La foire aux vanités, Tome II
—Des livres? s'écria la vieille femme avec indignation, des livres, quand nous manquons ici de pain! des livres, quand, pour assurer notre nourriture et celle de votre fils, pour épargner à votre père l'ignominie de la prison, j'ai vendu jusqu'au moindre bijou, j'ai ôté mon châle de mes épaules, j'ai fait argent de tout, et même de nos couverts! Aucun sacrifice ne m'a coûté pour que nos fournisseurs au moins n'aient pas le droit de nous insulter! Et il fallait payer le loyer à M. Clapp, un si honnête homme, si poli, si prévenant, et qui d'ailleurs, lui aussi, a ses charges à supporter! Amélia! Amélia! vous me brisez le cœur avec vos livres, avec votre enfant, dont vous avez causé la misère pour ne pas consentir à vous en séparer! Dieu veuille, Amélia, que vous soyez plus heureuse même que je ne l'ai été moi-même! Voilà Jos qui abandonne son père dans ses chagrins et dans sa vieillesse; voilà George, dont l'avenir pourrait être assuré, qui, un jour, pourrait se voir très-riche.... qui va à l'école avec une montre d'or et une chaîne autour du cou, tandis que mon pauvre vieux mari n'a pas un shilling dans sa poche!»
Le discours de mistress Sedley se termina par des sanglots et des pleurs qui retentirent dans toute la petite maison et arrivèrent aux oreilles des autres femmes, qui n'avaient pas perdu un mot de tout cet entretien.
«Oh ma mère! ma mère! s'écria la pauvre Amélia, vous ne m'aviez rien dit de tout cela.... je lui avais promis ces livres.... j'ai vendu mon châle ce matin même. Tenez, voici l'argent; prenez tout!...»
En même temps, d'une main tremblante, elle tirait de sa poche ses précieuses pièces d'or, qu'elle mettait dans les mains de sa mère, d'où plusieurs s'échappèrent pour rouler jusque sur les marches de l'escalier.
Amélia rentra ensuite dans sa chambre, et là s'abandonna au plus violent désespoir en présence de sa misère, dont elle concevait maintenant toute l'étendue. Ah! elle le voyait bien maintenant, son égoïsme causait seul la ruine de son fils. Son obstination l'empêchait seule d'avoir la richesse, l'éducation, le rang auxquels il pouvait prétendre, auxquels l'appelait sa naissance. Déjà, par amour pour elle, le père s'était précipité dans l'abîme; voudrait-elle y retenir le fils, maintenant qu'elle avait un seul mot à dire pour ramener l'aisance dans sa famille, pour élever son fils à la fortune? Ah! c'était là une réalité bien poignante pour son pauvre cœur blessé!
CHAPITRE XV.
Gaunt-House.
Tout le monde sait que l'hôtel de lord Steyne à Londres est situé Gaunt-Square, sur cette place où vient aboutir Great-Gaunt-Street, cette même rue dans laquelle nous avons conduit Rebecca à sa première visite en qualité d'institutrice chez le baronnet maintenant défunt. En regardant par-dessus les grilles, qui entourent les sombres feuillages du jardin situé au milieu du Square, vous apercevrez les malheureuses gouvernantes des enfants étiolés qui s'amusent autour du rond de verdure au centre duquel s'élève la statue de lord Gaunt, ce héros qui succomba à la bataille de Minden et qui se trouve là pour sa gloire représenté en bronze avec une perruque à trois marteaux et un costume à la romaine. Gaunt-House occupe tout un côté du Square, et sur ses trois autres faces s'étendent de spacieuses et sombres demeures dont les croisées sont taillées dans la pierre ou encadrées dans des briques rouges. On dirait que le jour a regret de pénétrer dans ces tristes et incommodes habitations. Les mœurs hospitalières semblent les avoir aussi désertées avec ces laquais tout habillés d'or et de soie, ces coureurs armés de torches qu'ils plaçaient dans les mains de fer que l'on aperçoit encore sur les côtés du perron.
Les noms gravés sur des plaques de cuivre ont fait invasion jusque dans le Square: ce sont ceux de docteurs, de banquiers, d'industriels de tout genre. C'est là un spectacle aussi peu réjouissant que la vue de l'hôtel de milord Steyne.
Tout ce que je connais de ce vaste manoir, c'est sa façade avec sa grande porte de fer et ses colonnes rongées par le temps. Quelquefois apparaît sur le seuil la face rouge et rechignée d'un robuste et gros concierge. Au-dessus du mur d'enceinte se dessinent les mansardes et les cheminées, dont on ne voit maintenant sortir la fumée qu'à de bien rares intervalles. En effet, lord Steyne passe sa vie à Naples, et préfère la vue du golfe de Caprée et celle du Vésuve au sinistre aspect des murailles de Gaunt-Square.
À vingt pas de là, dans New-Gaunt-Street, il existe une petite porte bâtarde qui sert d'entrée aux écuries de Gaunt-House. Son extérieur n'a rien assurément de bien propre à la faire distinguer des autres portes d'écurie; mais plus d'un coupé mystérieux s'est arrêté à cette porte, s'il faut en croire le petit Tom Eaves, véritable gazette de tous les commérages de la ville.
«Le prince de Galles et la Perdita ont souvent passé par cette porte, mon cher monsieur, me disait-il souvent; elle s'est aussi plus d'une fois ouverte pour le duc de *** et Marianne Clarke. C'est par là que l'on arrive aux fameux petits appartements de lord Steyne. Une des pièces est tout ivoire et satin blanc, une autre est tout ébène et velours noir. Il y a une petite salle à manger copiée sur celle de Salluste, à Pompeï, et peinte par Cosway; il y a une charmante petite cuisine avec une batterie en argent et des broches en or. Philippe-Égalité s'amusa à y rôtir des perdrix une certaine nuit où il gagna au jeu cent mille livres sterling à un très-célèbre personnage. La moitié de cet argent servit à attiser le volcan révolutionnaire, et l'autre à acheter le marquisat de lord Gaunt et son ordre de la Jarretière; quant au surplus....»
Mais il n'entre point dans notre cadre de dire à quoi fut employé le surplus, bien que le petit Tom Eaves, qui a mis son nez partout, puisse nous donner le détail du surplus par livre, sou, maille et denier.
Outre cet hôtel à la ville, le marquis avait des châteaux et des palais dans tous les coins des Trois Royaumes. On en peut voir la description dans le Guide du Voyageur en Angleterre: le château de Strongbow, avec bois et forêts, dans le Shanon-Shore; le Gaunt-Castle, dans le Cammarthewshire, qui servit de prison d'État à Richard II; le château de Gauntley, dans l'Yorkshire, où se trouvent, dit-on, cent tasses à thé, toutes en argent, pour le déjeuner des hôtes de la maison, et tout le reste à l'avenant; Stillbrook, dans l'Hampshire, modeste métairie dont l'ameublement faisait l'admiration de tous les visiteurs, et qui a été vendue, après décès, à la criée.
La marquise de Steyne descendait de l'ancienne et illustre famille des Caerlyon, marquis de Camelot, restés toujours fidèles à leur religion depuis la conversion du vénérable druide dont ils sont issus, et dont les tables généalogiques remontent à l'arrivée du roi Bruce dans notre île. De temps immémorial les mâles de cette race s'appellent Arthur, Uthers et Caradocs. La plupart ont conspiré, comme c'était leur devoir, et ont péri sur l'échafaud. La reine Élisabeth fit mourir du dernier supplice l'Arthur de son époque, qui, après avoir été chambellan de Marie Stuart, portait les missives de la reine captive aux Guises ses oncles. Le cadet servait sous le Balafré. Pendant la captivité de Marie, les membres de cette famille furent de tous les complots. La fortune de la maison fut grandement entamée par l'armement qu'elle fit contre les Espagnols du temps de l'invincible Armada; par les amendes et les confiscations dont il frappa Élisabeth pour avoir donné asile aux prêtres réfractaires et s'être obstinément refusée à abjurer l'hérésie papiste. Sous le règne de Charles Ier, le chef de la famille fléchit devant les arguments théologiques du prince convertisseur; sa fortune profita de cette faiblesse d'un moment et recouvra sa splendeur passée; mais, sous le règne de Charles II, le comte de Camelot revint à la foi de ses ancêtres, et leur sang et leur fortune s'épuisèrent au service de cette sainte cause, tant qu'il resta un Stuart pour se mettre à la tête des généreux courtisans du malheur.
Lady Marie Caerlyon fut élevée dans un couvent de Paris, où elle eut pour marraine la dauphine Marie-Antoinette. Dans tout l'éclat de sa beauté on l'avait mariée ou plutôt vendue à lord Gaunt qui, étant venu pour se distraire à Paris, avait gagné des sommes considérables au milieu des orgies auxquelles on se livrait dans le palais de Philippe-Égalité. Le fameux duel du comte de Gaunt avec le comte de La Marche, des mousquetaires gris, était attribué, par la rumeur publique, aux prétentions que cet officier, d'abord page et ensuite favori de la reine, avait élevées à la main de la belle lady Mary Caerlyon. Elle épousa le comte de Gaunt à peine remis de sa blessure, et vint habiter Gaunt-House et figurer pour quelque temps à la cour du prince de Galles. Fox en fut amoureux; Morris et Sheridan lui dédièrent des vers; Malmesbury la poursuivit de prévenances; Walpole la déclara charmante, et la duchesse de Devonshire en tomba jalouse. Mais bientôt elle renonça aux plaisirs et aux joies du monde, au tourbillon par lequel elle s'était d'abord laissé emporter. Après la naissance de son second fils, elle voua sa vie aux pratiques austères de la dévotion. Cela explique comment lord Steyne, qui aimait par-dessus tout le plaisir et ses folies, ne resta pas longtemps après son mariage auprès d'une femme toujours plongée dans les larmes et le silence.
Tom Eaves, déjà cité, et dont le nom ne se mêle à cette histoire que pour les renseignements qu'il a pu nous procurer sur l'histoire secrète des habitants de Londres, Tom Eaves m'a communiqué, sur le compte de milady Steyne, des détails particuliers que je livre, sous toute réserve, à l'appréciation du lecteur.
«Les humiliations (c'est lui qui parle), les humiliations que cette femme a dû essuyer dans son intérieur sont de nature à faire dresser les cheveux sur la tête. C'est-à-dire qu'on me mettrait plutôt en morceaux avant que de me faire consentir à admettre dans la société de mistress Eaves les femmes que lord Steyne recevait à sa table.»
Tom Eaves mentait; Tom Eaves aurait sacrifié sa dignité et sa femme pour obtenir un salut, voire même un dîner de ces dames.
«Or, vous devez bien penser, ajoutait Tom Eaves, qu'il y avait un motif pour qu'une femme aussi fière qu'une reine, et auprès de qui les Steyne ne sont en noblesse que de petits garçons, se pliât sans murmurer au joug que lui imposait son mari; eh bien! moi je vais vous dérouler tout ce mystère. Je vous dirai donc que, pendant l'émigration, un certain abbé de La Marche, qui se trouvait ici et qui prit part à l'affaire de Quiberon avec Puisaye et Tinténiac, était le même colonel des mousquetaires gris qui se battit en 86 avec le marquis de Steyne; que la marquise et lui se revirent à la suite de ce duel, et qu'en apprenant sa mort au débarquement de Quiberon, lady Steyne s'adonna à ces pratiques de dévotion excessive qu'elle n'a plus quittées depuis. Toute cette histoire est fort dramatique, et rappelez-vous bien ce que je vous dis, fit Tom Eaves avec un branlement de tête, le ciel n'envoie point tant de malheurs à qui n'a rien à se reprocher. Si cette femme courbe ainsi la tête, c'est que le bât la blesse quelque part.»
Ainsi donc, si M. Eaves est aussi bien renseigné qu'il le prétend, voilà une femme obligée de dérober au public, sous la sérénité de sa figure, les tortures morales et les secrètes angoisses qui lui déchirent le cœur. Ah! mes amis, si nos noms ne sont point inscrits au livre d'or de la noblesse, consolons-nous en pensant que dans notre noble et humble condition la Providence au moins n'a point suspendu au-dessus de nos têtes de pareils châtiments qui, sous la forme d'un recors, d'une maladie héréditaire ou d'un secret de famille, font payer bien chèrement cette vaisselle d'or et ces coussins de satin.
En comparant sa condition avec celle de très-haute et très-puissante dame de Caerlyon, marquise de Gaunt, le dernier des malheureux doit, toujours suivant M. Eaves, trouver des motifs de remercier le ciel de son sort. Pères ou fils qui n'avez l'héritage ni à léguer ni à recueillir, vous ne pouvez manquer d'être en bons termes avec votre famille, tandis que l'héritier d'un grand nom comme celui de milord Steyne, par exemple, doit, par un sentiment bien naturel, voir avec des regrets mêlés de haine celui qui détient des biens dont il voudrait déjà pouvoir disposer.
Ces réflexions ont conduit Tom Eaves à mettre toute sa fortune en viager; de cette manière il évite à ses neveux et nièces de mauvaises pensées à son endroit; et n'ayant plus aucun motif de défiance contre eux, il tâche de dîner chez eux le plus souvent possible.
La différence de religion mettait encore dans cette famille un cruel obstacle aux épanchements si doux qui, d'ordinaire, resserrent les liens de l'affection entre les mères et les enfants. Son amour pour ses fils redoublait chez lady Gaunt ses craintes et ses inquiétudes. L'abîme qui la séparait d'eux était infranchissable. Il lui était défendu de leur tendre sa faible main pour les attirer dans cette croyance hors de laquelle elle ne voyait point de salut. La pauvre mère espérait que le plus jeune au moins, l'enfant et ses prédilections, finirait par se réconcilier avec l'Église catholique; mais, hélas! de cruelles et dures épreuves étaient réservées à cette pauvre femme, qui les accepta comme le juste châtiment de son mariage avec un protestant.
Milord Gaunt épousa, comme le savent tous ceux qui ont mis le nez dans un dictionnaire de la Pairie, lady Blanche Thistlewood, fille de la noble famille de Bareacres, déjà nommée dans cette très-véridique histoire. Une aile de Gaunt-House fut affectée au jeune couple, car le chef de famille tenait à exercer son autorité et à l'exercer souverainement. Le fils, héritier futur de la fortune et des titres, vivait peu dans son intérieur et faisait assez mauvais ménage avec sa femme; il souscrivait tous les billets qu'on lui présentait, se souciait peu de grever l'héritage qu'il devait recueillir un jour, et ne cherchait qu'à accroître par tous les moyens possibles le trop modeste revenu que lui faisait son père.
Au grand désespoir de lord Gaunt et pour la plus douce satisfaction de son ennemi naturel, nous voulons dire de son père, lady Gaunt ne lui donna point d'enfants. On songea en conséquence, à faire revenir lord George Gaunt, qui s'occupait à Vienne de valse et de diplomatie, et on le maria avec l'honorable Jeanne, fille unique de John Jones, baron du Vide-Gousset, et à la tête de l'importante maison de banque sous la raison sociale Jones, Brown et Robinson. De cette union il naquit plusieurs fils et filles qui n'ont rien à faire dans cette histoire.
Les premiers temps de cette union furent assez fortunés. Milord George Gaunt non-seulement lisait couramment, mais écrivait d'une façon passable; il parlait le français avec une facilité merveilleuse et passait pour l'un des plus fins valseurs de l'Europe. Ses talents personnels, l'intérêt qu'il avait dans la maison de banque de son père, semblaient devoir en outre lui donner accès aux honneurs et aux postes les plus élevés. Sa femme ne demandait pas mieux que de vivre au milieu des cours et sa fortune la mettait en état de charmer, par la splendeur et l'éclat de ces réceptions, les capitales où la conduiraient les fonctions diplomatiques de son mari. On avait pensé à lui pour en faire un ministre plénipotentiaire; avant peu il allait être nommé ambassadeur, et déjà les paris étaient engagés à ce sujet au Café des Étrangers, lorsque soudain les bruits les plus bizarres commencèrent à circuler sur le compte du secrétaire d'ambassade. À un grand dîner diplomatique chez son ambassadeur, il se leva sur sa chaise au milieu du repas en s'écriant que le pâté de foie gras était empoisonné; à un bal donné à l'hôtel de l'envoyé de Bavière, le comte de Springbook-Hohenlaufen, il arriva la tête rasée et en habit de capucin; et ce n'était pourtant point un bal masqué, ainsi que quelques personnes ont voulu le faire croire. C'est singulier, se disait-on tout bas; on a remarqué les mêmes symptômes chez le grand-père: c'est dans le sang, à ce qu'il paraît.
Sa femme revint en Angleterre et se fixa à Gaunt-House. Lord George abandonna son poste diplomatique sur le continent, et peu après on put lire dans la gazette sa nomination au Brésil; mais des gens bien informés prétendent qu'il n'est jamais revenu de cette expédition au Brésil, parce qu'il n'y est jamais allé. Le fait est qu'il avait disparu de la surface du globe, et qu'à en croire les propos de quelques mauvaises langues, le Brésil aurait été pour lui une maison de santé, Rio-Janeiro, un cabanon formé par quatre murailles, et George Gaunt, confié au soin d'un gardien, aurait été créé par lui chevalier de la camisole de force.
Deux ou trois fois par semaine sa mère, en expiation de ses fautes, allait de grand matin rendre visite au pauvre idiot. Parfois il éclatait de rire à son approche, et son rire faisait encore plus de mal que ses cris. D'autres fuis elle trouvait le brillant diplomate du congrès de Vienne s'amusant avec un jouet d'enfant ou berçant dans ses bras la poupée de la fille de son gardien. Dans ses moments lucides il reconnaissait sa mère, mais le plus souvent il fixait sur elle un regard vague et douteux, et alors on eût dit que sa mère était aussi bien effacée de son souvenir que sa femme, ses enfants, ses projets de gloire, d'ambition, de vanité.
C'était là un mystérieux héritage, une terrible transmission du sang; et déjà, chez plusieurs membres de la famille, ce terrible mal avait révélé sa présence. Cette race antique était frappée dans son orgueil comme les Pharaons dans leur premier né. Le sceau funeste de la réprobation et du malheur avait été imprimé sur le seuil de cette maison sans que la couronne et l'écusson gravés sur la porte aient pu l'en défendre.
Les enfants d'un père qu'ils ne devaient plus revoir se développaient et grandissaient sans avoir conscience de la fatalité qui pesait sur eux. Dans leurs jeunes années, ils parlaient de leur père et faisaient mille projets pour l'époque de son retour; ensuite le nom de cet homme mort de son vivant se trouva moins souvent sur leurs lèvres, et finit par ne plus être prononcé. Un accablement terrible s'emparait de cette vieille et malheureuse femme lorsqu'elle venait à penser que le père de ces enfants pouvait, avec ses dignités, leur avoir transmis l'opprobre de son sang, et elle vivait toujours au milieu de la crainte de voir se manifester en eux les indices de l'horrible malédiction qui avait frappé ses ancêtres.
Ce sinistre pressentiment poursuivait aussi lord Steyne. Il s'efforçait de repousser l'affreux fantôme qui assiégeait son chevet, de s'étourdir par les fumées du vin et les bruits de l'orgie. Quelquefois il parvenait à perdre de vue cette vision terrible au milieu des tourbillons du plaisir et des dissipations du monde; mais, vains efforts! le fantôme reparaissait dès qu'il se trouvait seul, et devenait plus menaçant avec les années.
«J'ai étendu ma main sur ton fils, disait-il, pourquoi ne te frapperais-je pas aussi. Demain mon seul caprice peut t'ouvrir une prison comme il a fait pour ton fils George. Que demain je te marque au front, et il faudra dire adieu à tes plaisirs et à tes dignités, à tes amis et à tes flatteurs, à tous ces raffinements du luxe entassés autour de toi. Et tu échangeras tout cela contre quatre murailles, un gardien et une paillasse, comme il est arrivé pour George Gaunt.»
Milord ne sachant comment se soustraire aux menaces de cet ennemi invisible, et gémissant sous le poids de cette main de fer appesantie sur lui, cherchait à la défier du moins par les hommages du monde et ses plaisirs bruyants.
L'opulence et la splendeur régnaient dans sa maison; mais sous ces vastes lambris dorés, couverts d'écussons et de sculptures, on aurait en vain cherché le bonheur. C'était l'hôtel où se donnaient les plus belles fêtes de Londres; mais en même temps où il se trouvait le moins de contentement, si ce n'est pour les joyeux convives, qui s'asseyaient à la table de mylord. Peut-être, s'il n'eût pas été un si grand personnage, aurait-on fui sa société; mais, dans la Foire aux Vanités, le tarif des fautes varie suivant les rangs. On s'y prend à deux fois avant de condamner un homme d'une position aussi élevée que lord Steyne. Les censeurs les plus médisants, les sages les plus austères, pouvaient se scandaliser tout bas du genre de vie de milord Steyne; mais tous s'empressaient de répondre aux invitations qu'il leur adressait.
«C'est un bien vilain homme que ce lord Steyne, disait lady Slingstone; mais tout le monde y va; je n'aurai qu'à veiller d'un peu plus près sur mes filles.
—Je dois tout à sa seigneurie, disait le révérend docteur Trail, qui, déjà évêque, songeait encore à monter plus haut.»
Mistress Trail et ses filles auraient plutôt manqué d'aller à l'église qu'aux soirées de sa Seigneurie.
«Sa morale est un peu relâchée, disait le petit Southdown à sa sœur, qui l'interrogeait timidement sur Gaunt-House, d'après les terribles récits qu'elle en avait entendu faire à sa mère; mais que diable voulez-vous? il a dans sa cave le meilleur Champagne de toute l'Europe.»
Quant au baronnet sir Pitt Crawley, le rigoureux observateur des bienséances, le président des meetings apostoliques, eh bien! il ne lui serait jamais venu à l'idée de ne point aller chez lord Steyne.
«Jane, disait le baronnet à sa femme, soyez sûre que nous ne pouvons mal faire en nous montrant dans des maisons où l'on rencontre des personnes comme l'évêque d'Ealing et la comtesse de Slingstone. Le lord lieutenant d'un comté, ma chère, est un homme parfaitement digne de considération. D'ailleurs, George Gaunt a été mon camarade d'enfance; il était attaché avec moi à l'ambassade de Poupernicle.»
Tout le monde, en un mot, venait payer son tribut d'hommages à ce haut et puissant seigneur; tous ceux du moins qu'on y appelait. Eh! mon Dieu! cher lecteur, ne vous en défendez pas; vous et moi y serions allés si nous avions reçu un billet d'invitation.
CHAPITRE XVI.
Où le lecteur se trouve introduit dans la meilleure société.
Les égards de Becky pour le chef de la famille devaient enfin trouver leur récompense, qui, sans avoir une valeur matérielle et appréciable par poids et par mesure, était néanmoins, de la part de Becky, l'objet d'une convoitise bien plus ardente que des avantages qui s'estiment en nature. Becky ne tenait pas absolument à mener une vie honnête et irréprochable; mais ce à quoi elle tenait, c'était à jouir de la considération qui en est la suite et qui ne s'obtient, comme on le sait, dans le grand monde qu'à la condition de s'être fait présenter à la cour en robe traînante avec plumes et diamants. Du moment où le lord chambellan vous a marquée au poinçon de la vertu, vous pouvez être mise en circulation dans le monde comme une femme de bon aloi. Comme ces marchandises mises en quarantaine qu'on ne laisse sortir qu'après les avoir arrosées de vinaigre aromatique, de même il suffit, pour plus d'une femme de réputation équivoque, de traverser l'atmosphère royale pour se trouver par là même purifiée de tout principe délétère et malsain.
