenseur des dames?

—Je ne suis pas un militaire, balbutia Joe d'une voix étouffée.

—Et Amélia, que deviendra-t-elle, qui protégera cette pauvre petite sœur, demanda Rebecca; vous ne voulez pas l'abandonner, je suppose.

—À quoi bon puis-je lui servir, si l'ennemi se présente? On ne lui fera aucun mal; tandis que mon domestique m'a dit qu'ils avaient juré, les lâches, de ne point faire de quartier aux hommes.

—C'est affreux! fit Rebecca fort divertie de ses terreurs.

—Et d'ailleurs, je ne veux point l'abandonner, s'écria cet excellent frère; non, elle ne sera point abandonnée, car il y a une place pour elle dans ma voiture, et une autre pour vous, ma chère mistress Crawley, si vous voulez venir, et si je puis trouver des chevaux, soupira-t-il.

—J'en ai deux à vendre,» reprit son interlocutrice.

Joe se serait volontiers jeté dans les bras de Rebecca.

«Préparez la voiture, Isidore, s'écria-t-il; je les ai trouvés, je les ai trouvés.

—Mes chevaux n'ont jamais été attelés, observa mistress Crawley; Tintamarre mettra votre voiture en pièces s'il sent seulement le brancard.

—Mais au moins est-il facile à monter? demanda notre héros pacifique.

—Doux comme un agneau et rapide comme un lièvre, répondit Rebecca.

—Croyez-vous qu'il soit assez fort pour me porter?» dit Joe.

Il se voyait déjà galopant sur Tintamarre à plusieurs milles de Bruxelles, et ne pensait plus à la pauvre Amélia. Pour une personne qui savait s'en servir l'occasion était magnifique.

Rebecca engagea Joe à monter dans sa chambre, il franchit l'escalier en quatre bonds et arriva tout haletant de la crainte de voir manquer son marché. Dans toute la vie de Joe on peut dire que ce fut le quart d'heure qui lui coûta le plus cher; Rebecca fixa le prix de sa marchandise sur le désir que Joe éprouvait de s'en voir possesseur, et sur la rareté de l'objet. La demande fut toutefois si considérable que notre gros peureux recula d'un pas en arrière.

«C'est à prendre ou à laisser!» dit résolûment Becky.

Elle avait reçu de Rawdon la recommandation expresse de ne pas s'en défaire à un prix moindre que celui qu'elle indiquait. Lord Bareacres, à l'étage inférieur, n'en n'offrait ni plus ni moins, mais son affection, son attachement sans borne pour la famille Sedley la décidaient en faveur de Joe. Enfin, ce cher M. Joe avait le cœur trop bon pour ne pas comprendre qu'il faut que tout le monde vive. Bref, avec l'affection la plus tendre, il était impossible de se montrer plus serré en affaire.

Joseph finit par accéder au prix de Rebecca, comme il était facile de le prévoir. La somme qu'il avait à lui compter était si importante, qu'il fut obligé de lui demander quelque délai; si importante, qu'elle constituait presque une fortune pour Rebecca. Elle eut bien vite calculé que cette somme jointe au prix des autres effets de Rawdon et à la pension qu'elle recevrait comme veuve, s'il restait sur le champ de bataille, lui créerait une position indépendante dans le monde, et que, désormais, elle n'avait plus à se préoccuper de voir arriver le veuvage.

Une ou deux fois dans le courant de la soirée, elle avait songé à fuir comme les autres. Mais la réflexion lui suggéra un meilleur parti.

«En admettant que les Français nous arrivent, pensa Becky, que pourront-ils faire à la femme d'un pauvre officier? Allons! nous ne sommes plus dans des temps de sac et de pillage; on nous laissera tranquillement retourner chez nous; ou je pourrai encore me fixer sur le continent avec un revenu assez honnête.»

Joe, accompagné d'Isidore, descendit à l'écurie sans plus de retard pour examiner les chevaux; puis il dit à son valet de les seller sur-le-champ. Il voulait partir le soir même, à la minute. Il laissa à son valet le soin de préparer les montures, et lui-même se dirigea vers sa demeure pour y prendre ses dernières dispositions. Il voulait s'entourer du plus grand mystère, ne se sentant pas le courage de se présenter devant mistress O'Dowd et Amélia et de leur révéler ses projets de fuite.

