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La foire aux vanités, Tome II

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CHAPITRE VII.

La nature prise sur le fait.

Il nous faut maintenant faire un retour sur nos pas pour savoir ce qu'il est advenu de quelques-unes de nos connaissances que nous avons laissées dans l'Hampshire, de ces honnêtes personnes dont les espérances furent si cruellement déçues en ce qui concernait l'héritage de leur vieille parente miss Crawley. Bute Crawley avait compté sur trente mille livres sterling pour sa part dans les biens de sa sœur: quel ne fut pas son désappointement lorsque, au lieu de cette somme, il dut se contenter de cinq mille livres, qui, après avoir servi à payer ses dettes et celles de son fils à l'Université, ne laissèrent pas grand'chose à partager entre ses quatre filles. Mistress Bute ne se douta jamais, ou, du moins, ne voulut jamais convenir que son humeur acariâtre et despotique avait été pour beaucoup dans la fâcheuse issue de cette affaire. Elle prenait le ciel à témoin qu'elle n'avait négligé rien de ce qu'il était humainement possible de faire pour s'assurer cet héritage. Était-ce sa faute si elle manquait de cette souplesse et de cette hypocrisie dont son neveu Pitt Crawley avait une si grande habitude? Du reste, cette bonne créature lui souhaitait toutes sortes de prospérités possibles dans la jouissance de ce bien mal acquis.

«Cet argent du moins ne sortira pas de la famille, disait cette charitable dame à son mari. Vous pouvez bien être assuré que Pitt ne le dépensera jamais. L'Angleterre n'a jamais rien produit de plus ladre et de plus avare. C'est toujours du vice, bien que sous une autre forme que chez cet avaleur de tout bien, cet abominable Rawdon.»

Les premiers mouvements de sa mauvaise humeur une fois passés, Mistress Bute s'occupa de tirer le meilleur parti possible de la fortune délabrée à la tête de laquelle elle se trouvait. Elle adopta un large système de réforme et d'économie, apprit à ses filles à supporter leur pauvreté avec une âme patiente et résignée, inventa mille ingénieuses supercheries pour dissimuler son état de gêne, et quelquefois pour s'y soustraire, elle promenait ses filles dans tous les bals et réunions publiques du voisinage, avec un courage digne d'un meilleur sort. Jamais l'hospitalité n'avait été si brillante au presbytère que depuis l'ouverture de la succession de Miss Crawley. Au train de vie qu'on menait dans cette maison, personne n'aurait pu se douter de la déception que la famille avait eu à subir dans ses espérances: on ne supposait pas, en voyant mistress Bute de toutes les fêtes des alentours, que chez elle elle était dans la gêne et presque réduite à mourir de faim. Jamais ses demoiselles n'avaient étalé un tel luxe dans leurs toilettes; elles ne manquaient pas une des réunions de Winchester et de Southampton; elles avaient des billets pour tous les bals donnés à l'occasion des courses de chevaux ou des régates de Cowes. Leur voiture, traînée par un attelage qui quittait la calèche pour la charrue, était sans cesse à courir la grande route. Comment ne pas croire, en présence de pareils faits, que cette tante, dont on ne prononçait le nom en public qu'avec la plus tendre et la plus respectueuse gratitude, n'eût légué aux quatre sœurs une fortune colossale.

C'est là une manière de mentir fort commune en ce monde de vanités, et ceux qui la pratiquent, loin d'en avoir la conscience plus chargée, se regardent au contraire comme ayant fait une action méritoire et digne d'éloges. Mistress Bute du moins le pensait ainsi. À ses yeux c'était le moyen le plus sûr pour arriver à avoir un jour sa place dans le calendrier. N'était-il pas en effet fort édifiant pour les étrangers de voir le bonheur qui régnait dans cette heureuse famille! Ses filles étaient des jeunes personnes si naturelles, si aimantes, si bien élevées! Martha peignait les fleurs dans la perfection, et l'on voyait de ses tableaux dans toutes les ventes de bienfaisance du comté. Emma était le rossignol de la famille, et ses vers, imprimés dans la Vedette de l'Hampshire, faisaient la gloire de la colonne réservée aux poëtes. Fanny et Mathilde chantaient des duos que leur mère accompagnait au piano, tandis que les deux autres sœurs, se tenant enlacées par la taille, les écoutaient avec le ravissement d'une vive et pieuse tendresse. Mais personne n'assistait aux répétitions particulières de ces duos, alors que leur mère forçait impitoyablement ses filles à tambouriner un certain nombre d'heures par jour sur le piano. Bref, mistress Bute tâchait de faire bonne contenance en présence de sa mauvaise fortune, et par ses efforts héroïques réussissait tout au moins à sauver les apparences.

Sous ce rapport elle se conduisait du moins en tout point en bonne et excellente mère qui veut assurer l'établissement de ses filles, et certes il n'y avait là aucun reproche à lui adresser. Elle recevait chez elle les canotiers de Southampton, les clercs de la cathédrale de Winchester, et enfin les officiers du régiment. Elle s'efforçait aussi d'attirer dans ses filets les jeunes avocats aux assises, encourageait fortement Jim à lui amener ses compagnons de chasse. Que ne ferait pas une mère pour le bien des chers objets de sa tendresse?

Entre une femme de si haute vertu et le baronnet réprouvé, que pouvait-il y avoir encore de commun? En conséquence, il y eut rupture complète entre les deux frères. Il est vrai de dire que tout le comté était brouillé avec le baronnet, dont la vie n'était plus qu'une longue suite de scandales. L'aversion de sir Pitt pour la compagnie des honnêtes gens n'avait fait que croître avec les années. La grille du parc ne s'ouvrit plus à la voiture d'aucun homme digne d'estime et de considération, après la visite de noces que M. Pitt et lady Jane vinrent faire au baronnet.

Cette visite resta dans leur esprit comme un triste et douloureux souvenir auquel ils ne pensaient jamais qu'avec un secret sentiment d'horreur. Pitt pria sa femme de ne plus en parler devant lui, et lorsqu'il lui exprima cette volonté, sa voix et sa figure avaient une expression extraordinaire. Tous les renseignements qu'on a pu recueillir à ce sujet viennent de mistress Bute, qui, par des moyens à elle, parvint à se mettre au courant de tous les détails de la réception faite par sir Pitt à son fils et à sa bru.

À peine la voiture des jeunes époux, dans tout l'éclat de sa fraîcheur, eut-elle franchi l'entrée de la grande avenue, que M. Pitt s'aperçut, avec un sentiment de contrariété et presque de mauvaise humeur, que d'immenses trouées avaient été faites dans les deux rangées d'arbres qui bordaient l'allée, et que, sans respect pour le droit de propriété que M. Pitt avait sur eux, le vieux baronnet les taillait et les coupait d'après les inspirations de son caprice. Tout dans le parc offrait à l'œil l'aspect de la ruine et de la désolation: les allées étaient mal entretenues et semées d'ornières profondes où la voiture, en s'enfonçant, faisait jaillir la boue tout autour d'elle. Les abords de la terrasse et les gradins du perron étaient couverts d'une mousse noirâtre; les corbeilles de fleurs, garnies autrefois des plantes les plus rares, étaient maintenant envahies par les mauvaises herbes. Les volets, livrés au souffle des vents, en suivaient la direction sur toute la façade de la maison. Ce ne fut qu'après plusieurs coups de sonnette désespérés que la porte du château s'ouvrit enfin. Les visiteurs purent apercevoir une espèce de dame en rubans gravissant l'escalier de chêne noir au moment où Horrocks introduisait l'héritier de Crawley-la-Reine et sa jeune épouse dans la demeure de ses ancêtres. Il les conduisit au cabinet de sir Pitt, comme on appelait cette pièce. Lady Jane et sir Pitt, à chaque pas qu'ils faisaient, se sentaient presque suffoqués par une forte odeur de tabac. Sous forme d'excuses, maître Horrocks glissa en passant que sir Pitt était repris de ses douleurs et souffrait beaucoup de ses reins.

Le susdit cabinet avait vue sur l'entrée du parc. Sir Pitt, de l'une des fenêtres qu'il venait d'ouvrir, avait engagé un bruyant dialogue avec le postillon et le domestique de son fils qui faisaient mine de décharger les bagages.

«Ne touchez pas à ces paquets, leur criait-il en leur faisant signe du bout de la pipe qu'il tenait à la main. C'est une simple visite, ne le voyez-vous pas, imbéciles que vous êtes. Holà! voilà un cheval qui a la jambe bien abîmée; conduisez-le à l'auberge de la Tête couronnée, pour qu'on la lui frotte un peu.

—Eh bien! Pitt, comment va cette santé, mon cher? Hé! hé! vous venez voir si la vieille carcasse de votre père est encore debout. À la bonne heure, ma belle enfant, vous avez une petite mine un peu plus gentille que les joues parcheminées de votre respectable mère. Allons, venez embrasser le vieux Pitt comme une petite fille bien sage.»

Cette caresse, qui sentait le tabac, faite avec une bouche hérissée d'une barbe de huit jours, ne fut pas des plus agréables pour la jeune femme, qui ne savait où elle en était. Elle se souvint heureusement fort à propos que son frère Southdown portait des moustaches et fumait des cigares, ce qui l'aida à supporter plus facilement les embrassades du baronnet.

«Allons, je vois que Pitt a pris du ventre, dit celui-ci après avoir donné à lady Jane cette marque de tendresse dont elle se fût bien passée; eh bien! ma chère, votre mari vous lit sans doute ses sempiternels sermons? le centième psaume de l'hymne du soir, n'est-ce pas cela, maître Pitt? Allez donc, Horrocks, vite un verre de Malvoisie et un gâteau pour lady Jane. Qu'avez-vous à rester là tout ébahi, comme un cochon dressé pour le roussir. Je ne vous engage pas à passer quelques jours avec moi; vous vous ennuieriez trop, et vous ne m'amuseriez pas beaucoup; un vieux racorni comme moi a des habitudes auxquelles il tient, et moi, je passe ma vie entre ma pipe et mon trictrac.

—Je sais jouer aussi au trictrac, dit lady Jane avec un sourire; j'y faisais la partie de mon père et celle de miss Crawley. N'est-ce pas, mistress Crawley?

—Lady Jane pourrait jouer avec vous à ce jeu qui semble avoir toutes vos prédilections, repartit Pitt d'un ton toujours solennel.

—N'importe, ce n'est pas là une raison pour que vous vous installiez ici; non, non. Allez à Mudbury, où mistress Riencer sera enchantée de vous recevoir, ou bien à la cure, où Bute vous offrira à dîner. Il sera ravi de vous voir, j'en suis sûr; il vous a une si grande obligation de lui avoir soufflé l'héritage de la tante. Ah! ah! vous aurez là de quoi boucher les trous du château quand j'aurai descendu la garde.

—Je me suis aperçu, monsieur, dit Pitt avec son arrogance habituelle, que vos gens ont fait un assez gros abattis des arbres du parc.

—Oui, le temps est superbe et bien agréable pour la saison, répondit sir Pitt devenu sourd comme par enchantement. Je me fais bien vieux, Pitt, si vous saviez. Le ciel vous accorde encore de longues années, mais vous n'êtes pas loin vous-même de la cinquantaine. Du reste, il ne les porte pas mal, n'est-ce pas, ma gentille lady Jane. C'est pieux, c'est sobre, enfin ça mène une vie exemplaire. Regardez-moi, je ne suis pas bien loin des quatre-vingts.»

Il se mit à rire, prit une prise de tabac, fit des agaceries à lady Jane et lui serra la main. Pitt chercha vainement à ramener la conversation sur la coupe des arbres. Le baronnet devenait sourd au même instant.

«Hélas! je me fais bien vieux, et mon lombago m'a fait bien souffrir cette année. Je n'ai plus longtemps à passer ici-bas; je suis bien aise que vous soyez venus me voir tous les deux. Votre figure me plaît, lady Jane; on ne trouve point dans vos traits les airs dédaigneux et insolents des Binkie; je veux vous donner, pour quand vous irez à la cour....»

Il se dirigea en même temps, non sans avoir d'abord prêté l'oreille, vers un chiffonnier dont il tira un écrin renfermant des bijoux de quelque valeur.

«Prenez, ma chère, dit-il à lady Jane, cela a appartenu à ma mère et n'a été porté que par ma première femme, la fille du quincaillier n'y a jamais touché, aussi vrai que je vous le dis, mais prenez et cachez vite.»

Au moment où il mettait l'écrin dans la main de sa bru et poussait le tiroir du chiffonnier, Horrocks entrait portant un plateau de rafraîchissements.

«Qu'avez-vous donné à la femme de Pitt, dit la femme aux rubans lorsque Pitt et lady Jane eurent pris congé du vieillard.»

Cette femme n'était autre que miss Horrocks, la fille du sommelier, objet de scandale pour tout le comté; en un mot, la châtelaine de nouvelle création établie en souveraine à Crawley-la-Reine.

La faveur dont jouissait au château la dame aux rubans avait excité le mécontentement et le blâme de la famille et de tout le comté. La dame aux rubans avait un compte ouvert à la succursale de la caisse d'épargnes, située à Mudbury; la dame aux rubans allait en voiture à l'église, se réservant pour elle seule l'usage des chevaux qui avaient fait pendant longtemps le service des domestiques du château: un simple mouvement de son caprice suffisait pour décider du renvoi de ceux-ci. Le jardinier écossais resté en possession du potager, se montrait très-fier de ses espaliers et de ses serres chaudes et se faisait un assez joli revenu du produit de la vente des fruits et des légumes au marché de Southampton; mais un beau matin, ayant trouvé la dame aux rubans occupée à dévorer ses pêches sur ses espaliers, il reçut une paire de soufflets en réponse à quelques observations qu'il présentait au sujet de ces atteintes portées à sa propriété. Lui, sa femme, ses enfants, tous les braves serviteurs de Crawley-la-Reine n'eurent d'autre parti à prendre que de faire leurs paquets et d'abandonner au pillage ces jardins jusqu'alors si bien entretenus; les mauvaises herbes commencèrent à croître tout à leur aise. Le parterre de la pauvre lady Crawley fut dévoré par les ronces et les épines. Il ne restait dans la vaste cuisine du château que deux ou trois domestiques tout grelottant de froid. L'écurie et l'office transformés en une espèce de solitude et ouverts à tous les vents, tombèrent en ruines. Sir Pitt passait ses nuits à se divertir avec Horrocks son sommelier, et pendant le jour il se querellait avec ses agents et dans ses lettres accablait d'injures ses fermiers, ou s'occupait lui-même de sa correspondance. Les gens de loi, les baillis qui avaient à traiter avec lui ne trouvaient accès dans le sanctuaire que par la faveur spéciale de la dame aux rubans, qui leur servait d'introductrice auprès du baronnet; c'est ainsi que mille soucis venaient assiéger sir Pitt; que les embarras les plus compliqués lui surgissaient de toute part.

M. Pitt, l'homme d'ordre et d'étiquette par excellence, ne pouvait voir qu'avec un sentiment d'horreur ce renversement de toutes les convenances. La crainte d'apprendre que l'effroyable dame aux rubans était devenue sa belle-mère, ne lui laissait plus un jour de tranquillité. Depuis la visite que nous venons de rapporter, la comtesse de Southdown fit plusieurs tentatives pour introduire dans le château les traités les plus émouvants et les plus capables de faire blanchir de terreur la tête de ce vieux réprouvé. Mistress Bute, au milieu de la nuit, allait à sa croisée pour voir si le ciel ne s'illuminait pas des rouges clartés de l'incendie dans la direction du château de Crawley. Sir G. Wapshot et sir H. Fuddleston, les vieux amis du baronnet, ne voulaient plus siéger avec lui aux assises et se détournaient de lui dans les rues de Southampton, quand ce vieux suppôt de la débauche les rencontrait et leur tendait la main. Mais rien n'y faisait, il rengainait sa poignée de main et s'en allait en riant aux éclats. Les brochures de lady Southdown avaient aussi le don d'exciter au plus haut point son hilarité. Il se moquait de ses fils, du monde, enfin de la dame aux rubans, quand par hasard elle se fâchait, ce qui arrivait encore assez souvent.

Miss Horrocks, une fois installée comme gouvernante dans le manoir de Crawley-la-Reine, traita ses anciens compagnons de service avec un despotisme intolérable. Tous les serviteurs l'appelaient m'ame par abréviation de madame. Une petite fille qu'elle-même avait prise à son service, s'obstinait seule à l'appeler milady, ce qui n'avait aucunement l'air de formaliser la gouvernante.

«Des ladies; eh! mon Dieu, il y en a de tous les numéros, Esther,» disait miss Horrocks en réponse à cette flatterie de sa subalterne.

Elle exerçait ainsi un pouvoir illimité en toute occasion et sur toutes personnes, et renchérissait peut-être encore à l'égard de son père, lui disant de ne point se laisser aller à tant de familiarité dans ses rapports avec la dame d'un baronnet.

Elle étudiait souvent dans le jour son rôle de châtelaine, à sa grande satisfaction personnelle et au grand divertissement de sir Pitt qui se tenait les côtes en voyant les airs et les grâces qu'elle se donnait; et en effet rien n'était plus risible et plus voisin de la caricature que ses mignardises aristocratiques. Le baronnet, pour qui ces prétentions à l'élégance n'étaient qu'une comédie des plus bouffonnes, lui faisait mettre les habits de cour de la première lady Crawley, et lui affirmait, de manière à ne laisser aucun doute à miss Horrocks à cet égard, que ce costume lui allait à ravir, et qu'il n'y avait plus qu'à aller la présenter à la cour dans sa voiture à quatre chevaux.

Miss Horrocks s'était emparée de la défroque des deux défuntes, et coupait et taillait dans ce monceau de chiffons, ce qu'elle croyait pouvoir convenir à sa figure. Elle aurait bien voulu prendre aussi possession des joyaux et des bijoux des dames qui l'avaient précédée; mais le vieux baronnet les avait renfermés dans un tiroir dont elle n'avait pu obtenir la clef, en dépit de toutes ses caresses et de toutes ses flatteries.

Quelque temps après le départ de cette honnête personne, il trouva au château un cahier de brouillon sur lequel elle s'exerçait dans l'art calligraphique en général et dans le tracé de son nom en particulier; sur chaque page on pouvait lire: Lady Crawley, lady Betsy Horrocks, lady Élisabeth Crawley, etc., etc.

Bien que les dignes habitants du presbytère ne vinssent jamais à Crawley-la-Reine, et semblassent fuir le vieux païen qui en rendait les murs témoins de ses forfaits, ils savaient néanmoins les moindres détails de ce qui s'y passait, et chaque jour s'attendaient à quelque catastrophe dont miss Horrocks n'avait pas un moins vif pressentiment. Mais, hélas! le diable s'en mêla et lui enleva la récompense que méritaient un dévouement si désintéressé, une vertu si immaculée!

Un jour, le baronnet surprit Sa Seigneurie, comme il l'appelait par dérision, devant une vieille épinette enrouée, restée fermée depuis le temps où Becky Sharp y avait joué ses quadrilles. La dame aux rubans tapait les touches avec une gravité imperturbable et hurlait de toute la force de ses poumons, en croyant imiter les chants qu'elle avait jadis entendus. La petite fille de cuisine, qu'elle avait fait entrer dans la maison, se tenait auprès de sa maîtresse, ayant l'air de prendre un très-grand plaisir à cette opération musicale, et faisait aller et venir sa tête en poussant de temps à autre des exclamations admiratives.

«Mon Dieu, m'ame, qu'c'est beau! que c'est bien!»

Un flatteur de grande maison n'aurait pas mieux fait son métier.

Ce petit tableau excita, comme d'habitude, l'hilarité du baronnet. Le soir, il en parla plus de vingt fois dans son tête-à-tête avec son majordome. Miss Horrocks, très-loin d'être charmée de ce récit, tambourinait sur la table en guise d'épinette. Quant à sir Pitt, il hurlait à faire crouler les murs pour donner une idée de la puissance vocale de miss Horrocks; et comme une si belle voix ne devait point rester inculte, il promettait à la modeste demoiselle des maîtres de chant, chose qui paraissait toute naturelle à celle-ci. Sir Pitt se montra, du reste, ce soir-là, fort gaillard et fort dispos. Il fit avec son sommelier une énorme consommation de grogs, et ne se retira dans sa chambre qu'à une heure fort avancée.

Une demi-heure après, toute la maison était en révolution. On voyait les lumières passer rapidement devant les fenêtres et illuminer successivement les vastes salles du château désert, dont le seigneur n'occupait d'ordinaire que deux ou trois pièces au plus. Pendant cette agitation qu'il était facile de constater du dehors, un homme à cheval galopait sur la route de Mudbury pour aller y chercher le docteur. Et pendant ce temps, ce qui prouve avec quel soin l'excellente mistress Bute Crawley se tenait toujours au courant de ce qui se passait au château, on pouvait voir, accourant du presbytère au château, le père, la mère et le fils.

Ils traversèrent la cour d'honneur, la salle à manger aux antiques boiseries, où se trouvaient sur une table trois grands verres et une bouteille naguère encore pleine de rhum, et qui venait de servir à la dernière orgie de sir Pitt. Franchissant rapidement cette enfilade de pièces, ils se dirigèrent vers le cabinet dont nous avons parlé, où ils trouvèrent miss Horrocks, qui, d'un air tout inquiet, cherchait au milieu d'un gros trousseau de clefs celles qui allaient aux serrures des bureaux et des commodes. Le trousseau tomba à terre, et la demoiselle aux rubans poussa un cri de terreur quand elle vit se dresser devant elle la petite mistress Bute, dont les yeux lançaient des éclairs de dessous les ténèbres de sa capote.

«Eh bien! James vous êtes témoin! vous êtes témoin, monsieur Crawley! s'écriait mistress Bute en désignant du doigt la coupable, dont l'air effaré témoignait assez des mauvaises intentions.

—Il me les a données! il me les a données! criait-elle de toutes ses forces.

—Il vous les a données, misérable créature! reprenait mistress Bute sur un ton non moins élevé. Vous pourrez attester, messieurs, que nous avons trouvé cette femme, capable de toute espèce de mal, en train de crocheter les meubles de votre frère. Je vous l'avais toujours dit qu'elle devait, tôt ou tard, finir par la potence.»

Betsy Horrocks, en proie à la plus vive terreur, s'affaissa sur elle-même et se mit à sangloter; mais ceux qui savent ce que vaut la charité de certaines femmes n'ignorent point qu'elles ne sont point pressées de pardonner, et que l'humiliation de leur ennemie est un véritable triomphe pour elles.

«Sonnez, James, disait mistress Bute, sonnez jusqu'à ce que l'on vienne.»

Les trois ou quatre domestiques qui restaient dans cette maison déserte accoururent au bruit redoublé de la sonnette.

«Mettez cette misérable au cachot, leur dit l'énergique petite femme, nous l'avons surprise en flagrant délit de vol. Vite, monsieur Crawley, dressez le procès-verbal. Vous, Beddoes, dès demain vous la conduirez à la prison de Southampton.

—Ma chère, dit le recteur transformé en magistrat, je vous ferai remarquer que....

—Est-ce qu'il n'y a point ici de menottes, continua mistress Bute frappant du pied avec ses sabots. Autrefois il y avait ici des menottes. Où est l'abominable père de cette plus abominable fille?

—Il me les a données, criait toujours la pauvre Betsy, n'est-ce pas, Esther? oui!... sir Pitt, n'est-ce pas?... il me les a données.... vous savez.... le lendemain de la foire de Mudbury. Je n'en ai que faire du reste; reprenez-les, si vous croyez qu'elles ne soient pas à moi.»

Cette malheureuse tira alors de sa poche une énorme paire de boucles de souliers; c'était une imitation en faux et la chose qui avait le plus excité sa convoitise parmi toutes les autres qu'elle avait trouvées dans le tiroir du secrétaire.