C'est bon pour milady Bareacres, milady Tufto, mistress Bute Crawley et toutes autres qui ont eu des rapports avec mistress Rawdon-Crawley de se récrier à la pensée que cette petite aventurière a été faire sa révérence au souverain. Qu'elles soutiennent tant qu'elles voudront que du vivant de l'excellente reine Charlotte on n'aurait point vu chose pareille; mais du moment où mistress Rawdon a reçu son brevet de bonne vie et mœurs du prince le plus gentilhomme de l'Europe, on serait mal reçu à douter un moment de la réalité de sa vertu.
Ce fut un jour de triomphe pour mistress Rawdon-Crawley que celui où le paradis royal ouvrit enfin ses portes à ses angéliques vertus, alors que sous le patronage de sa belle-sœur elle fit son entrée dans ce séjour après lequel elle soupirait depuis si longtemps. Au jour pris et à l'heure dite, sir Pitt et sa femme, dans leur grande voiture d'apparat tout fraîchement remise à neuf pour l'installation du baronnet comme grand shérif de son comté, s'arrêtèrent devant la petite maison de Curzon-Street. Raggles observait tout de sa boutique avec un sentiment de satisfaction, depuis les magnifiques plumes dont il apercevait les ondulations à travers les vitres de la voiture, jusqu'aux énormes bouquets qui s'épanouissaient sur la poitrine des laquais en livrée neuve.
Sir Pitt, en brillant uniforme et une épée au côté qui lui battait dans les jambes, descendit en personne de voiture. Le petit Rawdon, la figure collée à la fenêtre, souriait et faisait des signes d'intelligence à sa tante, qui attendait dans le carrosse. Pitt ressortit bientôt de la maison, conduisant par la main une dame empanachée, à demi voilée dans une écharpe blanche, et relevant d'une manière pleine de grâce une robe de brocart à queue traînante; elle monte dans la voiture avec une aisance toute princière et comme une personne qui avait l'habitude d'aller à la cour. Elle jeta un sourire sur celui qui tenait la portière, puis sir Pitt monta aussitôt après elle.
Rawdon enfin ne tarda pas à paraître. Il avait endossé son ancien uniforme, qui n'avait que trop souffert des injures du temps et pouvait à peine renfermer l'excédant de son embonpoint. Un moment Rawdon faillit être obligé de se rendre en voiture de place au palais de son souverain; mais, grâce à l'insistance de son excellente belle-sœur, on finit par l'admettre dans la voiture. Les banquettes étaient très-larges; les dames n'avaient pas besoin d'une bien grande place, elles en seraient quittes pour serrer un peu leurs robes sur leurs genoux. Ils partirent donc très-fraternellement tous quatre ensemble et bientôt rejoignirent la file des voitures qui se pressaient dans la direction du vieux palais de briques où la fidèle noblesse du royaume de la Grande-Bretagne allait déposer ses hommages au pied du trône sur lequel brillait l'astre bienfaisant que nous avait donné les Brunswick.
Pour un peu Becky, s'adressant à ce peuple qui formait la haie des deux côtés des voitures, lui aurait envoyé ses bénédictions par la portière, tant son esprit s'exaltait à la pensée de la haute position qu'elle venait de conquérir dans le monde. Becky avait aussi ses faiblesses, comme on le voit; Becky était de la nature de ces êtres qui tiennent plus aux qualités qu'on est en droit de leur contester qu'à celles qu'ils possèdent en réalité. Becky tenait surtout à passer pour une femme honorable et à être honorée, et voilà le but qu'elle poursuivait avec une persévérance qui allait jusqu'à l'obstination et qui, comma nous venons de le voir, était enfin couronnée par le succès.
Il y avait des moments où, dominée par cette pensée, et prenant au sérieux son rôle de grande dame, elle oubliait que ses tiroirs étaient vides, que les créanciers assiégeaient sa porte, que les fournisseurs se mettaient du concert, et qu'il n'y avait pas un endroit où elle pût reposer sa tête à l'abri de toute réclamation. Plus la voiture approchait du palais, plus Becky prenait des airs majestueux, imposants, résolus; ce fut au point que lady Jane ne put s'empêcher d'en sourire. Sa démarche d'impératrice nous donnerait tout lieu de croire que si le hasard lui eût placé un diadème sur la tête, notre petite aventurière aurait joué son rôle tout comme une autre.
Le costume de cour que portait mistress Rawdon le jour de sa réception à Saint-James pourrait fournir matière à la plus délicieuse et à la plus élégante description. Tandis que c'est chose commune de voir, parmi la population féminine qui se presse dans les salons de Saint-James aux jours de réception, de vénérables matrones qui ont besoin des brouillards de novembre et des clartés vacillantes du lustre pour produire leurs charmes douteux et leurs appas fardés, la beauté de Rebecca n'avait nul besoin de ces lumières discrètement ménagées; la fraîcheur de son teint ne redoutait point l'éclat du soleil; sa toilette, que maintenant on trouverait peut-être ridicule et surannée, faisait, il y a une trentaine d'années, l'admiration de la foule, et lui valut un triomphe complet le jour de sa présentation. La bonne petite lady Jane elle-même avait été forcée de reconnaître ce succès et d'avouer avec le plus vif chagrin, en regardant sa parente, qu'elle n'avait point autant de goût que mistress Becky.
Elle ne se doutait guère, cette simple et naïve femme, de l'étude, de la méditation, nous dirons même du génie que mistress Rawdon avait apportés dans la confection de cette toilette. Rebecca pouvait rivaliser pour le goût avec la première modiste de l'Europe; elle avait autant d'adresse à son service qu'il en manquait à lady Jane.
Tandis que cette dernière ouvrait des yeux tout grands pour mieux voir la magnifique robe de brocart et les merveilleuses dentelles qui lui servaient de garniture, Becky disait d'une voix négligente que ce brocart était un vieux reste, que cette dentelle provenait d'une occasion, et qu'elle avait tout cela depuis un siècle.
«Mais, ma chère mistress Crawley, c'est toute une fortune que vous avez là sur vous,» répondit lady Jane en portant les yeux sur sa dentelle, qui n'était pas, à beaucoup près, aussi belle que celle de Rebecca.
Elle fut un moment tentée de lui dire qu'elle ne comprenait pas comment elle trouvait le moyen d'avoir de si belles toilettes; mais elle arrêta tout court cette pensée sur ses lèvres, parce qu'elle la trouva désobligeante.
Il est fort probable, cependant, que lady Jane aurait dérogé, en cette circonstance, à la douceur ordinaire de son caractère si elle avait su l'histoire mystérieuse de la robe, que voici dans toute sa réalité: Alors que mistress Rawdon avait plein pouvoir de sir Pitt pour tout ranger dans la maison, elle avait, en examinant différents tiroirs, découvert de la dentelle et des robes de brocart provenant des châtelaines défuntes; les trouvant à sa convenance, elle les avait emportées chez elle et fait mettre à la taille de sa petite personne. Briggs avait bien vu tout cela, mais elle s'était gardée de lui adresser aucune question et ne l'avait point trahie par d'indiscrets rapports. Il y a même lieu de croire qu'elle approuvait sa conduite, comme aurait fait à sa place toute fille dévouée.
«Où donc vous êtes-vous procuré ces diamants, Becky?» lui demanda son mari en admirant les pierreries qui étincelaient avec profusion à son cou, et qu'il voyait pour la première fois.
Becky rougit un peu et prit un air maussade; Pitt Crawley rougit aussi de son côté et regarda par la portière. C'était de lui, en effet, qu'elle tenait une partie de ces brillants; le baronnet avait du reste complétement oublié d'en donner avis à sa femme.
Becky regarda son mari, puis ensuite sir Pitt, d'un air insolent et triomphateur qui semblait dire: Voyez, si je voulais vous trahir, il ne tiendrait pourtant qu'à moi.
«Je vous le donne à deviner, se décida-t-elle enfin à dire à son mari. Dites un peu, où pensez-vous que je me les sois procurés? À l'exception toutefois de l'épingle que m'a donnée depuis longtemps déjà une personne qui m'est bien chère, puisque vous voulez le savoir, je les ai loués à M. Polonius. Vous ne vous imaginez pas, je pense, que tous ces diamants qu'on voit à la cour appartiennent à ceux qui les portent, comme il en est pour ces magnifiques pierreries que lady Jane a sur elle, et qui, j'en suis sûre, ont infiniment plus de prix que celles que vous voyez à mon cou.
—Ce sont des bijoux de famille,» dit sir Pitt toujours fort mal à l'aise.
Cette conversation continua sur le même ton jusqu'au moment où la voiture s'arrêta enfin à la porte du palais, où le souverain recevait ses sujets en grand cérémonial.
Les diamants qui avaient excité l'admiration de Rawdon ne retournèrent jamais chez M. Polonius; jamais on n'alla les rendre à l'honnête marchand; ils furent enfouis dans une petite cachette dont Becky seule avait le secret, dans un vieux pupitre que lui avait donné Amélia, et où elle tenait en réserve une foule de petits objets soit utiles, soit précieux, et dont son mari ignorait entièrement l'existence. Ne rien savoir ou au plus ne savoir qu'à demi, tel est le rôle de presque tous les maris, tandis que celui des femmes est de leur cacher le plus qu'elles peuvent. Ah! mesdames, mesdames, combien n'avez-vous pas de comptes secrets chez les modistes, de robes et de bracelets que vous ne mettez qu'en tremblant! Et pour que vos maris n'y voient que du feu, vous les étourdissez de vos caresses, vous les endormez par vos sourires, si bien qu'ils ne reconnaissent plus la robe neuve de la veille, et qu'ils sont loin de se douter que cette écharpe jaune que vous prétendez être reteinte leur coûte plus de cinquante guinées.
Rawdon ignorait donc l'histoire des pendants d'oreille de sa femme aussi bien que de la magnifique rivière qui scintillait sur ses épaules; mais lord Steyne, l'un des grands dignitaires de la couronne, l'un des illustres défenseurs du trône d'Angleterre, que l'on voyait dans la royale demeure avec son ordre de la Jarretière, ses plaques, ses colliers et ses cordons, qui entourait cette petite femme de prévenances toutes particulières, savait très-bien l'origine de ces diamants et aurait pu indiquer d'une manière précise celui qui les avait payés.
En s'approchant d'elle pour la saluer, il se mit à sourire et lui cita un vers de la boucle de cheveux sur les diamants de Belinde:
Que le juif convoite et l'infidèle adore!
«Mais j'espère que Sa Seigneurie ne se compte pas parmi les infidèles?» fit la petite dame avec un hochement de tête significatif.
Les dames qui se trouvaient dans le voisinage se mirent à chuchoter tout bas; plusieurs messieurs s'en mêlèrent aussi en voyant l'attention particulière que le noble lord accordait à la petite aventurière.
Ce n'est point à une plume aussi débile et aussi novice que la nôtre qu'il appartient de retracer les merveilles de l'entrevue de Rebecca Crawley, née Sharp, avec son gracieux et puissant souverain. Un sentiment de respect et de convenance nous défend de porter des regards scrutateurs et indiscrets dans cette pièce honorée par la présence du monarque. Passons, passons rapidement et en silence, après nous être inclinés comme nous devons le faire, devant ce maître auguste et respecté.
Ce qu'il y a de certain, c'est qu'après cette entrevue, il ne se trouvait pas à Londres de cœur plus dévoué à la personne du roi que celui de Becky. Elle avait sans cesse le nom du roi à la bouche; sans cesse elle parlait de son extérieur gracieux et bienveillant. Elle se rendit chez Colnaghi et lui demanda à voir ce qu'il avait de plus beau, quelque chef-d'œuvre de l'art, peu lui importait le prix. Elle s'arrêta enfin à un portrait où notre gracieux monarque est représenté avec un manteau garni de fourrures, une culotte et des bas de soie. Elle avait aussi un autre portrait peint sur une broche; ses amis étaient étourdis de ses éloges perpétuels sur l'urbanité et la beauté du monarque. Qui sait? Peut-être apercevait-elle le rôle d'une Maintenon ou d'une Pompadour!
Après sa présentation, ce fut surtout chose divertissante que de voir ses airs prudes et d'entendre le langage précieux qu'elle affectait. Elle avait été jusqu'alors en rapport avec plusieurs personnes d'une réputation équivoque; mais une fois rangée au nombre des femmes honnêtes, elle rompit toute relation avec ces vertus suspectes; elle n'eut plus l'air de reconnaître lady Crackenbury lorsque celle-ci la saluait de sa loge, et elle détournait la tête en apercevant à la promenade mistress Washington-White.
«C'est à chacun de savoir tenir son rang dans le monde, disait-elle souvent; c'est un grand tort que de fréquenter des personnes dont la réputation n'est pas parfaitement intacte. Mon Dieu! je plains de tout mon cœur cette pauvre lady Crackenbury; mistress Washington-White est une excellente personne et si vous aimez à faire votre whist, allez dîner chez elle; mais pour moi, je ne le puis.... il y a des convenances. Smith répondra que je suis sortie, si ces dames viennent à se présenter.»
Tous les journaux rendirent compte de la toilette de Becky; ce n'était que plumes, dentelles et diamants. Mistress Crackenbury se mordit les lèvres en lisant cet article, et au milieu de son petit cercle adulateur se répandit en sarcasmes contre les grands airs de sa rivale. Mistress Bute Crawley fit venir de la ville un numéro du Morning-Post et donna avec ses filles un libre cours aux généreux transports de son indignation.
«Il ne vous manque que des cheveux rougeâtres, des yeux verts et une danseuse de corde pour mère, disait mistress Bute à l'aînée de ses demoiselles qui avait une chevelure couleur de suie, une toute petite taille et un long nez, pour avoir de magnifiques diamants et pour être présentée à la cour par votre cousine lady Jane. C'est un malheur pour vous d'appartenir à une honnête famille, ma chère enfant. Tâchez de vous en consoler en pensant au noble sang qui coule dans vos veines et aux principes de vertu et de probité qu'on a pris soin de vous inculquer. Moi, la femme du frère cadet d'un baronnet, je n'ai jamais élevé mes prétentions jusqu'à me faire présenter à la cour.... Il y en a bien d'autres qui n'y auraient jamais été si cette bonne reine Charlotte n'était pas morte!»
C'est ainsi que ladite femme du recteur s'efforçait de donner le change à son chagrin. Quant à ses filles, de gros soupirs s'échappaient de leur poitrine, et elles révèrent toute la nuit présentation et pairie.
Peu de jours après ce grand événement, un nouvel hommage non moins flatteur fut rendu à la vertu de Rebecca. La voiture de lady Steyne s'arrêta devant la porte de M. Rawdon Crawley, et le laquais, après avoir fait retentir la porte sous un redoutable coup de marteau, remit deux cartes sur lesquelles on lisait les noms de la marquise de Steyne et de la comtesse de Gaunt. Ces deux petits morceaux de carton auraient été couverts des dessins des plus grands maîtres ou enroulés chacun de cent mètres de malines, que Becky ne les eut pas contemplés avec une plus vive satisfaction.
Les cartes de lady Steyne et de lady Bareacres! Rebecca marchait dès lors de pair avec toutes les ladies du royaume!
Deux heures après environ, milord Steyne était chez Rebecca. Il se mit à tout inspecter, suivant son habitude, et il trouva les cartes de sa femme s'étalant avec orgueil dans la coupe du salon. On aurait pu alors remarquer sur sa figure cette grimace dédaigneuse qui lui était familière toutes les fois qu'il découvrait quelques nouvelles petitesses de l'humaine nature. Becky ne tarda pas à le rejoindre. Pour recevoir les visites de sa seigneurie, sa toilette était toujours irréprochable, ses cheveux étaient parfaitement lisses; elle ne négligeait aucune des ressources de la coquetterie féminine, mouchoirs, tabliers, écharpes et pantoufles de maroquin, tout était mis en œuvre et elle savait avec un art étudié prendre les airs les plus enivrants, les poses les plus voluptueuses. Quand par hasard elle était surprise, elle s'enfuyait dans sa chambre à coucher, jetait un coup d'œil à son miroir et ne tardait pas à reparaître au salon.
En voyant milord Steyne examiner d'un air sardonique le contenu du vase de Chine, elle ne put s'empêcher de rougir.
«Ah! bonjour, monseigneur, lui dit-elle; vous le voyez, ces dames ont passé par ici. Vous êtes bien aimable d'être venu; je vous demande pardon de vous avoir fait attendre.... J'étais occupée dans la cuisine à confectionner un pudding.
—Je le savais déjà, lui répliqua son noble visiteur; je vous avais aperçue à travers les barreaux de la fenêtre, quand la voiture s'est arrêtée à la porte.
—On ne peut rien vous cacher, monseigneur, lui dit-elle.
—Allons donc! reprit son interlocuteur en souriant; mais cette fois-ci, du moins, j'ai eu bonne vue, petite hypocrite que vous êtes! Croyez-vous donc que je ne vous ai pas entendu descendre de là-haut où, j'en suis sûr, vous étiez à vous mettre du rouge sur les joues; c'est une recette que vous ferez bien de donner à milady Gaunt, qui a toujours le teint si pâle. Vous avez beau mentir, je vous ai entendu ouvrir la porte de votre chambre à coucher, et aussitôt vous êtes descendue.
—Me ferez-vous donc un crime de ne vouloir paraître à vos feux qu'avec tous mes avantages?» répondit mistress Rawdon d'une voix dolente.
En même temps elle passait son mouchoir sur ses joues pour montrer que, si elles étaient rouges, c'était des couleurs de la pudeur et de l'innocence. Toutefois il ne faudrait pas en jurer, car il existe de certains vermillons qui ne disparaissent point sous le frottement du mouchoir et résistent aux larmes elles-mêmes.
«Eh bien! lui dit alors le vieux gentilhomme, vous tenez absolument à devenir une dame de grand ton. Vous ne me laisserez ni paix ni cesse que je ne vous aie poussée dans le monde. Mais, insensée que vous êtes, quel rang y pouvez-vous tenir? vous n'avez pas un sou vaillant!
—Vous nous ferez avoir une place, repartit Becky avec la promptitude de l'à-propos.
—Vous n'avez pas d'argent, et vous voulez lutter contre ceux qui en regorgent. Pauvre pot de terre, prenez garde au courant où vous pourriez trouver des pots de fer pour vous heurter et vous briser. Mais les femmes sont toutes de même, ou plutôt chacune soupire et se tourmente pour des choses qui sont loin d'en valoir la peine. Ainsi donc, c'est bien décidé, vous tenez à avoir vos entrées à Gaunt-House, et vous serez toujours après moi tant que je ne vous en aurai pas ouvert la porte. N'allez pas croire toutefois qu'on s'y amuse autant qu'ici; à peine y aurez-vous mis le pied que vous y bâillerez déjà, j'en suis sûr. Ma femme est aussi gaie qu'une lady Macbeth et mes filles que des statues sépulcrales. J'ai peur tous les soirs en m'endormant dans ce qu'ils appellent ma chambre à coucher: on dirait un grand catafalque avec de grandes peintures faites pour épouvanter les gens. Je couche dans un petit lit de fer avec un matelas de crin comme un véritable anachorète. Ne me trouvez-vous pas la tournure d'un anachorète? Allons, voyons, on vous invitera la semaine prochaine. Mais gare aux femmes et tenez-vous bien; autrement vous serez forcé d'en essuyer de dures.»
C'était là un discours de bien longue haleine pour un homme de la trempe de lord Steyne; et cependant il en avait déjà débité bien d'autres ce jour-là même, et toujours au profit de mistress Rawdon.
Briggs, assise à une table à ouvrage, levait de temps à autre les yeux au ciel, et poussait de profonds soupirs en entendant traiter son sexe avec tant de légèreté.
«Si vous ne me débarrassez pas de cet odieux cerbère, murmurait à demi-voix lord Steyne en lançant par-dessus son épaule un regard farouche du côté de la demoiselle de compagnie, eh bien! je me charge de l'empoisonner.
—Mon chien mange toujours dans la même assiette que moi, dit Rebecca avec un sourire malicieux et s'amusant beaucoup des airs furibonds de milord et de sa colère contre la pauvre Briggs, qui le gênait dans son tête-à-tête avec la jolie femme du colonel. Enfin mistress Rawdon eut pitié de son adorateur, et, s'adressant à Briggs, l'engagea à profiter du beau temps pour mener promener le petit George.
—Il m'est impossible de la congédier,» dit alors Becky à lord Steyne après un moment de silence et d'une voix pleine de tristesse.
Ses yeux, en même temps, se remplirent de larmes, et elle détourna la tête.
«Je vois ce que c'est, dit le noble milord; vous lui devez des gages?
—Si ce n'était que cela, dit Becky en baissant les yeux; mais je l'ai ruinée.
—Ruinée? eh bien! reprit alors son interlocuteur, elle n'est plus bonne qu'à mettre à la porte.
—Voilà ce que vous feriez, vous autres hommes, dit Becky d'une voix lamentable; mais les femmes n'ont pas des cœurs de roc comme les vôtres. L'an dernier, lorsqu'il n'y avait plus qu'une guinée dans la maison, elle nous a donné toutes ses économies. Elle ne sortira d'ici que lorsque notre ruine complète, ce qui ne sera plus bien long, nous aura mis dans l'impossibilité de la nourrir, ou bien lorsque nous lui aurons rendu tout ce que nous avons reçu d'elle.
—Et cela monte à combien?» dit le noble lord avec un épouvantable blasphème.
Becky, réfléchissant à l'opulence et à la générosité de son interlocuteur, lui indiqua le double en sus de la somme qu'elle avait empruntée à Briggs.
À cette déclaration, la colère de lord Steyne se traduisit en une nouvelle expression non moins énergique, sur quoi Rebecca pencha un peu plus sa tête de côté et redoubla de sanglots.
—Il n'y avait plus rien à faire; il a bien fallu s'y résigner. Je n'ai point osé le dire à mon mari. Il m'en coûterait la vie s'il l'apprenait. Ce secret que vous venez de m'arracher, je l'avais jusqu'ici caché à tout le monde. Que devenir maintenant? Ah! milord! je suis bien malheureuse!»
Lord Steyne, pour toute réponse, se contenta de battre sur les vitres et de se ronger les ongles; enfin, il enfonça son chapeau sur sa tête et sortit brusquement de la chambre. Rebecca ne quitta son attitude de femme malheureuse et désolée que lorsque la porte se fut refermée et qu'elle eut entendu s'éloigner la voiture de lord Steyne. Alors elle se redressa avec une joie triomphante, et une expression malicieuse brillait dans ses petits yeux verts. Elle fut prise d'un grand accès de rire qu'elle eut toutes les peines du monde à calmer, et enfin elle s'assit à son piano, sur lequel elle fit courir ses doigts avec une si merveilleuse agilité que les passants s'arrêtèrent sous ses fenêtres pour écouter cette ravissante harmonie.
Le soir même on apporta à Becky deux billets de Gaunt-House. L'un contenait une invitation à dîner faite au nom de lord et de lady Steyne, pour le vendredi suivant, tandis que dans l'autre se trouvait un petit carré de papier gris avec la signature de lord Steyne, et à l'adresse de MM. Jones Brown et Robinson, banquiers.