Tandis que Joe achevait son marché avec Rebecca et faisait sa visite à l'écurie, l'horizon commençait à s'éclairer des premières lumières du jour. Cette nuit s'était passée sans repos pour la cité; tout le monde était resté sur pied, toutes les fenêtres avaient de la lumière, à toutes les portes il se formait des groupes, et une agitation inquiète régnait dans toutes les rues. Les bruits les plus contradictoires circulaient de bouche en bouche. L'un annonçait la défaite complète des Prussiens, un autre la déroute des Anglais après une lutte acharnée, un troisième affirmait au contraire qu'ils étaient maîtres du champ de bataille. Peu à peu, ce dernier bruit finit par prendre une certaine consistance. En effet, les Français ne paraissaient point. Quelques traînards apportèrent de l'armée des nouvelles plus favorables. Enfin, un aide de camp arriva avec des dépêches pour le commandant de la place, et l'on put lire bientôt sur les murs de la ville l'annonce officielle du succès des alliés aux Quatre-Bras. La colonne, commandée par le maréchal Ney, avait battu en retraite après un combat de six heures.

Il faut placer l'arrivée de l'aide de camp à peu près vers le temps où Joe achevait son marché avec Rebecca et allait examiner son acquisition.

Joe trouva, en rentrant, sur la porte de l'hôtel, une vingtaine de personnes occupées à commenter les dernières nouvelles, auxquelles on ajoutait une foi complète. Il monta aussitôt pour les communiquer aux deux femmes placées sous sa garde. Il pensa qu'il était inutile de les informer de ses projets de retraite, de son marché, et de l'argent qu'il lui en coûtait.

Le succès ou la défaite préoccupait moins ces deux femmes que le sort de ceux qui leur étaient chers. À la nouvelle de la victoire, Amélia se sentit prise d'une inquiétude plus vive encore que par le passé. Elle voulait rejoindre l'armée, et tout en larmes suppliait son frère de l'y conduire. L'anxiété et la terreur étaient arrivées chez elle au dernier degré. La pauvre femme qui depuis plusieurs heures paraissait en proie à une léthargie profonde courait maintenant de côté et d'autre avec tous les symptômes de la folie: elle sanglotait, pleurait et criait.

Joe avait l'âme trop sensible pour supporter longtemps le spectacle d'une telle douleur. Il laissa sa soeur aux mains de son énergique compagne et redescendit à la porte de l'hôtel où l'on était encore réuni à causer en attendant de plus amples informations.

Le jour était enfin arrivé, et avec lui ne tardèrent pas à venir des nouvelles plus complètes du champ de bataille. On les reçut de la bouche même de ceux qui avaient été acteurs dans ce terrible drame. Des charrettes, des voitures chargées de blessés commencèrent à entrer dans la ville, au milieu des plaintes et des gémissements de ceux qu'elles ramenaient. On apercevait sur des litières de paille des figures décomposées par la souffrance. Un de ces fourgons attira plus particulièrement la curiosité de Joe Sedley. Les cris de ceux qu'on y avait couchés avaient de quoi fendre le cœur; les chevaux fatigués pouvaient à peine traîner la voiture.

«C'est là, cria une voix faible et méconnaissable,» et la voiture s'arrêta en face de l'hôtel de Sedley.

«C'est George, je le reconnais,» s'écria Amélia la figure toute bouleversée et les cheveux en désordre.

Ce n'était point George, mais au moins elle allait avoir de ses nouvelles. C'était le pauvre Tom Stubble, qui vingt-quatre heures auparavant partait d'un pas résolu agitant avec orgueil le drapeau de son régiment. Il l'avait vaillamment défendu sur le champ de bataille, et la cuisse traversée d'un coup de lance, il était tombé en serrant toujours son étendard. À la fin de l'action notre jeune héros avait trouvé une place dans une charrette qui l'avait ramené dans ce triste état à Bruxelles.