«Juste ciel? Betsy, d'où avez-vous tiré tous les méchants contes que vous inventez là, répondait Esther, sa créature; pourquoi vouloir en imposer à Mme Crawley, à cette bonne et excellente Mme Crawley, et à notre révérend ministre. (Elle accompagna ces paroles d'un salut.) Ah! vous pouvez fouiller dans mes poches, m'ame, vous n'y trouverez que mes clefs; soyez tranquille, c'est que, voyez-vous, je suis une honnête fille au moins, quoique née de parents pauvres; ils vivent de leur travail, savez-vous bien; si vous trouvez tant seulement sur moi un pauvre petit morceau de dentelle ou de soie, je veux bien ne jamais remettre les pieds à l'église.

—Vos clefs, pécheresse endurcie, créature réprouvée! hurlait la vertueuse petite dame toujours abritée sous sa capote.

—Voici une chandelle, m'ame, voulez-vous venir voir dans ma chambre, et visiter toutes les commodes dans celle de la gouvernante? c'est là qu'il s'en trouve un tas d'affaires, reprit de plus belle la petite Esther, continuant toujours ses saluts.

—Silence, je vous prie. Je connais parfaitement la chambre qu'occupe cette créature. Mistress Brown, ayez l'obligeance de m'accompagner; vous, Beddoes, vous m'en répondez, et vous, monsieur Crawley, allez vite là haut voir si on n'assassine pas votre malheureux frère.»

Après ces dernières paroles, mistress Bute saisit le flambeau, et, escortée de mistress Brown, se dirigea vers la susdite chambre, qu'elle connaissait, en effet, fort bien. Quant à Bute, il monta l'escalier et trouva le docteur de Mudbury occupé, avec Horrocks au comble de l'émoi, autour du seigneur du château étendu sans mouvement dans son fauteuil, et cherchant à le rappeler à la vie à l'aide d'une saignée.

Le matin, de bonne heure, par les soins de la femme du ministre, une estafette fut dépêchée à M. Pitt Crawley. Cette excellente dame s'était attribué la haute direction de toutes les mesures à prendre dans les circonstances actuelles et avait veillé le vieux baronnet pendant toute la nuit. On était parvenu, avec beaucoup de difficultés, à lui rendre comme un souffle de vie, il ne pouvait plus parler, mais du moins il semblait reconnaître son monde. Mistress Bute restait à son chevet avec un courage vraiment héroïque. On eût dit qu'elle était forte à pouvoir se passer de sommeil. Ses yeux noirs restaient tout grands ouverts, tandis que le docteur ronflait du meilleur cœur dans son fauteuil. Horrocks avait fait des efforts désespérés pour maintenir contre elle son autorité; mais mistress Bute le traita d'ivrogne et de débauché, lui enjoignit de déguerpir au plus vite de la maison, et le menaça, s'il avait le malheur de s'y montrer de nouveau, de le faire transporter à Botany-Bay avec son abominable fille.

Intimidé par la résolution du ton et des gestes de mistress Bute, il se glissa jusqu'à la pièce boisée où M. James, après s'être assuré qu'il n'y avait plus de liquide dans la bouteille placée sur la table, ordonna à M. Horrocks d'en apporter une autre avec des verres propres; le ministre et son fils prirent alors place pour fêter la nouvelle venue, après quoi ils enjoignirent à Horrocks de leur remettre les clefs et de gagner la porte par le plus court chemin.

En présence d'un ordre aussi catégorique, Horrocks pensa que ce qu'il avait de mieux à faire était de remettre les clefs. Puis avec sa fille il délogea sans tambours ni trompettes, profitant des ténèbres de la nuit.

Telle fut la fin de la puissance et de la grandeur de ces deux honnêtes personnes dans le château de Crawley-la-Reine.

CHAPITRE VIII.

Rentrée de Rebecca dans le manoir de ses ancêtres.

L'héritier des Crawley arriva au château peu après cette première alerte, et l'on peut dire que dès lors il commençait y régner en maître. Le vieux baronnet survécut quelques mois encore à cette attaque, mais sans recouvrer assez complétement l'usage de la pensée et de la parole pour que l'autorité ne fût pas dès lors dévolue tout entière à son fils aîné. Sir Pitt, depuis longues années, empruntait sans cesse sur hypothèques, c'était autour de lui comme une armée de gens d'affaires; chaque jour il avait avec ses fermiers des disputes qui ne manquaient jamais d'aboutir à des procès; et quant à ces derniers, il les comptait par centaines: procès avec la compagnie des mines, procès avec la compagnie des Docks, procès avec tous ceux qui avaient avec lui le plus petit rapport. Sortir de tous ces embarras, voir clair dans ce chaos était une tâche vraiment digne de l'esprit d'ordre et de persévérance de l'ex-attaché à la cour de Poupernicle. Il se mit donc à la besogne avec la plus louable énergie.

Toute sa famille vint s'établir à Crawley-la-Reine, y compris même lady Southdown. Dans son ardeur de prosélytisme, elle comptait convertir tous les habitants de la cour à la barbe du ministre, et élever à côté de lui une chaire à ses prédicateurs dissidents, en dépit des fureurs de mistress Bute. Sir Pitt n'ayant point disposé de la survivance à la cure de Crawley-la-Reine, lady Southdown comptait bien, le ministre actuel une fois mort, en prendre la haute direction et faire remplir la place vacante par un de ses jeunes protégés. Notre diplomate la laissait faire à son aise tous ses petits arrangements, et restait aussi impénétrable que la statue du Silence.

Les terribles menaces de mistress Bute contre miss Betsy Horrocks en restèrent là; elle fut, ainsi que ses rubans, dispensée d'aller faire visite à la prison de Southampton. Elle quitta le château pour un cabaret du village, Aux armes des Crawley, qu'Horrocks avait précédemment pris à loyer du baronnet. L'ex-sommelier ayant ensuite, avec ses économies, acheté quelques immeubles, finit par avoir une voix aux élections. Celle du ministre et de quatre voisins, se joignant à celle-là, formaient le collége électoral envoyant au parlement les deux membres pour représenter Crawley-la-Reine.

Il s'établit bientôt une échange de politesses entre les dames du presbytère et celles du château. Il n'est ici question que de lady Jane, car pour ce qui concerne lady Southdown, ses entrevues avec mistress Bute dégénéraient toujours en vraies batailles, si bien que ces deux dames finirent par éviter mutuellement de se rencontrer. Sa seigneurie s'enfermait dans sa chambre quand la cure venait rendre visite au château. M. Pitt n'était peut-être pas trop fâché, au fond, de se sentir de temps à autre soulagé de la présence de sa belle-mère.

La famille des Binkie était sans aucun doute à ses yeux la plus recommandable de l'Angleterre par sa noblesse et son bon sens; mais les airs d'autorité qu'affectait lady Southdown, finissait par le fatiguer et lui peser. Il était sans doute très-flatteur pour sa personne de passer encore pour un jeune homme à quarante-six ans, mais il n'en était pas moins mortifiant de ne pas se sentir à cet âge plus libre qu'un enfant. Quant à lady Jane, elle n'aurait point fait résistance à sa mère, et du reste l'amour de ses enfants absorbait toutes ses facultés. Fort heureusement pour elle, les nombreuses et importantes affaires de lady Southdown, ses conférences avec les ministres, sa correspondance avec les missionnaires de l'Afrique, de l'Asie et de l'Australie, etc., occupaient à un tel point la vénérable comtesse, qu'il ne lui restait point de temps pour songer à l'éducation de la petite Mathilde et de son petit-fils maître Pitt Crawley. Ce dernier était d'une nature maladive, et s'il était encore en vie, lady Southdown l'attribuait aux doses redoublées de calomel qu'elle lui faisait prendre.

Quant au vieux sir Pitt, il passait ses derniers jours de lutte avec la vie dans les appartements où était morte la dernière lady Crawley. Il était soigné par la petite Esther, remplie pour lui des soins les plus touchants et les plus infatigables. Qu'y a-t-il à comparer à la tendre sollicitude d'une garde-malade dont on paye les services? Qui saurait mieux qu'elle battre les coussins, préparer les soupes et les tisanes? Ces femmes passent les nuits à veiller à votre chevet, elles endurent patiemment vos plaintes et vos bourrades. Le soleil peut se lever sur la campagne sans qu'elles aient jamais envie de sortir. Elles dorment sur le canapé, elles prennent leur repas sur le coin d'une table. Elles passent de longues soirées sans autre occupation que d'entretenir le feu devant lequel on entend chanter la tisane du malade. Elles lisent religieusement le journal de la première à la dernière ligne. Et puis, elles auront à essuyer vos gronderies et vos querelles si des amis viennent par hasard leur rendre visite une fois la semaine, si elles passent en contrebande un peu de genièvre dans leur cabas. Quelle nature humaine possède un fonds assez inépuisable de tendresse pour trouver en elle le courage d'entourer de soins aussi assidus l'objet même de ses affections? Cependant lorsqu'on donne dix livres sterling par trimestre à une garde-malade, on croit avoir été fort généreux à son endroit. M. Crawley ne donnait que la moitié à miss Esther pour être si empressée auprès du vieux baronnet; et encore n'était-ce pas sans se faire tirer l'oreille et sans crier beaucoup.

Dès qu'il faisait un rayon de soleil, on sortait le vieillard dans le même fauteuil qui avait servi à miss Crawley lors de son séjour à Brighton, et qui en avait été rapporté à Crawley-la-Reine avec une quantité d'effets appartenant à lady Southdown. Lady Jane marchait toujours aux côtés du vieillard, dont elle paraissait obtenir toutes les préférences. Sa tête s'agitait, sa figure s'éclairait d'un sourire lorsqu'il la voyait entrer dans sa chambre; si, au contraire, elle avait l'air de s'éloigner, il en exprimait son mécontentement par des sons inarticulés et confus. À peine lady Jane était-elle hors de la chambre, qu'aussitôt il éclatait en larmes et en sanglots: c'est qu'il y avait alors changement complet et à vue. La figure d'Esther, jusqu'alors souriante, devenait sombre et farouche, et à la place de ses manières douces et empressées, elle montrait le poing au vieillard et lui criait: «Silence, vieil imbécile!» Puis en dépit de ses gémissements, elle écartait son fauteuil de la cheminée dont la vue faisait sa principale distraction. Tel était le couronnement de soixante-dix années de mensonges, d'ivrognerie, d'égoïsme et de débauche: il ne restait plus de tout cela qu'un vieillard idiot et pleurard, qu'il fallait mettre au lit, faire manger et soigner comme un enfant!

La nature se chargea d'apporter un terme aux fonctions de la garde-malade. Un jour, de grand matin, tandis que M. Pitt examinait dans son cabinet différentes pièces que lui avaient remises l'intendant et le bailli, on frappa à la porte, et presque aussitôt apparut sur le seuil Esther qui, après un salut assez gauche, lui annonça la nouvelle suivante:

«Pardon, monsieur.... monsieur est mort.... Ce matin, monsieur.... Je faisais chauffer sa tisane, monsieur.... de l'eau de gruau, monsieur.... qu'il prend tous les matins, monsieur.... à six heures, monsieur.... et j'ai entendu comme une espèce de soupir, monsieur, et.... et alors....»

Elle fit à Pitt une nouvelle révérence. La figure de celui-ci, toujours si pâle d'ordinaire, se couvrit d'un certain incarnat. Était-ce parce qu'il se voyait enfin maître et seigneur de Crawley-la-Reine, titulaire d'une place au parlement? parce qu'il apercevait tout un avenir de grandeurs et dignités?

«Rien désormais ne m'empêche maintenant, pensa-t-il en lui-même, d'acquitter les dettes qui surchargent mes biens.»

Il eut bien vite fait le calcul des obstacles à vaincre, des améliorations à apporter. Si jusqu'alors il avait laissé sans emploi l'argent qui lui venait de sa tante, c'était dans la crainte que sir Pitt, se rétablissant, ce ne fût autant de perdu pour lui.

Les persiennes furent fermées au château et au presbytère; les cloches sonnèrent le glas funèbre; l'église fut tendue de noir. Bute Crawley, par convenance, ne parut pas à un meeting qui eut lieu dans le comté à l'occasion des courses de chevaux, mais il alla tranquillement dîner chez les Fuddleston, où, tout en dégustant le Porto, on causa du défunt et de son héritier. Miss Betsy, mariée récemment à un sellier de Mudbury, poussa de grands hélas! M. Glauber le chirurgien vint faire visite à la famille du mort, lui présenter ses respectueux compliments, et s'informer de la santé des dames. Ce décès devint l'objet de toutes les conversations à Mudbury et à l'auberge des Armes des Crawley. Le maître du lieu s'était rapatrié avec le ministre, qui, de temps à autre, visitait la salle des buveurs et fêtait l'ale de M. Horrocks.

«Voulez-vous que j'écrive à votre frère, ou bien vous chargez-vous de ce soin? demanda lady Jane au nouveau baronnet.

—C'est à moi de lui écrire, en ma qualité de chef de la famille, lui répondit sir Pitt. Je vais l'inviter pour l'enterrement, ainsi que le veulent les convenances.

—Et.... quant à mistress Rawdon?... hasarda avec timidité lady Jane.

—Jane, Jane, fit lady Southdown, pensez-vous bien à ce que vous dites?

—Bien entendu, mistress Rawdon est de moitié dans l'invitation, reprit sir Pitt avec fermeté.

—Une pareille chose ne se passera pas moi présente dans cette maison, reprit lady Southdown.

—Votre Seigneurie, répliqua sir Pitt, aura l'obligeance de se rappeler que je suis désormais le chef de la famille. Écrivez, je vous prie, lady Jane, une lettre à mistress Rawdon Crawley pour la prier d'assister à cette douloureuse cérémonie.

—Jane! s'écria la comtesse, je vous défends de prendre la plume et d'écrire.

—Je prétends être maître ici, reprit à son tour sir Pitt, et malgré le regret mortel que j'aurais à voir Votre Seigneurie quitter ce logis, je suis décidé, ne vous en déplaise, à y régner à ma guise et d'après mes inspirations personnelles.»

Lady Southdown, se laissant emporter à un sublime mouvement d'indignation, demanda sa voiture et ses chevaux. Condamnée à l'exil par son gendre et par sa fille, elle allait cacher ses chagrins dans quelque lieu solitaire et ignoré, et prier le ciel de les faire revenir à résipiscence.

«Nous ne voulons nullement votre exil, chère maman, dit la timide Jane d'une voix suppliante.

—C'est bien m'exiler que d'ouvrir cette maison à une société que ne peut souffrir une femme qui possède quelques sentiments orthodoxes. Demain matin, je pars dans ma voiture.

—Vous allez me faire le plaisir d'écrire sous ma dictée, Jane,» lui dit sir Pitt se levant; et il prit cette attitude d'autorité familière aux portraits d'exposition. Écrivez:

«Crawley-la-Reine, 14 septembre 1822.
«Mon cher frère.»

En entendant ces paroles retentir à ses oreilles comme un arrêt décisif et terrible, lady Southdown, qui avait compté sur quelque faiblesse ou quelque hésitation de la part de son gendre, se leva sur-le-champ et quitta le cabinet dans le paroxysme de l'agitation. Lady Jane regarda son mari comme pour lui demander la permission de suivre sa mère afin de la consoler; mais Pitt la retint du regard.

«Rassurez-vous, elle restera; sa maison est louée à Brighton; plus de la moitié de son revenu est dépensé d'avance, et une comtesse qui vit à l'auberge est une femme déconsidérée. Il y avait longtemps, ma chère amie, que j'attendais l'occasion de frapper ce coup nécessaire; et maintenant, si vous voulez bien, nous allons reprendre notre dictée:

«Mon cher frère,

«Vous deviez pressentir depuis longtemps la douloureuse nouvelle que j'ai l'affliction de vous transmettre, etc., etc.»

En un mot, Pitt, placé par un coup du sort, ou plutôt grâce à son mérite, comme il en était lui-même convaincu, à la tête de la fortune qui avait excité la convoitise de tous ses proches, Pitt était résolu de traiter sa famille avec les plus grands égards et d'être bon prince avec elle. Il songeait à rétablir dans son antique splendeur la maison des Crawley, et l'idée d'être le chef de cette race illustre flattait singulièrement son amour-propre. Le premier emploi qu'il voulait faire de l'immense crédit que ses qualités transcendantes et sa nouvelle position allaient lui assurer dans le comté, devait être de procurer à son frère et aux cousins Bute un établissement digne d'eux. Peut-être était-il tourmenté par un secret remords à la pensée qu'il réunissait sous sa main tous ces biens, qui pour tant de gens avaient été l'objet de si belles espérances. Son règne datait à peine de trois ou quatre jours que déjà il n'était plus reconnaissable. Son plan de conduite était arrêté. Il était déterminé à se montrer juste et serviable, à secouer le joug de lady Southdown, enfin à se maintenir dans les meilleurs termes avec tous les membres de sa famille.

Telle était la disposition d'esprit dans laquelle il avait écrit sa lettre à son frère Rawdon, lettre pleine de dignité et de mesure, où les plus grands mots et les phrases les plus magnifiques enchâssaient les plus splendides pensées. Il y avait assurément assez là de quoi remplir d'admiration le petit secrétaire dont la plume courait sous la dictée de sir Pitt.

«Il sera quelque jour un des plus grands orateurs de la chambre des Communes, pensait en elle-même la jeune femme. Que de sagesse! que de bonté! C'est bien en vérité un homme de génie! c'est, il est vrai, une nature un peu froide! mais elle est si excellente! En vérité, il a le génie en partage.»

Pitt Crawley avait d'abord composé sa lettre tout à loisir et pesé chaque expression, puis il l'avait ensuite apprise par cœur, avec cette dissimulation dont les diplomates seuls sont capables, et enfin, au moment voulu, il l'avait débitée à sa femme, toute stupéfaite d'admiration.

Cette lettre, entourée d'un large filet noir et cachetée de cire de même couleur, fut expédiée par sir Pitt à son frère le colonel. Rawdon n'éprouva qu'une demi-satisfaction à l'arrivée de cette missive.

«À quoi bon aller nous enfouir dans cette assommante demeure? se disait-il en lui-même; je ne puis souffrir de me trouver en tête-à-tête avec Pitt après dîner; et puis, rien que pour aller et venir il va nous en coûter vingt livres.»

En allant porter dans la chambre de Becky le chocolat que chaque jour il lui préparait de ses propres mains, Rawdon remit à sa femme la lettre en question, pour agir d'après son avis, comme il avait coutume de faire dans toutes les circonstances difficiles.

Il déposa le déjeuner et la fatale missive sur la toilette devant laquelle Becky était occupée à passer le peigne dans sa blonde chevelure. Cette petite femme, après avoir parcouru la lettre objet des terreurs de Rawdon, se redressa de toute sa hauteur en agitant cette lettre au-dessus de sa tête et criant:

«Victoire! victoire!

—Et pourquoi victoire? répéta Rawdon tout surpris de voir cette petite créature bondissant dans sa robe flottante et ses boucles éparses sur le cou. Le vieux ne nous laisse rien, Becky; il m'a déjà compté ma légitime à ma majorité.

—N'aurez-vous donc jamais assez de bon sens pour être majeur? lui répliqua Becky. Allons vite chez mistress Brunoy; il me faut des vêtements de deuil, et vous, vous ferez mettre un crêpe à votre chapeau et vous vous commanderez un habit noir, car je ne vous en connais pas. Allez donc demander tout cela pour demain, et nous partirons jeudi.

—Mais vous ne songez pas à aller là-bas, j'imagine? fit Rawdon tout étonné.

—C'est bien, au contraire, mon intention, lui répondit sa femme; je compte sur lady Jane pour être, l'année prochaine, présentée à la cour; et, par votre frère, vous aurez une place au Parlement. Ne verrez-vous donc jamais plus loin que votre nez, mon gros bêta? Lord Steyne aura votre voix et celle de votre frère; vous deviendrez secrétaire du vice-roi d'Irlande, gouverneur aux Indes, trésorier, consul, que sais-je?

—En attendant toutes ces belles choses, la poste va nous coûter encore pas mal d'argent, grommela Rawdon de mauvaise humeur.

—Nous prendrons passage dans la voiture de Southdown, que sa qualité de membre de la famille oblige à être présent aux funérailles. Mais mieux encore que tout cela, n'avons-nous pas la diligence? Ce n'en sera que plus modeste, et partant plus convenable.

—Et le petit viendra-t-il aussi avec nous? demanda le colonel.

—À quoi bon? pour payer une place de supplément; il est maintenant trop grand pour voyager sur nos genoux. Nous le laisserons ici; Briggs pendant ce temps lui fera une blouse noire. Allez vite et faites voir comme vous savez obéir. Dites en passant à Sparks que le vieux sir Pitt est mort, et qu'il vous reviendra grosse part dans l'héritage quand les affaires seront arrangées. Il ira bien sûr le répéter à Raggles, qui nous tourmente si fort pour son argent, et il n'en faudra pas davantage pour lui faire prendre patience.»

Ces ordres donnés et ces dispositions réglées, Becky se mit tout tranquillement à prendre son chocolat. Le soir, lorsque lord Steyne vint faire à Becky sa visite ordinaire, il la trouva avec sa compagne, qui n'était autre que notre amie Briggs, occupées à tailler, couper, découdre et déchirer toutes les étoffes noires dont elles pouvaient faire quelque chose pour le besoin du moment.

«Nous sommes, Briggs et moi, en proie à la plus vive douleur, dit Rebecca à son visiteur. Sir Pitt Crawley, le chef de la famille, est décédé; nous avons passé toute la matinée à nous déchirer la poitrine, et maintenant, de désespoir, nous déchirons nos vieilles guenilles.

—Oh! Rebecca, est-ce bien vous que j'entends?...»

Briggs n'en put dire plus long, et ses yeux pleins de larmes s'élevèrent vers le ciel.

«Oh! Rebecca, est-ce bien vous?... reprit milord d'un ton tragi-comique; ainsi donc, le vieux cuistre n'est plus de ce monde! S'il avait mieux su ménager ses atouts, il aurait pu entrer à la chambre des Lords; c'eût été, je gage, du goût de M. Pitt; mais l'étoffe n'y était pas. On n'avait jamais vu pareil bélître.

—Un peu plus, je serais maintenant la veuve du vieux Silène, répondit alors Rebecca. Vous rappelez-vous cela, miss Briggs, ce certain jour où vous me regardiez par le trou de la serrure, et où vous l'avez vu à mes genoux?»

Miss Briggs se mit à rougir sous le coup de cette apostrophe et s'empressa d'accéder au plus vite à l'invitation de lord Steyne, qui la priait d'aller préparer le thé.

Briggs était ce chien de berger qui devait mettre à l'abri de tout soupçon injurieux la vertu et la réputation de Rebecca. Miss Crawley en mourant lui avait assuré une petite rente viagère, et son plus vif désir eût été de rester auprès de lady Jane, si avenante pour elle comme pour tout le monde; mais lady Southdown s'était empressée de congédier la pauvre Briggs à la première occasion qui s'était offerte à elle sans blesser les convenances.

Elle alla alors dans sa famille essayer la vie de campagne, mais elle ne put y tenir longtemps: elle y sentait le manque de cette société d'élite, dont désormais il lui était impossible de se passer; ses parents étaient des petits commerçants de province qui se montrèrent plus âpres après elle à cause de ses quatre cents livres que les parents de miss Crawley ne l'avaient été auprès de la vieille demoiselle pour tout l'héritage qu'ils devaient en avoir; si bien que pour leur échapper elle n'eut d'autre parti à prendre que de s'enfuir à Londres au plus vite, résolue à chercher de nouveau les chaînes de l'esclavage, mille fois moins lourdes à ses yeux que la liberté. Après avoir fait annoncer par les journaux qu'une demoiselle de compagnie, offrant toutes les garanties possibles, désirait, etc., elle alla chez M. Bowls attendre l'effet de ses insertions.

