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La foire aux vanités, Tome II

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CHAPITRE XXII.

Le lendemain de la bataille.

La maison qu'habitait sir Pitt Crawley, dans Great-Gaunt-Street, était au milieu de ses préparatifs du dimanche, lorsque Rawdon, toujours dans le même costume de bal qu'il n'avait pas quitté depuis deux jours, heurta en passant la femme qui balayait l'escalier, et entra précipitamment dans le cabinet de son frère. Lady Jane, en peignoir du matin, était à l'étage supérieur dans la chambre des enfants, occupée à surveiller leur toilette; puis, prenant ces petits êtres sur ses genoux, elle leur faisait réciter leur prière. Elle ne négligeait jamais de leur faire remplir régulièrement ce pieux devoir, avant la prière en commun, présidée par sir Pitt lui-même, et à laquelle assistaient tous les gens de la maison. Rawdon s'assit près du bureau du baronnet, où se trouvaient des brochures, des lettres disposées avec un ordre parfait, des paperasses, des imprimés soigneusement étiquetés, des cartons pour les factures et les correspondances. On voyait encore sur le bureau une Bible, le Quaterly Rewiew, l'Annuaire de la Cour. On s'apercevait que tout cela avait passé sous l'œil du maître.

Au premier coup de neuf heures que sonna la grande pendule en marbre noir, sir Pitt apparut sur le seuil de la porte de son cabinet, frais comme une rose, le menton bien rasé; on eût dit une figure de cire plantée sur une cravate à l'empois. Ses cheveux étaient peignés, pommadés et parfumés; il avait achevé ses ongles tout en descendant l'escalier d'un pas majestueux, et sous sa robe de chambre couleur cendrée il possédait tout à fait la mise d'un gentilhomme anglais de vieille roche. Il fit un mouvement de surprise en apercevant dans son cabinet le pauvre Rawdon avec les vêtements en désordre, les yeux injectés de sang, les cheveux tout hérissés. Il pensa d'abord que son frère était ivre et que c'étaient là les traces d'une orgie.

«Mon Dieu! Rawdon, lui dit-il, que voulez-vous avec cette figure toute décomposée? qui vous amène de si bonne heure? pourquoi n'êtes-vous point chez vous?

—Chez moi! dit Rawdon avec un rire sauvage; n'ayez pas peur, Pitt, j'ai mon sang-froid. Fermez la porte, j'ai à vous parler.»

Pitt ferma la porte et revint à son bureau, se plaça dans un fauteuil à côté de son frère, et se mit à limer ses ongles avec une dextérité sans égale.

«Pitt, reprit alors le colonel après une pause, c'en est fait de moi: je suis perdu sans ressources.

—C'est la fin que je vous avais toujours prédite, s'écria le baronnet d'un ton bourru et en battant le rappel avec ses ongles, dont le poli lui paraissait désormais satisfaisant. Vous ne viendrez pas me dire que je ne vous ai pas averti. Il m'est impossible de rien faire pour vous: tout mon argent est engagé, les cent livres à l'aide desquelles Jane vous a tiré de prison, je les avais promises pour demain à mon homme d'affaires, et leur absence va me jeter dans un grand embarras. Ce n'est pas qu'en ce qui dépend de moi je refuse de vous venir en aide; mais pour ce qui est de payer vos créanciers, c'est tout comme si je m'engageais à acquitter la dette publique; ce serait une folie, une folie sans nom. Tâchez de vous arranger avec eux. C'est triste, j'en conviens, pour une famille, mais cela se voit tous les jours. La semaine dernière, Georges Kiteley, fils de lord Bugland, a fait une convention de ce genre, et le voilà, comme on dit, blanchi à neuf, et cela sans bourse délier pour son père. Ainsi donc....

—Ce n'est point d'argent qu'il s'agit, fit Rawdon d'une voix rauque; je ne viens point vous parler de moi, et vous ne pouvez douter du motif qui m'amène.

—Qu'y a-t-il donc? dit Pitt en respirant plus librement.

—C'est pour mon fils que je viens réclamer votre appui, fit Rawdon d'une voix émue. Promettez-moi d'avoir soin de lui quand je n'y serai plus. Votre chère femme a toujours été bien bonne pour lui et il l'aime plus que sa.... Damnation sur cette femme! Tenez, Pitt, vous savez que j'étais destiné à avoir un jour l'héritage de miss Crawley; mais on m'a encouragé dans mes extravagances et dans ma paresse, et sans cela j'aurais été un homme tout autre. Au régiment, je ne me suis pas encore acquitté trop mal de mon affaire; et quant à cet héritage, vous savez comment je l'ai perdu et où il est passé.

—Après les sacrifices que j'ai faits pour vous, l'assistance que je vous ai donnée, répliqua sir Pitt, une pareille allusion me semble déplacée dans votre bouche. C'est à vous et non à moi qu'il faut vous en prendre.

—Tout est fini de ce côté, dit Rawdon, tout est fini maintenant.»

Il prononça ces paroles avec un sourd frémissement qui fit tressaillir son frère.

«Mon Dieu! Y a-t-il quelqu'un de mort? demanda Pitt avec un accent de pitié et d'inquiétude.

—J'en aurais terminé avec la vie, continua Rawdon sans prendre garde à ces paroles, si ce n'avait été mon petit Rawdy. Je me serais déjà coupé la gorge après avoir tué ce misérable gueux.»

Toute la vérité se dévoila alors à sir Pitt, et il comprit que c'était à la vie de lord Steyne que Rawdon en voulait. Le colonel fit alors à son frère, d'une voix brève et émue, le récit de toute cette affaire.

«C'était, lui dit-il, un complot tramé entre elle et lui. Les recors auxquels j'étais signalé m'ont arrêté au moment où je sortais de chez lui. Alors je lui ai écrit de m'envoyer de l'argent; elle m'a répondu qu'elle était malade, au lit, et m'a engagé à attendre jusqu'au lendemain; et en rentrant à l'improviste, je l'ai trouvée couverte de diamants de la tête aux pieds, en compagnie de cet infâme.»

Alors il lui dépeignit, au milieu de l'agitation la plus vive, sa lutte avec lord Steyne, et montra à son frère qu'après ce qui s'était passé il ne restait pas deux partis à prendre; par conséquent, il devait se tenir prêt pour la rencontre qui ne pouvait manquer d'avoir lieu.

«Et comme le dénoûment peut m'être fatal, fit Rawdon d'une voix émue, et que mon fils n'a point de mère, c'est sous votre garde, c'est sous celle de Jane que je le remets, et assurément vous le traiterez comme s'il était votre enfant.»

Le frère aîné se sentit profondément touché; il serra la main de Rawdon avec une cordialité qui ne lui était pas ordinaire, et Rawdon essuya du revers de sa main ses paupières humides.

«Merci, frère, lui dit-il; j'ai maintenant votre parole, et cela me suffit.

—C'est un engagement d'honneur,» répondit le baronnet.

Rawdon tira alors de sa poche le petit portefeuille qu'il avait trouvé dans le pupitre de Becky, et dont il sortit un paquet de billets de banque.

«Tenez, dit-il à son frère avec un amer sourire, voici six cents livres pour Briggs, qui a toujours été si bonne pour l'enfant; vous ne me croyiez pas si riche, n'est-ce pas? C'est l'argent qu'elle nous avait prêté; je me suis toujours senti mal à l'aise en recevant l'argent de cette pauvre femme. Quant au surplus, que j'ai emporté dans le premier moment, on peut le rendre à Becky pour qu'elle se tire d'affaire avec....»

Tout en parlant ainsi, il prenait dans le portefeuille les autres billets pour les remettre à son frère; mais ses mains tremblaient si fort, il était si ému que le portefeuille lui échappa, et qu'il en sortit le billet de mille livres, la plus terrible et la dernière des pièces accusatrices qui déposaient contre Becky.

Pitt se baissa pour le ramasser, tout étonné de l'importance de la somme.

«Celui-là me regarde, dit Rawdon; je compte bien loger une balle dans la tête du propriétaire de ce chiffon.»

Il goûtait une joie intérieure en pensant à la satisfaction qu'il aurait à mettre ce billet en guise de bourre par-dessus la balle avec laquelle il voulait tuer le marquis.

Ensuite les deux frères se serrèrent une dernière fois la main et se séparèrent. Lady Jane, ayant appris que le colonel se trouvait dans le cabinet de son mari, attendait dans la pièce voisine l'issue de leur entretien avec la plus vive anxiété. La porte de la salle à manger ayant été laissée entr'ouverte comme par hasard, elle put voir les deux frères sortir du cabinet. À ce moment, elle s'avança, tendit la main à Rawdon, et lui dit que c'était bien à lui de venir leur demander à déjeuner, bien qu'à sa longue barbe, à sa figure bouleversée, aux sombres regards de son ami, elle pût juger que ce n'était point de déjeuner qu'il avait été question entre eux. Rawdon s'excusa sur un engagement antérieur; il serra fortement la petite main que sa timide belle-sœur lui tendait, et Jane le suivit d'un regard plein de compassion, en voyant à ses traits qu'il s'agissait de quelque grand malheur. Mais il partit sans prononcer un mot, et sir Pitt n'entra avec elle dans aucune explication.

En quittant Great-Gaunt-Street, toujours en proie à la même agitation, Rawdon se dirigea vers Gaunt-House, et fit gémir le lourd marteau qui étale sur la porte cochère sa tête de Méduse; à ses coups redoublés accourut une espèce de Silène à la face enluminée, à la veste rouge galonnée d'argent, qui remplissait dans l'hôtel les fonctions de portier. Cet homme, épouvanté du désordre qui régnait dans la tenue du colonel, lui barra le passage comme s'il eût craint que cet étrange visiteur ne voulût forcer l'entrée. Mais le colonel lui présenta une de ses cartes, et lui ordonna de la remettre à lord Steyne, en lui faisant remarquer qu'elle portait son adresse et en lui disant qu'il serait toute la journée, à partir d'une heure, à Regent-Club, et que c'était là, et non chez lui, qu'il fallait aller le chercher quand on voulait le trouver. Cet homme, à la face rubiconde, regarda partir le colonel avec des grands yeux surpris et étonnés, comme firent les passants qui, dans leurs habits de dimanche, commençaient à remplir les rues dès cette heure matinale. Le gamin, avec son air mutin et joyeux, l'épicier qui bâillait sur sa porte, le cabaretier qui fermait ses volets pendant la durée du service, croyaient voir quelque fou échappé de Bedlam, et les quolibets pleuvaient sur l'infortuné au moment où, arrivant enfin à la station des voitures, il se décida à prendre un fiacre et dit au cocher de le conduire à la caserne de Knightsbridge.

Les cloches se répondaient de tous les points de la capitale, lorsque Rawdon arriva au terme de sa course; et, s'il s'était rendu compte de ce qui se passait autour de lui, il aurait reconnu Amélia, qu'il avait vue autrefois, se dirigeant de Brompton vers la paroisse de Russell-Square. Les écoliers se rendaient en rangs à l'église, et dans les faubourgs, les rues et les voitures étaient remplies de gens qui allaient chacun du côté où les appelait le plaisir. Le colonel était en proie à de trop vives préoccupations pour remarquer ce mouvement. En arrivant à Knightsbridge, il alla droit à la chambre de son vieil ami et camarade le capitaine Macmurdo, et fut fort satisfait de le trouver à la caserne.

Le capitaine Macmurdo était un ancien officier qui avait eu sa part de gloire à la journée de Waterloo; son régiment l'aimait beaucoup, et la médiocrité de sa fortune l'avait seule empêché d'arriver aux grades supérieurs. Il méditait tranquillement sur les douceurs du lit en savourant sa grasse matinée.

Lorsque Rawdon ouvrit la porte, ce vénérable guerrier aux cheveux gras et grisonnants portait sur la tête un foulard de soie, au-dessus de la lèvre une moustache teinte et un nez bourgeonnant.

Rawdon ayant annoncé au capitaine qu'il venait lui demander un service d'ami, il ne fut pas besoin d'une plus longue explication pour que celui-ci comprît parfaitement de quoi il s'agissait. Il avait déjà conduit plusieurs affaires du même genre avec une grande prudence et une grande habileté. Son Altesse Royale, de si regrettable mémoire, lorsqu'elle commandait en chef, professait à ce sujet la plus grande estime pour le capitaine Macmurdo; enfin, c'était à lui qu'avait recours tout homme d'honneur lorsqu'il se trouvait dans une passe difficile.

«Et le motif, mon vieux Crawley? lui dit son ancien camarade. Est-ce encore pour quelque affaire de jeu comme celle où nous avons fait mordre la poussière au capitaine Marker?

—Il s'agit de.... de ma femme,» répondit Crawley en baissant les yeux et en devenant tout rouge.

Le capitaine fit claquer sa langue.

«J'ai toujours pensé, reprit-il, qu'elle finirait par vous jouer quelque tour.»

En effet, au régiment et dans les clubs, il y avait eu plus d'un pari engagé sur le sort probable réservé au colonel Crawley. Ces suppositions étaient une conséquence naturelle de la légèreté que mistress Rawdon étalait dans sa conduite; mais, au sombre regard par lequel Rawdon accueillit cette observation, Macmurdo comprit qu'il ne fallait pas insister davantage sur ce sujet.

«N'y aurait-il donc pas moyen d'en sortir autrement, mon vieux? reprit le capitaine avec plus de gravité. Sont-ce seulement des soupçons, dites, ou bien avez-vous des lettres? Ne pourriez-vous pas tenir cela secret et caché? En pareille circonstance, le mieux est ne point faire de bruit quand c'est possible.... Il a fallu y mettre de la complaisance pour ne s'en apercevoir que maintenant, continua le capitaine en se parlant à lui-même, et il se rappelait les mille propos tenus à la table des officiers, d'où la réputation de mistress Crawley était bien souvent sortie en morceaux.

—Pour des gens comme nous, reprit Rawdon, il n'y a pas deux manières de terminer cette affaire, entendez-vous? Ils avaient eu soin de se débarrasser de moi, de me faire arrêter; je me suis échappé, et je les ai retrouvés seuls en tête-à-tête. Je l'ai appelé lâche et menteur; enfin, je l'ai frappé et envoyé à terre.

—Il a eu ce qu'il méritait, répondit Macmurdo; mais vous ne m'avez pas encore dit son nom?

—C'est lord Steyne, répliqua Rawdon.

—Ah! diable! un marquis! on disait qu'il.... c'est-à-dire, c'était vous qui....

—Quel galimatias est-ce là? cria Rawdon; voulez-vous dire qu'on aurait exprimé des doutes en votre présence sur la vertu de ma femme? Pourquoi alors ne m'en avez-vous rien dit, Mac?

—Le monde est si médisant, mon pauvre vieux! répliqua l'autre; à quoi bon aller vous répéter des propos d'écervelés sur votre compte?

—Vous avez manqué aux devoirs de l'amitié,» lui dit Rawdon; et, ne pouvant plus maîtriser son émotion, il se couvrit la figure de ses deux mains et donna un libre cours à sa douleur.

Ce spectacle toucha profondément son vieux compagnon d'armes.

«Allons, courage, mon vieux, dit le vieux Mac; grand ou petit, il aura une balle dans la tête, ce gibier du diable. Et quant à votre femme, que voulez-vous? c'est toujours la même histoire.

—Ah! vous ne savez pas combien je l'aimais, dit Rawdon d'une voix sourde. Je la suivais comme un petit chien. Je lui donnais tout ce que j'avais. Je me suis condamné à l'indigence pour l'épouser; j'ai engagé jusqu'à ma montre pour satisfaire à ses moindres fantaisies. Pendant ce temps, elle faisait bourse à part, et enfin elle m'a refusé cent livres pour me tirer de prison.»

Il raconta alors à Macmurdo, dans un langage plein de dignité, malgré ce qu'il avait de confus, tous les détails de cette histoire. Macmurdo était tout surpris de cette agitation extraordinaire, qu'il s'efforçait de calmer par ses réflexions adoucissantes.

«Elle peut être innocente, après tout, lui disait-il; n'est-ce pas là ce qu'elle soutient? Ce n'est pas la première fois qu'elle se trouvait seule chez elle avec lord Steyne.

—Sans doute, répondait Rawdon avec tristesse, mais voici qui ne prouve pas en faveur de son innocence.» Et il montrait au capitaine le billet de mille livres qu'il avait trouvé dans le portefeuille de Becky. «Voilà ce qu'il a donné, et elle ne m'en a rien dit, et c'est lorsqu'elle avait cet argent-là entre les mains qu'elle a refusé de venir me tirer de la prison où j'étais enfermé.»

Le capitaine fut obligé de convenir qu'il y avait là quelque chose qui n'était pas très-clair.

Pendant cet entretien, Rawdon avait envoyé le domestique du capitaine Macmurdo à Curzon-Street, avec ordre de se faire donner des habits et du linge, dont le capitaine avait grand besoin. Pendant l'absence de cet homme, Rawdon et son ami avait composé à grand'peine et à coups de dictionnaire une lettre destinée à lord Steyne. Le capitaine Macmurdo, au nom du colonel Crawley, avait l'honneur de se mettre aux ordres du marquis de Steyne, et lui annonçait qu'il avait reçu plein pouvoir de lui pour arrêter les conditions du combat que Sa Seigneurie, il n'en faisait aucun doute, serait la première à réclamer, et qui, d'après la manière dont les choses s'étaient passées, lui paraissait inévitable. Le capitaine Macmurdo, usant toujours des formes les plus polies, priait lord Steyne de lui désigner un de ses amis avec lequel, lui, le capitaine Macmurdo, pourrait s'entendre. Il finissait en exprimant le désir que le duel eût lieu dans le plus bref délai possible.

Le capitaine ajoutait en post-scriptum qu'il avait entre les mains un billet de banque d'une valeur considérable, que le colonel Crawley avait de fortes raisons pour supposer qu'il appartenait au marquis de Steyne, et qu'il désirait l'envoyer à l'adresse de son propriétaire.

Pendant que cette lettre s'élaborait, le domestique du capitaine était de retour de sa commission à la maison du colonel; mais il ne rapportait ni le sac de nuit ni le porte-manteau qu'on l'avait envoyé chercher, et sa figure exprimait une stupéfaction comique.

«Ils ne veulent rien donner, dit-il alors; la maison est au pillage, ils ont tout mis sens dessus dessous; le propriétaire veut retenir tous les effets pour sa garantie. Les domestiques boivent le vin dans le salon; et on dit que.... que vous êtes parti en emportant l'argenterie, colonel.» Puis, après une pause, il ajouta: «Il y a déjà un domestique qui a disparu. Simpson, qui a l'air fort excité par la boisson, crie bien fort que rien ne sortira de la maison qu'on ne lui ait payé ses gages.»

Le récit de cette petite insurrection domestique surprit Rawdon, et le fit sourire par la diversion qu'elle apportait à ses tristes préoccupations. Les deux officiers s'amusèrent beaucoup de cet orage qui s'élevait autour des débris de cette fortune renversée.

«Je suis bien aise au moins que le petit ne soit plus chez moi, dit Rawdon en se rongeant les ongles. Vous le rappelez-vous, Mac, lorsqu'il venait au manége et qu'on lui faisait monter le sauteur? comme il se tenait bien dessus!

—C'est vrai qu'il avait un petit air crâne,» reprit l'excellent capitaine.

Le petit Rawdon se trouvait pour le moment dans la chapelle de Whitefriars, au milieu d'une rangée de petits garçons en robe comme lui; et certes il n'écoutait pas le sermon avec grande attention; mais il pensait bien plutôt à sa sortie du samedi suivant, calculant que son père viendrait le chercher comme d'habitude et le mènerait peut-être au spectacle.

«Ce sera un fameux gaillard que ce garçon-là, continua Rawdon en pensant toujours à son fils. Vous me promettez, Mac, que, si cela tourne mal pour moi, si j'y laisse ma peau, je puis compter que.... que vous irez le voir, n'est-ce pas? Ah! je puis dire que j'aimais bien cet enfant-là. Que voulez-vous, mon pauvre vieux! Tenez, vous lui donnerez ces boutons d'or de ma part, c'est tout ce qui me reste.»

Il se couvrit la face de ses deux larges mains, et les larmes en tombant sur ses joues y traçaient un sillon brûlant. M. Macmurdo, que l'émotion gagnait aussi, ôta son foulard de soie et s'en servit pour essuyer ses yeux.

«Descendez et faites-nous préparer à déjeuner, dit-il à son domestique. Que voulez-vous, Crawley? des oignons et des sardines? Commandez. Clay, vous allez donner des habits au colonel; nous avons toujours été tous les deux de la même taille. Mon vieux Rawdon, il n'y avait pas d'aussi fins cavaliers que nous, lorsque nous sommes entrés au régiment.»

Macmurdo se tourna alors contre le mur, et, reprenant la lecture de son journal, laissa Rawdon à sa toilette, pour commencer la sienne lorsque son ami aurait terminé.

Comme il s'agissait d'un lord, le capitaine Macmurdo apporta un soin particulier à cette opération. Il cira ses moustaches, leur donna le brillant des jours de fête, mit une cravate empesée et son plus beau ceinturon de buffle. Les jeunes officiers, en le voyant arriver pour le déjeuner dans un si brillant costume, lui en firent leur compliment, et lui demandèrent s'il allait se marier et si Crawley était son témoin.

CHAPITRE XXIII.

Même sujet.

Becky n'était point encore revenue de la stupeur et de l'abattement où l'avaient jetée les événements de la nuit précédente, que déjà les cloches des églises voisines annonçaient le service du matin; alors sortant avec peine de son lit, elle alla tirer le cordon de la sonnette pour appeler sa femme de chambre française que nous avons vue auprès d'elle quelques heures auparavant.

Mistress Rawdon Crawley agita vainement la sonnette. Personne ne répondit à son appel, et bien que le cordon finit par céder à la violence de ses secousses, Mlle Fifine ne fit point son apparition. En vain sa maîtresse, en camisole de nuit, le cordon à la main et les cheveux en désordre, s'aventura jusque sur le palier, et appela à plusieurs reprises Mlle Fifine, celle-ci ne se présenta point.

En effet, elle n'était plus dans la maison depuis plusieurs heures, et, suivant l'expression française, elle avait brûlé la politesse à ses maîtres. Après avoir rassemblé tous les bijoux qui couvraient le parquet du salon, Mlle Fifine était montée dans sa chambre, avait fait ses paquets, les avait ficelés, était sortie pour aller chercher un fiacre, avait descendu elle-même ses bagages sans demander l'assistance des autres domestiques, qui la lui auraient probablement refusée, car ils la détestaient cordialement, et, sans dire adieu à personne, elle s'était éloignée de Curzon-Street.

Dans la conviction intime de Mlle Fifine, le ménage de ses maîtres était une maison démontée, où il ne lui restait plus rien à faire. Beaucoup de gens, en pareille circonstance, auraient fait leurs paquets et pris un fiacre comme Mlle Fifine, mais, moins prévoyants ou moins heureux qu'elle, ils n'auraient peut-être pas, comme elle, su mettre en lieu sûr non-seulement leurs biens propres, mais encore quelques débris de ceux de leur maîtresse, si toutefois l'on peut dire que cette dernière ait jamais eu quelque chose à elle.