«Monsieur Sedley! monsieur Sedley!» criait le blessé d'une voix défaillante.

À cet appel, Joe tressaillit d'abord; puis s'avança tout effrayé. Le pauvre Stubble lui tendait une main brûlante et affaiblie.

«C'est ici qu'on doit me déposer, ajouta-t-il, Osborne et Dobbin l'ont dit, et vous donnerez deux napoléons à l'homme de la charrette, ma mère vous les rendra.»

Pendant les longues heures passées dans la charrette, en proie aux souffrances de la fièvre, le jeune enseigne s'était transporté en imagination à la cure de son père, qu'il avait quittée quelques mois auparavant, et par instant ses souvenirs l'avaient aidé à oublier sa douleur.

L'hôtel était vaste, ceux qui l'habitaient étaient bons et compatissants. Les blessés de la charrette trouvèrent chacun un lit. Le jeune enseigne fut porté dans l'appartement d'Osborne; Amélia et la femme du major étaient venues à sa rencontre, après l'avoir reconnu du balcon. Le cœur de ces femmes se sentit plus à l'aise lorsqu'elles eurent appris que la lutte était interrompue et que leurs maris n'avaient pas la moindre égratignure. Amélia, transportée de joie, se jeta au cou de son amie, l'embrassa, et dans l'élan de sa reconnaissance, tomba à genoux pour élever son cœur à Dieu et remercier le Tout-Puissant d'avoir protégé son George bien-aimé.

Tous les médecins de la terre n'auraient pu apporter à cette jeune femme, dans son état de surexcitation nerveuse, un soulagement aussi puissant que celui que le hasard lui offrait. Assistée de mistress O'Dowd elle soigna le blessé et s'efforça d'adoucir ses cruelles souffrances. Cette occupation forcée l'enlevait aux inquiétudes et aux craintes de son esprit, et son activité fébrile prenait, de cette manière, une autre direction.

Notre jeune ami racontait avec la simplicité du soldat les événements de la journée et les faits d'armes de ses vaillants compagnons du ***e. Ils avaient eu beaucoup à souffrir. Ils avaient perdu beaucoup de monde. Le cheval du major avait été tué sous lui pendant une charge du régiment, et on avait d'abord cru que c'en était fait d'O'Dowd et que Dobbin allait lui succéder. Mais en revenant à leur point de ralliement ils avaient trouvé le major assis sur le flanc de Pyrame et demandant des consolations à la bouteille d'osier. Le capitaine Osborne avait sabré le lancier qui avait blessé l'enseigne.

À ce récit, une telle pâleur se répandit sur la figure d'Amélia, que mistress O'Dowd interrompit bien vite le jeune enseigne. À la fin de la journée, le capitaine Dobbin, bien que blessé lui-même, avait pris son jeune camarade dans ses bras pour le porter aux chirurgiens; la charrette l'avait ensuite ramené à Bruxelles.

Le capitaine avait promis deux louis au conducteur pour transporter l'enseigne à l'hôtel de M. Sedley, et annoncer à mistress la capitaine Osborne que le feu avait cessé et que son mari n'avait pas la plus légère blessure.

«Il a bon cœur, ce William Dobbin, observa mistress O'Dowd, quoiqu'il ait toujours l'air de rire de moi.»

Le jeune Stubble déclara que Dobbin n'avait pas son pareil dans toute l'armée. C'étaient des éloges sans fin sur les qualités de l'excellent capitaine, sur sa modestie, sur sa bonté, sur son sang-froid au feu. À toutes ces paroles, Amélia ne prêtait qu'une oreille fort distraite; elle n'écoutait que lorsqu'on parlait de George, et lorsqu'on n'en parlait plus, ses pensées étaient encore pour lui.