À diverses reprises, pendant la nuit Becky eut des mouvements d'hilarité qu'elle expliqua à Rawdon par le plaisir d'avoir enfin ses entrées dans Gaunt-House, et de se trouver face à face avec les maîtresses de l'endroit. Mais en vérité, c'était bien autre chose qui fermentait dans cette petite tête. Devait-elle se libérer envers Briggs et lui donner son congé? Devait-elle, au grand étonnement de Raggles, aller lui payer sa note? La tête reposée sur l'oreiller, elle agita successivement toutes ces graves questions, et le jour suivant, tandis que Rawdon allait faire sa visite matinale à son club, mistress Rawdon, avec un voile et une robe des plus simples, se rendit en fiacre à la Cité et se présenta à la caisse de MM. Jones et Robinson. Elle fit passer par le guichet le billet dont nous avons parlé, et on lui demanda alors comment elle voulait en toucher la valeur.
Elle répondit de sa plus douce voix qu'elle désirait avoir cent cinquante livres sterling en plusieurs billets, et le reste en un seul. En passant à son retour près de l'église Saint-Paul, elle s'arrêta pour acheter une magnifique robe de soie noire pour Briggs, cadeau qu'elle accompagna d'un baiser et d'aimables paroles.
De là elle se rendit chez M. Raggles, s'informa de ses enfants avec un intérêt tout particulier, et enfin lui donna cinquante livres à compte. Puis elle alla trouver le carrossier chez lequel elle louait ses voitures, et en lui remettant une somme semblable:
«J'espère, lui dit-elle, que vous profiterez de la leçon, et qu'au prochain jour de réception vous ne nous mettrez pas dans la fâcheuse nécessité de nous entasser quatre dans la voiture de mon beau-frère pour nous rendre à la cour, parce qu'il vous aura plu de ne pas m'envoyer ma voiture.»
Il y avait eu, à ce qu'il parait malentendu pour la dernière réception, ce qui avait failli réduire le colonel à l'affront de se présenter en cabriolet bourgeois au palais de son souverain.
Une fois ces affaires terminées, Becky rentra dans sa chambre et fit visite au certain pupitre qu'Amélia lui avait donné autrefois, et qui renfermait toutes sortes d'objets utiles ou précieux. Ce fut dans cette petite réserve qu'elle plaça l'autre billet qu'elle venait de toucher chez MM. Jones et Robinson.
CHAPITRE XVII.
Grand dîner à trois services.
Dans la même matinée où nous venons de voir Rebecca vaquer si discrètement à ses affaires, lord Steyne, qui d'ordinaire ne voyait les dames de la maison qu'aux jours de réception ou lorsqu'il les rencontrait par hasard dans la cour, lord Steyne, disons-nous, se présenta chez elles, comme elles prenaient leur thé avec les enfants, et combattit vaillamment pour la cause de Rebecca.
«Milady Steyne, dit-il, montrez-moi votre liste d'invitations à dîner pour vendredi. C'est fort bien; vous allez maintenant, s'il vous plaît, m'écrire un billet pour le colonel et mistress Crawley.
—Blanche, écrivez, dit lady Steyne toute suffoquée; lady Gaunt, écrivez....
—Non, jamais je n'écrirai à cette femme,» dit lady Gaunt, grande et orgueilleuse personne qui, après avoir levé les yeux au ciel, les rabaissa ensuite vers le parquet.
Il était, en effet, difficile de soutenir le regard de lord Steyne lorsqu'il lui arrivait de rencontrer de la résistance quelque part:
«Qu'on emmène les enfants,» dit-il en tirant le cordon de la sonnette.
Les pauvres enfants avaient une telle peur de lui qu'ils s'empressèrent d'obtempérer à cet ordre. Leur mère aussi se disposait à les suivre.
«Vous pouvez rester, lui dit alors l'inexorable despote. Milady Steyne, continua-t-il, voulez-vous avoir l'obligeance d'aller vous mettre à votre bureau et d'écrire cette lettre d'invitation pour vendredi.
—Pour moi, je n'assisterai point à ce dîner, dit lady Gaunt; Je retournerai chez mes parents.
—Je ne demande pas mieux, pourvu que vous n'en reveniez plus. Vous trouverez, du reste, à Bareacres, une société fort aimable dans celle des huissiers et des recors, et de la sorte, je me verrai débarrassé d'un seul coup et des aumônes que je suis obligé de faire à vos parents et de vos grands airs tragiques. C'est bien à vous, en vérité, à prendre ici le ton du commandement; à vous, aussi pauvre d'esprit que vous l'êtes d'argent. On vous a pris pour faire des enfants, et vous n'êtes pas même bonne à cela. Gaunt a de vous par-dessus la tête; et il n'est personne ici, excepté vous, qui ne désire vous voir dans l'autre monde. Si vous veniez à trépasser, Gaunt ne serait pas long avant d'en prendre une autre.
—Plût au ciel que j'eusse cessé de vivre! répondit milady, les yeux troublés à la fois par les larmes et la colère.
—J'admire, en vérité, ces scrupules de vertu et de pudeur, alors que ma femme, dont tout le monde connaît l'existence immaculée, n'élève aucune objection contre la présentation de ma jeune protégée mistress Crawley. Milady Steyne peut vous le dire; la plus honnête femme a souvent les apparences contre elle, et la calomnie se charge du reste; c'est toujours à l'innocence qu'elle s'attaque. Du reste, si vous le désirez, madame, je pourrais retrouver quelques petites anecdotes sur milady Bareacres qui vous prouveraient que vous auriez mauvaise grâce à y regarder de trop près.
—Frappez-moi plutôt, si tel est votre bon plaisir, monsieur; les coups me seront moins sensibles que de telles injures,» reprit lady Gaunt.
Milord Steyne trouvait une satisfaction sans égale toutes les fois qu'il pouvait trouver l'occasion de torturer ainsi sa femme et sa fille.
«Ma toute belle, reprit-il, je suis gentilhomme, et, à ce titre, je ne porterai jamais la main sur une femme, si ce n'est toutefois pour la caresser. Je voulais seulement redresser certains petits travers de votre nature. Mesdames, vous êtes trop orgueilleuses et péchez singulièrement contre l'humilité chrétienne. Qu'est-ce que signifient tous ces grands airs? de la douceur, de la modestie, s'il vous plaît, mes chères brebis. Demandez à lady Steyne, elle peut vous le dire, cette aimable mistress Crawley, si calomniée de toutes parts, est une femme parfaitement innocente, un modèle de vertu, entendez-vous? Son mari n'a peut-être pas une fort bonne réputation; mais, après tout, celle des Bareacres vaut-elle donc mieux? Que direz-vous d'un homme qui ne paye jamais quand il perd, qui vous a dépouillée de l'héritage que vous deviez avoir, et qui vous a laissée sans le sou et à ma charge? La naissance de mistress Crawley n'est pas brillante, mais il ne faudrait peut-être pas remonter bien loin pour trouver la nuit des temps dans laquelle se perdent les ancêtres de certaines personnes.
—Mais, milord, s'écria lady George, la fortune que j'ai apportée dans votre famille....
—Eh bien! reprit le marquis avec un regard hautain et dur, c'est le prix auquel vous avez acheté une succession éventuelle: que Gaunt vienne à mourir et votre mari héritera de tous ses droits, vos enfants après lui, et qui sait où cela peut s'arrêter? Ainsi donc, mesdames, ayez pour votre usage de la vertu, de la fierté tant qu'il vous plaira, mais, je vous prie, faites-moi grâce de ces airs-là. Quant à la réputation de mistress Crawley, je ne veux pas me faire, à moi, à cette irréprochable personne, l'injure de laisser supposer qu'il y a lieu de la défendre, vous aurez donc l'obligeance de lui faire l'accueil le plus cordial, ainsi qu'à toutes les personnes que je trouve à propos d'amener dans l'hôtel. Et qu'est-ce donc que cet hôtel? fit-il avec un rire satanique accompagné d'un blasphème, quel en est le maître? et qu'y trouve-t-on donc? Ce temple de la pudeur n'est-il pas à moi? et s'il me prenait fantaisie d'y amener toute la population de Newgate ou de Bedlam, je vous jure, entendez-vous, qu'il faudrait vous résigner à lui faire bon accueil.»
Après cette rigoureuse semonce, comme lord Steyne était dans l'habitude d'en faire pour remettre son harem au pas, suivant son expression, lorsqu'il manifestait quelques velléités d'insubordination, les pauvres femmes, obligées de courber la tête, n'eurent plus qu'à se ranger au parti de l'obéissance. Lady Gaunt écrivit l'invitation qu'exigeait d'elle le noble lord; puis, avec sa belle-mère, et sous le poids de la plus profonde humiliation, elles allèrent déposer leurs cartes chez mistress Rawdon, ce qui causa un vif plaisir à l'innocente créature.
Nous pourrions citer des familles de Londres qui auraient sacrifié une année de leurs revenus pour jouir d'une si haute faveur. Mistress Frédérick Bullock, par exemple, se serait bien traînée sur les genoux, de May-fair à Lombard-Street, si elle eût été sûre d'entendre sortir de la bouche de lady Gaunt et de lady Steyne ces magiques paroles: «Nous vous invitons pour vendredi prochain.» En effet, ce n'était point une de ces cohues, de ces grands bals de Gaunt-House où la foule se mêle et se confond; mais c'était une petite réunion bien intime, bien mystérieuse, où les privilégiés ont l'honneur d'être admis, honneur dont ils doivent se féliciter tout le reste de leur vie.
Lady Gaunt avait droit, par sa beauté, ses dédains, sa chasteté, à une place élevée parmi les plus vains de ce monde. L'exquise courtoisie avec laquelle lord Steyne la traitait en public charmait tous ceux qui en étaient témoins, et les plus difficiles étaient obligés de reconnaître que l'illustre lord était un gentilhomme accompli et avait le cœur bien placé.
Les dames de Gaunt-House demandèrent du renfort à lady Bareacres contre l'ennemi commun. Lady Gaunt envoya chercher sa mère par une de ses voitures, car tous les équipages de la noble comtesse avaient été saisis par les baillis. Ses bijoux, sa garde-robe étaient devenus la proie des impitoyables enfants d'Israël. Le château de Bareacres était en leur pouvoir avec ses peintures de prix, son splendide ameublement et tous les magnifiques chefs-d'œuvre de Van Dyck, de Reynold, de Lawrence; la nymphe dansante de Canova, faite à la ressemblance de lady Bareacres, mais de lady Bareacres dans tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté, tandis que maintenant il ne restait plus d'elle qu'une pauvre vieille édentée et chauve: la robe fanée après les jours de fête. Son seigneur et maître, peint jadis par Lawrence, vers la même époque, en uniforme des hussards de Thistlewood, avec un grand sabre dans les jambes et le château de Bareacres dans le lointain, n'était plus maintenant qu'un pauvre diable râpé sur toutes les coutures et cachant sous une perruque presque aussi dépouillée que sa tête les flétrissures des années. Le matin il se faufilait dans quelque mauvaise taverne, et le soir il allait tout seul prendre son dîner au club. Il n'était plus très-empressé de dîner chez lord Steyne. Autrefois rival heureux de ce dernier dans la carrière du plaisir, il voyait désormais les rôles intervertis. Le petit lord Gaunt de 1785 était maintenant un gros personnage, tandis que Bareacres n'offrait plus que le triste spectacle de sa ruine et de sa décrépitude. Il devait trop d'argent à lord Steyne pour oser se présenter devant son vieux camarade, et lorsque celui-ci se sentait en verve de belle humeur, il ne manquait jamais de demander malicieusement à lady Gaunt pourquoi son père ne venait plus la voir.
«Voici quatre mois qu'il n'a mis les pieds ici, lui disait lord Steyne. Je puis compter par mon livre de dépense chacune des visites de Bareacres. Il s'est bien chargé de faire sortir tout l'argent que l'autre beau-père a apporté dans la maison.»
Le narrateur du présent récit n'en a pas bien long à dire sur les illustres personnages que Becky eut l'honneur de rencontrer à son entrée dans la haute société. Nous citerons cependant le prince de Peterwaradin et sa femme. Son Excellence a la taille prise dans une ceinture étroitement serrée. Sur sa poitrine, bien dessinée par l'uniforme militaire, étincelle une plaque chargée de pierreries. Le boyard porte autour du cou le collier rouge de la Toison d'or, et possède d'innombrables troupeaux.
«Regardez-le bien, dit Rebecca à l'oreille de lord Steyne; le chef de sa race devait être un mouton.»
En effet, son air solennel, sa démarche mesurée, sa figure blafarde et son collier, donnaient à Son Excellence tout l'air d'un vénérable mouton à clochettes.
Nous citerons encore M. John Paul Jefferson Jones, attaché à l'ambassade américaine et correspondant du Démagogue de New-York. Espérant se faire bien venir des maîtres de la maison, il profita d'un moment de silence pendant le dîner pour demander si son cher ami George Gaunt se plaisait toujours beaucoup au Brésil.
Toutes les fois que le colonel se trouvait, comme en cette circonstance, au milieu d'une société délicate et choisie, il se mettait à rougir ni plus ni moins qu'un garçon de seize ans au milieu des compagnes de sa sœur. L'honnête Rawdon manquait complétement de cette habitude du monde que l'on n'acquiert que dans la société des femmes. Au club, à la caserne il n'avait pas besoin de se gêner. Là il entrait, sortait, fumait et jouait au billard tout à son aise. Ce n'est pas que dans son temps aussi il ne se soit trouvé en rapport avec le beau sexe, mais il y avait déjà longtemps de cela, et les habitudes que l'on peut contracter dans les boudoirs en question ne préparent nullement à celles qu'il faut avoir pour faire bonne contenance dans un salon. Le colonel était alors dans ses quarante-cinq ans. En cherchant bien, sa mémoire pouvait lui fournir le souvenir d'une demi-douzaine de femmes qu'il avait connues avant l'incomparable créature à laquelle il s'était uni par les liens de l'hyménée. Mais, à l'exception de cette dernière et de son excellente belle-sœur lady Jane, dont l'aimable caractère l'avait séduit et entraîné, le colonel était au supplice auprès de toutes les autres femmes. À Gaunt-House, il ne desserra les dents de tout le dîner que pour faire remarquer que le temps était à l'orage. Becky avait bien songé à le laisser à la maison; mais les convenances exigeaient qu'à son entrée dans le grand monde son mari fût à ses côtés, comme le bouclier et le rempart de sa vertu et de son innocence.
Au moment où l'on annonçait mistress Crawley et son mari, lord Steyne était allé à sa rencontre, lui avait fait un grand salut et l'avait présentée à lady Steyne et à ses belles-filles. Ces dernières lui avaient fait une révérence des plus profondes et des plus cérémonieuses. Quant à la mère, elle avait tendu la main à la nouvelle arrivée; mais cette main était aussi glaciale que le marbre d'un tombeau.
Becky la prit néanmoins avec un air d'humilité et de reconnaissance, et avec un salut qui aurait pu faire honneur au meilleur des maîtres de danse, elle s'inclina presque jusqu'à terre, puis elle rappela avec une présence d'esprit admirable que milord Steyne avait été autrefois l'ami et le protecteur de son père, et que dès son enfance elle avait été élevée à révérer et à bénir le nom des cette famille. En effet, lord Steyne pouvait bien avoir acheté deux tableaux au malheureux Sharp, et l'orpheline avait l'âme trop sensible à la reconnaissance pour oublier jamais un pareil bienfait.
Il fallut aussi renouveler connaissance avec lady Bareacres. La femme du colonel lui fit une profonde révérence, à laquelle l'orgueilleuse comtesse ne répondit que par une froideur pleine de dédain.
«Il y a bientôt dix ans, lui dit Becky, en femme qui sait ne rien perdre de ses avantages, que j'ai eu l'honneur de faire à Bruxelles la connaissance de Votre Seigneurie; c'était, je crois, au bal de la duchesse de Richmond, la veille de la bataille. J'ai vu Votre Seigneurie ailleurs encore, c'était avec lady Blanche, sous la porte cochère de l'hôtel où vous vous étiez mises dans votre voiture en attendant des chevaux. J'espère que vous avez sauvé tous vos diamants?»
Tout le monde se regarda. Ces fameux diamants avaient été saisis par les créanciers, à ce qu'il paraît, et Becky probablement n'en savait rien. Rawdon Crawley se retira dans l'embrasure d'une fenêtre avec lord Southdown, et celui-ci ne tarda pas à pouffer de rire au récit que lui fit Rawdon de lady Bareacres trépignant dans sa voiture et épuisant les promesses et les prières auprès de mistress Crawley pour en obtenir des chevaux.
«Maintenant, pensa Becky, cette femme n'est plus à craindre pour moi.»
Lady Bareacres échangea avec sa fille des regards où se mêlaient la terreur et la colère, et se dirigea vers une table où elle se mit à regarder un album dont elle tourna les feuillets avec la plus grande rapidité.
Lorsque le noble habitant des bords du Danube fut arrivé, on se mit à parler français. Lady Bareacres ainsi que les jeunes dames virent, à leur grande mortification, que mistress Crawley possédait cette langue bien mieux qu'elles, et la parlait avec bien plus de grâce et de facilité. Becky avait connu, en 1816 et 1817, des magnats hongrois qui faisaient partie de l'armée alliée; elle s'enquit de ses amis d'autrefois avec le plus touchant intérêt. Le noble étranger s'imagina de suite que c'était quelque femme d'une haute distinction. En passant du salon à la salle à manger, le prince et la princesse demandèrent à lord Steyne et à la marquise le nom de cette petite dame qui parlait si bien le français.
Ces quatre personnes conduisant la tête de la colonne, toute la société se rendit dans la salle du banquet. En tête de ce chapitre, nous avons annoncé un dîner à trois services; dans le désir qu'il soit tout à fait selon le goût du lecteur, nous laisserons à son imagination le soin d'en composer le menu.
Becky avait bien compris que pour elle le moment critique serait celui où les dames se trouveraient seules après dîner, car alors il lui faudrait soutenir tout l'effort du combat. La position de la petite femme, en effet, devenait alors très-difficile, et elle put reconnaître combien lord Steyne avait eu raison en lui disant que la société de ces femmes d'un rang supérieur au sien ne lui offrirait rien de bien agréable. Je ne connais rien de plus impitoyable qu'une femme dans ses haines à l'égard d'une autre personne de son sexe. Becky allait l'éprouver. Lorsque la pauvre petite Becky se trouva toute seule en tête-à-tête avec ces grandes dames, elle voulut s'approcher de la cheminée et rejoindre le reste de la société, mais ces dames battirent aussitôt en retraite et allèrent prendre position autour d'une table couverte de gravures; Becky ayant dirigé ses pas de ce côté, elles se replièrent vers la cheminée. Elle voulut parler à l'un des enfants et se livrer à un de ces transports de tendresse comme il lui en prenait subitement de temps à autre et seulement en public: la mère rappela au plus vite son enfant. Enfin on traita l'intruse avec tant de dureté que lady Steyne la prit en compassion et alla causer avec la pauvre rebutée.
«Lord Steyne, lui dit-elle, tandis qu'une rougeur passagère colorait la pâleur de ses joues, lord Steyne m'a dit que vous chantez à ravir; voudriez-vous bien nous faire entendre votre talent?
—Je ne désirais que l'occasion de pouvoir vous être agréable soit à vous, soit à milord Steyne,» dit Rebecca avec une sincère reconnaissance; et en même temps elle s'assit au piano et se mit à chanter.
Elle joua les mélodies religieuses de Mozart, que lady Steyne affectionnait particulièrement, et avec une telle douceur et un sentiment si vif de l'harmonie, que cette dame s'approchant du piano vint s'asseoir à côté d'elle et que de grosses larmes lui coulèrent des yeux en l'écoutant. Il est vrai qu'en compensation, à l'autre extrémité de la pièce, on ne se gênait pas pour rire tout haut et causer d'une manière bruyante. Mais lady Steyne n'y prenait pas garde, sa pensée l'emportait ailleurs; elle la ramenait aux jours de son enfance et la faisait remonter à travers quarante années de douleurs et d'isolement, au temps où elle était encore dans son couvent, quand l'orgue de la chapelle faisait retentir les mêmes notes à son oreille. C'était l'organiste, c'était la sœur de la communauté qu'elle aimait le plus, qui lui avait appris ces airs dans des jours de félicité trop vite écoulés. Pendant une heure elle avait pu se croire au temps de sa jeunesse, pendant une heure elle avait reconquis le bonheur si pur et si doux du premier âge. Elle sortit de ce rêve en sursaut lorsque les deux battants de la porte s'étant ouverts elle entendit les éclats de rire de lord Steyne et la bruyante gaieté des hommes qui revenaient au salon.
D'un regard le maître de la maison devina ce qui s'était passé en son absence, et, pour la première fois de sa vie, éprouva un mouvement de bienveillance pour sa femme. Il alla lui parler et l'appela par son nom de baptême, ce qui fit de nouveau rougir cette pâle et triste figure.
«Ma femme vient de m'apprendre que vous avez chanté comme un ange,» dit milord Steyne à Becky.
Mais il existe deux espèces d'anges, et chacun a, dit-on, sa manière particulière de charmer les cœurs et les esprits. Le reste de la soirée fut un véritable triomphe pour Becky; elle chanta à ravir, et les hommes firent cercle autour du piano. Ses ennemies furent laissées dans leur coin. M. Paul Jefferson s'approcha seul de lady Gaunt, et pour lui être agréable ne trouva rien de mieux à lui dire, sinon que son amie avait une voix ravissante et qu'elle possédait un talent unique.
CHAPITRE XVIII.
Le cœur d'une mère.
La muse anonyme qui nous dicte ce récit va quitter maintenant les hautes régions dans lesquelles elle vient de s'élever pour pénétrer sous l'humble toit que John Sedley occupe à Brompton, et décrire des événements qui montrent sous un autre jour les misères de la nature humaine. Là aussi se sont glissés les soucis, la défiance, le désespoir. Mistress Clapp, au fond de sa cuisine, boude en cachette son mari qui ne sait pas se faire payer ses loyers et excite ce brave homme à user de toute la rigueur de ses droits contre son ancien ami et patron. Mistress Sedley ne va plus visiter sa propriétaire dans cette retraite; c'est qu'aussi elle n'est plus en position de patronner mistress Clapp. D'ailleurs comment montrer de la condescendance envers une femme à qui l'on doit environ quarante livres, et qui vous rappelle sans cesse vos dettes? La servante irlandaise est toujours dans les mêmes dispositions de respect et de prévenance, mais mistress Sedley ne veut plus voir en elle qu'insolence et ingratitude; et comme le voleur qui croit voir à chaque coin de rue un agent de la force publique, elle s'imagine trouver dans les moindres gestes et les moindres paroles de cette jeune fille des intentions railleuses et satiriques provoquées par sa triste situation de fortune.
Miss Clapp, devenue avec le temps une grande et belle fille, était, au dire de cette vieille femme aigrie par le malheur, une petite effrontée d'une impudence sans bornes. Mistress Sedley ne pouvait comprendre cette tendresse qu'avait pour elle Amélia et les motifs qui l'engageaient à s'enfermer avec elle dans sa chambre et la prendre pour la promenade. Tel était l'effet de la pauvreté sur le caractère de cette femme autrefois si douce et si égale dans son humeur. Elle ne savait aucun gré à Amélia des égards dont sa fille ne cessait de l'entourer, et elle n'y répondait que par des brusqueries et des rebuffades. Le grand reproche qu'elle lui faisait, c'était son amour, son orgueil maternel pour son fils, qui lui faisait négliger les auteurs de ses jours. La maison, du reste, avait un aspect morne et sombre, depuis que Jos n'envoyait plus à ses parents la pension qu'il leur faisait autrefois. Déjà même l'indigence et la faim commençaient à s'y faire sentir.
