La foire aux vanités, Tome II
CHAPITRE XXIX.
Deux lampes qui s'éteignent.
La durée du deuil pour mistress Sedley était à peine arrivée à son terme, et Jos venait à peine de quitter ses habits noirs pour paraître sous le brillant costume qu'il aimait tant à revêtir, que déjà il fut facile de prévoir, à tous ceux qui entouraient M. Sedley, qu'un événement de même nature allait bientôt avoir lieu, et que le vieillard ne tarderait pas à rejoindre celle qui l'avait précédé dans sa triste et dernière demeure.
«L'état de santé de mon père, répétait souvent Jos Sedley à son club, m'empêche de vous traiter comme je l'aurais voulu, ou du moins, il faut remettre cela à l'année prochaine; mais venez chez moi à six heures et demie, mon garçon, sans cérémonie, vous y trouverez la fortune du pot, et pour convives deux ou trois de nos vieux camarades, et cela tant qu'il vous plaira, et, toutes les fois, vous me ferez plaisir.»
C'est ainsi que Jos vidait avec ses amis la bouteille de bordeaux en petit comité et à petit bruit, tandis qu'à l'étage supérieur les dernières étincelles de la vie s'éteignaient insensiblement chez son vieux père. Après avoir bien bu pendant le dîner, on se mettait à faire un rob en quittant la table. Quelquefois, le major Dobbin prenait aussi les cartes, et mistress Osborne faisait de temps à autre quelques courtes apparitions après avoir assisté au coucher de son malade, et lorsqu'il était en proie à un de ces sommes légers et inquiets qui visitent parfois la vieillesse à ses derniers jours.
Le vieillard demandait toujours sa fille et ne se trouvait heureux que lorsqu'il la sentait auprès de lui, et ne voulait recevoir que de sa main ses potions et ses tisanes; et quant à elle, elle ne se proposa plus d'autre tâche que d'adoucir les derniers moments de son père. Elle avait fait placer son lit tout à côté de la porte qui donnait dans la chambre du vieillard, et accourait aussitôt au moindre bruit, au moindre mouvement que faisait le pauvre invalide sur sa couche de souffrance. Nous lui devons toutefois cette justice, c'est que bien souvent il passait dans le silence de longues et pénibles insomnies, afin de ne point troubler le repos de sa bonne et vigilante garde-malade.
Il éprouvait alors pour sa fille une tendresse bien plus vive que celle qu'il avait ressentie pour elle jusque-là. C'était dans l'accomplissement de ces prévenances et de ces soins, inspirés par la piété filiale, qu'éclatait le dévouement de cette douce et simple créature.
«Ne dirait-on pas un rayon de soleil qui pénètre silencieux dans la chambre du malade?» se disait en lui-même M. Dobbin lorsqu'il la voyait monter auprès de son père.
Une expression ineffable de douceur brillait sur sa figure tandis qu'elle se livrait, pleine de grâce et de légèreté, aux mille petits soins de la garde-malade. Ah! il faut être aveugle ou insensible pour ne pas trouver à la femme qui allaite son enfant ou qui est assise au chevet d'un vieillard comme un reflet d'amour et de compassion répandu sur les traits de sa figure!
Alors se ferma dans le cœur du pauvre Sedley une secrète blessure qui y saignait depuis plusieurs années, alors il se livra à toutes les douceurs d'une tendresse sans arrière-pensée. Le vieillard, touché à ses derniers moments de tant d'affection et d'amour filial, oublia les reproches secrets qu'il nourrissait contre sa fille, les torts dont il l'avait, de concert avec sa femme, accusée plus d'une fois pendant leurs longues heures d'insomnie; alors qu'ils lui faisaient un crime de tout sacrifier à son fils, de fermer les yeux sur la vieillesse et l'infortune de ses parents pour ne plus voir que son enfant, de s'être livré à des transports insensés, absurdes, exagérés lorsqu'on l'avait séparé de Georgy. Le vieux Sedley en approchant du moment suprême reconnut combien ces griefs étaient peu fondés, et rendit justice à cette victime patiente et résignée. Un soir où, comme d'habitude, elle rentrait dans sa chambre sur la pointe du pied, elle trouva le vieillard éveillé, et il lui fit l'aveu du secret qui lui pesait si fort sur le cœur.
«Ah! Emmy, lui dit-il en finissant, j'ai été bien injuste, bien ingrat à votre égard;» et en même temps il lui tendait une froide et débile main.
Pendant cela, Emmy, agenouillée au pied du lit, élevait son âme à Dieu, tandis que le vieillard priait avec elle serrant toujours sa main dans la sienne. Ami lecteur, puissions-nous dans un moment semblable trouver un cœur comme celui-là pour s'unir à nos dernières prières!
Peut-être alors toute sa vie passée vint-elle se présenter à son esprit, peut-être, se reportant aux débuts de sa carrière, vit-il ses premiers efforts couronnés d'heureux succès, suivis de prospérité et de grandeurs pour faire place enfin au désastre qui avait ruiné ses dernières années sans lui laisser d'autre espoir que la mort, qui venait maintenant frapper à sa porte. Il n'y avait plus à nourrir aucun projet de revanche contre la fortune, qui, après avoir mis à néant ce qu'il y avait de fort et d'énergique en lui, ne lui avait laissé que l'indigence et le déshonneur. Sa vie aboutissait au néant de toutes ses vanités, de toutes ses espérances, et il ne restait plus devant lui que ses déceptions passées et la mort. Dites-moi, cher lecteur, quel sort trouvez-vous préférable ici-bas, ou de mourir au sein de la prospérité et de la gloire, ou de succomber dans la pauvreté et l'humiliation? d'être riche et de subir la loi commune, ou de quitter la vie après avoir perdu la partie? Quel singulier sentiment doit alors éprouver celui qui arrive à ce jour de la vie où il n'a plus qu'à se dire: Demain, succès ou défaite peu importe! demain le soleil se lèvera comme à l'ordinaire et des milliers de mortels se rendront ou à leurs plaisirs ou à leurs travaux accoutumés, sans s'apercevoir seulement que je suis sorti de la mêlée.
Et il se leva ce jour où le monde continua à se laisser emporter au courant de ses plaisirs et de ses affaires, sans s'apercevoir toutefois que le vieux Sedley manquait dans la foule. Désormais il n'avait plus de luttes à soutenir contre la fortune, d'espérances à concevoir, de projets à former. Il ne lui restait plus qu'à aller prendre sa place dans un coin solitaire et inconnu du cimetière de Brompton, à côté de sa fidèle épouse.
Jos, Georgy et le major Dobbin accompagnèrent ses restes au champ de repos dans une voiture de deuil. Jos revint pour les funérailles de l'Hôtel de la Jarretière à Richmond, où il avait été passer quelques jours après ce douloureux événement. Il ne se souciait pas beaucoup de rester à la maison auprès de lui après un si triste événement. Emmy accomplit, comme toujours, son devoir jusqu'au bout. Elle était triste plutôt qu'abattue et son chagrin avait quelque chose de solennel. Elle demandait à Dieu de lui envoyer une fin aussi calme et aussi sereine que celle du vieillard, autant de soumission aux décrets de la Providence qu'il en avait montré dans ses dernières paroles où respiraient la foi, la résignation, la confiance la plus complète dans son juge souverain.
Le vieux Sedley, à ce moment suprême, tout en serrant la main de sa fille faisait un triste retour sur ses douleurs passées, et il trouvait moins de regret à quitter la vie et moins d'amertume dans la mort.
Si, vers le même temps, nous nous transportons à Russell-Square, nous y verrons le vieil Osborne disant à Georgy:
«Voulez-vous savoir ce que peuvent le mérite, le travail, l'intelligence des affaires, regardez-moi! Comparez d'une part ce que j'ai fait, mon crédit chez le banquier; et voyez de l'autre les belles spéculations de M. Sedley qui n'ont abouti qu'à une faillite. Et pourtant, il y a vingt ans, il était dans une meilleure position que moi et avait dix mille livres sterling de plus.»
À l'exception des membres de cette famille et des Clapp qui vinrent de Brompton faire leur visite de condoléance, personne au monde ne s'inquiéta du vieux Sedley, on ne se souvint pas qu'il avait existé un homme qui portait ce nom.
Le vieil Osborne, en entendant le colonel Buckler traiter le major Dobbin comme un officier distingué, ainsi que nous l'a appris une conversation de Georgy, montra d'abord une incrédulité dédaigneuse, et témoigna combien il avait de répugnance à accorder quelques moyens ou quelque considération à un garçon de cette trempe. Mais d'autres personnes de sa société répétèrent le même éloge, et sir William Dobbin, qui avait une haute opinion du mérite de son fils, raconta plusieurs histoires, toutes à l'honneur du savoir et de la valeur du major et de l'estime qu'on faisait de lui dans le monde. Enfin son nom se trouva porté par le journal sur la liste des personnes reçues dans les salons aristocratiques. Cette dernière particularité produisit un effet prodigieux sur le vieil aristocrate de Russell-Square.
La position du major comme subrogé tuteur de George, depuis que celui-ci avait été confié aux mains de son grand-père, mettait ces deux hommes dans la nécessité de se voir de temps à autre. Ce fut dans une de ces entrevues que le vieil Osborne, en examinant les comptes que le major lui présentait pour les dépenses de l'enfant et de la mère, conçut un soupçon qui le préoccupa, et fit naître en lui un mélange tout à la fois de joie et de plaisir. Il crut reconnaître que Dobbin avait tiré de sa poche la majeure partie de l'argent avec lequel la pauvre veuve avait vécu ainsi que son fils.
Pressé de s'expliquer, Dobbin, qui ne savait pas mentir, rougit, balbutia, et finit par tout avouer.
«Ce mariage, dit-il au vieil Osborne, a été pour ainsi dire mon ouvrage.» À ces mots, la figure du vieillard se rembrunit, mais Dobbin n'en continua pas moins: «J'ai pensé que mon ami s'était trop avancé pour pouvoir reculer sans honte, ce qui eût d'ailleurs été la mort pour mistress Osborne. Par suite, lorsqu'elle s'est trouvée sans ressources, mon devoir me disait de lui venir en aide avec mes économies.
—Major Dobbin, dit M. Osborne en fronçant le sourcil et en devenant tout rouge, vous m'avez fait bien du mal, mais permettez-moi de vous dire que vous n'en êtes pas moins un brave garçon. Voici ma main, monsieur. Dieu sait si j'aurais été me douter que ma chair et mon sang ne vivaient que par vous.»
Dobbin, tout confus de voir découvertes ses ruses charitables, serra la main qu'on lui tendait. Puis il chercha alors à radoucir le vieillard, à détruire ses préjugés sur le compte de son fils.
«C'était un noble cœur, lui disait-il; nous l'aimions tous au régiment, et nous étions prêts à faire tout pour lui. Pour ma part, j'étais très-fier de ses préférences pour moi, et lorsque j'allais promener avec lui je n'aurais pas été plus heureux de sortir avec le commandant en chef. Je n'ai jamais, en sang-froid et en courage, rencontré son égal. En un mot, il avait toutes les qualités du soldat.»
Dobbin raconta alors au vieillard certaines histoires qui mettaient en relief la valeur et la perfection de son fils; le major terminait en disant:
«Georgy est tout son portrait.
—C'est au point, reprenait le grand-père, que quelquefois cela me fait trembler.»
Le major fut invité à dîner une ou deux fois chez M. Osborne, c'était dans le courant de la maladie de M. Sedley. Après le dîner, leur conversation roulait toute la soirée sur leur héros de prédilection. Le père, suivant son habitude, vantait bien haut les faits et gestes de son fils, et se glorifiait de l'éclat qui en rejaillissait sur la famille; jamais il ne s'était montré d'humeur plus facile et si accommodante en ce qui concernait le pauvre garçon; le cœur charitable du major s'en réjouissait comme s'il y trouvait l'heureux présage du pardon et de l'oubli. À la seconde séance, le vieil Osborne appela Dobbin par son nom de baptême, tout comme il avait coutume de faire quand George et Dobbin étaient camarades. Le brave garçon fut sensible à cette marque d'amitié, toujours dans l'espérance d'une réconciliation prochaine.
Le lendemain à déjeuner, lorsque miss Osborne, avec l'aigreur naturelle à son âge et à son caractère, hasarda quelques remarques peu obligeantes sur l'air et la tournure du major. Le maître de la maison l'interrompit:
«Vous le trouveriez encore assez bon pour vous, miss Osborne, si les raisins n'étaient pas trop verts. Allez; vous avez beau dire, le major n'est pas aussi laid qu'on pourrait le croire, à vous entendre.
—Fort bien, bon papa,» dit Georgy en appuyant d'un air approbateur.
Et s'approchant du vieillard d'un air câlin, il lui sourit avec tendresse et l'embrassa. Puis il raconta le soir même l'histoire à sa mère, qui trouva que le petit garçon avait très-bien agi.
«Oui, c'est un excellent cœur, lui dit-elle, votre père en faisait grand cas; c'est un homme plein de délicatesse et de dévouement.»
Dobbin survint après cette conversation, ce qui fit un peu rougir Amélia, et le petit vaurien augmenta encore son trouble et sa confusion en racontant à Dobbin le reste de l'histoire et en lui disant:
«Vous ne savez pas, mon vieux Dob, je connais une demoiselle, comme il n'y en a pas beaucoup, qui s'accommoderait assez de vous pour mari. Elle a du teint, elle ne manque pas de front et elle grogne du soir au matin après les domestiques.
—Quelle est-elle? demanda Dobbin.
—C'est ma tante Osborne, répliqua le petit garçon; c'est bon papa qui le lui a dit. Ce sera fameux, Dob, quand vous allez vous trouver mon oncle.»
La voix défaillante du vieux Sedley, qui de la chambre voisine appelait Amélia, vint couper court à la plaisanterie.
Il était impossible d'en douter, une modification s'opérait dans l'esprit du vieil Osborne. Il demandait souvent à George des nouvelles de son oncle, et riait de la manière dont le petit bonhomme réussissait à contrefaire la voix de Jos et sa gloutonnerie à avaler sa soupe; puis il finissait toujours par lui dire:
«Allons, monsieur, il n'est pas bien que les enfants se moquent ainsi de leurs parents. Miss Osborne, un de ces jours, en allant vous promener en voiture, vous mettrez ma carte chez M. Sedley, entendez-vous? Jamais nous n'avons été mal ensemble.»
À la carte déposée, il fut répondu par une autre carte, et un beau jour Jos et le major furent invités ensemble chez le vieil Osborne. Ce fut le dîner à la fois le plus splendide et le plus ennuyeux qui ait été donné dans cette maison. Toute l'argenterie fut mise en branle, et la meilleure société fut conviée. M. Jos offrit le bras à miss Osborne pour passer dans la salle à manger, et, en retour, cette demoiselle se montra pleine d'amabilité avec lui. À peine adressa-t-elle la parole au major, placé entre elle et M. Osborne, et que sa timidité gêna fort pendant tout le dîner. Jos, de son accent le plus solennel, déclara qu'il n'avait jamais mangé d'aussi bonne soupe à la tortue, et demanda à M. Osborne où il s'était procuré son madère.
«C'est du vin qui provient de la vente de M. Sedley, dit tout bas le sommelier à son maître.
—Je l'ai depuis longtemps et il m'a coûté gros,» dit M. Osborne à son convive. Puis il glissa à l'oreille de son autre voisin: «Cela sort de la cave de son vieux bonhomme de père.»
À plusieurs reprises, M. Osborne questionna le major sur mistress George Osborne, sujet sur lequel l'éloquence du major ne se trouvait jamais à court. Dobbin parla à M. Osborne des souffrances de cette pauvre femme, de son attachement sans borne à son mari dont la mémoire était encore pour elle l'objet d'un culte sacré, de la tendresse et de la piété avec laquelle elle avait assisté ses parents, enfin de la manière touchante dont elle suivait en tout les inspirations de son cœur.
«Vous auriez peine à vous faire une idée des tortures qu'elle a endurées, disait l'honnête Dobbin avec un tremblement dans la voix; pour ma part, j'ai la ferme confiance que vous reviendrez enfin sur vos injustes préventions. Si elle vous a enlevé votre fils, elle vous a donné le sien, et quelle qu'ait été votre tendresse pour votre George, jamais elle n'a pu égaler celle qu'elle ressent pour son fils.
—Vous êtes un brave garçon William,» lui dit M. Osborne pour toute réponse.
Jamais auparavant il n'était venu à l'idée du vieil Osborne que la pauvre veuve avait pu éprouver quelque peine à se séparer de son fils, et que du moment qu'elle le voyait en brillante position, elle ne dirait pas se trouver parfaitement satisfaite. Une réconciliation semblait donc prochaine et à peu près assurée, et le cœur d'Amélia commençait déjà à battre avec violence à la terrible pensée d'une entrevue avec le père de George.
Mais toute probable qu'elle paraissait, cette entrevue ne devait point avoir lieu. La maladie du vieux Sedley, et sa mort qui survint peu après, l'ajourna pour quelque temps. Cet événement et d'autres de même nature avaient fait une vive impression sur l'esprit de M. Osborne, chez lequel l'affaiblissement des forces morales semblait suivre le déclin des années. Il avait fait venir ses hommes d'affaires pour modifier sans doute quelque chose à son testament. Son médecin qui, en l'examinant attentivement, le trouva fort changé et fort malade, déclara qu'une saignée et un voyage à la mer étaient de toute nécessité; mais le vieillard ne se soumit ni à l'une ni à l'autre de ces prescriptions.
Un jour, comme il ne descendait point pour le déjeuner, son domestique monta à son cabinet de toilette, et le trouva étendu sur le parquet en proie à une violente attaque. On s'empressa d'en informer miss Osborne, les médecins furent appelés, on eut recours à la saignée et aux ventouses. Osborne recouvra un peu sa connaissance, mais il ne put jamais reprendre l'usage de la parole, malgré tous les efforts qu'il fit à plusieurs reprises; il mourut enfin au bout de quatre jours. Les médecins cédèrent la place aux entrepreneurs des pompes funèbres. Toutes les fenêtres de la façade restèrent closes, et Bullock accourut de la Cité en toute précipitation.
«Combien a-t-il laissé à cette petite peste, demanda-t-il; bien sûr, il ne lui aura pas donné la moitié de sa fortune; il aura certainement fait un partage en trois portions égales.»
Il y avait bien là, en effet, un sujet de très-vive préoccupation; mais qu'avait voulu dire le moribond, lorsqu'à deux ou trois reprises différentes, il avait inutilement cherché à parler? Il désirait sans doute revoir Amélia, et avant de quitter ce monde, faire sa paix avec l'épouse fidèle et dévouée de son fils. Oh! sans doute, car son testament était la preuve qu'il avait enfin écarté cette haine qui, si longtemps, avait rempli son cœur.
On trouva, après sa mort, dans sa robe de chambre, la lettre au grand cachet rouge que son fils lui avait écrite la veille de la bataille de Waterloo. Il avait aussi passé en revue d'autres papiers relatifs à toute cette affaire, car la clef du coffre où il les tenait serrés était encore dans sa poche, et les cachets des enveloppes qui les avaient renfermés étaient brisés de fraîche date; probablement cela s'était passé la nuit qui avait précédé son attaque, et où le sommelier en lui apportant son thé, l'avait trouvé à lire dans son cabinet la grande Bible rouge de famille.
À l'ouverture du testament, on trouva que la moitié de sa fortune avait été laissée à George, et que le reste était partagé entre les deux sœurs. M. Bullock pouvait, à son choix, continuer les affaires au profit commun ou bien retirer sa part de la maison commerciale. Une rente de cinq cents louis, imputable sur la part de George était constituée à sa mère, «la veuve de mon bien-aimé fils George, Osborne,» avait écrit le vieillard, Amélia était de plus autorisée à reprendre son fils avec elle.
Le vieillard désignait le major Dobbin, «l'ami de son fils bien-aimé,» pour exécuteur testamentaire. «En reconnaissance de la noble assistance qu'il a prêtée à mon petit-fils et à sa mère en leur venant en aide avec ses propres ressources, je le prie d'accepter, avec l'expression de ma gratitude, la somme nécessaire pour acheter un brevet de lieutenant-colonel, si mieux il n'aime en disposer autrement.»
En apprenant que son beau-père avait ainsi, à ses derniers moments, déposé toutes ses préventions contre elle, Amélia se laissa aller à toutes les douceurs de la reconnaissance pour les dernières dispositions qu'il avait faites en sa faveur; mais ses transports ne connurent plus de bornes lorsqu'elle eut appris que Georgy allait lui être rendu, et qu'elle le devait à William; que c'était enfin la généreuse assistance du major qui l'avait soutenue dans les dures épreuves de la pauvreté; oh! alors, elle tomba à genoux, et, par une fervente prière, appela les bénédictions du ciel sur ce noble et généreux ami. Elle éprouva une joie ineffable à se prosterner, à s'humilier devant ce prodige d'affection et de dévouement.