La journée s'écoula assez rapide pour Amélia, au milieu des soins qu'elle donnait au malade et des récits merveilleux de la bataille. Pour elle, toutefois, il n'y avait qu'un homme dans l'armée britannique, et son salut l'inquiétait bien plus que tous les mouvements des alliés et les attaques de l'ennemi. Les nouvelles que Joe lui rapportait de la rue faisaient à ses oreilles l'effet d'un vague bourdonnement. Notre craintif ami ne s'y montrait pas toutefois aussi indifférent que sa sœur, et il était en proie aux inquiétudes les plus sérieuses. Les Français avaient été repoussés; mais, après une lutte acharnée et indécise, soutenue par une seule division de l'armée française. L'empereur, avec le corps principal, se trouvait à Ligny, où il avait culbuté les Prussiens sur toute la ligne, et débarrassé de ce premier obstacle, il se disposait à concentrer toutes ses forces contre les alliés. Le duc de Wellington se repliait sur Bruxelles. Toutes les éventualités étaient pour une grande bataille à livrer sous les murs de la capitale, et dont l'issue paraissait fort douteuse. Le duc de Wellington n'avait que vingt mille hommes de troupes anglaises sur lesquelles il pût compter. Les troupes allemandes se composaient de nouvelles recrues, et les Belges ne suivaient le reste de l'armée qu'à contre coeur. Avec cette poignée d'hommes le duc devait résister aux cinquante mille hommes qui envahissaient la Belgique sous les ordres de Napoléon, jusqu'alors invincible et avec lequel aucun capitaine ne semblait pouvoir se mesurer avec chance de succès.

En présence de ces réflexions qui se pressaient dans son esprit, Joe ne trouvait d'autre ressource que de trembler de tous ses membres. Du reste, tout le monde en était là à Bruxelles, car chacun comprenait que le combat de la veille n'était que le prélude d'une bataille inévitable et plus terrible encore. Déjà l'empereur avait fait subir un échec à l'armée qu'il avait trouvée sur son chemin. Il lui en coûterait à peine un effort pour passer sur le corps de quelques Anglais qui le séparaient de Bruxelles. Malheur alors à ceux qu'il y trouverait! On rédigeait d'avance les discours; les autorités s'étaient réunies pour discuter en secret le cérémonial à observer. On préparait les appartements, les drapeaux tricolores, les emblèmes de triomphe pour l'entrée de Sa Majesté l'Empereur et Roi.

L'émigration continuait de plus belle: dès qu'on avait trouvé des moyens de transport, on suivait le mouvement général. Quand Joe se présenta dans l'après-midi à l'hôtel de Rebecca, il remarque que la voiture des Bareacres avait enfin débarrassé la porte cochère. Le comte s'était procuré une paire de chevaux à un prix fabuleux, et, en dépit de mistress Crawley, galopait maintenant sur la route de Gand. Louis XVIII était tout prêt lui-même à abandonner les murs de cette ville. Le malheur semblait s'acharner à poursuivre de pays en pays le royal exilé.

La pénétration de Joe allait jusqu'à prévoir l'imminence d'une crise finale. D'un moment à l'autre, il allait avoir besoin des chevaux qui lui coûtaient si cher. Cette journée se passa pour lui au milieu d'angoisses impossibles à dépeindre. Par précaution, il ramena ses chevaux des écuries où ils se trouvaient dans celles de son hôtel. Dans un cas urgent, cette distance eût été encore trop grande; et, en outre, il les tenait ainsi à l'abri d'un enlèvement de vive force. Isidore faisait bonne garde à la porte de l'écurie. Les chevaux étaient tout sellés et tout prêts, ce qui n'empêchait pas Joe d'attendre la suite des événements avec la plus grande anxiété.

Après l'accueil de la veille, Rebecca n'était pas fort pressée de venir auprès de sa chère Amélia; mais la femme la fit penser au mari et elle rafraîchit les queues du bouquet de George, en changea l'eau et relut sa lettre.

«L'infortunée, dit-elle en roulant entre l'index et le pouce le coupable billet, avec cela je pourrais la rendre bien malheureuse! Dire qu'elle a la bonté de se torturer le cœur pour un être pareil, un sot, un fat, qui la néglige et la dédaigne! Mon pauvre Rawdon, tout bête qu'il est, vaut dix fois plus.»

Alors elle se mit à réfléchir sur ce qu'elle aurait à faire si.... s'il arrivait quelque malheur au pauvre Rawdon. Il avait eu une bien bonne idée de lui laisser ses chevaux.