Non-seulement Mlle Fifine emporta les bijoux ci-dessus mentionnés, mais, de plus, certaines robes sur lesquelles elle avait depuis longtemps jeté son dévolu; item quatre candélabres Louis XIV richement décorés; item six albums ou keepsakes dorés sur tranche; item une tabatière en or qui avait appartenu à la Dubarry; item un charmant petit buvard garni de perles, sur lequel Becky composait d'ordinaire de charmants petits billets roses. Tout cela s'était envolé de Curzon-Street avec Mlle Fifine, avec le service en argenterie disposé sur la table pour le souper que Rawdon était venu interrompre si mal à propos. Mlle Fifine n'avait laissé derrière elle, comme étant trop peu portatifs, que les pelles et les pincettes, les glaces de cheminées et le piano en bois de rose.

Peu de temps après, on put voir dans une boutique de modiste de la rue du Helder, à Paris, une femme qui avait toute l'apparence extérieure de Mlle Fifine. Sa maison, l'une des mieux achalandées de la capitale, était placée sous la protection de milord Steyne. Cette femme parlait toujours de l'Angleterre comme d'un pays livré à la plus insigne mauvaise foi; elle disait à ses demoiselles de magasin qu'elle avait été affreusement volée par les naturels de cette île. Un sentiment compatissant pour de si touchantes infortunes, avait sans doute déterminé le marquis de Steyne à traiter avec générosité Mme de Sainte-Amaranthe: nous souhaitons qu'elle ait tout le succès que mérite sa vertu.

Mistress Crawley, indignée de ne point voir ses domestiques répondre à ses coups de sonnette, et entendant un grand tumulte et un grand tapage à l'étage inférieur, s'enveloppa dans sa robe du matin, et d'un pas majestueux s'avança vers le salon d'où partait le bruit.

La cuisinière, la figure noircie par la fumée de ses fourneaux, s'était installée dans un magnifique sopha couvert d'étoffe perse à côté de mistress Raggles, à laquelle elle versait du marasquin. Le groom qui portait les billets doux de Becky, et grimpait derrière sa voiture avec une si grande légèreté, fourrait en ce moment ses doigts dans un plat de crème, tandis que le laquais causait avec Raggles, dont la figure exprimait la douleur et le désespoir. Bien que la porte fût ouverte, et que Becky, à quelque pas de là, criât de toute la force de ses poumons, personne ne répondait à son appel.

«Allons, mistress Raggles, encore une petite goutte, disait la cuisinière au moment où Becky arrivait sur la porte, enveloppée de sa robe de chambre de cachemire blanc.

—Simpson! Trotter! criait la maîtresse de la maison au comble de la fureur, vous restez là les bras croisés, pendant que je vous appelle? Vous avez l'impudence de vous asseoir devant moi sur mon sopha? Où est la femme de chambre?»

Effrayé par cette apostrophe imprévue, le groom retira ses doigts de sa bouche; mais la cuisinière, saisissant le verre de marasquin, dont mistress Raggles déclarait avoir assez, en avala le contenu tout en jetant à Becky des regards provocateurs par-dessus les bords dorés du verre. Ce supplément de liqueur sembla redoubler encore l'insolence de l'insurgée.

«Votre sopha! Ah! par exemple, dit le cordon bleu révolté, votre sopha! vous voulez dire celui de mistress Raggles. C'est le sopha de milord et de mistress Raggles, entendez-vous? Ils l'ont payé à beaux deniers comptants, et il leur coûte assez cher, allez! S'il me prenait fantaisie d'y rester jusqu'à ce qu'on me payât mes gages, je pourrais y demeurer longtemps; et, après tout, pourquoi pas? Ah! ah! ah!»

Là-dessus elle se versa un verre de liqueur, et l'avala avec une grimace insolente et moqueuse.

«Trotter! Simpson! jetez-moi cette ivrognesse à la porte! hurla mistress Crawley.

—Mettez l'y vous-même si vous voulez, répondit Trotter le laquais; payez-moi mes gages, et je vous laisserai bien libre de m'y envoyer aussi. Je vous assure que nous ne serons pas longs à déguerpir.

—Croyez-vous donc que vous êtes ici pour m'insulter tous les uns après les autres! s'écria Becky furieuse; quand le colonel Crawley va rentrer, je lui....»

Cette menace, loin d'effrayer les domestiques, ne fit que provoquer de bruyants éclats de rire de leur part. Raggles toutefois ne s'en mêla point, tout absorbé qu'il était par ses tristes préoccupations.

«Il ne reviendra pas, répliqua milord Trotter; il a envoyé chercher ses affaires; mais je n'ai point voulu les livrer malgré le consentement qu'y donnait M. Raggles. Il n'est pas plus colonel que moi, voyez-vous; et maintenant qu'il a pris la clef des champs, vous voudriez faire comme lui. À vous deux, vous faites la paire; vous voulez escroquer le pauvre monde, mais il faut en rabattre, ma belle dame; payez-nous nos gages, vous dis-je, payez-nous nos gages.»

Il était évident, à la tournure chancelante de M. Trotter, à sa prononciation pâteuse, qu'il avait demandé à la bouteille son courage et ses inspirations.

«Monsieur Raggles, dit alors Becky au comble de l'exaspération, me laisserez-vous insulter de la sorte par cet ivrogne?

—Voyons, Trotter, pas tant de tapage, dit le petit Simpson. Entendez-vous, Trotter?»

Il souffrait de l'humiliation de sa maîtresse, et il réussit à lui éviter les injures qu'allait lui attirer l'épithète d'ivrogne appliquée au laquais.

«Ah! madame, disait Raggles, j'aurais pu vivre bien longtemps sans croire qu'un pareil malheur fût possible. Je connais la famille Crawley depuis que je suis né. Je suis resté pendant trente ans chez miss Crawley en qualité de sommelier, et je n'aurais jamais pensé que ce serait un des membres de cette famille-là qui me mettrait sur la paille. (Le pauvre diable, en disant ces mots, avait les yeux remplis de larmes.) Pouvez-vous seulement me donner un shilling pour tout ce que vous me devez; voilà quatre ans que vous demeurez dans cette maison; c'est moi qui ai fourni à l'entretien de votre table, c'est moi qui vous ai donné la vaisselle et le linge, vous avez chez moi une note de lait et de beurre qui monte à deux cents livres; c'est moi qui vous ai fourni tous les œufs pour vos omelettes, toute la crème pour votre épagneul.

—Et à côté de ça, reprit la cuisinière, elle se moquait pas mal que son enfant, qui est son sang et sa chair, ait de quoi seulement manger à sa faim. Il y a beaux jours que sans moi le pauvre martyr serait mort de faim.

—On l'élèvera pour l'amour de Dieu,» dit alors M. Trotter avec un hoquet bachique.

L'honnête Raggles, continua d'une voix lamentable à énumérer ses griefs. Il ne disait que trop vrai, Becky et son mari l'avait ruiné. Il avait des billets à payer la semaine suivante, et pas un shilling en caisse; on allait le déclarer en faillite, le chasser de sa boutique, le chasser de sa maison, par ce qu'il avait eu la faiblesse de se fier à la parole d'un Crawley. Ses larmes et ses gémissements ajoutèrent encore à l'arrogance de Becky.

«C'est donc un complot contre moi, s'écria-t-elle d'un ton d'aigreur. Que prétendez-vous? Si je ne vous paye pas aujourd'hui, vous n'avez qu'à repasser demain, et tout sera soldé. Je croyais que le colonel avait réglé vos comptes; mais vous pouvez être sûrs qu'il le fera demain. Je vous le déclare sur l'honneur, il est parti ce matin emportant quinze cents livres dans sa poche. Il ne m'a rien laissé. Allez lui faire vos jérémiades. Donnez-moi mon chapeau et mon châle, et je vais aller le trouver. Ce matin nous avons eu une dispute; vous avez l'air, du reste, d'en savoir aussi long que moi à ce sujet; mais, je vous le jure, vous serez tous payés. Il vient d'obtenir une excellente place, laissez-moi seulement aller le trouver.»

L'audacieux sang-froid de Rebecca laissa Raggles et ses compagnons tout surpris et comme pétrifiés, et ils se regardèrent les uns les autres sans plus savoir où ils en étaient. Pendant ce temps, Rebecca étant remontée dans sa chambre, s'habillait elle-même sans avoir le moins du monde besoin de l'assistance de sa femme de chambre. Elle se rendit ensuite dans la chambre de Rawdon, y trouva les paquets tout faits avec l'ordre, au crayon, de les livrer lorsqu'on viendrait pour les prendre. Elle se dirigea de là dans la mansarde de la femme de chambre: le pillage était complet et les tiroirs parfaitement vides. Elle se ressouvint alors des bijoux restés sur le parquet, et ne douta plus un instant que cette femme ne les eût emportés dans sa fuite.

«Mon Dieu, s'écria-t-elle alors, fut-il jamais malheur pareil au mien? Tout perdre, lorsqu'on est à la veille de tout gagner! Tout espoir est-il donc évanoui pour moi sans retour? Non, non! j'entrevois encore une dernière chance de salut.»

Après avoir achevé sa toilette, elle sortit seule, mais sans avoir à essuyer les injures qui l'avaient assaillie le matin. Il était alors quatre heures: elle se dirigea à pied à travers les rues de Londres, car elle n'avait pas d'argent pour payer une voiture, et elle ne s'arrêta que devant la porte de sir Pitt Crawley. Avant d'entrer, elle demanda si lady Jane était chez elle, et elle apprit avec satisfaction qu'elle se trouvait alors à l'église. Sir Pitt était renfermé dans son cabinet et avait défendu sa porte. Mais rien ne put l'arrêter: en dépit de l'obstacle que lui opposait le cerbère en livrée, elle s'élança vers le cabinet de sir Pitt, où le baronnet resta pendant quelques secondes, tout surpris de cette apparition soudaine. Il devint tout rouge à sa vue, et fit un mouvement en arrière en lui jetant un regard qui exprimait à la fois la crainte et la répulsion.

«Ah! ne me regardez pas ainsi, Pitt, lui dit-elle; au nom de votre ancienne amitié. Non, je ne suis point coupable; devant Dieu, je ne suis point coupable. Oui, malgré ces apparences qui sont contre moi, malgré ce concours de circonstances qui déposent contre moi, c'est au moment où j'allais voir toutes mes espérances réalisées que tout vient à s'écrouler autour de moi.

—C'est donc vrai, ce que j'ai vu dans le journal, dit sir Pitt, qu'un article du même jour avait grandement surpris.

—Rien de plus vrai. Lord Steyne m'en a donné la première nouvelle vendredi soir, à ce bal de funeste mémoire. Depuis six mois on le remettait toujours de promesses en promesses. M. Martyr, le secrétaire d'État des colonies, lui avait annoncé la veille que la nomination était signée; et sur ces entrefaites est arrivée cette malheureuse arrestation, et puis cette déplorable bataille. Tout mon crime est d'avoir été trop dévouée aux intérêts de Rawdon. Il m'est arrivé plus de cent fois de recevoir lord Steyne tout seul. Quant à cet argent dont Rawdon ignorait l'existence, je ne l'avais mis en réserve que parce que je n'osais point le confier à Rawdon, car vous savez combien il est dissipateur.»

Elle continua sur le même ton à lui débiter une histoire qui témoignait de son art parfait, et qui agita profondément les fibres sensibles de son tendre et cher beau-frère. Voici en quelques mots le résumé de l'histoire qu'elle lui fit: Becky reconnaissait avec la plus touchante franchise et la plus parfaite contrition, que s'étant aperçue des sentiments qu'elle avait inspirés à lord Steyne (et nous disons en passant que cet aveu fit beaucoup rougir sir Pitt), elle avait résolu, tout en sauvegardant sa vertu, de tirer profit, pour elle et sa famille, de la passion naissante du noble pair.

«Ainsi, pour vous je voyais déjà la pairie, dit-elle à son beau-frère dont la rougeur redoubla encore; nous avions même déjà eu avec lord Steyne quelques conversations à ce sujet. Vos talents et l'intérêt que vous porte le noble lord, rendaient plus que probable le succès de mes démarches, lorsque ce coup pénible est venu renverser toutes nos espérances; et, je ne crains pas de l'avouer, mon but principal était de mettre mon bien-aimé à l'abri de toutes poursuites, mon mari, que j'aime en dépit de tous ses soupçons, de ses durs traitements, mon mari que je voulais affranchir de la pauvreté et de la ruine suspendues sur nos têtes. Sachant quels étaient les sentiments de lord Steyne pour moi, continua-t-elle en baissant les yeux, j'avoue que je fis tout ce qui était en mon pouvoir pour lui plaire, bien entendu dans les limites permises à une honnête femme, afin de me mettre en crédit auprès de lui. Vendredi matin seulement est arrivée la nouvelle de la mort du gouverneur de Coventry-Island, et aussitôt milord s'est empressé de faire donner la place à mon mari. Je lui réservais cette surprise, il en aurait lu la nouvelle dans les journaux de ce matin. Au lieu de cela, au moment même où milord s'offrait généreusement à désintéresser les créanciers de mon mari, Rawdon est rentré à la maison et aveuglé par ses soupçons, il s'est livré contre lord Steyne à toute la violence de son caractère. Mon Dieu! mon Dieu! vous savez ce qui est arrivé. Ah! mon cher Pitt, ayez pitié de moi, c'est vous qui aurez le mérite de me réconcilier avec mon mari.»

Alors Becky, se jetant à genoux, accompagnait ses paroles de larmes et de sanglots, et prenant la main de sir Pitt, la couvrait des baisers les plus passionnés.

Ce fut dans cette situation que lady Jane trouva le baronnet et sa belle-sœur lorsqu'au retour de l'église elle accourut tout droit au cabinet en apprenant que mistress Rawdon y était enfermée avec son mari.

«Je m'étonne que cette femme ait l'audace de passer le seuil de cette maison,» dit lady Jane pâle d'indignation et tremblante de colère.

Lady Jane, aussitôt après le déjeuner, avait envoyé aux renseignements sa femme de chambre qui avait eu des détails par Raggles et les autres gens de la maison. Ceux-ci lui en avaient raconté bien plus long encore qu'ils n'en savaient sur cette histoire ainsi que sur beaucoup d'autres.

«Mistress Crawley, continua lady Jane, s'est sans doute trompée de maison, car sous ce toit demeure une honnête famille.»

Sir Pitt tressaillit, tout surpris de l'énergique apostrophe de sa femme; et Becky, toujours à genoux, serrait d'autant plus fort la main de son beau-frère.

«Dites-lui, continuait-elle en s'adressant à lui, dites-lui qu'elle ne sait point ce qui s'est passé, dites-lui que je suis innocente, mon cher Pitt.

—Je vous assure, ma chérie, que vous êtes injuste envers mistress Crawley.—Cette parole de sir Pitt permit à Rebecca de respirer plus librement.—Et en vérité je crois qu'elle est....

—Que voulez-vous dire? s'écria lady Jane dont la voix était émue par l'indignation et dont le cœur battait avec violence. Vous avez devant vous la plus méprisable des femmes; une mère sans cœur, une épouse sans foi! jamais elle n'a eu la moindre tendresse pour son enfant qui venait se réfugier auprès de moi et me raconter les mauvais traitements qu'il avait à subir de sa mère. Jamais elle ne s'est présentée dans une famille sans y porter avec elle le trouble et la désolation, sans chercher à ébranler les affections les plus saintes par ses pernicieuses séductions et ses impudents mensonges. Elle a trompé son mari comme elle a trompé tout le monde; c'est une âme souillée par la vanité, la débauche et les crimes de toute espèce. Son contact me fait horreur. Je tiens mes enfants hors de sa vue....

—En vérité, lady Jane, s'écria sir Pitt en se levant, un pareil langage....

—Sir Pitt, continua lady Jane, sans que sa voix perdît de sa fermeté, j'ai rempli envers vous mes devoirs de fidèle épouse. Je vous ai gardé la foi du mariage comme si je l'avais jurée à Dieu lui-même; j'ai été une femme soumise comme toute femme doit l'être à son mari; mais la soumission la plus légitime a des bornes, et je vous déclare que je ne permettrai pas que cette femme trouve asile sous le toit que j'habite. Si elle y reste plus longtemps, je pars de suite avec mes enfants; elle n'est pas digne que l'on pratique à son égard les prescriptions de la charité chrétienne. C'est à vous, c'est à vous de choisir entre elle et moi.»

Après ces énergiques paroles, lady Jane se retira épuisée de la sortie qu'elle venait de faire et laissa Rebecca et sir Pitt tout surpris de tant de fermeté. Becky, loin de regretter ce qui venait de se passer, en était, au contraire, satisfaite.

«Tout cela vient de la broche en diamants que vous m'avez donnée,» dit-elle à sir Pitt en lui laissant aller la main.

Peu de temps après, lady Jane, qui épiait à la fenêtre de son cabinet de toilette, la vit sortir de chez le baronnet, mais elle avait obtenu de lui qu'il irait voir son frère et tâcherait de l'amener à une réconciliation.

Rawdon trouva les jeunes officiers assis déjà à la table commune; ils l'eurent bien vite décidé à partager leur repas, et il finit par fêter aussi bien que les autres les cuisses de poulet et l'eau de Seltz destinées à refaire l'estomac délicat des jeunes guerriers. La conversation fut telle qu'elle devait être au milieu de cette vive jeunesse, elle roula sur les principaux incidents du jour. On parla du prochain tir au pigeon et des paris engagés à cette occasion; de Mlle Ariane, de l'Opéra français, abandonnée comme son homonyme et consolée par un jeune lion. On parla d'un combat de boxe entre l'invincible Boucher et le redoutable Broaïcow. Le jeune Tandyman, héros de dix-sept ans, qui, à force de pommade et de soins, espérait faire germer une magnifique paire de moustaches, avait été témoin du combat et parlait de la manière la plus pertinente de la vigueur des combattants, de la souplesse de leurs muscles. Il n'y avait environ qu'une année que le jeune cornette était si fort sur les questions de boxe; auparavant, il mangeait encore de la bouillie et recevait le fouet à Eton.

On parla ainsi de danseuses, de demi-vertus et de parties fines jusqu'au moment où Macmurdo vint se joindre à la conversation. Il semblait avoir oublié le proverbe latin qui recommande de respecter l'innocence de la jeunesse, et se mit à débiter les histoires les plus égrillardes avec aussi peu de retenue que le plus mauvais sujet. Rien ne l'arrêtait, ni ses cheveux gris, ni les jeunes oreilles de son auditoire. Mac était renommé comme conteur; mais ce n'était pas précisément un homme fait pour la société des dames, ou, si l'on veut, ses jeunes camarades le présentaient à leurs maîtresses plutôt encore qu'à leurs mères. Il était difficile de mener une existence plus modeste que la sienne, mais il s'en contentait, et, en toutes circonstances, il répondait à l'appel de ses amis avec sa bonne et joyeuse nature, toujours simple et sans ambition.

Avant que Mac eût terminé son copieux déjeuner, la plupart de ses jeunes compagnons s'étaient levés de table. Le jeune lord Wainas fumait une immense pipe d'écume de mer, le capitaine Hugues s'époumonait à faire brûler son cigare, et le fougueux petit Tandyman, retenant son terrier entre ses jambes, faisait une partie de cartes avec le capitaine Deuceace. Il ne passait pas un instant sans être à gagner ou à perdre avec quelqu'un. Mac et Rawdon partirent pour le club sans que personne eût pu soupçonner leurs préoccupations, et même ils avaient pris comme les autres leur part de ces folles et rieuses conversations. Et pourquoi en auraient-ils agi autrement? est-ce que tous les jours, dans la vie, ce ne sont pas des fêtes, des éclats de rire, des orgies à côté des plus tristes événements? La foule sortait des églises au moment où Rawdon et son ami traversèrent Saint-James-Street et arrivèrent au club.

Les vieux barbons qui, d'ordinaire dans les clubs, se postent sur le balcon et de là lorgnent et grimacent en regardant les passants, qui s'amusent de leur mine bizarre, ne garnissaient point encore leur rampe de velours. La salle de lecture était presque vide, et il ne s'y trouvait encore qu'un habitué inconnu de Rawdon, et un autre envers lequel il restait débiteur d'une petite somme perdue au whist; aussi n'était-il pas bien pressé d'engager la conversation avec lui; un troisième personnage lisait le Royaliste, feuille célèbre par sa médisance et son attachement au roi et à l'Église. Ce lecteur, replaçant le journal sur la table, et levant les yeux sur Crawley, lui dit d'un air affectueux:

«Crawley, recevez nos sincères félicitations.

—Que voulez-vous dire? fit le colonel étonné.

L'Observateur en parle tout aussi bien que le Royaliste.

—De quoi?» s'écria Rawdon rouge jusqu'aux oreilles et croyant déjà la presse au courant de ses affaires avec lord Steyne.

Smith regarda avec un sourire de surprise la figure terrifiée du colonel, qui, prenant la feuille, se mit à parcourir le passage qu'on lui indiquait. M. Smith et M. Brown, le joueur de whist, avec lequel Rawdon était en compte, venaient justement du colonel quelques minutes avant son arrivée.

«Cela lui arrive fort à propos, avait dit Smith, car je crois que Crawley n'a plus un shilling vaillant.

—C'est une rosée bienfaisante dont tout le monde ressentira les effets, dit Brown, car je compte bien qu'il va s'acquitter envers moi.

—À quelle somme s'élève le traitement? demanda Smith.

—À deux ou trois mille livres, répondit son interlocuteur, mais on n'a pas à en jouir longtemps, c'est un climat qui dévore son monde. Liverseege y est mort au bout de dix-huit mois, et en six semaines celui qui l'avait précédé avait eu son affaire.

—Son frère est, dit-on, un habile homme; moi, je ne l'ai jamais trouvé qu'un homme insupportable.... vaniteux.... tout rempli de lui-même; selon la rumeur publique, ce serait lui qui aurait fait avoir la place au colonel.

—Lui! reprit M. Brown en ricanant, allons donc, c'est lord Steyne qui lui vaut cela.

—Que voulez-vous dire par là?

—Une femme vertueuse est le plus beau présent que le ciel puisse faire à un mari,» répondit l'autre interlocuteur par une phrase à double entente; puis il se remit à lire les journaux.

Mais revenons à Rawdon. Nous l'avons laissé lisant le Royaliste, et tout surpris d'y trouver les lignes suivantes:

Gouvernement de Coventry-Island.

«Les dernières dépêches que nous a apportées de cette île le brick Yellow-Jack de la marine royale, capitaine Yaunders, contiennent la nouvelle de la mort de sir Thomas Liverseege. Il a succombé aux fièvres qui sévissent à Swamptown. Sa perte sera vivement regrettée par tous les habitants de cette florissante colonie. Nous apprenons que ce gouvernement a été offert au colonel Rawdon Crawley, chevalier du Bain et l'un des officiers les plus distingués de notre armée. L'intérêt de nos possessions lointaines réclame la présence d'hommes qui joignent à une bravoure éprouvée des talents administratifs, et nous ne doutons point que celui qui a été choisi par le secrétaire d'État au département des colonies, pour remplir le poste devenu vacant par une mort si regrettable, ne réunisse toutes les qualités nécessaires pour s'acquitter dignement de ses nouvelles fonctions.»

«Coventry-Island! Où placez-vous cela? Qui vous a désigné à ce gouvernement? Dites donc, vous m'emmènerez comme secrétaire, mon vieux camarade,» dit le capitaine Macmurdo en riant.

Tandis que Crawley et son ami, en proie à la même surprise, cherchaient à s'expliquer le mystère de cette affaire, le garçon du club apporta au colonel une carte sur laquelle se trouvait le nom de M. Wenham. Il demandait à voir le colonel Crawley. Le colonel et son second passèrent dans une autre pièce pour recevoir celui qu'ils considéraient à juste titre comme l'envoyé de lord Steyne.