N'avait-elle donc que de la reconnaissance pour payer un dévouement si complet, si désintéressé? À peine une pensée plus tendre se présentait-elle à son esprit, qu'aussitôt l'ombre de George, paraissant sortir de la tombe, se dressait devant elle pour lui dire: «Vous m'appartenez, vous m'appartenez à moi seul, et maintenant et toujours.» William, hélas! ne connaissait que trop les sentiments qu'elle éprouvait; sa vie entière ne s'était-elle pas passée ainsi à les deviner?
Lorsque le monde connut le testament laissé par M. Osborne, ce fut un spectacle vraiment touchant de voir quel mouvement de hausse se fit à l'égard de mistress George Osborne parmi les personnes de sa société. Les domestiques de Jos, qui, auparavant, s'y reprenaient à deux fois avant d'exécuter ses ordres ou bien avaient coutume de lui répondre: Nous en parlerons à monsieur, comme s'il eût été le juge souverain de tout ce qu'ils avaient à faire, les domestiques, disons-nous, ne songèrent plus, à l'avenir, à la soumettre à ce contrôle. La cuisinière se dispensa dorénavant de plaisanter sur les vieilles robes fanées de madame qui assurément se trouvaient éclipsées par les toilettes ébouriffantes que faisait le dimanche le cordon bleu pour se rendre à l'église. On ne murmurait plus à l'office en entendant retentir sa sonnette, et l'on ne se faisait plus tirer l'oreille pour répondre à son appel; le cocher cessa de dire qu'on voulait rendre ses chevaux poussifs et transformer sa voiture en hôpital en lui faisant tous les jours charrier le vieux moribond avec mistress Osborne. Au contraire, il était maintenant toujours prêt à la conduire, et il n'avait plus qu'une crainte, celle de se voir supplanté par celui de M. Osborne; il répétait à qui voulait l'entendre que les cochers de Russell-Square ne connaissaient pas les rues de la Cité et qu'ils n'avaient point du tout bonne tournure sur le siége d'une voiture où se trouvait une noble lady.
Les amis de Jos, aussi bien les hommes que les femmes, commencèrent à prendre comme un subit intérêt à la pauvre Emmy jusque-là si dédaignée, et leurs lettres de condoléance montèrent bien vite en tas sur sa table. Jos lui-même, qui la traitait auparavant comme une créature sans portée envers laquelle il exerçait la charité, et qui la nourrissait et la protégeait comme par devoir, Jos se mit à avoir pour elle ainsi que pour son riche neveu les plus grands égards. Son unique souci était désormais de la promener de plaisirs en plaisirs pour faire oublier «à cette pauvre chère enfant,» comme il disait, ses temps de peines et de chagrins. Il était désormais fort ponctuel aux heures des repas, et ne manquait pas de lui demander quels étaient ses projets pour le reste du jour.
En qualité de tutrice de Georgy, et avec l'assentiment du major, comme subrogé tuteur, elle engagea miss Osborne à rester à Russell-Square aussi longtemps qu'elle le voudrait. Cette demoiselle lui en fit de grands remercîments et lui déclara qu'elle ne se sentait pas le courage de vivre dans cette triste et solitaire maison: elle se retira donc à Cheltenham avec deux anciens domestiques. Quant au reste de la maison, il fut congédié avec de larges gratifications. Mistress Osborne aurait volontiers conservé le vieux sommelier, qui préféra monter à son compte un petit hôtel avec ses économies. Espérons que la chance lui aura été favorable! Miss Osborne, comme nous venons de le dire, n'avait point accepté l'offre de résider à Russell-Square. Mistress Osborne, après y avoir mûrement réfléchi, ne voulut point non plus aller de suite s'installer dans cette sombre et triste habitation. En conséquence, la maison fut démeublée; le riche mobilier, les candélabres massifs, les glaces de Venise furent emballés et serrés avec soin, le meuble de salon en bois de rose fut soigneusement entouré de paille, les tapis roulés et ficelés; des livres de choix et bien reliés trouvèrent place dans des caisses pour y attendre la majorité de George; enfin toute la lourde et massive vaisselle fut envoyée chez les banquiers de la maison pour attendre la même époque.
Un jour Emmy, accompagnée de George, vint faire une visite dans cette maison maintenant déserte et où elle n'était pas entrée depuis l'époque qui avait précédé son mariage. Dans la cour était encore une partie de la paille qui avait servi à serrer et à emballer les meubles. Ils pénétrèrent dans ces grandes salles aux murailles dénudées, couvertes encore des crochets qui avaient servi à suspendre les glaces et les tableaux. Ils montèrent ensuite à l'étage supérieur par le grand escalier silencieux et solitaire; dans ces chambres où, comme George le disait tout bas à sa mère, son bon papa était mort. Ils montèrent encore un étage et arrivèrent à la chambre de George. L'enfant était toujours auprès d'Amélia, se serrant à ses côtés, mais elle, elle pensait alors à un autre George, qui, lui aussi, avait habité dans cette même chambre.
Elle s'avança près d'une des fenêtres, qui se trouvait ouverte, et à laquelle, après la séparation, elle était venue souvent regarder son fils avec un cœur brisé et saignant. Elle aperçut alors par-dessus les arbres de Russell-Square la vieille maison où elle était née et où sa jeunesse s'était écoulée sans nuages et sans peines. Tout son passé se représentait alors à son esprit avec ces heureux jours de fête, ces figures où brillait toujours un sourire, ces temps d'insouciance et de joie, suivis trop tôt de chagrins et d'épreuves, et, au milieu de tant d'autres pensées, elle songeait aussi à l'homme en qui elle avait toujours trouvé un protecteur et un bon génie, qui, dans l'adversité, avait été son seul bienfaiteur comme son seul ami.
«Regardez ma mère, dit alors le petit George, ce G et cet O gravés sur la glace avec un diamant; je ne les avais pas encore remarqués, car ce n'est pas moi qui les ai faits.
—C'était la chambre de votre père longtemps avant que vous fussiez de ce monde, mon cher George,» lui dit sa mère, et, tout en rougissant, elle l'embrassa.
En revenant de Russell-Square à Richmond, où elle avait loué une maison pour pouvoir mettre ordre à ses affaires, elle ne prononça pas une seule parole. C'était dans cette retraite que les gens de loi, qui s'efforçaient de prendre avec elle un air gracieux, venait l'assaillir de leurs paperasses; ces visites, comme on en peut être sûr, étaient toutes comptées sur leurs notes. À Richmond, se trouvait aussi un cabinet pour le major Dobbin, qui venait y faire de longues séances, afin de régler les affaires de son jeune pupille.
À l'occasion de cette mort, Georgy fut retiré pour un temps illimité de la pension de M. Veal, et l'on pria ce digne et savant homme de faire une inscription funèbre pour être placée au-dessous du monument du capitaine George Osborne, dans la chapelle des Enfants-Trouvés.
Mistress Bullock, la tante de Georgy, privée, par les dispositions prises en faveur de ce petit monstre, d'une partie de la somme qu'elle espérait avoir sur l'héritage de son père, montra néanmoins l'esprit le plus bienveillant à l'égard de la mère et de l'enfant, et fut la première à provoquer un rapprochement. De Roehampton, qui est tout près de Richmond, on vit un jour arriver la voiture armoriée où se trouvait mistress Bullock avec ses enfants maladifs et souffreteux. La famille Bullock fit irruption dans le jardin où lisait Amélia, où Joseph, sous un berceau de feuillage, était tranquillement occupé à préparer des framboises à l'eau-de-vie, et où le major, en jaquette de l'Inde, jouait au cheval fondu avec Georgy, qui lui faisait tendre le dos. Il sautait en ce moment par-dessus la tête du major, et alla tomber à quelques pas des Bullocks, qui venaient d'ouvrir la porte. Les enfants avaient la tête surmontée d'immenses panaches noirs avec des petites vestes en velours noir, et faisaient escorte à leur mère, qui, elle aussi, observait le deuil le plus sévère.
«Il est tout juste d'un âge convenable pour Rosa, pensa cette tendre mère en jetant un coup d'œil à sa petite-fille, qui pouvait bien avoir sept ans. Allons, Rosa, allez embrasser votre cousin, dit tout haut mistress Frédérick; vous ne me reconnaissez donc pas, mon cher George? Mais je suis votre tante!
—Je vous connais bien de reste, répondit George; mais je ne veux pas être embrassé, moi! et il battit en retraite devant les caresses que son obéissante cousine s'apprêtait à lui faire.
—Allons, petit espiègle, conduisez-moi à votre maman,» fit alors mistress Frédérick.
Ce fut ainsi que ces deux dames se retrouvèrent en face l'une de l'autre, après une absence de près de quinze ans. Pendant tout le temps qu'Emmy avait été dans la peine et la pauvreté, sa belle-sœur n'avait jamais songé à venir la visiter; mais maintenant qu'elle se trouvait dans une position brillante et prospère, elle avait hâte de revenir à elle.
Quantité d'autres personnes firent de même. Notre ancienne amie, ci-devant miss Swartz, vint avec son mari et des laquais en livrée jaune-orange, faire visite à Amélia, pour laquelle elle retrouva tout le feu de ses affections passées. Swartz certainement n'aurait pas cessé de l'aimer si elle avait continué à la voir, il faut être juste; mais que voulez-vous? dans une si vaste capitale que Londres, comment trouver assez de temps pour voir tous ses amis? Quand ils disparaissent de la sphère où vous vivez, il faut bien continuer à y vivre, sans s'en inquiéter davantage. N'est-ce pas ainsi qu'il doit en être dans la Foire aux Vanités?
Le temps que l'étiquette impose d'ordinaire aux douleurs humaines était à peine révolu pour mistress Osborne, que déjà elle voyait se presser autour d'elle cette société élégante et choisie qui ne comprend pas qu'il puisse exister des malheureux. Chacune de ces dames avait au moins dans sa parenté l'un des pairs du royaume, bien que leurs maris fussent tous des rogneliards de la Cité. Quelques-unes étaient de véritables bas-bleus possédant une haute instruction; d'autres étaient de sévères observatrices de la loi évangélique, et patronnaient certains ministres. Emmy, il faut l'avouer, se trouvait fort dépaysée au milieu de toutes ces grandes dames, et elle fut au supplice pour deux fois qu'elle eut à accepter les invitations de mistress Frédérick Bullock.
Cette dame tenait à toute force à la patronner et s'était arrogé le soin de la former aux manières du grand monde. Elle imposa à Amélia ses marchandes de modes, et réglementa la tenue de sa maison et sa manière de se conduire. Sa voiture était constamment sur la route de Roehampton à Richmond, et elle tenait son amie au courant des commérages du monde élégant et des bruits de la cour. Jos prenait plaisir à ce bavardage; mais le major s'en allait en grondant dès qu'il la voyait arriver avec ses prétentions gentilhommières.
Le major s'endormit un soir chez Frédérick Bullock, après un splendide dîner donné par le banquier et grâce auquel Frédérick espérait faire passer dans sa banque les fonds placés chez M. Rowdy, le banquier d'Osborne. Amélia, qui n'entendait rien au latin et ne savait point quel était le rédacteur de la dernière chronique de la Revue d'Édimbourg; Amélia, qui ne déplorait pas autrement les hésitations de M. Peel au sujet du fameux bill de l'émancipation catholique; Amélia, disons-nous, restait silencieuse au milieu de toutes les dames réunies dans le grand salon, et promenait ses regards errants sur la pelouse verdoyante, sur les allées sablonneuses du parc, et enfin sur les serres au vitrage étincelant des derniers feux du soir.
«C'est une excellente personne, mais des plus insignifiantes, remarqua l'une de ces dames, le major en paraît terriblement épris.
—Il aurait fallu la styler dès son enfance, reprit une autre commère, mais maintenant c'est peine perdue, on ne réussira jamais à en faire quelque chose.
—Mesdames, reprit alors mistress Frédérick Bullock, c'est la veuve de mon frère, et à ce titre je réclame pour elle des égards et des ménagements; après ce qui m'est arrivé vous ne pouvez supposer que mes paroles soient inspirées par des vues d'intérêt.
—Cette pauvre mistress Bullock, dit Rowdy à Hollyoch, le soir en se retirant, est toujours à tramer quelque intrigue; elle voudrait bien maintenant tirer de notre maison l'argent qu'y a placé mistress Osborne, pour le faire entrer dans la sienne. Et puis, quoi de plus ridicule que la manière dont elle cajole le petit Georgy, et dont elle a soin de le mettre toujours auprès de la petite Rosa aux yeux rouges et éraillés.»
Cette société égoïste et vénale, sous ses dehors polis et élégants, ne pouvait convenir à la douce Emmy, aussi sa joie fut-elle grande lorsqu'on lui proposa un voyage à l'étranger.
CHAPITRE XXX.
Sur les bords du Rhin.
Nous sommes maintenant à quelques semaines des événements retracés dans le précédent chapitre. Par une belle matinée d'été, après la clôture du parlement, alors que toute la haute société de Londres s'enfuit de la ville, les uns pour leurs plaisirs, les autres pour leur santé, le paquebot pour la Hollande vient de quitter sa station aux marches de la Tour, emportant avec lui une société choisie de fugitifs anglais. Le pont, la dunette et le gaillard d'arrière sont couverts d'une troupe d'enfants aux joues fleuries, de nourrices bruyantes, de dames en chapeaux roses et en toilettes d'été, de messieurs en casquettes de voyage et en veste de toile, dont les moustaches, qui commencent à poindre, vont leur donner un air plus respectable à l'étranger. Joignez à cela des voyageurs émérites aux cravates empesées, aux chapeaux bien brossés, tels qu'on en voit par toute l'Europe, depuis la conclusion de la paix, et qui vont faire retentir le goddam national dans toutes les capitales du monde civilisé.
Le régiment des étuis à chapeaux, des malles et des coffres à linge présente un front de bataille des plus formidables. On voit dans le nombre d'élégants étudiants de Cambridge qui partent avec leurs gouverneurs pour aller visiter les universités allemandes. Il s'y trouve aussi de jeunes Irlandais, encadrés dans de magnifiques favoris et tout resplendissants de bijoux. Ils ne cessent de parler et se montrent d'une exquise politesse à l'égard des passagères, que les étudiants de Cambridge ont au contraire le soin d'éviter avec une gaucherie toute virginale. On rencontre aussi sur le pont de vieux habitués de Pall-Mall qui se rendent à Ems ou à Wiesbaden pour y purifier leur sang épaissi par les dîners de l'hiver, et pour raviver leur tempérament affaibli aux émotions de la roulette et du trente et quarante. Voyez encore, là-bas, ce vieux Mathusalem, accompagné de sa jeune femme dont un officier aux gardes porte l'ombrelle.
Reconnaissons, en traversant cette foule, la noble famille des Bareacres. Installés près de la roue du bateau, ces impertinents personnages lorgnent tout le monde et ne parlent à personne. Voilà bien leur voiture, avec ses armoiries et sa couronne; elle est chargée de malles sur l'impériale et placée à l'avant du navire au milieu d'une douzaine d'autres semblables. Il faut un courage héroïque pour affronter cette barrière de roues, et les malheureux, relégués sur l'avant du navire, ont à peine assez d'espace pour se retourner. Il se trouvait là, aux secondes places, des enfants de Juda et d'Israël, portant avec eux leurs provisions, et assez riches pour acheter chacun tous les passagers du premier salon.
Les laquais, après s'être un peu affermis sur le navire et avoir installé leurs maîtres respectifs dans leurs cabines ou sur le pont, se réunissent en groupe et se mettent à causer tout en fumant; les juifs se rapprochent d'eux, non sans donner un coup d'œil aux voitures. Il est facile de reconnaître la voiture de milord Mathusalem, l'équipage, le briska et le fourgon de milord Ranauer, que le propriétaire aurait avec empressement troqué contre de l'argent. Où milord avait-il pu trouver des ressources suffisantes pour subvenir aux frais de ce voyage? Les enfants d'Israël pourraient bien nous l'apprendre, et nous dire aussi combien milord a d'argent en poche, à quel taux et qui le lui a procuré. Restait encore une voiture de voyage, très-propre, très-commode qui devint, à son tour, le sujet des investigations de ces messieurs.
«À qui cette voiture-là? demanda l'un des laquais, qui avait des bottes à revers et des boucles d'oreille, à un autre qui avait des boucles d'oreille et des bottes à revers.
—C'est à Kirsch, je bense; je l'ai bu tout à l'heure qui brenait des sangviches dans la boiture», dit le laquais avec un accent franco-teutonique.
Kirsch, qui était en ce moment dans le voisinage à donner des instructions mêlées de jurons polyglottes aux hommes de l'équipage, sur la manière de ranger les bagages des passagers, arriva pour mettre au fait ses confrères de l'écurie. Il leur apprit que la voiture appartenait à un nabab de Calcutta et de la Jamaïque, excessivement riche, et au service duquel il avait entrepris ce voyage. En ce moment, un tout jeune homme, qui venait d'escalader la muraille formée par les caisses et les coffres, était grimpé de là sur la voiture de lord Mathusalem et, à travers cette route périlleuse, avait fini par arriver, de voiture en voiture, jusqu'à la sienne, où il avait pénétré par la portière aux grands applaudissements des spectateurs.
«Nous allons avoir une fort belle traversée, monsieur George, dit Kirsch en lui faisant une aimable grimace et en tortillant son chapeau galonné.
—Allez au diable avec votre français, dit le jeune homme, et dites-moi plutôt où sont les biscuits?»
Là-dessus Kirsch lui répondit en Anglais, ou tout au moins dans un idiome approchant, car bien qu'il possédât une teinture de toutes les langues, Kirsch cependant n'en possédait aucune assez bien pour pouvoir la parler avec facilité et correction.
Ce jeune homme à la voix impérative et dont l'estomac criait si fort la faim, malgré un copieux déjeuner qu'il venait de faire trois heures auparavant à Richmond, ce jeune homme, disons-nous, n'était autre que notre ami George Osborne; son oncle Joseph, sa mère et un autre monsieur qui ne les quittait plus étaient sur le gaillard d'arrière, et tous quatre commençaient leur tournée d'été.
Jos, assis sous la tente qu'on venait de lui dresser sur le pont, se trouvait juste en face du comte de Bareacres et de sa famille, dont le moindre geste occupait toute l'attention du héros de Waterloo. Le noble couple lui parut rajeuni depuis cette fameuse année du 1815 où Jos se rappelait de les avoir vus à Bruxelles, et depuis lors, il n'en parlait plus que comme de ses intimes connaissances. Les cheveux de cette vieille marquise de Carabas, autrefois d'un noir foncé, étaient maintenant d'un blond cendré qui éblouissait l'œil, et les favoris du marquis, qui, jadis, avaient été du plus beau rouge, étaient maintenant d'un noir magnifique avec de merveilleuses gammes de nuances et de reflets étincelants. Malgré ces transformations, le noble couple attirait toute l'attention de Jos, qui, lorsqu'il avait un lord devant lui, ne voyait plus rien autre.
«Voilà des gens auxquels vous avez l'air de vous intéresser vivement,» lui dit Dobbin d'un air railleur, qui fit sourire Amélia.
Mistress Osborne portait un petit chapeau de paille avec des rubans noirs et une robe de deuil. Le mouvement du bateau, les plaisirs du voyage, en la distrayant du souvenir de ses peines, répandaient sur sa figure l'expression du contentement.
«Le beau ciel! dit alors Emmy d'une voix émue et touchante; j'espère que la traversée sera bonne.»
Jos fit un geste magistral, et jetant un coup d'œil dans la direction des nobles personnages qu'il avait en face de lui:
«Vous ne feriez guère attention au temps, répondit-il, si vous aviez fait les mêmes voyages que nous.»
Mais, en dépit de son tempérament aguerri aux voyages, notre ami Jos resta toute la nuit très-malade dans sa voiture, où son domestique lui administra force grogs pour le remettre.
Après une heureuse traversée, le navire aborda à Rotterdam, où nos voyageurs s'embarquèrent sur un autre paquebot qui les transporta à Cologne, et là ils prirent terre dans un état de parfaite santé. Jos Sedley ne fut pas médiocrement charmé de se voir annoncé dans les journaux de Cologne sous le titre pompeux de: Sa Seigneurie lord de Sedley.
Il avait eu, du reste, la précaution d'emporter son habit de cour avec lui, et fait tout au monde auprès de Dobbin pour que celui-ci ne négligeât point de prendre les insignes de son grade. Son intention bien formelle était de se présenter dans les cours étrangères et d'aller offrir ses devoirs aux souverains des pays qu'il devait honorer de sa visite.
Dans tous les pays où s'arrêtait la petite caravane, M. Jos s'empressait de déposer sa carte et celle du major chez le consul anglais, et on eut toutes les peines du monde à l'empêcher de mettre son chapeau à corne et à ganses d'or pour aller dîner chez le représentant de la nation britannique dans la ville libre de Judenstadt, par qui nos voyageurs avaient été invités à dîner. Jos tenait un journal exact de son voyage et y consignait, avec une scrupuleuse exactitude, les défauts ou les qualités des hôtels dans lesquels il descendait et le menu des dîners qu'il y avait pris.