Mistress Crawley qui, dans le courant du jour, avait eu le regret de voir les Bareacres trouver les moyens de partir, songea à son tour à prendre les mêmes précautions que la comtesse. À l'aide de quelques coups d'aiguille, elle mit en sûreté la meilleure partie de ses bijoux, billets et bank-notes, et se trouva ainsi prête à tout événement, soit qu'elle se décidât à prendre la fuite ou à attendre de pied ferme les vainqueurs anglais ou français. Tandis que Rawdon, enveloppé dans son manteau, bivouaque au mont Saint-Jean par une pluie battante et pense de toutes les forces de son âme à sa chère petite femme, qui pourrait affirmer que celle-ci ne songe pas, dans un cas donné, à devenir Mme la maréchale et à se décorer d'un titre de duchesse?

Le lendemain, qui était un dimanche, mistress la major O'Dowd eut la satisfaction de voir que le repos bienfaisant de la nuit avait rendu le calme et le courage à ses deux malades. Elle-même avait pris quelque sommeil sur le grand fauteuil de la chambre d'Amélia, toute prête à courir auprès de son amie ou de l'enseigne, suivant que l'un ou l'autre aurait réclamé ses soins. Dans la matinée, elle se rendit à sa demeure pour procéder à sa toilette avec toute la recherche et l'élégance qu'exigeait la solennité du jour. Il est fort possible que se trouvant seule dans cette chambre qu'elle avait partagée avec son mari, que, voyant le bonnet de coton du pauvre Mick encore sur l'oreiller et sa canne dans un coin, elle ait adressé ses prières au ciel pour le brave soldat.

Elle rapporta avec elle son livre de prières et le fameux recueil des sermons de son oncle le doyen; elle n'y comprenait trop rien à la vérité, et ne prononçait même pas très-correctement tous ces mots barbares et abstraits, mais elle n'aurait pour rien au monde manqué à sa lecture des dimanches.

«Que de fois, mon cher Mick, pensait-elle, a écouté avec recueillement ces sermons que je lisais dans le calme de la traversée.»

Ce jour-là elle comptait bien avoir pour auditeurs de cette lecture intéressante Amélia et l'enseigne commis à ses soins. Le même jour, le même office se lisait à la même heure dans plus de vingt mille églises, et des millions d'hommes et de femmes imploraient à genoux, de l'autre côté du détroit, la protection du Tout-Puissant.

Mais leurs oreilles ne furent point troublées par le bruit qui émut notre petite colonie de Bruxelles, bruit bien plus menaçant encore que celui de la veille. Tandis que mistress O'Dowd débitait l'office de sa voix la plus claire, le canon de Waterloo commença à gronder.

À ce bruit redoutable, Joe, de plus en plus convaincu que son tempérament ne lui permettait pas de supporter ces alertes si souvent répétées, décida qu'il n'y avait plus à hésiter, et que, sans plus tarder, il allait prendre la fuite. Il s'élança, en conséquence, vers la chambre où nos trois amis avaient suspendu leurs prières pour mieux saisir les moindres rumeurs.

«Emmy, dit-il brusquement à sa sœur, il m'est impossible de rester plus longtemps ici; je finirais par en mourir. Venez avec moi: j'ai acheté un cheval pour vous; quant au prix, c'est mon affaire. Allons! habillez-vous vite, et en route; vous monterez derrière Isidore....

—Dieu me pardonne, monsieur Sedley, vous m'avez tout l'air d'un poltron, dit mistress O'Dowd en posant son livre.

—Allons Amélia, entendez-vous, continua l'employé civil, ne vous arrêtez pas aux sornettes de cette radoteuse; belle avance d'attendre les Français pour être massacrés par eux!

—Vous oubliez le ***e, mon cher monsieur, dit de son lit le jeune Stubble, et vous mistress O'Dowd, vous consentiriez donc à me quitter.

—Non, non, répondit-elle en s'approchant de lui; le caressant comme elle eût fait à son enfant, ne craignez rien. Je ne bougerai pas sans un ordre de Mick. La jolie figure que je ferais à califourchon derrière ce monsieur.»