Or, par un beau jour où la pauvre Briggs rentrait à son hôtel, harassés de ses courses à l'office de publicité afin de se faire mettre dans le Times, le coquet équipage de mistress Rawdon, attelé de deux petits poneys, passa dans la rue. Rebecca le conduisait de ses mains délicates; elle avait déjà apprécié, comme nous avons pu nous en convaincre, les excellentes qualités de la demoiselle de compagnie, son caractère toujours égal, son humeur flexible et accommodante. Dès qu'elle eut aperçu Briggs, elle dirigea ses chevaux du côté du perron de l'hôtel, passa les rênes au groom, et sautant de la voiture, elle serrait déjà les deux mains de la demoiselle de compagnie que cette dernière n'était pas encore revenue du premier moment de surprise et d'émotion.

Briggs se mit à pleurer, Becky à rire, et embrassa son ancienne amie dès qu'elles furent entrées dans le corridor; ces tendresses se prolongèrent jusque dans le salon de Bowls. Les rideaux étaient de damas rouge, et au-dessus de la croisée se dessinait un aigle aux ailes déployées, portant dans ses serres une banderole sur laquelle on lisait en grosses lettres: Appartements à louer.

Briggs entremêla son récit de ces sanglots et de ces transports si communs aux natures molles et débiles, toutes les fois qu'il s'agit d'une reconnaissance. Miss Briggs raconta toute son histoire, et Becky l'interrogea sur tous les détails de sa vie avec cette candeur et cette naïveté que nous lui connaissons.

Instruite de la situation de son amie et du petit legs qu'elle devait à la générosité de miss Crawley, et bien convaincue que Briggs n'était point guidée par des vues intéressées, Becky forma aussitôt sur elle des projets qui n'avaient rien que de très-flatteur. N'était-ce pas la compagne dont elle avait besoin? Sans plus de cérémonie, elle l'invita le soir même à dîner, pour lui faire voir son petit Rawdon.

Mistress Bowls se hasarda à faire remarquer à la trop sensible Briggs qu'elle allait se fourrer dans la gueule du lion.

«Il viendra un jour où vous vous en mordrez les doigts, miss Briggs; souvenez-vous bien de ce que je vous dis, aussi vrai que je m'appelle Bowls.»

Briggs promit d'être sur ses gardes: la semaine suivante, elle allait s'installer chez mistress Rawdon, et six mois n'étaient pas encore écoulés qu'elle avait déjà prêté deux cents livres à Rawdon sur son petit capital.

CHAPITRE IX.

Becky au manoir de ses ancêtres.

Dès que les époux Crawley furent, comme le page de Marlborough, tout de noir habillés, et qu'ils eurent prévenu sir Pitt Crawley de leur arrivée, le colonel et sa femme montèrent dans cette même diligence qui jadis avait transporté Rebecca et le défunt baronnet, lors du premier voyage de notre héroïne à Crawley-la-Reine. Neuf années s'étaient écoulées depuis, et Rebecca se rappela cependant, comme s'ils eussent daté de la veille, les événements qui avaient signalé son premier voyage.

Les époux Rawdon trouvèrent à Mudbury un carrosse attelé de deux chevaux, avec un cocher en deuil; le tout envoyé à leur rencontre.

«Eh mais! c'est le vieux coffre de famille dit Rebecca à Rawdon, tout en franchissant le marchepied de la voiture; les vers ont déjà fait d'assez fortes entailles au drap.»

La voiture, après une course aussi rapide que le permettait la maigreur des chevaux, arriva à la grille du parc.

«Le châtelain, à ce qu'il paraît, a jugé à propos de faire des coupes,» dit Rawdon en jetant un coup d'œil autour de lui; puis il retomba dans son silence ordinaire.

Nos deux visiteurs éprouvaient une certaine émotion en se reportant vers leur passé: Rawdon se voyait encore simple écolier à Eton; il se rappelait sa mère, une grande femme sèche et glaciale; la sœur qu'il avait perdue et pour laquelle il nourrissait la plus tendre affection; puis il songeait aux roulées qu'il avait administrées autrefois à Pitt: mais ses préoccupations étaient par-dessus tout pour son petit garçon, qu'il avait laissé à Londres. Rebecca, de son côté, repassait les années écoulées, la triste époque de son enfance flétrie dans sa fleur, la manière dont elle était entrée dans la vie par la porte dérobée; et en même temps se présentait à son esprit miss Pinkerton, Jos, Amélia.

L'allée d'honneur et la terrasse avaient déjà été l'objet d'un nettoyage particulier; un écusson aux armes de la famille était suspendu au-dessus de la porte principale. Deux grands laquais à la tournure solennelle, à la taille majestueuse et en livrée de deuil, ouvrirent la portée à deux battants quand la voiture s'arrêta devant les marches du perron. Rawdon devint tout rouge, Becky devint toute pâle lorsqu'ils traversèrent l'antichambre en se donnant le bras. Mistress Rawdon pressa légèrement la main de son mari en entrant dans le salon boisé où sir Pitt et sa femme attendaient leurs hôtes. Sir Pitt et lady Jane étaient vêtus de noir, et lady Southdown avait sur la tête une espèce d'échafaudage où le jais se mêlait aux plumes. Rien ne ressemblait plus à un panache de corbillard; c'étaient les mêmes ondulations aux moindres mouvements de Sa Seigneurie.

Sir Pitt avait bien jugé de l'importance qu'il fallait attacher à ses menaces de départ. Lady Southdown était demeurée au château; mais elle se renfermait dans le silence le plus absolu lorsqu'elle se trouvait en face du couple rebelle.

Les deux nouveaux arrivés ne se tourmentèrent pas autrement de cette froideur affectée. La douairière était bien pour eux l'un des moindres de leurs soucis; ce qui les préoccupait beaucoup plus, c'était la réception qu'allaient leur faire le maître et la maîtresse du logis.

Pitt, avec une figure quelque peu émue, s'avança vers son frère et lui serra la main; il fit même politesse à Rebecca et la gratifia en outre d'un profond salut. Lady Jane, prenant les deux mains de sa belle-sœur, l'embrassa très-tendrement, et ses caresses firent presque venir des larmes aux yeux de notre aventurière, marque de sensibilité d'autant plus précieuse qu'elle était plus rare chez elle. Cet accueil cordial et ouvert avait été au cœur de Becky, quant à Rawdon, encouragé par ces témoignages d'affection de la part de sa belle-sœur, il frisa sa moustache et s'octroya la permission d'embrasser lady Jane, ce qui fit singulièrement rougir cette timide jeune femme.

«Lady Jane est un petite femme diablement gentille! telle fut l'opinion qu'il exprima sur elle en se retrouvant seul avec sa femme; Pitt a pris trop d'embonpoint, mais au moins il fait crânement les choses.

—C'est que ses moyens le lui permettent, fit Rebecca, se rangeant à l'avis de son mari. Quant à la belle-mère, on dirait une marchande de vulnéraire. Vos sœurs sont maintenant assez belles femmes.»

Ces jeunes demoiselles avaient quitté la pension pour assister au convoi de leur père. Sir Pitt avait pensé que, pour l'honneur du château et de sa dignité personnelle, il devait faire paraître à cette cérémonie le plus grand nombre possible de personnes en habits de deuil. Tous les gens de la maison, toutes les vieilles femmes de l'hospice, auxquelles le défunt, de son vivant, avait cherché toute espèce de mauvaises querelles au sujet des rentes qu'il leur payait, la famille du vicaire, tous ceux enfin qui dépendaient de quelque manière du château ou de la cure, furent obligés de prendre le costume de deuil. Il y avait, en outre, les hommes des pompes funèbres, au nombre d'une vingtaine au moins, portant des branches de cyprès et des brassards de soie noire, ce qui donnait un coup d'œil satisfaisant à tout l'ensemble du cortége. Mais ce ne sont là que des comparses, qui, à ce titre, ne doivent point tenir dans notre drame une plus large place.

Avec ses belles-sœurs, Rebecca n'eut point l'air d'oublier qu'elle avait été leur gouvernante. Après le leur avoir rappelé, elle leur demanda, de son plus grand sérieux, où elles en étaient de leurs études, les assura de son attachement passé et futur. À l'entendre, on aurait pu croire, en vérité, que depuis leur séparation Rebecca n'avait fait autre chose que de penser à elles. Ce fut là du moins ce dont Lady Crawley resta bien persuadée, ainsi que ses jeunes belles-sœurs.

«C'est à peine si elle est changée, disait miss Rosalinde à miss Violette, tandis que ces demoiselles s'apprêtaient pour le dîner.

—La couleur fauve de ses cheveux lui sied à ravir, répliquait l'autre sœur.

—Ils étaient bien plus clairs que cela autrefois, et je la soupçonne de les avoir teints, reprit miss Rosalinde; elle a aussi beaucoup engraissé, ce qui ne la dépare nullement, continua Rosalinde, qui avait des dispositions à l'obésité.

—Au moins elle ne fait pas la grande dame avec nous et elle se souvient qu'elle a été notre gouvernante, dit miss Violette, dans l'opinion de laquelle les gouvernantes ne devaient pas chercher à sortir de leur place, oubliant que, si elle était la petite-fille de sir Walpole Crawley, elle avait aussi pour grand-père le quincaillier de Mudbury, et qu'à la rigueur une enclume aurait fort bien pu figurer dans son écusson.

—Nos cousines du presbytère ne me feront jamais croire que sa mère ait été une danseuse de l'Opéra.

—Nous n'avons pas à regarder à la naissance, répondit Rosalinde avec un esprit dégagé de tout préjugé; je partage sur ce point l'avis de mon frère, qu'en sa qualité de membre de la famille elle a droit à nos égards. D'ailleurs, c'est bien à ma tante Bute de parler ainsi, elle qui veut marier Kate au jeune Hooper, le fils du marchand de vins; elle a fait auprès de lui les plus vives instances pour le faire venir au presbytère et le faire entrer dans les ordres.

—Je ne serais pas étonné de voir partir lady Southdown; elle lançait à mistress Rawdon des regards furibonds.

—Pour ma part, j'en serais enchantée; cela me dispenserait de lire la Blanchisseuse de Finchley-Common

En achevant ces mots, Violette passa devant un corridor qui conduisait à une pièce où se trouvait une bière placée entre deux gardiens, au milieu d'une chapelle ardente, et les deux jeunes filles rejoignirent dans la salle à manger le reste de la société, que la cloche du dîner y avait réunie comme à l'ordinaire.

Pendant ce petit dialogue, lady Jane avait conduit Rebecca aux appartements qu'elle devait occuper et où l'on retrouvait cet ordre et ce confort que l'avénement du nouveau maître avait introduits dans tout le château. Les modestes bagages de mistress Rawdon avaient déjà été apportés dans la chambre à coucher. Lady Jane, après avoir aidé sa belle sœur à ôter son petit chapeau blanc et son manteau, lui demanda en quoi elle pouvait lui être utile.

«Ce que je désire par-dessus tout maintenant, lui dit Rebecca, ce serait de voir vos enfants.»

Les deux mères échangèrent en même temps un coup d'œil qui résumait tous les mystères de la tendresse maternelle, puis elles sortirent de la pièce en se donnant le bras.

Becky s'extasia beaucoup sur la petite Mathilde, qui avait à peine quatre ans, et qui était un véritable amour. Elle réserva aussi une part d'admiration pour le petit garçon, qui, âgé de deux ans au plus, était pâle de couleur, avait les yeux caves, la tête très-grosse, et auquel Becky donna un brevet de gentillesse et de beauté pour son âge.

«Je voudrais bien que ma mère cessât de lui administrer ses médecines, fit lady Jane avec un soupir; leur suppression complète serait pour sa santé une excellente chose.»

Lady Jane entrait là dans une voie de confidence qui est un sujet intarissable pour les jeunes mères de famille. Ces épanchements intimes contribuèrent singulièrement à cimenter l'amitié des deux jeunes femmes. Au bout d'une demi-heure, elles furent les meilleures amies du monde, et le soir, lady Jane déclarait à sir Pitt que sa belle-sœur était la plus charmante et la plus aimable créature du monde.

Une fois maîtresse de l'esprit de la fille, l'infatigable petite intrigante combina ses efforts pour s'emparer de celui de la mère. Au premier moment où elle se trouva seule avec Sa Seigneurie, Rebecca la mit bien vite sur la question des soins à donner aux enfants; elle lui dit qu'elle n'avait conservé son petit garçon que pour lui avoir administré le calomel à de très-fortes doses, alors que les médecins de Paris le condamnaient tous. Elle ajouta qu'elle avait l'honneur de connaître déjà lady Southdown pour avoir entendu parler d'elle au révérend Lawrence Grills dans la chapelle de May-fair, où elle allait faire ses dévotions; ses opinions à ce sujet, donnait-elle à entendre, s'étaient bien modifiées en passant au creuset de l'infortune; elle témoigna le désir de s'éloigner de plus en plus de la dissipation et de l'erreur au milieu desquelles elle avait vécu, pour se régler sur la conduite de personnes pieuses et exemplaires. Les instructions religieuses de M. Crawley avaient fait, ajoutait-elle, une grande impression sur son esprit, et elle s'était sentie très-édifiée en lisant la Blanchisseuse de Finchley-Common. Elle demanda des nouvelles de lady Emily, cette femme si supérieure devenue désormais lady Emily Cornmiouse et demeurant au Cap avec son mari, qui avait des chances pour voir réussir sa candidature à l'évêché de Cafrerie.

Enfin elle acheva de se concilier les bonnes grâces de lady Southdown, en simulant une défaillance et une attaque de nerfs après les funérailles du baronnet, et en réclamant le ministère médical de Sa Seigneurie. Non-seulement la douairière vint elle-même en camisole lui apporter la drogue demandée, mais elle y joignit encore un choix de ses brochures favorites, et insista beaucoup pour que mistress Rawdon acceptât ses deux présents.

Becky prit les brochures avec empressement et eut l'air de trouver un grand intérêt à les parcourir; elle soutint même avec la douairière une discussion sur certains points de doctrine, sur les moyens d'arriver au salut de son âme, espérant de cette manière épargner à son corps l'affreuse médecine qui était là toute prête. Mais, après cette digression sur les principes du dogme, l'inexorable douairière déclara qu'elle ne quitterait pas la chambre avant d'avoir vu Becky avaler sa potion; et la pauvre Becky dut encore remercier son bourreau du regard, sans avoir pu échapper à l'impitoyable comtesse, qui se retira seulement alors en donnant sa bénédiction à sa nouvelle convertie.

Mistress Rawdon l'aurait bien dispensée de tant de sollicitude, et elle faisait assez piteuse mine lorsque Rawdon, entrant dans la chambre, apprit d'elle ce qui s'était passé. Il éclata de rire au récit moitié tragique, moitié burlesque de cette aventure, que Becky lui fit avec la plus franche gaieté, bien qu'elle eût été victime de la crédulité de lady Southdown. Lord Steyne et le petit Rawdon s'amusèrent beaucoup de cette histoire, quand Rawdon et sa femme furent de retour à leur maison de May-fair et que Becky leur répéta la scène que nous venons de raconter. Vêtue de son peignoir de nuit, elle nasillait un sermon du genre le plus sérieux, énumérant les vertus prodigieuses de son spécifique avec une gravité si parfaite, qu'on aurait juré voir la comtesse ornée de son nez sonore et musical.

«La représentation, la représentation de lady Southdown et de sa médecine noire!»

Telle était chaque soir la demande générale des habitants de May-fair. Une fois dans sa vie, la comtesse douairière Southdown avait trouvé le moyen d'être amusante.

Sir Pitt se souvenait des marques de déférence et de respect que Rebecca lui avait jadis données; aussi trouva-t-elle de ce côté les dispositions les plus favorables. Si le mariage du colonel n'était pas en tous points satisfaisant, au moins avait-il eu pour excellent résultat de le dégrossir et de le transformer un peu; et d'ailleurs sir Pitt, pour sa part, n'avait qu'à s'en applaudir. L'habile diplomate s'avouait, avec une joie intérieure, que c'était ce mariage qui avait fait sa fortune; ce n'était donc pas à lui à y trouver à redire. Les manières confiantes de Rebecca à son égard étaient bien de nature encore à accroître ses bonnes dispositions pour elle.

Rebecca redoublait de prévenances pour sir Pitt; elle appelait à son aide tout son arsenal de séductions. Sir Pitt, déjà enclin à se complaire dans l'admiration et la glorification de ses talents, était enchanté de voir Rebecca lui épargner la peine d'en découvrir de nouveaux. Rebecca réussit bien vite à prouver à sa belle-sœur, par des arguments victorieux, que mistress Bute Crawley était l'auteur du mariage contre lequel elle s'était ensuite si énergiquement élevée. C'était une tactique inspirée par l'avarice à mistress Bute, qui avait espéré ainsi s'approprier toute la fortune de miss Crawley et spolier Rawdon des libéralités de sa tante. Il avait fallu son imagination perverse pour forger tant de méchants propos sur le compte de la pauvre Becky.

«Elle a pu réussir à nous plonger dans la gêne, disait Rebecca d'un air de résignation vraiment angélique; mais comment en vouloir à la femme à qui je dois la perle des maris? Son avarice d'ailleurs n'a-t-elle pas été assez punie par la ruine de ses espérances, par la perte des biens auxquels elle attachait un si haut prix? Eh! mon Dieu, chère lady Jane, continuait-elle sur le même ton, que me fait la pauvreté? Dès ma plus tendre enfance j'ai été élevée à cette rude école, et ce m'est une large compensation à la gêne où je me trouve de voir que l'argent de la pauvre miss Crawley va servir à rétablir dans son antique splendeur la noble famille dont je suis fière d'être membre. Nul doute que sir Pitt ne fasse de cet argent un bien meilleur usage que s'il eût été entre les mains de Rawdon.»

Toutes ces paroles étaient scrupuleusement reportées à sir Pitt par sa trop confiante épouse, et ajoutaient encore à l'impression favorable qu'il avait conçue de Rebecca. Pour en donner une idée, nous dirons que, le troisième jour après la réunion de la famille pour la triste cérémonie, sir Pitt Crawley, tout en découpant une volaille, adressa les paroles suivantes à mistress Rawdon:

«Rebecca, vous offrirai-je cette aile?»

Il n'en fallut pas davantage pour faire passer un éclair de joie dans les yeux de la petite femme.

Tandis que Rebecca en venait ainsi à ses fins; que Pitt Crawley prenait les dispositions nécessaires pour la célébration des funérailles, afin qu'elles fussent en harmonie avec ses vues de grandeur et d'ambition; que lady Jane s'occupait des enfants, dans la limite, du moins, où sa mère l'en laissait libre; que le soleil se levait et se couchait suivant son habitude, et que la cloche du château tintait ni plus ni moins à l'heure du dîner et de la prière, le corps du seigneur défunt de Crawley-la-Reine gisait étendu sur un lit de parade, dans la pièce qu'il avait occupée de son vivant; auprès de ces dépouilles mortelles se tenaient des mercenaires que l'on payait pour ce service. Mais du reste, nulle plainte, nul regret, excepté de la part de la malheureuse qui avait espéré longtemps se voir enfin l'épouse et la veuve de sir Pitt, et qui avait été contrainte de fuir honteusement du château où, la veille encore, elle régnait en souveraine. Avec un vieux chien d'arrêt pour lequel le vieux baronnet, dans la dernière période de son existence et jusqu'au milieu de son affaiblissement intellectuel, avait conservé une affection marquée, elle était le seul être à qui la mort du maître eût causé un chagrin réel. Aussi devons-nous ajouter que, pendant sa vie, le baronnet s'était fort peu préoccupé du soin de se faire regretter après sa mort. Il fut oublié, comme cela arrive par ceux même dont la vie a été le mieux remplie; seulement le fut-il peut-être encore quelques jours plus tôt.

On peut suivre, pour s'édifier et s'instruire, ce cercueil qui se rend à la sépulture de famille; contempler ce cortége si recueilli et si rigoureusement vêtu de noir, toute la famille du défunt entassée dans les voitures de deuil, ces mouchoirs déployés pour essuyer des larmes qui ne couleront jamais, l'entrepreneur des pompes funèbres qui s'agite et se démène avec ses hommes pour gagner son argent en conscience, les tenanciers faisant au nouveau seigneur leur compliment de condoléance d'un ton lamentable et contrit, les voitures de tous les hobereaux du voisinage marchant en file, au petit pas, et du reste parfaitement vides, le ministre prononçant la formule sacramentelle: «Le très-cher frère que nous venons de perdre, etc....» enfin tout l'étalage de vanités réservé pour ce jour suprême, depuis les housses de velours couvertes de larmes d'argent jusqu'à la pierre qui couvre la tombe et où l'on ne grave jamais que des mensonges.

Le vicaire de Bute, sortant tout frais émoulu de l'université d'Oxford, composa, en collaboration avec sir Pitt, une épitaphe latine de circonstance, qui fut gravée sur la pierre tumulaire. Ce jeune vicaire prêcha en outre un sermon remarquable, où il exhortait les survivants à savoir réprimer leur chagrin, et les avertissait, avec tous les ménagements possibles, de se préparer, quand leur tour viendrait, à franchir le seuil de ces portes terribles et mystérieuses qui venaient de se reformer sur l'homme si regrettable qu'ils avaient tant aimé.

La cérémonie finie, les fermiers remontèrent sur leurs chevaux pour rentrer à leurs fermes, les voitures des seigneurs voisins s'en allèrent comme elles étaient venues, et les hommes des pompes funèbres, après avoir ramassé leurs tentures, leurs velours, leurs panaches et tout l'attirail mortuaire, grimpèrent sur le char d'apparat et repartirent pour Southampton. Chacune de ces figures contristées reprit son expression naturelle dès que les chevaux eurent franchi la grille du parc, et, sur la route, on put voir à la porte de plus d'un cabaret ces sombres escouades rangées en cercle autour d'un pot de bière. Voilà tout ce qui signala le départ de sir Pitt du château où il avait été le maître pendant plus de soixante ans.

Le gibier était fort abondant dans les bois de Crawley, et l'on sait que la chasse à la perdrix est un délassement fort goûté de tout gentilhomme anglais qui a des prétentions politiques; aussi, dès que les premiers transports de la douleur de sir Pitt furent passés, on le vit sortir avec un chapeau blanc garni d'un crêpe, afin de faire diversion aux idées noires qui l'assiégeaient. Il voyait avec une joie secrète et un orgueil intérieur ces champs qui désormais lui appartenaient. Quelquefois, avec un air de charmante bonhomie, il faisait sa tournée en compagnie de Rawdon et de son état-major de piqueurs. Les revenus et les immeubles de Pitt produisaient une grande impression sur l'esprit de son frère. Notre pauvre colonel à la bourse plate prit le rôle de complaisant et de flatteur du chef de la maison, et oublia son ancien mépris pour M. Pitt. Rawdon prêtait une oreille attentive et complaisante aux projets de plantation et de défrichement que lui communiquait son aîné; de temps à autre, il hasardait un conseil sur la manière de disposer l'étable et l'écurie: il alla lui-même à Mudbury pour acheter une jument à lady Jane, et s'offrit ensuite pour la dresser. L'indomptable dragon d'autrefois était maintenant façonné au frein et se montrait le cadet le plus traitable. Il recevait souvent des nouvelles de miss Briggs, restée à Londres avec le petit Rawdon. Nous citerons ici une des épîtres de l'enfant, d'après laquelle on pourra se faire une idée des autres:

«Je vais bien, j'espère que vous allez bien et maman aussi, le poney va bien. Grey me met sur son dos et me conduit dans le parc; je commence à galoper; j'ai rencontré le petit garçon qui était monté derrière moi; il a crié en galopant et moi je ne crie pas.»