Quant à Emmy, elle goûtait un bonheur pur et sans mélange, Dobbin portait son pliant, son album, et avait toujours de l'admiration au service de ses dessins. Quelle différence pour elle, qui jusqu'alors n'avait point su ce que c'était que les éloges et l'admiration! Assise sur le pont du navire, elle esquissait les rochers ou les châteaux qui s'étalaient sur les deux rives du fleuve, ou bien, à dos de mulet, allait visiter de vieilles forteresses en ruine, escortée de ses deux aides de camp, Georgy et Dobbin. Elle riait avec le major de la singulière figure qu'il faisait sur sa monture avec ses deux jambes pendantes de chaque côté jusqu'à terre. Le bon major servait d'interprète à la petite troupe, car il savait de la langue allemande ce qui était nécessaire à sa profession de soldat. Il refaisait, avec George, ravi de toutes ces excursions, les campagnes du Rhin et du Palatinat. Grâce à ses conversations soutenues avec meinherr Kirsch sur le siége de la voiture, maître George fit de rapides progrès dans la connaissance de l'allemand; il parlait cette langue avec les garçons d'auberge et les postillons d'une façon qui charmait sa mère et amusait son tuteur.
Quant à M. Jos, tandis que ses compagnons se livraient à ces fatigantes excursions de l'après-midi, il allait, son dîner fini, goûter les douceurs du sommeil, ou, assis sous des berceaux de verdure dans les jardins de l'hôtel, il se chauffait aux rayons du soleil. Jardins enchantés qui bordez le noble fleuve, séjour splendide de paix et de lumière, monts orgueilleux dont la tête couronnée d'un rayon de soleil se réfléchit dans les ondes majestueuses qui baignent vos pieds, qui peut jamais vous avoir contemplés sans emporter un souvenir reconnaissant de cette splendeur et de ce calme qui récrée et repose les yeux de l'homme?
Laissons un moment la plume et rêvons aux magnificences des bords du Rhin, qui sont pour l'âme comme la source d'une joie secrète. À cette époque, par une belle soirée d'été, les vaches descendent par troupeaux du haut des collines, mêlant leurs longs mugissements au bruit aigu de leurs clochettes; dans le lointain, on aperçoit quelque vieille cité avec ses fossés, ses poternes et ses tours féodales, avec de vastes allées de marronniers en dehors des remparts, projetant sur l'herbe une ombre bleuâtre; le ciel répand à la surface du fleuve ses teintes de poudre et d'or; la lune s'élève à l'horizon, pâle et décolorée, à l'opposé des feux du couchant. Enfin, le soleil a disparu derrière ces hautes montagnes hérissées de châteaux forts; la nuit a soudainement étendu ses voiles sur le ciel, et le fleuve s'assombrit de plus en plus. Quelques faibles lumières errantes sur les remparts s'agitent de loin en loin à la surface des eaux paisibles et majestueuses, ou bien les clartés isolées de quelque pauvre chaumière scintillent comme un feu follet à l'autre versant du fleuve.
Insensible à toutes ces merveilles, Jos se livre au sommeil; enveloppé dans son foulard, il se met à son aise, ou bien encore il parcourt les nouvelles anglaises contenues dans les colonnes du Galignani, feuille bénie de tous les Anglais qui voyagent loin du sol natal. Du reste que Jos dormît ou non, ses amis ne s'apercevaient que fort peu de son absence.
Ce fut là qu'Emmy apprit à goûter des plaisirs jusqu'alors inconnus pour elle; ce fut là que, pour la première fois, elle fut initiée aux merveilles de Mozart et de Cimarosa. Nous avons déjà entretenu nos lecteurs des prédilections du major pour la musique et de l'ardeur avec laquelle il se livrait à l'étude de la flûte; mais son plus grand bonheur était de voir le ravissement que ces opéras causaient à Emmy. Un nouveau monde se révélait à elle au milieu de ces suaves et mélodieuses harmonies. Les chefs-d'œuvre de Mozart pouvaient-ils laisser insensible une âme aussi exquise et aussi délicate? La tendresse de certains passages de Don Juan avait caressé son âme de si délicieuses émotions, que parfois elle se demandait le soir, dans le recueillement de la prière, si ce n'était point pécher que d'éprouver une si vive jouissance à entendre ces pures harmonies. Le major, aux lumières théologiques duquel elle avait recours en ces circonstances, dont l'âme était d'ailleurs si pieuse et si noble, lui disait que, pour sa part, ce bonheur intérieur, qui lui venait des chefs-d'œuvre de l'art ou de la nature, ne pouvait que lui inspirer de la reconnaissance envers Dieu; et que, pour lui, le plaisir d'écouter de la belle musique ressemblait à celui qu'il éprouvait en contemplant les étoiles du ciel ou la végétation de la terre.
Nous prenons plaisir à nous arrêter à cette période de la vie d'Amélia, parce que ce fut pour elle une époque de joie pure et sans mélange. On a pu remarquer jusqu'ici que les nobles inspirations de son intelligence ont toujours été étouffées par le délaissement et le dédain, comme c'est, hélas! le sort d'une femme ici-bas; car chacune des personnes de ce sexe aimable trouvant une rivale dans toutes ses semblables, est sûre d'avance de voir traiter, avec un charitable empressement, sa réserve de gaucherie, sa candeur de sottise; et ce silence, qui n'est qu'une protestation timide contre la malveillance de ceux qui tiennent le monde à leur discrétion, est loin de trouver grâce devant le tribunal de l'inquisition féminine.
Telle avait été à peu près jusqu'alors la société de cette pauvre et chère Emmy, qui enfin se trouvait placée en compagnie d'un galant homme. Or, c'est là une espèce plus rare qu'on ne pense, dans la société, où l'on trouve beaucoup de petits maîtres qui ont des habits de la dernière coupe, mais peu de gens qui savent unir la bonté à la générosité des sentiments, et poussent l'ignorance des petites intrigues jusqu'à la simplicité. Pour moi, si j'avais à faire une liste des gens de cette espèce, elle serait bientôt terminée. Toutefois, je mettrais d'abord en tête notre cher ami le major. Ses jambes sont démesurées, sa figure est jaune, ses lèvres minces, ce qui au premier abord forme un ensemble assez ridicule, c'est vrai; mais il a l'esprit juste, le cœur bon, une vie irréprochable, une âme tout à la fois candide et dévouée. Sa tournure avait plus d'une fois prêté matière aux railleries des deux George, et il en était peut-être bien résulté quelque doute et quelque incertitude dans l'esprit de la petite Emmy sur la valeur et les mérites du major. Mais qui de nous n'a pas aussi ses heures de méprise? qui de nous n'a pas maintes fois changé d'opinion sur son héros? Emmy, dans ces jours de bonheur qu'elle goûtait maintenant, sentit ses idées se modifier singulièrement sur le compte du major.
Ce temps fut peut-être le plus heureux de la vie d'Emmy. Toutefois, qui de nous peut se faire une juste idée de son bonheur? qui de nous peut s'arrêter et dire: «Je suis maintenant au comble de mes vœux; je touche au faîte des félicités humaines?» Quoi qu'il en soit, chacun de nos deux voyageurs goûtait, dans cette tournée d'été, une joie aussi complète qu'aucun des couples qui, cette année, étaient partis de l'Angleterre. Georgy ne les quittait point; mais c'était le major qui portait le châle d'Emmy, qui prenait soin de ses affaires, dans leurs excursions vagabondes, pendant que notre jeune espiègle courait toujours en avant et grimpait sur les arbres ou les ruines des vieux châteaux. Nos deux paisibles touristes s'asseyaient sur l'herbe, et le major fumait son cigare avec un sang-froid imperturbable, tandis qu'Emmy dessinait un paysage ou de vieilles ruines. Ce fut pendant ce voyage que l'auteur de la présente histoire eut l'avantage de faire la connaissance de ses héros.
On était alors dans la charmante petite capitale du grand-duché de Poupernicle, la même ville où sir Pitt Crawley avait rempli avec tant de distinction l'office d'attaché.
Le major et sa société étaient descendus avec les domestiques à l'hôtel des Princes, le meilleur de toute la ville, et le soir, les voyageurs dînèrent à la table d'hôte. Tout le monde remarqua l'air majestueux et grave que Jos mettait à sabler ou plutôt à déguster le johannisberg qu'il avait demandé. On put aussi constater que l'enfant était doué d'un excellent appétit, et qu'il engloutissait bœuf grillé, côtelettes, salades, puddings, volailles rôties et plats sucrés avec une résolution qui faisait honneur aux mâchoires de son pays. Après avoir ainsi tenu bon devant une quinzaine de plats, il ferma la marche par l'absorption de quelques friandises, en ayant soin par prévoyance de remplir en même temps ses poches. Plusieurs des convives charmés de ses manières ouvertes et aimables l'aidèrent eux-mêmes à dévaliser les assiettes de macarons qu'il grignota en se rendant au théâtre où tous les bons et flegmatiques allemands allaient ponctuellement passer leur soirée. Sa mère, toujours en grand deuil, riait et rougissait à la fois des espiègleries de son fils pendant le dîner, sans en paraître la moins du monde fâchée. Le colonel, car notre ami Dobbin avait obtenu ce grade à peu près vers cette époque, le colonel raillait l'enfant avec le plus grand sérieux du monde et lui présentait tous les plats auxquels il n'avait point touché, en le suppliant de ne point faire jeûner ainsi son estomac et lui offrant, même si besoin était, de faire venir un supplément.
Il y avait ce soir-là représentation par ordre au théâtre grand-ducal de la cour de Poupernicle. Mme Schroeder Devrient, alors dans l'éclat de la beauté et du talent, remplissait le rôle principal dans le merveilleux opéra de Fidelio. De nos stalles d'orchestre, il nous était facile d'apercevoir nos quatre compagnons de la table d'hôte, remplissant la loge que le propriétaire de l'hôtel des Princes tenait à la disposition de ses plus riches visiteurs. Je ne pus m'empêcher de remarquer l'effet que produisirent sur mistress Osborne ces notes harmonieuses et pures auxquelles venait se joindre tout le pathétique que déployait l'actrice dans son jeu. La figure de M. Osborne brillait d'une telle expression d'admiration et de bonheur, que le petit Fripps, attaché d'ambassade, à la voix grasseyante et aux prétentions d'homme blasé, ne put s'empêcher de s'écrier:
«Vai Dieu, cela fait plaisi de voâ une femme dans de paeils tanspots d'essaltation!»
Le lendemain on donnait une pièce de Beethoven: die Schlacht bei Vittoria (la bataille de Vittoria). Au lever du rideau, Marlborough s'avance au milieu d'un morceau d'ensemble de tous les instruments; c'est une confusion du bruit des tambours, des notes aiguës des trompettes, du roulement de l'artillerie et des cris des mourants, qui se termine par le chant national et triomphateur du God save the King.
Il se trouvait environ une vingtaine d'Anglais dans la salle, qui, dès les premières notes de cette musique si connue et si chère, éclatèrent en applaudissements redoublés. Les jeunes gens de l'orchestre, sir John et lady Bullminster, qui étaient venus s'établir à Poupernicle pour y suivre l'éducation de leurs neuf enfants; le gros monsieur à moustaches, le major en culotte blanche, l'enfant pour lequel il se montrait si bienveillant, la dame en noir, et jusqu'à Kirch lui-même, se levèrent électrisés par l'air national, comme pour protester de leur entier dévouement à leur chère patrie. Quant à Tapeworm, le secrétaire de l'ambassade, il monta sur son banc et se mit à saluer de tous côtés, comme si en lui se fût trouvée la personnification de tout le Royaume-Uni. Tapeworm était le neveu et l'héritier du vieux maréchal Tiptoff, dont le nom a été déjà prononcé dans cette histoire, quelque temps avant la bataille de Waterloo. Il était alors colonel du ***e, où le major Dobbin servait en qualité de capitaine, et il mourut la même année des suites de ses blessures et d'une indigestion d'œufs de pluvier. C'était ainsi que le colonel sir Michel O'Dowd, chevalier du Bain, avait été, par une faveur toute spéciale de Sa Majesté, mis à la tête dudit régiment, qui, sous sa conduite, s'était couvert d'éclat en maintes circonstances.
Tapeworm s'était rencontré avec le colonel Dobbin chez son oncle le maréchal, et il le reconnut ce soir-là au théâtre. Avec une affabilité des plus touchantes, le ministre quitta sa loge, et alla publiquement donner une poignée de main à l'ancien ami qu'il venait de retrouver.
«Bon, voilà cet enragé Tapeworm qui va promener ses gants jaunes auprès de cette jolie femme des premières, murmura Fripps entre les dents tout en suivant les mouvements de son supérieur. Il suffit qu'il y ait une jolie femme quelque part pour qu'on soit sûr de l'y voir fourrer son nez.»
Mais, en vérité, à quoi serviraient les diplomates si ce n'était à cela?
«N'est-ce pas à mistress Dobbin que j'ai l'honneur de parler? demanda le secrétaire avec sa plus gracieuse grimace.
—Ah! la bonne charge!» s'écria Georgy en étouffant de rire.
La rougeur monta au front d'Emmy et à celui du major. Que notre lecteur n'oublie pas que nous nous trouvions aux stalles, d'où il nous était facile de suivre leurs moindres mouvements.
«Voici mistress George Osborne, répondit le major, et voici son frère M. Sedley, un des fonctionnaires les plus distingués qui soient au service de la compagnie du Bengale; permettez-moi de le présenter à Votre Seigneurie.»
Milord fit un sourire si agréable, que Jos, transporté d'aise, se sentit presque faiblir sous lui.
«Vous proposez-vous de passer quelque temps dans la principauté de Poupernicle? demanda-t-il. L'existence y est un peu monotone; il nous faudrait de la société. Nous ferons, du reste, tout au monde pour vous rendre ce petit réduit agréable. Ah! monsieur, ah!... madame, j'aurai l'honneur d'aller demain à votre hôtel vous présenter mes civilités.»
En même temps il se retira en lançant un sourire et un regard semblables à la flèche que le Parthe décoche dans sa fuite, et il croyait qu'il n'en avait pas besoin de plus pour mettre mistress Osborne à sa discrétion.
La pièce terminée, les jeunes gens se mirent à parcourir les couloirs pour jeter un dernier coup d'œil aux dames, qui se disposaient à se retirer. La duchesse douairière partit dans une vieille calèche toute disloquée sur ses essieux; elle était escortée de deux vieilles demoiselles d'honneur toutes ridées; un vieux gentilhomme au bout du nez duquel se formaient des stalactites de tabac, l'attendait dans le vestibule avec un maintien des plus respectueux; il avait une culotte brune, un gilet vert, et la poitrine chamarrée de décorations parmi lesquelles l'étoile et le grand cordon jaune de l'ordre de Saint-Michel de Poupernicle attiraient surtout les regards. Les tambours battirent aux champs, la garde porta les armes, et la voiture s'éloigna.
Vint ensuite le duc et la famille du duc avec les grands officiers d'État et les hauts fonctionnaires de sa maison. Il salua tout le monde d'un air fort majestueux; tandis que la garde lui portait les armes, ses laquais en livrée écarlate et armés de torches allumées prirent les devants, et ses voitures regagnèrent le vieux château ducal dont les tourelles et les créneaux dominaient la ville. À Poupernicle tout le monde se connaît; aussi, dès qu'une figure étrangère se montre dans le pays, le ministre des relations extérieures ou un autre fonctionnaire de moindre importance se transporte à l'hôtel des Princes pour y prendre les noms des nouveaux venus.
De notre poste d'observation, nous continuâmes à assister au défilé du théâtre. Tapeworm venait de sortir enveloppé de son manteau, qu'un chasseur gigantesque était chargé de lui tenir tout prêt partout où il allait, ce qui donnait au secrétaire une véritable tournure de Don Juan. La femme du premier ministre était montée pendant ce temps dans sa chaise à porteurs, et sa fille, la charmante Ida, venait de mettre son châle et ses claques. Nous vîmes ensuite le major qui prenait le plus grand soin à bien envelopper mistress Osborne dans son châle. M. Sedley avait un air fort imposant sous son tricorne galonné et avec sa main à demi cachée dans un immense gilet blanc qui couvrait sa poitrine.
La voiture que M. Kirsch avait eu la prévoyance d'aller chercher reconduisit la petite société à l'hôtel. Jos préféra s'en aller à pied pour fumer en chemin son cigare; les trois autres personnes partirent donc sans M. Sedley. Kirsch suivit son maître en portant l'étui à cigares.
Comme notre intention était aussi de rentrer à pied, nous primes le parti d'accoster maître Jos, nous nous mimes à causer des agréments très-réels que la localité offrait aux Anglais. On y chassait, on s'y promenait, on y dansait, car cette cour hospitalière avait pris le soin de réunir dans sa petite enceinte tous les plaisirs qui pouvaient attirer et retenir les étrangers. La société était des plus choisies, le théâtre excellent, et on y vivait à bon marché.
«Notre ministre plénipotentiaire m'a fait l'effet d'un homme fort accueillant et très-affable, nous dit notre nouvel ami; avec un résident comme lui et un bon médecin, ce séjour doit être des plus agréables. Bien le bon soir, messieurs, je vous souhaite.»
Et là-dessus maître Jos regagna sa chambre en faisant craquer ses bottes sur les marches de l'escalier. Kirsch l'escortait tenant à la main son flambeau. Et nous nous livrâmes au sommeil avec l'espoir que cette jolie femme consentirait à passer quelque temps dans la principauté de Poupernicle.
CHAPITRE XXXI.
Où nous nous retrouvons avec une vieille connaissance.
L'excessive politesse de lord Tapeworm produisit sur l'esprit de M. Jos la plus favorable impression, et le lendemain matin, à déjeuner, il déclara qu'à son avis Poupernicle était bien le plus charmant pays du monde. Il était toujours très-facile de saisir les finesses de Jos, et Dobbin riait en lui-même en entendant le digne fonctionnaire parler sur le ton d'un homme qui s'y connaît, du château de Tapeworm et du lignage de cette noble famille. Dobbin eut par là la preuve que son digne compagnon s'était levé de grand matin afin de consulter le Dictionnaire de la Pairie, qu'il ne quittait jamais, pas même en voyage. Jos, à ce qu'il disait, affirmait avoir déjà vu le très-honorable comte de Bagwig, le père de sa seigneurie..., à la cour.... au petit lever...; il en appelait aux souvenirs de Dob.
Le diplomate, fidèle à sa promesse, étant venu visiter nos voyageurs, et ayant fait à Jos de grands saluts et de profondes révérences, ce dernier se sentit dès lors tout porté pour lui.
Dès l'arrivée de son excellence, Jos jeta un coup d'œil à Kirsch qui, prévenu à l'avance, alla disposer une petite collation de viandes froides, de gelées et autres friandises, à laquelle le noble visiteur fut obligé de prendre part pour mettre un terme aux obsessions de Jos.
Tapeworm ne laissait échapper aucune occasion de témoigner son admiration pour les beaux yeux de mistress Osborne, dont la fraîcheur et la beauté semblaient gagner chaque jour un nouvel éclat; aussi paraissait-il fort satisfait de toutes les invitations qui lui procuraient le moyen de venir passer quelques heures chez M. Sedley. Il lui adressa deux ou trois questions un peu gaillardes sur l'Inde et sur les jolies filles que l'on y rencontre; il demanda à Amélia si ce bel enfant qu'elle avait avec elle était le sien, et il étonna grandement la petite femme en la complimentant de la sensation qu'elle avait produite au théâtre; enfin il acheva la conquête de Dobbin en lui parlant des exploits en Belgique, du contingent de Poupernicle, commandé par le prince héréditaire, maintenant duc de Poupernicle.
La galanterie était, chez les Tapeworm, une vertu de famille; aussi, leur digne représentant se persuadait-il que toutes les femmes sur lesquelles il daignait laisser tomber un regard devenaient aussitôt amoureuses de lui. Il quitta Emmy bien convaincu qu'elle était désormais fascinée par la force de son esprit et de ses séductions, et il se hâta de rentrer chez lui pour lui écrire un poulet des mieux tournés. Emmy, à vrai dire, ne se sentait nullement gagnée par l'admiration; les grimaces, le babillage, le mouchoir parfumé, les bottes vernies et à haute tige de Tapeworm l'avaient d'abord étourdie, puis, enfin, lui avaient donné la migraine. Elle n'avait rien entendu à la moitié de ses beaux compliments. Avec le peu d'expérience qu'elle avait du monde, elle ignorait encore complétement ce que c'était qu'un homme à bonnes fortunes, et milord lui paraissait plus curieux encore qu'amusant. S'il n'excitait pas son admiration, il éveillait du moins sa surprise. Quant à Jos, il était plongé dans l'enchantement.