En présence de cette vie de privations continuelles, Amélia se creuse la cervelle pour découvrir quelque moyen d'adoucir tant de souffrance et de douleur. Donnera-t-elle des leçons? se mettra-t-elle à faire de l'enluminage ou de la lingerie? Mais qu'y a-t-il dans le travail d'une femme, c'est tout au plus si au bout du jour elle peut arriver à gagner quatre sous. Enfin, elle se décide. Elle achète deux cartons de Bristol tout encadrés de dorures; sur l'un, elle dessine un berger en veste rouge à la face rose et souriante, qui se détache sur un paysage à la mine de plomb; sur l'autre carton elle fait une bergère qui traverse un petit pont; son chien la suit par derrière. Elle ombre le tout de son mieux; puis alors elle retourne chez le marchand qui lui a vendu le papier, espérant qu'elle le trouvera plus disposé qu'un autre à lui racheter les peintures qu'elle vient d'y faire. Mais à la vue de ces dessins, le marchand a grand peine à comprimer un sourire dédaigneux qu'attirent sur ses lèvres ces ébauches informes d'une main inexpérimentée. Du coin de l'œil il regarde la pauvre veuve qui attend dans la boutique, puis bientôt remet les cartons dans leur enveloppe de papier gris et les rend à celle qui les lui a apportés, au grand étonnement de miss Clapp qui, de sa vie, n'a jamais vu de pareils chefs-d'œuvre, et qui croyait bien qu'on allait offrir au moins une guinée de chaque dessin. Elles font ainsi toutes les boutiques de Londres, et, à chaque visite, c'est une nouvelle déception, un nouveau serrement de cœur. En général on les éconduit avec politesse; cependant; dans quelques maisons, on les repousse avec brutalité. Voilà donc encore une dépense inutile, une dépense dont l'argent est autant de pris sur le nécessaire. Les dessins restent à miss Clapp, qui en orne sa chambre et les tient toujours pour des merveilles.
Après de grands efforts de réflexion, Amélia parvient enfin à tracer de sa plus jolie écriture la réclame suivante:
«Une dame sachant l'anglais, le français, la géographie, l'histoire et la musique, désirerait donner des leçons à de jeunes demoiselles. S'adresser dans la maison de M. Brown.»
Elle remet cette affiche au marchand de couleurs qui lui avait vendu son papier de Bristol et qui consent à la mettre en évidence dans sa boutique. La poussière et les mouches ont bien vite jauni le papier. Amélia, dans l'espoir d'une bonne nouvelle, passe souvent devant la porte, mais le marchand ne lui fait aucun signe d'entrer, et lorsqu'elle va lui faire de petites emplettes, il n'a jamais rien à lui dire. Faible et sensible créature, tu n'es point faite pour le tumulte et les luttes de ce monde de vanités!
Chaque jour Amélia devient plus soucieuse et plus triste; ses yeux inquiets ne quittent plus son enfant, qui ne sait comment interpréter la singulière expression des regards de sa mère. Elle se lève au milieu de la nuit et se glisse furtivement dans la chambre de Georgy pour voir si on ne le lui a point enlevé. C'est à peine si elle ferme l'œil. Une pensée unique l'obsède et l'épouvante. Les longues nuits se passent pour elle dans les larmes et les prières; elle s'efforce d'écarter la pensée qui l'accable et la torture, à savoir qu'il lui faut se séparer de son enfant, qu'elle seule fait obstacle à sa fortune et à son bonheur. Mais un pareil sacrifice est au-dessus de ses forces, quant à présent du moins! elle verra plus tard. Si cette perspective est déjà si pénible, que sera la réalité!
Une pensée assiège bien son esprit, une pensée qui la bouleverse et la fait rougir; elle pourrait bien abandonner son revenu à ses parents en épousant le ministre qui l'attend toujours, se retirer chez lui avec son fils; mais son amour et un sentiment de pudeur s'opposent à ce sacrifice; elle repousse cette idée comme un sacrilège; cette âme si pure et si candide voit presque un crime dans cette pénible pensée.
Ce combat intérieur que nous venons de décrire en quelques mots, livra pendant plusieurs semaines l'âme d'Amélia aux plus cruels déchirements. Pendant tout ce temps, elle étouffa ses douleurs en elle-même, car à qui aurait-elle pu les confier? Bien qu'elle se refusât de toutes ses forces à reconnaître la nécessité de céder, cependant cet ennemi contre lequel elle soutenait une lutte désespérée, gagnait chaque jour du terrain et faisait sans cesse de nouveaux progrès. Ces tristes vérités qui pressaient son cœur en silence, finissaient par y jeter de profondes racines. En songeant à la pauvreté et à la misère qui les environnaient déjà de toutes parts, au besoin et à l'humiliation auxquels elle livrait ses parents, elle se convainquait de la faiblesse des arguments par lesquels elle aurait voulu se persuader encore qu'elle pouvait garder auprès d'elle le cher trésor de son amour.
Sous le coup de ces terribles épreuves, de ces cruelles anxiétés, elle avait écrit à son frère pour le conjurer de rendre à ses parents la petite pension qu'il leur avait servie jusque-là; elle lui peignait avec toute l'éloquence de la vérité le dénûment et l'abandon auxquels ils en étaient réduits. Hélas! la pauvre femme ignorait tout ce que la réalité avait encore d'amer et de navrant. Jos n'avait pas cessé d'envoyer exactement la même somme à ses parents; mais elle allait désormais se perdre entre les mains d'un usurier de la Cité. Le vieux Sedley avait vendu ses droits à cette rente pour se procurer un petit capital et se livrer à de nouvelles entreprises chimériques. Emmy calcula avec une poignante douleur le temps qui allait s'écouler avant qu'elle reçût une réponse. Quant au bon major qui se trouvait alors à Madras, elle ne lui faisait point part de ses chagrins et de ses soucis. Elle ne lui avait plus écrit depuis la lettre où elle le félicitait sur son prochain mariage; mais du moins elle pensait avec un sentiment de désespoir que le seul ami qu'elle avait toujours trouvé fidèle et dévoué se trouvait précisément loin d'elle à l'heure de la détresse.
Un jour enfin, où l'horizon paraissait plus menaçant encore, où les créanciers se montraient plus pressants que jamais, où sa mère se livrait aux boutades de son humeur revêche, où son père paraissait plus triste et plus sombre qu'à l'ordinaire, où chacun des habitants de la maison se fuyait et s'évitait comme pour se soustraire à la triste et douloureuse réalité, le père et la fille se trouvèrent seuls un moment. Amélia espéra ranimer le courage de son père en lui parlant de la lettre qu'elle avait écrite à Jos, de la réponse qu'elle attendait d'ici à trois ou quatre mois. Malgré son insouciance, Jos avait le cœur bon et ne se sentirait pas la force de lui refuser quand il saurait dans quelle déplorable situation se trouvait sa famille.
Alors le malheureux vieillard avoua à sa fille toute la vérité, la rente n'avait pas cessé d'être payée par son fils, mais il avait eu l'imprudence de l'aliéner; le cœur lui avait manqué pour annoncer plus tôt cette nouvelle à Amélia. En voyant, à cet aveu, la figure consternée de sa fille, le pauvre vieillard pensa qu'il devait y voir un reproche sur sa dissimulation trop prolongée.
«Hélas! lui dit-il, d'une voix suppliante et les yeux attachés sur le sol, vous n'aimerez plus maintenant votre vieux père.
—Oh! mon père, s'écria Amélia en lui passant les bras autour du cou et en le couvrant de ses baisers, oh! mon père, une pareille pensée a-t-elle pu se présenter à votre esprit! Je ne puis avoir devant les yeux que votre bonté et votre tendresse, et si vous avez agi de la sorte, c'était sans doute pour notre plus grand bien. Ah! si je vous en parle, ce n'est pas à cause de l'argent, mais c'est.... Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi, et donnez-moi la force de supporter cette épreuve!»
Puis, au milieu de ses sanglots, elle couvrit son père de baisers, et finit par sortir de la pièce. Son père n'entendit rien à ces paroles vagues et incohérentes, à cette explosion de douleur, à cette brusque sortie.
Elle se résignait; elle acceptait son arrêt; l'enfant allait la quitter pour passer en d'autres mains, où peut-être il ne serait pas longtemps avant de l'avoir oubliée. L'objet de son amour, son cher trésor, sa joie, son espérance, sa vie, son orgueil, son idole, elle allait perdre tout cela, et alors elle n'aurait plus qu'à rejoindre George dans le ciel, et de là à veiller avec lui sur cet enfant et attendre le jour où il se réunirait à eux.
Tout hors d'elle-même, et sans presque savoir ce qu'elle faisait, Amélia mit son chapeau, et partit au-devant de George par la route qu'il suivait d'habitude pour revenir de l'école et où sa mère allait souvent à sa rencontre. C'était un jour de demi-congé, on était alors au mois de mai; les feuilles commençaient à couvrir les arbres, le ciel était pur et transparent. L'enfant, dès qu'il aperçut sa mère, courut au-devant d'elle pour l'embrasser; un air de santé et de joie était répandu sur sa figure; son paquet de livres pendait à son côté, retenu par une courroie. En un clin d'œil, il fut suspendu à son cou, la serrant étroitement dans ses bras. Oh! alors elle sentit toute sa résolution faiblir. Quel cœur assez barbare aurait pu songer à séparer ces deux êtres?
«Qu'avez-vous donc, ma mère, lui demanda-t-il, vous êtes toute pâle?
—Ce n'est rien, mon enfant,» répondit-elle en l'embrassant.
Ce soir-là, Amélia fit lire à haute voix, par son fils, l'histoire de Samuel que sa mère Anne porta au grand prêtre Élie pour qu'il fût consacré au Seigneur. Il lut aussi le cantique d'actions de grâce qu'Anne chanta dans le temple en l'honneur de celui qui fait les riches et les pauvres, qui exalte ou qui humilie, où Dieu promet au malheureux de le tirer de son abaissement et menace le riche dans sa puissance. Il lut ensuite le chapitre où l'on voit la mère de Samuel faisant un vêtement pour son fils et le lui apportant chaque année au temple en venant sacrifier, et la mère de George laissant parler son cœur, fit à George, avec ses naïves inspirations, le commentaire de cette touchante histoire. Anne aimait tendrement son fils, mais fidèle au vœu qu'elle avait fait, elle le consacra au Seigneur, et certes, elle ne l'oubliait pas, puisque dans sa retraite elle lui filait une tunique de laine; et Samuel non plus, n'oubliait pas sa mère; et celle-ci fut bien heureuse lorsqu'au bout de quelques années, et les années passent rapidement, elle put se retrouver avec son fils, grandi en sagesse et en vertu.
Amélia adressa à l'enfant cette petite instruction d'une voix douce et solennelle et parvint assez longtemps à réprimer ses larmes; mais lorsqu'elle en fut venue à parler de leur réunion, alors elle éclata en sanglots, alors la douleur l'étouffa, alors elle serra l'enfant contre son sein, l'entourant de ses bras et versant sur lui de saintes et précieuses larmes.
Désormais sa résolution était arrêtée, elle prit en conséquence les dispositions nécessaires pour l'exécuter. Miss Osborne recevait à quelques jours de là une lettre d'Amélia. Il y avait bien longtemps que cette adresse ne s'était trouvée sous la plume d'Amélia, et en traçant ce nom, elle se rappelait sa jeunesse, ses amours, son bonheur évanoui. Miss Osborne rougit beaucoup et regarda son père qui, dans son fauteuil à l'autre extrémité de la table était plongé dans une morne tristesse.
Amélia lui exposait avec simplicité les motifs qui l'avaient déterminée à changer de résolution à l'égard de son fils; de nouveaux malheurs étaient venus fondre sur son père et avaient achevé sa ruine. Ses propres ressources étaient si modestes qu'elles suffisaient à peine pour soutenir ses parents et par suite étaient loin de procurer au petit George les avantages d'éducation auxquels il pouvait prétendre. Malgré ce qui lui en coûtait à se séparer de lui, elle s'y résignait cependant avec l'aide de Dieu et pour le bien de son fils. Elle savait d'ailleurs que les personnes auxquelles elle allait le confier ne négligeraient rien pour son bonheur. Puis elle dépeignait son caractère tel qu'elle le voyait avec ses yeux de mère: c'était, disait-elle, une nature ardente, toujours prête à se révolter contre la sévérité et la contradiction, et facile à conduire par la douceur et la bonté. Enfin elle demandait, en post-scriptum, qu'on lui assurât par lettre la possibilité de voir son fils aussi souvent qu'elle le désirait, c'était la seule condition à laquelle elle consentirait à se séparer de son fils.
«Elle courbe donc enfin la tête, madame l'orgueilleuse, dit le vieil Osborne, quand sa fille, d'une voix tremblante, eut achevé la lecture de cette lettre. C'est évident, elle crève de faim; eh! mon Dieu, j'étais bien sûr qu'elle finirait par là.»
Afin de ne rien perdre de sa dignité dans la joie du triomphe, il prit son journal suivant son habitude, mais sans rien lire de ce qu'il avait devant les yeux. Il grommelait et jurait en lui-même; enfin il jeta cette feuille de côté, et fronçant le sourcil, il alla dans son cabinet d'où il revint au bout d'un instant, et jetant alors à miss Osborne une clef qu'il venait de prendre:
«Allons, vite, préparez, lui dit-il, la chambre qui est au-dessus de la mienne.
—Oui, monsieur,» répondit-elle toute tremblante.
C'était la chambre de George, qu'on n'avait pas ouverte depuis dix ans. On y trouva encore les papiers, les habits, les mouchoirs, les cravaches, tout l'attirail de pêche et de chasse de celui qui l'avait précédemment occupée; un manuel de la manœuvre des troupes était sur la table avec le nom de George sur la couverture; il y avait aussi un petit dictionnaire, dont il se servait pour écrire; une Bible que sa mère lui avait donnée, tout cela pêle-mêle avec une paire d'éperons et un encrier desséché et couvert de la poussière de dix années. Que de changements dans les personnes et dans les choses pendant ces dix années qui venaient de s'écouler. On voyait encore un cahier de brouillon tout couvert des traces capricieuses de son écriture.
Miss Osborne se sentit tout émue en entrant dans cette pièce, suivie des domestiques; elle se laissa tomber, toute pâle et presque sans connaissance, sur le lit qui avait servi autrefois à George.
«Cela va bien, mon doux Seigneur, disait à demi-voix la femme de charge; voilà le bon vieux temps qui revient. Ah! madame, ce pauvre petit chérubin va-t-y être bien ici! Ce n'est pas, madame, qu'il n'y ait des gens à qui ça n'arrondira pas la figure.»
En même temps elle souleva l'espagnolette, ouvrit la fenêtre, et l'air du dehors entra à pleines bouffées dans la chambre.
«Il faudra qu'on porte de l'argent à cette femme, dit M. Osborne avant de sortir; j'entends qu'elle ne manque de rien; envoyez-lui d'abord cent livres. Mais seulement qu'elle ne s'avise pas de mettre les pieds ici, non morbleu! je ne le voudrais pas pour tout l'argent qui se trouve à Londres. Cela bien entendu, je vous charge de la tenir à l'abri du besoin, et de veiller à ce que tout se passe pour le mieux.»
Après ces courtes recommandations, M. Osborne laissa sa fille pour se rendre, suivant son habitude, dans la Cité.
Le soir de ce jour-là, Amélia, en embrassant son père, lui remit entre les mains un billet de cent livres.
«Tenez, voici de l'argent, mon cher père, lui dit-elle; puis se tournait vers sa mère qui grondait son fils: Ah! ne soyez pas si dure avec Georgy, il ne doit plus rester bien longtemps avec nous....»
Il lui fut impossible d'en dire davantage; elle se retira en silence dans sa chambre. Fermons discrètement la porte sur cette âme accablée par le chagrin qui cherche un refuge dans la prière. En présence de tant d'amour et de tant de douleur, le mieux est de laisser chacun à ses propres pensées.
Le lendemain, miss Osborne vint voir Amélia comme elle lui avait annoncé dans sa réponse; cette entrevue fut pleine d'effusion et de cordialité; un regard et quelques mots de miss Osborne suffirent pour prouver à la pauvre veuve que de ce côté, du moins, il n'y avait pas à craindre qu'on cherchât à la supplanter dans le cœur de son fils. Malgré sa froideur, miss Osborne avait le cœur sensible et bon. Sa mère n'eût peut-être pas été aussi tranquille si elle avait vu sa place remplie par une rivale plus engageante, plus jeune, plus affectueuse, plus communicative. Miss Osborne, de son côté, en se reportant à ses souvenirs sur le passé, se sentait vivement émue de l'air morne et triste de cette pauvre mère qu'elle voyait ainsi courbée sous l'affliction. Les deux belles-sœurs arrêtèrent d'un commun accord les préliminaires du traité.
Le lendemain, à son retour de l'école, George trouva sa tante à la maison; Amélia les laissa ensemble et se retira dans sa chambre. Elle voulut essayer ce que seraient pour elle les douleurs de la séparation, comme Jane Grey qui, dit-on, passa le doigt sur le tranchant de la hache qui allait couper le fil de ses jours. Le temps s'écoula en pourparlers, en visites, en préparatifs; la pauvre veuve usa des plus grandes précautions pour instruire George du changement qui allait s'opérer dans sa manière de vivre; elle pensait qu'en apprenant cette nouvelle, il allait se livrer à la désolation, il eut plutôt l'air de s'en réjouir; la pauvre mère alla cacher ses douleurs dans sa chambre. Quant au bambin, il fit grand tapage auprès de ses camarades d'école de son élévation prochaine, il leur annonça qu'il allait vivre avec son grand'père, le père de son père, non point celui qui venait le chercher quelquefois à sa pension; qu'il irait à une bien plus belle école, enfin quand il allait être riche il se proposait d'acheter des boîtes de couleurs et des tartes aux pommes. Oui, cet enfant était bien tout le portrait de son père, comme se le disait sa mère dans sa tendresse, sans croire cependant juger aussi vrai.
Par affection et par égard pour notre chère Amélia, nous ne ferons point l'histoire des derniers jours que George passa chez ses parents de Brompton.
Il brilla enfin ce jour où un splendide équipage s'arrêtant devant la modeste maison des Sedley, prit les paquets du petit George au milieu desquels figuraient maints souvenirs de tendresse maternelle; tout était déjà prêt depuis longtemps et attendait dans la cour. George portait des habits pour lesquels le tailleur était venu lui prendre mesure quelques jours auparavant. Il s'était levé avec l'aube pour revêtir ses beaux vêtements neufs et sa mère l'avait entendu de sa chambre à coucher. Pauvre femme! elle avait pleuré toute la nuit dans le silence de l'insomnie. Les jours précédents elle avait tout préparé elle-même pour ce pénible moment, avait acheté mille petits objets à l'usage de son fils, avait mis son nom sur ses livres et son linge, enfin elle s'était efforcée par ses paroles de lui adoucir cette séparation. Pauvre mère! elle tenait à se persuader que son enfant avait besoin d'être consolé au moment de la séparation.
Quant à Georgy il ne songeait qu'au plaisir du changement, peu lui importait le reste! Par mille petites remarques blessantes pour le cœur maternel, il montrait à la pauvre veuve combien peu il s'affligeait de la quitter. Il lui disait qu'il viendrait la voir sur son poney, qu'il la prendrait avec lui en voiture qu'il la conduirait au parc et qu'elle ne manquerait plus de rien. Force fut bien à la pauvre Amélia de se contenter de ces démonstrations de tendresse où perçait surtout l'égoïsme; elle tâcha d'y voir cependant le témoignage d'une vive affection de la part de son fils. Certainement il l'aimait bien; tous les enfants d'ailleurs en sont là: la nouveauté les entraîne, ce n'était point de l'égoïsme de sa part, c'était tout au plus du caprice. Du reste, il était si naturel que son fils eût envie de goûter des joies et de l'orgueil du monde. Elle-même par égoïsme, par une tendresse aveugle, ne l'avait-elle pas jusqu'ici privé des avantages et des jouissances auxquels il pouvait prétendre?
C'est ainsi que la pauvre Amélia se préparait par une douleur silencieuse et contenue au départ de son enfant bien-aimé. Que de longues heures elle avait passées à tout mettre en ordre pour ce terrible moment; George la regardait faire comme s'il eût été étranger à tout cela. Des pleurs avaient coulé sur ses malles, des cornes avaient été faites à certains passages de ses livres. Ses vieux joujoux, ses souvenirs, ses trésors d'enfant avaient été empaquetés avec un soin tout particulier, et le bambin ne montrait que la plus complète indifférence. Il souriait, l'ingrat, tandis que sa mère avait le cœur brisé. Ah! c'est quelque chose de bien merveilleux et de presque divin que ces trésors inépuisables de tendresse qu'ont les mères pour leurs enfants!
Encore quelques jours, et Amélia a consommé le sacrifice; le Seigneur n'a point envoyé un ange pour arracher la victime à l'autel, l'enfant maintenant jouit des grandeurs de la fortune, tandis que la veuve n'a plus d'autre compagne que sa tristesse.
Rassurez-vous cependant, l'enfant la visite souvent. Il vint la voir sur un poney, et un domestique l'accompagne; son grand-père est tout fier de le voir caracoler à côté de sa voiture. Amélia voit toujours George avec tendresse, mais il lui semble que ce n'est plus son fils comme autrefois. Quant à lui, il passe souvent à cheval devant la porte de son ancienne pension, pour que ses camarades n'ignorent point l'opulence de sa nouvelle position. Au bout de deux jours, il avait toute la morgue des gens à écus. Il est né pour commander, se disait sa mère, c'est l'image vivante de son père.
Nous sommes maintenant dans la belle saison. Le soir, lorsqu'il ne vient pas voir sa mère, celle-ci se rend dans la Cité; la longueur de la route ne l'effraye pas. Assise sur un banc qui fait face à la maison de M. Osborne, elle regarde à travers les grilles qui entourent le jardin. Cette place a pour elle un charme tout particulier: elle peut voir de là les croisées du salon resplendissantes de lumière; vers neuf heures, elle aperçoit de la lumière dans la chambre de George: elle la connaît bien, il la lui a indiquée. Quand la lumière disparaît, alors Amélia se met en prière; elle élève vers Dieu son âme humble et aimante; puis elle rentre chez elle dans le silence et l'abattement. Ces longues courses la fatiguent beaucoup, mais peut-être en dormira-t-elle mieux, car alors elle pourra rêver à son petit Georgy.
Un dimanche, elle s'était rendue, comme d'habitude à Russell-Square; là elle avait devant elle la maison de M. Osborne, et les cloches faisaient entendre dans les airs de joyeux carillons. George sortit avec sa tante pour aller à l'église. Un petit balayeur lui demanda l'aumône: le laquais qui portait les livres de prières voulut repousser l'enfant; mais George s'arrêta et lui donna une pièce d'argent. Dieu bénisse le petit Georgy! Emmy fit le tour du square et s'approchant du pauvre balayeur lui donna aussi son denier, puis elle se mit à suivre miss Osborne et son fils jusqu'à l'hospice des Enfants-Trouvés où elle entra avec eux. Elle s'assit dans la chapelle à une place d'où elle pouvait apercevoir la tête de George au dessous du monument funéraire de son mari. Plusieurs centaines d'enfants unissaient leurs voix fraîches et pures, et chantaient les louanges du Tout-Puissant; cette hymne de gloire et d'adoration faisait tressaillir d'une joie candide et douce l'âme du petit George. Sa mère fut quelque temps sans le voir au milieu des larmes qui voilaient sa vue.