«Ah! mon cher monsieur Crawley, que je suis aise de vous voir, dit M. Wenham avec un sourire caressant, comment vous portez-vous?»

Et il serra la main de Crawley d'une façon toute cordiale.

«Vous venez, je pense, de la part de....

—Précisément, dit M. Wenham.

—Alors voici mon ami, le capitaine Macmurdo, des life-guards.

—Enchanté, en vérité, de faire la connaissance du capitaine Macmurdo,» reprit M. Wenham.

Et il fit un nouveau sourire et tendit de nouveau sa main au capitaine Mac, qui se contenta de présenter un doigt recouvert d'un gant de peau de buffle, et à faire à M. Wenham un salut très-froid, peu capable de déranger l'économie de sa cravate. Il était sans doute vexé d'avoir à traiter avec un pékin, et trouvait que lord Steyne aurait bien pu lui envoyer pour le moins un colonel.

«Je laisse à Macmurdo tout pouvoir pour agir en mon nom, dit alors Crawley; il connaît mes intentions, et je me retire afin que vous soyez plus à votre aise pour traiter de cette affaire.

—C'est fort bien, dit Macmurdo.

—Pourquoi vous en aller, mon cher colonel, reprit à son tour M. Wenham; puisque c'est à vous, à vous en personne que je demande l'honneur d'un entretien auquel la présence du capitaine Macmurdo ne peut qu'ajouter un nouvel attrait. Pour ma part, capitaine, j'espère que notre conversation se terminera tout à l'amiable et d'une manière fort différente de celle que le colonel Crawley semble lui assigner d'avance.

—Hum! fit le capitaine Macmurdo, et il ajouta en lui-même: Au diable tous ces pékins! ils sont toujours pour les arrangements à l'amiable et les fleurs de rhétorique.»

M. Wenham s'empara d'un fauteuil, sans attendre qu'on le lui offrit, puis il tira un morceau de papier de sa poche et continua.

«Vous avez certainement lu, colonel, la nouvelle que répètent tous les journaux de ce matin. Le gouvernement fait par là l'acquisition d'un homme dévoué, et si vous acceptez cette place, comme il n'y a pas à hésiter à le faire, vous aurez un excellent traitement. Trois mille livres par an, un climat délicieux, un palais magnifique, une souveraine puissance dans la colonie, et la certitude d'un avancement prochain. Recevez, je vous prie, mes sincères félicitations. Vous connaissez sans doute, messieurs, le puissant protecteur auquel mon excellent ami est redevable de cette haute marque de bienveillance?

—Du diable si je le sais, dit le capitaine, tandis que Rawdon rougissait jusqu'aux oreilles.

—C'est à l'homme le plus généreux, le plus serviable qui soit au monde, en même temps qu'il est un des personnages les plus influents de ce pays; c'est à mon excellent ami le marquis de Steyne.

—Nous nous verrons en face et à quinze pas de distance, avant que je prenne sa place, fit Rawdon en murmurant entre ses dents un gros juron.

—Vous en voulez à mon noble ami, dit M. Wenham avec un calme imperturbable; mais au nom du bon sens et de la justice je vous demanderai pourquoi.

—Pourquoi! s'écria Rawdon tout surpris.

—Pourquoi! fit le capitaine en frappant le parquet de sa canne.

—En vérité, messieurs, fit Wenham avec le plus agréable sourire, considérez, je vous prie, la chose comme des gens du monde, comme des honnêtes gens doivent la voir, et dites alors si les torts ne sont pas de votre côté. Après une absence de quelque temps, vous rentrez chez vous, et vous y trouvez, qui? lord Steyne soupant avec mistress Crawley. Qu'y a-t-il là de si étrange et de si propre à vous dérouter ainsi? Mais c'est là une chose qui s'est présentée déjà plus de cent fois. En âme et conscience, je vous le jure (et ici M. Wenham posa sa main sur sa poitrine en se donnant des airs parlementaires), vos soupçons n'ont rien de fondé, et je les qualifierai à la fois de déraisonnables et d'injurieux pour le noble personnage qui vous a toujours comblé de ses bienfaits, pour la plus pure et la plus chaste des épouses.

—Ainsi, selon vous, il n'y aurait eu que méprise de la part de Crawley? demanda Macmurdo.

—À mon sens, reprit M. Wenham avec un redoublement d'énergie, je crois à la vertu de mistress Crawley comme à celle de mistress Wenham. Je crois qu'aveuglé par une détestable jalousie, notre ami s'est laissé emporter, en cette circonstance, à des violences impardonnables envers un homme que son âge autant que son rang devait désigner à son respect, envers un homme qui n'a eu pour lui que des bienfaits. Je dis de plus que, par sa conduite, il a compromis l'honneur de sa femme, ce bien le plus cher pour un mari, le nom que doit porter son fils, enfin son propre avenir.... Je veux que vous sachiez toute cette histoire, reprit alors M. Wenham avec un ton tragique et solennel. Ce matin, milord Steyne m'a fait venir, et je l'ai trouvé dans un état déplorable mais facile à expliquer après cette prise de corps qu'il a eue à son âge et malgré sa faiblesse avec le colonel Crawley. Mais, monsieur, aux tortures physiques de mon noble ami, il s'enjoint de morales qui sont bien plus poignantes encore. Figurez-vous un homme, monsieur, qu'il avait accablé de ses bienfaits, pour lequel son amitié ne connaissait pas de bornes! eh bien! cet homme dans un moment de démence l'a traité avec l'ingratitude la plus indigne. Cette nomination que le journal de ce matin enregistrait dans ses colonnes ne témoignait-elle pas à nouveau de sa bonté pour lui? et ce matin lorsque je me suis présenté chez Sa Seigneurie, je l'ai trouvée dans un état à faire mal à voir, et aussi désireux que vous-même de laver dans le sang l'insulte qu'il avait reçue. Et vous n'ignorez pas sans doute qu'il a fait ses preuves, colonel Crawley!

—Eh! bon Dieu, qui lui conteste la qualité d'excellent tireur? repartit le colonel.

—Dans le premier mouvement de sa juste indignation, il m'a ordonné de vous écrire pour vous proposer un cartel, colonel Crawley. Après l'insulte de la nuit dernière, disait-il, l'un de nous doit cesser de vivre.»

Crawley fit un signe d'assentiment.

«Enfin, vous arrivez au fait, Wenham, lui dit-il.

—J'ai alors essayé de tout mon pouvoir de modérer l'exaltation de lord Steyne. Mon Dieu, monsieur, lui disais-je, je m'en veux bien maintenant de ne m'être pas rendu avec mistress Wenham à l'invitation que nous avait envoyée mistress Crawley.

—Elle vous avait aussi invités à souper? demanda le capitaine Macmurdo.

—Certainement; le rendez-vous était chez elle, au sortir de l'Opéra. Attendez, je vais vous montrer l'invitation.... Non.... ce n'est pas encore ce papier-là; je croyais pourtant l'avoir pris avec moi. Mais, enfin, peu importe, car, pour le fait, je vous le garantis sur l'honneur. Si donc nous nous étions rendus à cette invitation, et cela n'a tenu qu'à une migraine de mistress Wenham, qui y est fort sujette, surtout pendant la belle saison; si nous nous étions rendus à cette invitation, il n'y aurait eu ni querelle, ni insultes, ni soupçons; et la migraine de ma pauvre femme va être cause que deux hommes d'honneur vont aller se couper la gorge, et que, par suite, deux des meilleures et des plus anciennes familles de l'Angleterre vont se trouver plongées dans le deuil et la douleur.»

M. Macmurdo regarda son ami de l'air d'un homme qui ne sait plus dans quel sens arrêter ses convictions. Quant à Rawdon, il éprouvait un sentiment de rage en pensant que sa proie allait lui échapper. Il ne croyait pas un mot de toute cette histoire débitée avec tant d'aplomb et de sang-froid, et il n'avait aucun moyen d'en démontrer la fausseté et le mensonge.

M. Wenham continua avec cette volubilité de paroles pour laquelle il était réputé auprès de ses collègues de parlement.

«Je suis resté près d'une heure au chevet de milord Steyne, le suppliant et le conjurant d'abandonner tout projet de duel. Je lui ai fait remarquer que, dans l'état actuel, les apparences étaient bien de nature à donner des soupçons, et les soupçons les plus graves. Je lui ai fait remarquer que tout homme à votre place s'y serait laissé prendre tout aussi bien que vous. J'ai beaucoup insisté pour lui faire remarquer que dans les égarements de la jalousie un homme n'est plus maître de lui et qu'on doit en quelque sorte le considérer comme fou; que ce duel serait pour vous, pour vos familles la chose la plus désastreuse; que dans la position de Sa Seigneurie et dans les temps actuels on était tenu d'éviter tout scandale public, alors que les doctrines les plus révolutionnaires, les principes les plus niveleurs sont prêchés dans tous les carrefours et font fermenter toutes les têtes; qu'enfin, en dépit de son innocence, il passerait pour coupable aux yeux de la populace; et, en somme, je l'ai supplié de ne point envoyer de cartel.

—Il n'y a pas un mot de vrai dans toute cette histoire, fit Rawdon en grinçant des dents; tout ceci n'est qu'un infâme mensonge dont vous vous faites le complice, monsieur Wenham, et si lord Steyne est assez lâche pour ne pas envoyer lui-même la provocation, je lui promets de la lui adresser de ma main.»

M. Wenham devint pâle comme la mort en entendant cette brusque et énergique interruption, et en même temps il regarda du côté de la porte. Le capitaine Macmurdo prit alors fait et cause pour M. Wenham, et, se levant avec un gros juron, réprimanda vertement son ami de l'intempérance de sa langue.

«Vous m'avez mis cette affaire entre les mains, vous me la laisserez conduire comme je l'entends, et vous n'en ferez point à votre tête. Vous n'avez aucun motif pour insulter ainsi M. Wenham, et maintenant vous devez des excuses à M. Wenham. Quant à votre cartel avec milord Steyne, vous en chercherez un autre que moi pour le porter, je ne m'en charge pas. Si après avoir été maltraité, milord préfère se tenir tranquille, à quoi bon aller le déranger? En ce qui concerne mistress Crawley, mon opinion à moi est qu'il n'y a rien de prouvé du tout, et que votre femme est innocente, aussi innocente que le prétend M. Wenham. Enfin vous ferez la plus grande sottise en refusant cette place et en ne vous tenant pas en paix.

—Capitaine Macmurdo, s'écria M. Wenham, auquel ces paroles avaient rendu toute son énergie, vous parlez en homme de sens, et pour ma part je veux oublier les expressions dont le colonel s'est servi à mon égard dans un moment d'emportement.

—J'en étais sûr, dit Rawdon avec un air de mépris.

—Vous tairez-vous, vieil entêté, reprit le capitaine d'une voix radoucie, M. Wenham n'est pas un bretteur, et tout ce qu'il a dit est fort bien dit.

—Que tout ceci, continua l'émissaire de lord Steyne, reste enseveli dans le plus profond silence, et que jamais un seul mot de cette affaire ne transpire au dehors. Ceci est autant dans l'intérêt de mon noble ami que dans celui du colonel Crawley qui a le tort de vouloir toujours me traiter en ennemi.

—Je pense que lord Steyne n'a pas l'intention d'ébruiter cette affaire, reprit le capitaine Macmurdo, et je ne vois point pour nous l'intérêt que nous aurions à le faire. De toute façon c'est une affaire désagréable, et le moins qu'on en pourra dire sera le mieux. Vous êtes la partie offensée, si en conséquence vous vous déclarez satisfait, je ne vois pas pourquoi nous ne le serions pas aussi.»

Là dessus M. Wenham prit son chapeau; le capitaine Macmurdo, l'ayant reconduit jusqu'à la porte, sortit avec lui, laissant Rawdon tout seul en proie à une fureur concentrée. Lorsqu'ils se trouvèrent tous les deux face à face, le capitaine Macmurdo, toisant alors d'un air dédaigneux l'ambassadeur du marquis, lui dit d'un ton de souverain mépris:

«Vous êtes fort habile à faire des contes, monsieur Wenham.

—Vous me flattez, capitaine, répondit l'autre avec un sourire, en honneur et conscience mistress Crawley nous avait invités à souper après l'Opéra.

—Voyez un peu comme la migraine de mistress Wenham est venue mal à propos déranger tout cela.... J'ai à vous remettre un billet de mille livres sterling contre un reçu de vous, s'il vous plaît, le voici sous enveloppe à l'adresse du marquis de Steyne. Dites-lui de se tranquilliser, il n'aura point à se battre, et quant à son argent nous n'en voulons point.

—Dans toute cette affaire il n'y a qu'un malentendu, mon cher monsieur, un malentendu d'un bout à l'autre,» reprit son interlocuteur avec le ton de la plus parfaite innocence.

Le capitaine Macmurdo lui rendait son dernier salut au bas de l'escalier au moment où sir Pitt Crawley mettait le pied sur la première marche. Le baronnet et le capitaine se connaissaient déjà un peu. Le capitaine conduisit le baronnet dans la pièce où se trouvait Rawdon, et, chemin faisant, lui confia qu'il venait d'arranger l'affaire avec lord Steyne de la façon la plus satisfaisante.

Cette nouvelle fit grand plaisir à sir Pitt; il félicita beaucoup son frère de ce dénoûment pacifique, lui adressa quelques observations morales appropriées à la circonstance sur le duel et sur les tristes satisfactions qu'il procure à la suite d'une offense.

Après cette exorde, sir Pitt appela toute son éloquence à son aide en vue d'amener une réconciliation entre Rawdon et sa femme. Il retraça les faits tels que Becky les lui avait présentés, insista sur leur vraisemblance, et déclara qu'il avait une foi entière à l'innocence de sa belle-sœur. Rawdon ne voulut rien entendre.

«Voilà dix ans, répondit-il, qu'elle amasse de l'argent en cachette. La nuit dernière encore elle me jurait n'avoir rien reçu de lord Steyne. Elle espérait que je ne découvrirais pas son trésor, mais j'ai mis la main dessus. En admettant qu'elle ne soit pas coupable, Pitt, son égoïsme est du moins inexcusable; je ne veux plus la revoir, je ne la reverrai plus.»

En prononçant ces derniers mots, Rawdon laissa retomber sa tête sur sa poitrine et resta quelques instants comme accablé sous le poids d'une grande douleur.

«Pauvre ami!» murmura Macmurdo en secouant tristement la tête.

Rawdon Crawley résista quelque temps à l'idée de prendre une place qu'il devait à un pareil protecteur. Il voulait aussi faire sortir son fils de l'école où le crédit de lord Steyne l'avait seul fait entrer. Toutefois, les représentations de son frère et de Macmurdo le décidèrent à ne point se priver de ces avantages; ce dernier le détermina surtout en lui faisant entrevoir la rage de lord Steyne à la pensée que personne plus que lui n'aurait travaillé à la fortune de son ennemi.

Peu de temps après, lorsque le marquis de Steyne commença à recevoir, après l'accident qui lui était arrivé, le secrétaire d'État au département des colonies vint le remercier de l'excellente acquisition dont l'administration lui était redevable. On aurait peine à se figurer combien lord Steyne lui sut gré de ces félicitations.

Pour nous servir de l'expression de Wenham, on ensevelit toute cette histoire dans le plus profond silence. Néanmoins, malgré ces précautions, il y avait plus de cinquante maisons dans Londres où l'on en parlait le soir même, et cette aventure fit pendant plus de trois semaines le texte de toutes les conversations de la ville. Si les journaux n'en dirent rien à l'étranger, ce fut grâce aux démarches que M. Wagg fit à l'instigation de M. Wenham.

Les huissiers opérèrent une saisie à Curzon-Street, dans la maison du pauvre Raggles. Qu'était alors devenue la belle divinité qui naguère encore brillait dans ce temple? qui prenait encore souci d'elle? qui demandait quel était son sort? qui s'informait davantage si elle était coupable ou non? Dieu sait quelle est la charité de l'espèce humaine et quelles sont ses excellentes dispositions à transformer le doute en certitude. Les uns disaient que Rebecca était partie pour Naples à la poursuite de lord Steyne et que Sa Seigneurie, en apprenant son arrivée, avait couru se réfugier à Palerme; d'autres qu'elle vivait à Bierstad, où elle était devenue une dame d'honneur de la reine de Bulgarie; d'autres disaient qu'elle s'était réfugiée à Boulogne, et d'autres, enfin, qu'elle était dans une pension de Cheltenham.

Rawdon lui constitua un revenu raisonnable et nous savons par expérience qu'avec fort peu d'argent elle savait faire grande figure. Rawdon n'aurait pas mieux demandé que de payer ses dettes avant de quitter l'Angleterre, si une compagnie d'assurance sur la vie avait voulu s'en charger pour l'abandon de ses émoluments annuels, mais le climat de l'île de Coventry avait une trop mauvaise réputation.

Toutefois, il fit passer régulièrement une partie de ses appointements à son frère, et à chaque occasion qui se présentait il ne manquait pas d'écrire au petit Rawdon. Il expédia des cigares à Macmurdo, des cargaisons de poivre de Cayenne, de confitures de goyaves, des fruits et des denrées coloniales à lady Jane. Il envoyait à son frère la Gazette de Swamptown, où le nouveau gouverneur était l'objet des plus pompeux éloges, tandis que la Sentinelle de Swamptown (Rawdon n'avait point invité au palais du gouverneur la femme du rédacteur en chef) traitait Son Excellence de tyran, auprès duquel Néron aurait mérité une place comme bienfaiteur de l'humanité. Le petit Rawdon était au comble de la joie toutes les fois qu'il pouvait mettre la main sur un de ces journaux et lire ce qui concernait Son Excellence.

Sa mère ne fit jamais la moindre tentative pour le voir; il allait chez sa tante passer les dimanches et les jours de fête. Il n'était pas, dans le parc de Crawley-la-Reine, un nid qu'il ne connût parfaitement; il sortait à cheval avec les meutes de sir Huddlestone, qui avaient excité son admiration à un si haut point lors de sa première visite dans l'Hampshire.

CHAPITRE XXIV.

Georgy devient un grand personnage.

Georgy Osborne menait une vie de prince dans la maison de son grand-père à Russell-Square. En qualité d'héritier présomptif de tout ce luxe dont il était environné, il occupait la chambre que son père avait eue autrefois. Sa bonne tournure, ses airs de grand seigneur, ses prétentions à l'élégance lui avaient concilié les affections de son grand-père. M. Osborne était aussi fier du fils qu'il l'avait été du père.

L'enfant vivait au milieu d'un luxe et d'une opulence ignorés de ses père et mère. Pendant ces dernières années, le commerce de M. Osborne s'était soutenu dans une voie de très-grande prospérité. Son crédit et sa considération dans la Cité n'avaient fait que s'accroître. Jadis il s'était estimé heureux de pouvoir mettre George dans un bon pensionnat, et il avait ensuite fait grand bruit du grade qu'il avait obtenu pour lui dans l'armée.

Dans ses projets d'avenir pour le petit George, il visait encore plus haut, il voulait en faire un gentleman, c'était là son idée fixe. Il le voyait déjà en imagination membre du parlement, et qui sait, baron peut-être; tout ce que désirait le vieillard avant de mourir c'était de voir son petit-fils marcher déjà sur la route des honneurs.

Quelques années auparavant on aurait pu l'entendre traiter avec des paroles de mépris et de dédain tous ces rongeurs de livres et ces gratte-papier, troupeaux de cuistres et de pédants qui n'étaient bons qu'à abrutir la jeunesse à l'aide du grec et du latin, et qu'avec toutes leurs tournures doctorales un marchand anglais pouvait acheter à la douzaine. Désormais il déplorait du ton le plus pathétique le peu de soin avec lequel on lui avait fait faire son éducation, et dans de magnifiques tirades il faisait à George l'éloge le plus pompeux des études classiques.

Au dîner, le grand-père était dans l'habitude de demander au petit-fils quel avait été pendant le jour le sujet de ses lectures. Il prenait le plus vif intérêt aux détails qu'il recevait du petit bonhomme sur ses études; il voulait à toute force paraître au courant de toutes les questions d'enseignement, et commettait des énormités qui attestaient assez son ignorance en ces matières et n'ajoutaient pas beaucoup au respect que l'enfant avait pour son aïeul. Avec sa petite pénétration, et grâce à l'éducation qu'il recevait, le bambin ne tarda pas à s'apercevoir que son grand-père n'était qu'un âne et un sot, et, en conséquence, il le soumit à toutes ses volontés et ne le tint pas en grande estime, car, tout humble et toute modeste qu'avait été l'éducation première de Georgy, elle avait plus fait pour lui donner la suffisance de soi-même et le mépris des autres que n'y contribuaient les rêves et les projets de son grand-père. N'avait-il pas été élevé par une douce et tendre femme dont tout l'orgueil se résumait en lui, et dont la vie était un sacrifice à l'humeur égoïste, aux petites volontés de son fils?

Georgy avait déjà conquis tout pouvoir sur cette nature douce et soumise, et il lui fut encore plus facile de gouverner l'épaisse suffisance d'un parvenu dont la vanité n'avait d'égale que la bêtise. L'enfant comprit bien vite que là aussi il pouvait régner en petit despote. Car, fût-il né sur le trône, la flatterie n'aurait pas mis plus d'empressement à combler ses instincts présomptueux.

Tandis que sa mère passait les longues heures du jour en proie à un amer chagrin et soupirait dans la triste solitude des nuits sur l'absence de son fils, le bambin, au milieu des plaisirs et des distractions qu'on lui prodiguait, ne se sentait pas autrement privé de la présence de sa mère. Si vous avez vu des enfants pleurer pour se rendre à l'école, n'attribuez point cette sensibilité à un motif de tendresse et d'affection; s'ils pleurent, c'est qu'ils voient devant eux l'ennui de la classe et du travail.

Ainsi donc maître George s'enivrait du luxe et de l'opulence dont l'entouraient à plaisir l'orgueil et les écus du vieil Osborne. Ce dernier avait donné l'ordre à son cocher d'acheter pour le bambin le plus joli poney qu'il trouverait, sans regarder à l'argent. George apprit d'abord à monter à cheval, puis, lorsqu'il se fut bien affermi sur ses étriers et qu'il sauta la barre sans broncher, il alla caracoler dans Regent's-Park, dans Hyde-Park, suivi à distance du cocher Martin. Le vieil Osborne, qui descendait moins souvent dans la Cité et laissait à ses plus jeunes associés la direction des affaires, se faisait souvent conduire avec sa fille dans les promenades à la mode; tandis que le petit George, bien campé sur ses étriers et avec un air de gentleman, faisait caracoler son cheval autour de la voiture, le grand-père, le montrant à miss Osborne, lui disait:

«Voyez un peu, je vous prie.»

Puis il se mettait à rire, et sa face devenait toute rouge de contentement, et il ne pouvait s'empêcher de passer la main par la portière pour applaudir aux évolutions du petit bonhomme. Là aussi, chaque jour, venait se promener son autre tante, mistress Frédérick Bullock, dans une voiture aux panneaux et aux harnais armoriés. Aux portières on pouvait apercevoir trois petits Bullock à la figure de papier mâché et presque ensevelis sous les plumes et les rubans, tandis qu'au fond de la voiture, leur mère lançait des regards de haine à leur jeune cousin, qui passait à cheval auprès d'eux le chapeau sur l'oreille, et aussi fier qu'un membre du parlement.