«Voilà un grand seigneur fort poli, disait-il. Voyez un peu jusqu'à quel point il pousse la prévenance! Sa seigneurie n'a-t-elle pas été jusqu'à m'offrir de m'envoyer son médecin. Kirsch, vous allez de ce pas porter nos cartes chez le comte de Schlüsselback, j'aurais, ainsi que le major, un véritable plaisir à aller lui faire ma cour le plus tôt possible. Kirsch, sortez mon uniforme, nos deux uniformes, nous les mettrons pour cette visite; c'est une marque de politesse à laquelle ne doit pas manquer un Anglais en voyage vis-à-vis du souverain dont il traverse les États, et des représentants de sa nation.
Le docteur de lord Tapeworm, M. Von Glauber, médecin ordinaire de son altesse le grand-duc, ne manqua pas de venir faire sa visite. Il n'eut pas de peine à persuader à Jos que les eaux minérales de Poupernicle et qu'un régime particulier auquel il offrait de le mettre ne pouvaient manquer de rendre au fonctionnaire du Bengale la vigueur et les roses de la jeunesse.
«Il est arifé ici, lui dit-il, l'an ternier, le chénéral Bulkeley, un chénéral anclais teux fois cros comme fou. Eh pien! monsieu, au pou de troa moa, che l'ai renfoyé tout à fait maigre, et au pou de teux mois, il afé pu tanser afec la paronne de Glauber.»
Il n'y avait plus à hésiter, les sources, le docteur, la cour, le chargé d'affaires parlaient à son esprit avec une éloquence irrésistible. Il résolut, en conséquence, de passer l'automne dans cette délicieuse résidence. Fidèle à sa parole, le chargé d'affaires présenta Jos et le major à Victor Aurélius XVII. Ce fut le comte de Schlüsselback, maréchal du palais, qui les introduisit à l'audience du souverain.
Bientôt ils reçurent une invitation à dîner à la cour, et lorsqu'ils eurent annoncé leur intention de s'arrêter dans cette ville, les dames les plus huppées de l'endroit allèrent rendre visite à mistress Osborne, et comme chacune de ces dames, quelque pauvre qu'elle pût être, était pour le moins baronne, l'excellent Jos ne se sentait pas d'aise. Il écrivit à un de ses amis du club qu'on savait en Allemagne traiter avec les plus justes égards l'importante Compagnie des Indes; qu'il allait apprendre à son ami le comte de Schlüsselback la manière indienne de chasser le sanglier, et qu'enfin ses augustes amis le duc et la duchesse étaient tout ce qu'il y avait de plus aimable et de plus poli au monde.
Emmy fut également présentée à cette auguste famille, et comme le deuil est contraire à l'étiquette de cour, elle se rendit au palais avec une robe en crêpe rose, une garniture de diamants au corsage et donnant le bras à son frère. La toilette lui allait si bien, que le duc et sa cour ne se lassèrent point de l'admirer. Nous ne parlons point de Dobbin, qui n'avait presque jamais vu Amélia en toilette de bal; aussi jurait-il alors qu'on ne lui aurait pas donné plus de vingt-cinq ans.
Elle dansa une polonaise avec le major Dobbin, tandis que M. Jos avait l'honneur d'être le cavalier de la comtesse de Schlüsselback, vieille dame qui portait une touffe de plumes sur le chignon, mais qui comptait seize quartiers de noblesse et des alliances avec presque toutes les maisons royales de l'Allemagne.
Poupernicle est situé au fond d'une heureuse vallée, baignée par les eaux fertilisantes de la Rump, qui s'y déroule en mille replis tortueux avant d'aller se jeter dans le Rhin, à un endroit que je ne puis indiquer, faute d'avoir la carte sous les yeux. Dans certains points la rivière est assez forte pour supporter un bac, et dans d'autres pour faire tourner un moulin. Dans Poupernicle même, le grand et fameux Victor Aurélius XIV a construit un pont magnifique, sur lequel s'élève sa statue, entourée de naïades, qui portent les emblèmes de la victoire, des cornes d'abondance et le rameau d'olivier. Il a le pied sur la tête d'un Turc prosterné devant lui. Le prince fait aux passants un gracieux sourire et désigne de son glaive la place Aurélius, où il avait commencé à édifier un nouveau palais, qui eût été la merveille de son siècle, si ce prince magnanime avait eu l'argent nécessaire pour le terminer. Mais il ne put être achevé faute d'argent comptant. Le parc et le jardin, tombés désormais dans un état de dépérissement déplorable, pourraient contenir dix cours et dix souverains comme ceux que possède Poupernicle.
Les jardins renferment des terrasses et des bassins allégoriques pour le moins dignes de ceux de Versailles et qui exciteraient l'admiration des étrangers, s'ils n'étaient en réparation continuelle pour les conduits.
Le gouvernement est despotique, pour le plus grand bien des sujets, mais tempéré par une chambre élective ou non à volonté. Pendant tout le temps de mon séjour à Poupernicle, je n'ai point entendu dire qu'elle se fût réunie. L'armée se composait d'un fort bel état-major, mais d'un très-petit nombre de soldats; pour la cavalerie, on compte environ trois ou quatre cavaliers qui font le service des dépêches; chacun d'eux a un uniforme différent pour représenter les différents corps.
La noblesse se visite régulièrement. Chaque marquise, comtesse ou baronne a son jour de réception; ce qui fait que la semaine se trouve toute remplie pour le mortel fortuné qui jouit des grandes et petites entrées dans la haute société de Poupernicle.
Malgré son peu d'étendue, la capitale de ce petit royaume a été cependant le théâtre des querelles les plus vives. La politique fait rage à Poupernicle, et les partis y sont très-ardents. Deux factions y règnent: l'une tenant pour mistress Strumpff et l'autre pour mistress Lederburg. L'une est soutenue par le ministre anglais, l'autre par le chargé d'affaires français, M. de Macabau. Du moment où notre ministre plénipotentiaire se déclarait pour mistress Strumpff, de beaucoup la meilleure chanteuse, car elle compte trois notes de plus dans la voix, il n'en fallait pas davantage pour que le ministre français se jetât dans l'autre parti et se montrât toujours en opposition avec notre envoyé.
Tout le monde dans la ville était obligé de se ranger de l'un ou de l'autre côté.
Nous avions pour nous le ministre de la maison du grand-duc, son premier écuyer, son secrétaire particulier et le précepteur du jeune prince. Le parti français se recrutait du ministre des affaires étrangères, de la femme du général en chef qui avait servi sous Napoléon, du maréchal du palais et de sa femme, qui, enchantée de suivre les modes de Paris, avait toute espèce de renseignements à ce sujet par l'entremise du courrier d'ambassade de M. de Macabau. Le secrétaire de chancellerie était un petit de Grignac malin comme Satan, et qui avait dessiné la caricature de Tapeworm sur tous les albums de la localité.
Leur quartier général et leur table d'hôte étaient à l'hôtel de l'Éléphant, qui, avec celui des Princes, composait tout ce que Poupernicle avait d'établissements en ce genre. Tout en observant en public les plus strictes convenances, ces messieurs n'avaient garde, cependant, de s'épargner les épigrammes les plus mordantes. Tels on voit des lutteurs se couvrir de meurtrissures et de plaies sans que jamais l'expression de leur figure trahisse la souffrance physique.
Tapeworm et Macabau ne manquaient jamais d'assaisonner les dépêches qu'ils adressaient à leur gouvernement, d'attaques ou de récriminations contre un odieux rival. Notre résident, par exemple, écrivait à son gouvernement les lignes suivantes:
«L'intérêt de la Grande-Bretagne, dans ce pays comme dans le reste de l'Allemagne, restera compromis aussi longtemps que l'envoyé français qui se trouve ici sera maintenu à son poste. C'est un homme infâme, abominable, qui ne recule devant aucune scélératesse, et commettrait tous les crimes pour arriver à ses fins. Par de perfides insinuations, il cherche à pervertir l'esprit de la cour à l'égard des ministres de la Grande-Bretagne; il s'efforce de présenter la conduite de notre gouvernement sous le jour le plus atroce et le plus odieux, et il est malheureusement approuvé par un ministre dont l'ignorance est aussi notoire que son influence est fatale.»
Dans une autre correspondance on écrivait:
«M. de Tapeworm n'a rien rabattu de son arrogance britannique et de son système de dénigrement ridicule à l'égard de la plus grande nation de la terre. On l'a surpris l'autre jour à parler fort légèrement de la cour de France, et hier on l'a entendu accuser son altesse royale le duc d'Orléans, qui sait si bien ce qu'il doit à sa famille et surtout à lui-même, de conspirer contre le trône de notre auguste souverain. Il prodigue l'or à pleines mains, si par hasard ses menaces n'ont pas tout le succès qu'il en attend. À force de bassesses, il est parvenu à se faire un assez grand nombre de créatures à la cour. En résumé, Poupernicle ne peut espérer de repos, l'Allemagne de tranquillité; la France ne peut prétendre à un légitime respect et l'Europe à la satisfaction qui lui est due, tant qu'on n'aura point commencé par écraser cette bête venimeuse.»
Que le lecteur se figure plusieurs pages écrites ainsi dans le même style. En outre, lorsque de part ou d'autre on envoyait quelque dépêche confidentielle, le contenu ne manquait jamais d'en transpirer toujours au dehors.
La saison d'hiver était à peine commencée qu'Emmy avait déjà choisi un jour de réception et se distinguait par la manière aussi gracieuse que modeste dont elle faisait les honneurs de chez elle. Elle prit un maître de français qui lui fit compliment de la pureté de son accent et de la facilité qu'elle montrait à apprendre, ce qui s'expliquait du reste par l'étude particulière qu'elle avait faite de la grammaire dans le temps où elle s'essayait à donner des leçons à George. Mme Strumpff lui donnait des leçons de chant, et Emmy s'en acquittait d'une façon si agréable et d'une voix si douce, que le major, qui avait pris un appartement en face d'elle, laissait ses fenêtres ouvertes pour entendre la leçon. Les dames allemandes, si sentimentales et si simples dans leurs goûts, se prirent d'une belle passion pour elle, et se mirent à l'appeler leur chère amie. Ces détails paraîtront peut-être minutieux et vulgaires, mais nous nous faisons un devoir de les citer, parce qu'ils se rattachent à des temps heureux. Quant au major, il était devenu l'instituteur de George; il lisait avec lui les Commentaires de César, et lui faisait repasser les mathématiques, en supplément des leçons que lui donnait un maître particulier. Tous les soirs on allait se promener à cheval à côté de la voiture d'Emmy, trop timide pour se risquer de même, et toujours prête à pousser un cri au moindre mouvement de la monture de George. Elle causait dans un coin de la voiture avec quelque blonde Allemande, tandis que Jos faisait un somme dans l'encoignure voisine.
Jos fut atteint de sentiments fort tendres pour la comtesse Fanny de Butterbrod, douce et tendre créature dont les parchemins établissaient parfaitement les droits aux titres de chanoinesse et de comtesse, mais qui, pour tout revenu, ne possédait qu'une somme de 250 livres par an. Fanny disait, à qui voulait l'entendre, qu'elle demandait au ciel, comme le plus grand bonheur, de devenir la sœur d'Amélia.
Jos aurait pu, de cette façon, mettre sur les panneaux de sa voiture et sur son argenterie la couronne et l'écusson de la comtesse. Lorsqu'au milieu de tous ces projets, survinrent de grandes réjouissances à l'occasion du mariage du prince héréditaire de Poupernicle avec la princesse Amélie de Hombourg-Schlippen-Schloppen.
La splendeur de ces fêtes rappela les prodigalités du règne de Victor XIV. Les princes, les princesses et les grands personnages du voisinage furent invités à y prendre part. Les lits montèrent au prix fabuleux, à Poupernicle, de 3 francs par nuit, et l'armée eut peine à suffire à tous les postes d'honneur qu'il fallut établir aux portes des excellences et des altesses qui arrivaient de tous côtés. La princesse avait été épousée par procuration, à la résidence de son père, par le comte de Schlüsselback. Quantité de tabatières furent données à cette occasion, ainsi que je l'ai appris d'un joaillier de la cour, qui, après s'être chargé de les vendre, se chargea aussi de les racheter. On envoya la plaque de l'ordre de Saint-Michel de Poupernicle à tous les grands dignitaires de la cour de la demoiselle; tandis que les cordons et les croix de Ste-Catherine de Schlippen-Schloppen brillaient sur toutes les poitrines les plus considérables de Poupernicle. L'envoyé français reçut les deux décorations.
«Le voilà couvert de rubans comme un cheval de corbillard, disait Tapeworm, auquel, d'après les principes de son gouvernement, il était interdit de recevoir aucune décoration; à lui les cordons, mais à nous la victoire.»
Le fait est que le parti britannique triomphait. Le parti français avait proposé une princesse de la maison de Polztausend-Donnerwerter, et aussitôt le parti anglais s'était mis en campagne pour trouver une autre alliance.
Tout le monde fut convié à ces fêtes. Des guirlandes de fleurs et des arcs de triomphe furent disposés sur la route par laquelle devait arriver la jeune mariée. De la grande fontaine de la place Saint-Michel jaillissait un vin passablement aigre, tandis que celle de la place d'Armes versait des flots de bière. Les grandes eaux jouèrent aussi pour cette solennité; des mâts de cocagne furent dressés dans le parc et dans les jardins, et à leur sommet des montres, des couverts d'argent, et des saucisses entourées de rubans roses, provoquaient la convoitise des amateurs. Georgy, aux grands applaudissements des spectateurs, eut l'idée de grimper à l'un de ces mâts, puis ensuite il se laissa glisser avec la rapidité de l'éclair. Mais cette prouesse était uniquement pour la gloire, et il donna son saucisson à un paysan qui, ayant tenté l'ascension avant lui, se désolait au pied du mât de son peu de succès.
La chancellerie française comptait six lampions de plus que la légation britannique, mais la légation britannique avait un transparent sur lequel on voyait, à l'approche du jeune couple, la discorde prendre la fuite; la discorde ressemblait, traits pour traits, à l'ambassadeur français; la France eut donc le dessous, et il n'y a aucun doute pour nous que l'avancement du Tapeworm et la croix de chevalier du Bain n'aient été la récompense de cette manifestation éclatante.
Les étrangers arrivèrent en foule pour les fêtes, les Anglais ne manquèrent pas à l'appel. Il y eut des bals à la cour, bals dans tous les lieux publics; on installa même des tapis verts pour le trente et quarante et la roulette, mais seulement pour les huit jours que durèrent les fêtes.
Georgy, qui avait toujours les poches pleines d'écus, et dont les parents étaient invités aux fêtes de la cour, se rendit au bal de la Cité en compagnie de l'interprète de son oncle, M. Kirsch. Jusqu'alors il n'avait fait que passer dans la salle de jeu de Baden où, conduit par le bon Dobbin, il n'avait été autorisé qu'au simple rôle de spectateur. Georgy était donc enchanté de pouvoir se rendre sans contrôle et sans entraves dans les salons où croupiers et spectateurs agitaient sans rien voir le râteau fatal. Des femmes étaient aussi assises à la table de jeu, mais elles portaient des masques; c'était une licence accordée pendant ces temps de fête et de plaisir.
Une femme aux cheveux d'un blond clair, à la toilette fanée, et qui présentait, par sa couleur, un singulier contraste avec la fraîcheur qu'elle pouvait avoir eue autrefois, laissait apercevoir à travers son masque noir l'éclat étrange de ses yeux qui suivaient sur le tapis les vicissitudes du jeu, puis se reportaient sur une carte où elle marquait chaque coup avec une rigoureuse exactitude, à mesure que le croupier appelait un nombre ou une couleur; elle n'aventurait son argent que lorsque la sortie répétée du rouge ou du noir lui faisait espérer le gain. Sa vue produisait sur ceux qui l'entouraient une singulière sensation.
Mais, en dépit de tant de soin et d'attention, le sort s'était décidé contre elle, et son dernier florin venait de disparaître sous le râteau du croupier. Au moment où celui-ci proclamait, de sa voix inexorable, la couleur et le nombre gagnants, elle poussa un soupir, haussa de blanches épaules qui déjà s'aventuraient peut-être hors de sa robe avec trop de complaisance, puis elle piqua son épingle sur sa carte et la perça à plusieurs reprises avec une sorte d'impatience fiévreuse. À ce moment elle aperçut, en levant les yeux, l'honnête figure de George, qui la contemplait d'un air tout ébahi. Que diable aussi ce petit drôle avait-il à faire dans ce repaire!
«Monsieur n'est pas joueur? demanda-t-elle en français à l'enfant, en lui jetant à travers les ouvertures de son masque le coup d'œil fascinateur de la bête féroce prête à s'abattre sur sa proie.
—Non, madame,» répondit l'enfant dans la même langue. Mais son accent ayant trahi son origine britannique, elle reprit avec une prononciation légèrement étrangère:
«N'auriez-vous donc jamais joué? En ce cas, rendez-moi un petit service.
—Et lequel?» fit Georgy en rougissant de nouveau.
M. Kirsch était alors tout absorbé dans une partie de rouge et noire, et ne faisait nulle attention à ce que devenait son jeune maître.
«Jouez pour moi, je vous prie, et placez cette pièce sur un numéro, le premier qui vous passera par la tête.»
En même temps elle tirait une bourse de sa poche, y puisait une pièce d'or, la seule qui lui restât, et la mettait dans la main de l'enfant. Celui-ci fit en riant ce qu'elle lui demandait. L'enfant gagna. Ce sont là des jeux de la fortune: aux innocents les mains pleines, dit le proverbe.
«Merci, lui fit-elle en attirant l'argent à elle; merci. Quel est votre nom?
—Je m'appelle Osborne.» répondit George.
En même temps il plongeait les mains dans ses poches, et se disposait à tenter la fortune à ses risques et périls, lorsque le major en uniforme et Jos en marquis firent leur entrée dans la salle; ils arrivaient du bal de la cour. D'autres personnes, trouvant que l'on s'ennuyait au château, avaient abandonné plus tôt qu'eux encore l'étiquette princière pour les plaisirs bourgeois. Quant au major et à Jos, il est probable qu'en rentrant chez eux, et en ne trouvant point le petit bonhomme, ils s'étaient aussitôt émus de son absence et avaient été à sa recherche. Le major alla droit à Georgy, le prit par le bras, et le tira brusquement à lui au moment où, sous l'empire de la tentation, l'enfant étendait déjà la main sur le tapis vert; ensuite, en regardant autour de lui, il aperçut Kirsch occupé, à une autre table, de la manière que nous avons dite. Il se dirigea vers lui, et lui demanda comment il avait osé conduire M. George dans un pareil endroit.
«Laissez-moi tranquille, dit M. Kirsch sous la double excitation du jeu et du vin; il faut s'amuser, parbleu! et d'ailleurs je ne suis pas au service de monsieur.»
En voyant dans quel état maître Kirsch se trouvait, le major jugea qu'il était inutile de discuter avec lui, et il se contenta d'emmener George, après avoir demandé à Jos s'il voulait rentrer. Jos s'était mis à côté de la dame masquée, à qui la veine semblait être revenue, et qui commençait à gagner. Jos paraissait prendre un très-vif intérêt à son jeu.
«Allons, Jos, dit le major, je vous engage à rentrer avec George et moi, c'est ce que vous avez de mieux à faire.
—Tout à l'heure, dit Jos, je rentrerai avec ce drôle,» continua-t-il en désignant maître Kirsch.
Les égards que l'on doit à de jeunes oreilles épargnèrent à Jos une remontrance de Dobbin, et le major partit seul avec George, laissant son ami dans le salon de jeu.
«Avez-vous joué? demanda le major à Georgy, dès qu'ils furent hors de la salle.
—Donnez-moi votre parole d'honneur que vous ne jouerez de votre vie.
—Et pourquoi, s'il vous plaît? cela m'a l'air fort amusant.»
Le major lui exposa alors, avec toute l'énergie d'une profonde conviction, les motifs qui l'engageaient à lui tenir ce langage. Si, par une réserve des plus louables, le major ne s'était imposé le devoir d'écarter avec soin tout ce qui pouvait porter atteinte à la mémoire d'un ami, il aurait pu citer à Georgy les funestes résultats du jeu pour son père. Lorsqu'il fut rentré à son hôtel, le major vit s'éteindre la lumière qui se trouvait dans la petite chambre voisine d'Amélia, et peu après, celle qui se trouvait dans la chambre d'Amélia s'évanouit également, et tout rentra dans l'obscurité la plus profonde. On voit que le major était bon observateur de ce qui se passait autour de lui.
Mais revenons à Jos, qui s'était approché de la table de jeu, et derrière une haie de pointeurs considérait les vicissitudes du tapis vert. Il n'était pas joueur, mais il ne dédaignait pas les émotions que de temps à autre pouvait lui procurer ce genre de distraction. Au fond des poches du gilet dont il venait d'étaler les magnificences à la cour se trouvaient quelques napoléons. Étendant le bras par-dessus les jolies épaules de la joueuse masquée qu'il avait devant lui, il jeta une pièce d'or et gagna. Elle fit aussitôt un petit mouvement pour lui ménager une place à côté d'elle, et ramenant les plis bouffants de sa robe elle dégagea la chaise la plus voisine.
«Venez, lui dit-elle, vous me porterez bonheur.»