Cette saillie fit éclater de rire le jeune malade, et provoqua même un sourire de la part d'Amélia.

«Est-ce qu'on la demande? murmurait Joe; est-ce qu'on lui parle, seulement? Voyons, Amélia, une fois pour toutes, oui ou non, voulez-vous venir?

—Sans mon mari, Joseph,» fit Amélia avec un regard de surprise, et en même temps elle tendit la main à la femme du major.

La patience de Joe était à bout:

«Eh bien! alors, bonsoir!» s'écria-t-il en brandissant son poing avec colère et tirant violemment la porte par laquelle il venait de sortir.

Une minute plus tard, Joe était en selle, et mistress O'Dowd entendait le piétinement des chevaux qui franchissaient la porte de l'hôtel. Elle alla à la fenêtre pour voir passer M. Joe, escorté d'Isidore en chapeau galonné. Les deux montures, qui n'étaient pas sorties depuis plusieurs jours, se livraient à des pointes de gaieté et faisaient toutes sortes de courbettes dans la rue. Joe, naturellement gauche et timide, avait toutes les peines du monde à se tenir en équilibre.

«Regardez-le donc, Amélia ma chère, bon, le voilà qui va entrer par la fenêtre du salon. Je n'ai jamais vu pareil magot dans les boutiques de chinoiseries.»

Enfin les deux cavaliers s'élancèrent au galop dans la direction de Gand. Mistress O'Dowd les accompagna des railleries les plus méprisantes tant qu'elle put les apercevoir.

Nous connaissons tous par des ouï-dire ou par nos lectures le choc terrible qui, pendant ce temps, avait lieu à quelques heures de Bruxelles. Le souvenir de cette fameuse journée est resté gravé dans le cœur de tous les braves soldats qui, vainqueurs ou vaincus, prirent part à cette grande bataille. Faudra-t-il qu'une nouvelle lutte donnant la victoire à ceux qui pleurent encore leur défaite, fasse succéder nos enfants à un héritage maudit de haine et de vengeance? Faudra-t-il ne voir jamais terminer ces massacres dans lesquels deux nations généreuses arrosent les champs de bataille du plus pur de leur sang? Depuis tant de siècles de lutte et d'égorgement, Anglais et Français n'ont-ils pas payé assez chèrement leur tribut à ce qu'on appelle le code de l'honneur.

Tous nos amis se conduisirent en hommes de cœur dans cette grande journée. Tandis que les femmes agenouillées priaient loin du champ de bataille, les lignes inébranlables d'infanterie anglaises essuyaient et repoussaient les charges furieuses des régiments français. La fusillade, dont les roulements arrivaient jusqu'à Bruxelles, portait la mort au milieu des rangs ennemis; ceux qui tombaient étaient aussitôt remplacés par d'autres aussi résolus à faire leur devoir. Vers le soir, l'attaque des Français, si bravement conduite, si énergiquement repoussée, sembla se ralentir un peu. Ils semblaient délibérer pour savoir s'ils tourneraient leurs efforts d'un autre côté, où s'ils réuniraient leurs forces pour un suprême assaut. À un signal donné, les colonnes de la garde impériale gravissent les hauteurs du mont Saint-Jean pour débusquer les Anglais qui, tout le jour, s'étaient maintenus dans leur position. Cette imposante colonne, déployant ses mouvants anneaux dans la plaine, commença à escalader la colline sans paraître entamée par l'artillerie anglaise qui vomissait la mort du sein de nos bataillons. Déjà elle attaquait le sommet du mamelon occupé par les Anglais, quand soudain elle se ralentit et hésita dans sa marche. Elle s'arrêta alors faisant toujours face au feu, mais enfin les Anglais repoussèrent leurs agresseurs et conservèrent le poste d'où nul ennemi n'avait pu les déloger.

Aucun bruit n'arrivait plus à Bruxelles, la lutte s'était engagée à quelques milles plus loin. D'épaisses ténèbres couvraient de leurs voiles la ville et le champ de bataille. Amélia adressait au ciel de ferventes prières pour son bien-aimé, et George, couché sur la face, gisait sans vie broyé par un boulet.

FIN DU PREMIER VOLUME.

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