Bien qu'il eût à peine ses onze ans, maître George portait des bottes à revers ni plus ni moins qu'un homme véritable. Il avait des éperons dorés, un fouet à pomme d'or, une épingle de diamant sur sa cravate longue et des gants de chevreau de la meilleure fabrique. Sa mère lui avait fait cadeau de deux cravates, et lui avait ourlé et marqué de charmantes petites chemises; mais quand monsieur le fashionable vint revoir la pauvre veuve, elles étaient remplacées par du linge beaucoup plus fin et beaucoup plus beau. George portait des boutons en brillants à ses devants de chemise; et quant au modeste présent de sa mère, on s'en était débarrassé; miss Osborne les avait données, je crois, au petit garçon du cocher. Amélia s'efforça de se persuader qu'elle était bien aise de cette substitution, et, en fait, elle était heureuse et ravie de voir à son fils si bonne mine et si bonne tournure.

Elle possédait une petite silhouette de lui qu'elle avait payée un shilling; elle l'avait suspendue à son chevet à côté d'un autre portrait que nous connaissons déjà. Un jour, le petit bonhomme vint lui faire sa visite accoutumée faisant retentir du galop de son cheval toute la rue de Brompton, et attirant tout le monde aux fenêtres pour faire admirer sa bonne grâce et son brillant costume. Arrivé auprès de sa mère, il tira de sa poche un écrin de maroquin et le lui présenta avec une joie mêlée de fierté.

«C'est moi qui l'ai acheté de mon argent, chère maman, lui dit-il, parce que j'ai pensé que ça vous ferait plaisir.»

Amélia ouvrit l'écrin et poussa un petit cri de surprise et de bonheur. Puis elle prit l'enfant entre ses bras et le couvrit de mille baisers. C'était le portrait de son fils en miniature, charmant petit chef-d'œuvre qui dans la pensée de la veuve toutefois ne valait pas l'original. Le grand-père avait tenu à avoir le portrait de l'enfant de la main d'un artiste dont les tableaux exposés chez un marchand de peinture avaient attiré son attention. George qui avait toujours les poches remplies d'argent demanda au peintre combien il lui prendrait pour lui faire un second portrait, disant que c'était un cadeau qu'il voulait faire à sa mère et qu'il le payerait de son propre argent. Le peintre touché de cette bonne pensée lui fit la copie pour un prix très-modique. Le vieil Osborne en apprenant cette petite histoire fut transporté d'admiration pour son petit-fils et lui donna deux fois autant d'argent que lui avait coûté la miniature.

Mais l'admiration du grand-père pouvait-elle se comparer au ravissement qu'éprouvait Amélia? Cette preuve d'affection de la part de l'enfant la charmait au point qu'elle ne croyait pas que son fils eût son pareil pour la bonté et pour le cœur. Elle fut heureuse de cette marque d'affection pendant bien des semaines de suites. Elle s'endormit plus contente avec ce portrait sous son oreiller. De combien de baisers et de larmes ne le couvrait-elle pas chaque jour; combien de prières n'adressait-elle pas au ciel en le tenant dans ses mains. Il fallait de la part de ceux qu'elle aimait si peu de chose pour pénétrer son cœur de la plus vive reconnaissance! Jamais pareille joie ne lui était arrivée depuis sa séparation d'avec George.

Dans sa nouvelle condition maître George se conduisait en vrai gentleman. À dîner il offrait du vin à ses voisines avec un sérieux magnifique, et buvait son champagne avec un aplomb qui enthousiasmait son grand-père.

«Regardez-le, disait le vieillard, en poussant du coude son voisin, avez-vous jamais vu un gaillard de cette espèce; Dieu me pardonne, il ne lui manque plus qu'un lavabo et des rasoirs pour se raser les favoris; je suis sûr que monsieur ne demanderait pas mieux.»

Les amis de M. Osborne n'admiraient peut-être pas autant que lui les espiègleries du petit bonhomme. M. Coffin n'était pas bien aise de se voir toujours interrompu à l'endroit le plus pathétique de ses narrations par les saillies de maître George. Le colonel Fogey n'éprouvait aucun plaisir à le voir trébucher à moitié étourdi par les fumées du vin. Mistress Toffy ne lui savait aucun gré des coups de coude qu'il lui donnait pour lui faire répandre son verre de porto sur sa robe de satin jaune, et des éclats de rire que poussait ensuite le garnement à la vue des taches qu'il venait de faire. Elle en voulut surtout à George d'avoir rossé un jour son troisième petit garçon qui avait un an de plus que lui, et qu'elle avait amené un jour de congé à Russell-Square. M. Osborne fut au contraire très-fier de cette victoire, et il donna deux souverains à son petit-fils en lui en promettant autant pour l'encourager chaque fois qu'il rosserait plus grand et plus âgé que lui. Nous aurions peine à déterminer ce que le vieillard trouvait de si louable dans ces luttes à coups de poing, mais il lui semblait, sans toutefois qu'il se rendît compte de cette opinion, que les enfants acquièrent par là une certaine hardiesse, et que l'un des premiers principes de l'éducation est d'apprendre à imposer sa volonté aux autres. Tel est l'esprit dans lequel on a de tout temps, il est fâcheux de le dire, élevé la jeunesse anglaise.

Tout bouffi des éloges que lui avait valus sa victoire sur maître Toffy, George désira tout naturellement récolter de nouveaux lauriers. Un jour que dans une promenade des plus fréquentées, il étalait des habits à la dernière mode, un garçon boulanger se mit à le poursuivre de ses railleries et de ses sarcasmes. Notre jeune élégant se débarrasse aussitôt de son bel habit, le remet aux mains de son compagnon, maître Todd, fils du plus jeune associé de la maison Osborne, et rempli d'un noble courage, se dispose à rosser le jeune mitron. Mais, cette fois, les chances lui furent contraires; George fut rossé, et il rentra l'œil noir, la chemise déchirée et le nez tout en sang. Il raconta à son grand-père qu'il avait livré combat à un colosse, et fit trembler sa pauvre mère au récit détaillé et apocryphe de ce terrible engagement.

Le jeune Todd était l'ami intime, le grand admirateur de maître George. Tous deux avaient le même goût pour le théâtre et les tartelettes; pour les glissades des jardins de Regent's-Park lorsque le temps le permettait, ou pour aller au sortir du spectacle, où les accompagnait Rawson, le valet de pied de maître George, prendre des sorbets au café voisin.

Ils allaient à tous les théâtres de la capitale, savaient les noms de chacune des actrices, et en présence de leurs jeunes amis, donnaient sur leurs théâtres de carton la représentation des pièces qu'ils avaient vues. Quelquefois Rawson, qui avait l'âme généreuse, régalait ses jeunes maîtres de quelques douzaines d'huîtres après le théâtre, avec un petit verre de liqueur pour mieux faire dormir les enfants. Rawson, du reste, trouvait son compte à toutes ces complaisances, et en était largement récompensé par la générosité de son jeune maître.

Un des plus fameux tailleurs de la haute aristocratie avait la haute mission d'habiller maître George; M. Osborne pouvait bien se contenter des ravaudeurs de la Cité, comme il disait, mais ils étaient indignes de faire les vêtements de maître George; peu importait la dépense, tel était l'ordre donné au grand tailleur, et au bout de quelques jours, il envoyait à maître George une garde-robe des mieux montées en habits, vestes et culottes. Il s'y trouvait des vestes en casimir blanc pour les soirées, des vestes en velours pour les dîners, une robe de chambre en cachemire pour l'appartement. George paraissait tous les jours au dîner tiré à quatre épingles comme un vrai gentilhomme, suivant l'expression de son grand-père. Un domestique, attaché à sa personne, lui aidait à faire sa toilette, accourait à son coup de sonnette et lui apportait ses lettres sur un plateau d'argent.

Après le déjeuner, Georgy se prélassait dans le grand fauteuil de la salle à manger et y lisait le Morning-Post comme un homme de taille ordinaire.

«Comme il jure et sacre bien,» se disaient entre eux les domestiques émerveillés de sa précocité.

Ceux qui se souvenaient du capitaine son père disaient qu'il lui ressemblait trait pour trait. Son humeur vive, impérieuse et enjouée mettait en branle toute la maison.

La soin de l'éducation de George fut confié à un pédant du voisinage qui tenait une maison où la jeune noblesse était préparée aux universités, au parlement et aux professions libérales; dont le système excluait ces châtiments corporels qui dégradent la nature humaine et qui sont encore en usage dans les établissements de l'ancien régime, et dans laquelle, enfin, les jeunes gens étaient assurés de trouver les traditions de la société et toute la sollicitude que l'on peut rencontrer dans la famille. Telle était la méthode que le révérend Lawrence Veal de Bloomsbury, chapelain particulier du comte de Bareacres, appliquait, de concert avec sa femme, aux élèves qu'on lui confiait.

À force de réclames et de démarches, le chapelain particulier et sa femme parvenaient à réunir chez eux un ou deux écoliers; le prix de la pension était fort élevé et l'on supposait qu'il était en rapport avec la manière dont en traitait les élèves. Il s'y trouvait un jeune Indien au teint cuivré, à la tête laineuse, à la mise recherchée que personne ne venait jamais voir. Nous pourrions citer encore un garçon de vingt-trois ans, vrai lourdaud, dont l'éducation avait été fort négligée, et auquel M. et mistress Veal cherchaient à faire faire son entrée dans la haute société; item, les deux fils du colonel Rangles, au service de la compagnie des Indes. Ces quatre pensionnaires formaient les convives habituels de la table de M. Veal lorsque Georgy entra dans la maison.

Georgy venait seulement passer la journée dans cette pension. Le matin, il arrivait sous l'escorte de son ami M. Rawson, et lorsqu'il faisait beau dans l'après-midi, on lui amenait son cheval et il allait se promener, accompagné de son groom. Dans cette pension, on attribuait au grand-père de George une fortune fabuleuse, et le révérend M. Veal saisissait toutes les occasions d'y faire allusion, disant à Georgy qu'il était destiné à occuper dans le monde une haute position; que par son application et sa docilité il devait se préparer aux graves devoirs qui allaient peser sur lui dans un âge plus avancé; que l'obéissance dans un jeune homme était la meilleure préparation à l'exercice du commandement dans la virilité, et qu'en conséquence il suppliait Georgy de ne plus apporter de pain d'épice à la pension, ce qui ne pouvait que ruiner l'estomac de MM. Rangles, qui trouvaient une nourriture abondante à la table de mistress Veal.

Au point de vue scolaire, l'Égide de Pallas (c'était le nom que M. Veal donnait à son institution), présentait un heureux mélange de variété et de profondeur. On y traitait dans leur vaste ensemble de toutes les sciences connues. M. Veal avait un planétaire, une machine électrique, un tour, un théâtre dans la buanderie, un cabinet de chimie, une bibliothèque composée des meilleurs auteurs anciens et modernes dans les diverses langues. Il conduisait ses jeunes gens au British-Museum et dissertait devant eux sur les antiquités et les pièces d'histoire naturelle qui s'y trouvaient rassemblées, si bien que les auditeurs se pressaient autour de lui, à ce qu'il disait, et que tout Bloomsbury l'admirait et le prônait comme un puits de science.

En parlant, ce qui lui arrivait assez souvent, il affectait une très-grande recherche dans ses phrases, et demandait au dictionnaire les mots les plus pompeux et les plus recherchés; il avait pour maxime, qu'il n'en coûte pas plus d'employer une épithète étoffée, magnifique et ronflante, que d'en prendre une dont se servirait le premier venu.

Ainsi, par exemple, il disait à George, quand celui-ci arrivait en classe:

«J'ai remarqué, en rentrant dans mon domicile, au retour d'une séance où j'ai eu à appliquer les facultés intuitives de mon intelligence à une exégèse scientifique chez mon excellent ami le docteur Rocaille, archéologue par essence, messieurs, archéologue par essence, j'ai remarqué, dis-je, que les fenêtres de la demeure de votre respectable aïeul resplendissaient d'une clarté qui révèle la solennité d'un jour de fête. Puis-je, sans m'écarter de la vérité, conclure de ces symptômes que M. Osborne a réuni, la nuit dernière, sous ses somptueux lambris, la fine fleur des esprits précellents de notre époque?»

Le petit Georgy, plein de malice et d'espièglerie, et qui savait à merveille contrefaire M. Veal, répondait que M. Veal avait une puissance de pénétration avec les lumières de laquelle il était impossible de s'écarter de la voie de la vérité.

«Eh bien! les commençaux qui ont eu l'honneur de rompre le pain de l'hospitalité à la table de M. Osborne, n'ont eu lieu, j'en suis sûr, qu'à s'applaudir de la succulence des mets. J'ai le droit de m'exprimer ainsi, moi qui, pour ma part, ai été comblé d'une semblable faveur. Au fait, monsieur Osborne, vous arrivez un peu tard ce matin, et vous vous êtes plus d'une fois exposé aux mêmes reproches. Je disais donc, messieurs, que M. Osborne ne m'a pas jugé indigne de m'inviter à m'asseoir à ses somptueux banquets, et bien que j'aie eu pour amphytrions les plus nobles et les plus grands personnages de la terre, et je pourrais dans le nombre vous citer mon ami et mon patron, le très-honorable George, comte de Bareacres, je dois vous déclarer en conscience que la table du marchand anglais offrait à l'œil un spectacle aussi resplendissant que celle d'un noble lord, et que son accueil n'était ni moins magnifique ni moins hospitalier. M. Bluck, voulez-vous reprendre le passage d'Eutrope que nous élucidions lorsque nous avons été interrompus par l'arrivée de maître Osborne.»

Voilà le grand homme auquel on avait confié l'éducation de notre ami George. Amélia ne comprenait rien à ses belles phrases, mais elle n'en tenait pas moins M. Veal pour un prodige de science. La pauvre veuve s'était empressée de se faire une amie de mistress Veal. C'était un bonheur pour elle de se trouver dans la maison à l'arrivée de Georgy, c'était un bonheur pour elle d'être invitée aux conversazioni de mistress Veal, qui avaient lieu une fois par mois, comme en avertissaient des billets roses en tête desquels on lisait ΑΘΗΝΗ, et où le professeur invitait ses élèves et leurs amis à venir prendre leur part d'un thé fort clair et d'une conversation non moins scientifique. La pauvre petite Amélia ne manquait pas une seule de ces réunions et s'y trouvait fort heureuse, puisqu'elles lui procuraient la satisfaction de voir George de plus près. N'importe par quel temps, elle se rendait de Brompton à ces soirées, et en embrassant mistress Veal, elle avait presque les larmes aux yeux de reconnaissance pour les délicieux moments qu'elle lui faisait ainsi passer. Puis, lorsque tout le monde se séparait, que George s'en allait avec son escorte obligée, M. Rawson, la pauvre mistress Osborne mettait ses socques et son châle et regagnait seule sa demeure.

Sous la direction d'un homme qui possédait ainsi la clef de toutes les sciences, l'instruction de George devait prendre un développement vaste et rapide, et ses progrès étaient remarquables, à en juger du moins par les bulletins de la semaine régulièrement adressés à M. Osborne. On y lisait une vingtaine de dénominations appliquées à chacune des branches les plus essentielles de l'enseignement, et le professeur notait en regard les progrès de George dans chacune de ces sciences. En grec, George était marqué ἄριστος; en latin, optimus; en français, très-bien; il en était de même pour le reste. À la fin de l'année, il avait des prix dans toutes les facultés, ainsi que M. Swartz, le jeune créole à la tête laineuse, et beau-frère de l'honorable Mac-Mull, que M. Bluck, à l'esprit inculte et stérile, qu'un certain cancre appelé M. Todd, dont nous avons déjà eu à citer le nom. Chacun de ces messieurs recevait de petits livres dorés et cartonnés qui portaient le mot sacramentel ΑΘΗΝΗ, et en outre, une épigraphe latine de la composition du professeur.

La famille Todd était en quelque sorte vassale de la maison Osborne. De Todd, d'abord son commis, le vieil Osborne avait fait son jeune associé. M. Osborne était le parrain du jeune Todd, qui plus tard, prit le nom de M. Osborne Todd, et devint un des lions à la mode. Miss Osborne avait tenu miss Maria Todd sur les fonts baptismaux, et donnait tous les ans, comme marque d'affection pour son petit protégé, des livres de prières, des brochures, de la poésie d'église qui pouvait passer pour de la poésie de cuisine, et autres cadeaux non moins précieux. De temps à autre, miss Osborne menait promener les Todds dans sa voiture. Lorsqu'ils étaient malades, son valet de pied leur portait de Russel-Square des gelées et des petites douceurs. Mistress Todd déployait un très-joli talent à faire des découpures en papier pour servir de manches aux gigots, pour tailler, dans des navets ou des carottes, des fleurs, rosaces et autres objets d'un effet non moins pittoresque. Tous ces dons naturels, elle les mettait à la disposition de miss Osborne les jours de grands dîners, sans qu'il lui soit jamais venu à l'esprit de demander place au festin. Si un convive manquait au dernier moment, Todd remplissait les fonctions de bouche-trou.

Le soir, mistress Todd et sa Maria revenaient dans leurs plus beaux atours, et attendaient dans le salon que miss Osborne y fît sa rentrée à la tête de sa légion féminine. Aussitôt commençait un feu roulant de duos jusqu'au retour des messieurs. Pauvre Maria Todd! pauvre jeune fille! quelle peine, quel travail lui avaient coûté ces duos et ces sonates avant de les soumettre à l'épreuve de la publicité!

Il semblait que Georgy dût faire peser tout le poids de sa volonté sur quiconque l'approchait, qu'amis, parents, domestiques dussent tous plier le genou devant le petit tyran. L'enfant, du reste, s'accommodait très-bien de ce rôle, ni plus ni moins que beaucoup de monde. George aimait à commander, et peut-être, dans cette disposition, y avait-il chez lui quelque chose d'héréditaire.

À Russell-Square, tout le monde était le très-humble serviteur de M. Osborne, et M. Osborne était le très-humble serviteur de Georgy. Ses manières dégagées, son ton de suffisance à traiter les livres de science et les matières d'enseignement, sa ressemblance avec son père, mort à Bruxelles avant la réconciliation, tout cela inspirait au vieillard une certaine terreur et assurait la puissance et la domination de son petit-fils. À certains gestes, à certaines inflexions de voix, le vieillard tressaillait malgré lui et s'imaginait avoir devant les yeux le père de George. À force d'indulgence pour le fils, il s'efforçait de faire oublier sa dureté pour le père. On était tout surpris de le voir se plier avec tant de facilité aux moindres désirs de l'enfant. Il bougonnait et jurait suivant son habitude contre miss Osborne, mais il accueillait toujours par un sourire le petit George, alors même qu'il arrivait trop tard pour le déjeuner.

La tante de George, mistress Osborne, flétrie par cette existence d'ennuis et de rebuffades, était passée à l'état malheureux de vieille fille. Pour un garçon un peu mutin, il n'était pas bien difficile d'en avoir raison. Si George avait envie d'obtenir d'elle quelque chose, de lui arracher un pot de confiture celé dans ses armoires, un pain de couleur tout sec et tout gercé de la boîte qu'elle s'efforçait de conserver dans la même fraîcheur que dans le temps où elle était l'élève de M. Smee, Georgy n'était pas long à se procurer l'objet de ses désirs, et une fois qu'il en était le maître, il ne songeait plus à sa tante.

En fait d'amis, il avait son vieux maître de pension, bien empesé et bien solennel, qui le flattait à plaisir, un camarade plus âgé que lui qu'il pouvait maltraiter à son aise. Mistress Todd ne manquait jamais de laisser maître Georgy en tête à tête avec sa fille Rosa Jemima, ravissante personne de huit ans.

«Ils sont faits l'un pour l'autre, disait-elle (partout ailleurs, bien entendu, qu'à Russell-Square), qui sait ce qui pourrait arriver? Ce serait un couple charmant!» continuait à penser la mère dans l'ivresse de ses rêveries.

Le grand-père maternel, le pauvre vieillard brisé par le malheur, courbait aussi la tête sous la tyrannie du petit despote; comment ne pas se sentir pris de respect pour un jeune gentleman qui portait de si beaux habits et avait un groom à sa suite. Georgy, d'ailleurs, n'entendait-il pas à tous moments les propos les plus durs, les sarcasmes les plus grossiers sortir à l'adresse de John Sedley de la bouche de son implacable ennemi, M. Osborne. M. Osborne avait coutume de le désigner par l'appellation de vieux gueux, de vieux charbonnier, de vieux banqueroutier, et autres aménités de même nature. Au milieu de pareilles injures, comment le petit Georgy aurait-il appris à respecter un homme que l'on mettait si bas à ses yeux? Quelques mois après l'entrée de George chez son aïeul paternel, mistress Sedley vint à mourir. Il n'avait jamais existé entre la grand'mère et le petit-fils une bien vive tendresse, et l'enfant ne manifesta pas grand chagrin de cette mort. Il vint, dans des habits de deuil tout neufs, voir sa mère, à laquelle il fit part de son regret de ne pouvoir aller au spectacle, dont il avait grande envie.

La dernière maladie de sa vieille mère devint une œuvre de dévouement pour Amélia. Ah! les hommes ne se doutent jamais des souffrances et des sacrifices qui font la vie des femmes. Avec notre prétendue supériorité d'esprit, nous ne pourrions suffire à endurer la centième partie des épreuves que traversent chaque jour ces anges de résignation. Soumission continuelle et sans espoir de récompense; bonté et douceur qui ne se démentent point en présence d'une dureté inflexible. Amour, patience, sollicitude, soins empressés que notre ingratitude et notre indifférence ne savent même pas reconnaître par une bonne parole. Combien s'en trouve-t-il, dans le nombre, qui ont l'âme brisée par la douleur, tandis que leur figure respire le calme et la joie. Faibles et tendres esclaves, elles sont obligées de cacher leurs tortures sous les apparences empruntées du bonheur.

De son fauteuil de valétudinaire, la mère d'Amélia avait passé dans son lit, d'où elle ne devait plus se relever. Mistress Osborne ne la quittait que pour aller voir son cher George. Et encore la vieille dame lui reprochait ces biens rares absences. Elle avait été une mère si bonne, si indulgente, si tendre, au temps de son bonheur et de sa prospérité, et était maintenant aigrie par le malheur et la pauvreté. Ces accès de mauvaise humeur et ce refroidissement d'affection ne diminuaient en rien le dévouement filial d'Amélia. C'était en quelque sorte une diversion à ses autres souffrances; sa pensée était distraite de ces cruelles préoccupations par les exigences continuelles de la maladie. Amélia supportait les impatiences de sa mère avec une douceur inaltérable, relevait l'oreiller que celle-ci trouvait toujours mal placé, avait une réponse de consolation à toutes ses plaintes et à tous ses reproches; adoucissait ses souffrances par ces bonnes paroles dont les cœurs simples et religieux connaissent seuls le secret. Enfin elle ferma ces yeux qui, pendant de longues années, avaient eu pour elle de si tendres regards.

Alors elle reporta toute sa tendresse sur son malheureux père, abattu par le dernier coup qui venait de le frapper, et lui consacra tout son temps, à lui qui désormais se trouvait entièrement seul au monde. Sa femme, son honneur, sa fortune, tout avait disparu autour de lui. Amélia pouvait seule se faire le soutien et l'appui de ce vieillard chancelant et brisé. Cette histoire, une imagination sensible la trouvera tout entière en elle-même, pour les autres il est inutile de l'écrire.