Elle prononça ces paroles avec un accent étranger fort différent de cette pureté de langage avec laquelle elle avait à plusieurs reprises remercié le petit Georgy du coup qu'il avait tenté en sa faveur. Le gras et majestueux Joseph jeta un coup d'œil autour de lui pour s'assurer qu'il n'était observé de personne, puis après cet examen préalable, il s'assit auprès de la belle inconnue et lui dit à demi-voix.
«En vérité, par mon âme, je suis très-bien comme cela.... J'ai beaucoup de chance, allez; et je vais vous porter bonheur.» Puis il se confondit en une suite de compliments non moins embrouillés.
«Jouez-vous gros jeu? demanda la dame masquée.
—Je vais risquer un ou deux napoléons, fit Jos avec un air magnifique en jetant sur le tapis sa pièce d'or.
—Oui, vous pouvez jouer un napoléon comme un autre jouerait un shilling,» continua le masque avec un tel aplomb que Jos le regarda tout effaré; le masque poursuivit avec un accent français qui émouvait le cœur: «Oh! je le sais, vous ne jouez pas pour gagner non plus que moi. Je joue pour m'étourdir, pour oublier, mais je n'en puis venir à bout. Le temps passé, monsieur, ne peut plus s'effacer de mon cœur. Votre petit neveu est le portrait vivant de son père, et vous.... vous n'êtes point changé.... mais si, car tout le monde change ici-bas, tout le monde oublie. Tous les cœurs....
—Mon Dieu, à qui ai-je l'honneur de parler, murmura Jos, ne sachant plus où il en était.
—Comment, vous ne devinez pas, Joseph Sedley, dit cette femme d'une voix mélancolique, en enlevant son masque et tenant un moment son interlocuteur sous la fixité de son regard. Vous aussi vous m'avez oubliée!
—Juste ciel! Mistress Crawley, s'écria Jos sans pouvoir revenir de sa surprise.
—Oui, Rebecca,» dit cette femme en lui prenant la main.
Et tout en le tenant ainsi sous son regard fascinateur, elle n'avait point cependant cessé de suivre les retours du jeu.
«Je suis à l'hôtel de l'Éléphant, continua-t-elle. Demandez madame Rawdon. J'ai aperçu aujourd'hui cette chère Amélia, elle est bien jolie et paraît bien heureuse; et vous aussi, M. Jos. Hélas! mon cher monsieur Sedley, la douleur et le chagrin ne sont plus désormais que pour moi seule.»
En même temps elle poussa son argent du rouge au noir comme par un mouvement machinal, tout en faisant semblant d'essuyer ses yeux avec un mouchoir de poche garni d'une dentelle en lambeaux.
Le rouge passa de nouveau, et elle perdit tout par ce dernier coup.
«Partons, dit-elle, et donnez-moi votre bras jusqu'à mon hôtel. Ne sommes-nous pas de vieux amis, mon cher M. Sedley?»
M. Kirsch qui, de son côté, avait perdu tout l'argent qu'il avait sur lui, suivit de loin son maître aux clartés argentées de la lune, dont la splendeur éclipsait les derniers reflets des illuminations mourantes.
CHAPITRE XXXII.
À l'aventure.
Par un motif dont on nous saura gré, nous sommes obligé de jeter le voile sur une certaine partie de l'existence de mistress Rebecca Crawley. C'est une de ces concessions qu'il convient de faire à ce monde moral qui, sans déclarer une guerre acharnée au vice, éprouve cependant une répugnance insurmontable à l'entendre appeler par son nom. Dans la Foire aux Vanités il est des choses qui se font tous les jours, que personne n'ignore, et dont cependant on ne parle jamais, à la mode de ces sectateurs d'Arhiman, qui veulent bien adorer le diable, mais à la condition de n'en jamais prononcer le nom. Un public délicat et poli ne pourra souffrir qu'on lui présente une description du vice dans sa laideur native, tout comme une Américaine ou une Anglaise aux principes sévères et inflexibles se récriera toutes les fois que le mot culotte viendra blesser ses chastes et candides oreilles; et cependant, madame, vous voyez chaque jour ce vêtement si indispensable se promener dans nos villes, sans que votre vue en soit autrement offusquée. Si l'on en était réduit à rougir toutes les fois qu'on le voit passer, il faudrait en ce cas disposer d'une terrible provision de pudeur. Mais heureusement votre modestie ne s'alarme, votre pudeur ne se croit outragée que lorsque ce nom est prononcé devant vous.
L'écrivain du présent récit, désirant donner la preuve de sa déférence aux susceptibilités du l'usage, ne fera voir la dépravation que sous son jour léger, coquet, aimable et séduisant, de manière à ne blesser la délicatesse de personne. Aucun de nos lecteurs ne pourrait jusqu'ici accuser Becky, qui certainement n'est pas un dragon de vertu, d'avoir froissé en rien la bienséance dans ses formes extérieures, et l'écrivain prie ses lecteurs de lui dire si jamais une seule fois il lui est arrivé de manquer aux convenances, et si dans la description de cette syrène à la voix enchanteresse, aux sourires trompeurs, aux irrésistibles séductions, aux artifices pleins de grâce et de coquetterie, nous avons fait paraître à la surface de l'eau les écailles hideuses du monstre? Non, non; jamais. C'est aux gens avides de pareils spectacles de plonger leurs regards dans la transparence de l'onde pour contempler à leur aise les contorsions et les replis de cette queue visqueuse et gluante qui s'enroule autour des os broyés et des cadavres palpitants de ses victimes. Mais a-t-on jamais vu paraître à la clarté du jour rien qui puisse blesser les lois les plus sévères de la décence, du goût, des bonnes mœurs? Le Tartufe le plus cafard de la Foire aux Vanités a-t-il jamais eu le droit de crier au scandale? Quoi! la syrène disparut et se plonge dans l'élément liquide pour aller se repaître de cadavres, l'eau s'agite alors et se trouble sans que l'œil le plus curieux parvienne malgré de vains efforts, à distinguer les mystères que cache cette fange. C'est bien assez de contempler ces créatures redoutables lorsque sur leur rocher elles s'accompagnent de leurs instruments et attirent par un chant qui doit donner la mort. Mais lorsqu'elles s'enfoncent et plongent dans l'élément qui les a vues naître, croyez-moi, il n'est pas bon d'examiner leurs évolutions sous-marines et d'assister à ces horribles festins, où ces anthropophages se repaissent de chair humaine et de membres en lambeaux. De même Becky a disparu à nos regards pour quelque temps. À merveille, et nous ne perdons pas grand'chose à n'avoir pas à parler de ses faits et gestes pendant cette période.
Si nous donnions le compte exact de sa vie pendant les deux années qui suivirent la catastrophe de Curzon-Street, peut-être certaines personnes auraient-elles le droit de nous accuser de manquer à la bienséance, car Becky encourut, pendant ce temps, les reproches que méritent presque toutes les personnes qui sacrifient à de vains plaisirs les nobles inspirations du cœur et du devoir, reproches encore plus légitimes lorsque cette personne est une femme dans laquelle on ne trouve ni foi, ni tendresse, ni principes. Pour ma part, je penche à croire que mistress Becky, inaccessible aux remords, se trouva pour un temps en proie à un sombre désespoir, et, prenant en quelque sorte sa personne en dégoût, n'eut plus aucun souci de sa réputation.
Ce n'est jamais du premier bond que l'on arrive au dernier degré de l'infamie et de la dégradation; mais on y descend par une pente insensible en dépit de tous les efforts pour se retenir. C'est l'histoire du naufragé qui, cramponné longtemps à un débris du navire comme à une dernière chance de salut, sent peu à peu ses forces l'abandonner et finit par lâcher tout et se laisse aller au fond de l'abîme qui se referme sur lui.
Becky errait à l'aventure dans la ville de Londres, tandis que son mari prenait toutes ses dispositions pour se rendre au poste qui venait de lui être désigné; elle fit, comme on n'en peut douter, plus d'une tentative pour revoir son beau frère et réchauffer des sentiments auxquels elle s'était, en quelque sorte, acquis des droits réels auprès de lui. Un jour où sir Pitt, en compagnie de M. Wenham, se rendait à la chambre des communes, ce dernier découvrit mistress Rawdon qui, cachée sous un voile noir, faisait le guet aux abords du Palais législatif. Elle s'esquiva comme une couleuvre quand ses yeux rencontrèrent ceux de M. Wenham; ses projets échouèrent donc en ce qui concernait le baronnet.
Peut-être aussi lady Jane y était-elle bien pour quelque chose. On nous a raconté que son mari fut tout étonné de l'énergique vigueur qu'elle déploya en cette occurrence et de la résolution avec laquelle elle se déclara contre mistress Becky. Elle engagea spontanément Rawdon à venir demeurer à Gaunt-Street jusqu'à son départ pour Coventry-Island. Dans son opinion, un pareil hôte ne pouvait manquer d'écarter Becky de sa porte. Toutes les adresses des lettres qui arrivaient pour son mari passaient rigoureusement par son inspection, dans la crainte que sa belle-sœur ne fût en correspondance avec sir Pitt. Mais pour écrire, il aurait fallu à Becky cette présence d'esprit que nous lui avons connue jadis. Or elle ne fit aucune tentative pour voir Pitt ou lui écrire chez lui, et obtempéra à ses désirs en ne lui faisant remettre de correspondance touchant ses débats matrimoniaux que par des gens d'affaire.
Le fait est que l'on n'avait rien négligé pour indisposer contre elle l'esprit de son beau-frère. Peu après l'arrivée de lord Steyne, Wenham avait eu une conférence avec le baronnet et lui avait communiqué sur mistress Becky des détails biographiques qui avaient fort étonné le député de Crawley-la-Reine. M. Wenham en savait long sur son compte; il n'ignorait ni ce qu'était son père, ni l'année où sa mère avait débuté à l'Opéra, ni les détails de la vie antérieure de Becky et de sa conduite pendant son mariage. Comme nous sommes persuadé que la plupart de ces récits étaient accrédités par la malveillance, nous ne voulons point nous en faire ici l'écho. Mais ce qu'il y a de certain, c'est que Becky avait singulièrement baissé dans l'estime de son noble parent, qui jadis la voyait avec des yeux fort prévenus en sa faveur.
Bien que les émoluments de gouverneur à Coventry-Island ne soient pas fort considérables, une partie fut mise de côté par son excellence pour servir à acquitter certaines dettes ou être placée en rentes viagères; les charges de cette position entraînaient d'ailleurs des dépenses considérables. Après avoir établi la balance de son budget, Rawdon constitua à sa femme une rente de trois cents livres sterling, qu'il s'engageait à lui faire tenir, à la condition expresse qu'il n'entendrait plus jamais parler d'elle. Autrement il se montrerait décidé à ne point reculer devant le scandale d'une séparation judiciaire. Mais, en somme, M. Wenham, lord Steyne, Rawdon lui-même, tout le monde enfin avait intérêt à étouffer cette malheureuse affaire et à faciliter à cette femme les moyens de sortir de la Grande-Bretagne.
Ce fut sans aucun doute le tracas des arrangements avec les hommes d'affaires qui empêcha mistress Rawdon de rien faire pour son fils, ou même d'aller le voir et lui dire adieu. L'enfant était sous le patronage immédiat de son oncle et de sa tante, qui avait réussi à entrer fort avant dans la confiance et la tendresse de leur neveu. Rebecca écrivit à l'enfant une lettre datée de Boulogne; elle l'y exhortait à bien travailler, et lui annonçait qu'elle allait visiter le continent, que là elle se proposait bien de lui écrire encore plus d'une fois; mais une année se passa sans qu'elle donnât aucun signe de vie, et elle ne se décida à écrire que lorsque le fils de sir Pitt, après une existence maladive, mourut enfin d'une complication de rougeole et de coqueluche. La mère de Rawdon écrivit alors à son cher fils une lettre des plus tendres; cette mort, en effet, le rendait héritier de Crawley-la-Reine, et son excellente tante, qui était déjà comme une mère pour Rawdon, reporta sur lui toute l'affection qu'elle éprouvait pour l'enfant qui venait de lui être enlevé si cruellement. Le petit Rawdon Crawley était maintenant un beau et grand garçon, et il rougit beaucoup à la réception de cette lettre.
«Ma tante Jane, lui dit-il, ma véritable mère, c'est vous, et.... non pas elle.»
Il n'en répondit pas moins par une lettre fort respectueuse à mistress Rebecca, qui se trouvait alors dans un hôtel de Florence. Mais n'anticipons point sur les événements.
Dans son premier vol, l'intéressante Becky n'avait pas été s'abattre bien loin. Après avoir traversé le détroit, elle s'était arrêtée à Boulogne, asile ouvert à toutes les innocentes créatures méconnues par d'injustes concitoyens; là, elle prit une femme de chambre et deux pièces dans un hôtel et mena une existence assez agréable en se faisant passer pour veuve. À la table d'hôte elle s'était acquis une réputation d'amabilité, et racontait à ses voisins des histoires sur son frère sir Pitt et sur les hauts personnages qu'elle connaissait à Londres. Elle avait cette parole élégante et facile dont l'effet est immanquable sur les gens d'un rang inférieur.
Au milieu de cette société de second ordre, elle passait pour une personne qu'il ne fallait point traiter comme tout le monde; elle invitait à venir prendre le thé dans sa chambre, et partageait tout comme les autres les innocentes distractions que cette localité offre à ses visiteurs, telles que les bains de mer, les courses en char à banc, les promenades sur la plage, les parties de spectacle. Mistress Burjoice, la femme de l'imprimeur, qui était venue se fixer à l'hôtel pour la saison d'été, et auprès de laquelle M. Burjoice se rendait très-exactement le samedi soir pour passer avec elle la journée du dimanche; mistress Burjoice chantait partout les louanges de Becky. Mais ses éloges cessèrent un beau jour où Burjoice avait montré beaucoup trop de prévenances à l'égard de Becky. Les torts, n'en doutez point, étaient du côté de mistress Burjoice, car le seul reproche qu'on pût faire à Becky, c'était de se montrer peut-être trop accueillante et trop aimable, surtout à l'égard des hommes.
On était alors dans la belle saison, à cette époque de l'année qui, pour tous les Anglais, est le signal de déserter le sol natal et de se disperser sur la surface du globe habité. Becky put, de cette manière, juger plus d'une fois de quelle façon sa conduite était appréciée dans la haute société de Londres, au milieu de laquelle elle avait été naguère introduite. Un jour qu'elle se promenait sur la jetée de Boulogne, elle se trouva face à face avec lady Tartlet et ses filles, qui contemplaient les blanches falaises d'Albion se dessinant dans le lointain sur l'azur du ciel et des eaux. À sa vue, lady Tartlet se retrancha derrière son ombrelle, et, rassemblant autour d'elle ses filles en bataillon carré, elle battit en retraite en foudroyant du regard notre pauvre Becky, qui se trouva dans un complet isolement.
Une autre fois, étant allée assister au débarquement du paquebot, un matin où il avait fait beaucoup de vent, elle s'amusait à considérer les ravages causés par le mal de mer sur la figure des passagers. Lady Hingstone se trouvait au nombre des victimes et avait énormément souffert de la traversée. Ses jambes pouvaient à peine la soutenir pour traverser la planche qui conduisait du navire à la jetée; mais elle retrouva toute son énergie en apercevant Becky qui, sous son chapeau rond, la regardait avec un sourire impitoyable et railleur. La noble dame y répondit par un air de souverain mépris, et d'un pas résolu se dirigea vers le bâtiment de la douane, sans avoir besoin de soutien. Becky fit semblant de rire, mais je n'oserais assurer qu'elle fût au fond fort contente. Désormais repoussée de tous, en apercevant de loin les blanches falaises de l'Angleterre, elle comprenait qu'il lui était interdit pour toujours d'y rentrer.
Les hommes aussi avaient singulièrement changé dans leur manière d'agir avec elle. Grinstone lui riait au nez et la traitait avec des airs de familiarité qui lui déplaisaient fort. Le petit Bob Suckling, qui, trois mois auparavant, lui parlait toujours chapeau bas et aurait fait un mille par une pluie battante rien que pour se trouver sur le passage de sa voiture, étant un jour à causer sur la jetée avec le jeune Fitzoof, officier aux gardes, au moment où Becky passait, la salua à peine de la tête avec un petit air de connaissance et sans se déranger le moins du monde de sa conversation. Tom Raikes eut l'impertinence de se présenter chez elle avec un cigare à la bouche; elle lui ferma, il est vrai, la porte au nez, et si elle eut un regret, ce fut de ne pas lui avoir pris les doigts dans les battants. C'est ainsi que le vide se faisait de plus en plus autour de Becky.
«S'il avait été ici, se disait-elle, ces lâches n'auraient jamais osé m'insulter.»
Elle se mettait alors à penser avec une tristesse mêlée de regrets à l'honnête homme confiant et fidèle, de la part duquel elle avait toujours trouvé une soumission absolue, une humeur des plus égales, un dévouement sans bornes, et sans doute alors elle se mettait à pleurer, car ces jours-là sa figure était plus animée et plus rouge que de coutume quand elle descendait pour le dîner.
Les outrages du sexe le plus noble ne lui étaient peut-être pas encore aussi intolérables que la sympathie qu'affectaient certaines femmes à son égard. Deux de ces créatures qu'elle avait dédaignées à Londres, en traversant Boulogne, vinrent lui faire leurs compliments de condoléance, et prirent avec elle des airs protecteurs qui lui causèrent un accès de rage. Ces dames, après l'avoir embrassée, la quittèrent en souriant, et elle entendit le colonel Hornby, leur cavalier servant, pousser sur l'escalier des éclats de rire dont il n'était que trop facile de comprendre le sens.
Après cette visite, Becky qui avait exactement payé sa note de chaque semaine, qui était d'une politesse exquise avec la maîtresse de l'hôtel, et qui, par tous les moyens, s'était efforcée de se faire bien venir des gens de service, Becky eut la douleur et l'affront d'entendre le maître de la maison l'engager à chercher un autre logement, vu qu'il lui était impossible de la recevoir dans un hôtel fréquenté par des femmes honnêtes; elle se vit donc réduite à prendre gîte ailleurs et à s'ensevelir dans un isolement qui lui devenait de plus en plus odieux.
En dépit de tous ces rebuts, elle essaya toutefois de se faire une réputation et d'avoir raison de la médisance. Elle se rendit à l'église exactement, y chanta plus haut que personne, se mit à la tête d'une bonne œuvre pour les veuves et les matelots naufragés, donna des dessins et des broderies pour la mission de Quashyboo; fut dame patronesse de plusieurs œuvres charitables et renonça complétement à la valse. En un mot, elle se couvrit des dehors les plus respectables, et c'est précisément le motif qui nous engage à nous arrêter plus longtemps sur cette partie de sa vie, car les autres ne seraient peut-être pas aussi bonnes à rapporter. Mais les sourires des uns, les airs de mépris des autres ne lui échappaient pas, et cependant vous n'auriez pu deviner à l'expression de ses traits quels étaient ses supplices intérieurs.
Sa vie, du reste, était un mystère, les opinions à ce sujet étaient partagées. Parmi cette espèce de gens qui trouvent toujours du plaisir à se mêler des affaires d'autrui, les uns déclaraient qu'elle était coupable, tandis que les autres la proclamaient aussi blanche qu'un agneau et rejetaient tous les torts sur son affreux mari. Elle s'était fait plus d'un partisan par les larmes abondantes qu'elle versait toutes les fois qu'il était question de son enfant, par le luxe de douleur qu'elle étalait toutes les fois que ce nom revenait dans la conversation ou qu'elle voyait quelqu'un lui témoigner de la sympathie à ce sujet. C'est ainsi qu'elle avait gagné le cœur de la bonne mistress Alderney qui tenait le sceptre dans la société anglaise de Boulogne et qui donnait à elle seule plus de bals et de dîners que toutes les autorités réunies. Pour cela il lui avait suffi de répandre des larmes lorsque le petit Alderney, pensionnaire du docteur Swishtail, était venu passer ses jours de congé auprès de sa mère.
«Mon Rawdon a le même âge, et je crois l'avoir sous les yeux,» avait dit Becky en étouffant ces dernières paroles dans un soupir.
Or, il y avait tout simplement cinq années de différence et les deux enfants se ressemblaient tout autant que l'aimable lecteur à son très-humble et très-obéissant serviteur. Mais Wenham étant venu à passer par Boulogne, pour aller rejoindre lord Steyne, renversa tout cet échafaudage sentimental. Il apprit à mistress Alderney comme quoi il pouvait lui dépeindre le petit Rawdon beaucoup mieux que sa mère qui le détestait au vu et su de tout le monde, et avait toujours cherché à le voir le moins possible. Il lui dit que le petit Rawdon n'avait que neuf ans; qu'il était blond tandis qu'Alderney était brun, et enfin il laissa à l'excellente dame le regret d'une sympathie mal employée.