CHAPITRE XIX.
Charade en action qu'on donne à deviner au lecteur.
Une fois que Becky eut réussi à se faire admettre aux soirées de milord Steyne, cette estimable créature obtint dès lors, dans les salons, toute la vogue à laquelle elle aspirait depuis longtemps. Les maisons les plus réputées et les plus considérables lui furent ouvertes; et elle alla en si hauts lieux, que l'écrivain et le lecteur de ce roman doivent renoncer à y pénétrer avec elle.
L'admission de Becky chez lord Steyne eut pour résultat immédiat que Son Excellence le prince de Peterwaradin s'empressa de renouveler connaissance avec le capitaine Crawley, lorsque, le lendemain, il le rencontra au club, et que, passant auprès de la voiture de Becky, à Hyde-Park, il lui fit un profond salut. Mistress Crawley ne tarda pas non plus beaucoup à être invitée, avec son mari, aux petites réunions que le prince avait à l'hôtel du Levant, qu'il occupait en l'absence du propriétaire. Le marquis de Steyne s'y trouvait aussi, et il voyait avec satisfaction le succès de sa protégée.
À l'hôtel du Levant, Becky se trouvait en contact avec les plus nobles personnages et les plus grands politiques de l'Europe contemporaine. Parmi tant d'autres, nous citerons le duc de La Jabotière, ambassadeur du roi très-chrétien, et qui est devenu depuis ministre de ce monarque. Le noble duc n'eut pas plus tôt fait la connaissance de Becky, qu'elle devint la commensale ordinaire de l'ambassade française, où il n'y eut plus de bonnes parties sans l'aimable et ravissante mistress Rawdon Crawley.
M. de Truffigny, de Périgord, et M. Champignac, tous deux attachés à l'ambassade française, s'enflammèrent à première vue pour la séduisante épouse du colonel; et à leur retour en France, suivant l'usage de leur nation, comme ont fait tous les Français qui les avaient précédés en Angleterre, et comme le feront tous ceux qui les suivront, ils racontaient qu'ils y avaient laissé une foule de malheureuses, parmi lesquelles la charmante Mme Rawdon, avec laquelle ils étaient au mieux.
Mais nous avons des motifs pour ne pas croire aveuglément à cette assertion. Champignac aimait avec passion l'écarté, et faisait, dans le cours de la soirée, une série de parties avec le colonel, tandis que Becky, dans la pièce voisine, chantait des romances à lord Steyne. Quant à Truffigny, il n'osait se montrer à l'hôtel des Étrangers, par suite des affaires d'argent qu'il avait avec le maître de l'endroit. Et puis, quelle raison Becky aurait-elle eue d'abaisser ses regards sur l'un ou l'autre de ces deux jeunes gens, et de leur accorder des faveurs spéciales. Elle les laissait faire ses commissions, acheter ses gants et ses bouquets, lui offrir des loges à l'Opéra, et multiplier autour d'elle les soins et les attentions: c'était fort bien, mais elle ne s'en amusait pas moins à leurs dépens lorsqu'ils s'avisaient de lui parler anglais devant lord Steyne. Alors elle se moquait d'eux à leur barbe, en les complimentant avec le plus grand sang-froid sur leurs progrès dans la langue anglaise, ce qui ne manquait jamais de faire sourire son noble protecteur. Truffigny fit cadeau d'un châle à Briggs pour gagner à sa cause la confidente de Becky, et la chargea d'une lettre, que la trop naïve demoiselle remit à sa maîtresse en présence d'une nombreuse assistance. Becky fit circuler le poulet dans toutes les mains, et le contenu amusa beaucoup ceux qui en prirent connaissance. Tout le monde le vit, à l'exception de Rawdon, qu'il était inutile de mettre au courant de tout ce qui se passait dans la petite maison de May-Fair.
Avant peu Becky vit accourir chez elle non-seulement ce qu'il y avait de plus comme il faut, pour nous servir d'une expression usitée parmi les étrangers en tournée à Londres, mais encore ce que l'Angleterre possédait de plus huppé; et par ce mot nous n'avons point en vue des gens plus ou moins vertueux, plus ou moins spirituels, plus ou moins bêtes, plus ou moins riches, plus ou moins nobles, mais tous ceux que l'on peut comprendre dans cette expression comme il faut, et sur le compte desquels ce seul mot dit tout.
Lady Fitz-Willis, lady Slowbore et autres personnes du même calibre avaient fait chez lord Steyne les avances les plus bienveillantes à mistress Crawley. Le soir même tout Londres le savait, et ceux qui autrefois criaient haro sur cette honnête personne restaient désormais bouche close. Wenham, légiste et bel esprit, âme damnée de lord Steyne, allait partout redisant les louanges de Rebecca. L'impulsion une fois donnée, les plus hésitants finirent par aller au-devant d'elle, et dès lors sa position se trouvait prise parmi les gens comme il faut. Mais, mes chers lecteurs, ne vous pressez pas trop d'envier le sort de Rebecca: la gloire de ce monde, comme on dit, est bien passagère. L'expérience a démontré depuis longtemps que les plus heureux sont toujours les plus éloignés du soleil; Becky, qui avait pénétré dans les boudoirs de la mode; Becky, qui s'était trouvée face à face avec le grand George IV, Becky avouait par la suite que tout ici-bas n'est que fumée et vanité.
Nous passerons rapidement sur cette partie de son histoire; car il nous serait aussi impossible de la raconter qu'à un profane de dévoiler les rites de la franc-maçonnerie, et de crainte de faire du grand monde un portrait peu ressemblant, nous aimons mieux n'en rien dire du tout et garder nos opinions pour nous.
Becky, par la suite, a souvent entretenu ses amis de cette époque de sa vie de ce temps où elle fréquentait à Londres les salons de la mode et de l'aristocratie. Elle s'enivra d'abord des fumées de l'orgueil, des applaudissements du triomphe, mais elle se lassa bien vite de cette monotonie du succès. Ce fut d'abord pour elle une occupation des plus attrayantes que la préparation de ces jolies toilettes, de ces parures séduisantes. Ce n'était du reste que par un sublime effort d'intelligence qu'elle pouvait établir l'équilibre entre ses faibles ressources et les impérieuses nécessités de la coquetterie; qu'elle pouvait se procurer les toilettes indispensables pour se montrer à ces grands dîners, à ces réunions élégantes, pour se mêler à cette société d'élite avec laquelle elle se retrouvait tous les jours. Il s'agissait de marcher de pair à égal avec ces jeunes gens à la cravate irréprochable, aux bottes vernies, aux gants jaunes, avec ces hommes à la belle prestance, aux boutons dorés, à l'air noble, aux manières tout à la fois polies et hautaines; avec ces jeunes filles blondes, roses et timides; avec ces respectables matrones à la taille élevée et majestueuse, belles encore malgré les années et toutes ruisselantes de diamants. Les anciennes amies de Becky la voyaient d'un œil d'envie et de haine, tandis que la pauvre femme s'avouait déjà tout bas à elle-même qu'elle en avait bien assez.
«Je donnerais bien maintenant quelque chose pour être délivrée de tout ce monde, se disait-elle quand elle se trouvait seule. J'aimerais mieux, je crois, en vérité, être la femme d'un ministre et faire l'école gratuite du dimanche, ou même être une simple cantinière voyageant au milieu des bagages du régiment, que de parader ainsi dans ces salons. Il serait infiniment plus gai d'avoir une jupe courte et un maillot et de danser sur des tréteaux à la foire.
—Et je suis sûr qu'il y aurait foule pour vous voir,» lui disait lord Steyne en riant.
Car Becky avait coutume de confier au noble lord, avec sa franchise ordinaire, les ennuis et les dégoûts de sa nouvelle situation, et pour sa part il y trouvait un sujet de divertissement.
«Rawdon, continuait Becky, en s'abandonnant à sa veine méditative, Rawdon remplirait parfaitement le rôle d'écuyer ou de maître de cérémonie; vous m'entendez, je veux dire celui qui est au milieu du manége, en grandes bottes, avec un habit boutonné, et qui fait claquer le fouet. Ce rôle irait très-bien à sa lourdeur, à son ampleur, à ses allures militaires. Je me souviens encore d'une fois où mon père m'avait, dans ma jeunesse, conduite à la foire de Brookgreen; au retour, je me fabriquai une paire d'échasses et me mis à danser dans l'atelier, aux grands applaudissements de tous les élèves.
—J'aurais bien voulu voir cela, lui dit lord Steyne.
—Et moi, je ne demanderais pas mieux que de recommencer, répondit Becky, c'est pour le coup que lady Blinkey ouvrirait des yeux tout grands et que lady Grizzel la prude nous ferait voir toutes ses rangées de dents! Mais, silence, voici Pasta qui chante.»
Becky s'était fait la loi de se montrer toujours pleine d'attention pour les artistes que l'on appelait dans ces soirées aristocratiques; elle allait les chercher jusque dans le coin où ils se retiraient en silence, leur serrait la main, leur faisait fête en présence de tout le monde. N'était-elle pas une artiste, elle aussi, comme elle disait avec tant de vérité. Enfin, grâce à sa franchise et à ses airs de camaraderie avec eux, elle finissait toujours par en arriver à ses fins, et ils n'avaient jamais mal à la gorge quand il s'agissait de chanter chez elle, ou de lui donner des leçons gratis.
Vous avez beau en paraître surpris, la petite maison de Curzon-Street avait ses soirées musicales. À de certains jours de la semaine une longue file de voitures avec leurs lanternes éblouissantes encombrait la rue, au grand désespoir du no 100, dont le sommeil était incessamment troublé par le tapage des roues et le bruit du marteau. De gigantesques laquais accompagnaient ces voitures, et l'antichambre de Becky suffisait à peine pour les contenir, la plupart étaient obligés d'aller prendre domicile dans les cabarets voisins, d'où les appelaient ensuite de petits gamins lorsque leurs maîtres les demandaient pour partir. Les plus grands élégants de Londres se marchaient sur les pieds en gravissant l'étroit escalier de Becky, tout en souriant en eux-mêmes de l'idée qu'ils avaient de venir s'égarer jusque-là. Plusieurs dames du grand ton, d'une vertu à toute épreuve et d'une sévérité sans égale, venaient se faire voir dans ce petit salon et entendre les artistes qui, donnant à leur voix le développement ordinaire, chantaient à faire crouler la maison. Le lendemain on lisait dans le Morning-Post, à l'article des Causeries des salons, le passage suivant:
«Le colonel Crawley et sa femme ont reçu hier à dîner une société d'élite. On y remarquait Leurs Excellences le prince et la princesse Peterwaradin; Sa Hautesse Papouchi-Pacha, ambassadeur turc, accompagné de Kibob-Bey, drogman de l'ambassade. La marquise de Steyne, le comte de Southdown, M. Pitt et Lady Jane Crawley, M. Wagg, etc.... Après dîner il y a eu grande soirée, à laquelle ont assisté la duchesse douairière de Stilton, le duc de La Gruyère, la marquise de Chester, le comte de Brie, le comte Alexandre de Strachino, etc., etc., etc.» Nous laissons à l'imagination du lecteur le soin de compléter comme il lui plaira celle liste aristocratique.
Dans ses rapports avec les gens de haute volée, notre petite enchanteresse montrait une franchise et une humilité adroite qui ne tardait pas à lui concilier les personnes qui avaient d'abord conçu pour elle la plus vive prévention. Une fois dans un des premiers hôtels de Londres, où elle mettait peut-être trop d'affectation à parler français avec un ténor de cette nation, lady Grizzel Macbeth jeta sur les deux causeurs un regard dédaigneux et sarcastique.
«Vous parlez le français dans la perfection, lui dit d'un air pincé lady Grizzel, qui se piquait de parler fort bien cette langue, mais qui ne pouvait se défaire d'un accent écossais des plus désagréables.
—Pourrais-je ne pas le savoir, dit Becky d'un ton modeste et en baissant les yeux vers la terre; je l'ai appris en pension, et de plus ma mère était Française.»
Lady Grizzel fut attendrie par l'humilité de cette petite femme. Tout en déplorant les fatales tendances d'un siècle égalitaire qui laissait arriver des personnes de toute condition dans les rangs supérieurs de la société, elle reconnaissait du moins que mistress Rawdon avait le tact nécessaire pour se conduire et ne pas sortir de la place que sa naissance lui avait assignée. Cette noble dame avait du reste une excellente nature, faisait de larges aumônes aux malheureux, mais dans son esprit borné et mesquin, elle s'était persuadée, mon cher lecteur, qu'elle était d'une pâte bien préférable à vous et moi.
Lady Steyne, elle-même depuis la scène du piano, avait aussi subi l'ascendant de Becky, et peut-être au fond n'éprouvait-elle pas pour elle une trop vive répugnance. Les jeunes dames de la maison de Gaunt avaient aussi fini par se radoucir; deux ou trois fois, mais inutilement, elles avaient cherché à susciter des affaires à Becky. Quand Becky se voyait attaquée, elle prenait un air ingénu et candide à la faveur duquel elle ripostait par les plus cruelles méchancetés, qui laissaient tout étourdis ceux qui d'abord avaient pensé l'humilier et la réduire au silence.
M. Wagg, le bel esprit, le boute-en-train de la maison, l'écuyer tranchant de milord Steyne, reçut des dames de la maison la mission délicate de faire contre Becky une charge à fond de train. Ce vaillant champion de la petite coterie féminine, jetait à ses protectrices un regard souriant et vainqueur, et il clignait de l'œil comme pour leur dire: Attention! nous allons bien nous amuser. En effet, il ouvrit le feu contre Becky qui mangeait tranquillement sa soupe. La petite femme prise à l'improviste, mais toujours équipée pour le combat, se mit en garde sur-le-champ, et riposta avec une vigueur qui fit rougir de honte M. Wagg; puis elle se remit à manger son potage avec un calme et un sourire placide.
Le protecteur de M. Wagg, lord Steyne, qui le recevait à sa table et lui prêtait de temps à autre un peu d'argent, lança au pauvre diable un regard à le faire rentrer sous terre, et qui manqua presque de lui tirer des larmes. En vain, pendant tout le reste du dîner, il tourna vers milord des regards piteux et suppliants, celui-ci ne lui adressa plus la parole de tout le repas, tandis que les dames, se détournant de lui, avaient l'air de le désavouer. Becky, par commisération, fit tout ce qu'elle put pour lui offrir les moyens de se mêler à la conversation générale. Et ensuite il passa de la sorte six semaines sans être invité à dîner, et Fiche, l'homme de confiance de milord, auprès duquel M. Wagg se montrait fort empressé, lui annonça que celui-ci était bien résolu dans le cas où pareil fait se renouvellerait, à remettre certains billets entre les mains de ses hommes d'affaires et à en faire poursuivre l'exécution immédiatement. Wagg pleurnicha auprès de M. Fiche, réclama son intercession auprès de son maître et composa, en l'honneur de mistress Rebecca Crawley, un magnifique poëme qui parut dans la revue intitulée: le Bilboquet des beaux esprits, dont il était le rédacteur en chef. Enfin, dans tous les lieux où il rencontrait son héroïne, il s'efforçait par mille attentions diverses, de regagner ses bonnes grâces. Au club, il flattait et cajolait Rawdon, et enfin il obtint de nouveau l'autorisation de revenir à Gaunt-House. Becky lui fit bon visage, et n'eut point l'air de lui garder rancune du passé.
Le grand visir de Sa Seigneurie, son confident intime, M. Wenham, qui avait un siége au parlement et une place à la table de milord, se montra beaucoup plus prudent et beaucoup plus avisé que M. Wagg à l'égard de la nouvelle favorite, malgré son antipathie innée pour tous les parvenus. M. Wenham était un tory forcené, un aristocrate de vieille roche, bien qu'il eût pour père un petit marchand du nord de l'Angleterre. M. Wenham l'accabla de prévenances et de politesses, et lui témoigna une déférence excessive qui causait à Becky un bien plus grand embarras que des attaques franches et ouvertes.
On se demandait aussi dans la société élégante d'où venaient aux Crawley tout cet argent qu'ils dépensaient en toilettes et en fêtes; ce mystère provoquait de temps à autre de petits chuchotements et devenait un texte de mauvais propos pour plus d'un commentateur satirique. Les uns affirmaient que sir Pitt avait abandonné à son frère une portion de revenu considérable, il fallait avouer en ce cas que Rebecca avait pris sur le baronnet un grand ascendant ou que ce dernier avait bien changé avec les années. De mauvaises langues cherchaient à faire croire que Rebecca était dans l'habitude de lever des contributions forcées sur les amis de son mari; qu'elle se présentait chez celui-ci les larmes aux yeux et lui racontait qu'on venait de saisir ses meubles, ou bien qu'elle se jetait aux genoux d'un autre, lui déclarant qu'elle et son mari n'avaient plus à opter qu'entre la prison ou la mort s'ils ne trouvaient pas sur-le-champ de quoi payer leurs billets échus. Le bruit courait qu'elle avait fait de nombreuses dupes avec ce genre de comédie; sans vouloir en dresser ici la liste, nous pouvons dire que si elle avait tout l'argent qu'on l'accusait d'avoir emprunté, extorqué ou dérobé, elle aurait disposé d'un capital suffisant pour mener une vie honnête et pour.... mais n'anticipons pas sur la suite de cette histoire.
Ce que nous pouvons affirmer, c'est que la pauvre Becky, sur laquelle on faisait courir de si vilains bruits, se conduisait, après tout, en bonne ménagère, et qu'à force d'intelligence, elle parvenait à n'avoir à sa charge, les jours de réception, que l'éclairage de son appartement. Les bois de Stillbrook et les serres de Crawley-la-Reine lui fournissaient tout le gibier et tous les fruits dont elle avait besoin. Les caves de lord Steyne étaient à sa disposition, et les cuisiniers du noble lord venaient les jours de gala, s'installer dans sa petite cuisine, où arrivait à profusion, d'après l'ordre de leur maître, tout ce qui pouvait flatter le palais le plus délicat. Y avait-il donc là matière à répandre ces mauvais bruits sur le compte de la pauvre Becky?
Si l'on voulait bannir du monde tous ceux qui font des dettes ou qui ne les payent pas; si on voulait entrer dans les détails de la vie intime de chacun, faire le compte de son voisin et lui tourner le dos parce qu'on n'approuve pas l'emploi qu'il fait de ses revenus, la Foire aux Vanités deviendrait bientôt une affreuse solitude, un séjour inhabitable! Tous les hommes seraient en guerre perpétuelle, et les bienfaits de la civilisation seraient bien vite mis à néant!
Non, non, ce n'est point ainsi qu'il faut vivre; il faut montrer les uns pour les autres beaucoup de charité et de tolérance, c'est le seul moyen de rendre la vie supportable. Dites du mal de votre voisin tant qu'il vous plaira, traitez-le de fripon et de coquin; mais ne l'envoyez pas à la potence pour cela, et, au contraire, tendez-lui la main si vous le rencontrez dans la rue. Il a un bon cuisinier, cela suffit. N'en voilà-t-il pas assez pour oublier tous ses torts? C'est à ces seules conditions que le commerce peut prospérer, la civilisation fleurir, la paix se consolider, les tailleurs inventer de nouvelles coupes et de nouvelles broderies, et le propriétaire du clos Laffite trouver un honnête bénéfice sur la vente de ses vins.
À cette époque, les charades en action, genre d'amusement emprunté à la France, faisait fortune en Angleterre; c'était le grand plaisir du moment. Elles fournissaient à bien des femmes l'occasion de produire leur beauté, et à un nombre beaucoup plus restreint de se signaler par leur esprit. Lord Steyne, à l'instigation de Becky qui se reconnaissait peut-être en possession des qualités que nous venons d'indiquer, lord Steyne disons-nous, résolut de donner à son hôtel une fête où ces miniatures dramatiques devaient avoir les honneurs de la soirée.
Nous demanderons au lecteur la permission de l'introduire dans cette brillante réunion, et ce ne sera point sans une certaine tristesse, car nous craignons bien, hélas! que ce ne soit pour la dernière fois.
Une des extrémités de la magnifique galerie de tableaux de Gaunt-House avait été disposée en amphithéâtre. Elle avait, du reste, déjà servi à cet usage au temps du roi George III, et l'on pouvait voir encore un portrait du marquis de Gaunt, en perruque poudrée et en rubans roses, vêtu d'une tunique romaine, remplissant le rôle de Caton dans la tragédie du même nom par M. Addison, représentée devant LL. AA. RR. le prince de Galles, l'évêque d'Osnabruch et le prince William-Henry, tous trois enfants, comme les acteurs. Deux ou trois vieilles décorations furent descendues du grenier et remises à neuf pour la circonstance présente.
Le jeune Bedwin Sands, qui revenait d'un voyage en Orient, fut chargé du soin d'organiser la représentation. Savez-vous bien qu'il ne faut pas badiner avec un homme qui a voyagé en Orient, qui a publié un in-quarto et passé plusieurs semaines sous une tente, dans le désert. L'in-quarto contenait plusieurs gravures représentant Sands en costumes orientaux; l'auteur avait ramené des pays de l'aurore un nègre aussi effrayant par sa mine que celui de Brian de Bois-Guilbert. Lui, son nègre et ses costumes reçurent à Gaunt-House un excellent accueil, comme une très-bonne acquisition dans la circonstance actuelle.
Voici d'abord la première charade: Un officier turc (on suppose que les janissaires existent encore, et que le turban, cette ancienne et majestueuse coiffure des vrais croyants n'a point été remplacée par un bonnet sans caractère), un officier turc est couché sur un divan, où il fume une narguilé. (Par égard pour les dames, on s'est contenté de mettre dans le fourreau une pastille du sérail.) Le seigneur turc bâille à se démonter la mâchoire, et donne mille autres signes non équivoques d'ennui et de paresse. Il frappe des mains, et aussitôt apparaît Mesrour, le chef des eunuques, les bras nus, des anneaux aux oreilles, un yatagan à la ceinture, enfin tout l'attirail oriental dans ce qu'il y a de plus magnifique et de plus terrible. Il s'incline avec respect et en silence devant son seigneur et maître.
Un frémissement d'effroi et de plaisir s'étend sur toute l'assemblée. Les dames se parlent bas à l'oreille. Cet esclave noir était un cadeau fait à Bedwin Sands par un pacha d'Égypte, en échange de trois douzaines de bouteilles de marasquin. Il avait eu autrefois à coudre maintes odalisques dans des sacs de cuir, pour les précipiter dans le Nil.
«Qu'on fasse entrer le marchand d'esclaves,» dit le voluptueux enfant de Mahomet.
Mesrour introduit le marchand d'esclaves. Le marchand conduit une femme voilée; il lève le voile. Un murmure approbateur circule dans la salle: sous un brillant costume oriental, on a reconnu la charmante mistress Winkworth à la longue chevelure, aux yeux fendus en amande. Ses boucles d'ébène sont entremêlées de diamants et de pierreries; elle porte pour bracelets et pour colliers des piastres attachées l'une à l'autre. Le musulman exprime par un affreux sourire qu'il est satisfait de la beauté de l'esclave. Celle-ci alors se jette à ses genoux, le supplie de la rendre aux montagnes qui l'ont vue naître, où l'attend son fiancé, où il pleure sans doute sa Zuleika. Vaines prières qui n'ont aucun empire sur le cœur endurci d'Hassan; il rit en pensant au désespoir du fiancé. Zuleika se couvre la face de ses deux mains et s'affaisse sur elle-même avec toute l'éloquence du désespoir; tout semble perdu pour elle, lorsque soudain apparaît Kislar-Aga.