Un jour que les jeunes élèves de M. Veal étaient réunis dans la classe, et que l'honorable chapelain du comte de Bareacres se livrait à ses divagations ordinaires, un brillant équipage s'arrêta devant la porte où se dressait la statue d'ΑΘΗΝΗ (Minerve) et deux messieurs en sortirent. Les deux messieurs Rangles se précipitèrent vers la fenêtre, pensant que c'était leur père qui arrivait de Bombay; l'écolier de vingt-trois ans qui suait sang et eau sur un passage d'Eutrope, alla aussi appliquer son grand nez au carreau et regarder la voiture, dont un garçon de place ouvrait la portière et abaissait le marchepied.

«Tiens, observa M. Bluck, il y en a un gros et un maigre.»

Pendant ce temps le marteau retombait sur la porte comme un coup de tonnerre. Les deux étrangers excitaient la plus vive curiosité dans ce jeune auditoire, le chapelain en particulier voyait en eux les pères de quelques futurs élèves, maître George lui-même ne fut pas non plus fâché de saisir ce prétexte pour fermer son livre.

Le domestique de la maison, avec son habit râpé et ses boutons de cuivre qui commençaient à rougir, car il lui était bien recommandé de mettre sa livrée avant d'aller ouvrir, vint annoncer dans l'étude que deux messieurs demandaient à voir maître Osborne. Le professeur avait eu le matin même une petite altercation avec son élève à propos de pétards que celui-ci avait fait partir pendant la classe. Mais cette visite inattendue rendit à sa figure sa sérénité et sa bonne humeur habituelle.

«Je vous permets, monsieur Osborne, d'aller voir ces messieurs qui viennent d'arriver en voiture. Présentez-leur mes compliments respectueux, ainsi que ceux de mistress Veal.»

Georgy se rendit au parloir, où il trouva les deux étrangers, qu'il toisa des pieds à la tête, comme à son ordinaire, sans se sentir le moins du monde intimidé. L'un était gras et portait d'épaisses moustaches; l'autre était maigre et long, avait un habit bleu, la figure noircie par le soleil et les cheveux grisonnants.

«Quelle ressemblance! fit le monsieur long et maigre avec un mouvement de surprise. Eh bien! George, nous reconnaissez-vous?»

La figure du petit garçon se couvrit de rougeur, comme lorsqu'il éprouvait une vive émotion, ses yeux brillèrent d'un éclair d'intelligence.

«Je ne connais pas l'autre, dit-il alors, mais vous, je crois que vous êtes le major Dobbin.»

C'était, en effet, notre ancien ami. Tout ému du plaisir de se voir reconnu, il attira l'enfant vers lui.

«Votre mère vous a donc quelquefois parlé de moi? lui demanda-t-il.

—Ah! je crois bien, répondit George, et bien souvent, encore!»

CHAPITRE XXV.

Des rivages du Levant.

C'était un véritable triomphe pour l'égoïsme et l'orgueil du vieil Osborne, de voir l'infortuné Sedley, son ancien rival, son ennemi, son bienfaiteur, dans l'humiliation de la détresse et réduit à la fin à recevoir des secours pécuniaires de l'homme qui l'avait le plus outragé. L'heureux du monde, tout en accablant de sa haine l'infortuné vieillard, lui faisait de temps à autre passer quelques secours. Tout en remettant à George de l'argent pour sa mère, il faisait comprendre à l'enfant, par des allusions grossières et brutales, que son grand-père maternel n'était qu'un misérable banqueroutier qu'il tenait à merci, et que John Sedley était encore en reste de reconnaissance avec l'homme auquel il devait déjà tant d'argent. George reportait à sa mère ces insultantes paroles, et les redisait au pauvre infirme abandonné, auquel Amélia consacrait désormais toute sa vie, et le bambin affectait des airs protecteurs à l'égard de ce faible vieillard déçu dans toutes ses espérances.

Il en est peut-être qui reprocheront à Amélia de manquer à un légitime sentiment d'amour-propre en acceptant des secours d'argent de l'ennemi de son père. Mais cette pauvre créature avait-elle jamais connu ce que c'était que l'amour-propre? elle avait pour cela trop de simplicité dans l'âme, trop besoin d'un appui pour la soutenir. Depuis son mariage avec George Osborne, sa part en ce monde avait été la pauvreté, les humiliations, les privations quotidiennes, de dures paroles, un dévouement sans récompense. Il faut bien qu'il y ait des pauvres et des riches, comme disent ceux qui ont pour partage de boire à la coupe du bonheur. Assurément! mais au moins, sans chercher à sonder les mystères de la justice divine, rappelez-vous qu'en vous faisant naître dans la pourpre et la soie, la Providence vous a commandé la charité pour ceux qui vivent dans les haillons et la misère.

Amélia recueillait donc sans se plaindre, et presque avec un sentiment de gratitude, les miettes tombées de la table de son beau-père, et qui lui servaient au moins à nourrir l'auteur de ses jours. Elle avait compris que là était son devoir, et il était dans sa nature de faire de sa vie un perpétuel sacrifice à ceux qu'elle entourait de son affection. Dans le temps où le petit Georgy était encore auprès d'elle, que de longues nuits n'avait-elle pas passées à travailler pour lui sans qu'il s'en doutât, sans qu'il l'en ait seulement jamais remerciée; que de rebuts, que de dégoûts, que de privations, que de misères n'avait-elle pas endurés pour assurer un peu plus de bien-être à son père et à sa mère. Au milieu de ses sacrifices, de ses dévouements, dont sa solitude avait seule le secret, elle n'avait pour son amour-propre pas plus d'égards que le monde. C'est que l'humble créature pensait, dans son cœur, que sa position dans sa vie était encore au-dessus de ses mérites à elle, pauvre roseau pliant et méprisé.

La vie d'Amélia, qui s'était annoncée d'abord sous de favorables augures, se terminait, on le voit d'une bien triste manière, dans la dépendance et l'humiliation. Les visites du petit George faisaient du moins pénétrer dans sa prison comme des lueurs d'espérance. Russell-Square était pour elle la terre promise; toutes les fois qu'elle pouvait s'échapper, c'était là le but de ses promenades; mais il fallait rentrer le soir dans son cachot pour y remplir ses pénibles devoirs, pour veiller sur des malades qui ne lui avaient aucune reconnaissance de ses soins, et là il lui fallait subir les lamentations et les exigences despotiques de vieillards aigris par les malheurs et les années.

La mère d'Amélia fut enterrée dans le cimetière de Brompton. Le convoi eut lieu par un jour de pluie et de brouillard, qui rappela à Amélia celui de son mariage; son petit garçon, en magnifiques habits de deuil, était assis à côté d'elle. En cette triste circonstance, ses pensées l'entraînèrent bien loin de la cérémonie qui s'accomplissait alors sous ses yeux; tout en serrant la main de George dans la sienne, elle souhaitait presque d'être à la place de.... Mais non, comme à son ordinaire, elle se sentit toute honteuse de son égoïsme, et demanda à Dieu de lui donner des forces pour accomplir son devoir jusqu'au bout.

Elle résolut de réunir toutes ses forces, toutes ses pensées vers un seul but, qui était de répandre encore le bonheur et la joie sur les dernières années de son père. Elle se dévoua à son service, et se mit à travailler, à coudre auprès de lui, à chanter, à faire sa partie de trictrac pour le distraire, à lire le journal, à préparer des plats de son goût, à le mener à sa promenade de Kensington-Gardens.

Elle écoutait ses histoires avec un sourire de complaisance, un plaisir simulé; ou bien, assise à ses côtés, elle se laissait aller à ses pensées, à ses souvenirs, tandis que le pauvre infirme se réchauffait au soleil et se livrait à ses plaintes et à ses récriminations. Triste existence pour la pauvre veuve! Les enfants qui couraient et jouaient dans les allées du jardin lui rappelaient George qu'on lui avait enlevé. L'autre George aussi lui avait été enlevé!... Dans ces deux occasions, son amour égoïste et coupable avait reçu un rude châtiment; elle faisait tous ses efforts pour se persuader qu'elle subissait une punition méritée, qu'elle était une malheureuse pécheresse, et ainsi s'expliquait pour elle l'isolement où elle se trouvait.

Après la mort de sa femme, le vieux Sedley s'attacha de plus en plus à sa fille, et en cela du moins Amélia trouva un adoucissement dans ce qu'il y avait de pénible à accomplir ses devoirs.

Mais depuis assez longtemps ces deux personnages sont plongés dans une triste condition; de meilleurs jours vont luire enfin pour eux, jours de bonheur à la guise du monde. Le lecteur aura sans doute déjà deviné quel était le gros et gras personnage qui était allé trouver Georgy à son école, en compagnie de notre vieil ami le major Dobbin. C'était une de nos vieilles connaissances dont le retour en Angleterre allait ramener le bien-être dans l'honnête famille dont nous avons suivi les vicissitudes.

Le major Dobbin avait facilement obtenu un congé de son brave commandant, et de la sorte avait pu immédiatement se rendre à Madras, d'où il devait s'embarquer pour l'Europe, où l'appelaient les affaires les plus urgentes. Il voyagea jour et nuit jusqu'à sa destination. Aussi, il arriva à Madras en proie à une fièvre dévorante. Les domestiques qui l'accompagnaient le transportèrent dans un état fort alarmant chez un de ses amis, dans la maison duquel il devait demeurer jusqu'au moment de son embarquement pour l'Europe, et pendant plusieurs jours, on eut tout lieu de croire qu'il n'irait pas plus loin que le cimetière de Madras, où il aurait sa place au milieu des tombeaux de tant de braves officiers morts loin de leur patrie.

Tandis que le pauvre malheureux était ainsi consumé par le feu de la fièvre, ceux qui veillaient à son chevet purent distinguer, à travers les paroles confuses qu'il prononçait dans son délire, le nom d'Amélia. À ces transports d'exaltation fébrile succédait, dans les moments lucides, une prostration complète en pensant qu'il ne la reverrait plus. Croyant sa dernière heure arrivée, il faisait ses préparatifs pour passer dans l'autre monde, mettait ses affaires en règle, et disposait de sa fortune en faveur de ceux qu'il désirait le plus en voir profiter. L'ami dans la maison duquel il logeait servit de témoin à son testament. Il demandait à être enseveli avec la petite chaîne de cheveux qu'il portait à son cou. Nous devons dire, pour ne point trahir la vérité, qu'il se l'était procurée par l'entremise de la femme de chambre d'Amélia, lorsqu'à Bruxelles il avait fallu couper les cheveux de la jeune veuve pendant la fièvre qu'elle avait eue à la suite de la mort de son mari.

Il parvint enfin à se rétablir, en dépit des saignées et des purgations auxquelles il n'échappa que grâce à la force de sa constitution. Il était presque réduit à l'état de squelette, lorsqu'il s'embarqua enfin sur le Ramchunder de la compagnie des Indes-Orientales, venant de Calcutta et relâchant à Madras. Le pauvre Dobbin était si faible, si épuisé, que son ami, qui l'avait soigné pendant le cours de sa maladie, augurait fort mal des résultats de ce voyage pour l'honnête major, et lui prédisait que quelque beau matin on serait obligé de le faire passer, proprement empaqueté dans son hamac, par-dessus le bord du navire, emportant au fond de la mer la relique qu'il avait toujours sur le cœur. Mais, malgré le prophète et ses prophéties, l'air bienfaisant de la mer, ou peut-être mieux encore l'espérance qui renaissait plus vivace au cœur du convalescent, à mesure que le navire traçait son sillage d'écume sur les flots, rendit la vie et la santé à notre ami, et il était parfaitement guéri avant que l'on touchât le Cap.

«Allons, disait-il en riant, Kirk n'aura pas encore cette fois ses épaulettes de major, lui qui pensait les trouver toutes prêtes à son arrivée à Londres avec le régiment.»

Il faut qu'on sache que dans le temps que le major était malade, à Madras, de la précipitation de son voyage, son régiment avait reçu son ordre de retour, et que le major aurait pu revenir avec ses camarades s'il avait eu la patience de les attendre dans cette ville.

Peut-être ne voulait-il pas se livrer aux tentatives de Glorvina dans cet état de faiblesse et de délabrement.

«Je voudrais bien savoir ce que miss O'Dowd aurait fait de moi, disait-il en riant à son compagnon de traversée, si elle avait été à notre bord. Après m'avoir vu disparaître, elle se serait rejetée sur vous, et, soyez-en sûr, mon vieux Jos, elle vous aurait traîné en triomphe à sa remorque jusqu'à Southampton.»

Le compagnon de route de Dobbin, à bord du Ramchunder, n'était autre, en effet, que notre gros et gras ami, qui rentrait en Angleterre après dix années passées au Bengale. Un régime de dîners, de pâtisseries, de grogs, de bordeaux, enfin l'eau-de-vie et le rhum avaient fini par rendre fort nécessaire à Waterloo-Sedley ce voyage en Europe. Il avait fait son temps de service dans la compagnie des Indes, où il avait touché d'assez beaux émoluments pour mettre de côté une somme des plus rondes. Rien ne l'empêchait plus désormais de rentrer dans sa patrie pour y jouir de la pension à laquelle il avait droit, si mieux il n'aimait s'engager de nouveau et remplir le rang élevé auquel le désignaient son ancienneté et ses immenses talents.

Il était peut-être un peu moins gros que lorsque nous l'avons connu autrefois, mais sa démarche avait quelque chose de plus solennel et de plus majestueux. Il avait laissé repousser les moustaches, avec lesquelles il s'était si bien comporté à Waterloo; il se pavanait sur le pont, ombragé de son magnifique chapeau de velours à franges d'or. Il portait à profusion sur sa personne des bijoux et des épingles en diamants. Il se faisait servir à déjeuner dans sa cabine, et mettait autant de recherche dans sa toilette pour paraître sur le gaillard d'arrière, que s'il s'était agi d'aller dans les promenades les plus en renom de Calcutta. Il emmenait avec lui un domestique indigène qui le servait et bourrait sa pipe. Cet enfant de l'Orient menait une existence peu fortunée sous le despotisme de Jos Sedley. Jos était aussi vain de sa personne qu'une petite maîtresse de la sienne, et mettait autant de temps à sa toilette que la beauté la plus fardée. Les jeunes passagers, pour tromper la longueur de la traversée, faisaient toujours cercle autour de Sedley, le priant de leur raconter ses merveilleux exploits contre les tigres et Napoléon. Il fut sublime à la visite qu'il rendit à la tombe de l'empereur à Longwood, lorsqu'au milieu de tous les passagers et de tous les jeunes officiers du navire à l'exception du major Dobbin qui était resté à bord, il leur raconta toute la bataille de Waterloo, et leur démontra que sans lui, Jos Sedley, Napoléon n'aurait jamais perdu la bataille, ni par suite été exilé à Sainte-Hélène.

Lorsque le navire eut remis à la voile de Sainte-Hélène, Jos s'empressa de distribuer, avec une générosité vraiment royale, ses provisions de bordeaux, de conserves, d'eau gazeuse qu'il avait prises pour charmer les ennuis de la route. Comme il n'y avait point de dames à bord, et que le major avait cédé le pas à l'employé civil, celui-ci avait à table la place d'honneur; aussi, le capitaine et les officiers du Ramchunder l'entouraient-ils de tous les égards auxquels son rang lui donnait droit. Il ne parut point toutefois pendant deux jours de tourmente où la mer venait déferler sur le pont, mais il resta dans sa cabine à lire la Blanchisseuse de Finchley-Common, laissée à bord par l'honorable lady Emily Cornemiouse, femme du révérend Silas Cornemiouse, en se rendant à leur évêché du Cap. Pour lecture ordinaire, il portait avec lui un ballot de romans et de pièces de théâtre, qu'il prêtait aux autres passagers; enfin, son affabilité et ses prévenances l'avaient mis fort bien avec tout le monde.

Que de fois, par une belle et chaude soirée, tandis que le vaisseau traçait sa ligne d'écume sur la mer mugissante, que la lune et les étoiles brillaient à la voûte céleste, que les tintements inégaux de la cloche de quart troublaient seuls le silence de la nuit, Sedley et le major, assis sur la dunette, et fumant l'un son cigare, l'autre son hookah bourré par son domestique indien, avaient parlé du sol natal.

Dans ces entretiens intimes, le major Dobbin ne manquait jamais de faire tomber, avec une adresse merveilleuse, la conversation sur Amélia et son fils, tandis que Jos parlait, sans beaucoup de ménagement, des malheurs de son père et du sans-gêne du vieillard à le mettre à contribution. Le major s'efforçait alors de le ramener à de meilleurs sentiments en lui faisant sentir quels égards étaient dus au malheur et aux années. Sans doute Joseph ne pouvait partager le genre de vie des deux vieillards, et s'arranger de leurs habitudes et de leurs manies, après avoir vécu dans une société toute différente, à quoi Jos donnait un signe de tête approbatif. Le major reprenait alors Joseph en sous-œuvre, lui faisait sentir quel avantage pour lui d'avoir à Londres un train de maison complet, et de ne plus se contenter d'un appartement de garçon. Sa sœur Amélia était la personne qu'il lui fallait pour diriger son intérieur. C'était le bon goût, la bonté personnifiée, la perfection sous tous les rapports. Il lui rappelait avec quel succès mistress George Osborne avait autrefois paru à Bruxelles et à Londres, où elle était admirée et choyée dans la meilleure société. Puis il lui insinuait qu'il était de son devoir d'envoyer Georgy à une des meilleures écoles, et d'en faire un homme, car sa mère et ses grands parents n'étaient bons que pour le gâter. En un mot, l'adroit major avait fini par tirer de Joseph la promesse qu'il se ferait le protecteur d'Amélia et de son fils. Il ignorait les événements survenus dans la famille Sedley. La mort de mistress Sedley, la séparation d'Amélia et de son fils, la grande fortune de ce dernier. Toujours est-il que tous les jours, et à toute heure du jour, le brave garçon, dans le cœur duquel l'amour avait fait de si profonds ravages, ne pensait qu'à mistress Osborne et aux moyens de lui venir en aide. Il avait pour Jos Sedley des compliments et des flatteries qui ne tarissaient point. Il ressentait pour lui une tendresse dont celui-ci ne se rendait pas très-bien compte. Mais nos lecteurs qui ont des sœurs ou des filles, doivent avoir remarqué combien sont aimables et empressés auprès d'eux les hommes qui font la cour aux femmes de leur famille, et peut-être le major était-il digne de prendre rang parmi ces adeptes de l'hypocrisie.

Le fait est que le major Dobbin, en s'embarquant à bord du Ramchunder, se trouvait dans un état désespéré, et qu'il ne commença à se remettre et ne fit bonne figure à son vieil ami M. Sedley qu'après une conversation qu'ils eurent ensemble sur le pont, où l'on avait porté le major presque défaillant. Dobbin avait alors dit à Joseph qu'il ne lui restait plus qu'à se soumettre à sa destinée; qu'il laissait quelque chose à son filleul dans son testament, et qu'il espérait que mistress Osborne lui garderait un bon souvenir; qu'enfin il désirait qu'elle fût heureuse avec le nouvel époux qu'elle allait prendre.

«Un mariage! avait dit Joseph; mais il n'est point question de cela, elle ne m'a jamais parlé de mariage dans ses lettres; seulement elle avait annoncé de son côté, à son frère, que le major Dobbin allait se marier, et elle faisait des vœux bien sincères pour son bonheur.»

Mais qu'elle était enfin la date de ces lettres? Sedley les rechercha. Elles étaient de deux mois postérieures à celles qu'avait reçues le major.

À partir de ce jour, le chirurgien du navire n'eut qu'à s'applaudir du nouveau régime qu'il avait prescrit au malade que le médecin de Madras lui avait remis dans un état à peu près désespéré. En effet, depuis que le major avait changé de potion, un mieux sensible s'était manifesté. Voilà de quelle manière le capitaine Kirk manqua ses épaulettes de major.

La gaieté et la force revinrent au major Dobbin, toujours en augmentant; ses compagnons de traversée ne pouvaient s'expliquer une métamorphose si subite. Dobbin plaisantait maintenant avec les officiers, tirait le bâton avec les matelots, courait sur les cordages comme le plus agile des mousses, et chantait le soir des chansonnettes au grand divertissement de tout l'équipage assemblé pour prendre le grog. Enfin, il était devenu si aimable, si gai, si enjoué que le capitaine, qui jusqu'alors l'avait regardé comme un pauvre sire et un être presque nul, avait fini par s'avouer à lui-même que le major, malgré sa réserve, était un officier fort instruit et fort capable.

«Il n'a pas des manières très-distinguées, disait le capitaine à son second, et peut-être représenterait-il assez mal au palais du gouverneur, où Sa Seigneurie et lady Williams m'ont honoré de leurs attentions particulières, et me prenant la main devant toute la compagnie, m'ont invité à prendre un verre de bière avec eux devant le commandant en chef; mais s'il ne possède pas d'excellentes manières, il y a au moins de ça dans cet homme-là.»

Le capitaine du Ramchunder prouvait par là qu'il était aussi capable de sonder les mystères de la nature humaine que de commander une manœuvre.

À dix jours environ des côtes de l'Angleterre, le bâtiment fut arrêté par un calme plat. Dobbin se livra alors à des accès d'impatience et de mauvaise humeur qui surprirent tous ses camarades, charmés jusque-là de sa bonhomie et de son entrain; mais, lorsque la brise vint de nouveau, on le vit se livrer à tous les transports d'une joie enfantine. Ah! son cœur battit bien fort lorsque le pilote du port monta à bord du navire, lorsqu'il aperçut les deux tours amies du clocher de Southampton!

CHAPITRE XXVI.

Notre ami le major.

Notre ami le major s'était rendu si populaire à bord, qu'au moment où lui et M. Sedley descendirent dans le canot qui vint les prendre pour les débarquer, tout l'équipage, matelots et officiers, à commencer par le capitaine, l'accompagnèrent de hourras d'adieux qui firent rougir le major, et il secoua la tête en signe de remercîments. Jos, persuadé que ces acclamations étaient pour lui, ôta son chapeau à galon d'or et l'agita avec une grâce pleine de majesté. En quelques coups de rames le canot fut au rivage; nos deux voyageurs descendirent sur le port et se dirigèrent vers l'hôtel du Roi-George.

La vue de la réjouissante tranche de bœuf, du pot d'argent couronné d'écume qui, dans les magnifiques salons du Roi-George, accueillent le voyageur au retour de ses courses lointaines, n'eurent point assez d'empire sur Dobbin pour le décider à passer plusieurs jours au milieu de ces douceurs et de ce bien-être. Dès son arrivée, il demanda des chevaux de poste, et à peine à Southampton, il aurait voulu être déjà sur la route de Londres. Jos se refusa obstinément à quitter le soir même cette nouvelle Capoue. À quoi bon passer la nuit au milieu des cahots de la route alors que la plume et l'édredon vous invitent à une douce et moelleuse paresse, au lieu et place de cet affreux lit de Procuste, sur lequel les voyageurs qui reviennent du Bengale sont obligés de s'étendre dans leur étroite et incommode cabine? Jos ne comprenait pas que l'on pût songer à partir avant d'avoir retrouvé son bagage, que l'on pût se remettre en route avant d'avoir au moins pris un bain.

Le major se vit donc forcé d'attendre encore pour cette nuit, et d'annoncer tout simplement par lettre son arrivée à sa famille. Dobbin supplia Jos d'écrire de son côté à ses amis; Jos promit, mais ne tint pas sa promesse. Le capitaine, le chirurgien et un des deux passagers vinrent dîner à l'hôtel avec nos deux amis. Jos déploya toute sa science à commander un dîner. Il promit qu'il partirait le lendemain avec le major pour Londres. L'hôtelier racontait depuis que c'était plaisir de voir avec quelle satisfaction M. Sedley huma sa première pinte de bière, comme doit faire tout bon Anglais qui, après une longue absence, remet le pied sur le sol britannique.