Partout où Becky portait ses pas errants elle réussissait ainsi, à force de peine et de travail, à gagner les bonnes grâces de tout son entourage; puis arrivait quelqu'un qui, d'un mot, faisait évanouir cette bienveillance si péniblement acquise, et il fallait aller recommencer ailleurs la même besogne. C'était là une existence bien pénible et bien dure qui, montrant à Becky l'étendue de l'abandon où elle se trouvait, la poussait peu à peu au désespoir.
Une certaine mistress Newbright prit pendant quelque temps parti pour elle. Elle avait été séduite par la douceur de son chant dans les cantiques chantés à l'église et par la profondeur de ses vues sur quelques points d'une haute gravité, dans lesquels mistress Becky avait acquis une certaine force lors de son premier séjour à Crawley-la-Reine. Non-seulement elle avait lu mais encore étudié certaines brochures dogmatiques; elle faisait, en outre, des gilets de flanelle pour les sauvages de Quashyboo, des bonnets de coton pour les Indiens de Cocoanut; elle peignait des écrans pour l'œuvre de la conversion du pape et des juifs, et assistait à tous les sermons et à tous les offices de sa chapelle; mais, hélas! tant de zèle devait finir par être sans résultats pour elle. Mistress Newbright ayant eu occasion de correspondre avec la comtesse de Southdown, au sujet de la fondation de la société de la Bassinoire, pour la conversion des insulaires de Freejoe, elle reçut, à propos de certains éloges qu'elle donnait dans une lettre de sa chère amie mistress Rawdon Crawley, une réponse de la comtesse douairière, où celle-ci lui communiqua des détails qui firent cesser toute espèce de rapports entre mistress Newbright et mistress Crawley. Toutes les personnes graves de Tours,—ce fut là que Becky eut à essuyer ces désagréments!—évitèrent dès lors comme la peste la société de cette réprouvée.
Nulle part Becky ne réussissait à former un établissement durable. Ses efforts avaient toujours le même et triste sort. De Boulogne, elle avait été à Dieppe, de Dieppe à Caen, de Caen à Tours. Partout elle avait tenté de s'entourer de considération, et partout il lui avait fallu un beau matin déguerpir et prendre la fuite devant les vautours acharnés à sa ruine.
Au milieu de ses courses aventureuses, Becky avait fait la connaissance d'une certaine mistress Hook Eagles, qui jouissait d'une réputation irréprochable et d'une maison dans Portman-Square. Elle habitait un hôtel de Dieppe au moment où Becky était venue y chercher un refuge. Ce fut à la mer que ces deux dames se virent pour la première fois. Après avoir nagé côte à côte, elles se retrouvèrent dans la même position à la table d'hôte de l'hôtel. Comme tout le monde, mistress Eagles avait entendu parler de l'affaire de lord Steyne, et en cela elle en était au même point que tout le monde. Mais à la suite d'une conversation avec Becky, elle déclara que mistress Crawley était un ange, son mari un gredin, lord Steyne un vieux débauché, sans foi ni loi, comme c'était, du reste, connu de tout le monde, et qu'enfin toute cette affaire n'était qu'une infâme conspiration de ce traître de Wenham contre l'innocence et la vertu de mistress Crawley.
«Si vous aviez pour deux liards de cœur, monsieur Eagles, disait-elle à son mari, vous tiendriez une paire de soufflets toute prête pour ce drôle la première fois que vous le rencontreriez au club.»
Mais M. Eagles était déjà d'un certain âge et d'une humeur peu belliqueuse; par état mari de mistress Eagles, par goût géologue, et d'une taille peu pyramidale, il ne voulait prendre qui que ce fût par les oreilles.
Mistress Eagles, après avoir ainsi placé mistress Rawdon sous sa haute protection, voulut qu'elle l'accompagnât à Paris et se fâcha contre la femme de l'ambassadeur, qui refusait de recevoir sa protégée; en un mot elle ne négligea rien de ce qui était humainement possible pour attirer à Becky tout la respect que mérite une personne vertueuse.
Becky eut pendant quelque temps la tournure d'une personne fort rangée et fort respectable; mais cette nécessité d'observer si rigoureusement les convenances lui devint bientôt d'un ennui mortel. Les journées se ressemblaient avec une monotonie désespérante: c'était un bien-être fastidieux à force de régularité; chaque jour, même promenade en voiture dans le même bois, aux environs de Boulogne; même société tous les soirs; même sermon de Blair tous les dimanches: on eût dit une comédie qu'on s'empressait de recommencer sitôt qu'elle était finie. Becky en avait par-dessus la tête. Par bonheur, arriva de Cambridge le jeune Eagles; mais sa mère s'étant bientôt aperçue de l'impression produite sur lui par sa jeune amie, notifia à Becky que rien désormais ne la retenait plus.
Elle songea alors à tenir une maison avec une autre personne de son sexe; mais leur temps se passa à se quereller ou à faire des dettes. Puis ensuite Becky essaya de la pension bourgeoise; elle entra dans la fameuse maison tenue par Mme de Saint-Amour, rue Royale, à Paris; et là elle commença à faire l'essai de ses grâces et de leur puissance séductrice sur les dandys un peu râpés et les beautés équivoques qui fréquentaient les salons de la maîtresse de la maison. Becky aimait la société; elle en avait besoin à tout prix, comme un fumeur d'opium ne peut se passer de sa pipe, et en somme elle fut assez satisfaite du temps qui s'écoula pour elle dans cette pension bourgeoise.
Pendant quelque temps, Becky sut obtenir le sceptre dans les salons de la comtesse. Mais à la fin, ses anciens créanciers de 1815, ayant sans doute découvert son gîte, la forcèrent de quitter Paris, et la pauvre créature n'eut que tout juste le temps de se diriger en toute hâte sur Bruxelles.
Elle avait conservé de cette ville un souvenir parfaitement exact; elle ne put retenir un sourire de satisfaction en se retrouvant à l'entre-sol jadis occupé par elle et d'où elle avait pu contempler la famille Bareacres demandant à grands cris des chevaux pour fuir tandis que la voiture restait stationnaire sous la porte cochère de l'hôtel. Elle visita Waterloo et Lacken, et, reconnaissant dans ce dernier endroit le monument élevé à George Osborne, elle s'amusa à en prendre une esquisse.
«Ce pauvre Cupidon, murmura-t-elle tout bas, il m'aimait à en mourir. Cette tête-là n'était pas sans un grain de folie. Et la pauvre Emmy, est-elle encore de ce monde? C'était là une bonne petite créature. Je n'oublierai jamais son gros gaillard de frère; je crois avoir quelque part, dans mes papiers, la caricature de sa grosse personne. En somme, c'étaient d'assez braves gens, mais un peu naïfs.»
Becky arrivait à Bruxelles recommandée par Mme de Saint-Amour à son amie, la comtesse de Borodino, veuve d'un général de Napoléon, le fameux comte de Borodino, auquel son illustre maître n'avait laissé en mourant d'autres ressources que la table d'hôte et l'écarté. Des élégants de bas étage, des roués de second ordre, des veuves qui n'ont jamais eu de maris, des Anglais qui se figurent avec leur candeur native que ces salons leur représentent la meilleure société du continent et se font un plaisir d'y dépenser leur argent, tel était le personnel qui garnissait la table d'hôte de Mme Borodino. De jeunes dupes régalaient tour à tour la compagnie de vin de Champagne, allaient au bois avec ces dames, louaient des voitures pour les parties de campagne et des loges à l'Opéra pour la soirée, puis se pressaient au-dessus de ces blanches épaules, pour parier autour des tables d'écarté, et écrivaient à leurs parents des lettres où ils se félicitaient d'avoir leur entrée dans les maisons les plus distinguées de la capitale.
Là, aussi bien qu'à Paris, Becky était l'âme de toutes ces fêtes, et charmait les maisons où elle allait. Elle acceptait le champagne, les promenades à la campagne, les bouquets, les loges au théâtre, mais ce qu'elle mettait au-dessus de tout, c'était le jeu, et elle s'y livrait avec une folle audace. Elle risqua d'abord une mise fort modeste, puis vint ensuite la pièce de cinq francs, puis les napoléons puis les billets de banque. Si parfois elle se sentait gênée pour payer ses mois de pension, elle s'adressait à quelque jeune homme qui lui prêtait de l'argent, et lorsqu'elle se trouvait en fonds elle traitait avec la dernière insolence mistress Borodino que la veille elle avait cherché à amadouer par ses cajoleries. Il y avait des jours où elle n'aventurait que dix sous sur le tapis, c'est qu'alors ses finances étaient à sec; d'autres fois au contraire, elle risquait tout un quartier de ses revenus et se disait toute prête à s'acquitter envers Mme Borodino. Ces jours-là elle aurait tenu contre tous les chevaliers d'industrie de la terre.
Un beau jour, Becky quitta Bruxelles, devant, il faut bien le dire, trois mois de pension à Mme de Borodino, qui, pour s'en venger, ne manquait jamais de raconter à tout Anglais qui venait chez elle quel était l'amour de Becky pour le jeu et la boisson; par quelle habile comédie elle avait su soutirer de l'argent à M. Muff, ministre de l'Église réformée; les audiences particulières qu'elle avait données dans sa chambre à milord Noodle, fils de sir Noodle et élève de M. Muff, et enfin cent autres coquineries au courant desquelles la comtesse de Borodino ne manquait pas de mettre ses visiteurs.
C'est ainsi que notre voyageuse promenait sa tente à travers les différentes capitales de l'Europe, et menait une existence aussi vagabonde que celle d'Ulysse ou du Juif-Errant. Ses dispositions à l'intrigue ne faisaient chaque jour que croître et embellir, et elle devint bientôt une vraie bohémienne dans toute la force du terme, ne fréquentant plus que les gens dont la réputation ne répand pas précisément un parfum d'honnêteté.
Il n'existe point de ville un peu importante en Europe, où les industriels anglais n'aient établi une succursale, et dont le public ne puisse voir les noms affichés dans la cour du shériff. Ce sont souvent des jeunes gens de très-bonne famille répudiés par leur famille, vrais piliers d'estaminets et maquignons ambulants, sous les auspices desquels ont lieu les courses de chevaux à l'étranger, et s'ouvrent les maisons de jeu. C'est parmi cette espèce de gens que se recrute surtout la population des prisons pour dettes. Ils aiment le vin et le tapage, les duels et les rixes; et quelque beau matin on apprend qu'ils ont disparu sans avoir payé leur note. Au jeu ils se feraient scrupule de ne point tricher; lorsqu'ils ont plumé quelque innocent pigeon, on les voit s'étaler à Baden-Baden dans d'élégantes briskas; ont-ils la poche vide, on les aperçoit rôdant avec un air piteux et des habits râpés autour des tables de jeu, jusqu'au moment où ils parviennent à glisser une fausse lettre de change à quelque juif avide ou à dépouiller une nouvelle dupe. Ces alternatives de grandeur et de misère présentent de singulières bizarreries. C'est une vie de fièvre continuelle et parfaitement conforme, du reste, aux goûts et aux dispositions de Becky. Elle errait ainsi de ville en ville, s'adressant partout à ces sociétés de bohémiens. Dans toutes les maisons de jeu de l'Allemagne, le bonheur de Mme de Rawdon était devenu proverbial; avec Mme de Cruche-Cassée elle ouvrit une maison à Florence, et l'un de mes amis, M. Frédéric Pigeon, me raconta que, chez elle, à Lausanne, après s'être grisé à un souper, il avait perdu huit cents louis contre le major Loder et l'honorable M. Deuceace. Nous sommes obligé d'esquisser rapidement la biographie de Becky, mais à en juger par ces traits rassemblés au hasard, moins on en dira et mieux cela vaudra.
Quand la fortune tenait mistress Rebecca au bas de la roue, elle avait alors recours aux concerts et aux leçons de musique. Une matinée musicale fut donnée à Wildbad par une certaine Mme Rawdon, avec le concours du premier pianiste de l'hospodar de Valachie, M. Spoft. Mon jeune ami, M. Eaves, qui connaît tout ce monde et a visité tous les pays, m'a affirmé qu'étant à Strasbourg, en 1830, il assista aux débuts d'une Mme Rebecque dans l'opéra de la Dame blanche, et que son apparition sur le théâtre souleva une épouvantable tempête. Elle fut sifflée à outrance par toute la salle, en partie pour son peu d'habitude de la scène et en partie à cause des sympathies maladroites que lui avaient témoignées de l'orchestre quelques officiers de la garnison. Eaves était certainement convaincu que l'infortunée débutante n'était autre que la malheureuse Rawdon-Crawley.
Elle en était ainsi réduite à l'état de ces êtres nomades pour qui la vie s'écoule au jour le jour. Dès qu'elle avait de l'argent, elle le jouait; quand elle l'avait joué, elle ne reculait devant aucun expédient pour s'en procurer, et Dieu sait par quels moyens elle y parvenait! On la vit quelque temps à Saint-Pétersbourg, mais elle reçut bientôt un ordre de la police de quitter cette capitale, ce qui prouve la fausseté de la chronique qui, plus tard, la représente comme résidant à Tœplitz et à Vienne, en qualité d'espion de la Russie. On m'a raconté aussi qu'à Paris, elle retrouva une de ses parentes, sa grand'mère maternelle, qui, loin d'être une Montmorency, remplissait les fonctions d'ouvreuse de loges dans l'un des plus crasseux théâtres des boulevards.
Leur entrevue, comme me l'ont donné à entendre des témoins oculaires, fut très-touchante et très-pathétique; mais les détails à ce sujet n'ont point un caractère assez authentique pour que l'historien se hasarde à les répéter.
Il arriva qu'à Rome, mistress Rawdon eut à toucher un semestre de sa pension chez le principal banquier de la ville, et comme tous ceux qui avaient chez ce prince des usuriers un compte ouvert de plus de cinq cents scudi étaient invités au bal qu'il donnait pendant l'hiver, Rebecca reçut une invitation et parut à l'une des splendides soirées du prince et de la princesse Polonia. La princesse était de la maison des Pompili, qui descendent en ligne directe du second roi de Rome et d'Égérie de la maison d'Olympus. Le grand-père du prince Alexandre Polonia vendait des pains de savons, des essences, du tabac, des mouchoirs de poche, se chargeait de maintes commissions délicates moyennant salaire et prêtait de l'argent à la petite semaine. Toute la haute société de Rome se pressait dans ses salons. Princes, ducs, ambassadeurs, artistes, vieux ou jeunes gens de tout rang et de toutes conditions, tout le monde y accourait. Des flots de lumière éclairaient ses somptueux portiques; les murs étaient couverts de boiseries dorées et de toiles d'une authenticité suspecte. Une vaste couronne d'or surmontait l'écusson princier du propriétaire. Un énorme champignon d'or sur champ de gueule avec une fontaine d'argent représentant les armes de la famille Pompili, brillait à tous les chambranles des portes et sur toutes les boiseries, et enfin sur le dais qui ombrageait l'estrade tapissée de velours et destinée à recevoir les papes et les empereurs.
Becky était arrivée par la diligence de Florence et était descendue dans un hôtel d'une apparence fort mesquine; elle reçut néanmoins une invitation pour la fête du prince Polonia. Sa femme de chambre l'habilla avec un soin tout particulier; puis Becky se rendit à ce bal au bras du major Loder, en compagnie duquel elle voyageait alors. C'était le même major qui, l'année suivante, tua en duel le prince de Ravioli à Naples, et fut roué à coups de canne par sir John Buckskin pour avoir mis par mégarde, en jouant à l'écarté, quatre rois dans son chapeau en sus de ceux qui se trouvaient dans le jeu. Ces deux honnêtes personnes se rendirent donc ensemble au bal, et Becky y reconnut une foule de visages qu'elle avait rencontrés dans des temps plus heureux, alors que, sans être plus vertueuse, elle jouissait du moins de la réputation qui s'attache à cette qualité. Le major Loder y retrouva une foule d'étrangers à la mine équivoque, aux moustaches effilées, portant à la boutonnière des rubans froissés et fanés, et laissant voir le moins de linge possible. Quant aux Anglais, ils se détournaient à l'approche du major. Becky y rencontra aussi quelques dames de sa connaissance: des veuves françaises, des comtesses italiennes d'une provenance douteuse, victimes, comme toujours, des brutalités de leurs maris.
Pour nous, qui fréquentons la meilleure compagnie de la Foire aux vanités, quittons vite cet égout où s'agite tout ce que ce bas monde renferme de plus impur. Jouons, si nous y trouvons du plaisir, mais que ce soit au moins avec des cartes propres et non avec des cartes grasses. Mais, hélas! il suffit d'avoir un peu voyagé pour s'être trouvé en présence de quelques-uns de ces escrocs qui portent les couleurs du roi, montrent une commission parfaitement en règle, et font profession de dévaliser leurs semblables jusqu'au moment où, sans autre forme de procès, on les prend à quelque coin de rue.
Becky, toujours au bras du major Loder, parcourait les salons du prince Polonia, et figurait d'une manière fort méritante dans les nombreux assauts donnés au buffet et au champagne par une armée irrégulière d'avides invités. Quand notre couple se sentit suffisamment rafraîchi, il dirigea ses pas vers un petit salon de velours rose, où venait aboutir cette longue suite d'appartements. Là, au milieu de la pièce, on voyait la statue de Vénus, mille fois répétée par les glaces de Venise qui garnissaient les lambris. Le prince avait fait servir dans cette pièce un petit souper fin pour les hôtes qu'il honorait d'une distinction particulière. Parmi ces convives d'élite assis à cette table privilégiée se trouvait lord Steyne. Becky l'eut bien vite reconnu.
La blessure faite par la broche avait laissé une cicatrice rougeâtre sur ce front lisse et blanc; les favoris d'un rouge clair avaient reçu une teinte plus foncée, ce qui ajoutait encore à la pâleur de sa figure. Il portait son collier, ses ordres, son ruban bleu et sa jarretière. C'était le plus important personnage de la réunion, bien qu'on y comptât cependant un duc régnant et une Altesse royale. Sa Seigneurie avait à côté d'elle la belle comtesse de Belladonna, dont le mari, le comte Paolo della Belladonna, célèbre par ses collections entomologiques, était en ce moment en mission auprès de l'empereur de Maroc.
Becky, en apercevant l'illustre tête à laquelle se rattachaient tant de souvenirs, dut être plus vivement choquée de la vulgarité du major Loder, et de l'odeur infecte de tabac que répandait le capitaine Rook. Elle chercha sans doute à retrouver les grands airs, à reprendre les allures et les sentiments qu'elle étalait avec tant de supériorité dans sa petite maison de May-Fair.
«Cette femme paraît sotte et capricieuse, pensa-t-elle tout bas; je suis sûre qu'elle ne sait comment s'y prendre pour le distraire; il doit en avoir déjà par-dessus la tête, ce qui ne lui est jamais arrivé avec moi!»
La crainte, l'espoir, les souvenirs firent battre ce petit cœur, et Becky, avec des yeux où brillait un éclat surnaturel augmenté encore par le rouge qui entourait sa paupière, contemplait fixement le noble personnage auquel ses plaques réservées pour les grandes occasions, donnaient encore une nouvelle majesté. Comment ne pas admirer ces manières faciles et pleines d'une familiarité imposante? Ah! c'était bien là le type du grand seigneur à l'esprit pétillant, à la conversation aimable, aux manières empreintes d'une exquise distinction; et pour le remplacer, elle avait un troupier qui puait le cigare et l'eau-de-vie; un capitaine Rook, dont les bons mots sentaient l'écurie, qui ne parlait que courses et que chevaux, et autres sujets de la même espèce.
«Je voudrais bien savoir s'il me reconnaîtrait,» pensait Rebecca en elle-même.
Au même instant, lord Steyne, qui causait avec une grande dame placée à ses côtés, leva les yeux et aperçut Becky. Ses jambes tremblèrent sous elle à la rencontre de leurs yeux; toutefois, elle eut assez d'empire sur elle-même pour adresser au noble lord un de ses plus gracieux sourires accompagné d'un petit salut bien timide et bien suppliant. Pendant une minute, lord Steyne la regarda d'un œil tout effaré, et il resta les yeux fixes et la bouche béante, comme Macbeth à la vue du spectre de Banquo, jusqu'au moment où l'affreux major Loder entraîna Becky d'un autre côté.
«Gagnons le souper, lui avait dit son cavalier; à voir manger tous ces gros personnages, cela donne appétit. Dépêchons-nous d'aller dire un mot au champagne du gouverneur.»
Becky trouvait que le major lui en avait déjà dit beaucoup trop long.
Le lendemain, elle alla se promener au Corso, ce rendez-vous des oisifs de Rome, espérant y retrouver lord Steyne; mais elle n'y vit que M. Fenouil, l'homme de confiance de Sa Seigneurie qui, l'abordant avec un salut assez familier, lui adressa les paroles suivantes:
«Je savais, madame, vous trouver ici; car je vous suis depuis le moment où vous avez quitté votre hôtel, et j'ai à vous faire une communication qui vous intéresse.
—De la part du marquis de Steyne? demanda Becky en s'efforçant de prendre un air de dignité qui déguisait mal l'agitation où la jetaient la crainte et l'espérance.
—Non, reprit l'homme de service, mais de ma part. Le climat de Rome est un climat fort malsain.