Rawdon lisait ces lettres à son frère et à lady Jane, qui les trouvait charmantes. Le baronnet promit de se charger de l'éducation de son neveu, tandis que son excellente tante donnait une bank-note à Rebecca pour acheter un joujou au petit bonhomme.

Les jours s'écoulaient ainsi au milieu de ces distractions et de ces plaisirs que procure la vie de château; les jeunes sœurs de sir Pitt recevaient chaque matin de Rebecca une leçon de piano. Après le déjeuner, on mettait des sabots et on allait se promener dans le parc et dans le verger jusqu'au village voisin, où l'on faisait aux pauvres gens une ample distribution des drogues et des médicaments de lady Southdown. Lady Southdown ne bougeait plus sans Rebecca, qui prenait place à côté d'elle au fond de la voiture et l'écoutait de l'air du plus profond recueillement. Le soir, Becky exécutait devant la famille assemblée des morceaux de Handel et de Haydn, ou travaillait à une immense tapisserie. À la voir, on eût dit qu'elle n'avait jamais connu d'autre manière de vivre et qu'elle devait continuer de la sorte jusqu'au jour où la mort viendrait l'enlever, dans une vieillesse avancée, à une famille nombreuse et inconsolable; les soucis, les intrigues, les expédients, la pauvreté, les créanciers semblaient ne plus l'attendre de l'autre côté des murs du parc. Elle paraissait ne devoir plus échanger les délices de ce séjour contre une vie plus réelle de luttes et de combats.

«Il n'est pas bien difficile de faire la grande dame dans un château, pensait Rebecca en elle-même; je me chargerais très-bien de ce rôle, si l'on voulait m'assurer cinq mille livres sterling de revenu. Ce n'est pas bien fatigant d'aller donner un coup d'œil aux enfants et de compter les abricots sur les espaliers, au besoin même j'irais jusqu'à ôter les feuilles mortes des géraniums, jusqu'à demander aux vieilles femmes comment vont leurs rhumatismes et faire distribuer des bouillons aux pauvres. C'est là un métier dont je m'accommoderais fort bien moyennant cinq mille livres sterling de rente. On me verrait aussi bien qu'une autre me rendre en voiture chez des voisins où je serais invitée à dîner, et suivre les modes de l'année précédente. Je paraîtrais avec avantage à l'église, dans le banc seigneurial, ou bien, mon voile baissé et dans l'embrasure de la boiserie, j'apprendrais à dormir sans en rien laisser voir: tout cela s'acquiert par l'usage. Avec de l'argent on paye ses dettes; avec de l'argent on a le droit de faire les fiers et de nous mépriser nous autres pauvres diables, parce que nous n'avons pas le sou. Ils s'imaginent avoir fait acte de bien grande générosité pour une bank-note donnée pompeusement à notre fils, et, quant à nous qui n'en avons pas, nous ne sommes pas bons à jeter aux chiens.»

C'est ainsi que Becky se consolait des injustices du sort en établissant à sa manière la balance du bien et du mal.

Ces bois, ces prairies, ces charmilles, ces étangs, ces jardins, ces salles du vieux manoir qu'elle revoyait après une absence de sept ans, étaient l'objet de ses visites les plus curieuses. Par rapport au temps où elle se trouvait, c'était là l'époque de sa jeunesse; car autrement avait-elle connu ce temps si doux et si pur de la jeunesse? En se rappelant les pensées, les sentiments qu'elle avait eus alors, elle les rapprochait de ceux qu'elle avait maintenant et qu'elle devait aux frottements du monde depuis qu'elle avait vécu dans la société, qu'elle s'était élevée au-dessus de l'humble condition à laquelle le sort semblait l'avoir condamnée.

«C'est à ma petite cervelle, se disait tout bas Becky, que je dois d'en être venue où je suis. Du reste, pour rendre justice à l'humanité, il faut avouer qu'elle est bien bête. S'il m'en prenait envie, je ne pourrais maintenant me mêler à cette société que je fréquentais jadis dans l'atelier de mon père. Adieu, pauvres artistes, avec vos blagues à tabac et vos pipes, je ne puis plus maintenant recevoir que des lords tout chamarrés de crachats et de décorations. J'ai pour mari un gentilhomme, la fille d'un comte pour belle-sœur, et l'on me traite à ce titre avec toute espèce de considération dans la même maison où, quelques années auparavant, j'étais tout juste un peu plus qu'une servante. Mais, en vérité, ma condition présente est-elle si fort préférable à celle de la fille du pauvre peintre, qui, par ses câlineries, arrachait de l'épicier du coin un peu de cassonade et de thé? J'aurais épousé le jeune peintre auquel j'avais tourné la tête, que je ne vois guère en quoi je serais plus pauvre que je ne suis maintenant. Ah! si cela se pouvait, je serais toute prête à troquer ma condition et ma parenté contre une bonne petite rente en trois pour cent.»

C'est ainsi que Becky commençait à se pénétrer de la vanité des choses humaines et cherchait des biens plus positifs et plus solides que tout le clinquant qui les couvre.

Peut-être ses méditations l'eussent-elles conduite à reconnaître que l'on peut aussi bien arriver au bonheur par l'observation fidèle de la vertu, par l'accomplissement courageux de son devoir, que par la sentier détourné dans lequel elle se fourvoyait. Mais, dès que ces pensées s'élevaient dans l'esprit de Becky, elle avait hâte de s'y soustraire, avec non moins d'empressement que les demoiselles de Crawley-la-Reine en mettaient à éviter la pièce où reposaient les dépouilles mortelles de leur père. On serait, en vérité, tenté de croire que le remords est de tous les sentiments humains le plus facile à assoupir lorsque parfois il se réveille. Ce qui nous préoccupe le plus, en effet, n'est point le regret d'avoir mal fait, mais la crainte d'être trouvé en faute et d'avoir à encourir ou la honte ou le châtiment.

Pendant son séjour à Crawley-la-Reine, Rebecca réussit, par ses manœuvres et ses intrigues, à se faire des amis de tous ceux qui la voyaient. Lady Jane et son mari lui firent les plus pathétiques adieux. On se quitta en se promettant de se revoir bientôt à l'hôtel de Great-Gaunt-Street, dès que les réparations en seraient achevées. Lady Southdown fit un paquet de drogues à l'intention de Rebecca et lui remit une lettre pour le révérend Lawrence Grills. Pitt reconduisit ses deux hôtes jusqu'à Mudbury dans sa voiture à quatre chevaux, après avoir à l'avance expédié leur bagage dans une charrette avec renfort de gibier.

«C'est un bonheur pour vous d'aller retrouver votre charmant petit garçon, dit lady Crawley à sa belle-sœur au moment de la séparation.

—Un très-grand bonheur,» dit Rebecca en levant au ciel ses petits yeux verts.

Et, en effet, elle se trouvait fort heureuse de quitter ce château, dont elle ne s'éloignait pourtant pas sans un certain regret. On mourait d'ennui à Crawley-la-Reine, mais l'air y était plus pur que celui que l'on respirait à Londres. Les personnages qui l'habitaient étaient on ne peut plus monotones, mais ils témoignaient à leurs visiteurs toutes les prévenances dont ils étaient capables.

«Il n'y a rien de plus facile que d'être aimable lorsqu'on a du trois pour cent,» se disait Rebecca, non sans quelque apparence de vérité.

Les réverbères de Londres illuminaient les rues de leurs rougeâtres clartés lorsque la diligence entra dans Piccadilly. Briggs avait allumé un feu splendide pour fêter le retour de Rawdon et de sa femme, et le petit garçon était resté sur pied pour embrasser le soir même son père et sa mère.

CHAPITRE X.

Où l'on revient à la famille Osborne.

Voici bien longtemps que nous n'avons aucune nouvelle de notre respectable ami M. Osborne de Russell-Square. Depuis que nous l'avons quitté, les événements qu'il avait traversés n'étaient point de nature à adoucir son caractère; tout, au contraire, semblait désormais aller à l'encontre de ses souhaits. La moindre résistance avait toujours exaspéré ce vieillard, et l'âge, la goutte, l'abandon, la ruine de ses espérances ne firent qu'augmenter chez lui cette disposition et aigrir son humeur. Ses cheveux noirs et épais blanchirent rapidement après la mort de son fils, sa figure se couperosa; sa main tremblante pouvait à peine porter jusqu'à sa bouche son verre de porto; ses bureaux étaient devenus un enfer pour ses commis, et le séjour de sa maison n'était guère plus tolérable.

Rebecca, qui priait le ciel avec tant de ferveur de lui envoyer des rentes, n'aurait point à coup sûr échangé sa pauvreté et les hasards de sa vie d'expédients contre l'argent d'Osborne, à la condition de prendre aussi ses tortures. Ce vieux grondeur avait demandé pour lui la main de miss Swartz, et avait essuyé un humiliant refus de la part des tuteurs de la jeune demoiselle, qui avaient fini par la marier au jeune rejeton d'une noble famille écossaise. Le vieil Osborne aurait consenti à épouser la femme de la plus basse extraction, pourvu qu'il pût ensuite faire passer sur elle ses colères; mais, comme il ne trouvait personne pour accepter ce rôle peu enviable, il se mit à persécuter la fille qui restait chez lui faute d'avoir trouvé un mari. Sa victime avait un splendide équipage, de magnifiques chevaux, occupait la place d'honneur à une table couverte de vaisselle plate; elle pouvait puiser à pleines mains dans la caisse, avait un grand laquais pour l'escorter quand elle sortait, jouissait d'un crédit illimité chez tous les premiers fournisseurs, qui la suivaient jusqu'à la porte de leurs salutations et de leurs politesses les plus empressées. En un mot, elle était entourée de tous les hommages dont on accable une riche héritière, et avec tout cela il n'y avait point de vie plus triste que la sienne.

Frédéric Bullock, de la maison Hulker, Bullock et Comp., avait fini par épouser Maria Osborne, non sans avoir préalablement fait à son beau-père des chicaneries et des objections sans nombre au sujet de la dot. Puisque George était mort et rayé du testament, Frédéric ne voulait plus prendre sa bien-aimée si le père de Maria n'assurait à sa fille la propriété de la moitié de sa fortune, et les retards qui furent apportés au mariage provenaient, comme il le disait, de ce qu'il ne voulait pas se laisser faire au même.

À cette argumentation, Osborne répondait que Frédéric avait consenti à prendre sa fille pour vingt mille livres sterling, et qu'il était bien résolu à ne pas lâcher un rouge patard de plus: tout ce qu'il pouvait ajouter, c'était sa bénédiction; si cela ne suffisait pas à Frédéric, il n'avait qu'à s'en aller au diable. Frédéric, qui s'était bercé des plus flatteuses espérances au moment où George avait été déshérité, accusait le vieux marchand de fraude et de mauvaise foi. Il songea un instant à envoyer promener toute l'affaire. Osborne retira ses capitaux de la maison Hulker et Bullock, et alla un jour à la Bourse une cravache à la main, jurant qu'il voulait couper en deux la figure d'un certain drôle qu'il saurait bien trouver.

Cette rupture, du reste, ne fut que passagère; le père de Frédéric et ses amis lui conseillèrent de prendre Maria et de se contenter de ses vingt mille livres sterling, dont la moitié était payée comptant et le reste devait être touché à la mort de M. Osborne, avec une chance éventuelle de partage pour le surplus. Frédéric se résigna en conséquence à mettre les pouces, comme il disait élégamment. M. Osborne rechigna d'abord, puis consentit enfin; car Hulker et Bullock tenaient une place élevée dans l'aristocratie financière et avaient des relations avec les plus gros bonnets de la banque. Quelle satisfaction de pouvoir dire: «Mon gendre est de la maison Hulker, Bullock et Comp.!» En présence de telles considérations, la célébration du mariage fut décidée.

Les jeunes époux eurent un hôtel non loin de Berkeley-Square et une petite villa à Roehampton, rendez-vous champêtre de presque toute la finance. Auprès des femmes de sa famille, Frédéric passait pour avoir fait une mésalliance; ces dames oubliaient que leur grand-père sortait de l'hospice des Enfants-Trouvés: leurs maris, il est vrai, appartenaient à quelques-unes des plus nobles familles de l'Angleterre. Maria comprit que le soin de sa dignité et les noms qui figuraient sur la liste de ses visites lui imposaient l'obligation de faire oublier autant que possible la bassesse de son extraction: elle résolut, en conséquence, de voir son père et sa sœur le moins possible.

Elle avait, toutefois, trop de bon sens pour songer à mettre de côté ce vieillard, dont elle pouvait encore espérer une vingtaine de mille livres sterling. Frédéric Bullock, d'ailleurs, ne l'aurait point souffert. Mais, avec ses bonnes intentions, elle n'avait pas encore assez d'usage et de pratique pour savoir bien dissimuler. Elle n'invitait son père et sa sœur qu'à ses petites soirées, et les recevait avec une extrême froideur, se montrait fort rarement à Russell-Square, priait son père de quitter ce quartier, où l'on ne voyait que des gens du commun, et par là se faisait un tort énorme, malgré les efforts de Frédéric Bullock à réparer le mal par sa diplomatie. Ces puériles et ridicules niaiseries finissaient par compromettre gravement les droits de sa femme à la succession.

«Voilà Maria devenue trop grande dame pour daigner se montrer à Russell-Square, disait le vieillard en revenant un soir avec sa fille de chez mistress Frédéric Bullock, où ils avaient dîné tous deux. Elle invite son père et sa sœur à venir manger les restes de ses grands galas, car le diable m'emporte si ces plats n'en étaient pas à la seconde apparition; et puis elle nous reléguera avec les gens de la cité ou quelque gratte-papier, en réservant les comtes, les lords et les ladies, et toute sa clique aristocratique, pour une meilleure occasion. Avec cela qu'elle est belle, son aristocratie!... tas de courtisans, de parasites, de pique-assiettes que tous ces gens-là! Allons, Jack, un coup de fouet aux chevaux; nous devrions déjà être rentrés à Russell-Square!»

Puis il se rejeta brusquement dans le fond de la voiture, avec un ricanement convulsif.

Lorsque mistress Frédéric accoucha de son premier enfant, Frédéric-Auguste-Howard-Stanley-Devereux Bullock, le vieil Osborne fut prié d'assister au baptême et d'être le parrain du nouveau-né; mais il se contenta d'envoyer une timbale en or pour l'enfant et vingt guinées pour la nourrice.

«Je voudrais bien savoir si un de leurs grands seigneurs en a jamais autant donné,» se disait-il à part lui.

Il refusa du reste d'assister à la cérémonie.

Ce magnifique cadeau fit très-grand plaisir aux Bullock. Maria en conclut aussitôt que son père avait un faible pour elle, et Frédéric entrevit déjà un splendide avenir pour son jeune héritier.

On peut difficilement se faire une idée des souffrances endurées par miss Osborne, lorsque dans sa solitude de Russell-Square elle voyait dans le journal le nom de sa sœur cité parmi les élégantes du jour; la description de la toilette qu'elle portait pour sa présentation à la cour par lady Frédérica Bullock. Hélas! en comparaison, la vie de Jane s'écoulait bien triste et bien maussade; elle ne connaissait ces jouissances de l'amour-propre et de l'orgueil que pour en apprécier la privation. Dans l'hiver, elle avait à se lever dès le matin pour préparer le déjeuner du vieillard grondeur et bourru, qui aurait mis la maison sens dessus dessous si son thé n'avait pas été prêt pour huit heures et demie. À neuf heures et demie, son tyran se levait et partait pour la Cité.

Le temps qui s'écoulait alors jusqu'au dîner se passait pour elle à inspecter la cuisine, à semoncer les domestiques, à faire sa promenade en voiture, ses courses chez les fournisseurs, qui ne savaient lui témoigner assez d'égards. Elle profitait aussi de ses loisirs pour mettre ses cartes et celles de son père chez leurs respectables et ennuyeux amis de la cité, pour rester dans le salon à attendre les visites, pour confectionner une grande pièce de tapisserie au coin du feu. Quand par hasard, relevant la couverture en cuir de son vieux piano, elle en tirait des notes mal assurées, les échos troublés de la maison lui renvoyaient des modulations plaintives qui semblaient répandre autour d'elle une tristesse plus grande encore. Le portrait de George avait disparu; il avait été monté au grenier dans une salle de débarras. Le père et la fille conservaient bien comme un secret sentiment du fils et du frère qu'ils avaient perdu; mais ce souvenir venait machinalement à leur pensée; jamais on ne prononçait le nom de cet être jadis si cher à leurs affections.

À cinq heures, M. Osborne rentrait pour le dîner; il prenait ce repas silencieusement, en tête-à-tête avec sa fille; il avait le plus souvent l'air morne et abattu, excepté quand il lui arrivait de tempêter et jurer contre le cuisinier, si par hasard ses ragoûts et ses sauces ne lui plaisaient pas. Deux fois par mois Osborne recevait des amis de son âge et de sa condition, et aussi peu divertissants que lui.

Ces invités rendaient à leur tour à M. Osborne des dîners non moins somptueux et non moins ennuyeux que les siens. Après avoir suffisamment dégusté le porto et le xérès, on allait cérémonieusement faire une partie de whist, et à dix heures et demie chacun partait dans sa voiture.

Au milieu de cette morne existence, un secret planait sur la vie de Jane, secret qui avait développé chez son père cette humeur morose et farouche, dont le germe se trouvait déjà dans son naturel orgueilleux et vain. Miss Wirt, la demoiselle de compagnie, aurait pu donner plus d'un détail sur cette affaire. Elle avait pour cousin un artiste, depuis très-célèbre comme peintre de portraits, mais qui à ses débuts avait été fort aise d'apprendre à dessiner aux femmes à la mode. M. Smee a oublié depuis longtemps le chemin de Russell-Square; mais en 1818, lorsqu'il avait miss Osborne pour élève, il voyait avec bonheur s'ouvrir pour lui la porte de cette maison.

Smee, autrefois élève de Sharp, artiste débauché, flâneur et malheureux, mais plein d'adresse et de talent, était cousin de miss Wirt, ainsi que nous venons de le dire; celle-ci le présenta à miss Osborne, dont la main et le cœur se trouvaient encore en disponibilité après plusieurs petites amourettes qui étaient restées en chemin. Le jeune peintre s'éprit d'une vive passion pour cette jeune demoiselle, et tout porte à croire qu'il fut payé de retour. Miss Wirt était la confidente de ces amours. Peut-être espérait-elle que son cousin, emportant d'assaut la fille du riche marchand, lui donnerait une part dans la fortune qu'il serait venu à bout de conquérir grâce à elle. Mais la triste réalité vint mettre à néant toutes ces ravissantes illusions. M. Osborne, ayant eu vent de cette affaire, rentra un jour à l'improviste et parut dans la salle de dessin sa canne de bambou à la main. Le maître et l'élève avaient la figure fort rouge et fort animée. Cela déplut à M. Osborne, qui jeta le jeune homme à la porte, en le menaçant de lui casser sa canne sur le dos si jamais il le trouvait sur son passage. Une demi-heure après, miss Wirt était congédiée; et pour hâter son départ, M. Osborne, du haut de l'escalier, déménageait à coups de pied ses malles et ses cartons, et menaçait encore du poing le fiacre qui l'emportait.

Jane Osborne, à la suite de cette aventure, ne quitta pas sa chambre de plusieurs jours, et depuis lors son père ne lui permit plus les demoiselles de compagnie. Il l'avertit en outre de ne pas compter sur le moindre schelling de sa part si elle se mariait sans son consentement. Il lui fallut donc refouler bien loin les espérances que Cupidon avait soulevées dans son cœur. En conséquence, elle s'était résignée, tant que vivrait son père, au genre de vie que nous venons de décrire, et avait pris son parti de rester vieille fille. Pendant ce temps, sa sœur continuait à avoir chaque année un enfant auquel elle donnait des noms de plus en plus beaux, sans que cette augmentation de petits Bullock contribuât au maintien de l'affection entre les deux sœurs.

«Jane et moi vivons dans une sphère tout à fait distincte, disait mistress Bullock, mais elle n'en est pas moins une sœur pour moi!»

Or, il ne faut pas beaucoup de pénétration pour comprendre ce que voulait dire ce: Elle n'en est pas moins une sœur pour moi!

Nous avons dit quelques mots de la vie que menaient avec leur père les demoiselles Dobbin dans leur belle villa de Denmark-Hill, où le petit George Osborne se faisait fête d'aller cueillir des pêches et des raisins. Les demoiselles Dobbin allaient souvent à Brompton voir la chère Amélia, et entretenaient des relations de visites avec leur ancienne amie de Russell-Square, mistress Osborne. C'était sans doute par déférence pour les désirs de leur frère, le major, que ces demoiselles montraient tant d'égards pour mistress Osborne. Le major ne désespérait pas de voir quelque jour le vieil Osborne revenir de son entêtement et reconnaître enfin pour son héritier le fils de George. Les demoiselles Dobbin tenaient miss Osborne au courant des affaires d'Amélia; miss Jane savait par elles tous les détails de l'existence de mistress Osborne avec son père et sa mère; de cette manière elle se trouvait renseignée sur la pauvreté et le dénûment de cette malheureuse famille. Ces demoiselles s'étonnaient en commun que des hommes comme le brave major, comme ce cher capitaine Osborne, eussent pu s'amouracher d'une créature aussi insignifiante, qui du reste n'avait point changé et était toujours restée une minaudière et une pimbêche. Quant au petit garçon, c'était le plus franc démon qui fût au monde.

Il n'est pas une femme dont le cœur ne soit accessible aux grâces aimables de l'enfance; les humeurs les plus revêches sont toujours prêtes à se dérider en présence de ces petits êtres si charmants et si mutins.

Amélia, cédant un jour aux vives instances des demoiselles Dobbin, permit au petit George d'aller passer la journée à Denmark-Hill. En l'absence de son fils, elle employa la plus grande partie de son temps à écrire au major Dobbin. Elle le complimenta sur les bonnes nouvelles qu'elle avait apprises à son sujet par l'intermédiaire de ses sœurs, lui envoya ses vœux pour son bonheur et celui de la femme qu'il avait choisie, et le remercia de toutes les preuves d'amitié qu'elle avait reçues de lui dans son malheur. Elle lui donnait aussi des nouvelles particulières du petit Georgy, lui annonçant qu'il était allé passer la journée à Denmark-Hill. Elle soulignait beaucoup de passages de la lettre, et terminait en signant Son amie affectionnée, Amélia Osborne. Par un oubli qui ne lui était pas ordinaire, elle ne le chargeait de rien pour lady O'Dowd, dont elle désignait la sœur par ces seuls mois soulignés la fiancée du major, et adressait au ciel des vœux et des prières pour son bonheur en mariage. La nouvelle de ce mariage lui permit de secouer la réserve qu'elle avait jusqu'alors observée vis-à-vis du major. Elle saisit avec empressement cette occasion de lui exprimer avec toute la vivacité de la reconnaissance la chaleur de ses sentiments; et quant à être jalouse de Glorvina!... Allons donc, Amélia s'en serait voulu à elle-même d'en avoir eu seulement l'idée.

Ce soir-là, George revint tout joyeux dans la voiture de sir William Dobbin, conduite par le vieux cocher de la maison. George avait au cou une jolie chaîne en or, au bout de laquelle pendait une montre. Il raconta à sa mère que c'était une vieille dame, un peu laide, qui la lui avait donnée, tout en le couvrant de ses larmes et de ses baisers. Cette vieille dame ne lui plaisait pas beaucoup; il aimait encore mieux les raisins; mais il préférait par-dessus tout sa maman. Un secret mouvement de terreur fit tressaillir Amélia; cette âme timide frémit sous l'atteinte d'un triste pressentiment en apprenant que son fils avait vu quelqu'un de la famille Osborne.