Kislar-Aga apporte une lettre du sultan. Hassan reçoit de la main de l'envoyé le firman redoutable et le porte à son front. Une pâleur mortelle monte à sa figure tandis qu'une joie féroce éclate sur celle du nègre, qui, pour ce second rôle, a revêtu un autre costume.
«Pitié! pitié!» s'écrie le pacha.
Mais Kislar-Aga, en faisant une affreuse grimace, lui présente le cordon de soie. La toile tombe au moment où Hassan a déjà autour du cou le terrible cordon.
Hassan dans la coulisse crie alors aux assistants.
«Première partie en deux syllabes.»
Mistress Rawdon Crawley, qui va jouer dans la charade, s'approche de mistress Winkworth et lui fait compliment du goût exquis et de la beauté de son costume.
Bientôt commence la seconde partie. La scène est toujours en Orient. (Hassan a quitté son costume du Levant pour l'habit d'Europe. Il est dans la salle auprès de Zuleika dans une attitude qui témoigne de la bonne intelligence qui règne entre eux, et quant à Kislar-Aga, il s'est transformé en un esclave noir des plus pacifiques.) Nous voici maintenant dans le désert, le soleil se lève et les Turcs se tournent du côté de l'Orient et impriment leur front sur le sable. Comme on n'a pu se procurer de dromadaire, l'orchestre tourne victorieusement la difficulté en jouant l'ouverture de la Caravane. Sur la scène est une énorme tête égyptienne; à la grande surprise des voyageurs, elle fait entendre une certaine harmonie; elle chante des chansons comiques de la composition de M. Wagg. Les voyageurs orientaux disparaissent en formant une sarabande.
«Seconde et dernière partie, deux syllabes,» cria la tête égyptienne.
Enfin la toile se lève de nouveau et le dernier acte commence. Cette fois le théâtre représente une tente grecque. Sur un lit est étendu un vaillant guerrier. Au-dessus de sa tête sont accrochés son casque et son bouclier: ils peuvent se reposer maintenant: Ilion est détruit, Iphigénie immolée, Cassandre prisonnière dans le palais. Le pasteur des peuples, représenté par le colonel Crawley, qui n'a jamais su de sa vie ce que c'était que la prise d'Ilion et la captivité de Cassandre, ronfle sur son lit à Argos. Une lampe suspendue au plafond projette sur le guerrier assoupi ses clartés vacillantes; l'épée et le bouclier renvoient aussi une lueur lugubre; l'orchestre joue le terrible morceau de l'opéra de Don Juan au moment de l'entrée du commandeur.
Égisthe, la figure pâle et bouleversée, arrive sur la pointe des pieds. Quelle est cette sinistre apparition qui suit ses mouvements à travers les ténèbres et semble le tenir sous sa funeste influence? Égisthe lève le bras pour frapper la noble victime qui présente à ses coups homicides sa poitrine à découvert; il va frapper, mais non, sa main n'ose s'abaisser sur le roi des rois, sur le vainqueur d'Ilion. Clytemnestre alors se glisse dans la chambre comme un fantôme, ses bras sont d'une blancheur éblouissante, ses longs cheveux flottent en désordre sur ses épaules, sa figure est couverte d'une pâleur mortelle, ses yeux jettent un éclat sinistre et terrible qui fait tressaillir tous ceux qui la regardent.
Un frisson glacial a parcouru tous les assistants.
«Mon Dieu! dit-on tout bas, c'est mistress Rawdon Crawley.»
Avec un geste de mépris sublime, elle arrache le poignard aux mains d'Égisthe, s'avance vers le lit, et aux reflets de la lampe on voit le poignard levé sur la tête du guerrier qui sommeille; la lampe s'éteint alors, un gémissement inarticulé se fait entendre, un silence de mort règne sur la scène.
L'obscurité mêlée à la terreur de cette scène a vivement impressionné le public. Rebecca a joué son rôle avec une vérité si effrayante que les spectateurs restent comme frappés de stupeur à leur place jusqu'au moment où les lampes se rallument au milieu des applaudissements partis de tous les points de la salle.
«Brava! brava! crie le vieux Steyne d'une voix stridente qui domine toutes les autres. Morbleu! murmurait-il entre ses dents, elle aurait bien été capable de jouer le rôle au sérieux.»
Les spectateurs redemandent tous les acteurs; les cris de: l'auteur! Clytemnestre! se font entendre par-dessus les autres. Agamemnon, n'osant s'aventurer sur la scène avec la tunique classique, reste dans les coulisses avec Égisthe et les autres acteurs de ce petit drame. M. Bedwin Sands s'avance alors conduisant par la main Zuleika et Clytemnestre. Un grand personnage veut à toute force être présenté à la charmante Clytemnestre.
«Et maintenant, qu'elle lui a planté le poignard dans le cœur, il lui faut un autre mari? observe avec beaucoup d'à-propos Son Altesse Royale.
—Mistress Rawdon Crawley à été saisissante dans son rôle,» ajoute lord Steyne.
Becky le regarde en riant avec un air joyeux et moqueur qu'elle accompagne de ses plus gracieuses révérences. Les domestiques arrivent avec des plateaux couverts de rafraîchissements, et les acteurs disparaissent de nouveau pour se préparer à une seconde charade.
Les trois syllabes de celle-ci sont jouées de la manière suivante:
Pour la première syllabe on voit le colonel Crawley, chevalier du Bain, qui sort de l'écurie avec un chapeau à grands bords, un bâton, un long manteau et une lanterne. Il traverse la scène en criant l'heure qu'il est. Dans une chambre on aperçoit deux vieilles têtes qui jouent leur cent de piquet, et il est à croire que ces deux bonshommes ne s'amusent pas beaucoup, car ils bâillent sans interruption. Un petit groom leur passe leur robe de chambre, et une bonne pour tout faire, représentée par l'honorable lord Southdown, apporte deux chandeliers et une bassinoire. Quand la bonne s'est acquittée de ses fonctions et qu'elle est repartie, les deux vieux mettent alors leur bonnet de nuit, le groom vient fermer les volets, on entend grincer le pêne dans la serrure. Toutes les lumières s'éteignent, et la musique joue: Dormez, dormez, chers amours.
«Première syllabe[2]!» crie une voix dans la coulisse.
Seconde syllabe: Les lampes se rallument comme par enchantement, la musique joue l'air connu de Jean de Paris: Ah! quel plaisir d'être en voyage! La décoration n'a pas changé, si ce n'est que sur la façade de la maison on aperçoit un écusson aux armes des Steyne; les sonnettes font un bruit infernal; au rez-de-chaussée on voit un homme qui présente à un autre une longue pancarte de papier; celui-ci tape du pied, montre le poing et manifeste par des gestes non équivoques qu'il trouve l'addition trop forte. «Garçon, ma voiture!» crie un autre sur le seuil de la porte; et en même temps il caresse le menton de la fille d'auberge, représentée par l'honorable lord Southdown, et cette fille semble ne pouvoir pas plus se consoler de son départ, que jadis Calypso ne se consolait du départ d'Ulysse. Clic clac! clic clac! on entend le galop des chevaux et le fouet des postillons. Hôtelier, fille d'auberge et garçons, tous se précipitent à la porte; mais au moment où l'étranger de distinction va faire son entrée dans la maison, la toile baisse, et une voix invisible crie aux assistants:
«Seconde syllabe!»
Pendant que tout se dispose pour la représentation de la troisième syllabe, l'orchestre exécute une symphonie nautique: Sur les dunes, Mon beau navire, Quand les flots courroucés. La nature de la musique annonce qu'on va être témoin d'un épisode maritime. Au moment où le rideau se lève, on entend le tintement d'une cloche: «Mettez le cap à la côte», crie une voix; les passagers se montrent d'un air fort soucieux les nuages, qui sont représentés par un rideau noir; tous les marins branlent la tête, comme pour témoigner de leur inquiétude. Lady Langouste, représentée par l'honorable lord Southdown, avec son épagneul sous un bras, son sac de nuit sous l'autre et son mari assis près d'elle, s'efforce de se retenir à un cordage. Plus de doute, on est sur un vaisseau.
Le capitaine, sous les traits duquel on reconnaît le colonel Crawley, chevalier du Bain, porte un chapeau à cornes et un télescope. Il retient avec la main son chapeau sur la tête, et ses vêtements s'agitent autour de lui comme s'ils étaient soulevés par le vent. Au moment où il laisse son chapeau afin de regarder au large avec le télescope, le chapeau est emporté par le vent, aux grands applaudissements de toute la salle. La bise est forte, à ce qu'il paraît. La musique l'exprime par des sifflements et des roulements de plus en plus menaçants; les matelots ne passent sur le pont qu'en trébuchant, pour indiquer la violence du roulis. Le surveillant du navire traverse la scène en portant six baquets; il se hâte d'en placer un à la portée de lady Langouste; lady Langouste pince son chien, qui se met à hurler d'une façon vraiment lamentable; elle tire de sa poche son mouchoir pour le porter à sa bouche et s'élance du côté de sa cabine; la musique fait entendre des accords de plus en plus précipités qui expriment la violence de l'ouragan. Ainsi s'achève la troisième syllabe.
Il existait alors un ballet nommé le Rossignol, dans lequel Montessu et Noblet s'étaient fait une réputation, et que M. Wagg avait transporté sur la scène anglaise en le métamorphosant en opéra, et en adaptant aux airs du ballet des vers de sa façon, comme il savait les faire. Ce ballet fut exécuté avec les costumes français à l'ancienne mode; le petit lord Southdown arriva sur la scène avec l'accoutrement d'une vieille femme et s'appuyant sur la canne de rigueur.
Une fraîche et pure mélodie sortait d'une cabane de carton entourée de roses et de treillage.
«Philomèle, Philomèle,» s'écrie la vieille, et Philomèle apparaît aussitôt.
Tonnerre d'applaudissements! Philomèle n'est autre que mistress Rawdon, qui, les cheveux poudrés et des mouches sur la figure, a l'air de la plus ravissante petite marquise que l'on puisse imaginer.
Philomèle arrive toute rayonnante de joie, et fredonne un air des plus vifs avec cette innocence qui caractérise les vierges de théâtre; Philomèle fait une révérence.
«Pourquoi, mon enfant, lui dit sa mère, êtes-vous donc toujours à rire et à chanter?»
Aussitôt elle répond par de nouveaux accords:
LA ROSE SUR LE BALCON.
Sur le balcon voyez ma rose,
Ma jeune rose qui rougit:
Sous les pleurs dont le ciel l'arrose
En s'éveillant elle sourit.
Les vents d'hiver l'ont effeuillée;
Mais le printemps qu'elle invoquait
Rend à sa tige dépouillée
Sa rouge fleur, son vert bouquet.
D'où vient à son calice une si fraîche haleine?
D'où vient à son beau front cette pourpre soudaine?
C'est que le gai soleil brille de feux nouveaux,
C'est qu'on entend dans l'air la chanson des oiseaux.
Le rossignol, qui du bocage
Charme l'écho mélodieux,
Avait cessé son doux ramage,
Et dans les bois silencieux
Naguère on n'entendait sous l'ombre
Que la bise aux sifflets aigus,
Qui va battant d'une aile sombre
Le tronc plaintif des arbres nus.
D'où vient, me dites-vous, que l'oiseau du bocage
Aux échos attentifs a rendu son ramage?»
C'est que le gai soleil brille de feux nouveaux;
C'est que les arbres nus poussent de verts rameaux.
Dans ce concert de la nature,
Tout suit son penchant et ses lois;
L'arbre reprend sa chevelure,
La fleur son teint, l'oiseau sa voix;
Et moi, quand partout la jeunesse
Revêt ses riantes couleurs,
Quand de ses feux le ciel caresse
L'oiseau, la verdure et les fleurs,
De ses plus gais rayons le soleil me pénètre;
Un bonheur inconnu s'éveille dans mon être;
Je sens s'ouvrir mon âme à des transports nouveaux,
Et je mêle ma voix à l'hymne des oiseaux.
Pendant les repos entre chaque couplet de cette petite romance, la vieille femme à laquelle s'adresse la petite chanteuse, et dont les épais favoris sont encadrés dans un bonnet de femme, semble très-désireuse de manifester sa tendresse maternelle à l'ingénue créature qui remplit le rôle de la jeune fille. À chaque baiser qu'il parvient à lui prendre, les joyeux éclats de rire de l'assemblée l'encouragent à une nouvelle tentative, et tandis que l'orchestre exécute une symphonie qui prétend imiter le ramage de plusieurs oiseaux, un cri général s'élève de toute la salle; on demande bis de toutes parts. Les applaudissements redoublés et une pluie de bouquets témoignent assez du succès remporté ce soir-là par le rossignol (NIGHTINGALE). La voix de lady Steyne domine tous les bravos. Becky, le rossignol, ramasse toutes les fleurs qu'on lui a jetées et fait aux spectateurs un gracieux salut, digne de l'actrice la plus renommée.
Lord Steyne était au paroxysme de l'admiration, l'enthousiasme de ses hôtes égalait, du reste, le sien. On ne songeait guère maintenant à la séduisante houri aux yeux noirs, dont l'apparition dans la première charade avait été accueillie avec un si vif plaisir! Elle était deux fois plus belle que Becky, et cependant cette dernière l'avait complétement éclipsée. De toutes parts on se confondait en éloges sur mistress Rawdon; on la comparait aux actrices les plus en renom et l'on s'accordait à dire avec quelque raison que si elle avait embrassé la carrière théâtrale elle serait arrivée certainement au premier rang. Son triomphe fut complet, et les derniers accents de cette voix émue et vibrante s'éteignirent au milieu d'une tempête de bravos et de trépignements.
Aux plaisirs de la scène succéda le bal, et chacun à l'envi se disputa l'honneur de danser avec Rebecca; elle était ce soir-là le point de mire de tous les hommages. Le prince royal jura sur son honneur qu'il la tenait pour une petite merveille et rechercha de toutes manières son entretien. L'âme de Becky débordait d'orgueil; elle voyait déjà se presser devant elle la fortune, les distinctions, la renommée. Elle pouvait désormais disposer de lord Steyne comme d'un esclave, il ne quittait plus ses pas, daignait à peine adresser la parole à ses autres invités et réservait pour elle seule tous ses compliments, toutes ses attentions. Elle conserva au bal son costume de marquise et dansa le menuet avec M. de Truffigny, secrétaire de M. le duc de La Jabotière. Si M. le duc s'abstint de danser avec elle, ce ne fut que par un sentiment de sa dignité personnelle et par égard pour son caractère diplomatique; toutefois, il déclara à qui voulait l'entendre, qu'une femme qui savait parler et danser comme mistress Rawdon, aurait pu se présenter comme ambassadrice dans toutes les cours de l'Europe.
Appuyée sur le bras de M. Klingenspohr, cousin du prince Peterwaradin et attaché à son ambassade, elle s'élança au milieu du tourbillon de la valse. Le prince, tout hors de lui et ne poussant point le respect de l'étiquette aussi loin que le diplomate français, le prince voulut aussi faire un tour de valse avec cette charmante créature; le voilà donc avec Becky, pirouettant dans la salle de bal, tandis que les glands de ses bottes à revers et les diamants suspendus à sa veste de hussard voltigent autour de lui, jusqu'au moment où Son Excellence, tout hors d'haleine, se voit forcée de demander grâce. Papouchi-Pacha lui-même n'eût pas mieux demandé que de danser avec Becky, si la valse eût été un peu plus connue des enfants de Mahomet. De toutes parts, on faisait cercle pour la voir danser, et Taglioni n'aurait pas obtenu des applaudissements plus frénétiques. L'enivrement était général. Rebecca le partageait bien, soyez-en sûr. Elle écrasait ses rivales de ses airs hautains et triomphateurs. Quant aux beaux yeux de la pauvre Zuleika, ils ne pouvaient lui servir qu'à une seule chose, à pleurer sa défaite et à la pleurer dans la solitude et l'abandon.
Le véritable, le grand triomphe de Becky fut au souper, où sa place était marquée à la table du prince royal, si enthousiaste d'elle, et au milieu des plus éminents personnages de cette réunion. Le service s'y faisait dans de la vaisselle d'or, et Becky n'aurait eu qu'à en exprimer le désir pour voir, comme une autre Cléopatre, les perles mêlées à son vin de Champagne. Le prince de Peterwaradin lui eût donné la moitié des pierreries qui couvraient son uniforme pour un seul regard de ces yeux si pleins d'éclairs. La Jabotière parla d'elle à son gouvernement. Quant aux dames qui soupèrent aux autres tables dans de la vaisselle d'argent, et qui avaient remarqué les attentions que lord Steyne prodiguait à Becky, elles bouillaient de rage et de dépit.
Rawdon Crawley n'était pas autrement satisfait de tous ces triomphes, et il éprouvait un sentiment pénible à reconnaître à sa femme tant de supériorité sur lui.
Quand l'heure du départ fut venue, tous les jeunes gens firent cortége à Becky jusqu'à sa voiture. Le nom de mistress Rawdon, répété à travers les flots de la foule qui stationnait aux abords de l'hôtel, parvint jusqu'à son cocher, qui ne tarda pas à arriver au trot dans la cour splendidement éclairée, et s'arrêta au pied du perron. Rawdon fit monter sa femme en voiture; il aima mieux, quant à lui, s'en aller à pied avec M. Wenham, qui lui avait offert un cigare.
Après avoir pris du feu à l'un des gamins qui se pressaient à la porte de l'hôtel, Rawdon partit au bras de son ami Wenham. Deux personnes se détachèrent alors de la foule, et suivirent à distance les deux promeneurs. Au bout d'une cinquantaine de pas, l'un de ces hommes, s'approchant de Rawdon, lui frappa sur l'épaula et lui dit:
«Pardon, colonel, j'aurais un mot à vous dire en particulier.»
Pendant ce temps, l'autre individu donnait un coup de sifflet, et, à ce signal, un des fiacres qui stationnaient à la porte de Gaunt-House s'avança en criant sur son essieu; en même temps, celui qui avait donné le coup de sifflet, faisant un demi-tour, se campait droit en face du colonel.
Le brave officier comprit que toute résistance était inutile et qu'il tombait aux mains des recors; il recula d'un pas et sentit s'abaisser sur lui la main de l'homme qui lui avait d'abord frappé sur l'épaule.
«Nous sommes trois contre un, ainsi donc suivez-nous, lui dit celui qui lui fermait la retraite.
—Ah! c'est vous, Moss, fit le colonel, qui paraissait reconnaître son interlocuteur. Combien vous faut-il?
—Une bagatelle, dit M. Moss, auxiliaire ordinaire du shériff de Middlesex, cent soixante-six livres sterling huit pences, à la requête de M. Nathan.
—Pour l'amour de Dieu, Wenham, prêtez-moi seulement cent livres, dit le pauvre Rawdon, j'en ai une soixantaine chez moi.
—Je n'ai pas seulement dix livres vaillant, lui répondit le pauvre Wenham; adieu et au revoir, mon bon ami.
—Adieu,» fit Rawdon avec tristesse.
Wenham disparut dans les ténèbres, et Rawdon Crawley continua son cigare dans la voiture qui le conduisait à Templebar.
CHAPITRE XX.
Où l'on voit au grand jour l'amabilité de lord Steyne.
Dans ses moments de générosité, lord Steyne ne faisait point les choses à demi, et les Crawley avaient pu en juger mieux que tous autres. Sa Seigneurie avait poussé la sollicitude jusqu'à se préoccuper de l'avenir du petit Rawdon, et avait fait entendre à ses parents qu'il était temps de l'envoyer à l'école. À cet âge, qu'y avait-il de plus profitable que l'émulation d'élève à élève, et ce premier frottement qui développe et le corps et l'esprit? Le père objecta que ses moyens ne lui permettaient pas de faire entrer son fils dans une bonne pension; la mère ajouta que Briggs était pour lui le meilleur maître qu'il pût avoir, et qu'elle l'avait poussé déjà assez loin dans l'anglais, le latin et les autres connaissances que l'on pouvait exiger à cet âge-là; mais les propositions libérales du marquis de Steyne ne laissaient point de place à la réplique. Sa Seigneurie était administrateur du fameux collége de Whitefriars, autrefois couvent de moines de l'ordre de Cîteaux.
Bien que Rawdon n'eût jamais étudié d'autre livre que l'Almanach des Courses, et qu'il n'eût conservé d'autres souvenirs de ses humanités que celui des coups de férule qu'il avait reçus dans sa jeunesse à Eton, il éprouvait néanmoins pour les études classiques ce respect qu'il convient à tout gentilhomme anglais de ressentir, et se réjouissait à la pensée que son fils allait se bourrer de science et mériter de trouver place quelque jour dans la famille des savants. Malgré sa tendresse excessive pour son fils, malgré les mille liens qui l'attachaient à Rawdy et lui faisaient trouver en lui une consolation et une société, le colonel cependant consentit en bon père, à se séparer de lui et à faire le sacrifice de ses affections, de son bonheur, au bien-être et aux intérêts de son fils. Hélas! il ne mesura l'étendue du sacrifice qu'au moment de la séparation.
Après le départ du petit garçon, il fut pris d'une tristesse et d'un abattement qu'il aurait vainement cherché à dissimuler, et dont n'approchait point le chagrin de l'enfant, ravi de ce changement d'existence et des nouvelles amitiés qu'il se permettait de faire. Becky se mit à rire quand le colonel, dans son langage inculte et décousu, voulut exprimer la douleur que lui causait le départ de l'enfant. Le pauvre garçon en ressentit plus vivement encore la perte qu'il faisait; plus d'une fois il lui arriva de jeter un regard de tristesse sur le lit abandonné où couchait le petit garçon. C'était le matin surtout qu'il souffrait le plus de la privation de son fils. En vain il essayait d'aller faire tout seul la promenade qu'il faisait jadis avec le petit Rawdy: il était vivement affecté de cet isolement. Son seul plaisir fut alors dans la fréquentation des gens qui avaient les mêmes sentiments de tendresse que lui pour son fils. Il allait passer de longues heures auprès de l'excellente lady Jane, et causait avec elle de la bonne mine et des mille qualités de cet enfant bien-aimé.
La tante aimait beaucoup le neveu, comme nous avons déjà eu l'occasion de le dire, et sa fille n'aimait pas moins son cousin; aussi pleura-t-elle beaucoup lorsqu'il fallut se séparer. Le colonel sut un gré infini à la mère et à la fille de ces marques de tendresse, et leur sympathie l'encouragea à s'abandonner, en leur présence, à la vivacité de ses affections paternelles. Dans ses conversations intimes, il mettait à découvert les meilleurs et les plus honnêtes mouvements de son âme. Avec l'affection de lady Jane, il gagnait encore son estime par les sentiments qu'il lui manifestait et qu'il était obligé d'étouffer en présence de sa femme. Désormais, les deux belles-sœurs se voyaient le moins possible. Les affectueuses dispositions de lady Jane ne réussissaient qu'à faire sourire Rebecca, tandis que la nature douce et bienveillante de cette dernière ne pouvait que se révolter d'une sécheresse de cœur aussi grande.
Les mêmes causes tendaient à opérer une scission semblable entre Rawdon et sa femme, bien qu'il fît tous ses efforts pour se faire illusion à ce sujet. Rebecca, du reste, s'inquiétait fort peu de l'éloignement qu'elle inspirait à son mari. Existait-il au monde un être ou une chose capable de la toucher ou de l'émouvoir? Son mari était à ses yeux un esclave, ou au moins son très-humble serviteur; après cela, qu'il fût triste ou chagrin, elle s'en préoccupait fort peu et l'accueillait toujours avec le dédain sur les lèvres. Sa pensée dominante était de se grandir dans l'opinion du monde et de jouir des plaisirs qu'il peut procurer; elle était bien du reste d'un tempérament à y prendre une position élevée.