Le lendemain matin, de très-bonne heure, suivant son habitude, le major Dobbin était sur pied, tout rasé et tout habillé. Personne n'était levé dans l'auberge, à l'exception de celui qui fait les souliers et qui semble être une créature pour laquelle le sommeil est un mythe. Le major pouvait entendre les gens de la maison ronfler en chœur, tandis que lui errait à l'aventure dans les corridors déserts. À ce moment le décrotteur, dont les yeux ne se ferment jamais, allait de porte en porte faire sa distribution de bottes à revers, bottes à haute tige, demi-bottes, etc., etc.... Le domestique indigène de Jos se leva enfin, prépara le hookah de son maître et disposa son formidable attirail de toilette. Les filles d'auberge commençaient alors à sortir de leurs soupentes, et, rencontrant le nègre dans les couloirs, elles furent tout effrayées, pensant se trouver en face du diable. Lui et Dobbin faillirent plus d'une fois se laisser tomber au milieu des seaux qui obstruaient le passage et dont elles se servaient pour laver l'hôtel du Roi-George. Enfin l'un des garçons vint ouvrir la porte et tira les verrous. Le major crut qu'enfin l'heure du départ était sonnée, et il demanda sur-le-champ une chaise de poste pour se mettre en route.

Puis il se rendit à la chambre de Sedley, et écartant les rideaux d'un lit immense où Jos s'évertuait à ronfler:

«Debout! debout! lui cria le major; il est temps de partir; la voiture sera à la porte de l'hôtel avant une demi-heure.»

Jos se mit à grogner contre le malencontreux interrupteur de son sommeil et demanda quelle heure il était. Quand le major qui ne savait point mentir, quelque avantage qu'il en pût tirer, lui eut avoué en rougissant la vérité sans détour, Jos fit pleuvoir sur lui une grêle d'imprécations que nous ne consignerons point ici, mais qui n'auraient point laissé de doute à Dobbin au sujet de la damnation éternelle de son ami, s'il avait dû comparaître incontinent devant le juge suprême. Il envoya le major à tous les diables, il lui déclara qu'il ne voyagerait pas avec lui; que c'était le comble de la cruauté, de l'inconvenance, que de venir troubler ainsi le sommeil d'un honnête homme. Le major dut battre en retraite devant l'ouragan qu'il venait de soulever et laissa Jos reprendre le fil de son sommeil.

Pendant ce temps, la chaise de poste était amenée devant l'auberge; le major monta dedans et partit sans plus de retard.

Il eût été un grand seigneur anglais voyageant pour son plaisir, ou bien le courrier d'un homme de bourse, car ceux du gouvernement ont d'ordinaire des allures plus pacifiques, qu'il n'aurait pas couru la grande route avec plus de célérité. Les postillons, en voyant les pourboires qu'il leur jetait, prenaient Dobbin pour un prince déguisé.

Comme elle lui paraissait verte et souriante, cette campagne qui, dans la rapidité de sa course, semblait fuir bien loin derrière lui! comme elles lui paraissaient aimables et animées ces petites villes où les bateliers venaient à sa rencontre avec de gais sourires et de profonds saluts! Il passait comme un ouragan devant ces auberges placées au bord de la route, dont les enseignes pendaient aux arbres, où chevaux et charretiers s'arrêtaient pour se rafraîchir sous un ombrage épais; devant les vieux châteaux avec leurs parcs; devant les chaumières groupées autour d'une antique église; enfin il foulait le sol anglais; enfin il respirait l'air natal. Est-il au monde une joie que l'on puisse comparer à celle-là? Tout prend un air de fête aux yeux du voyageur qui revient dans sa patrie; tout, sur son passage, semble le saluer et lui souhaiter sa bienvenue; et pourtant le major Dobbin, sur la route de Southampton à Londres, ne voyait rien autre chose que le chiffre décroissant des bornes milliaires. Ah! n'en doutez pas, c'est qu'il était pressé de revoir sa famille, d'embrasser sa mère et ses sœurs!

Une fois à Piccadilly, il compta les secondes qu'il lui fallut pour se rendre à son ancien logis, chez Slaughter, auquel il ne voulut point faire d'infidélité. Dix années s'étaient écoulées depuis qu'il y avait fait sa dernière visite, depuis que George et lui, ils étaient jeunes alors, y avaient donné de joyeux déjeuners, y avaient fait maintes parties. Ils étaient maintenant passés dans la catégorie des vieux garçons. Ses cheveux grisonnaient; les passions, les sentiments de sa jeunesse s'étaient refroidis aux glaces de l'âge. Il retrouva sur la porte la même garçon, de dix ans plus vieux, mais dans le même habit bien gras, toujours avec la même quantité de cachets en breloques, avec la même manière de remuer son argent dans ses poches. Il reçut le major absolument comme s'il était de retour d'une absence de huit jours.

«Les effets du major au numéro 23, dit John sans témoigner la moindre surprise, c'est la chambre qu'on lui donne d'habitude. Que voulez-vous pour votre dîner? Du poulet rôti, je pense. Eh bien! êtes-vous marié maintenant?... Le bruit courait que vous étiez marié.... Le chirurgien écossais de votre régiment.... non, c'était le capitaine Humby du 33e, en garnison avec le vôtre à Unjee, qui racontait cela.... Prendrez-vous un grog?... Pourquoi êtes-vous venu en poste?... la diligence ne vous aurait-elle pas aussi bien amené?...»

Là-dessus le fidèle John, dont la mémoire ne perdait le souvenir d'aucun des officiers qui fréquentaient sa maison, qui savait tous les égards qu'il leur devait et avec qui dix années ne faisaient pas plus d'effet qu'un jour, conduisit Dobbin à son ancienne chambre, où le major retrouva son grand lit aux rideaux de serge, son vieux tapis peut-être encore plus rapiécé et l'ancien mobilier en bois noir recouvert d'une étoffe foncée telle que le major se rappelait l'avoir vue au temps de sa jeunesse.

Il se figurait voir encore George arpenter à grands pas cette chambre la veille de son mariage, se ronger les ongles et jurer qu'il faudrait bien que son père finisse par mettre les pouces, et que si, en définitive, il ne cédait pas, alors il s'arrangerait pour pouvoir se passer de lui. Tous ces détails lui revinrent aussi clairs, aussi précis que si c'eût été hier.

«Vous n'avez pas rajeuni,» dit John en examinant son ancienne connaissance.

Dobbin se mit à rire.

«Dix années et la fièvre ne sont pas faits pour vous ôter des années, mon garçon, dit-il à John. Quant à vous, vous êtes toujours jeune, ou plutôt non, vous êtes toujours vieux.

—Qu'est devenue la veuve du capitaine Osborne, reprit John; c'était un bon garçon, celui-là, un gaillard qui ne comptait pas avec l'argent. Il n'est pas revenu depuis le jour où il a été se marier en quittant d'ici. Il me doit encore trois guinées. Regardez, c'est inscrit sur mon livre: 10 avril 1815, le capitaine Osborne, trois livres sterling. Si jamais j'en reçois le payement de son père, cela m'étonnera bien.»

En disant ces mots, John remit dans sa poche son carnet de maroquin où se trouvait inscrite la dette du capitaine sur une page sale et crasseuse qui restait entière au milieu d'une foule d'autres notes griffonnées portant également le montant des dettes des autres habitués de la maison.

Après avoir installé son client dans la chambre qui lui était destinée, John se retira avec un calme parfait. Le major Dobbin, moitié rouge, moitié souriant des sottises de ce vieux radoteur, tira de sa valise le plus beau et le plus élégant costume de ville qu'il eût en sa possession. Il fut pris d'un mouvement de gaieté en voyant dans une petite glace placée au-dessus de sa toilette sa figure brûlée par le soleil et ses cheveux grisonnant par l'âge.

«C'est de bon augure, pensa-t-il, que le vieux John se soit souvenu de moi; elle me reconnaîtra peut-être aussi, je l'espère.»

Et il sortit de l'hôtel en prenant comme autrefois le chemin de Brompton.

Tout en marchant, il retrouvait les moindres incidents de sa dernière entrevue avec Amélia, aussi présents à sa mémoire que si c'eût été la veille. L'Arc-de-Triomphe et la statue d'Achille, élevés dans Piccadilly depuis qu'il y était venu, ne frappèrent que très-faiblement ses yeux et son esprit. Mais il fut pris comme d'un frisson général en entrant dans un passage qui conduisait à la rue de Brompton où se trouvait la demeure d'Amélia. Était-elle ou non mariée? S'il la rencontrait avec son petit garçon, qu'allait-il lui dire? Il aperçut une femme qui se dirigeait de son côté, menant à la main un enfant de cinq ans; c'était elle, peut-être? Il ne lui en fallut pas davantage pour le faire trembler comme une feuille. Quand il fut enfin devant sa maison, quand il se vit en face de la porte, il saisit la sonnette et s'arrêta un moment. Il aurait presque pu entendre les battements de son cœur contre sa poitrine.

«Quoi qu'il en soit, se dit-il enfin en lui-même, que le Seigneur tout-puissant répande sur elle ses bénédictions. Allons, ajouta-t-il, comme pour se donner du courage, peut-être est-elle sortie en ce moment.»

Cette réflexion était bien faite pour le décider à entrer. La fenêtre de la pièce où elle se tenait d'ordinaire était ouverte et personne n'était dans la chambre. Le major crut apercevoir le piano et le tableau placé au-dessus qui occupait toujours la même place qu'autrefois. Alors les mêmes inquiétudes vinrent l'assaillir. Mais la plaque de cuivre indiquait bien la porte de M. Clapp, et Dobbin, soulevant le marteau, le laissa retomber de tout son poids.

Une jeune fille de seize ans à l'air mutin, aux yeux vifs, aux joues roses, accourut à cet appel et regarda fixement le major qui se soutenait contre le mur. Il était pâle et défait comme un mort, et il eut grand'peine à retrouver assez de force pour murmurer ces mots:

«Mistress Osborne demeure-t-elle encore ici?»

La jeune fille poursuivit son examen pendant quelques minutes encore, puis pâlissant à son tour:

«Ah! mon Dieu, s'écria-t-elle, c'est le major Dobbin: et elle lui tendit la main. Vous ne vous souvenez plus de moi, lui dit-elle, je vous appelais le major sucre d'orge.»

Aussitôt, et c'était la première fois de sa vie qu'il se livrait à un pareil transport, le major serra étroitement la jeune fille et l'embrassa. Pour elle, elle se mit à rire, à se livrer aux transports d'une folle gaieté, à pousser des cris de joie, à appeler son père et sa mère de toute la force de ses poumons. Le digne couple ne tarda pas à paraître, déjà ils avaient aperçu le major à travers la fenêtre de la cuisine, et n'avaient pas été peu surpris de voir leur jeune fille entre les bras d'un grand gaillard en habit bleu et en pantalon blanc.

«Vous ne reconnaissez donc pas votre vieil ami? leur dit-il non sans rougir un peu. Vous ne vous souvenez donc plus de moi, mistress Clapp, et de ces bons gâteaux que vous étiez dans l'usage de me faire pour le thé? Regardez-moi bien, Clapp, je suis le parrain de George: me voici tout frais débarqué de l'Inde.»

On se donna aussitôt de bonnes poignées de main, mistress Clapp parut à la fois fort attendrie et fort charmée, et elle prit plusieurs fois le ciel à témoin de sa joie.

Le maître et la maîtresse du logis conduisirent le digne major auprès de John Sedley; il reconnut jusqu'aux moindres parties de l'ameublement, depuis le vieux piano, qui avait bien eu aussi son mérite dans son temps, jusqu'aux écrans et au petit porte-montre en albâtre dont le disque blanchâtre encadrait la montre d'or du vieux Sedley. Dobbin se plaça dans le fauteuil vacant de son ancien ami. Le père, la mère et la fille, en entremêlant leur récit des exclamations les plus pathétiques, informèrent le major des faits que nous connaissons déjà, mais qu'il ignorait pour sa part complétement, tels que la mort de mistress Sedley, l'installation de George chez son grand-père Osborne, la séparation qui avait été si cruelle pour sa mère enfin, et tous les autres détails de la vie d'Amélia. Deux ou trois fois il fut sur le point d'entamer la question de mariage, et deux ou trois fois il s'arrêta tout court pour ne point exposer à leurs yeux les secrets de son cœur. On lui apprit enfin que mistress Osborne était allée se promener avec son père à Kensington-Gardens où elle accompagnait toujours ce vieillard désormais si faible et si débile, ce qui rendait bien triste et bien pénible l'existence de cette pauvre femme qui se conduisait comme un ange à l'égard de son père.

«Je suis fort à court de temps, dit alors le major, et je suis pris ce soir par des affaires d'importance; je serais pourtant bien aise de voir mistress Osborne. Miss Polly pourrait-elle m'accompagner et me montrer le chemin?»

Miss Polly fut à la fois charmée et surprise de cette proposition; elle connaissait le chemin et ne demandait pas mieux que de le montrer au major Dobbin; elle allait, elle aussi, fort souvent, avec M. Sedley les jours où mistress Osborne se rendait à Russell-Square; elle connaissait le banc favori du vieillard. Elle alla donc bien vite s'apprêter, et au bout de quelques minutes elle redescendit avec son plus beau chapeau, le châle jaune de sa mère, une grande broche en caillou d'Irlande, qu'elle avait pris également à sa mère, afin de faire meilleure mine au bras du digne major.

Dobbin, en habit bleu et en gants de peau de daim, offrit son bras à la jeune fille, et ils partirent comme un couple joyeux. Le major n'était pas fâché de sentir quelqu'un près de lui pendant cette entrevue qui lui inspirait une certaine terreur. Il fit à sa compagne mille questions sur Amélia. L'excellent cœur du major saignait à la pensée que la pauvre mère avait eu à se séparer de son fils. Comment avait-elle supporté cette dure extrémité? Le voyait-elle souvent? M. Sedley avait-il au moins les moyens de mener une vieillesse douce et facile? Polly s'efforçait de satisfaire de son mieux à toutes les questions du major.

Au milieu de leur course, il survint un petit incident qui fut la source d'un très-vif plaisir pour notre ami. Ils rencontrèrent un jeune homme aux pâles couleurs, aux favoris clair-semés, à la cravate blanche et roide, et qui se promenait en sandwich[3], c'est-à-dire ayant une femme à chaque bras. L'une des deux était grande et maigre, d'un âge moyen, avec une expression et les allures frappantes par leur conformité avec celles du ministre anglican à côté de qui elle s'avançait. L'autre était une petite femme à la mine terreuse, ornée d'un magnifique chapeau neuf couvert de rubans blancs, enroulée dans une pelisse splendide dont l'adroit ajustement laissait entrevoir sur sa poitrine le large disque d'une montre en or. Le monsieur flanqué de ces deux dames portait en outre un parasol, un châle et un panier, si bien qu'il avait les deux mains complétement embarrassées et qu'il ne put lever son chapeau pour répondre au salut dont le gratifia miss Mary Clapp.

Il lui fit toutefois un gracieux mouvement de tête, tandis que les deux dames se bornaient à un petit salut protecteur et jetaient des regards sévères et soupçonneux sur ce monsieur en vêtement bleu, en canne de bambou, qui accompagnait miss Polly.

«Quelles sont ces personnes?» demanda le major fort diverti par ce trio burlesque, lorsqu'il fut assez loin pour ne pouvoir plus en être entendu.

Mary le regarda avec un petit air malicieux.

«C'est notre ministre le révérend M. Binney—le major tressaillit—avec sa sœur miss Binney. Dieu merci, elle nous a assez tourmentés avec son école du dimanche; et l'autre petite dame qui a une paille dans la vue et une si belle montre sur l'estomac, c'est mistress Binney, autrefois miss Grits. Son père était épicier, et tenait une boutique à la Cloche d'or, Kensington-Gravel. Ils se sont mariés le mois dernier, et les voilà de retour de Margate. Elle possède cinq cents livres sterling de revenu; mais la brouille s'est mise entre elle et miss Binney, qui a conduit tout ce mariage.»

Le major fut presque tenté de faire des sauts de joie; il frappa le sol de sa canne d'une manière si bizarre que miss Clapp ne put retenir une exclamation et s'empêcher de rire; puis il resta quelques moments silencieux, la bouche béante, suivant des yeux le couple qui s'éloignait, tandis que miss Mary lui donnait tous les détails qui les concernait; mais la seule chose qu'il eût entendue, c'est que le ministre avait épousé une autre femme qu'Amélia, et cela lui suffisait pour ouvrir son cœur à la joie. Après cette rencontre, on pressa le pas pour arriver plus vite à destination, et ils arrivèrent encore trop tôt, car le major frissonnait d'autant plus à l'idée de cette entrevue, qu'il n'avait pas été un seul jour sans désirer dans le cours des dix dernières années. Enfin, ils atteignirent l'antique portail formant l'entrée de Kensington-Gardens.

«Nous y voici,» dit miss Polly; et elle sentit de nouveau le bras de Dobbin tressaillir sous le sien. Elle savait, du reste, à quoi s'en tenir: sa jeune mémoire avait conservé le souvenir de toutes les confidences passées.

«Allez devant, lui dit le major, pour l'avertir.»

Polly partit comme un trait, et son châle flottait derrière elle au souffle du vent.

Le vieux Sedley était assis sur son banc, son mouchoir placé à côté de lui; il redisait, suivant son habitude, pour la centième fois, quelque vieille histoire du temps de sa jeunesse à la pauvre Amélia, qui la savait déjà par cœur et qui avait encore un sourire résigné pour le récit du vieillard. Toutefois, à force d'entendre les racontages de son vieux père, elle pouvait désormais sourire en toute sécurité, sans même prêter l'oreille, et penser à ses propres affaires. Voyant Mary arriver en courant, Amélia se leva tout effarée de son banc. Sa première pensée fut qu'il était arrivé quelque malheur à Georgy. Mais la figure empressée et joyeuse de la messagère eut bien vite dissipé les craintes qui s'élevaient dans le cœur de cette tendre mère.

«Bonne nouvelle, bonne nouvelle, criait l'éclaireur de Dobbin; il est arrivé! il est arrivé!

—«Qui cela? dit Emmy pensant toujours à son fils.

—Regardez par là,» répondit miss Clapp en faisant un demi-tour et en étendant la main dans la direction qu'elle indiquait.

Amélia aperçut alors la pâle figure de Dobbin et les immenses contours de son ombre qui se dessinaient sur l'herbe. Ce fut à son tour de tressaillir, de rougir et de pleurer. Dans les grandes circonstances, les larmes étaient toujours le suprême recours de cette douce et simple créature.

Les yeux de Dobbin s'arrêtèrent avec tendresse sur Amélia; elle était bien toujours la même: seulement ses joues étaient un peu pâles, sa figure un peu plus pleine, ses yeux comme autrefois exprimaient la bonté et la confiance. Quelques fils d'argent se mêlaient à sa noire chevelure. Elle tendit les deux mains à Dobbin avec un sourire voilé par les larmes. Et lui, saisissant ces deux mains amies les serra quelques instants dans les siennes, au milieu d'une contemplation muette. Que ne la serrait-il dans ses bras? Que ne lui jurait-il que, dorénavant, il resterait pour toujours auprès d'elle? Certainement il n'eût trouvé alors aucune résistance de sa part.

«J'ai.... j'ai à vous annoncer l'arrivée d'un autre personnage, fit-il après un moment de silence.

—De mistress Dobbin?» demanda Amélia avec un mouvement involontaire.

Ah! c'était bien le moment de lui dire le secret qui lui pesait sur le cœur.

«Non, non, répondit-il en lui lâchant les mains; qui a pu vous faire un pareil mensonge? Nous avons fait la traversée avec Jos sur le même bâtiment, et il revient pour vous donner l'aisance et le bonheur.

—Mon père! mon père! s'écria Emmy, écoutez ces bonnes nouvelles: mon frère est en Angleterre. Il vient prendre soin de vous. Voici le major Dobbin.»

M. Sedley releva la tête comme un homme qui est pris à l'improviste et qui cherche à recueillir ses pensées; il fit au major un profond salut à l'ancienne mode, en lui demandant si son digne père, sir William, était toujours en bonne santé, ajoutant qu'il se proposait d'aller lui rendre prochainement la dernière visite qu'il en avait reçue. Il y avait huit ans que sir William n'était venu voir le pauvre Sedley, et c'était cette visite que le bon vieillard songeait à rendre.

«Il n'a plus sa tête bien présente,» dit tout bas Emmy à Dobbin au moment où ce dernier serrait cordialement la main du vieillard.

Malgré les importantes affaires que Dobbin prétextait avoir à Londres ce soir-là, le major, sur l'invitation de M. Sedley, consentit à prendre le thé. Amélia, donnant le bras à sa jeune amie, ouvrit la marche avec elle, tandis que M. Sedley restait en partage à Dobbin. Le vieillard marchait très-doucement, et il en profita pour raconter à son compagnon une foule d'anciennes histoires sur lui, sur sa pauvre chère épouse, sur sa prospérité passée, et enfin sur sa banqueroute. Ses pensées, comme cela arrive toujours pour les vieillards dont la mémoire faiblit, se reportaient toutes au premier temps de la vie, et le passé pour lui se résumait à peu de chose près dans la catastrophe qu'il avait subie. Le major le laissait parler tout à son aise; ses yeux, pendant ce temps, ne quittaient point l'être adoré qui marchait devant lui, cette chère petite image toujours présente à son imagination, toujours associée à ses prières, divine apparition qui venait embellir tous ses rêves.

Ce soir-là, le bonheur, la joie intérieure d'Amélia éclataient dans ses traits et dans ses mouvements. Elle s'acquitta de ses devoirs de maîtresse de maison avec une grâce et une délicatesse parfaites. Tel fut, du moins, l'avis de Dobbin, qui la suivait des yeux à travers la demi-obscurité du jour sur son déclin. Il était donc enfin arrivé pour lui ce moment après lequel il soupirait depuis si longtemps; combien de fois sur les rives lointaines, sous les brûlantes ardeurs du soleil de l'Inde, au milieu de marches forcées, sa pensée, traversant les mers, ne s'était-elle pas transportée auprès d'elle; alors elle lui était apparue telle qu'il la voyait maintenant, comme un ange consolateur pour la vieillesse et l'infirmité, et rehaussant son indigence de toute la grandeur de sa résignation.

Le major trouvait le thé d'autant meilleur qu'il le recevait de la main d'Amélia, et Amélia lui servait tasse sur tasse, se faisant un malin plaisir d'encourager cette disposition. À vrai dire, elle ignorait que le major n'avait point encore dîné, et que son couvert l'attendait chez Slaughter, à cette même place où George et Dobbin avaient fait ensemble de joyeux repas dans le temps où Amélia n'était encore qu'une enfant, une élève à peine sortie de la maison de miss Pinkerton.

La première chose que mistress Osborne fit voir au major fut la miniature de Georgy; ce fut la première chose qu'elle monta chercher en arrivant à la maison. L'enfant, bien entendu, était dix fois plus joli, mais n'était-ce pas d'un noble cœur d'avoir pensé à l'apporter à sa mère? Jusqu'au moment où son père alla se coucher, elle ne parla pas beaucoup de Georgy. Il était trop douloureux pour lui d'entendre parler de M. Osborne de Russell-Square; il ne se doutait point assurément que depuis quelques mois il ne vivait que des bienfaits de son rival, et ce nom prononcé en sa présence eût excité de sa part la plus vive colère.