Miss Osborne, car c'était elle, rentra de son côté pour dîner avec son père. Le vieillard avait fait ce jour-là une excellente affaire; aussi se montrait-il presque de bonne humeur, ce qui contribua encore à lui faire remarquer l'air troublé et attristé de sa fille.

«Qu'y a-t-il donc, miss Osborne?» daigna-t-il lui demander.

Celle-ci éclata alors en sanglots:

«Ah! monsieur, lui dit-elle, j'ai vu le petit George; il est beau comme un ange! c'est tout son portrait!»

Le vieillard, placé en face d'elle, ne répondit pas, rougit beaucoup et commença à trembler de tous ses membres.

CHAPITRE XI.

Où le lecteur se trouve dans la nécessité de doubler le cap.

Il faut que le lecteur se transporte maintenant avec nous à plusieurs milliers de lieues du pays qui jusqu'ici a servi de théâtre aux événements de cette histoire. Nous franchissons les mers et nous nous trouvons dans nos possessions anglaises de l'Inde, à la station militaire de Bundlegunge. C'est là, en effet, que nous devons retrouver nos anciens amis du brave ***, désormais sous les ordres du colonel sir Michel O'Dowd. Les années n'avaient pas trop maltraité ce robuste officier, comme il arrive d'ordinaire pour les hommes doués d'un solide estomac, d'un heureux caractère et d'une quiétude d'esprit que ne sauraient troubler les opérations intellectuelles.

Peggy O'Dowd, l'héritière des Maloneys, est toujours telle que nous l'avons jadis connue, le même désir d'obliger inspire ses pensées et ses paroles. Son humeur ardente, impérieuse et despotique, s'exerce principalement sur son Mick bien-aimé; en un mot, elle est le grenadier des femmes de son régiment. Quant au major, il n'est point encore marié, et ce n'est point la faute de mistress O'Dowd, qui a décidé dans sa sagesse que Glorvina serait la femme de notre ami Dobbin, et n'a rien négligé pour faire réussir ce mariage. En effet, Glorvina ne répondait-elle pas parfaitement aux prétentions que pouvait élever le major? n'était-elle pas une jolie fille aux couleurs roses, aux cheveux d'ébène, aux yeux célestes, une amazone aussi capable de mener le cheval que le piano, et possédant en un mot tout ce qui était nécessaire au bonheur de Dobbin? Sans doute elle était bien plus faite pour lui convenir que cette pauvre et chétive Amélia, dont il n'avait pas cessé d'être le fervent et fidèle adorateur.

«Il suffit de voir comme Glorvina défile à la parade dans un salon, disait mistress O'Dowd, pour se convaincre que cette pauvre petite mistress Osborne n'est pas en état de soutenir la comparaison. Elle a la tournure d'une oie qui boite. Mon cher major,
si vous m'en croyez, Glorvina est la femme qu'il vous faut: vous êtes une espèce de marmot qui avez besoin d'être un peu secoué; et puis Glorvina descend de l'illustre race des Maloneys et des Molloys, et, croyez-moi, ce sont là de nobles et anciennes familles avec lesquelles on doit s'estimer toujours très-fier de s'allier.»

Avant de s'attaquer au major Dobbin, les charmes conquérants de Glorvina s'étaient déjà essayés contre bien d'autres. Elle avait eu des amourettes avec tous les officiers à marier, avec tous les célibataires éligibles. À Madras, un capitaine, puis un nabab, étaient venus accroître le nombre de ses adorateurs, sans qu'aucun d'eux eût aspiré à un plus grand bonheur. Dans les fêtes de la présidence, Glorvina n'avait jamais manqué ni de danseurs ni de fidèles, mais ils s'en étaient tous tenus là et aucun n'avait poussé jusqu'au mariage.

Malgré les querelles qui se renouvelaient sans cesse et à tout propos entre lady O'Dowd et Glorvina, et qui vingt fois par jour auraient fait perdre patience à Mick, s'il n'avait été un véritable saint de bois, ces deux dames s'entendaient toujours dès qu'il s'agissait de marier le major Dobbin, et elles étaient résolues à ne point le laisser en paix qu'elles n'en fussent venues à leurs fins. Glorvina, poussée par ses défaites précédentes au courage du désespoir, soumit Dobbin à un siége en règle. Elle lui chantait sans relâche des ballades irlandaises, prenait son bras pour aller se promener sous les frais ombrages des bosquets de citronniers. Sa voix était si douce, ses gestes si pittoresques, que l'homme le moins sensible n'aurait pu y résister. À chaque instant elle demandait à Dobbin si le chagrin n'avait pas fané la fleur de ses jeunes années, et elle paraissait toujours prête à verser des larmes au récit des dangers et des expéditions militaires du major.

Nous savons déjà que l'honnête garçon s'amusait à jouer de la flûte pour son agrément particulier. Glorvina voulut à toute force qu'il l'accompagnât sur le piano, et lady O'Dowd se retirait discrètement et sans avoir l'air de rien, quand elle voyait les jeunes gens dans le feu de l'exécution. Glorvina exigea que le major l'escortât tous les matins à la promenade, et chacun pouvait assister à leur départ et à leur retour. Glorvina inondait le major de petits billets, lui empruntait ses livres, marquant à grands coups de crayon les passages où la passion s'exprimait avec le plus d'ardeur; elle se servait de ses chevaux, de ses domestiques, de son argenterie, de son palanquin. Comment ne pas expliquer de pareils faits par quelque secret engagement? comment les deux sœurs du major, auxquelles il en revenait toujours quelque chose, ne se seraient-elles pas imaginé que leur frère allait incessamment contracter les nœuds de l'hymen?

Mais ces ruses et ces manéges ne faisaient rien sur l'impassible Dobbin, qui conservait un sang-froid des plus désolants. Il éclatait de rire si parfois un de ses camarades s'avisait de le railler sur l'attention non équivoque que lui accordait miss Glorvina.

«Vous ne voyez pas, disait-il, que ce qu'elle en fait, c'est uniquement pour s'entretenir la main; elle s'exerce sur moi tout comme sur le piano de mistress Tozer; elle prend ce qu'elle rencontre sous sa main, et voilà tout. Je suis trop vieux, trop détraqué pour une aussi jolie femme que Glorvina.»

Et il n'en continuait pas moins à se promener à cheval avec elle, à lui copier des romances, à lui transcrire des vers sur des albums et à faire sa partie, le tout avec la plus extrême soumission; car, dans les garnisons de l'Inde, les jeunes officiers n'ont point d'autre occasion de s'occuper, lorsqu'ils ne se sentent pas de goût pour la chasse à la bécassine et au cochon, ou pour les distractions du jeu, de la pipe ou de la bouteille.

Malgré les instances de sa femme et de sa belle-sœur, le colonel O'Dowd se refusa catégoriquement à interroger le major sur ses intentions définitives, pour le déterminer à mettre un terme aux lamentables tortures d'une innocente jeune fille. Le vieux soldat déclara très-nettement qu'il n'entendait entrer pour rien dans le complot.

«Hé, ma foi, disait-il, le major à son âge sait ce qu'il doit faire; s'il avait bien envie de vous avoir pour femme, il saurait bien vous demander.»

D'autres fois il le prenait sur le ton de la plaisanterie, et disait que Dobbin, se trouvant encore trop jeune pour être à la tête d'une maison, avait écrit à sa maman une lettre pour lui en demander la permission. Loin de se prêter, du reste, au manége et aux intentions de ces dames, le brave Mick alla un jour jusqu'à avertir confidentiellement le major de prendre garde à lui et de se tenir sur la défensive.

«Attention, Dobbin, lui dit-il, attention, mon garçon; ces femmes-là mitonnent quelque grand coup; j'ai vu ma femme qui tirait d'une malle deux robes fraîchement arrivées d'Europe; l'une des deux, en satin rose, était pour Glorvina. Tout cela, Dobbin, c'est pour vous forcer à vous avouer vaincu, si toutefois les femmes et le satin peuvent avoir raison de vous.»

Mais ni la beauté des traits ni le luxe de la toilette n'étaient capables d'ébranler le major; la pensée d'une seule femme occupait tout l'esprit de l'honnête garçon, et cette femme, nous pouvons le dire, n'était point miss Glorvina O'Dowd, malgré sa robe de satin rose. C'était la douce et modeste créature vêtue de noir, qui ne parlait guère que lorsqu'on s'adressait à elle, dont la voix n'avait aucune ressemblance avec celle de Glorvina; c'était la douce et tendre mère assise auprès du berceau de son enfant et invitant le major par un sourire à contempler avec elle ce cher trésor de sa tendresse; c'était la jeune fille aux joues roses entrant dans le salon de Russell-Square avec une chanson sur les lèvres ou suspendue au bras de George, et la figure resplendissante d'amour et de bonheur. Cette image ne quittait plus l'honnête major; elle l'accompagnait partout dans le jour et le suivait dans son sommeil, à son chevet. Bien que le major ne fatiguât ni le public ni ses amis des confidences de son amour, et bien qu'il n'en perdît ni le boire ni le manger, ses sentiments du moins n'avaient ni changé ni vieilli, et, tandis que ses années s'accroissaient, que l'on pouvait apercevoir quelques fils d'argent au milieu de sa brune et épaisse chevelure, son amour conservait toute la séve et la fraîcheur que gardent au cœur de l'homme les souvenirs d'enfance.

Mistress Osborne, comme nous l'avons dit, avait écrit au major pour le complimenter avec la plus cordiale franchise de son prochain mariage avec miss O'Dowd.

«Votre sœur, lui disait Amélia, a eu la bonté de venir me voir pour m'apprendre l'heureux événement au sujet duquel je vous prie d'accepter mes plus sincères félicitations. Je ne doute pas que la jeune personne à laquelle vous allez unir votre vie ne soit en tout point digne de devenir la femme d'un homme aussi bon et aussi dévoué que vous. Que peut vous offrir une pauvre veuve, sinon les prières et les vœux qu'elle forme du fond du cœur pour votre prospérité? George embrasse bien son cher parrain; il espère que vous ne l'oublierez pas. Je lui ai dit que vous alliez prendre de nouveaux engagements avec une personne qui mérite certainement toutes vos affections; mais, bien que de tels engagements soient sans contredit les plus forts, les plus sacrés, et dominent tous les autres, je suis assurée cependant que la veuve et l'orphelin dont vous avez été jusqu'ici l'ami et le protecteur continueront à avoir une petite place dans votre cœur

Toute la lettre était sur le même ton et portait à chaque ligne comme l'empreinte du parfait contentement de celle qui l'avait écrite. Elle arriva par le même bâtiment qui apportait de Londres à lady O'Dowd son arsenal de toilette.

Dobbin, comme en s'en doute, l'ouvrit de préférence à toutes celles qui lui arrivaient de la capitale de la Grande-Bretagne; mais elle produisit sur son esprit un si fâcheux effet, qu'après cette lecture il prit en haine et Glorvina et sa robe rose et tout ce qui la touchait de près ou de loin, et se mit à pester contre les commérages féminins et contre le beau sexe en général. Ce jour-là, tout lui apparut en noir: à l'inspection, il trouva la chaleur accablante, et son service lui sembla une odieuse corvée. En vérité, était-ce bien la besogne d'un homme doué de raison que d'user sa vie à examiner des batteries de fusil et à faire prendre l'alignement à des espèces de bûches? Les causeries de la caserne lui parurent plus fastidieuses que jamais. Après tout, que lui importait à lui, qui arrivait grand train à la quarantaine, le nombre de bécassines tuées par le lieutenant Smith, ou les mérites de la jument de l'enseigne Brown? Il se sentait pris de dégoût pour les robustes plaisanteries que l'on faisait à la table des officiers; il n'était plus d'âge à rire des propos drôlatiques tenus par l'aide chirurgien et les jeunes officiers, bien qu'ils eussent encore le don d'exciter la gaieté du vieil O'Dowd à la tête chauve et au nez rouge, et que ce vieux militaire les entendît répéter, toujours les mêmes, depuis trente ans. Obligé à vivre entre les lourdes saillies de la table des officiers et les querelles et les scandales du salon des dames, son existence lui devenait insoutenable, et il ne pouvait y penser sans rougir.

«Amélia, se disait-il alors, Amélia! pouvez-vous bien me faire des reproches, à moi qui vous suis toujours resté fidèle? si seulement vous aviez voulu répondre aux sentiments que j'éprouvais pour vous, je ne serais point ici à traîner une misérable existence. Ne trouvez-vous d'autres récompenses pour tant de dévouement et de fidélité que des souhaits et des félicitations sur mon mariage avec cette pimpante Irlandaise?»

Ah! le pauvre William se sentait alors bien chagrin et bien triste; plus que jamais il souffrait des tortures de l'isolement. Il aurait voulu en avoir fini avec la vie, avec les vanités et les déceptions dont elle est semée, tant la lutte lui paraissait désespérée et douloureuse, tant l'horizon se montrait à lui sous de sombres aspects! Sa nuit se passa au milieu des plus cruelles insomnies, ne sachant s'il se déciderait à partir pour l'Angleterre. Fidélité, amour, constance, rien n'avait touché le cœur insensible d'Amélia; et on eût dit qu'elle fermait à dessein les yeux pour ne point voir tant d'amour.

«Amélia, s'écriait-il au milieu du silence de la nuit, songez que vous êtes la seule que j'aie aimée, que j'aime encore au monde, malgré votre cœur de marbre, malgré votre indifférence après les soins que je vous ai donnés dans des temps de douleur et de souffrance, malgré ces sourires que vous aviez sur les lèvres au moment de nos adieux et qui semblaient me dire que vous ne pensiez déjà plus à moi avant même que je vous eusse quittée.»

Ah! sans doute Amélia aurait eu pitié de lui, si elle l'avait vu dans le triste état où elle venait de le jeter. Le major crut trouver une consolation, un adoucissement à ses tortures en relisant toutes les lettres qui lui venaient d'Amélia, depuis ses lettres d'affaires touchant le petit capital qu'elle croyait tenir de son mari, jusqu'aux moindres billets d'invitation, au moindre carré de papier sur lequel se trouvait un délié de sa main. Ces lettres étaient toutes empreintes d'une froideur qui ne laissait point de place à l'espérance.

S'il se fût trouvé là une douce et aimable créature capable de lire dans ce noble cœur et de comprendre tout ce qu'il se trouvait de grandeur et de délicatesse dans sa réserve, le prestige qui environnait Amélia se serait peut-être évanoui tout naturellement, et l'amour de Dobbin aurait eu désormais des destinées calmes et paisibles. Mais le major n'avait alors d'autres rapports d'intimité que ceux auxquels s'efforçait de le provoquer la fringante Glorvina, la brillante Irlandaise aux boucles d'ébène; et, il faut le dire, cette altière beauté songeait bien moins à s'assurer l'amour du major que ses adorations. Elle avait entrepris là une tâche bien difficile et bien ingrate, à en juger d'après les moyens auxquels elle était obligée d'avoir recours pour en venir à ses fins.

Peu après l'arrivée des toilettes de Londres, et peut-être en vue de leur faire honneur, lady O'Dowd et les femmes des autres officiers du régiment royal donnèrent un bal aux régiments de la compagnie des Indes et aux fonctionnaires civils de la station. Glorvina y parut au milieu des pompes éblouissantes de sa robe de satin rose, de cette robe qui devait frapper le coup décisif; le major, présent à cette fête, errait à l'aventure dans les salons du bal, et il n'eût pas même su dire le lendemain quelle était la couleur du satin. Glorvina, la rage dans le cœur, accepta pour danseurs les moindres officiers de la garnison, espérant irriter la jalousie de Dobbin; mais le major n'en parut point jaloux. Il ne témoigna pas même de mauvaise humeur lorsque M. Bangles, capitaine de cavalerie, offrit son bras à Glorvina pour la conduire à la salle du souper. Ce n'était ni les manéges de la coquetterie, ni de jolies robes, ni de belles épaules qui pouvaient quelque chose sur la fibre sensible du major, et Glorvina n'avait rien autre chose à offrir.

À eux deux, ils donnaient l'exemple de la vanité des choses humaines; ils désiraient, chacun de leur côté, ce qu'il ne leur était point donné d'avoir. La désolation et le désespoir de Glorvina se manifestaient par des torrents de larmes. Son affection pour le major, disait-elle en sanglotant, avait été plus vive qu'aucune de celles qu'elle avait ressenties pour les autres.

«Ah! ma bonne Peggy, disait-elle à sa belle-sœur dans leurs moments d'entente et de bonne harmonie; ah! ma bonne Peggy, il me brisera le cœur; toutes mes robes me deviennent trop larges, je ne serai bientôt plus qu'un squelette.»

Tandis que le major prolongeait ainsi le supplice de cette malheureuse, et, loin de demander sa main, ne tâchait même pas d'en devenir amoureux, un autre bâtiment arriva d'Europe, d'où il apportait des lettres, parmi lesquelles il s'en trouva une pour cet homme au cœur de granit. Cette lettre portait un timbre plus ancien que celui des missives apportées par le dernier navire, et elle venait de chez lui. Dobbin reconnut aussitôt l'écriture de sa sœur, qui mettait le plus grand soin à entasser dans sa correspondance toutes les plus mauvaises nouvelles, et lui adressait de petits sermons avec une franchise vraiment fraternelle; aussi son cher William, étant malheureux tout le reste du jour quand il lui arrivait de lire les épîtres de sa sœur, ne se pressait jamais beaucoup d'en rompre le cachet; pour cela il attendait de se sentir en bonne disposition. Il y avait à peine quinze jours qu'il venait d'écrire à sa sœur une lettre de remontrances à propos des absurdes racontages dont elle avait été entretenir mistress Osborne, et il avait, de plus, fait réponse à la mère de George, afin de la détromper sur les bruits mensongers qui avaient circulé sur son compte, et l'assurer qu'il n'entrevoyait point, quant à présent, de changement probable dans sa position actuelle.

Deux ou trois jours après l'arrivée de ce second paquet de lettres, le major était allé passer la soirée chez lady O'Dowd, où il s'était montré fort aimable, et Glorvina s'était persuadée qu'il avait écouté avec plus d'attention qu'à l'ordinaire l'Écho du Glacier ou l'Enfance du Ménestrel, et une ou deux autres romances de choix qu'elle réservait spécialement pour lui. En réalité, il n'avait pas plus écouté la belle Glorvina que le hurlement des chacals que l'on entendait grogner dans le voisinage de la maison; mais, comme toujours, la pauvre fille aimait à se bercer d'une illusion qui lui était chère. Le major, après avoir joué une partie d'échecs avec elle, pendant que le chirurgien faisait celle de mistress O'Dowd, prit congé de ces dames à son heure ordinaire et regagna son gîte.

Sur sa table, il trouva la lettre encore intacte de sa sœur, qui renfermait probablement son contingent ordinaire de reproches; il la prit, et presque honteux de son insouciance, il se disposa à passer une heure désagréable en tête-à-tête avec cette chère sœur, qui, à une telle distance, trouvait encore le moyen de lui être parfaitement déplaisante. Une heure environ s'était déjà écoulée depuis que le major avait quitté la maison du colonel. Maître Mick dormait du sommeil inaltérable du juste, et Glorvina avait caché ses boucles d'ébène dans leur prison de papier brouillard. Lady O'Dowd, elle aussi, avait regagné la chambre nuptiale, située au rez-de-chaussée; tout à coup la sentinelle, qui veillait à la porte de l'officier supérieur, vit le major Dobbin accourir hors d'haleine et la figure bouleversée. Il se dirigea vers la maison du colonel, et, sans faire attention au planton, s'approcha des fenêtres de la chambre à coucher:

«Colonel O'Dowd! cria-t-il alors de toute la force de ses poumons.

—Grand Dieu! c'est le major, dit Glorvina en laissant apercevoir sa tête, qui ressemblait à une grappe de papillotes.

—Eh bien, Dob, qu'y a-t-il, mon garçon? reprit le colonel, pensant qu'il y avait au moins le feu à la caserne, ou qu'il était arrivé un ordre du quartier général.

—Il me faut.... un congé pour.... pour retourner en Angleterre, reprit Dobbin; j'y suis rappelé immédiatement pour des affaires de famille très-urgentes.

—Juste ciel! qu'est-il arrivé? se dit Glorvina communiquant son tremblement à ses papillotes elles-mêmes.

—Il faut que je parte cette nuit, sur-le-champ,» continua Dobbin.

Le colonel se leva et vint échanger quelques paroles avec lui.

En arrivant au post-scriptum de la lettre de miss Dobbin, le major y avait trouvé la nouvelle suivante, seule cause de l'alerte dont nous venons de faire part au lecteur:

«J'ai été voir hier notre vieille connaissance, mistress Osborne et sa famille. Vous savez dans quelle misérable demeure vivent ces pauvres gens depuis la banqueroute du père; M. Sedley a placé une plaque de cuivre sur la porte de cette méchante habitation et se livre au commerce du charbon. Le petit George, votre filleul, est un charmant enfant, quoiqu'il ait de grandes dispositions à l'insolence et à l'entêtement. Nous nous occupons de lui suivant votre désir, et nous l'avons présenté à sa tante miss Osborne qui a été enchantée de le voir. Son grand-père, je ne parle point du banqueroutier, mais de M. Osborne, de Russell-Square, qui est presque tombé en enfance, semble disposé à se radoucir à l'égard de l'enfant de votre ami et à oublier les erreurs de la désobéissance du père. Amélia serait assez disposée à lui en faire l'abandon. Elle commence à se consoler de la mort de son mari, et dans peu doit épouser le révérend M. Binney, ministre à Brompton. C'est un pauvre mariage, mais mistress Osborne commence à être sur le retour; j'ai déjà aperçu quelques cheveux gris sur sa tête; quant à son moral, il va infiniment mieux; et votre petit filleul fait le diable à la maison. Ma mère me charge de vous transmettre ses amitiés, auxquelles je joins celles de votre dévouée sœur.

«Anna Dobbin.»

CHAPITRE XII.

Entre Londres et l'Hampshire.

Le grand hôtel des Crawley, situé Great-Gaunt-Street, vit de nouveau briller sur sa façade l'écusson de la famille, en signe de deuil et comme témoignage de la douleur que causait la mort de sir Pitt Crawley; toutefois on pouvait remarquer jusque dans cet emblème héraldique un éclat inaccoutumé qui, aussi bien là que dans tout le reste de la maison, n'avait jamais existé du vivant du dernier baronnet. La couche noirâtre et antique qui donnait à la maison un aspect maussade et triste, avait disparu pour laisser voir l'écarlate des briques, qu'encadraient gaiement des filets de plâtre. Le lion de bronze servant de marteau, avait été redoré à neuf et les grilles repeintes. En un mot, cette demeure, autrefois la plus sinistre de Gaunt-Street, était devenue la plus coquette de tout le quartier. La transformation avait eu lieu avant même que dans l'Hampshire les premiers jets de la verdure eussent remplacé les feuilles jaunâtres qui couvraient les arbres de Crawley quand le vieux sir Pitt traversa, pour la dernière fois, l'avenue du château.

Chaque jour on voyait arriver une petite femme dans un coupé de même taille, pour surveiller les travaux qui se faisaient dans cette maison. Une vieille fille, escortée d'un petit garçon, s'y rendait aussi chaque jour; le petit garçon et la vieille fille étaient miss Briggs et le petit Rawdon, chargés tous deux d'inspecter les embellissements qui transformaient la maison de sir Pitt, de surveiller les ouvrières, de couper et coudre les rideaux et les tentures, de passer en revue et secrétaires et commodes, et tous les réduits où se trouvaient entassées les reliques poudreuses de la famille, avec les faux bijoux qui avaient brillé sur la tête de plusieurs générations féminines, enfin de faire l'inventaire de la porcelaine, de la verrerie et autres objets qui garnissaient les tablettes de l'office.