L'honnête Briggs fut chargée de préparer le trousseau du petit Rawdon. Molly, la femme de chambre, sanglotait en disant adieu au petit bambin, Molly, toujours bonne et fidèle, bien que depuis longtemps on ne lui payât plus de gages. Mistress Becky ne voulut point prêter sa voiture à Rawdon pour accompagner son fils à la pension. Un équipage dans la Cité, par exemple! un fiacre était bien assez bon. Becky ne chercha point son fils pour lui donner une dernière caresse avant le départ, et Rawdy ne chercha pas davantage sa mère pour l'embrasser. Et pourtant il donna un baiser à sa vieille Briggs, à l'égard de laquelle il se montrait très-économe de caresses, et il s'efforça de la consoler de son mieux en lui promettant de venir tous les dimanches à la maison pour qu'elle pût le voir tout à son aise. Tandis que le fiacre se dirigeait du côté de la Cité, l'équipage de Becky arrivait au grand trot au Parc, dans les allées duquel l'élégante petite femme se mit à se promener, entourée d'une douzaine de jeunes élégants, tandis que le père et le fils franchissaient le seuil de l'ancien collége, et que Rawdon, après y avoir laissé l'objet de ses plus chères affections, revenait accablé de la tristesse la plus légitime et la plus honnête que le pauvre garçon eût éprouvée depuis son jeune âge. Il rentra chez lui la tête basse et la mort dans le cœur; il dîna tout seul avec Briggs, qu'il traita fort bien et à laquelle il montra beaucoup de reconnaissance pour les soins et l'affection qu'elle témoignait au petit garçon. Et puis il s'en voulait, au fond de sa conscience, pour les emprunts faits à Briggs et pour la part qu'il avait eue dans les fourberies de sa femme. Ils causèrent longuement du petit Rawdon, car Becky ne rentra que pour s'habiller et ensuite aller dîner en ville. Rawdon, de son côté, partit tout chagrin pour aller prendre le thé avec lady Jane et lui rendre compte de la manière dont il s'était exécuté, du courage et de la résolution du petit Rawdon dans cette conjoncture.
Comme protégé de lord Steyne, comme neveu d'un membre des Communes, comme fils d'un colonel chevalier du Bain, dont le nom se lisait souvent dans le Morning-Post à l'article Causeries des salons, les hauts fonctionnaires du collége se montrèrent fort disposés à traiter l'enfant avec bienveillance. Il avait les poches remplies d'argent et le dépensait à régaler ses camarades de tartes à la groseille et autres friandises. Les samedis il venait chez son père, pour qui c'était le plus beau jour de la semaine. Quand il était libre, Rawdon conduisait l'enfant au théâtre, ou l'y envoyait avec le domestique. Rawdon était ravi de lui entendre raconter ses histoires de pension, ses batailles avec ses camarades. Avant peu, il finit par savoir le nom de tous les maîtres et de la plupart des enfants aussi bien que le petit Rawdon lui-même; et il s'efforçait de ne point paraître non plus trop étranger à la grammaire latine, lorsque son fils lui faisait part du point où il en était arrivé.
«Travaille, mon garçon, lui disait-il, en prenant un air de gravité; en ce monde, un homme ne vaut que par son travail; c'est par le travail seul qu'on arrive.»
Les dédains de mistress Crawley à l'égard de son mari devenaient de jour en jour plus visibles.
«Faites ce qu'il vous plaira.... allez dîner où bon vous semble.... allez prendre votre bière ou votre absinthe au café comme il vous plaira, si mieux n'aimez aller geindre auprès de lady Jane; seulement n'attendez pas que j'aille me faire du mauvais sang à cause de cet enfant. Il faut bien que je prenne soin de vos affaires, puisque vous ne savez pas en prendre soin vous-même. Où seriez-vous maintenant, je vous le demande, si je vous avais abandonné à vos propres forces? quelle mine feriez-vous dans le monde, si je n'avais toujours été là pour vous diriger?»
Ce qu'il y a de certain, c'est que, dans tous les salons où allait Becky, on s'inquiétait peu du pauvre Rawdon, et que même maintenant on invitait la femme sans le mari. Quant à mistress Rawdon, il semblait désormais qu'elle n'eût jamais vécu en dehors du grand monde, et, lorsque la cour prenait le deuil, elle se mettait en noir de la tête aux pieds.
Une fois qu'il eut été pourvu à l'avenir du petit Rawdon, lord Steyne, qui portait aux affaires de Crawley le même intérêt que si elles eussent été les siennes, trouva que le départ de Briggs serait une réforme utile au budget des dépenses; Becky était d'ailleurs assez entendue pour tenir elle-même sa maison. Il a été dit dans un précédent chapitre que le noble lord avait fourni à sa protégée les moyens de payer l'emprunt fait à Briggs, et celle-ci n'en continuait pas moins à rester à Curzon-Street. Milord en tira la fâcheuse conclusion que mistress Crawley avait employé son argent à quelque autre usage que celui pour lequel il le lui avait si libéralement donné. Lord Steyne ne poussa pas la simplicité jusqu'à demander à Becky une explication à ce sujet: il était sûr d'avance qu'elle aurait mille excellentes raisons à lui opposer pour justifier l'emploi de cet argent; mais il résolut toutefois d'en avoir le cœur net, et conduisit cette affaire avec une délicatesse et une habileté merveilleuses.
Un jour où mistress Rawdon était à la promenade, milord se présenta au petit hôtel de Curzon-Street. Il demanda à Briggs une tasse de café, lui raconta qu'il avait de bonnes nouvelles du petit collégien; enfin il manœuvra si bien qu'au bout de cinq minutes il sut d'elle que tout ce qu'elle avait reçu de mistress Rawdon se bornait à une robe de soie, cadeau qui avait fait tressaillir son cœur de reconnaissance.
Milord souriait en écoutant ce récit candide et naïf; la vertueuse Rebecca lui avait en effet dépeint dans le plus grand détail la satisfaction que Briggs avait éprouvée en recevant son argent, qui se montait à une somme de onze cent vingt-cinq livres. Becky lui avait en outre indiqué le placement de cette somme, lui avait exprimé sa douleur d'avoir eu à se séparer d'un aussi joli capital.
«Qui sait, avait pensé la petite enchanteresse, si milord ne se laissera point aller à ajouter quelque chose encore?»
Mais milord s'était abstenu d'une pareille générosité, persuadé, sans aucun doute, qu'il s'était déjà montré assez libéral.
Ces premières confidences excitèrent la curiosité de milord, qui demanda alors à miss Briggs des détails sur l'état de ses affaires, et la candide créature fit au noble lord un exposé fidèle de sa situation. Elle ne lui fit grâce d'aucun détail, depuis le legs que lui avait laissé miss Crawley. Ce qui lui donnait, pour cette partie de son avoir, une entière sécurité, c'est que M. et mistress Rawdon avaient bien voulu faire des démarches auprès de sir Pitt pour assurer, par son entremise, un placement des plus avantageux. Milord demanda à Briggs quel était le chiffre de la somme qu'elle avait ainsi confiée aux mains du colonel; elle lui dit qu'elle montait à six cents et quelques livres.
Mais à peine l'honnête Briggs eut-elle donné tous ces détails à lord Steyne, qu'elle se repentit de son indiscrète franchise et pria milord de n'en rien dire à M. Crawley. Le colonel était si bon pour elle, M. Crawley pourrait se trouver offensé de son bavardage et lui rendre son argent; et où trouver alors un placement aussi sûr et aussi avantageux?
Lord Steyne lui promit en riant de ne point abuser de ces communications, et, lorsqu'il la quitta, il paraissait d'une bonne humeur qui ne lui était pas ordinaire.
«Quel démon! se disait-il en lui-même; quelle merveilleuse nature pour la comédie et l'intrigue! Il s'en est fallu de bien peu que l'autre jour encore, avec ses cajoleries, elle n'ait réussi à m'arracher de nouveaux subsides. Elle rendrait des points à toutes les femmes de son espèce que j'ai rencontrées dans ma vie, et cependant j'en ai vu de bien des sortes; mais toutes étaient bien novices à côté d'elle, et moi-même je ne suis qu'un enfant, qu'un jouet entre ses mains, une tête folle qui, avec elle, ne sait plus ce qu'elle fait. Pour l'intrigue et le mensonge, il n'y a personne qu'on puisse lui comparer!»
Cette nouvelle preuve d'adresse accrut considérablement l'admiration que Becky inspirait au noble lord: faire donner de l'argent, ce n'était rien; mais en faire donner deux fois plus qu'on n'en a besoin et ne payer personne, c'était là le beau, le sublime de la chose. «Crawley lui-même, pensait milord, n'est pas aussi bête qu'il en a l'air, il a fort bien joué son rôle dans cette intrigue. À l'expression de sa figure, à sa manière d'être, qui aurait pu croire qu'il était pour quelque chose dans tout ce trafic d'argent? et cependant c'est lui qui a fait tirer à sa femme les marrons du feu pour en profiter ensuite.»
Pour nous, qui sommes dans le secret, nous avons pu voir que, sous ce rapport, milord se trompait singulièrement. Cette croyance, du reste, modifia singulièrement la manière d'être de milord à l'égard du colonel, il supprima désormais tous ces semblants d'égards qu'il avait eus jusque-là pour le mari de Becky. Jamais le protecteur de mistress Crawley n'aurait été s'imaginer que cette petite dame avait gardé l'argent pour elle; et quant au colonel Crawley, il le jugeait d'après les autres maris qu'il avait rencontrés dans le cours de son existence, si mêlée d'aventures amoureuses. Milord avait acheté tant d'hommes dans sa vie, qu'on pouvait bien lui pardonner de croire que le colonel était aussi vénal que les autres.
À la première occasion où lord Steyne se trouva seul avec Becky, il s'empressa d'un ton de belle humeur de lui faire compliment de la manière adroite et fine dont elle savait se procurer l'argent dont elle avait besoin. Bien que Becky fût prise au dépourvu, son embarras ne fut pas long; cette estimable créature n'avait recours au mensonge que lorsqu'elle n'avait pas d'autre voie pour se tirer d'affaire; mais alors elle s'en acquittait avec le plus parfait aplomb. Au bout d'une seconde, elle avait trouvé une histoire très-plausible et des mieux appropriées à la circonstance, qu'elle se mit à débiter à lord Steyne: elle lui avoua que dans ses déclarations précédentes elle l'avait trompé, indignement trompé, mais à qui la faute?
«Ah! milord, continua-t-elle, vous ne saurez jamais toutes les tortures, toutes les souffrances qui ont assiégé mon sommeil dans le secret de mes nuits. Devant vous, je suis gaie et joyeuse; mais qui vous dira tout ce qu'il me faut endurer lorsque vous n'êtes plus là pour me protéger? Mon mari, par les menaces et les traitements les plus barbares, m'a forcée de vous demander cette somme, et, dans la prévision de vos questions à ce sujet, il m'a dicté d'avance ce que j'aurais à vous répondre; il a pris cet argent que vous m'avez remis, me disant qu'il se chargeait de payer Briggs; m'était-il permis de douter de sa parole? Pardonnez à un homme aux abois le tort qu'il vous a fait, et prenez en pitié la plus malheureuse des femmes.»
En prononçant cette tirade pathétique, mistress Rawdon fondait en larmes. Jamais la vertu persécutée n'avait étalé une douleur aussi séduisante.
Le protecteur et la protégée, pendant une promenade en voiture qu'ils firent ensuite à Regent's-Park, eurent ensemble une longue conversation dont il est inutile de rapporter ici les détails. Ce qu'il suffit de savoir, c'est qu'en rentrant chez elle, Becky courut à sa chère Briggs avec une figure rayonnante, et lui annonça qu'elle lui apportait de bonnes nouvelles. Lord Steyne était bien le plus noble et le plus généreux des hommes; il ne cherchait que les occasions et les moyens de faire le bien. Maintenant que le petit Rawdon était placé au collége, elle avait désormais moins besoin d'un aide et d'une compagne. Son cœur saignait à la pensée de se séparer de sa chère Briggs, mais l'économie la plus stricte lui était imposée par les difficultés de sa position. Ce qui adoucissait ses regrets, c'était la pensée que sa chère Briggs allait, grâce à la générosité de lord Steyne, se trouver dans une position bien préférable à celle qu'elle pouvait lui offrir dans sa modeste demeure. Mistress Pilkington, l'intendante de Gauntley-Hall, était, par suite des années et des rhumatismes, dans un état de faiblesse qui ne lui permettait plus d'exercer la surveillance nécessaire dans un aussi vaste château. Il fallait donc songer à la remplacer; c'était une position magnifique. La famille allait tout au plus une fois en deux ans à Gauntley. Pendant tout le reste du temps, l'intendante était reine et maîtresse dans ce magnifique domaine; elle tenait table ouverte et recevait la visite du clergé des environs et des personnes recommandables de tout le comté; en fait, elle était la dame châtelaine de Gauntley. Les deux intendantes qui avaient précédé mistress Pilkington avaient épousé les vicaires de Gauntley, et s'il n'en était pas advenu de même pour mistress Pilkington, c'est qu'elle était la tante du vicaire actuel. En attendant sa nomination définitive, elle n'avait qu'à aller voir mistress Pilkington et s'assurer par elle-même que c'était une position qui lui conviendrait.
Les mots nous manquent pour décrire avec quels transports de reconnaissance Briggs accueillit cette nouvelle. La seule condition qu'elle mit à son acceptation fut que le petit Rawdon viendrait la voir au château; cette promesse ne coûtait pas beaucoup à Becky. Lorsque Rawdon rentra, elle courut lui annoncer cette bonne nouvelle; Rawdon fut ravi, enchanté: il se sentait débarrassé d'un grand souci, celui du remboursement de Briggs. Toutefois, son esprit n'était pas encore parfaitement satisfait. Il raconta au petit Southdown ce que lord Steyne avait fait, et le petit Southdown le regarda d'un air qui éveilla dans son esprit de nouveaux soupçons.
Il fit part à lady Jane de cette nouvelle marque de bonté que venait de lui donner lord Steyne; en apprenant cela, lady Jane prit une physionomie toute singulière, et il en fut de même de sir Pitt.
«Elle est trop vive, trop.... gaie, dirent-ils à Rawdon; vous avez tort de la laisser courir ainsi toute seule les fêtes et les réunions. Il faudrait l'accompagner partout où elle va, ou au moins mettre quelqu'un auprès d'elle, quand ce ne serait qu'une des sœurs de Crawley-la-Reine, et encore, pour une femme comme elle, il n'y aurait pas là de quoi la retenir beaucoup.»
Sans doute il était nécessaire que quelqu'un fût auprès de Becky. Mais l'honnête Briggs ne devait pas pour cela laisser échapper l'offre brillante qui lui était faite. Elle prépara donc ses paquets et se disposa à se mettre en route. Voilà comment les deux postes avancés du ménage de Rawdon tombèrent aux mains de l'ennemi.
Sir Pitt alla un jour chez sa belle-sœur pour démêler les motifs du départ de Briggs et s'éclairer également sur quelques autres points non moins délicats. Vainement elle tenta de lui faire comprendre combien était nécessaire pour son mari la protection de lord Steyne, combien il serait cruel de priver Briggs des avantages qu'on lui offrait; les cajoleries, les sourires, les caresses de Becky ne purent avoir raison de sir Pitt, et il eut quelque chose de fort semblable à une querelle avec Becky, pour laquelle il professait naguère encore une si haute admiration.
Il lui parla de l'honneur de la famille, de la réputation immaculée des Crawley. Il lui reprocha avec indignation l'accueil trop facile qu'elle faisait à tous ces jeunes Français, à tous ces jeunes étourdis à la mode, enfin à lord Steyne lui-même dont la voiture semblait avoir pris racine à sa porte et qui passait chaque jour des heures entières en tête-à-tête avec elle. On commençait à jaser dans le monde de l'assiduité de ces visites. Comme chef de la famille, il la suppliait d'être plus réservée dans sa conduite. Mille bruits fâcheux circulaient déjà sur son compte. Lord Steyne, malgré sa haute position et la supériorité de son talent, était un homme dont les attentions ne pouvaient que compromettre une femme. Il la priait, la conjurait, et, s'il le fallait, lui commandait, en sa qualité de beau-frère, d'apporter la plus grande retenue dans ses rapports avec le noble lord.
Becky promit tout ce que lui demanda sir Pitt; mais lord Steyne continua à lui rendre d'aussi fréquentes visites que par le passé, et la colère de sir Pitt en redoubla. Je ne sais trop si lady Jane fut bien aise ou fâchée de cette brouille survenue entre son mari et sa belle-sœur. Lord Steyne continua ses visites, sir Pitt cessa les siennes, et sa femme fut aussi d'avis de couper court à tout rapport avec le noble lord et de refuser pour la soirée des charades l'invitation que lui avait adressée la marquise; mais sir Pitt jugea qu'il convenait de s'y rendre, Son Altesse Royale devant s'y trouver.
Sir Pitt se retira du moins de très-bonne heure, et sa femme s'applaudit intérieurement de ce prompt départ. Becky avait à peine dit quelques mots à son beau-frère et n'avait pas même daigné reconnaître sa belle-sœur. Pitt Crawley déclara que c'était une petite impertinente, et flétrit avec une grande énergie d'expression l'inconvenance de ces jeux scéniques et de ces travestissements burlesques dans lesquels sa belle-sœur avait figuré. Les charades une fois terminées, il prit à part son frère Rawdon, et le tança vertement d'avoir été se compromettre dans de pareilles mascarades et d'avoir permis à sa femme de se produire dans ces honteuses bouffonneries.
Rawdon l'assura qu'il se tiendrait pour averti à l'avenir. Déjà, sous l'influence des avis de son frère et sa belle-sœur, il était presque devenu le modèle et l'exemple des vertus domestiques. Il avait abandonné le club et le billard et ne quittait plus la maison; il accompagnait Becky dans toutes ses promenades en voitures et, coûte que coûte, il la suivait dans tous les salons. Toutes les fois que lord Steyne faisait sa visite à Curson-Street, il était sûr d'y rencontrer le colonel. Quand Becky voulait sortir seule, ou qu'elle recevait des invitations sans qu'il y en eût pour son mari, celui-ci y mettait un veto absolu; et dans ces occasions la voix du colonel prenait une expression qui commandait l'obéissance. La petite Becky paraissait charmée de ce redoublement de galanterie de la part de Rawdon, et, si parfois il était grondeur, elle ne lui rendait point la pareille. Dans le monde, comme dans le tête-à-tête, elle avait toujours pour lui un sourire sur les lèvres et veillait à tout ce qui pouvait contribuer à son plaisir ou à son divertissement. La lune de miel était passée depuis longtemps, et cependant c'était toujours de la part de Becky mêmes prévenances, même gaieté, même franchise et même confiance.
«Que je suis contente, lui disait-elle à la promenade, de vous avoir ici à mes côtés au lieu de cette vieille folle de Briggs! Sortons toujours ainsi ensemble, mon cher Rawdon, que ce serait gentil et que nous serions heureux, si nous avions seulement un peu de fortune!»
S'il s'endormait après dîner dans son fauteuil, il ne trouvait point en face de lui, à son réveil, une figure boudeuse, maussade et portant l'expression du reproche; sa femme, au contraire, lui envoyait ses plus frais et ses plus caressants sourires, puis le couvrait de baisers et de tendresses. Alors il ne s'expliquait plus les soupçons qui avaient pu naître dans son cœur. Des soupçons? oh, jamais! ces doutes absurdes, ces craintes aveugles n'étaient que les fantômes d'une jalousie ridicule. Elle l'aimait avec ce même amour passionné qu'elle lui avait toujours témoigné, et, si elle marchait au milieu des triomphes du monde, il ne fallait en accuser que la nature, qui l'avait faite pour attirer les cœurs partout où elle se présentait. Y avait-il une femme capable de causer, de chanter ou de faire quoi que ce soit comme elle? «Ah! si seulement, se disait alors Rawdon, elle avait un peu de tendresse pour son fils!» Mais la mère et le fils n'avaient point une inclination bien vive l'un pour l'autre.
Ce fut au milieu de ces incertitudes et de ces anxiétés que survint l'incident mentionné au dernier chapitre, et que l'infortuné colonel se trouva retenu prisonnier loin de chez lui.
CHAPITRE XXI.
Délivrance et catastrophe.
Nous avons laissé l'ami Rawdon dans un fiacre, se rendant, en compagnie de M. Moss, à cette maison trop hospitalière, dont les portes s'ouvrent spontanément à bien des gens qui s'en passeraient volontiers. Les premiers rayons de l'aube commençaient à dorer le faîte des cheminées de Chancery-Lane, lorsque le roulement du fiacre éveilla les échos d'alentour. Un petit juif, à la chevelure aussi rutilante que le soleil levant, introduisit la compagnie dans l'intérieur de la maison. M. Moss fit à Rawdon les honneurs de ce manoir, et lui demanda obligeamment s'il ne désirait pas quelque chose de chaud après cette course matinale.
Le colonel était loin d'être aussi consterné de l'aventure que bien d'autres l'eussent été à sa place, en se trouvant dans une maison de détention, sous les grilles et les verrous, au sortir d'un palais rempli des femmes les plus séduisantes. Rawdon, il est vrai, avait déjà été plusieurs fois le pensionnaire de M. Moss. Si nous n'avons pas cru nécessaire de mentionner dans le cours de ce récit ces petites misères de la vie domestique, c'est qu'il n'y a là rien que de très-vulgaire pour un gentleman qui mène grand train sans un sou de revenu.
Lors de sa première visite à M. Moss, le colonel était encore garçon, et avait dû sa délivrance à la générosité de sa tante. La seconde fois, la petite Becky l'avait tiré des griffes des recors, grâces aux ressources de son esprit et de son bon cœur ordinaire. Elle avait emprunté une partie de l'argent au petit lord Southdown, et, à force de cajoleries, avait obtenu du marchand de châles, bijoux, robes et lingerie, qu'il se contenterait pour le reste d'un billet à longue échéance, souscrit par Rawdon. Dans ces deux circonstances, Rawdon avait été pris et relâché avec toute espèce d'égards, et il avait été l'objet de la plus stricte politesse. Aussi Moss et le colonel étaient-ils dans les meilleurs termes l'un à l'égard de l'autre.
«Vous allez retrouver, colonel, votre ancienne chambre, et tout le reste en parfait état, disait, en homme qui sait vivre, le recors à son prisonnier. On a toujours eu soin de la tenir bien aérée et de n'y mettre que des gens comme il faut. L'avant-dernière nuit elle était occupée par l'honorable capitaine Famish, du 5e dragons. Au bout de quinze jours sa tante l'en a fait sortir; c'était, disait-elle, pour le mettre à la raison qu'elle l'avait fourré ici. Mais, en attendant, il mettait drôlement, je vous le promets, mon champagne à la raison; tous les soirs il y avait gala; on arrivait de tous les clubs de la capitale et on faisait sauter crânement les bouchons de champagne; et il venait de bons diables, je vous en réponds, et auxquels un verre de vin ne fait pas peur. Mistress Moss tient toujours sa table d'hôte à cinq heures et demie; on fait ensuite de la musique ou l'on joue aux cartes.... Dans le cas où vous voudriez bien nous faire l'honneur de votre présence....