Dobbin raconta à Amélia ce qui s'était passé à bord du Ramchunder et exagéra peut-être encore les bienveillantes dispositions de Jos à l'égard de son père. Ce qu'il y avait de certain, c'est que le major, par son insistance pendant le voyage à représenter à son compagnon les devoirs que sa position lui imposait vis-à-vis de son père, avait fini par arracher de lui la promesse qu'il se chargerait de sa sœur et de son neveu. L'irritation de Jos, à propos des billets que le vieillard avait tirés sur lui, s'était un peu calmée au récit que Dobbin lui avait fait de ses petites misères personnelles, du fameux envoi de vins dont le vieillard l'avait favorisé. Enfin, par ses ménagements, il avait amené M. Jos qui, après tout, n'était pas d'un caractère intraitable, quand on savait le prendre par la douceur et la flatterie, à manifester des dispositions très-favorables pour la famille qu'il allait retrouver en Europe.

En un mot, s'il faut le dire, le major donna une entorse à la vérité au point d'affirmer au vieux M. Sedley que la cause du retour de Jos en Europe était l'unique désir de le revoir.

À son heure ordinaire, le vieux M. Sedley commença à ronfler dans son fauteuil, et Amélia put alors entamer cette conversation qu'elle désirait si ardemment, puisque Georgy devait en être l'objet exclusif. Elle ne dit rien à Dobbin des souffrances que lui avait coûtées la séparation, car bien que cette blessure fût pour elle ouverte et toujours saignante, elle regardait comme un sentiment condamnable son regret de ne plus l'avoir près d'elle. Mais elle avait mille choses à lui dire sur tout ce qui tenait à son fils, sur ses qualités, ses talents, son avenir. Elle lui dépeignit sa beauté angélique, lui cita mille exemples de sa générosité, de la noblesse de son cœur. Quand il était encore avec elle, une princesse de sang royal l'avait arrêté pour l'admirer dans Kensington-Gardens; maintenant il coulait ses jours au milieu de tous les raffinements du luxe et de l'opulence. Il avait un groom, un poney. Sa gentillesse et sa vivacité étaient incomparables; enfin le révérend Lawrence Veal, le maître de George, était un homme prodigieux pour son érudition et l'agrément de sa conversation.

«Il sait tout, disait Amélia; il a des réunions charmantes. Allons, monsieur, avec votre instruction, les hautes connaissances que vous possédez et toutes vos perfections en esprit et en science.... Vous avez beau branler la tête pour dire non..., il me le disait bien souvent..., vous aurez un véritable plaisir à venir aux réunions de M. Veal. C'est le dernier mardi de chaque mois. Il prétend qu'au barreau et dans la politique il n'y a point de place à laquelle George ne puisse prétendre. Regardez-moi ceci.»

Ouvrant alors un tiroir de table, elle présenta au major un travail de la façon de George. Voici le texte de ce chef-d'œuvre qui se trouve encore en la possession de la mère de George:

L'ÉGOÏSME.

De tous les vices qui dégradent la nature humaine, l'égoïsme est le plus odieux et le plus méprisable. Un amour exagéré de soi-même conduit aux crimes les plus monstrueux et occasionne les plus grands malheurs dans les États comme dans les familles. Un homme égoïste appauvrit sa famille et cause souvent sa ruine, tout comme un monarque égoïste cause la ruine de son peuple en le précipitant dans la guerre.

Exemple: L'égoïsme d'Achille, comme l'a remarqué Homère, causa aux Grecs des maux sans nombre: μυρί᾽ Ἀχαιοῖς ἄλγε᾽ ἔθηκε (Hom., Il., A, 2.) L'égoïsme de feu Napoléon Bonaparte plongea l'Europe dans des guerres sans fin, et le fit périr sur un misérable rocher de l'océan Atlantique, à Sainte-Hélène.

Nous voyons, par ces exemples, que nous ne devons point consulter notre ambition ou notre intérêt personnel, mais prendre en considération l'intérêt des autres aussi bien que le nôtre.

George Sedley Osborne.

Athêné-House, 24 avril 1827.

«Eh bien! que dites-vous de ce style et de ces citations grecques à son âge? disait la mère en extase. Oh! William, ajoutait-elle en prenant la main du major, quel trésor m'est venu du ciel lorsqu'il m'a donné ce fils. C'est la joie et la consolation de ma vie, c'est l'image vivante de.... de celui qui n'est plus.

—Puis-je lui en vouloir de sa fidélité? se disait Dobbin à lui-même. Puis-je être jaloux d'un ami qui maintenant repose dans la tombe, ou me trouver blessé si un cœur comme celui d'Amélia ressent un amour éternel. George, George, vous n'avez pas su apprécier le trésor que vous aviez là.»

Ces réflexions traversèrent l'esprit de William en moins de temps que nous n'en mettons à les dire, tandis qu'il tenait la main d'Amélia, et que celle-ci passait son mouchoir sur ses yeux.

«Mon bon ami, lui disait-elle en lui serrant la main qu'elle tenait dans la sienne, vous avez toujours été pour moi d'une bonté, d'un dévouement exemplaires.... Ah! voici mon père qui s'éveille. Vous irez voir George demain, n'est-ce pas?

—Demain, je ne pourrai pas, répondit le bon Dobbin; demain, j'ai beaucoup à faire.»

Il ne voulait pas lui avouer qu'il n'avait pas encore été voir sa famille, embrasser sa sœur aînée! Il se décida enfin à prendre congé d'elle et à lui laisser son adresse pour Jos lorsqu'il serait arrivé.

Ainsi s'écoula sa première journée, cette journée où il la revoyait pour la première fois.

Quand il rentra chez Slaughter, il trouva sa volaille froide et la mangea sans y prendre garde. Comme il savait qu'on se couchait de bonne heure dans sa famille, il ne jugea pas à propos de les déranger à une heure si avancée; aussi, après cette sage réflexion, se décida-t-il à aller prendre une contre-marque au théâtre d'Haymarket, où, nous l'espérons bien, il passa une soirée agréable.

CHAPITRE XXVII.

Le vieux piano.

La visite du major laissa John Sedley dans un état de très-grande surexcitation pendant toute la soirée. Sa fille ne put lui faire reprendre ses occupations, ses distractions ordinaires. Il se mit à bouleverser tiroirs et cartons, à fouiller dans ses paperasses, à arranger tous ses dossiers pour l'arrivée de Jos. Il classa avec le plus grand soin ses reçus et ses lettres d'affaires, tous les documents relatifs à la société vinicole qui, après les plus magnifiques débuts, avait manqué tout à coup sans qu'on pût en expliquer le motif; les prospectus de la société houillère, que l'absence des capitaux avait seule empêché de devenir une magnifique affaire. Un brevet d'invention pour une scierie mécanique destinée à fabriquer de la poudre à l'usage de ceux qui écrivent (sans garantie du gouvernement). Le vieillard passa toute la soirée jusqu'à une heure fort avancée de la nuit à réunir toutes ces pièces, allant et venant d'une chambre à l'autre et portant d'une main tremblante une lumière à moitié éteinte. Il fit un paquet pour la scierie et un autre pour les vins, un autre pour les charbons, etc., etc....

«Il va me trouver parfaitement en règle, Emmy,» disait le vieillard d'un air satisfait.

Emmy lui répondit par un sourire.

«Je crains bien que Jos ne regarde pas ces papiers.

—Vous n'y entendez rien, ma chère,» lui répondit son père en hochant la tête avec un air d'importance.

Certes, il avait raison, Emmy n'y entendait rien, et il est à déplorer que tant d'autres y soient au contraire si entendus. Toutes ces paperasses, bonnes pour l'épicier, une fois disposées sur son bureau, le vieux Sedley les couvrit soigneusement d'un mouchoir de couleur; c'était un cadeau de l'Inde envoyé par le major Dobbin, puis il enjoignit, du ton le plus solennel, à la fille et à la dame de la maison, de ne point toucher à tout cela; c'étaient des papiers qu'il avait préparés et mis en ordre pour l'arrivée de M. Jos Sedley le lendemain matin, de M. Jos Sedley de la compagnie des Indes orientales, division du Bengale!

Le lendemain matin, Amélia trouva son père sur pied; il s'était levé de très-bonne heure. Jamais elle n'avait remarqué en lui une aussi grande agitation de corps et d'esprit.

«Je n'ai pu fermer l'œil, ma chère Emmy, dit-il à sa fille. Je pensais à ma pauvre Bessy. Je pensais que si elle avait été encore de ce monde, elle serait venue se promener avec moi dans la voiture de Jos. Elle a eu aussi la sienne autrefois, et elle y faisait fort bonne mine.»

Ses yeux, en même temps, se remplissaient de larmes qui s'amassaient sur le bord de ses paupières et roulaient lentement le long de ses joues. Amélia les essuya et l'embrassa avec un doux sourire; puis elle fit à la cravate du vieillard un nœud des plus magnifiques; elle lui mit ensuite son épingle en or, triste reste de sa grandeur passée. Installé de la sorte dans son vieux fauteuil, dès six heures du matin, en grand costume des dimanches, il attendit l'arrivée de son fils.

Dans la grande rue de Southampton, de splendides étalages de tailleur provoquent par leur élégance l'admiration de tous les passants; derrière des glaces de toute hauteur se laissent apercevoir des habits dont la coupe gracieuse est faite pour charmer l'œil et tenter l'acheteur; la soie et le velours, l'or et le satin y rivalisent d'éclat et de magnificence. Sur des gravures qui n'ont point leurs pareilles dans la réalité, de merveilleux dandys avec une vitre à l'œil donnent la main à de petits enfants qui ont tous de grands yeux et des cheveux frisés; ou bien encore ce sont des amazones caracolant autour de l'Achille d'Apsley-House. Bien que la garde-robe de Jos fût garnie des plus splendides vêtements qui soient sortis des ateliers de Calcutta, il pensa qu'avant de se présenter à la ville pour y faire une entrée convenable, il devait se munir de quelques-unes de ces galantes nouveautés. Il choisit en conséquence un gilet de satin cramoisi parsemé de papillons d'or, un autre gilet en velours rouge à carreaux blancs avec un collet rabattu, et compléta son costume par une cravate bleu de ciel et une épingle en or surmontée d'un cavalier en émail rose franchissant une barrière. Après ces emplettes seulement, il se crut en état de paraître dignement dans la grande Cité. L'ancienne gaucherie de Jos et sa funeste maladie de rougir à tout propos semblaient avoir cédé désormais devant la conscience de sa valeur personnelle, et s'il éprouvait encore sous le regard des femmes, aux bals du gouverneur, un certain malaise suivi de quelque rougeur, si leurs œillades le faisaient fuir avec un reste d'effroi, c'était uniquement parce qu'il avait peur d'inspirer une trop forte passion dont il n'aurait su que faire avec sa résolution bien arrêtée de ne jamais se marier, et cependant tout Calcutta ne possédait personne qui pût y faire aussi bonne figure que Waterloo Sedley. C'était lui qui avait le train de maison le plus splendide, c'était lui qui donnait les meilleurs déjeuners de garçon, c'était lui qui avait la cuisine la mieux montée.

Pour faire un habit à un homme de sa circonférence et de son importance, le tailleur demanda au moins un jour, qui fut employé par Sedley à chercher un domestique pour le servir lui et son nègre, à aller retirer ses bagages, ses boîtes et les livres qu'il n'avait jamais lus, ses caisses de provisions, ses châles destinés il ne savait pas encore bien à qui, et enfin tout le reste de ses richesses indiennes.

Le troisième jour, Jos se décida enfin à partir pour Londres dans tout l'éclat de sa nouvelle toilette. Le nègre installé sur le siége à côté du domestique européen claquait des dents et grelottait de froid sous le tartan qui l'enveloppait. Jos fumait dans la voiture et de temps à autre lâchait une bouffée de tabac par la portière. Il avait un extérieur si majestueux et si solennel que les gamins accouraient pour le voir passer et le prenaient tout au moins pour le gouverneur général. Quant à lui, on peut en être assuré, il se rendait volontiers aux invitations empressées des hôteliers de la route; il ne manqua pas une seule fois de se rafraîchir dans toutes les petites villes qu'il traversa.

Par précaution, il avait pris avant le départ un copieux déjeuner à Southampton, composé à la fois de riz, de poisson et d'omelette; l'estomac ainsi garni, il avait pu aller jusqu'à Winchester, où un verre de xérès lui avait paru nécessaire. À Alton, il était descendu pour goûter à la bière, en grand renom dans la localité. À Farnham, il s'était arrêté pour visiter le château de l'évêque et prendre une légère collation composée d'anguilles, de côtelettes, de haricots de Soissons, le tout arrosé d'une bouteille de bordeaux. Se sentant un peu impressionné par le froid, au relais de Bagshot, et voyant son nègre claquer de plus en plus des dents, il avait avalé un grog pour se réchauffer. Si bien qu'en débarquant à Londres, il avait l'estomac garni de vin, de bière, de viande, de xérès, de poisson et de tabac, ni plus ni moins que la cabine aux provisions d'un bateau à vapeur. Il commençait déjà à se faire nuit lorsque la voiture arriva avec un bruit de tonnerre devant la petite porte de Brompton, où, par un sentiment de tendresse filiale, il avait voulu descendre avant d'aller au logement que M. Dobbin avait dû arrêter pour lui chez Slaughter.

Les habitants de la rue étaient tous à leurs fenêtres; la petite bonne de la maison accourut à la porte grillée du jardin; les dames Clapp regardèrent par le soupirail de la cuisine. Emmy était fort occupée au milieu de ses chiffons, tandis que le vieux Sedley, dans le petit salon, battait la campagne plus que jamais. Jos descendit de sa berline, s'avança avec un air majestueux à travers le jardin en faisant crier le gravier sous ses pas. Il était escorté du nouveau domestique qu'il avait engagé à Southampton, et de son nègre, transi de froid, et dont la figure noire, sous l'impression de la température, était devenue couleur café au lait. Le pauvre gelé produisit une sensation immense sur mistress et miss Clapp, qui, étant sorties de leur retraite pour écouter peut-être à la porte du salon, trouvèrent Loll Jewab étendu sur un banc, tremblant de tous ses membres, au milieu de lamentations pitoyables, et dont les grandes prunelles jaunes et les dents d'une blancheur éblouissante se détachaient sur l'ébène de sa figure.

Car, mon cher lecteur, vous avez dû remarquer que nous avons adroitement fermé la porte sur Jos, son vieux père, sa douce et aimable sœur, pour laisser passer les premiers épanchements de la tendresse. Le vieillard fut très-ému, sa fille ne le fut pas moins, comme on peut se l'imaginer, et Jos céda aussi quelque peu à l'attendrissement général. Après dix années d'absence, quel est l'égoïste assez endurci pour que les souvenirs du passé, les liens de la famille n'aient aucun pouvoir sur lui? La séparation semble consacrer les affections du jeune âge, et lorsqu'on reporte sa pensée sur les plaisirs évanouis, les chagrins dont ils furent entourés disparaissent dans l'éloignement pour ne plus laisser voir que ce qu'ils ont eu de doux et d'aimable. Jos avait réellement du plaisir à serrer la main de son père, malgré le refroidissement passager qu'avaient amené entre eux les entreprises commerciales. Il était enchanté de voir sa sœur, si charmante dans le temps où le chagrin n'avait pas encore chassé le sourire de ses lèvres, et il suivait avec peine les rides profondes que l'indigence, le malheur et les années avaient marquées dans les traits de ce vieillard, traversé par de si cruelles épreuves. Emmy, allant au-devant de son frère jusqu'à la porte, lui avait glissé quelques mots à l'oreille pour lui apprendre la mort de leur mère et lui recommander de n'en point parler devant le vieux Sedley. Précaution inutile! ce fut là le premier sujet par lequel débuta le vieux Sedley, et il versa d'abondantes larmes. L'émotion fut contagieuse pour le fonctionnaire de la compagnie des Indes, et ce spectacle lui inspira de plus sérieuses réflexions qu'il n'était habitué à en faire.

Le résultat de cette entrevue fut on ne peut plus satisfaisant sans doute, car lorsque Joseph fut remonté dans sa chaise de poste pour se faire conduire à son hôtel, Emmy embrassa tendrement son père et lui demanda avec un air de triomphe si elle n'avait pas eu raison de lui soutenir que son frère avait un excellent cœur.

Jos Sedley, touché en effet de la misérable position de ses parents, leur déclara, au milieu des premiers épanchements du cœur, qu'il voulait sans plus de retard les soustraire à la gêne et au besoin, que pendant tout le temps qu'il allait passer en Angleterre, et il ne prévoyait pas qu'il dût en partir de sitôt, il mettait à leur disposition et sa maison et ce qu'il possédait. Amélia ferait à merveille les honneurs de sa table jusqu'au moment où elle deviendrait en son propre nom maîtresse de maison.

En entendant ces paroles, la pauvre femme laissa tristement tomber sa tête sur sa poitrine, puis les larmes commencèrent à arriver en abondance; elle avait bien saisi le sens caché sous ces paroles. Elle avait causé longuement à ce sujet avec sa jeune confidente miss Mary, le même soir de la visite du major. L'indiscrète Polly avait fait une découverte qu'elle ne put garder pour elle, et dont elle s'empressa de faire part à Amélia. Elle lui raconta le tressaillement, le frisson de joie qui avaient trahi Dobbin au moment où, M. Binney passant à côté d'eux avec sa jeune épouse, le major avait reconnu qu'il n'avait plus de rival à craindre.

«N'avez-vous pas remarqué, disait-elle à Emmy, comme il était tout hors de lui quand vous lui avez demandé s'il était marié, et avec quelle vivacité il vous a répondu: Où avez-vous entendu un pareil mensonge? Ah! madame, madame, ses yeux ne vous ont pas quittée un seul instant, et je crois en vérité que ses cheveux ne sont devenus gris qu'à force de penser à vous.»

Amélia, levant alors les yeux, regarda les portraits de son mari et de son fils suspendus au-dessus de son lit. Puis, elle ordonna à sa petite protégée de ne plus jamais, au grand jamais, lui parler de semblables choses. Le major Dobbin avait été l'ami intime de son mari, son protecteur affectueux et dévoué, celui de son fils; elle l'aimait comme un frère, mais une femme qui avait eu le bonheur d'avoir un époux comme le sien, et à cette pensée ses yeux se tournaient vers le mur, ne pouvait songer à un nouvel hyménée.

La pauvre Polly soupira et pensa au jeune chirurgien Tom Kins, qui, à l'église, avait toujours tourné les yeux de son côté, et qui, par les œillades incendiaires qu'il lui lançait, avait presque amené son pauvre petit cœur à capitulation; elle savait déjà le parti qu'elle prendrait si le hasard voulait qu'il mourût. Elle craignait qu'il ne fût poitrinaire, ses joues étaient si rouges et sa taille si mince.

Ce n'est point qu'Emmy, instruite de la passion du bon major, en éprouva de l'aversion ou du dédain. Quelle femme aurait pu se fâcher de l'attachement d'un cœur aussi loyal et aussi sincère? Sans encourager son admirateur, Emmy avait pour lui cette estime et cette amitié que méritait bien un si complet dévouement, et tant qu'il renfermerait en lui-même ses secrets sentiments de tendresse, oh! alors elle ne demandait pas mieux que de lui faire un accueil franc et cordial; mais s'il venait à lui faire ses propositions, alors elle prendrait la parole pour mettre un terme à des espérances qui ne pouvaient jamais devenir une réalité.

Ce soir-là, après sa conversation avec miss Polly, elle dormit d'un sommeil plus profond. Elle éprouvait une joie qu'elle n'avait pas goûtée depuis longtemps.

«Je suis bien aise, pensait-elle, qu'il n'aille pas épouser cette miss O'Dowd. La sœur du colonel O'Dowd n'a pas la délicatesse de sentiments qu'il faut à la femme du major William.»

Mais parmi les femmes qu'elle connaissait, laquelle aurait bien fait l'affaire? Ce n'était point miss Binney, elle était trop vieille et avait trop mauvais caractère. La petite Polly était trop jeune. Mistress Osborne, avant de s'endormir, ne réussit à trouver personne qui aurait pu convenir au major.

Jos se trouvait si commodément installé à Saint-Martin-Lane, y goûtait avec tant de charmes les douceurs de son hookah, et se trouvait si bien à portée de tous les théâtres, qu'il serait indéfiniment resté chez Slaughter, s'il n'avait été harcelé par les vives instances du major. Notre digne ami ne laissa ni paix ni trêve à maître Jos que celui-ci n'eût exécuté sa promesse de prendre chez lui Amélia et son père. Jos était une pâte molle que le premier venu pétrissait à sa guise; et quant à Dobbin, il prenait plus à cœur ce qui intéressait les autres que ce qui le touchait personnellement. L'employé civil devint donc le point de mire de toutes les manœuvres si louables d'ailleurs de l'excellent Dobbin. Il ne faisait jamais la moindre objection toutes les fois que son ami lui disait de vendre, d'acheter ou de céder quelque chose. Loll Jewab, l'Indien, après avoir été quelque temps poursuivi des huées de l'impitoyable jeunesse de Saint-Martin-Lane toutes les fois qu'il montrait dans la rue sa figure basanée, fut renvoyé à Calcutta sur un bâtiment équipé en partie par le père de Dobbin; toutefois, avant de quitter son maître, il lui apprit à préparer un pilaw et un curry et à bourrer une pipe. La principale occupation de Jos et son plus grand plaisir était de surveiller la confection d'une jolie voiture qu'il avait commandée avec le major chez un carrossier voisin. Il avait fait emplette d'une paire de chevaux avec lesquels on le voyait se promener au parc ou faire visite aux amis qu'il avait connus dans l'Inde. Il sortit fréquemment avec Amélia, et lorsqu'il en était ainsi, on pouvait presque toujours voir le major Dobbin sur la banquette de derrière. D'autres fois, le vieux Sedley accompagnait sa fille, et miss Clapp, qu'Amélia emmenait quelquefois avec elle, était enchantée de se faire voir avec son châle jaune et dans cette splendide voiture à son jeune chirurgien dont elle apercevait parfaitement la figure à travers les fentes de la croisée.

Peu après la première visite de Jos à Brompton, il se passa dans cette humble demeure où les Sedley avaient vécu dix années de leur vie, une scène des plus touchantes. La voiture de Jos, non pas celle d'apparat, une autre qu'il avait louée temporairement, pour attendre qu'on eût fini de construire celle dont nous avons parlé, vint prendre un matin le vieux Sedley et sa fille pour ne plus les ramener dans cette demeure. Les larmes que le maître et la maîtresse du logis et leur fille versèrent en cette occasion furent aussi sincères qu'aucune de celles qui ont été versées dans le cours de cette histoire. Pendant cette longue durée de rapports journaliers et intimes, ils ne pouvaient se rappeler une dure parole sortie de la bouche d'Amélia. En toute occasion même douceur et même bonté; même égalité de caractère, jusque dans les circonstances où miss Clapp s'était montrée la plus exigeante et avait réclamé son loyer avec une certaine aigreur. Lorsque cette excellente et bonne créature fut sur le point de la quitter pour tout à fait, la maîtresse de la maison se reprocha son excessive dureté. Elle avait les larmes aux yeux en fixant sur le volet, avec des pains à cacheter, l'écriteau qui annonçait la vacance de ses petites chambres; jamais, jamais elle ne pouvait espérer de revoir de pareils locataires, et la suite ne confirma que trop ce funeste pressentiment. Miss Clapp se vengea de la perversité de l'espèce humaine en levant sur ses locataires de très-lourdes contributions pour le thé et les rôties; le plus souvent ils faisaient la moue et grognaient beaucoup, quelques-uns ne payaient pas, et aucun d'eux ne restait. La maîtresse du logis se prenait alors à regretter ses vieux et fidèles amis.