Dans tous ces arrangements, mistress Rawdon Crawley avait la haute main; elle tenait de sir Pitt un plein pouvoir. Son bon plaisir décidait seul de la vente, de l'achat ou de la suppression; elle avait ainsi l'occasion de faire preuve de bon goût et elle en était enchantée. Ces réparations avaient été décidées à la suite d'un voyage de sir Pitt à Londres, où il était venu voir ses hommes de loi, et avait passé une semaine à Curzon-Street, dans la maison de son frère et de sa belle-sœur.

Il s'était fait d'abord descendre à l'hôtel; mais Becky, instruite de l'arrivée du baronnet, se transporta en personne auprès de lui, et une heure après le ramenait en triomphe à Curzon-Street. Comment refuser une hospitalité offerte avec tant de franchise et par une aussi aimable petite créature. Becky prit la main de Pitt et la serra avec toute l'effusion de la reconnaissance, lorsqu'il eut accepté sa proposition.

«Merci, lui dit-elle en abaissant sur lui un regard qui fit rougir le baronnet. Voilà qui va rendre Rawdon bien joyeux.»

Elle voulut s'assurer par elle-même que rien ne manquait dans la chambre de sir Pitt, que les domestiques avaient eu soin d'y porter ses paquets; enfin elle y vint elle-même avec le seau à charbon à la main. Le feu flambait déjà dans la cheminée. On avait installé Pitt dans la chambre de miss Briggs, qui était allée prendre ses quartiers à l'étage supérieur.

—J'étais sûre que vous ne pourriez me refuser de venir ici, lui disait-elle avec des yeux rayonnant de plaisir.

Et, en effet, elle était ravie de pouvoir lui donner l'hospitalité chez elle. Becky s'arrangea de manière à ce que Rawdon fût obligé d'aller prendre deux ou trois fois ses dîners dehors. C'était pour le baronnet de délicieuses soirées que celles qu'il passait dans le tête-à-tête avec Becky et avec Briggs. Becky surveillait elle-même la cuisine et la confection des plats qui avaient la préférence de son cher beau-frère.

—Comment trouvez-vous ce salmis? lui disait-elle; je l'ai fait moi-même à votre intention. Je sais encore bien d'autres friandises, et ce sera pour quand vous viendrez encore me faire visite.

—Tout ce que vous touchez devient parfait entre vos mains, disait le galant baronnet, et ce salmis est des meilleurs.

—Quand on est à la tête d'un pauvre ménage, reprenait alors Rebecca avec une pointe de bonne humeur, on doit chercher tous les moyens de se rendre utile.»

À quoi son beau-frère répondait alors qu'elle aurait été digne d'épouser un empereur, et que cette habileté dans les soins domestiques était assurément des plus précieuses chez une femme.

Sir Pitt était naturellement porté à faire, à part lui, une comparaison fâcheuse entre sa belle-sœur et sa femme; il ne pouvait oublier une certaine pâtisserie que lady Jane lui avait servie à dîner et qui était la plus détestable chose dont il eût jamais goûté.

Pour assaisonner le salmis fait avec les faisans de lord Steyne, Becky servit à son beau-frère une bouteille de petit vin blanc que Rawdon lui avait apporté de France et qu'il s'était procuré pour rien, à ce que disait celle qui le versait. Ce vin, en effet, provenait des fameuses caves du marquis de Steyne, et il ramena bien vite la chaleur aux joues glacées du baronnet et ranima les forces de cette débile créature.

Lorsque la bouteille fut vidée, Becky prit son beau-frère par la main pour le conduire dans le salon. Après l'avoir fait asseoir sur le sofa, au coin du feu, elle eut l'air de prendre le plus grand intérêt aux tirades qu'il se mit à lui débiter. Quant à elle, pendant ce temps, assise à côté de lui, elle ourlait une chemise pour son cher petit garçon. Mistress Rawdon ne manquait jamais de tirer cette chemise de sa boîte à ouvrage toutes les fois qu'elle voulait se donner une contenance humble et vertueuse. Le petit Rawdon était devenu trop grand pour cette chemise longtemps avant qu'elle fût terminée.

Rebecca écoutait sir Pitt, causait avec lui, chantait pour le distraire, et savait si bien le flatter et le prendre qu'il était enchanté lorsqu'à la fin du jour, ayant fini avec ses hommes d'affaires, il rentrait à Curzon-Street et y goûtait les plaisirs du coin du feu. Les hommes de loi y trouvaient aussi leur compte, car sir Pitt commença dès lors à leur faire grâce des discours jusqu'alors interminables qu'il leur adressait. Le moment du départ fut pour lui fort douloureux et fort pénible; elle lui faisait signe de la main avec une grâce charmante, tandis que la voiture s'éloignait, et lui, de son côté, agitait son mouchoir. Quant à elle, ce fut encore une occasion de faire croire qu'elle versait des larmes, tout au moins elle essuya ses yeux. Dès que Pitt eut perdu de vue cette ravissante petite femme, il rabaissa sa visière sur sa figure, s'enfonça dans son coin, et se mit à réfléchir qu'elle l'avait entouré de tous les égards dont il était digne sans contredit; que Rawdon était un imbécile de n'avoir pas su apprécier une pareille femme comme elle le méritait, et qu'enfin sa femme à lui était une niaise et une sotte auprès de cette séduisante petite Becky. Becky avait peut-être contribué pour beaucoup à réveiller toutes ces idées dans son esprit, mais quand et comment, on serait en peine de le dire, tant la petite enchanteresse mettait toujours de grâce et d'habileté dans sa manière de se conduire. Avant le départ de sir Pitt, il avait été convenu que les deux familles se réuniraient à la campagne pour célébrer la Noël.

«Que n'avez-vous trouvé le moyen de lui tirer un peu d'argent? dit Rawdon d'un ton boudeur à sa femme, quand le baronnet fut parti; il m'eût été bien agréable de donner un petit à-compte à ce pauvre Raggles, en vérité, je vous le jure, car je m'en veux de laisser ainsi ce pauvre diable à découvert de si fortes avances. Sans compter que quelque beau matin il pourrait bien nous mettre dans la rue pour louer à d'autres.

—Dites-lui, répondit Becky, qu'aussitôt les affaires de Pitt arrangées, on payera toutes les dettes. En attendant vous pouvez lui remettre un petit à-compte; c'est un billet que Pitt avait laissé pour son neveu.»

En même temps elle tirait de sa poche et présentait à son mari le bank-note que son beau-frère avait laissé pour le jeune héritier de la branche cadette des Crawleys. Nous devons cette justice à Rebecca, qu'elle avait sondé auprès de Pitt le terrain sur lequel son mari aurait voulu la voir s'aventurer, mais qu'elle avait dû s'arrêter dès les premiers pas dans cette exploration délicate. En effet, la moindre allusion à leurs embarras suffisait pour rembrunir aussitôt la figure de sir Pitt et lui donner un air gêné; il s'étendait alors en longs discours sur l'état de pénurie où il se trouvait lui-même, et ne tarissait point en plaintes sur l'inexactitude de ses fermiers dans leurs payements, sur la situation embarrassée des affaires de son père, sur les dépenses qu'avait occasionnées le décès du vieillard, sur l'obligation de purger toutes ses hypothèques, sur les nombreux emprunts qu'il avait déjà faits à ses banquiers et à ses agents. Le nouveau baronnet en sortit par un adroit détour, il donna à sa belle-sœur un bank-note pour son petit garçon.

Pitt soupçonnait bien la détresse à laquelle devait en être réduite la famille de son frère; un diplomate aussi consommé et aussi pénétrant que lui avait dû deviner sur le champ que la famille Rawdon était dénuée de toute ressource, et il se sentait en proie à de secrets remords en songeant que c'était lui qui avait accaparé l'argent qui, selon toutes les prévisions, aurait dû revenir à son jeune frère. La simple équité lui disait, qu'en bonne conscience, il était tenu à quelque compensation envers ses parents dépouillés. Un homme au courant des convenances, doué de bon sens, remplissant ses devoirs religieux et ayant appris son catéchisme, un homme enfin qui s'appliquait à mener une vie régulière en ce monde, ne pouvait se dissimuler que l'héritage qui l'avait mis à la tête de toute la fortune l'avait en même temps constitué le débiteur de son frère.

Mais de pareilles restitutions sont toujours pénibles à faire, et un homme d'ordre et de sens souffre toujours de se voir réduit à écorner si largement son capital. On veut bien gaspiller son argent pour se faire une réputation de libéralité, pour se procurer tous les plaisirs imaginables, tels qu'une loge à l'Opéra, des chevaux, de grands dîners et même la petite gloriole de faire la charité, pourvu que ce soit en public; mais on débattra le prix de la course avec un cocher de fiacre, et on refusera une obole à un parent dans la détresse. C'est en conséquence de ces dispositions innées dans l'humanité, que sir Pitt, tout en reconnaissant que son devoir l'obligeait à faire quelque chose pour son frère, remettait à un autre temps le soin d'y réfléchir.

Becky, de son côté, savait le fond que l'on doit faire sur les instincts généreux du prochain; elle se trouvait déjà très-satisfaite des procédés de Pitt à son égard; lui le chef de la famille, ne l'avait-il pas reconnue pour sa belle-sœur; s'il ne lui donnait rien maintenant, il lui vaudrait par la suite quelque chose qui certainement est aussi précieux que l'argent, à savoir, le crédit. Raggles, témoin de la bonne harmonie qui régnait entre les deux frères, se montrait déjà plus coulant envers les époux Rawdon, et puis ne venait-il pas de recevoir un léger à-compte, et ne lui avait-on pas fait entrevoir que, dans un assez bref délai, il en recevrait un nouveau, plus considérable encore.

En payant à miss Briggs les intérêts échus à la Noël pour la petite avance qu'elle avait faite à Rebecca, celle-ci lui dit en confidence qu'elle avait consulté sir Pitt, fort au courant des questions financières, sur le meilleur placement que Briggs pourrait faire du reste de son petit capital. Sir Pitt, après de mûres réflexions, avait trouvé pour Briggs quelque chose de sûr et d'avantageux; car sir Pitt ne pouvait oublier que miss Briggs avait été l'amie de sa chère tante Crawley et l'avait veillée jusqu'au dernier soupir, et à ce titre elle avait droit à l'affection de tous les membres de la famille. En conséquence, avant de quitter la ville, Pitt avait bien recommandé que Briggs tînt son argent tout prêt, afin de saisir l'occasion qu'il avait en vue. La pauvre Briggs ajouta une entière confiance à l'air candide, à la joie avec laquelle Rebecca lui annonça cette nouvelle. Cette attention de sir Pitt la toucha au plus haut degré; c'était pour elle un bonheur inespéré. Comment eût-elle songé autrement à retirer son argent du trois pour cent; et puis c'était surtout la manière délicate dont le service était rendu. Briggs promit donc de voir le jour même son homme d'affaires, afin que son petit pécule fût prêt au moment opportun.

L'honnête fille fut si reconnaissante de tant d'intérêt de la part de Becky et de son digne mari le colonel, qu'elle consacra presque toute la moitié de son revenu d'une année à acheter une jaquette de velours au petit Rawdon, qui, pour le dire en passant, n'était plus d'âge ni de taille à porter une jaquette de velours, mais bien à prendre le pantalon et la veste.

C'était un joli enfant à la figure ouverte et riante, aux yeux bleus et animés, à la chevelure bouclée et flottante, au cœur sensible et généreux, fort disposé à aimer tendrement tous ceux qui témoignaient de l'affection à lui, à son poney, à lord Southdown qui le lui avait donné. Quand il voyait arriver cet excellent jeune homme, sa figure devenait toute rouge de plaisir; il ne voulait pas non plus qu'on fît de peine au groom qui soignait son poney, à la cuisinière qui lui préparait des friandises pour son dîner et lui racontait le soir des histoires de revenants, à Briggs qu'il faisait enrager par ses gamineries, à son père surtout, dont nous signalons l'attachement pour le petit homme comme chose surprenante et presque incroyable d'une pareille nature. Lorsque le bambin eut atteint ses huit ans, il n'avait plus de tendresse et d'affection que pour son père; quant au prestige séduisant à travers lequel sa mère lui était d'abord apparue, il s'évanouit bien vite à ses yeux. À peine lui adressait-elle la parole une fois par hasard, elle l'avait pris en aversion; l'enfant avait eu la rougeole et la coqueluche, il ne lui en fallait pas davantage pour la dégoûter de la maternité. Un jour, il était descendu de sa demeure aérienne, attiré par la voix de sa mère qui chantait pour distraire lord Steyne. L'enfant s'était glissé sur la pointe du pied jusqu'à la porte du salon; tout à coup la porte s'entr'ouvrit et laissa apercevoir le petit espion qui écoutait, plongé dans l'extase et le ravissement.

Sa mère s'élança sur lui, lui administra deux ou trois paires de soufflets, au milieu des éclats de rire du marquis, que cette scène de brusquerie et de vivacité de la part de Rebecca eut l'air d'amuser beaucoup. Le pauvre enfant s'enfuit auprès de ses amis de la cuisine, où il alla cacher ses pleurs et ses sanglots.

«Ce n'est pas parce qu'elle m'a battu, disait-il d'une voix entrecoupée, mais.... c'est que....»

Et alors les sanglots et les pleurs, recommençant de plus belle, emportaient comme une avalanche le reste de ses paroles. C'était le cœur du pauvre enfant qui avait le plus souffert de ce rude accueil.

«Pourquoi ne veut-elle pas que je l'écoute chanter, puisqu'elle chante bien pour ce vieux monsieur à tête chauve qui a de si grandes dents?»

Ces paroles étaient entrecoupées par des explosions de rage et de douleur. La cuisinière regardait la femme de chambre, la femme de chambre regardait le cocher d'un air goguenard et malicieux. Le terrible et sévère tribunal qui siége à la cuisine, et auquel rien n'échappe dans aucune maison, se trouvait en ce moment assemblé pour prononcer sur le compte de Rebecca.

Après cette petite aventure, l'aversion de la mère pour le fils se changea en haine. La présence de l'enfant dans la maison était devenue un supplice pour elle, en accusant à tout moment son indifférence pour son fils; et, par un retour tout naturel et tout simple, la défiance, la crainte et l'esprit de révolte s'emparèrent dès lors du cœur de l'enfant. Depuis le jour des soufflets, une antipathie profonde s'éleva entre ces deux êtres pour croître de plus en plus par la suite.

Lord Steyne n'aimait pas davantage cet enfant: quand il le rencontrait il avait toujours à son adresse ou un coup d'œil menaçant ou une mordante raillerie; et le petit Rawdon, sans se laisser intimider, se campait fièrement devant lui et se risquait même jusqu'à lui montrer le poing par derrière. Il le regardait comme son ennemi, et de tous ceux qu'il voyait chez sa mère, c'était celui qui soulevait le plus sa colère. Un jour, le valet de chambre le trouva dans l'antichambre, écrasant à coups de poing le chapeau de lord Steyne; le valet de chambre raconta cette espièglerie au cocher de lord Steyne; le cocher la répéta au valet de monsieur et à tous les domestiques de l'office. À quelque temps de là, mistress Rawdon Crawley étant venue à une des fêtes données par milord, le portier, qui se tenait sur la porte de sa loge, les domestiques, qui se croisaient dans la cour, les laquais, en habits blancs, qui répétaient de salle en salle le nom du colonel et de mistress Crawley, se faisaient de petits signes d'intelligence comme des gens qui savent à quoi s'en tenir, ou du moins qui croient le savoir. Le valet qui circulait avec le plateau de rafraîchissements s'avança vers elle pour lui en offrir, et se divertit ensuite à ses dépens avec le gros maître d'hôtel en culotte courte qui l'accompagnait pour recevoir les verres. C'est une bien terrible chose que cette inquisition exercée par les domestiques, par ce tribunal sans appel qui avait frappé Rebecca d'une sentence plus inflexible encore qu'autrefois celles du Vehmgericht.

Nous dirons plus encore; ils eussent cru à l'innocence de Rebecca, que sa réputation n'en n'aurait pas été moins compromise. Alors que l'on voyait briller à la porte de l'enchanteresse les lanternes de la voiture du marquis de Steyne jusqu'à des minuit passé, comme disait Raggles d'un ton dolent, cela accusait Rebecca bien plus hautement que toutes ses coquetteries et ses intrigues.

Sans qu'il en coûtât rien à sa vertu, nous aimons à le croire, Rebecca s'agitait et se donnait beaucoup de mal pour arriver à avoir ce qu'on appelle une position dans le monde; mais il n'en est pas moins vrai que déjà les domestiques avaient prononcé contre elle un verdict réprobateur, et qu'elle était sous le coup d'une fâcheuse suspicion. C'est ainsi que l'araignée, après avoir laborieusement tissu la toile qui doit fournir à son existence, est emportée d'un coup de plumeau avec le chef-d'œuvre qu'elle vient de faire.

Un jour ou deux avant Noël, Becky partit avec son mari et son fils pour aller passer les fêtes à Crawley-la-Reine, dans le manoir de ses ancêtres. Becky aurait volontiers laissé son petit bambin à la maison, et c'est ce qui serait arrivé à l'enfant, sans les vives instances de lady Jane et les reproches qui lui venaient de Rawdon au sujet de son insouciance et de sa froideur pour son fils.

«C'est le plus bel enfant de l'Angleterre, disait Rawdon à sa femme d'un ton de reproche, et votre épagneul semble avoir la préférence dans vos affections. Il ne sera pas pour vous un bien grand embarras à Crawley, on l'enverra avec les bonnes, et pour le voyage, je le prendrai sur la banquette à côté de moi.

—Où vous ne serez pas fâché d'aller vous-même pour fumer vos affreux cigares, répliqua mistress Rawdon.

—Je me rappelle un temps où vous ne faisiez pas la petite bouche, lui répondit alors son mari.»

Becky ce jour-là était bien disposée.

«C'est qu'alors je n'étais que surnuméraire, entendez-vous, gros bêta, et maintenant je suis en titre; emmenez Rawdy, si cela vous plaît: je vous conseille même de lui donner un cigare pendant que vous êtes en train.»

M. Rawdon jugea avec sa pénétration habituelle qu'un cigare n'était pas suffisant pour aider son bambin à supporter les froids de l'hiver; en conséquence, assisté de Briggs, il l'emmaillotta soigneusement dans des châles et des couvertures, puis on le hissa sur l'impériale de la diligence, et nos voyageurs se mirent en route par une matinée sombre et brumeuse. L'enfant était ravi de voir se lever l'aurore et d'aller à la maison, comme disait encore son père. C'était pour le petit Rawdon une véritable partie de plaisir. Les mille petits incidents de la route étaient pour lui l'occasion d'une intarissable gaieté; son père ne laissait aucune de ses questions sans réponse, et lui disait à qui appartenait cette grande maison qu'on apercevait sur le bord de la route et le parc qui l'avoisinait. Sa mère, à l'intérieur de la voiture, où elle se trouvait avec sa femme de chambre, ses fourrures, son manteau, son flacon d'essence, se donnait des airs à faire croire que c'était la première fois qu'elle voyageait dans une voiture publique; aucun de ses compagnons de route n'aurait pu s'imaginer que, dix ans auparavant, elle avait été obligée de se mettre sur l'impériale pour donner sa place à un voyageur payant.

Il faisait déjà nuit lorsqu'on arriva à Mudbury; le petit Rawdon fut transporté à moitié endormi dans la voiture de son oncle. Il regarda avec des yeux ébahis les grilles de fer qui roulaient sur leurs gonds à l'approche de la voiture, les piliers blanchis à la chaux et surmontés de la colombe et du serpent. La voiture s'arrêta enfin devant le perron du château, qui brillait d'un air de fête en l'honneur de la Noël. La porte d'entrée s'ouvrit pour les nouveaux arrivés. Un grand feu pétillait dans l'âtre et un tapis couvrait les dalles disposées en damier.

«C'est le vieux tapis de Turquie, qui était autrefois dans la grande galerie, se disait Rebecca tout en embrassant lady Jane.»

Puis elle échangea avec sir Pitt un salut plein de gravité; quant à Rawdon, qui avait fumé tout le long de la route, il se tint à une certaine distance de sa belle-sœur, dont les deux enfants s'étaient approchés de leur petit cousin. Mathilde l'avait déjà pris par la main après l'avoir embrassé, et Pitt Binkie Southdown, héritier présomptif du nom et de la fortune, s'était planté devant lui et le toisait du haut en bas à la façon des roquets qui examinent un boule-dogue.

La maîtresse de la maison conduisit ses hôtes dans les chambres qui leur étaient destinées et où pétillait déjà un feu des plus réjouissants.

Les demoiselles Crawley ne tardèrent à arriver auprès de mistress Rawdon, sous prétexte de venir voir si elles ne pourraient lui être de quelque utilité, mais en réalité pour avoir le plaisir de passer en revue les toilettes que ses malles renfermaient, et qui, bien que noires, étaient du moins à la dernière mode de la capitale. Ces demoiselles la mirent au courant de toutes les améliorations apportées dans le château, du départ de la vieille lady Southdown, de la popularité de Pitt, de sa dignité enfin à porter le nom de Crawley. La cloche du dîner s'étant fait entendre, la famille se réunit dans la salle à manger. Le petit Rawdon fut placé à côté de sa tante que ses gâteries rendaient l'idole de tous les enfants. Sir Pitt fit mettre à sa droite sa belle-sœur à laquelle il témoignait des attentions particulières.

Le petit Rawdon mangea de fort bon appétit et avec la gravité d'un petit monsieur.

«J'aime bien dîner ici, dit-il à sa tante à la fin du repas, en souriant à cette femme si bonne et si affectueuse; oui, j'aime bien dîner ici.

—Et pourquoi? fit la douce lady Jane.

—Parce que, chez nous, je dîne à la cuisine ou bien avec Briggs,» répondit le petit Rawdon.

Becky était trop occupée à complimenter le baronnet de la beauté, de l'esprit, de l'expression fine et vive du jeune Pitt Binkie, admis à table au moment du dessert, et placé à côté de sir Pitt, pour entendre les trop justes plaintes qui sortaient de la bouche de son enfant à l'autre extrémité de la table.

En sa qualité de visiteur, et pour fêter sa première soirée au château, le petit Rawdon eut la permission d'attendre le thé. Une fois les tasses enlevées, un livre à tranches dorées fut placé devant sir Pitt; tous les domestiques entrèrent dans la pièce, et sir Pitt lut à haute voix la prière du soir. Cette pieuse cérémonie était, hélas! pour le petit Rawdon chose toute nouvelle et inconnue.

La présence du nouveau baronnet s'était déjà fait sentir dans le château par de nombreuses améliorations. Becky, toutes les fois qu'elle était en compagnie de sir Pitt, ne manquait jamais de trouver tout charmant et délicieux. Quant au petit Rawdon, dont les deux enfants s'étaient emparés pour le conduire partout, il se croyait, au milieu de ses ravissements, transporté dans un palais des Mille et une Nuits. C'était une suite sans fin de longues galeries, de chambres d'apparat ornées de tableaux, de moulures et de porcelaines. Ils montrèrent au petit Rawdon la chambre où leur grand-père était mort, et dont ils ne franchissaient jamais le seuil qu'avec un certain effroi.

«Qu'est-ce que c'était donc que ce grand-père-là?» leur demanda le petit Rawdon.

Les enfants lui racontèrent que c'était un homme qui était très-vieux, très-vieux, qu'on le traînait dans un fauteuil roulant, et ils lui montrèrent une fois ce fauteuil, qui était resté dans une serre du jardin depuis l'époque où leur grand-père avait été emporté dans une église bien loin, bien loin, et dont on voyait briller le clocher au-dessus des ormes du parc.