—C'est bon, je sonnerai si j'ai besoin de vous,» dit Rawdon; et il alla tranquillement se coucher.
Comme vieux soldat, il ne se laissait point abattre par les revers de la fortune. Un homme d'un caractère moins aguerri, et par conséquent de moins de sang-froid, aurait envoyé une lettre à sa femme au moment même où on lui mettait la main sur le collet.
«Mais, pensa Rawdon, à quoi bon aller troubler son sommeil? elle ne s'apercevra seulement pas si je suis ou non rentré; il sera assez tôt de la prévenir lorsqu'elle aura dormi et moi aussi. De quoi s'agit-il? De cent soixante-dix livres? Ce serait bien le diable si elle ne trouvait pas à décrocher quelque part cette bagatelle.»
Ce fut au milieu de ces réflexions et après avoir donné sa dernière pensée au petit Rawdon, que le colonel s'endormit dans ce lit dont le capitaine Famish avait été le dernier occupant. Il était dix heures environ lorsqu'il se réveilla. Le petit garçon aux cheveux rouges lui apporta avec une sorte de fierté enfantine un nécessaire en argent pour se faire la barbe. Le manoir de M. Moss, bien qu'ayant un aspect un peu sombre, ne manquait pas cependant d'un certain air de splendeur. On remarquait sur les étagères de vieux plateaux en argent qui avaient leur éclat, des porte-liqueurs auxquels on pouvait faire le même reproche, des boiseries jadis dorées et sur lesquelles pendaient des rideaux de satin d'un jaune fané, qui servaient à cacher à l'œil les barreaux des fenêtres. Sur les murailles, de grands cadres écornés et dédorés entouraient des paysages et des sujets de sainteté. Le déjeuner du colonel lui fut apporté dans cette argenterie noire et splendide dont nous venons de parler. Miss Moss, jeune fille aux yeux vifs et encore tout empapillotée, demanda avec un sourire au colonel, en lui présentant la théière, s'il avait passé une bonne nuit. Elle lui donna aussi le Morning-Post où se trouvaient les noms de tous les grands personnages qui avaient figuré la nuit précédente à la fête de lord Steyne. On y faisait un brillant éloge de cette fête et du succès qu'avait obtenu la belle et charmante mistress Rawdon Crawley dans les différents rôles qu'elle avait remplis.
Le colonel se mit à jaser de la façon la plus intime avec sa geôlière, qui s'était assise sur le bord de la table dans une pose pleine de grâce et de nonchalance; elle portait à ses pieds de vieux souliers de satin éculés et des bas qui lui tombaient sur les talons. Le colonel Crawley finit par demander une plume, de l'encre et du papier, et bientôt miss Moss arriva, portant entre l'index et le pouce la feuille de papier désirée. Combien de pauvres diables avaient tracé à la hâte sur ces petits carrés blancs les formules de supplication les plus ardentes, et, se promenant de long en large dans ce détestable repaire, avaient attendu avec impatience le messager chargé de la parole de délivrance! Qui n'a reçu de ces lettres dont le pain à cacheter est encore humide, dont chaque mot est l'expression d'une âme mortifiée et malheureuse? Rawdon, du reste, n'éprouvait aucune inquiétude sur le sort de sa missive.
«Chère Becky, écrivait-il, j'espère que vous avez bien dormi. Ne vous tourmentez pas si je ne vous ai pas apporté votre café ce matin; la nuit dernière, comme je m'en revenais avec mon cigare, il m'est arrivé un accident. J'ai été coffré par Moss de Cursitor-Street, et c'est sous les lambris dorés de son splendide salon que je vous écris la présente, de ce même salon où je me suis trouvé dans la même position il y a deux ans. Miss Moss m'a apporté le thé. Elle a pris beaucoup d'embonpoint. Suivant son ordinaire, elle a toujours ses bas sur les talons.
«Il s'agit du billet de Nathan; il y en a pour cent cinquante livres sterling, cent soixante-dix avec les frais. Envoyez-moi mon nécessaire et des habits; je suis en chaussons de bal et en bas de soie blancs, c'est-à-dire dans le même état que ceux de miss Moss. Vous trouverez dans les tiroirs du secrétaire soixante-dix livres; vous n'aurez qu'à aller en offrir soixante-cinq à Nathan, en lui demandant un renouvellement. Promettez-lui de prendre du vin; nous en trouverons bien toujours le placement dans nos dîners. Mais point de tableaux, surtout; il les vend trop cher.
«S'il ne veut pas se prêter à cette combinaison, cherchez dans vos hardes ce que vous pouvez vendre; il faut absolument avoir réuni cette somme ce soir: d'abord parce qu'il n'est pas fort agréable de demeurer ici; et puis, ensuite, parce que c'est demain dimanche, sans compter que les lits ne sont pas très-propres, et qu'en outre cela pourrait donner des idées aux autres créanciers. Je suis bien aise que cette aventure ne soit pas tombée le samedi de sortie de Rawdon. Je vous embrasse bien.
«Tout à vous,
«R. C.
«P. S. Ne tardez pas trop à venir.»
Cette lettre écrite et cachetée fut portée par un de ces messagers qui sont toujours à attendre dans le voisinage de l'établissement de M. Moss. Tranquille désormais de ce côté, Rawdon descendit dans le préau, où il fuma son cigare avec un grand calme d'esprit.
Il calcula qu'il fallait bien trois heures à Becky pour mener à bonne fin cette négociation et faire ouvrir les portes de sa prison; ce temps s'écoula pour lui de la manière la plus agréable, à fumer, à lire le journal et à boire à la cantine avec un de ses amis, le capitaine Walker, qui se trouvait dans le même cas que lui; ces deux messieurs se livrèrent aux cartes un terrible assaut, dans lequel les chances restèrent égales des deux côtés.
Les heures se passaient pourtant sans que Rawdon vît revenir son ambassadeur, et Becky n'arrivait pas davantage.
À l'heure ordinaire de cinq heures et demie, la table d'hôte de M. Moss fut servie pour ceux des locataires de la maison qui avaient de quoi payer leur écot. Ils se réunirent dans le splendide salon dont nous avons déjà parlé, et avec lequel communiquait la chambre temporairement occupée par M. Rawdon. Miss Moss, qui alors s'était débarrassée de ses papillotes, fit les honneurs d'un gigot de mouton bouilli aux navets, et le colonel en mangea de très-bon appétit. On lui proposa ensuite, pour fêter sa bienvenue, de faire sauter le bouchon d'une bouteille de champagne; il s'y prêta de très-bonne grâce: les dames burent à sa santé, et miss Moss lui lança une œillade des plus gracieuses.
Au milieu du repas, on entendit retentir la sonnette de la porte; le jeune garçon aux cheveux rouges se leva pour aller répondre, et il annonça en revenant que l'ambassadeur de Rawdon lui avait rapporté un paquet avec une lettre qu'il remit à son adresse.
«Ne vous gênez pas, colonel, je vous prie,» dit M. Moss en accompagnant ces paroles d'un signe de la main.
Le colonel ouvrit la lettre d'une main tremblante. C'était un charmant petit billet sur papier rose parfumé, avec un joli cachet de cire verte.
«Mon pauvre bichon, écrivait mistress Crawley, je n'ai pu fermer l'œil de la nuit, ne sachant ce qu'était devenu mon vieux monstre. Je n'ai pu prendre un peu de repos qu'après avoir envoyé chercher ce matin M. Blench, car je grelottais la fièvre. Il m'a prescrit une potion, et a défendu à Finette qu'on me dérangeât sous quelque prétexte que ce fût. C'est ainsi, mon bon mari, que votre messager, qui a bien mauvaise mine, à ce que dit Finette, et qui sent le genièvre, a été obligé d'attendre dans l'antichambre jusqu'au moment où j'ai sonné. Jugez, mon pauvre mari, dans quel état m'a mise votre lettre presque indéchiffrable.
«Toute malade que j'étais, j'ai envoyé aussitôt chercher une voiture, et, à peine habillée, sans avoir le courage de prendre mon chocolat (car je n'ai de plaisir à le prendre que lorsque c'est mon vieux monstre qui me l'apporte), je me suis fait conduire au galop chez Nathan. Je l'ai vu; j'ai eu beau pleurer, gémir, me jeter à ses pieds, rien n'a pu attendrir cet homme exécrable. Il lui fallait tout son argent, disait-il, ou autrement il était décidé à retenir mon vieux monstre en prison. Alors je suis rentrée avec l'intention d'aller faire une triste visite à ma tante, pour aller mettre entre les mains de cette chère tante, avec ce qui s'y trouve déjà, les hardes et les bijoux qu'il me serait possible de réunir. Le bélier de Bulgarie était chez moi avec milord; ils venaient me complimenter du talent que j'avais montré dans mon rôle. Paddington n'a pas tardé à les suivre, puis Champignac, puis son ambassadeur, chacun m'apportant ses compliments et ses fadeurs. J'étais à la torture, soupirant après le moment où je serais débarrassée de ces importuns, et comptant les minutes qui prolongeaient la captivité de mon pauvre prisonnier.
«Quand ils ont été partis, je me suis jetée aux pieds de milord, je lui ai dit que nous allions tout engager et l'ai supplié de me prêter deux cents livres. Il s'est mis à jurer et à tempêter comme un furieux, et m'a dit de ne pas faire la sottise de rien mettre en gage, en m'assurant qu'il aviserait à me venir en aide. Là-dessus il est parti, en me promettant qu'il m'enverrait demain matin ce dont j'avais besoin. J'attends l'exécution de sa promesse pour aller trouver mon vieux monstre et lui porter un baiser bien tendre
«De son affectionnée,
«Becky.
«P. S. J'écris dans mon lit, car j'ai la tête et le cœur bien malades.»
Lorsque Rawdon eut terminé cette lettre, sa figure se couvrit d'une telle rougeur, ses regards devinrent si farouches, que le reste des convives ne douta pas un moment que cette missive renfermât de mauvaises nouvelles. Tous les soupçons contre lesquels il avait lutté jusqu'alors vinrent de nouveau assaillir son esprit. Elle n'avait pas su aller vendre ses bijoux, et elle trouvait le temps de faire des gorges chaudes sur les compliments et les flatteries qu'elle recevait pendant qu'il était en prison. En cherchant bien, ne pourrait-il pas découvrir quelle main l'avait poussé sous les verrous? Wenham était avec lui au moment de son arrestation, et alors.... Il frémissait de s'arrêter à de pareils soupçons. Il quitta la salle à manger, l'esprit tout en désordre, et courut s'enfermer dans sa chambre; il ouvrit son pupitre, fit courir sa plume sur le papier sans trop savoir ce qu'il écrivait, et envoya ces quelques lignes à sir Pitt ou lady Crawley, et chargea le même commissionnaire de les porter sur-le-champ à Gaunt-Street, de prendre un cabriolet au besoin; il y avait une guinée pour lui s'il lui rapportait la réponse avant une heure.
Dans ce billet, il suppliait son frère et sa sœur, pour l'amour de Dieu, au nom de son fils et de son honneur, de le tirer de la triste situation dans laquelle il était tombé; il était en prison, il avait besoin de cent livres pour recouvrer sa liberté, il les suppliait de venir le délivrer.
Après avoir expédié sa lettre, il revint prendre sa place à table et demanda du vin. Sa conversation bruyante, ses éclats de rire stridents avaient quelque chose d'étrange et de sinistre. À plusieurs reprises il partit d'un ricanement convulsif en songeant à ses terreurs. Cette heure se passa pour lui à boire et à faire le guet, cherchant à saisir le moindre bruit qui lui annonçât la voiture qui allait lui rapporter sa destinée.
À l'expiration du temps fixé, il entendit un bruit de roues devant la porte, et le jeune garçon aux cheveux rouges sortit avec son trousseau de clefs. Une dame attendait dans le salon des visiteurs.
«Le colonel Crawley?» demanda-t-elle d'une voix toute tremblante.
Après lui avoir fait un signe d'intelligence, le garçon referma la porte extérieure sur elle, puis il revint dans la salle à manger, où il dit à Crawley:
«Colonel, on vous demande.»
Rawdon quitta la pièce d'un bond et descendit au parloir, laissant tous les autres convives occupés gaiement à sabler le champagne; un faible rayon de lumière tombait à travers la fente de la porte sur cette dame, qui paraissait fort agitée.
«C'est moi, Rawdon, lui dit-elle d'une voix tremblante dont elle cherchait à déguiser l'émotion; c'est moi, Jane.»
Rawdon en croyait à peine ses yeux et ses oreilles. Il s'élança vers elle, la serra dans ses bras, articula quelques remercîments inintelligibles, puis, s'appuyant sur son épaule, donna un libre cours à ses sanglots. Quant à elle, elle ne comprenait rien à cette émotion.
Il ne fut pas difficile d'obtenir la quittance de M. Moss. Ce brave homme éprouva cependant un certain déplaisir; il avait bien compté avoir le colonel pour convive pendant toute la journée du dimanche. Jane, toute rayonnante de joie et de bonheur, fit sortir Rawdon de la prison de dettes et l'emmena dans la voiture qu'elle avait prise pour hâter le moment de sa délivrance.
«Mon cher Rawdon, lui dit-elle, Pitt était parti pour un dîner politique lorsque votre lettre est arrivée, et alors je n'ai pas hésité; je suis venue vous chercher moi-même.»
En même temps elle lui serrait la main. Peut-être fut-il très-heureux pour Rawdon que sir Pitt ait eu ce jour-là ce devoir ministériel à remplir. Rawdon ne trouvait pas de paroles assez énergiques pour témoigner à sa belle-sœur toute sa reconnaissance. Cette vivacité de sentiments troublait un peu la pauvre petite lady Jane.
«Ah! lui disait-il dans un transport de candeur, vous ne savez pas combien je suis changé depuis que je vous connais et que j'ai mon petit Rawdy. Il a bien fallu que je changeasse un peu, parce que, voyez-vous, je sens là-dessous quelque chose.... J'éprouve.... enfin....»
Il laissa sa phrase inachevée, mais lady Jane le comprit néanmoins, et le soir même, après son départ, assise auprès du berceau de son enfant, elle pria humblement le ciel pour le pauvre pécheur accablé du poids de ses égarements.
En sortant de chez elle, Rawdon se dirigea au pas de course vers Curzon-Street. Il était alors neuf heures du soir; il traversa comme un fou les rues, les carrefours, jusqu'au moment où il s'arrêta enfin tout haletant devant la porte de sa maison. Il recula d'un pas pour s'appuyer sur la grille; puis, levant avec angoisse les yeux du côté des croisées, il vit le salon tout resplendissant de lumière; et pourtant ne lui avait-elle pas écrit qu'elle était au lit et malade? Il resta immobile pendant quelque temps, et la lumière descendant des fenêtres éclairait sa figure pâle et décomposée.
Il tourna sa clef dans la serrure et entra dans la maison. Des éclats de rire partaient de l'étage supérieur. Rawdon portait encore le costume qu'il avait le matin même au moment de son arrestation. Il monta l'escalier sur la pointe du pied; arrivé à la dernière marche, il s'appuya un moment sur la rampe. Point de bruit dans la maison, on avait donné congé à tous les domestiques. Rawdon prêta de nouveau l'oreille: il entendit des éclats de rire se confondant avec une voix qui chantait. C'était Becky qui redisait la romance de la nuit précédente. Une voix rauque criait: «Brava! brava!» Cette voix était celle de lord Steyne.
Rawdon ouvrit la porte et entra. Il vit au milieu de la pièce une petite table dressée, un souper servi, des vins, de l'argenterie. Lord Steyne était étendu sur le sofa, et Becky assise à côté de lui. L'épouse coupable portait une toilette ravissante de coquetterie et de volupté; sur ses bras, à ses doigts, étincelaient les bracelets et les bagues; à son corsage brillaient les diamants que lord Steyne lui avait donnés. Le noble lord tenait une de ses mains dans la sienne, et se penchait pour y déposer un baiser. Mais déjà Becky était debout; car, glacée de terreur, elle venait de voir devant elle la pâle figure de Rawdon.
Puis aussitôt elle essaya de sourire comme pour fêter la venue de son mari; mais ce fut seulement une horrible contraction dans les traits de son visage. Lord Steyne se leva aussi en grinçant des dents, la face livide, les regards bouleversés, la fureur dans les yeux.
Lui aussi essaya de rire; il fit un pas en avant et tendit la main à Rawdon.
«Ah! vous voilà de retour! eh! comment vous portez-vous, colonel?»
La figure de lord Steyne était affreusement contractée, bien qu'il s'efforçât de faire bon visage à l'indiscret qui troublait la fête.
En voyant l'expression peinte sur la figure de Rawdon, Becky s'était élancée au-devant de lui.
«Je suis innocente, Rawdon! s'écriait-elle; devant Dieu, je vous le jure, je suis innocente!»
En même temps elle se suspendait à ses mains, aux pans de son habit, et ses bagues et ses bracelets étincelaient à l'éclat des lumières.
«Je suis innocente! je suis innocente!... Dites-lui donc que je suis innocente!» s'écriait-elle de nouveau en se tournant vers lord Steyne.
Mais lui, pensant qu'il était victime d'un guet-apens, était aussi furieux contre la femme que contre le mari.
«Vous innocente! hurlait-il avec d'épouvantables jurements; vous innocente! lorsque tous ces bijoux que vous avez sur le corps, je les ai payés jusqu'au dernier! vous innocente! lorsque je vous ai compté plusieurs milliers de livres sterling que ce misérable partageait avec vous, et dont il a déjà mangé sa part! Innocente! oui, à la façon de votre mère, cette vertu d'Opéra, ou de votre escroc de mari. Ne croyez pas m'intimider, comme cela vous a réussi auprès de beaucoup d'autres. Allons, monsieur, laissez-moi passer!»
Lord Steyne saisit en même temps son chapeau; ses yeux lançaient des éclairs et jetaient à son ennemi des regards insultants. Il se dirigea en même temps vers Rawdon, ne doutant pas que ce dernier ne se hâtât de lui livrer passage.
Mais Rawdon, se précipitant sur lui, le saisit par la cravate, et lord Steyne à moitié suffoqué s'affaissa sur lui-même, sous la pression de cette vigoureuse étreinte.
«Vous mentez comme un chien, lui dit Rawdon; vous mentez comme un lâche et un infâme!»
Et en même temps, du revers de sa main, il frappa le noble pair sur les deux joues, et l'envoya, à quelques pas de lui, retomber tout sanglant sur le plancher. Tout ceci s'était fait avant même que Rebecca eût le temps de s'interposer. Malgré la crainte qui faisait fléchir tous ses membres, elle admirait cependant son mari dans sa vigueur, dans son énergie et dans son triomphe.
«Approchez,» lui dit Rawdon.
Aussitôt elle obéit.
«Retirez tout ceci.»
Elle se mit à défaire les bracelets qu'elle avait aux bras, les bagues qui garnissaient ses doigts; sa main pouvait à peine les contenir; alors elle leva les yeux vers son juge comme pour l'interroger du regard.
«Jetez-moi par terre tous ces bijoux du diable,» lui dit-il.
Elle les laissa tomber à ses pieds. Rawdon lui arracha encore la broche qu'elle portait au corsage, et la lança à la tête de lord Steyne. La broche fit au front du noble lord une large entaille dont il conserva la marque jusqu'à sa mort.
«Suivez-moi, dit Rawdon à sa femme.
—Ah! ne me tuez pas, Rawdon,» lui dit-elle d'une voix suppliante.
Il se mit à ricaner d'un rire étrange et sauvage.
«Je veux savoir si cet homme en a menti pour ce qu'il a dit de l'argent comme pour ce qu'il a dit de moi. Parlez, en avez-vous reçu de lui?
—Non, dit Rebecca, c'est-à-dire....
—Vos clefs!» reprit Rawdon.
Et ils sortirent ensemble.
Rebecca lui avait donné ses clefs, à l'exception d'une seule, espérant qu'il n'y ferait pas attention. C'était la clef du petit pupitre qu'Amélia lui avait donné autrefois et qu'elle tenait soigneusement caché. Rawdon ouvrit toutes ses boîtes, bouleversa toute sa garde-robe, jeta pêle-mêle sur le plancher tous les chiffons qui s'y trouvaient renfermés. Enfin il trouva le pupitre, et força sa femme à l'ouvrir. Ce pupitre renfermait ses papiers, à elle, des lettres d'amour déjà anciennes, toutes sortes de petits bijoux et d'objets à l'usage des femmes. Il contenait aussi un portefeuille rempli de bank-notes dont la date remontait déjà, pour quelques-uns, à une dizaine d'années; mais dans le nombre il s'en trouvait un tout récent, le billet de mille livres que lord Steyne lui avait donné.
«C'est lui qui vous l'a donné? demanda Rawdon.
—Oui, répondit Becky.
—Il l'aura aujourd'hui même, fit Rawdon; car déjà le jour commençait à poindre, plusieurs heures s'étant écoulées dans ces recherches minutieuses. Avec le reste je m'arrangerai pour payer Briggs, qui a montré tant de tendresse à l'enfant, et pour acquitter les autres dettes. Quant au surplus, vous me ferez savoir où il faudra vous l'adresser. Il me semble, Becky, que vous auriez bien pu prendre sur cette réserve cent livres sterling pour me tirer de prison, moi qui ai toujours partagé avec vous.
—Je suis innocente,» répétait Becky.
Mais, sans daigner ajouter un mot, Rawdon la laissa seule.
Les premiers feux du soleil pénétraient alors dans la chambre, où cette femme se trouvait comme frappée d'immobilité; ils éclairaient ces malles ouvertes, ces hardes dispersées dans tous les coins de la pièce; ces robes, ces plumes, ces écharpes, ces bijoux, monceau de vanités qui n'offrait plus qu'un triste spectacle de ruines et de débris! La chevelure de Becky tombait en désordre sur ses épaules, sa robe était arrachée à la place qu'occupait sa broche de diamants. Elle avait entendu Rawdon descendre les escaliers, elle l'avait entendu refermer la porte sur lui. Elle savait qu'il ne reviendrait plus, qu'il était parti pour toujours. Songeait-il à commettre un suicide? Non, pas du moins tant qu'il ne se serait pas battu avec lord Steyne. Alors les pensées de cette malheureuse se reportèrent sur sa vie passée, sur les vicissitudes qu'elle avait traversées. Que de misères et de luttes pour aboutir à l'abandon et au désespoir! Il ne lui restait plus que le poison pour en finir avec toutes ses espérances, ses intrigues, ses dettes, ses triomphes. Ce fut au milieu de ces réflexions que la trouva sa femme de chambre, créature que lord Steyne avait placée auprès d'elle.
«Mon Dieu, madame, qu'est-il donc arrivé?» fit-elle en la voyant les yeux secs et les mains crispées au milieu de cette scène de désolation.
Et nous le demanderons comme elle. Qu'était-il donc arrivé? était-elle coupable? était-elle innocente? Innocente, elle l'était, à l'en croire, du moins. Mais comment supposer que la vérité pût se trouver sur de pareilles lèvres? Comment croire, en cette circonstance, à la pureté de ce cœur si dépravé? Sa femme de chambre tira ses rideaux et insista avec un air d'intérêt et de sollicitude pour qu'elle se mît au lit, ce qu'elle finit par faire; puis cette femme passa dans l'autre pièce, et rassembla tous les bijoux qui jonchaient le sol depuis le moment où Rebecca s'en était dépouillée sur l'ordre de son mari, et où lord Steyne s'était échappé de la maison.