—Oh! pas encore, monsieur Fenouil; attendez à Pâques pour cela.
—Je vous répète, madame, qu'il est des gens auxquels il ne convient en aucune saison; il y règne une mal'aria dont le souffle empoisonné fait des victimes en tout temps. Moi, je vous ai toujours considérée comme une brave femme, et, parole d'honneur, je serais fâché qu'il vous arrivât malheur. Vous voilà avertie; c'est à vous maintenant de quitter Rome, à moins que vous ne soyez fatiguée de la vie.»
Becky s'efforçait de rire, mais elle était au comble de la rage et de la fureur.
«Vous plaisantez, monsieur Fenouil.... On irait assassiner une pauvre femme; voilà qui ressemble fort à du roman. Milord Steyne a donc des bravi pour cochers et des stylets plein ses voitures? Je reste, entendez-vous? ne serait-ce que pour le faire enrager, et, d'ailleurs, j'ai plus d'un défenseur.»
M. Fenouil se mit à rire à son tour.
«Des défenseurs! et qui donc? le major? le capitaine? tous ces chevaliers du tapis vert qui forment le cortége obligé de madame et qui, pour cent louis, se chargeraient de la débarrasser du fardeau de la vie. Nous en savons fort long sur le major Loder, qui n'est pas plus major que je ne suis marquis, et, au besoin, l'on pourrait l'envoyer aux galères. Allez, allez, nous sommes bien informés, et nous avons des amis partout. Nous savons parfaitement vos rencontres de Paris, et quelle parenté vous y avez retrouvée. Madame a beau ouvrir de grands yeux, c'est comme j'ai l'honneur de le dire. Comment se fait-il qu'aucun de nos ambassadeurs sur le continent n'ait consenti à recevoir madame, c'est qu'elle a offensé quelqu'un qui ne lui pardonnera jamais, et dont la fureur s'est réveillée à son aspect. La nuit dernière, en rentrant chez lui, milord était dans une agitation qui tenait de la démence; Mme de Belladonna lui a fait une scène à cause de vous; jamais on ne l'avait vue dans un pareil accès de fureur.
—C'est pour le compte de Mme de Belladonna que vous faites alors cette démarche, dit Becky se remettant un peu du trouble où l'avait jetée cette conversation.
—Nullement; elle n'est pour rien dans tout ceci. La jalousie est son état normal, et, puisqu'il faut vous le dire, c'est de la part de monseigneur. Vous auriez le plus grand tort de vous montrer à lui; et si vous restez ici, vous pourrez bien vous en repentir. Rappelez-vous le conseil que je viens de vous donner; partez vite. Mais voici la voiture de milord....»
En même temps, M. Fenouil, saisissant Becky par le bras, l'entraîna dans une autre allée du jardin, au moment où la voiture de milord Steyne, toute chargée d'armes et de devises, débouchait comme un ouragan à l'entrée de l'avenue, traînée par des chevaux du plus grand prix. Mme de Belladonna était assise dans le fond de la voiture; elle avait un air sombre et maussade, portait un king-Charles sur ses genoux, et s'abritait derrière une ombrelle blanche. Lord Steyne était étendu à côté d'elle, la face livide et les yeux à moitié morts. La haine, la colère, le désir, pouvaient de temps à autre leur rendre un éclat passager, mais d'ordinaire ils semblaient éteints et fermés pour un monde dont ce vieux débauché avait épuisé tous les plaisirs et toutes les illusions.
«Son Excellence n'est pas encore remise de la crise de cette nuit,» murmura M. Fenouil à l'oreille de mistress Crawley, tandis que la voiture disparaissait dans un tourbillon de poussière.
Et alors seulement elle sortit de derrière les buissons qui l'avaient dérobée aux regards du noble lord.
—Tant mieux,» pensa Becky qui prit cela comme consolation.
Milord nourrissait-il en réalité des projets d'assassinat contre mistress Rawdon, ainsi que M. Fenouil le lui avait donné à entendre, ou avait-il seulement mission de l'effrayer pour la forcer à quitter la ville où Sa Seigneurie se proposait de passer l'hiver et où elle n'eût pas été bien aise de se retrouver face à face avec son ancienne connaissance, c'est là un point qui n'a jamais été fort bien éclairci. En ce qui concerne ce digne serviteur, nous dirons seulement qu'après la mort de son maître il retourna dans son pays natal, où il vécut respecté de tous jusqu'à la fin de ses jours sous le titre de baron Finelli qu'il avait acheté de son souverain. Quant à Becky, cette menace eut tout l'effet qu'on en attendait, si l'on cherchait seulement à se délivrer par là de la présence de cette petite aventurière.
Pour ce qui est du marquis de Steyne, chacun sait la triste fin de ce noble personnage, qui succomba à Naples, deux mois après la révolution de 1830. On lisait à ce propos dans les journaux: «L'honorable George Gustave, marquis de Steyne, comte de Gaunt-Castle, pair d'Irlande, vicomte d'Hellborough, baron de Pitobley et de Grilleby, chevalier de l'ordre de la Jarretière, de la Toison d'or d'Espagne, de l'ordre russe de Saint-Nicolas de première classe, de l'ordre turc du Croissant; premier lord du cabinet des poudres, valet de chambre ordinaire de Sa Majesté britannique, colonel du régiment de Gaunt, conservateur du Musée britannique, administrateur du collége de la Trinité, gouverneur de Grey-Friars, est mort de la douleur que lui a causée le triomphe de la faction orléaniste.»
Cette éloquente énumération de titres parut successivement dans tous les journaux de la semaine où l'on fit les plus pompeux éloges de ses vertus, de sa libéralité, de ses talents, de ses bonnes actions. Son corps fut enseveli à Naples et son cœur, qui n'avait jamais battu que pour de nobles et généreuses inspirations, fut transporté à Castle-Gaunt dans une urne d'argent.
«Les arts et les malheureux, écrivit M. Wagg, ont perdu en lui un protecteur éclairé, la société un de ses plus beaux ornements, l'Angleterre un de ses plus grands citoyens.»
Son testament ouvrit le champ à un grand nombre de débats, et l'on chercha quantité de chicanes à Mme de Belladonna pour l'obliger à restituer un magnifique diamant que Sa Seigneurie portait toujours au petit doigt, et qu'on accusait cette dame d'avoir détourné après le regrettable trépas de lord Steyne. Mais l'homme de confiance de milord, M. Fenouil, prouva que cette bague avait été offerte à ladite Mme de Belladonna, par le marquis, deux jours avant sa mort, ainsi que les billets de banque, les bijoux, les valeurs françaises et napolitaines, qu'on l'accusait d'avoir pris dans le secrétaire de Sa Seigneurie, et que les héritiers n'eurent pas honte de réclamer à cette femme aussi honnête que calomniée.
CHAPITRE XXXIII.
Peines et plaisirs.
Le lendemain de la rencontre dont nous avons précédemment parlé, Jos apporta à sa toilette une recherche et un luxe inaccoutumés, et, sans faire part à ses compagnons des événements de la nuit ni les avertir de sa sortie, il descendit de grand matin dans la rue, et on put le voir prendre des renseignements à la porte de l'hôtel de l'Éléphant. Les fêtes avaient rempli la maison de voyageurs; les tables, au dehors, étaient déjà garnies de personnes qui fumaient en buvant de la bière; à l'intérieur flottait un nuage de fumée qui empêchait de rien distinguer. M. Jos, après avoir avec sa solennité ordinaire, et dans un allemand qu'il maniait assez mal, poursuivi ses investigations touchant la personne qu'il cherchait, recueillit des indications qui le conduisirent enfin dans la partie la plus élevée de la maison; au-dessus des étages successifs occupés par des gens de profession nomade, il arriva à de petites chambres situées sous les combles, où, parmi des étudiants, des commissionnaires, des marchands forains et des paysans, il dénicha enfin l'humble réduit où Rebecca avait été enfouir ses appâts séducteurs, et qui était assurément le plus modeste qui ait jamais reçu la beauté.
Cette atmosphère convenait à Becky; elle se sentait à son aise au milieu de cette tourbe de bohémiens, d'étudiants, de joueurs, de saltimbanques. Son père et sa mère, tous deux bohémiens par goût et par nécessité, lui avaient légué cette nature aventureuse et remuante qui, à défaut de la conversation d'un lord, lui faisait trouver du charme à celle d'un laquais. Le bruit, le mouvement, l'odeur de la pipe et du vin, les refrains des étudiants, le langage original des faiseurs de tours, le jargon des juifs, enfin tout ce qu'il y avait d'imprévu et d'irrégulier dans ce désordre enchantait et ravissait cette petite femme, alors même que la fortune capricieuse lui refusait de quoi payer sa note à l'hôtel. Et depuis que sa bourse s'était arrondie de tout l'argent que le petit Georgy lui avait fait gagner la veille, elle trouvait un nouveau charme à cette vie de tumulte et de hasards.
En atteignant la dernière marche, et tout essoufflé de cette ascension, Jos s'arrêta sur le palier et chercha à découvrir le no 92. En face du no 92, qui était la chambre qu'on lui avait indiquée comme étant celle de la personne qu'il demandait, se trouvait le no 94, dont la porte entr'ouverte laissait voir un étudiant en bottes à hautes liges, en tunique boutonnée et crotté, jusqu'à l'échine. Il était couché sur son lit et fumait sa pipe, tandis qu'un autre étudiant, aux cheveux blonds et flottants, portant une tunique à brandebourgs fort râpée et fort crottée, se tenait un genou en terre et l'œil collé sur la serrure du 92. Par cette voie de correspondance, il adressait les supplications les plus pressantes à la personne qui occupait la chambre.
«Laissez-moi, répondait une voix bien connue qui fit tressaillir notre ami Jos; j'attends quelqu'un, j'attends mon grand-père, et je ne voudrais pas qu'il vous trouvât chez moi.
—Ange de la verte Erin, continuait l'étudiant aux cheveux dorés et aux grandes boucles d'oreilles, prenez-nous en compassion, laissez-vous fléchir à nos prières et venez dîner avec moi et Fritz dans un des restaurants du Parc. Nous aurons des faisans rôtis, de la bière, du plum-pudding et du vin de France. Ne nous refusez pas, si vous ne voulez avoir à vous reprocher notre mort.
—Oui, notre mort!» reprit l'autre sans se déranger seulement de son lit.
Jos entendit tout ce colloque, mais il n'y comprit rien, attendu qu'il n'avait jamais fait aucun effort pour savoir la langue qui se parlait autour de lui.
«Nioumero quatre-vinn-doze, si vous plaît? demanda Jos d'une voix solennelle, lorsqu'il se sentit assez remis pour pouvoir parler.
—Quouatre-fan-touce!» dit l'étudiant en se relevant. En même temps il s'élança dans la chambre, qu'il ferma au verrou, et Jos put distinguer les éclats de rire qu'il faisait avec son camarade.
L'ex-fonctionnaire du Bengale était tout déconcerté de cet accueil, lorsque la porte du 92, s'ouvrant d'elle-même, laissa passer la petite figure de Becky, sur laquelle se trahissait une expression à la fois railleuse et sournoise; elle courut au-devant de Joseph.
«C'est vous, lui dit-elle; ah! si vous saviez avec quelle impatience je vous attendais; arrêtez.... tout à l'heure.... dans une minute, vous pourrez entrer.»
Cette minute fut employée par elle à cacher sous sa couverture son pot de rouge, une bouteille d'eau-de-vie et une assiette avec un reste de pâté; puis elle donna un coup de peigne à sa chevelure, et alors seulement elle introduisit son visiteur.
En guise de robe du matin, elle avait un domino rose, vieille guenille couverte de taches et de souillures, et portant à plusieurs endroits des traces de pommade. Mais de ses larges manches sortaient des bras éblouissants de blancheur et de beauté, et sa robe serrée autour de sa taille svelte et mince laissait deviner d'une manière assez avantageuse la délicatesse des formes qu'elle dessinait à demi. Elle introduisit maître Jos dans sa mansarde.
«Entrez, lui dit-elle, et causons un peu. Tenez, voici une chaise.»
Et accompagnant la voix du geste, elle imprima un léger mouvement à la main de son visiteur et l'obligea de force à s'asseoir sur sa seule et unique chaise. Quant à elle, elle se plaça sur le lit, prenant bien garde à la bouteille et à l'assiette qu'il recelait, et évitant de s'asseoir dessus, ce que Jos n'aurait pas manqué de faire si elle lui avait permis de prendre cette place. Après cette installation, la conversation s'engagea entre elle et son ancien admirateur.
«Les années n'ont pas eu grande prise sur vous, lui dit-elle avec un regard de tendre intérêt. Je vous aurais reconnu n'importe où. Qu'on est heureux, en pays étranger, de se retrouver en face d'un ami loyal et dévoué!»
À dire vrai, en ce moment, l'ami loyal et dévoué n'avait rien, dans l'expression de sa figure, qui justifiât ces deux épithètes: on y remarquait plutôt l'embarras et la stupéfaction. Jos jetait un regard inquisiteur sur le singulier local qu'occupait son ancienne passion. Une de ses robes était jetée sur un des montants de son lit, une autre accrochée à une patère plantée sur la porte. Un chapeau couvrait à moitié un miroir cassé, à côté duquel était placée une jolie petite paire de bottines couleur bronze. Un roman français se promenait sur la table de nuit, à côté d'un bout de chandelle que Becky avait aussi pensé à fourrer sous la couverture; mais elle n'avait exécuté que la moitié de ce projet et avait seulement enfoui dans cette cachette le petit cornet avec lequel elle éteignait sa chandelle au moment de se livrer au sommeil.
«Je vous aurais reconnu n'importe où, continua-t-elle; il est des choses qu'une femme n'oublie jamais, et vous êtes le premier homme que.... que j'aie distingué.
—En vérité, dit Jos; mais, par mon âme, vous ne m'en aviez encore rien dit.
—Lorsque j'ai quitté Chiswick avec votre sœur, j'étais presque encore une enfant.... Au fait, comment va-t-elle, cette chère Amélie?... Elle avait un bien vilain mari, et tout naturellement c'était de moi qu'elle était jalouse, cette chère petite, comme si je m'étais souciée de lui, alors qu'il y avait quelqu'un au monde.... Mais, hélas! ne revenons pas sur le passé.»
Elle essuya en même temps ses paupières avec un mouchoir garni d'une dentelle déchirée.
«Vous êtes surpris de me voir ici, reprit-elle ensuite, et, à la vérité, je me trouve dans un monde fort différent de celui que j'ai fréquenté jusqu'ici. Ah! si vous saviez combien il m'a fallu supporter de chagrins et de soucis. Voyez-vous, avec les tourments que j'ai soufferts, il y a eu de quoi me rendre folle. Maintenant, mon humeur inquiète me promène de pays en pays; et au milieu de cette vie agitée et malheureuse, j'espère en vain m'affranchir du chagrin qui me poursuit. Tous mes amis m'ont trahie, tous! entendez-vous bien? Non, non, la terre tout entière ne porte pas un homme d'honneur. Ce qui du moins fait ma force, c'est que ma conscience ne me reproche rien; car si j'ai épousé mon mari, c'était parce que, dans mon dépit, je voyais qu'un autre.... Mais laissons cela. Ma conduite a toujours été celle de l'honneur et de la droiture, et, en retour, je n'ai trouvé que mépris et abandon. On n'a rien respecté, pas même mes affections maternelles: l'enfant de mon amour, qui faisait mon espoir, ma joie, ma vie, mon orgueil, l'unique objet de mes plus secrètes prières, eh bien! on a eu la cruauté de me l'enlever, de venir le prendre presque dans mes bras.»
En même temps, elle accompagnait ces paroles des signes du plus violent désespoir; elle portait la main sur son cœur et se frappait la tête contre le traversin. La bouteille à l'eau-de-vie qui s'était égarée dans ces parages, tinta contre l'assiette où se trouvaient les restes du pâté, ce qui produisit un cliquetis des plus propres à produire la pitié. C'était sans doute l'émotion qui les gagnait au spectacle de cette grande douleur. Max et Fritz écoutaient à la porte, tout surpris des sanglots et des pleurs de mistress Becky; Jos aussi était à la fois effrayé et ému en voyant l'ancien objet de ses flammes dans cet état de grande exaltation. À la faveur de la compassion qu'elle avait réussi à faire naître, Rebecca se mit à raconter son histoire avec une simplicité, une naïveté, un abandon qui portaient la persuasion dans le cœur de son auditeur. Comment, après un récit aussi véridique, hésiter à la prendre pour un ange descendu du ciel pour être sur cette terre la victime des infernales machinations de ces vilains diables que l'on y rencontre. Oui, c'était bien une créature immaculée, une martyre inébranlable au milieu des persécutions, que cette femme que Jos voyait assise sur le lit à côté de la bouteille d'eau-de-vie.
Leur entretien se prolongea encore fort longtemps et fut des plus tendres et des plus confidentiels. Ce fut au milieu de ces touchants épanchements que Jos apprit, d'une manière qui ne pouvait blesser sa pudique nature, que la vue de sa séduisante personne avait été pour Becky la première révélation des douceurs ineffables que l'on trouve dans l'amour. En vain George Osborne avait eu le tort impardonnable de lui faire la cour, d'exciter ainsi la jalousie d'Amélia et d'amener quelques nuages entre elle et lui; jamais Becky n'avait donné le moindre encouragement au malheureux officier, car depuis le jour où elle avait vu Jos toutes ses pensées avaient été dès lors pour lui. Sans doute, ses devoirs d'épouse lui avaient été durs à remplir; mais jusqu'ici elle les avait rigoureusement accomplis et voulait les accomplir jusqu'à son dernier jour, jusqu'au moment où le climat fatal dans lequel vivait le capitaine Crawley viendrait la délivrer d'un joug que ses durs traitements lui avaient rendu insupportable.
En se retirant, Jos emporta la conviction qu'il venait de voir la femme la plus vertueuse et la plus aimable que le monde possédât, et il se mit à ruminer dans son esprit mille projets inspirés par le plus tendre intérêt et le désir de réparer à son égard les injustices du sort. Ses tortures si prolongées devaient avoir leur terme; elle devait enfin rentrer dans le monde dont elle avait fait si longtemps le plus bel ornement. Jos veillerait à tout ce qu'il y avait à faire. Pour arriver à ce but, la première chose était de la retirer de ce misérable taudis pour la mettre dans un logement plus convenable; il se proposait de charger Amélia de cette négociation et de la prier d'aller voir son amie et de la traiter comme par le passé. En sortant, il allait de suite s'en entendre avec le major. Rebecca versa des larmes d'attendrissement et de reconnaissance en reconduisant son gros visiteur, et lui serra la main comme il s'inclinait pour déposer un baiser sur la sienne.
Becky fit à Jos un salut aussi gracieux que si le galetas dont elle venait de lui faire les honneurs eût été tout au moins un palais. Lorsque cette masse pesante eut disparu dans les profondeurs de l'escalier, Hans et Fritz, la pipe à la bouche, vinrent trouver leur voisine dans sa chambre, et elle les divertit beaucoup en faisant à leurs yeux la caricature de Jos. Elle n'oublia pas le pâté dans la cachette où elle l'avait mis, non plus que sa chère bouteille d'eau-de-vie, à laquelle elle fit de nombreuses accolades.
Pendant ce temps, Jos se dirigeait vers la demeure de Dobbin. Il prit un air grave et solennel pour lui redire la touchante histoire qu'il venait d'entendre; mais il eut soin d'omettre l'aventure de la nuit précédente. Tandis que nos deux amis discutaient ainsi sur ce qu'il y avait à faire pour mistress Becky, celle-ci achevait le déjeuner à la fourchette si brusquement interrompu par la visite de Jos.
Comment expliquer sa présence dans cette ville, l'abandon où elle se trouvait, ses courses vagabondes? Le motif s'en trouve dans un des premiers classiques que l'on met aux mains des écoliers: Facilis lescensus Averni, a dit le poëte. Jetons le voile sur cette partie de son histoire. Si Becky était alors encore un peu plus dépravée qu'au temps de ses grandeurs, la faute en était à la fortune qui l'avait fait descendre si bas.
Quant à Amélia, dont l'excessive douceur dégénérait presque en faiblesse, il lui suffisait d'apprendre que quelqu'un était malheureux pour que son cœur fut aussitôt touché d'une belle pitié en faveur de celui qui souffrait. L'idée du malheur d'autrui, alors même qu'il était mérité, lui était insupportable. Selon elle, il aurait fallu abolir les prisons, le Code pénal, les menottes, le fouet, la pauvreté, la maladie et la faim. Il y avait tant de bonté dans ce cœur, qu'il était toujours prêt à oublier même une injure mortelle.
En apprenant l'aventure sentimentale arrivée à Jos, l'impression du major ne fut pas tout à fait conforme à celle de l'ex-fonctionnaire du Bengale, et même son premier mouvement fut peu favorable aux infortunes de notre aventurière.
«La voilà donc revenue sur l'eau, cette petite drôlesse,» répondit-il tout d'abord à Jos.