Les deux frères occupèrent plusieurs matinées à aller rendre visite aux changements qu'une entente économique et intelligente des affaires avait suggérés à sir Pitt. Tout en passant cette inspection, soit à pied, soit à cheval, ils s'entretenaient de différentes choses qui les intéressaient fort tous les deux. Pitt eut soin de répéter sur tous les tons à Rawdon que ces travaux avaient nécessité de sa part de gros emprunts; qu'un propriétaire rural en était bien souvent réduit à courir après vingt livres.

«Vous voyez, disait sir Pitt avec un air de bonhomie, les réparations qu'on vient de faire à la loge du concierge, eh bien! il me serait aussi impossible de payer le maçon avant le mois de janvier que de prendre la lune avec les dents.

—Si vous voulez, je vous ferai cette avance, mon cher Pitt,» dit Rawdon d'un air désappointé.

Les deux frères entrèrent alors dans la loge, au-dessus de laquelle on apercevait les armes de la famille nouvellement sculptées, et où la vieille Lockise se trouvait pour la première fois à l'abri du vent et de l'eau, grâce aux réparations qu'on venait d'y faire.

CHAPITRE XIII.

Entre l'Hampshire et Londres.

Pitt Crawley ne s'était pas borné, dans ses nouveaux domaines, à boucher les trous des murs et à restaurer la loge du portier. En homme de tête et de sens, il avait cherché à rétablir la popularité de son nom, si gravement compromise, et à relever la réputation des Crawley de l'abaissement où l'avait plongée la conduite honteuse du vieux réprouvé auquel il succédait. Peu après la mort de son père, sir Pitt fut nommé député par les électeurs de son bourg, et fit tous ses efforts pour remplir dignement le mandat qui lui était confié, en souscrivant toujours pour une forte somme dans toutes les œuvres de bienfaisance du comté. Il alla rendre de fréquentes visites aux gros bonnets de la localité et n'omit aucun moyen pour prendre dans l'Hampshire et dans le royaume le rang auquel il se croyait appelé par ses prodigieuses capacités. Lady Jane, d'après les instructions de son mari, se lia d'intimité avec les Fuddleston, les Wapshot et autres baronnets du voisinage. On pouvait maintenant voir leurs voitures se presser vers l'avenue du château, et tous étaient contents de s'asseoir à la table du château, dont la cuisine était trop bonne pour ne pas être un peu de la façon de lady Jane.

Pitt et sa femme allaient à leur tour dîner chez leurs voisins avec un courage qui surmontait et la distance et l'inclémence du ciel. Bien que sir Pitt se fût point ce qu'on appelle un bon vivant, car il était d'un caractère froid et la faiblesse de son tempérament s'opposait à tout excès, il se regardait cependant comme obligé, par sa position, à être affable et accueillant pour tous; et lorsqu'une migraine ou un mal de tête était pour lui la conséquence d'un dîner trop prolongé, il se posait alors en martyr de son devoir. Il parlait agriculture, lois sur les céréales et politique avec la petite noblesse du comté. En fait de braconnage, il professait maintenant une rigueur inflexible, lui qui jadis aurait pu sur ce point passer pour avoir les idées très-libérales. Ce n'était pas qu'il chassât ou qu'il aimât la chasse; ses goûts calmes et paisibles le disposaient plutôt aux études et aux travaux de cabinet. Mais il pensait qu'il fallait travailler à l'amélioration de la race chevaline dans le comté, et pour cela veiller à la conservation des renards. Il était de plus enchanté de procurer à son ami sir Huddlestone-Fuddlestone l'occasion de faire une battue sur ses terres et de voir, comme par le passé, toutes les meutes des environs se réunir à Crawley-la-Reine.

Au grand déplaisir de lady Southdown, il manifestait chaque jour des tendances de plus en plus anglicanes, ne prêchant plus en public, et ne paraissant plus dans les réunions dissidentes, mais se rendant, comme tout le reste des fidèles, à l'église reconnue. Il faisait visite à l'évêque, fréquentait tout le clergé de Winchester, et il poussait même la condescendance jusqu'à faire la partie de whist du vénérable archidiacre Trumper. Quel supplice pour lady Southdown de le voir suivre une voie en si grande opposition avec le véritable esprit de Dieu! Ce fut bien pis encore lorsque, au retour d'une cérémonie religieuse qui eut lieu à Winchester, le baronnet annonça à ses jeunes sœurs que, l'année suivante, il les conduirait aux bals du comté. Elles lui auraient volontiers sauté au cou pour l'embrasser. En cette circonstance, lady Jane se renferma dans son rôle de soumission. Combien elle s'applaudissait intérieurement de n'avoir qu'à obéir! La vieille douairière écrivit sans retard au Cap à l'auteur de la Blanchisseuse de Finchley-Common, et lui fit la plus lamentable description des entraînements de sa fille cadette vers les pompes de Satan. Sa maison de Brighton se trouvant alors vacante, elle s'enfuit dans cette retraite au bord de la mer, sans que son départ laissât de bien grands regrets à ses enfants.

Nous sommes assez bien informés pour savoir aussi que Rebecca écrivit une lettre respectueuse à milady, où elle se rappelait humblement à son souvenir, et lui parlait de la vive impression que ses pieux entretiens avec elle, à sa précédente visite, avaient laissée dans son cœur; elle s'étendait aussi très-longuement sur les marques d'intérêt que milady lui avait données lors de sa courte indisposition, et l'assurait que tout à Crawley-la-Reine lui rappelait son amie absente.

Les changements que l'on pouvait remarquer dans la conduite de sir Pitt, et qui profitaient si bien à sa popularité, étaient en grande partie le résultat des conseils de l'astucieuse petite femme de Curzon-Street.

«Non, sir Pitt, lui disait-elle pendant tout le temps qu'il fut chez elle à Londres, vous ne vous confinerez point dans le rôle de gentilhomme campagnard; rappelez-vous bien ce que je vous dis, sir Pitt, c'est moi qui vous le dis, il vous faut quelque chose de plus élevé; je vous parle comme une personne qui a mieux que vous le secret de votre ambition, qui sait apprécier vos talents. Vous chercheriez en vain à les mettre sous le boisseau, ils éclatent aux yeux de tous ceux qui vous approchent, comme ils ont éclaté aux miens. J'ai montré à lord Steyne votre brochure sur les céréales; il la connaissait déjà à fond, et m'a dit que le conseil des ministres était unanime pour la regarder comme le travail le plus sérieux et le plus complet qui ait paru sur cette matière. Le ministre a les yeux sur vous, et je sais qu'il désire vous voir prendre une part active aux affaires; votre place est marquée au parlement, vous passez pour l'homme le plus éloquent de l'Angleterre, on se souvient encore de vos discours à Oxford. Allez, allez à la chambre représenter les intérêts du comté, et vous y serez maître souverain avec le vote et le bourg dont vous disposez déjà. J'ai tout vu, j'ai pénétré les secrets de votre cœur, sir Pitt, et si mon mari avait votre intelligence, comme il a votre nom, je suis sûre que j'aurais encore su me rendre digne de lui; mais, ajoutait-elle avec un sourire, je suis du moins votre belle-sœur, et à ce titre, malgré l'humilité de ma condition, je vous porte le plus tendre intérêt. Qui sait si la souris ne pourra pas un jour rendre service au lion?»

Ces paroles laissaient Pitt Crawley dans l'admiration et l'enthousiasme.

«Voilà au moins, disait-il en lui-même, une femme qui vous comprend: ce n'est pas Jane qui aurait ouvert cette brochure sur les céréales. Elle qui n'a pas l'air de se douter de mon ambition et de mes talents. Ah! ah! on se rappelle mes discours à Oxford; ah! messieurs, parce que je dispose d'un bourg et que j'ai un siége au parlement, vous commencez à penser à moi. Ce lord Steyne, qui l'année dernière ne daignait pas m'honorer d'un coup d'œil à la cour, a fini par découvrir qu'il pouvait bien y avoir quelque chose dans Pitt Crawley; mais cependant c'est le même homme, mes beaux messieurs, que vous négligiez naguère encore, l'occasion seule jusqu'ici avait manqué. Allez, allez, on vous montrera qu'on sait parler et agir aussi bien qu'on écrit. Achille ne se révéla qu'après qu'on lui eut présenté des armes; ces armes qui m'avaient manqué jusqu'ici, je les tiens maintenant, et le monde aura bientôt des nouvelles de Pitt Crawley.»

On comprendra pourquoi notre diplomate, naguère si revêche, se montrait désormais si facile et si affable; si assidu au service religieux et aux assemblées de bienfaisance, si empressé auprès des doyens et des chanoines, si disposé à donner et à accepter à dîner; si poli à l'égard des fermiers les jours de marché; si préoccupé des affaires du comté, pourquoi enfin aux fêtes de Noël le château offrit le spectacle d'une animation et d'une gaieté inusitées depuis longues années.

On profita de cette solennité pour réunir toute la famille: les Crawley du rectorat furent invités au château. Rebecca mit autant d'abandon et de franchise dans ses rapports avec mistress Bute que si le moindre nuage ne s'était jamais élevé entre ces deux femmes. Rebecca s'occupa de ses chères demoiselles avec le plus vif intérêt, et se montra tout émerveillée de leurs progrès en musique; elle les pria avec instance de répéter un de leurs grands duos, et mistress Bute fut naturellement contrainte de montrer toute espèce d'égards à la petite aventurière, sauf à critiquer ensuite avec ses filles la déférence ridicule que Pitt témoignait à sa belle-sœur. Jim, placé à table à côté d'elle, déclara que c'était une véritable enchanteresse, et toute la famille du recteur tomba d'accord que le petit Rawdon était un charmant enfant. On respectait en lui l'héritier éventuel au titre de baronnet, car entre lui et ce titre il n'y avait qu'un enfant malingre et souffreteux, le petit Pitt Binkie.

Quant aux enfants ils furent bientôt les meilleurs amis du monde. Pitt Binkie était encore un trop petit roquet pour oser aller se frotter à un mâtin de la taille de Rawdon. Et Mathilde, à cause de son sexe, était l'objet des galanteries de son jeune cousin, à la veille d'avoir ses huit ans et de porter des vestes. Par les prérogatives de l'âge et de la taille, Rawdon obtint donc le commandement de la troupe des marmots, et ses deux jeunes compagnons lui témoignèrent, dans leurs jeux, toute espèce de condescendance. Ce temps passé à la campagne fut pour lui un véritable temps de fêtes et de plaisirs. Le parterre le charmait moins que la basse-cour; aussi son plus grand bonheur était-il de visiter le colombier, le poulailler et l'écurie. Il se débattait toutes les fois que les demoiselles Crawley voulaient l'embrasser; mais il se laissait faire plus volontiers par lady Jane. Il aimait à partir avec elle au moment où les dames laissaient les messieurs en tête-à-tête avec le bordeaux, et préférait même sa main à celle de sa mère. Rebecca, s'apercevant que la tendresse maternelle était de mode au château, appela un soir son fils sur ses genoux et l'embrassa devant toutes les autres dames.

Tout surpris de cette étrange démonstration, l'enfant se prit à trembler et à rougir en regardant sa mère, comme il lui arrivait lorsqu'il était fortement ému.

«Vous ne m'embrassez jamais comme ça, maman, lui dit-il, quand nous sommes chez nous.»

Cette remarque fut suivie d'un profond silence. Chacun semblait mal à son aise, et Becky lança à son fils un regard qui n'exprimait pas précisément la tendresse. Rawdon était fort reconnaissant à sa belle-sœur pour l'affection qu'elle témoignait à son fils. Quant à Lady Jane et à Becky, il n'y eut pas, cette fois, dans leurs rapports, cette amitié et ce laisser aller qu'on avait pu remarquer à la première visite de Rebecca, alors qu'elle s'efforçait de se concilier les bonnes grâces de tous. Les deux réflexions du petit Rawdon avaient jeté un peu de froid entre ces deux femmes; peut-être aussi sir Pitt se montrait-il trop plein d'attentions pour Becky?

Le petit Rawdon, du reste, comme il convenait à son âge et à sa taille, préférait la société des hommes à celle des femmes, et ne se lassait jamais d'accompagner son père à l'écurie, lorsque le colonel allait y fumer son cigare et que Jim se joignait à lui pour partager cette distraction. Rawdon était aussi très-intime avec le garde-chasse du baronnet; leur goût commun pour les toutous fut le principe de cette touchante liaison. Un jour, M. James, le colonel et le garde-chasse étant allés tuer des faisans, emmenèrent avec eux le petit Rawdon. Une autre fois, ces quatre personnages se donnèrent le plaisir d'une chasse aux rats dans un grenier; ce fut pour le petit Rawdon une distraction aussi neuve que divertissante. On boucha certaines issues dans la grange; on introduisit les furets dans les autres, et, au milieu du plus grand silence, chacun attendit à son poste, le bâton levé et prêt à frapper. Le petit terrier de M. James, le célèbre Forceps, se tenait immobile et la patte en l'air, écoutant avec grande anxiété les petits cris poussés par les rats dans leur tanière. Enfin, avec le courage du désespoir, ces victimes dévouées à la mort s'élancèrent de leur souterrain. Le terrier se chargea de l'un, le garde-chasse assomma l'autre, et le petit Rawdon, dans son ardeur à frapper, manqua le rat, mais tua à moitié un furet.

Mais la grande journée fut celle d'une chasse à courre pour laquelle sir Huddlestone-Fuddlestone rassembla ses meutes à Crawley-la-Reine. Le petit Rawdon était dans l'extase de ce coup d'œil. À dix heures et demie, Tom Moody, le piqueur de sir Huddlestone-Fuddlestone, arrivait au grand trot par l'avenue du château, escorté d'une meute nombreuse. Les traînards étaient stimulés par deux valets en livrée écarlate, deux robustes gaillards qui, de leur vigoureuse monture, lançaient avec une adresse merveilleuse les coups de fouets aux récalcitrants, et savaient atteindre à l'endroit sensible ceux qui, s'écartant du gros de la bande, donnaient aux lièvres et aux lapins qui leur partaient sous le nez, une attention déplacée.

Voici ensuite le petit Jack, fils de Tom Moody, pesant cinquante livres et ayant quatre pieds de taille, hauteur qu'il ne doit jamais dépasser. Il est perché sur un grand cheval de chasse auquel on peut compter les côtes et qui est couvert d'une selle énorme. C'est l'animal favori de sir Huddlestone-Fuddlestone. D'autres chevaux montés par de jeunes grooms arrivent dans toutes les directions et précédent leurs maîtres, qui ne tarderont pas à les rejoindre.

Tom Moody s'avance jusqu'à la porte du château; là il est reçu par le sommelier, qui lui offre un coup, ce qu'il refuse. Puis, toujours à la tête de sa meute, il va se placer dans un coin réservé de la pelouse, où ses chiens se roulent sur l'herbe, jouent entre eux et se montrent les dents, ce qui pourrait dégénérer en des luttes sanglantes, s'ils n'étaient réprimés par la voix de Tom, dont les paroles sont soutenues par l'argument irrésistible du fouet.

Les chevaux arrivent toujours portant sur leur dos de petits garçons de la taille de Jack; ils ne tardent pas à être suivis des jeunes seigneurs du voisinage, crottés jusqu'aux genoux et montés sur des rosses efflanquées.

Ils entrent dans le château pour boire une goutte d'eau-de-vie et présenter aux dames leurs hommages. Ceux qui sont d'une humeur moins chevaleresque, ou qui ont plus l'usage des parties de chasse, se débarrassent de leurs bottes crottées, enfourchent leurs chevaux et se réchauffent le sang par un galop préparatoire sur la pelouse. Puis ensuite ils se rassemblent autour de la meute et causent avec Tom Moody des événements de la dernière partie, des mérites de Briffaut et de Tartaro, de la position des fourrés et de la rareté des renards.

Bientôt apparaît sir Huddlestone, monté sur un fringant coursier; il se dirige vers le château, où il entre pour présenter ses civilités aux dames; puis comme il est très-ménager de ses paroles, il s'occupe aussitôt des dispositions à prendre pour la chasse. On amène les chiens devant le château; le petit Rawdon descend pour les voir de plus près. Les caresses qu'ils lui font lui causent un certain effroi, il a peine à se défendre contre leurs coups de queue, et manque à chaque instant d'être renversé au milieu de leurs luttes que Tom Moody a toutes les peines du monde à réprimer du geste et de la voix.

Enfin, sir Huddlestone, avec toute la lourdeur dont il est capable, a enfourché son coursier favori.

«Allons, Tom, dit le baronnet, poussons une reconnaissance du côté de la Croix du diable, le fermier Mangle m'a assuré qu'il avait vu de ce côté deux renards.»

Tom Moody sonne alors une fanfare et s'élance au trot, suivi de la meute, des piqueurs, des jeunes gens de Winchester, des fermiers du voisinage et de tous les gens de la campagne, qui assistent à la chasse en sabots, et pour qui ce jour est une véritable fête. Sir Huddlestone forme l'arrière-garde avec le colonel, et tout le cortége se déroule dans les profondeurs de l'avenue.

Le révérend Bute Crawley a trop le sentiment des convenances pour se montrer en équipage de chasse sous les fenêtres de son neveu. Aussi, au détour d'une allée, il débouche comme par hasard, monté sur son vigoureux cheval noir, au moment où sir Huddlestone passe avec toute la chasse; Bute se joint au digne baronnet, et le cortége a bientôt disparu aux yeux émerveillés du petit Rawdon, qui reste encore quelques minutes tout ébahi sur le perron.

Si l'on ne peut dire que, dans le cours de ce mémorable voyage, le petit Rawdon ait conquis l'affection particulière de son oncle, naturellement froid et sévère, toujours enfermé dans son cabinet, plongé dans les livres de lois, entouré de baillis et de fermiers, du moins il réussit à se concilier les bonnes grâces de ses trois tantes, la châtelaine et les deux sœurs de Pitt, des deux enfants du château et de Jim, dont sir Pitt encourageait les démarches auprès de l'une de ses jeunes sœurs, en lui faisant entendre d'une manière non équivoque qu'il le présenterait pour succéder à son père, quand le fort chasseur de renards viendrait à laisser la place vacante. Jim avait, pour sa part, renoncé à ce genre de divertissement; il se contentait de chasser la bécassine et le canard sauvage, ou bien de faire la guerre aux rats pendant les congés de Noël. Puis, lorsqu'il retournera à l'université, il tâchera de s'y faire bien noter. Il a déjà dépouillé les habits verts, les cravates rouges et toutes les parures qui sentent le monde: on voit qu'il se prépare à changer de condition. C'est ainsi que sir Pitt sait s'acquitter de ses devoirs de famille d'une façon économique et facile.

Avant la fin des fêtes de Noël, le baronnet avait fini par prendre l'héroïque résolution de donner à son frère un nouveau mandat sur ses banquiers. Ce petit cadeau ne s'élevait pas à moins de cent livres sterling. Dans le premier moment, il en avait beaucoup coûté à sir Pitt pour se décider à cet acte de générosité; mais une douce satisfaction s'était ensuite emparée de lui à la pensée qu'il était le plus magnifique et le plus libéral des hommes. Rawdon et son fils partirent le cœur bien gros. Les dames furent presque bien aises de se quitter. Becky alla de nouveau se livrer à Londres aux occupations au milieu desquelles nous l'avons trouvée au commencement du chapitre précédent. Grâce à son active surveillance, l'hôtel Crawley, Great-Gaunt-Street, fut en quelque sorte rajeuni, et se trouva prêt à recevoir sir Pitt et sa famille, lorsque le baronnet arriva dans la capitale pour y remplir ses devoirs parlementaires et prendre dans le pays la haute position à laquelle le désignait son vaste génie.

Dans le cours de la première session, ce vétéran de la diplomatie ne laissa rien transpirer de ses projets, et n'ouvrit les lèvres que pour présenter une pétition des habitants de Mudbury; mais on le voyait fort assidu aux séances, comme un homme qui veut se mettre au courant de la routine et des affaires de la chambre. Chez lui, il s'absorbait dans la lecture de toutes les brochures qui paraissaient. La pauvre lady Jane était dans des transes mortelles; elle craignait de voir son mari perdre la santé par l'excès des veilles et du travail. Pitt se lia avec les ministres et les chefs de son parti, bien résolu à prendre rang d'ici à peu d'années parmi les sommités de la chambre.

Le caractère doux et timide de lady Jane avait inspiré à Rebecca un mépris que cette petite créature avait peine y dissimuler. La bonté simple et ouverte de lady Jane fatiguait notre amie Becky, et il était impossible qu'il n'en transpirât pas quelque chose et que l'on ne finît pas par s'en apercevoir. Sa présence était aussi pour lady Jane un motif de gêne et de contrainte; son mari ne se lassait point de causer avec Becky. Elle avait cru remarquer entre eux des signes d'intelligence, tandis que Pitt n'avait jamais rien à lui dire et ne traitait jamais avec elle de si hautes questions; il est vrai qu'elle n'y comprenait rien, mais toujours est-il mortifiant d'en être réduit à se taire, de sentir que le mieux qu'on puisse faire, c'est de garder le silence; et cela quand une petite intrigante comme mistress Rawdon sait effleurer tous les sujets, à une réponse toujours prête, et ne manque ni de finesse dans la raillerie ni d'à-propos dans le trait. La solitude et le délaissement paraissent plus pénibles et plus cruels encore par le spectacle de ce monde de flatteurs qui se presse autour d'une rivale.

À la campagne, lorsque lady Jane racontait des histoires aux enfants accoudés sur ses genoux, y compris le petit Rawdon qui avait pour elle une grande affection, Becky n'avait qu'à entrer dans la chambre avec son sourire satanique et son coup d'œil méprisant, pour que la verve conteuse de la pauvre lady Jane se trouvât aussitôt tarie. Toutes ses candides et naïves idées se dispersaient alors sous une impression de crainte, comme ces jolies fées des livres de l'enfance s'enfuient à l'approche d'un mauvais génie. Il lui était impossible d'aller plus loin en dépit des exhortations de Rebecca, qui, d'un ton moqueur, l'engageait à continuer sa délicieuse histoire. Les douces pensées, les joies pures et simples étaient insupportables à mistress Becky et antipathiques à son humeur. Elle détestait les gens qui y trouvaient leur plaisir; elle n'avait que dédain pour l'enfance et ceux qui aiment l'enfance.

«C'est bon pour ceux que cela amuse, de faire des contes bleus aux enfants, disait-elle à lord Steyne en caricaturant lady Jane au milieu de son cercle de bambins; mais je ne puis souffrir cet étalage de sensiblerie maternelle.

—Pas plus que le diable n'aime l'eau bénite, répondit le noble lord avec une grimace, qui, sur sa figure, était l'expression du rire.»

Aussi ces deux dames ne cherchaient pas beaucoup à se voir, si ce n'était quand la femme du frère cadet avait à mettre à contribution celle du frère aîné. Elles ne se voyaient jamais sans se dire mon amour et mon cœur, mais elles s'évitaient le plus possible. Quant à sir Pitt, à travers les occupations qui le surchargeaient, il savait encore trouver quelques instants dans la journée pour se rencontrer avec sa belle-sœur.

Avant de se rendre à l'un de ses premiers dîners officiels, il s'était arrangé de manière à se faire voir à sa belle-sœur sous l'uniforme et avec les insignes diplomatiques qu'il portait à la légation de Poupernicle.

Becky trouva que son costume lui allait à merveille et l'admira presque autant que sa femme et ses enfants, auxquels il avait donné une représentation particulière. Il était une fois de plus pour elle, à ce qu'elle lui dit, la preuve évidente que, pour bien porter l'habit et la culotte de cour, il fallait être de race. Ne se sentant pas d'aise de ces paroles, Pitt donna un coup d'œil complaisant à ses mollets, qui, à vrai dire, étaient aussi minces que la courte épée qui lui battait aux flancs, et il n'hésitait pas à croire qu'avec de tels auxiliaires il n'était pas un cœur qui pût lui résister.