Quant à miss Mary, le jour du départ d'Amélia, son chagrin fut tel, que nous renonçons à le dépeindre. Depuis son enfance, elle ne l'avait pas quittée un seul jour, et avait pour elle une passion si vive et si tendre, que lorsque la voiture vint chercher Amélia, la jeune fille s'évanouit presque dans les bras de son amie, dont l'émotion n'était pas moins grande que la sienne. Amélia aimait miss Clapp comme sa fille; pendant onze ans elle l'avait eue pour confidente de ses pensées et de ses peines. La séparation fut donc des plus déchirantes pour toutes les deux. Il fut du moins convenu que Mary irait voir souvent miss Osborne dans la grande maison qu'elle allait occuper, et où Mary était sûre qu'elle ne serait jamais aussi heureuse que sous l'humble toit qu'elle quittait.

Espérons qu'elle se trompait dans cette appréciation de l'avenir, car cet humble asile avait donné bien peu de jours de bonheur à la pauvre Emmy. La fatalité semblait s'y être appliquée à l'y persécuter, et elle éprouva un sentiment pénible toutes les fois qu'elle fut obligée de revenir dans cette maison et de se trouver en face de la femme qui l'avait tyrannisée, dont elle avait eu à essuyer les bourrades et les reproches, et même la brusque familiarité, chose qui ne lui était pas moins pénible. Les serviles protestations de bons offices qu'Amélia en reçut lorsqu'elle se trouva en pleine voie de prospérité furent loin d'être beaucoup plus agréables à cette dernière. Sa voix n'avait pas assez d'inflexions diverses pour témoigner de son admiration pour cette nouvelle maison et pour l'ameublement qui la décorait. Elle tâtait avec les doigts toutes les robes de mistress Osborne et en estimait la valeur; elle protestait bien haut et bien fort que rien n'était trop beau pour une si excellente dame. En recevant ces banales flatteries, Emmy ne pouvait s'empêcher de se souvenir que c'était la même bouche dont les grossières et cruelles paroles lui avaient causé de si vives souffrances; que c'était la même personne qui la recevait si mal lorsqu'il lui était arrivé de lui demander des délais pour payer son terme; qui la taxait de folles dépenses lorsque par hasard elle achetait quelques petites douceurs pour son père et sa mère souffrants, qui enfin avait pris plaisir à lui faire avaler jusqu'à la lie le calice de l'humiliation.

Personne ne saura jamais tous les chagrins qui ont joué un si grand rôle dans la vie de cette pauvre femme; elle ne voulut point les laisser voir à son père dont l'imprévoyance était la cause principale de ses afflictions, et supportait sans se plaindre les conséquences d'une faute à laquelle elle était étrangère. Par sa nature humble et douce, elle semblait prédestinée au rôle sublime de l'immolation.

Il n'est pas de malheur qui n'ait, dit-on, son bon côté. En effet, la pauvre Marie éprouva un si violent accès de douleur du départ de son amie, qu'il fallut la confier aux mains du jeune aide en chirurgie dont les soins la rétablirent au bout de quelque temps. Emmy, en quittant Brompton, laissa en souvenir à Marie tous les meubles que cette maison renfermait. Elle enleva seulement les tableaux placés au-dessus du chevet de son lit ainsi que son vieux piano, son vieux piano dont les sons étaient un peu sourds et cassés à cause de son grand âge, mais pour lequel elle conservait toujours une affection particulière. Elle était encore enfant lorsqu'elle s'en servit pour la première fois, c'était un cadeau que lui avaient fait ses parents; et lorsque la ruine la plus complète vint s'abattre sur sa famille il avait été sauvé du naufrage et lui avait été donné comme une seconde fois.

Le major éprouva un vif plaisir lorsqu'en veillant à l'installation de Jos dans la nouvelle maison, qu'il avait choisie avec lui, il vit arriver de Brompton au milieu des effets et des malles, le vieux piano qu'il connaissait bien. Amélia voulut à toute force le placer dans sa chambre, jolie petite pièce du second étage qui touchait à celle de son père et où le vieillard passait ses soirées.

Lorsque les commissionnaires se présentèrent avec cette épinette, et que d'après l'ordre d'Amélia ils l'eurent placée dans la pièce désignée, Dobbin, ne se possédant plus, lui dit d'un ton très-sentimental:

«Je suis bien heureux de voir que vous l'avez si soigneusement conservé. Je craignais que maintenant vous n'en eussiez plus nul souci.

—C'est peut-être la chose à laquelle je tiens le plus au monde, répondit alors mistress Osborne.

—En vérité, Amélia?» fit le major.

Le major qui l'avait acheté, bien qu'il n'en eût jamais rien dit, ne pouvait supposer qu'Emmy se trompât au point de croire qu'elle le devait à un autre et d'ignorer quel en était le donateur.

Il allait hasarder la question que depuis si longtemps il avait sur ses lèvres, lorsque soudain elle reprit:

«Qu'y a-t-il d'extraordinaire à cela; n'est-ce pas lui qui me l'avait donné?

—Ah! j'ignorais,» fit le pauvre Dobbin perdant tout à fait contenance.

Emmy ne fit d'abord aucune attention à l'air embarrassé du pauvre Dobbin ni à l'expression piteuse que prit sa figure; mais par la suite tout cela lui revint à l'esprit et en y réfléchissant elle acquit la triste et douloureuse certitude que c'était William et non point George, comme elle se l'était imaginé, qui lui avait donné ce piano. Ce qu'elle avait aimé et conservé comme une relique de George, son plus cher trésor enfin, ne venait point de celui qu'elle avait si tendrement chéri. Seule devant son piano, combien de fois elle s'était oubliée à penser à George, que de fois assise devant lui pendant de longues heures elle en avait tiré des notes mélancoliques tout en versant des larmes silencieuses et secrètes. Puisque le piano ne venait plus de George, dès lors il perdait tout son prix: aussi lorsqu'après cette découverte le vieux Sedley lui demanda d'en jouer, elle lui répondit que l'instrument était faux à déchirer les oreilles, qu'elle avait mal à la tête et qu'elle était incapable d'y mettre les mains.

Puis ensuite, suivant son habitude, elle se reprocha son égoïsme et son ingratitude, et résolut de faire réparation à l'honnête William du dédain qu'elle ne lui avait pas témoigné, mais qu'elle avait ressenti pour son piano. Comme on était quelques jours après dans le salon, et tandis que Jos, selon son ordinaire, se laissait aller aux douceurs du sommeil, Amélia, d'une voix défaillante, dit au major Dobbin:

«J'ai à vous demander pardon.

—Et à propos de quoi? répliqua celui-ci.

—Mais.... à propos de ce petit piano.... Je ne vous ai jamais remercié de me l'avoir donné; il y a bien des années de cela.... avant mon mariage.... Je croyais qu'il me venait d'un autre.... Je vous remercie, William.»

En même temps, elle tendit la main, mais le cœur de la pauvre femme était bien gros et ses yeux se remplirent bientôt de larmes.

William ne put y tenir davantage.

«Amélia, Amélia, lui dit-il, j'avais acheté ce piano pour vous, je vous aimais alors comme je vous aime encore maintenant, car il faut bien que je finisse par vous le dire. Je crois que mon amour a commencé dès le premier jour où je vous ai vue, lorsque George me conduisit chez vous pour me faire voir la femme à laquelle il avait engagé sa foi. Vous étiez alors une jeune fille en robe blanche, en longues boucles. Vous êtes arrivée en chantant, il me semble vous voir encore. Le soir, nous sommes allés au Vauxhall; dès lors, je n'ai plus pensé qu'à une femme au monde, et cette femme c'était vous. Pendant ces douze années qui viennent de s'écouler, je crois n'avoir pas été une heure entière chaque jour sans penser à vous. J'étais venu pour vous le dire avant mon départ pour l'Inde, mais alors vous m'avez paru si indifférente et si froide que je ne n'ai pas eu le courage de vous faire cet aveu. Ma présence ou mon départ, peu vous importait alors.

—Ah! je suis une ingrate, reprit alors Amélia.

—Non, non, mais une indifférente, continua Dobbin sur le ton du désespoir. Et d'ailleurs, de quel droit puis-je prétendre inspirer d'autres sentiments à une femme? Je sais maintenant à quoi m'en tenir. Votre découverte sur le piano vous a brisé le cœur, vous regrettez qu'il vienne de moi et non de George. Mais pardonnez à un moment d'oubli sans lequel je n'aurais jamais parlé comme je viens de le faire, à un égarement d'une minute et à la folle pensée qui m'a fait croire qu'un dévouement et une constance de plusieurs années pouvaient plaider en ma faveur.

—C'est vous qui êtes bien dur et bien cruel maintenant, dit Amélia en s'animant à son tour. George est toujours mon mari sur la terre comme dans le ciel. Comment pourrais-je jamais en aimer un autre que lui? Encore maintenant je lui appartiens comme la première fois où vous m'avez vue, mon cher William. C'est lui qui m'a appris à connaître tout ce qu'il y avait de bon et de généreux en vous, à vous aimer comme un frère. Et depuis lors n'avez-vous pas fait tout au monde pour moi, pour mon enfant? Vous, mon meilleur ami, mon protecteur le plus dévoué! Ah! si vous étiez venu quelques mois plus tôt, vous m'auriez épargné peut-être cette cruelle et pénible séparation. J'ai manqué en mourir, mais, hélas! vous n'étiez point là, quoique mes vœux, mes prières vous appelassent alors, et on m'a séparé de mon enfant, on l'a enlevé à sa mère! William, c'est un noble cœur que celui de Georgy. Soyez son ami et restez encore le mien....»

Sa voix s'éteignit avec ces dernières paroles, et Amélia pencha la tête sur l'épaule de Dobbin. Le major, l'entourant de ses bras, l'attira vers lui comme un enfant et déposa un baiser sur son front.

«Vous me trouverez toujours le même, chère Amélia, lui dit-il; je ne vous demande que votre affection; je ne veux rien de plus. Permettez-moi seulement de rester près de vous et de vous voir souvent.

—Oui, souvent,» répondit Amélia.

C'est ainsi qu'il fut permis à Dobbin de la voir en toute liberté et d'espérer dans l'avenir, comme le petit écolier qui, n'ayant pas d'argent dans sa poche, peut du moins soupirer tout à son aise devant la boutique du pâtissier.

CHAPITRE XXVIII.

Où l'on revient à une existence plus douce.

La fortune commence enfin à sourire à Amélia. Nous sommes heureux de la sortir de cette humble et modeste condition qui, depuis si longtemps, était son partage. Elle va rentrer enfin dans une sphère plus brillante et plus élevée. Ce ne sera point toutefois dans une société d'un aussi grand ton et de manières aussi raffinées que celle où mistress Becky avait trouvé le moyen de pénétrer. C'est néanmoins dans un monde qui a des prétentions à suivre la mode et à posséder les allures aristocratiques. Joseph avait des amis parmi les ex-fonctionnaires des trois présidences de l'Inde. Aussi avait-il pris son logement dans le quartier anglo-indien, qui a pour centre Moira-Place. Ses revenus n'étaient pas assez considérables pour lui permettre l'habiter sur la place même.

Jos s'était contenté d'une maison de second ou troisième ordre dans Gillespie-Street. Il avait fait emplette de tapis, de glaces magnifiques, d'un ameublement presque entièrement neuf, provenant d'une vente à la suite d'une saisie opérée sur un pauvre diable qu'une faillite de son banquier venait de jeter sur la paille. Son nom fut inscrit à la quatrième page du journal, son mobilier disputé par les acheteurs, sous la surveillance du vendeur public, et puis il n'en fut plus question.

Les fournisseurs de ce malheureux, payés jusqu'au dernier shilling, se présentèrent chez Jos pour le prier de leur continuer la pratique. Les marmitons en veste blanche, qui avaient préparé les dîners du maître précédent, continuèrent à exercer leur profession au profit de Jos; l'épicier, le fruitier, la laitière chacun de leur côté, vinrent se recommander à l'intendant et tâchèrent de gagner ses bonnes grâces, tout le monde enfin, jusqu'au petit groom à la livrée couverte de passementerie et de boutons, dont le devoir était d'accompagner mistress Amélia partout où il lui plaisait d'aller.

C'était du reste un train de maison fort modeste. L'intendant de Jos, qui remplissait en même temps les fonctions de valet de pied, ne fut jamais vu plus ivre qu'il ne convient à l'intendant d'un ménage bien tenu.

Emmy eut pour son service une femme de chambre originaire d'une propriété du père Dobbin, et dont les prévenances et l'humilité désarmèrent mistress Osborne, d'abord épouvantée de l'idée d'avoir une domestique attachée à son service. Cette fille se rendit très-utile par les soins entendus qu'elle donna au vieux Sedley qui ne sortait plus beaucoup de son appartement et ne paraissait jamais dans les fêtes qui se donnaient dans la maison.

Mistress Osborne commença à recevoir beaucoup de visites. Lady Dobbin et ses filles la félicitèrent de son changement de position et se montrèrent fort empressées auprès d'elle; miss Osborne vint lui faire visite dans sa grande voiture armoriée. La rumeur publique attribuait à Jos d'immenses richesses, et pour le vieil Osborne rien n'était plus naturel que Georgy héritât de la fortune de son oncle, comme il devait hériter de la sienne.

«Morbleu! disait-il, pourquoi maître George ne deviendrait-il pas un grand personnage? J'entends qu'il entre au parlement avant ma mort. Vous pouvez allez voir sa mère, miss Osborne, quoique, pour ma part, je sois bien résolu à ne jamais me rencontrer avec elle.»

Miss Osborne alla lui faire visite. Emmy en fut enchantée, comme vous pouvez le croire. Elle entrevoyait dans ce rapprochement de plus fréquents rapports avec Georgy; on permit au bambin de venir plus souvent chez elle. Il dînait deux ou trois fois par semaine à Gillespie-Street. Il y exerçait dans cette maison la même domination qu'à Russell-Square.

La présence du major Dobbin lui inspirait toutefois un certain respect et une certaine retenue; l'enfant savait très-bien son monde, et le major Dobbin lui en imposait. George ne pouvait s'empêcher d'admirer la simplicité de son ami, son égalité d'humeur, la variété de son instruction, dont il faisait un usage si calme et si sensé, son amour inaltérable pour la vérité et la justice. Personne, dans sa petite appréciation d'enfant, n'était comparable au major, et il éprouvait à son endroit une tendresse spontanée et instinctive. On le voyait toujours accroché à l'habit de son parrain, n'ayant pas de plus grand plaisir que d'aller se promener au parc avec lui et d'écouter ses histoires. William parlait à George de son père, de l'Inde, de Waterloo, de tout excepté de lui. Quand George se laissait aller à ses caprices et à ses petites colères, le major le relevait par quelque raillerie que mistress Osborne trouvait toujours fort dure. Un jour Dobbin vint le prendre pour aller au spectacle, l'enfant refusa d'aller au parterre, trouvant que c'était bon pour la canaille; Dobbin, en conséquence, lui fit ouvrir une loge, l'y laissa et alla au parterre. Le major se trouvait à peine depuis quelques minutes à sa place lorsqu'il sentit un bras se glisser sous le sien, et une petite main bien gantée chercher la sienne et la serrer. George avait reconnu le ridicule de sa conduite et était venu s'asseoir humblement à côté de son ami. Un sourire bienveillant éclaira la figure de Dobbin, et ce fut avec un regard affectueux qu'il accueillit l'enfant prodigue. Dobbin aimait cet enfant comme il aimait tout ce qui tenait à Amélia; quant à elle, elle éprouva une joie ineffable en entendant raconter ce bon mouvement de son fils. Ses yeux regardaient Dobbin avec une tendresse qu'ils n'avaient jamais eue jusque-là.

George ne se lassait point de faire l'éloge du major à sa mère.

«Je l'aime, ma chère maman, lui disait-il, parce qu'il est au courant de toutes choses, et qu'il ne ressemble point au vieux Veal qui passe son temps à se vanter et à nous faire des phrases d'une demi-lieue. À la pension, nous l'appelons M. le barboteur. C'est moi qui lui ai donné ce joli nom; n'est-ce pas qu'il ne lui va pas mal, chère maman? Dobbin lit le latin comme l'anglais, et le français de même, et lorsque nous sortons ensemble, il me raconte des histoires sur papa et jamais sur lui. Cependant, le colonel Buckler, que j'ai entendu chez grand-papa, nous disait que c'était le plus brave officier de l'armée, et qu'il s'est distingué en maintes circonstances. Alors, bon papa, tout surpris, a dit: «Comment, ce garçon-là? je l'aurais pris pour la plus grande poule mouillée de la terre.» Mais ce n'est pas vrai ça, n'est-ce pas, maman?»

Emmy se mettait à rire et pensait comme son petit garçon, que Dobbin n'était point une poule mouillée.

Ainsi s'établissait entre George et le major une affection réciproque et beaucoup plus grande, il faut l'avouer, que celle qui existait entre l'oncle et le neveu. George avait attrapé une certaine manière de gonfler ses joues, de mettre les mains dans les poches de sa veste et de répéter les expressions et les allures favorites de Jos d'une manière si exacte, qu'on éclatait de rire rien qu'à le voir. Les domestiques avaient toutes les peines du monde à se contenir lorsque le petit garnement, demandant quelque chose qui n'était point sur la table, contrefaisait son oncle à s'y méprendre. Dobbin était tout prêt lui-même à étouffer en voyant la pantomime de l'enfant; et George en aurait fait autant à la barbe et au nez de son oncle sans les réprimandes de Dobbin et les supplications d'Amélia.

Le digne fonctionnaire civil s'était fort bien aperçu que l'enfant le tournait en dérision, aussi éprouvait-il une grande gêne en sa présence, et s'efforçait-il de se rendre plus imposant par la solennité de sa tournure toutes les fois qu'il se trouvait en la présence de maître George. Mais s'il pouvait être prévenu d'avance de la venue du petit bonhomme à Gillespie-Street, M. Jos ne manquait pas alors d'avoir une partie arrangée à son club. Peut-être cette absence n'était-elle pas très-regrettée. Ces jours-là seulement, M. Sedley consentait à descendre de sa retraite et à se mêler à une de ces bonnes et intimes réunions de famille dont le major se trouvait presque toujours faire partie. D'ailleurs n'était-il pas, à plus d'un titre, l'ami de la maison, l'ami de tous les membres de la famille.

«Il aurait fait aussi bien de rester à Madras pour le temps qu'il passe avec nous, disait miss Anna en parlant de son frère.

—Mais, mon Dieu, miss Anna! le major ne songe point à vous épouser!»

Jos Sedley menait une existence noblement oisive, ainsi qu'il convenait à une personne de sa haute importance. Sa première démarche avait été pour se faire recevoir au Club-Oriental où il passait toutes ses matinées en compagnie de ses amis des Indes, où il dînait, où il prenait des convives qu'il amenait chez lui.

Il était convenu qu'Amélia ferait les honneurs à ces messieurs et à leurs femmes; et comme de juste, dans ces dîners, on ne parlait guère que de l'Inde. Ne vous imaginez pas, toutefois, que ce sujet présente quelque chose de bien neuf et de bien original; la comédie humaine est toujours à peu près la même partout!

Avant peu, Amélia eut un carnet de visite, et une grande partie de sa journée se passa régulièrement à aller voir les femmes des hauts dignitaires qui avaient exercé dans les présidences de Bombay, de Calcutta et de Madras. Nous nous habituons bien vite, en général, aux changements qui surviennent dans notre existence. C'est ainsi qu'Amélia fut bientôt rompue à cette vie. La voiture allait tous les jours faire sa tournée ordinaire, et le petit groom en livrée ne faisait que quitter le siége et y remonter, déposant à chaque porte les cartes de Jos et d'Amélia. À de certaines heures, Emmy allait prendre Jos à son club pour aller ensuite se promener au grand air, ou bien elle emmenait le vieux Sedley et le conduisait à Regent-Park. Au bout de quelque temps, elle avait aussi bien pris son parti de sa femme de chambre et de sa voiture, de son carnet et de son groom, que naguère de l'humble existence qu'elle menait à Brompton, et elle s'accommodait aussi bien de l'un que de l'autre. Sa destinée lui aurait donné une couronne de duchesse qu'elle ne se serait pas moins bien tirée du rôle qu'elle aurait eu à jouer.

Parmi les femmes de la société de Jos, chacune s'accordait à dire que c'était une charmante jeune femme qui n'avait peut-être pas beaucoup de ressources en elle, mais qui, au demeurant, était charmante. Qui aurait pu dire autrement?

Les hommes aimaient en elle sa bonté simple et naturelle, sa candeur et la franchise de ses manières. Les jeunes élégants qui venaient passer à Londres le temps de leur congé, les lions de la mode, aux chaînes d'or étincelantes, aux moustaches retroussées, qui sur la banquette de leur cab éblouissaient les passants, qui hantaient les plus riches hôtels du quartier aristocratique; eh bien! ces lions de la mode admiraient mistress Osborne, aimaient galoper dans le parc aux portières de sa voiture ou à être admis à l'honneur de lui dire une visite du matin. Swankey, officier dans les gardes du corps, un lovelace de la plus dangereuse espèce, le plus grand garnement de toute l'armée des Indes, fut un jour surpris par le major Dobbin à faire en tête à tête à Amélia une description de la chasse aux cochons sauvages. À partir de ce moment, cet officier allait toujours disant du mal d'un grand diable des armées royales, aussi maigre que long, qui ne pouvait souffrir l'esprit des autres dans la conversation.

Tout autre que le major n'aurait pas manqué de ressentir de la jalousie à l'occasion de ce capitaine du Bengale; mais Dobbin était d'une nature trop généreuse, d'une âme trop confiante pour concevoir jamais aucun soupçon sur Amélia. Il se sentait heureux des hommages et de l'admiration qu'avaient pour elle tous ceux qui l'approchaient. Depuis qu'elle était femme n'avait-elle pas toujours été persécutée et méconnue? Il ressentait donc une véritable joie à voir cette âme si bien douée s'épanouir au souffle du bonheur et sa gaieté lui revenir avec les jours de prospérité. Tous ceux qui avaient du cœur et de l'esprit complimentaient le major du bon sens dont il faisait la preuve par un tel choix, s'il est vrai de dire que l'on conserve son bon sens au milieu des illusions de l'amour.

Jos s'était fait présenter à la cour, comme doit faire tout bon sujet de notre gracieux souverain; mais Jos avait eu soin de se rendre d'abord à son club dans sa grande tenue en attendant Dobbin, qui devait venir l'y chercher dans un vieil uniforme râpé. À partir de ce moment, Jos, qui avait eu auparavant des tendances libérales, devint un effréné tory et l'une des colonnes de l'État, si bien qu'il ne se tint pour content qu'après avoir fait présenter Amélia à la cour. Il s'était persuadé qu'il entrait pour quelque chose dans le salut du royaume et que le souverain ne pouvait être parfaitement heureux que lorsqu'il aurait vu Jos Sedley et sa famille se ranger sur les marches du trône.

Emmy s'amusait beaucoup de cette idée de présentation.

«Faudra-t-il mettre les diamants de la famille? demandait elle à Jos.

—Des diamants, pensait en lui-même le major; ah! si j'avais jamais le droit de vous en offrir, je voudrais vous prouver qu'il n'y en a point de trop beaux pour vous!»

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