À peine eut-il le dos tourné que mistress Rawdon fit sa caricature qu'elle montra à lord Steyne dès qu'il fut arrivé. Le noble lord emporta cette esquisse, tout émerveillé de sa ressemblance avec l'original. Il avait fait à sir Pitt Crawley l'honneur de le reconnaître chez mistress Becky; et avait traité de la manière la plus gracieuse le nouveau baronnet, membre du parlement. Pitt fut frappé de l'ascendant que sa belle-sœur exerçait sur le noble pair, de la manière facile et vive avec laquelle elle se mêlait à la conversation, du plaisir que les autres hommes de sa société paraissaient prendre à l'écouter.

Lord Steyne n'avait-il pas dit au baronnet qu'il ne doutait pas qu'il fût appelé à fournir une brillante carrière dans la vie publique, et qu'on attendait avec impatience son premier discours pour juger de ses qualités oratoires. Great-Gaunt-Street tire son nom d'un palais des lords Steyne, situé dans Gaunt-Square. Par suite de ce voisinage, milord espérait que, dès son arrivée à Londres, lady Steyne s'empresserait d'établir des rapports d'amitié avec lady Crawley. Au bout de deux jours, il mit sa carte chez son voisin, bien que les deux familles vécussent depuis plus d'un siècle dans le même voisinage sans que l'une daignât seulement s'enquérir de l'existence de l'autre.

Au milieu de ces intrigues, de ces réunions élégantes de gens d'esprit et de nobles personnages, Rawdon sentait chaque jour davantage le vide et l'isolement dans lesquels il vivait. On le poussait de plus en plus à aller au club, à faire des dîners de garçon avec ses anciens amis, à aller et venir suivant son bon plaisir, sans que jamais on le soumît à ce sujet à la moindre enquête. Il allait souvent à Gaunt-Street avec son petit garçon, et restait là avec lady Jane et ses enfants tout le temps que sir Pitt restait à la chambre des Communes ou mettait à en revenir.

L'ex-colonel passait des heures entières dans l'hôtel de son frère, parlant peu, ne bougeant point, et pensant moins encore. On ne pouvait lui faire plus grand plaisir que de le charger d'une commission, de l'envoyer aux informations sur un domestique ou sur un cheval, de le prier de découper les morceaux pour le dîner des enfants. Le taureau était dompté et se pliait au joug; Dalila avait fait tomber la chevelure de Samson et chargé ses membres de chaînes. À la place de cet étourdi dont le sang brûlait les veines, il n'y avait plus qu'un gentilhomme lourd, épais et grisonnant.

La pauvre lady Jane savait que Rebecca avait attelé sir Pitt à son char, et cependant, toutes les fois qu'elle rencontrait mistress Rawdon, ces deux femmes ne manquaient pas de s'appeler ma chère ou mon cœur.

CHAPITRE XIV.

Vie de misères et d'épreuves.

Nos amis de Brompton fêtaient aussi la Noël à leur manière, c'est-à-dire d'une façon assez triste.

Sur les cent livres de rente qui formaient son modeste revenu, la veuve d'Osborne était dans l'habitude d'en abandonner les trois quarts à son père et à sa mère, pour couvrir ses dépenses et celles de son petit garçon. En y joignant cent vingt autres livres envoyées par Jos, ces quatre personnes, servies par une bonne Irlandaise qui faisait en même temps le ménage de Clapp et de sa femme, parvenaient à passer leur année tant bien que mal, et pouvaient encore de temps à autre offrir le thé à un ami. Malgré les orages et les épreuves qu'ils avaient eus à traverser, cette consolation leur restait dans leur détresse, que rien du moins ne les empêchait de marcher encore la tête haute. Sedley n'avait rien perdu de son ascendant sur la famille de Clapp, son ex-commis. Clapp se souvenait du temps où, reçu dans la salle à manger, on lui versait un verre de bière qu'il buvait à la santé de mistress Sedley, de miss Emmy et de M. Joseph, absent dans l'Inde. Les années n'avaient fait qu'ajouter au prestige de ces souvenirs, et toutes les fois qu'on l'appelait de la cuisine pour prendre le thé ou le grog avec M. Sedley, il disait avec un soupir:

«C'était le bon temps, monsieur, quand nous faisions ainsi.»

Puis, avec un air de gravité respectueuse, il buvait à la santé des dames comme aux jours de la plus grande prospérité; à son sens, il n'y avait pas, en musique, de talent comparable à celui de Mme M'élia; personne ne la valait pour la beauté; jamais il n'aurait consenti à s'asseoir devant Sedley, même au club; jamais il n'aurait souffert qu'en sa présence on parlât mal de son patron. Il avait vu, disait-il, les plus grands personnages de Londres donner des poignées de main à M. Sedley. Il l'avait connu dans le temps où, tous les jours, on pouvait le voir à la Bourse, donnant le bras à Rothschild; enfin, pour son compte, il lui était redevable de tout.

Clapp avait pu, grâce à sa belle écriture et à la forme de ses jambages, trouver un emploi peu après le désastre de son maître.

«Un petit poisson comme moi, disait-il, trouve toujours assez d'eau pour son usage.»

Un associé de la maison dont le vieux Sedley avait été obligé de se retirer fut enchanté d'employer M. Clapp et de reconnaître ses services par de larges appointements. Tous les amis opulents de Sedley s'étaient discrètement éclipsés les uns après les autres; cet humble et modeste serviteur lui resta seul fidèle jusqu'au bout.

Il fallait toute l'économie et le soin que la pauvre veuve y mettait, pour suffire, avec la faible portion de revenu qu'elle se réservait, à habiller son cher enfant comme il convenait de l'être au fils de George Osborne, à payer les mois de la petite pension où, après une vive répugnance et bien des craintes et des luttes secrètes, elle s'était enfin résignée à envoyer le petit bonhomme. Plus d'une fois elle avait veillé bien avant dans la soirée pour étudier les leçons, déchiffrer les grammaires et les livres de géographie, afin d'enseigner ensuite à George ce qu'elle venait elle-même d'apprendre. Elle avait même touché au latin, se berçant de la douce illusion qu'elle finirait par en savoir assez pour apprendre enfin cette langue à George.

Vivre loin de lui toute la journée, le livrer à la férule d'un maître d'école, aux bourrades de ses camarades, c'était, pour ainsi dire, comme un second sevrage aux yeux de cette bonne mère si sensible, si craintive, si faible. Pour lui, au contraire, il se faisait fête d'aller à l'école; c'était chose nouvelle, et il n'en fallait pas plus pour lui plaire. Cette insouciance du jeune âge blessait le cœur maternel, qui souffrait cruellement de la séparation, et aurait voulu voir son enfant un peu plus chagrin de la quitter; puis les remords la prenaient; elle se reprochait de pousser l'égoïsme jusqu'à désirer de voir son fils malheureux.

George fit de rapides progrès à l'école que dirigeait le révérend M. Binney, l'ami et fidèle admirateur de sa mère. Sans cesse il rapportait à sa mère des prix et des témoignages de son application. Le soir, il avait à lui conter les mille histoires de l'école: il lui disait que Lyons était un bon enfant; que Sniffin allait cafarder; que le père de Steel fournissait la viande à la maison; que la mère de Golding venait le chercher le samedi en voiture; que Neat avait des sous-pieds à son pantalon, et demandait alors quand on lui en mettrait au sien; que l'aîné des Bute était si vigoureux que, bien qu'il fût seulement dans la classe des commençants, on le croyait en état de rouer de coups M. Ward, le maître surveillant. Amélia était au fait de tout le personnel de l'école aussi bien que George lui-même. Le soir, elle l'aidait à faire ses devoirs, et elle se donnait autant de mal pour ses leçons que si elle avait eu le lendemain à comparaître en personne devant la figure sourcilleuse du maître.

Une fois, après une bataille avec M. Smith, George revint chez sa mère avec un œil poché et lui fit, ainsi qu'à son grand-père, enthousiasmé de son courage, le plus pompeux récit de la valeur qu'il avait déployée en cette circonstance; mais, pour dire la vérité, son héroïsme n'avait rien d'extraordinaire, et le désavantage lui était resté. Amélia, toutefois, n'a point encore pardonné au pauvre Smith, qui est maintenant un paisible apothicaire dans Leicester-Square.

Tels étaient les soins innocents, les tranquilles occupations au milieu desquels se passait la vie de la tendre Amélia. Un ou deux cheveux blancs sur sa tête, un léger sillon qui commençait à se creuser sur ce front pur et noble étaient les seuls indices des progrès du temps. Elle souriait à ces marques des années écoulées.

«Qu'importe cela, disait-elle, à une vieille femme comme moi.»

Toute son ambition était de vivre assez pour voir son fils comblé de gloire et d'honneurs, comme cela ne pouvait manquer de lui arriver. Elle conservait précieusement ses cahiers, ses dessins, ses compositions pour les montrer aux intimes de son petit cercle, comme s'ils eussent porté déjà l'empreinte du génie. Elle confia quelques-uns de ces chefs-d'œuvre aux demoiselles Dobbin, pour les montrer à miss Osborne, la tante de George, qui devait les faire voir à M. Osborne lui-même, afin d'arracher au vieillard quelques remords de son excès de sévérité à l'égard de celui qui n'était plus.

Pour elle, toutes les fautes, toutes les coupables faiblesses de son mari étaient désormais ensevelies avec lui dans la tombe. Elle ne se souvenait plus que de l'amant passionné qui l'avait épousée au prix de tant du sacrifices, que du noble et vaillant guerrier qui la serrait dans ses bras au moment de partir pour le champ de bataille et d'aller mourir pour son roi. Du haut du ciel, le héros devait sourire à l'enfant qu'il avait laissé près d'elle pour la consoler et lui rendre le courage.

Nous avons vu déjà l'un des grands-pères de George, M. Osborne, enfoncé dans son large fauteuil de Russell-Square, devenir chaque jour plus violent et plus fantasque; nous avons vu aussi comment sa fille, avec de beaux chevaux, une belle voiture, avec tout l'argent qu'elle désirait pour s'inscrire en tête de toutes les œuvres charitables, était cependant la femme la plus délaissée, la plus malheureuse et la plus persécutée. Ses pensées la reportaient toujours vers le fils de son frère, charmante vision trop vite évanouie. Elle aurait voulu pouvoir se rendre dans son bel équipage à la maison qu'il habitait, et, en allant faire tous les jours sa promenade solitaire au Parc, elle regardait dans toutes les allées comme pour voir si elle ne l'apercevrait pas.

Sa sœur, la femme du banquier, daignait de temps à autre lui faire une visite à Russell-Square. Elle amenait avec elle deux enfants souffreteux confiés à une bonne qui prenait des airs de grande dame. Mistress Bullock détaillait à sa sœur, du ton le plus futile et le plus léger la liste de ses nobles et illustres connaissances, en accommodant le tout avec le caquetage insignifiant qui a cours dans les salons du monde. Son petit Frédéric était l'image vivante de lord Claude Dollypood; sa petite Maria avait attiré l'attention de la baronne de..., dans une promenade que les enfants avaient faite à Roehampton. Sa sœur devrait bien décider leur père à faire quelque chose pour ces petits chérubins. Le petit Frédéric avait déjà sa place marquée dans les Horse Guards, mais il fallait lui constituer un majorat, et M. Bullock suait sang et eau pour arriver à acheter une terre. Restait encore à pourvoir à l'établissement de la fille.

«Je compte sur vous, ma chère, disait à sa sœur mistress Bullock, car ce qui me reviendra de la fortune de notre père devra passer à l'héritier du nom, suivant l'usage. Cette chère Rhoda Macmull, aussitôt que son beau père, lord Casteltoddy, sera mort, et il ne peut aller bien loin avec ses attaques d'épilepsie, cette chère Rhoda se propose de purger d'hypothèques tous les biens des Casteltoddy, et de constituer un majorat au petit Macduff Macmull; notre petit Frédéric aura aussi son majorat. Dites donc à notre père qu'il mette chez nous l'argent qu'il a placé à Lombard-Street; ce n'est pas bien à lui de s'adresser à Stumpy et à Rowdy.»

Après ces beaux discours, où la bassesse et la vanité, si singulièrement accouplées, faisaient presque tous les frais, mistress Frédéric Bullock donnait à sa sœur un baiser où l'affection n'entrait pas pour grand'chose; puis, entraînant à sa suite ses deux poupons maladifs, elle remontait en voiture.

Les visites de cette reine de la mode à Russell-Square ne faisaient que gâter un peu plus ses affaires. À chaque fois son père mettait de nouvelles sommes chez Stumpy et Rowdy. Elle se donnait des airs protecteurs devenus vraiment intolérables. D'un autre côté, la pauvre veuve qui, dans son humble habitation de Brompton, veillait sur son cher trésor, ne se doutait pas de quelle convoitise il était ailleurs l'objet.

Le soir où Jane Osborne raconta à son père qu'elle avait vu son petit-fils, le vieillard ne dit pas un mot, mais au moins ne montra pas de colère, et, au moment de se séparer, il lui souhaita le bon soir d'une voix un peu plus tendre qu'à l'ordinaire. Il réfléchit sans doute sur ce qu'elle lui avait dit et prit des informations sur sa visite chez les Dobbin, car environ quinze jours après il lui demanda ce qu'elle avait fait de la petite montre française et de la chaîne qu'elle portait d'habitude à son cou.

«Mais, monsieur, elle était à moi, je l'avais payée de mon argent, dit-elle avec un premier mouvement d'effroi.

—Allez en commander une autre, une plus belle encore s'il se peut,» dit le vieillard; et il retomba dans son silence accoutumé.

Les demoiselles Dobbin redoublaient d'instance auprès d'Amélia pour que George vînt plus souvent passer ses journées auprès d'elles. Sa tante manifestait pour lui une vive tendresse; peut-être son grand-père lui-même finirait-il par se laisser attendrir en faveur de l'enfant. Amélia ne devait point contrarier les chances si favorables qui se présentaient pour son fils. Non sans doute, mais elle n'accueillait toutes ces belles espérances qu'avec un cœur défiant et soupçonneux; les absences de son enfant étaient pour elle un temps bien pénible à passer, et à son retour elle le fêtait comme s'il venait d'échapper à quelque grand danger. S'il lui rapportait de l'argent, des jouets, sa mère regardait tous ces présents d'un œil inquiet et jaloux; elle le questionnait toujours pour savoir quels hommes il avait vus.

«Je n'ai vu, disait l'enfant, que le vieux cocher qui m'a conduit dans la voiture à quatre chevaux, et M. Dobbin, qui avait un beau cheval bai, un habit vert, une cravate rouge et un fouet à pomme d'or. Il m'a promis de me conduire à la Tour de Londres et de me mener voir avec lui les chasses de Surrey.»

Enfin, un jour le petit George raconta à sa mère qu'il était venu un vieux monsieur aux épais sourcils, au large chapeau, avec une grande chaîne d'or et des breloques; qu'il était arrivé pendant que le cocher faisait faire à George le tour de la pelouse sur le poney gris, et qu'après dîner ce monsieur lui avait fait raconter son histoire, et qu'alors sa tante s'était mise à pleurer.

«Car elle pleure toujours, ma tante,» ajouta le petit bonhomme.

Tel fut ce soir-là le récit de George à sa mère. Amélia avait désormais la certitude que l'enfant avait vu son grand-père. Dès lors elle attendit avec les plus poignantes angoisses la proposition qu'elle pressentait déjà, et qui, en effet, ne tarda pas à venir. M. Osborne offrait de prendre l'enfant chez lui, et, à cette condition, il lui léguerait toute la fortune dont son père aurait dû hériter. Il proposait en outre de faire une rente à mistress George Osborne pour lui assurer une vie honorable; et dans le cas où mistress George viendrait à se remarier, suivant le projet qu'on lui en prêtait, il ne lui retirerait point cette rente. L'enfant, bien entendu, vivrait avec son grand-père à Russell-Square ou partout où il plairait à ce dernier de le conduire; de temps à autre on enverrait le petit George chez mistress Osborne, pour ne pas la priver tout à fait de son fils. Ces propositions furent remises à mistress Osborne, dans une lettre qu'on lui apporta un jour où sa mère était sortie et où son père s'était rendu à la Cité, comme à son ordinaire.

Il n'est guère possible de citer dans toute sa vie que deux ou trois circonstances où elle se mit en colère, mais l'homme d'affaires de M. Osborne put voir ce qu'elle était alors. Quand elle eut parcouru la lettre dont M. Poe était porteur, elle se leva dans un état d'exaltation nerveuse, déchira le papier en mille morceaux et le foula aux pieds.

«Me remarier!... vendre mon enfant!... Mais peut-on bien avoir l'audace de m'insulter à ce point! Dites à M. Osborne que sa lettre est une infamie, entendez-vous, monsieur, une infamie.... Voilà ma seule réponse, et vous pouvez la reporter à qui vous envoie.»

Et après un profond salut elle sortit de la chambre, en laissant l'homme de loi tout stupéfait.

À leur retour, ses parents ne remarquèrent point son trouble et son émotion, et jamais elle ne leur ouvrit la bouche sur cette entrevue. Ils avaient à se préoccuper, d'ailleurs, de bien d'autres affaires auxquelles l'affectueuse et tendre Amélia prenait aussi le plus vif intérêt. Son vieux père s'adonnait toujours à ses manies de spéculation. Nous avons déjà vu quel avait été entre ses mains le sort de la Société Œnophile; ses courses dans la Cité n'en continuaient pas moins avec une infatigable persévérance. Il germait toujours dans cette malheureuse tête quelque projet d'entreprise nouvelle dont l'auteur augurait un si heureux succès qu'il s'y embarquait en dépit des remontrances de M. Clapp; il n'avouait jamais à son fidèle commis la gravité et l'étendue de ses engagements qu'après l'insuccès de l'affaire. C'était aussi pour M. Sedley un principe inflexible que les affaires d'argent ne devaient point être traitées devant les femmes; aussi mistress Sedley et mistress Osborne n'avaient aucun soupçon des misères qui s'accumulaient sur leur tête, jusqu'au moment où le malheureux vieillard fut conduit par la nécessité à leur faire des aveux successifs.

Les dépenses de ce modeste ménage, payées d'abord régulièrement toutes les semaines, ne furent plus soldées et formèrent bien vite un total effrayant. Le vieux Sedley déclara enfin à sa femme, avec une figure bouleversée, que les valeurs qu'il attendait de l'Inde lui avaient fait défaut. Comme celle-ci avait par le passé acquitté ses factures avec une rigoureuse exactitude, deux fournisseurs auxquels cette pauvre femme demandait un délai en témoignèrent durement leur déplaisir, bien qu'ils se montrassent beaucoup plus patients envers des pratiques moins régulières. La petite contribution qu'Emmy payait de si bon cœur sans jamais en demander l'emploi, permit du moins à cette pauvre famille de se soutenir tant bien que mal au milieu des privations et de la misère. Les six premiers mois se passèrent ainsi sans trop de peine, le vieux Sedley présentant toujours une perspective de gains immanquables, et qui devaient remettre ses affaires à flot.

Au bout de six mois l'argent n'arrivait point, et les affaires s'embrouillaient de plus en plus. Mistress Sedley, devenue infirme avec l'âge, était tombée dans la tristesse et l'abattement et passait ses journées à la cuisine, auprès de mistress Clapp, à ne rien dire ou à pleurer. Le boucher devenait intraitable; l'épicier prenait des airs d'insolence; le petit George se plaignait des dîners. Amélia se serait bien contentée pour elle d'un morceau de pain, mais elle ne pouvait supporter l'idée que son fils manquait de quelque chose, et elle lui achetait mille petites friandises sur ses économies personnelles, afin que l'enfant ne pâtît point.

Enfin, c'étaient tous les jours de nouvelles histoires telles que les gens dans l'embarras en ont toujours à leur disposition. Une fois, ayant été recevoir sa pension, Amélia demanda à ses parents de lui abandonner un petit supplément sur la somme qu'elle leur comptait afin de pouvoir payer le prix des nouveaux habits qu'elle faisait faire au petit George.

On lui annonça alors que l'on n'avait point encore reçu la rente que Jos était dans l'usage de payer; qu'il régnait dans la maison un état de gêne dont Amélia aurait dû s'apercevoir depuis longtemps, comme le lui dit sèchement sa mère, si ses préoccupations n'eussent pas été uniquement pour M. Georgy. Elle ne répondit pas un seul mot à ses reproches, mais remit tout son argent à sa mère et resta dans sa chambre, où elle versa un torrent de larmes. Son cœur saigna bien cruellement, lorsqu'il lui fallut, ce jour même, décommander les vêtements de son fils, dont elle se promettait un si bel effet pour la Noël, et dont elle avait discuté la coupe et décidé la forme dans maintes conférences tenues à ce sujet avec une petite modiste de ses amies.

Mais il lui fut surtout pénible d'annoncer cette résolution au petit George, qui en poussa des cris de désespoir. Ses camarades avaient tous des habits neufs à la Noël, et ils ne manqueraient pas de se moquer de lui; il voulait avoir des habits neufs; elle les lui avait promis. La pauvre veuve, pour toute réponse, le couvrit de baisers et se mit à raccommoder les habits râpés de l'enfant, en les arrosant de ses larmes. Une inspiration lui vint: peut-être par la vente de quelques-uns des bien modeste bijoux qu'elle possédait encore, pourrait-elle trouver le moyen de se procurer les précieux habits. Il lui restait son châle de l'Inde que Dobbin lui avait envoyé, et elle se souvint d'une boutique où l'on tenait des articles de l'Inde et où elle en avait acheté autrefois avec sa mère, dans ses jours de grandeur et d'opulence. Ses joues reprirent leur incarnat, ses yeux brillèrent de joie dès qu'elle eut découvert cette ressource inespérée. Ce matin-là elle fut heureuse en embrassant George. Lorsqu'il partit pour la pension, elle le suivit des yeux avec un sourire de fierté et l'enfant devina que ce regard cachait pour lui de bonnes nouvelles.

Elle enveloppa le châle dans un mouchoir, qui lui venait également du major, dissimula le paquet sous sa pelisse, et partit d'un pas léger et joyeux pour sa petite expédition. Rien ne pouvait arrêter sa course rapide, et les passants se retournaient tout étonnés de voir cette petite dame, au teint rose et frais, marcher en si grande hâte. Amélia calculait déjà l'emploi du prix de son châle! Avec les vêtements elle pourrait encore donner à George les livres qu'il désirait depuis longtemps et payer le semestre de sa pension; elle achèterait aussi un manteau pour son père en remplacement de sa grande redingote, si vieille et si usée. Elle ne s'était point trompée sur la valeur du cadeau du major; le tissu en était des plus beaux et des plus fins, et le marchand trouva qu'il y gagnait en lui donnant vingt guinées.

Folle de joie et de bonheur, elle se rendit bien vite avec ses richesses dans une des meilleures librairies de Londres, et y fit les emplettes qui devaient combler les désirs de George; puis elle rentra à Brompton en proie aux plus doux transports. Sur la première page des volumes, elle mit de son écriture la plus soignée: Donné à George Osborne, le jour de Noël, par sa mère bien affectionnée. Les livres subsistent encore avec cette touchante inscription.

Elle voulut placer elle-même les livres sur le pupitre de son fils, afin qu'il pût les voir à sa rentrée de l'école; mais, en sortant de sa chambre, elle rencontra dans le couloir sa mère, dont les regards furent attirés par la dorure de ces charmants petits volumes, reliés avec le plus grand luxe.

«Qu'est-ce que cela? dit-elle.

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