Il n'avait jamais éprouvé pour Rebecca la plus légère sympathie; loin de là, elle ne lui avait inspiré que de la défiance depuis le moment où les petits yeux perçants et verts de cette jeune intrigante s'étaient arrêtés sur les siens pour s'en détourner ensuite avec une pruderie affectée.
«Cette infernale créature porte le malheur à sa suite et le répand partout où elle va, dit-il, sans autres égards pour mistress Rawdon; qui sait le genre de vie qu'elle a mené depuis que nous l'avons perdue de vue? Que vient-elle faire ici, toute seule, en pays étranger? À d'autres ces histoires de persécution et de tortures! une honnête femme ne manque jamais d'inspirer la sympathie, et d'ailleurs ne quitte point ainsi sa famille. Pourquoi a-t-elle planté là son mari? Je sais qu'il ne valait pas grand'chose et que sa réputation n'était pas meilleure que lui; je n'ai pas oublié les manœuvres de ce chevalier d'industrie pour arriver à dépouiller ce pauvre George. Et puis, lorsqu'ils se sont séparés, n'y a-t-il pas eu à ce propos du bruit et du scandale? Il est venu comme une rumeur de cela à mes oreilles.»
Le major Dobbin, s'échauffant de plus en plus, accablait de ses fâcheux souvenirs la pauvre Rebecca, tandis que Jos faisait de son mieux pour le convaincre qu'elle était digne de tout respect et qu'il fallait voir en elle la plus vertueuse comme la plus persécutée des femmes.
«Je le veux bien, dit le major on diplomate consommé, nous nous en rapporterons à mistress George. Allons de ce pas la consulter. Vous m'accorderez, j'espère, que nous ne pouvons tomber sur un meilleur juge en cette matière.
—Peuh! Emmy! fit Joseph, qui n'était pas alors dans ses moments de tendresse pour sa sœur.
—Eh bien quoi? reprit le major avec vivacité, morbleu! monsieur, c'est la femme qui possède le jugement le plus sensé et le plus fin que j'aie rencontré de ma vie. Je vous le répète, allons de ce pas la trouver; nous lui demanderons ce qu'elle pense d'un rapprochement avec cette femme, et, quelle que soit sa décision, je m'engage à m'y soumettre.»
Ce fourbe abominable de Dobbin croyait dans son for intérieur être sûr d'avance de l'arrêt. Il se rappelait qu'autrefois Emmy avait été, et avec de trop justes motifs, jalouse de Rebecca, et elle ne prononçait jamais son nom qu'avec un frémissement de terreur. Or, une femme jalouse ne pardonne jamais, pensa Dobbin. Ce fut au milieu de ces réflexions que les deux amis arrivèrent auprès de mistress George, qui roucoulait en ce moment de toute la force de son gosier, sous la direction de Mme Strumpff. Quand la maîtresse de chant se fut retirée, Joseph entama la conversation avec le ton solennel qui le quittait rarement:
«Amélia, ma chère, lui dit-il, par mon âme, je viens de faire la plus extraordinaire, oui, la plus extraordinaire rencontre que vous puissiez imaginer: une de vos anciennes amies, une de vos bonnes amies est nouvellement arrivée ici, et je serais bien aise que vous allassiez lui faire visite.
—Faire visite, et à qui donc? demanda Amélia. Prenez garde, Dobbin, vous allez casser mes ciseaux.»
Le major s'était emparé des susdits ciseaux par la petite chaîne à laquelle les dames les suspendent d'ordinaire à leur ceinture, et leur imprimait un mouvement de rotation qui inquiétait vivement Amélia sur leur sort.
«C'est une femme que je ne puis sentir, dit le major d'un ton hargneux, et que vous n'avez aucun sujet d'aimer beaucoup.
—C'est Rebecca, Rebecca, n'est-ce pas? fit Amélia toute rouge et paraissant fort agitée.
—Vous avez deviné; c'est précisément cela,» répondit Dobbin.
Bruxelles, Waterloo, avec leurs souvenirs si amers et si douloureux, se présentèrent à l'esprit de la pauvre femme et soulevèrent dans cette âme sensible une terrible agitation.
«Ne me demandez point à la voir, continua Emmy; il m'est impossible de la voir.
—Je vous l'avais bien dit, fit Dobbin en se retournant vers Jos.
—Ah si vous saviez comme elle est malheureuse, reprit Jos avec une nouvelle insistance. Elle est plongée dans l'indigence la plus complète, sans amis pour la secourir, et elle a été malade à toute extrémité, et enfin son indigne mari a eu l'infamie de l'abandonner.»
Amélia poussa un soupir.
«Elle n'a plus un seul ami au monde, entendez-vous? continua Jos avec une habileté qui avait de quoi surprendre de sa part, elle m'a dit que sa dernière espérance reposait tout entière sur vous. Ah! elle est bien à plaindre, Emmy; sa douleur va presque à la folie, et son histoire m'a vivement touché; oui, je vous le jure sur l'honneur, jamais si cruelle persécution n'a trouvé victime aussi résignée. Sa famille a été bien dure et bien cruelle à son égard.
—Pauvre créature! fit Amélia.
—Faute de trouver un ami qui lui tende la main, elle dit qu'il ne lui reste plus qu'à mourir; et Jos, d'une voix émue et tremblante, continua sur le même ton: Par mon âme, vous savez sans doute qu'elle a déjà essayé de se donner la mort! Elle porte toujours du laudanum avec elle; elle en a une bouteille dans sa chambre.... Une pauvre petite chambre, bien misérable.... dans une maison plus misérable encore.... l'hôtel de l'Éléphant. Elle loge dans les combles; j'ai voulu y aller moi-même.»
Cette dernière particularité n'eut pas l'air de faire grande impression sur Emmy; elle fit même un léger sourire. Peut-être voyait-elle en esprit Jos tout essoufflé gravir les étages successifs.
«Elle est seule, seule en face de son chagrin, reprit-il: le récit des tortures qu'elle a endurées a vraiment de quoi fendre l'âme. Elle a un petit garçon du même âge que Georgy.
—Oui, en effet, reprit Emmy, je crois m'en souvenir; eh bien! après.
—Le plus joli petit ange qu'on puisse voir, reprit Jos dont la sensibilité était en raison de la grosseur, et qui avait été fort ému par l'histoire de Becky; un petit ange qui adorait sa mère, et ces bourreaux ont eu la barbarie de l'arracher à ses bras, et ne lui ont plus jamais permis de le revoir.
—Cher Joseph, s'écria Emmy éclatant en sanglots, courons sur-le-champ auprès d'elle.»
Elle s'élança aussitôt vers sa chambre à coucher, mit son chapeau en toute hâte et revint avec son châle sur le bras, en priant Dobbin de l'accompagner. Le major arrangea le châle sur les épaules d'Amélia, c'était un cachemire blanc qu'il lui avait rapporté des Indes. Il vit bien alors qu'il ne lui restait d'autre parti que celui de l'obéissance, et, offrant son bras, il sortit avec elle.
«C'est au no 92, au quatrième étage,» leur avait dit Jos, qui ne se souciait peut-être plus beaucoup de tenter une nouvelle ascension. Content du succès qu'il venait de remporter, il alla se placer à la fenêtre du salon qui dominait la place où était situé l'hôtel de l'Éléphant, et il put voir Amélia au bras du major, se dirigeant vers la demeure de Becky. Fort heureusement pour elle, elle les aperçut de sa mansarde où elle était à causer et à rire avec les deux étudiants et où l'on ne ménageait pas ses railleries au grand-papa de Becky. Par suite de la remarque qu'elle venait de faire, elle s'empressa de congédier les deux compagnons et de mettre un peu d'ordre dans son petit réduit avant l'arrivée du propriétaire de l'hôtel qui, sachant que mistress Osborne était en grande faveur à la cour du grand-duc, se confondit auprès d'elle en saluts de toutes sortes et voulut l'accompagner jusqu'à l'étage supérieur, s'excusant de la roideur de l'escalier et de l'élévation des marches.
«Ouvrez, s'il vous plaît, ma charmante lady, fit le propriétaire de l'hôtel en frappant à la porte de Becky à laquelle, la veille encore, il n'accordait qu'un madame tout sec, et qu'il avait traitée jusqu'alors avec fort peu de politesse.
—Qu'est-ce?» demanda Becky en passant la tête à demi, puis elle poussa un petit cri.
Elle avait devant elle Emmy tremblant de tous ses membres et Dobbin avec sa grande taille appuyé sur sa canne. Il était là en observateur et prenait le plus grand intérêt à la scène qui allait se passer. Emmy s'élança les bras ouverts au-devant de Rebecca. Elle venait de lui pardonner le passé, l'embrassant avec toute l'effusion du cœur. Et toi, pauvre créature, souillée, depuis quand avais-tu été l'objet d'aussi pures, d'aussi saintes caresses!
CHAPITRE XXXIV.
Amantium iræ.
Tant de franchise et de bonté d'âme ne pouvaient point laisser insensible, quelque pervertie qu'elle fût, celle qui en était l'objet. Elle répondit aux caresses et aux douces paroles d'Emmy par quelque chose qui ressemblait à de la gratitude et par une émotion qui, si elle ne fut pas durable, était du moins sincère. C'était cet adroit mensonge du fils arraché aux bras de sa mère, c'était l'idée de ce déchirant spectacle qui avait rendu à Becky le cœur d'Amélia; ce fut aussi le premier sujet dont s'entretinrent tout naturellement les deux amies.
«Ainsi donc ils vous ont pris votre enfant chéri, disait d'une voix émue la trop candide Amélia; ah! Rebecca, je comprends vos souffrances, je sais ce que c'est que d'être privée de son enfant; aussi je compatis bien à la douleur des mères qui sont affligées d'une aussi pénible séparation. Mais le ciel, qui veille sur nous, vous rendra aussi le vôtre, comme une providence miséricordieuse m'a fait retrouver le mien.
—Mon fils, mon enfant?... Ah! au fait, j'ai eu le cœur déchiré par de bien cruelles angoisses,» répondit Becky tourmentée peut-être par un secret remords.
Becky se sentait mal à l'aise en amassant mensonge sur mensonge en présence de tant de confiance et de simplicité; tel est souvent le triste sort de ceux qui se sont écartés une seule fois du sentier de la vérité. Une première fausseté en entraîne une autre, et l'on roule ainsi de faussetés en faussetés avec la crainte de voir à la fin tant d'impostures découvertes.
«Mes tortures, continua Becky, ont été épouvantables lorsqu'on m'a arraché mon fils. (Il est à regretter qu'à ce moment un cliquetis de la bouteille ne soit pas venu mêler ses gémissements aux siens.) J'ai failli en mourir; j'ai eu une congestion cérébrale, et mon docteur m'avait condamnée; hélas! si j'en ai réchappé, c'était pour me trouver dans l'indigence et le délaissement.
—Quel âge a-t-il? demanda Emmy.
—Onze ans, répondit l'autre.
—Onze ans! reprit la mère de George toute surprise; mais il est de l'âge de Georgy, qui a....
—Ah! c'est pourtant vrai, s'écria Becky qui avait parfaitement oublié toutes les particularités de l'âge du petit Rawdon. Si vous saviez comme le chagrin a bouleversé ma pauvre tête, chère Amélia! Ah, je ne suis plus la même. Il y a des moments où je ne me souviens plus de rien. Rawdy avait onze ans lorsqu'on me l'a enlevé; il était joli comme un ange. Mon Dieu! ayez pitié de moi, je ne le reverrai donc plus?
—Était-il blond ou brun? demanda cette petite niaise d'Emmy. Vous devez avoir conservé de ses cheveux; montrez-les moi, je vous prie.»
Becky eut presque un sourire pour tant de simplicité.
«Un autre jour, chère amie, quand mes bagages seront arrivés de Leipsick que j'ai quitté pour venir ici. J'ai aussi son portrait en médaillon; je l'avais fait faire hélas! dans des temps plus heureux.
—Pauvre Becky! disait Emmy, combien je dois être reconnaissante envers Dieu! Et elle se laissa aller à ses réflexions ordinaires sur la beauté, l'esprit, les qualités de son fils qui n'avait pas d'égal au monde; je vous ferai voir mon fils,» continua-t-elle.
Dans sa pensée elle ne pouvait offrir de plus grande consolation à Rebecca, si quelque chose ici-bas pouvait la consoler.
La conversation se prolongea encore plus d'une heure entre ces deux femmes, et Becky en profita pour faire à son amie un récit circonstancié de son existence depuis qu'elles s'étaient quittées jusqu'à cette époque. Elle lui raconta comme quoi son mariage avec Rawdon avait toujours soulevé dans la famille de son mari les animosités les plus violentes; comme quoi sa belle-sœur, femme artificieuse et passionnée, avait versé contre elle le fiel et le poison dans l'âme de son mari; comme quoi il avait formé de coupables relations qui l'avaient amené à délaisser complétement sa femme. Tandis qu'elle avait tout supporté, la pauvreté, le mépris, la froideur de l'homme qu'elle avait le plus aimé, et tout cela pour l'amour de son fils; enfin, par suite des outrages les plus graves, elle avait été obligée de demander une séparation! Son mari n'avait-il pas eu l'infamie de lui proposer de sacrifier son honneur, afin d'obtenir du marquis de Steyne l'avancement que lui faisait entrevoir à ce prix ce seigneur aussi puissant que corrompu.
Becky débita cette partie dramatique de son histoire avec un accent de pudeur outragée et de vertueuse indignation. À la suite de cette insulte, forcée de fuir le domicile conjugal, elle s'était vue poursuivie par la haine de ce monstre qui avait eu la cruauté de ravir un enfant à sa mère. C'est ainsi que Becky se trouvait pauvre, errante, abandonnée, sans appui, sans ressources.
Emmy accepta sans la moindre défiance l'histoire qui lui fut racontée avec toutes sortes de détails imaginaires. Elle frémissait d'indignation au récit de la conduite du misérable Rawdon, de l'infâme Steyne, et ses yeux exprimaient toute sa sympathie pour Rebecca à chaque nouveau trait des persécutions auxquelles elle avait été en butte de la part de cette noble famille et de son mari. Becky n'en disait point de mal, et ses paroles témoignaient plus de douleur que de colère. Elle avait aimé Rawdon de toutes les forces de son âme, trop passionnément, peut-être, mais enfin il était le père de son enfant. En entendant Becky raconter la scène de l'enlèvement de son fils, Emmy tira son mouchoir de sa poche pour s'essuyer les yeux à la dérobée, et notre petite tragédienne put jouir de l'effet produit sur celle qui l'écoutait par le petit drame qu'elle venait d'inventer.
Le major, fatigué d'attendre la fin de cette conversation dans cet étroit couloir où il heurte sans cesse son chapeau contre les poutres du toit, et ne voulant pas cependant l'interrompre, descend au rez-de-chaussée dans la grande salle commune à tous les habitants de l'hôtel. L'atmosphère de cette pièce est un épais nuage de fumée au milieu duquel, dans la journée, se vide plus d'un verre de bière. Sur une table grasse et noirâtre sont placés des chandeliers de cuivre, garnis d'un bâton de suif et rangés au-dessous des clous qui portent la clef des voyageurs. Emmy avait passé en rougissant à travers ces brouillards flottants, au milieu desquels on trouvait rassemblé un ramassis de gens les plus divers, des colporteurs avec leurs balles, des étudiants qui mordaient après des tartines de beurre et de gros morceaux de viande, des oisifs qui jouaient aux cartes ou aux dominos sur des tables humides de bière, des jongleurs ambulants qui se rafraîchissaient dans l'intervalle de leurs exercices. Tel était le public de cet endroit qui, les jours de fête, se presse dans toutes les auberges allemandes, au milieu de la fumée et du tapage. Le garçon apporta un pot de bière au major qui, tirant un cigare de sa poche, chercha dans la combustion de ce sournois végétal et dans la lecture du journal les moyens de prendre patience jusqu'au moment où il serait rappelé à ses devoirs de cavalier servant.
Hans et Fritz descendirent au même instant le chapeau sur l'oreille, faisant retentir leurs éperons sur les dalles de pierre. Ils avaient des pipes magnifiques ornées de trophées d'armes sculptés. Ils accrochèrent leur clef au no 90, après quoi demandant du beurre, du jambon et de la bière, ils s'assirent à côté du major et se mirent à causer des duels et des défis à boire de l'université de Schoppenhausen, fort renommée par la force des études, et d'où ils arrivaient avec Becky, comme le faisait assez voir leur conversation, afin d'assister aux fêtes du mariage données à Poupernicle.
«La petite fierge d'Erin barait edre en bays de gonnaissance, dit Hans qui savait un peu le français; quand le crand baba s'est en allé il est venu une bétite combadriote à elle, et je les ai entendues pavarder et chacasser ensemble.
—Il faudra prendre des billets pour son concert. As-tu de l'argent, Hans?
—Son concert, son concert; il est dans les brouillards, son concert. Max m'a dit qu'elle en avait annoncé un de même à Leipsick; toute la ville avait pris des billets, et elle est partie sans chanter. Hier, elle racontait dans la voiture que son pianiste était tombé malade à Dresde. D'ailleurs, on ne me fera jamais croire qu'elle soit capable de chanter; sa voix est aussi enrouée que la tienne, ô toi le plus célèbre gosier de l'Allemagne comme entonnoir à bière.
—Enrouée! allons donc! je l'ai entendue fredonner à sa fenêtre une délicieuse petite ballade anglaise, la Rose sur le balcon, et elle n'avait pas l'air d'être enrouée du tout.
—Les soifeurs et les chanteurs ne passent point par la même porte, dit Fritz, dont le nez rouge témoignait assez qu'il aimait mieux faire entrer du liquide dans son gosier qu'en tirer des notes musicales. Ergo, tu feras mieux de ne pas prendre de billets; d'ailleurs, elle a fait d'excellentes affaires au trente-et-quarante la nuit dernière; je l'ai vue qui faisait jouer un petit garçon pour elle. Nous dépenserons notre argent ici, au spectacle, où nous pourrons encore la régaler de vin français et de cognac dans les jardins d'Aurélius; mais quant à lui prendre des billets, je lui en souhaite. N'est-ce pas là ton avis? Garçon! un autre pot de bière!»
Après avoir à plusieurs reprises trempé leurs blondes moustaches dans l'écume de la liqueur dorée, puis ensuite les avoir retroussées d'une façon très-crâne, ils allèrent se mêler aux flots de la populace qui inondait le champ de foire.
Le major qui les avait vus accrocher leur clef au no 90, et n'avait pas perdu un mot de leur conversation, n'eut pas de peine à comprendre qu'il s'agissait entre eux de Becky.
«Voilà cette infernale petite femme, pensa-t-il tout bas, qui se remet à faire des siennes.»
Il se prit à rire en se rappelant ses agaceries d'autrefois et l'essai comique de ses tentatives auprès de maître Jos. Il en avait ri bien souvent avec George, au moment où ce dernier tomba lui-même dans les filets de cette petite Circé quelques semaines après son mariage, et eut avec elle des relations que son camarade soupçonnait, mais qu'il voulut toujours ignorer. William était à la fois, et trop affecté et trop honteux de la conduite de son ami pour chercher à pénétrer ce triste mystère, bien que George y eût fait allusion comme quiconque est tourmenté par la voix du remords. Le matin de la bataille de Waterloo, alors que les deux jeunes officiers, sous une pluie battante, à la tête de leurs compagnies rangées en bataille, suivaient les mouvements des colonnes françaises qui occupaient les hauteurs opposées, George avait dit à Dobbin:
«Je suis bien aise qu'on nous ait enfin donné l'ordre du départ, car je me trouve engagé avec cette femme dans la plus sotte intrigue qui existe. Si je meurs, j'espère qu'Emmy ne saura jamais un mot de cette affaire, et je voudrais pour tout au monde n'avoir pas fait le premier pas.»
William éprouvait une véritable satisfaction à penser que plus d'une fois il avait adouci les regrets de la veuve de George, en lui rappelant qu'Osborne, un peu avant de quitter la vie, après la première journée des Quatre-Bras, lui avait parlé de sa femme et de son père dans des termes pleins de gravité et de tendresse.
Dans ses conversations avec le vieil Osborne, William était revenu souvent sur ces détails, et c'est ainsi qu'il avait réussi à réconcilier le vieillard avec la mémoire de son fils au moment où il allait lui-même sortir de cette vie.
«Oui, se disait Dobbin, cette infernale créature va encore nous tramer quelque intrigue de sa façon. Je voudrais la voir à mille lieues d'ici. Elle porte toujours le malheur à ses trousses.»
Il se livrait ainsi à ses pressentiments et à ses inquiétudes, la tête appuyée sur sa main, la gazette de Poupernicle à la hauteur de son nez, lorsqu'il se sentit frapper sur l'épaule avec une ombrelle, et levant les yeux, il aperçut Amélia devant lui.
Cette femme possédait le secret de réduire Dobbin à ses volontés, comme il arrive pour les plus faibles qui finissent toujours par trouver quelqu'un qui leur sert de victime, et elle lui ordonnait d'aller, de venir, le chargeait de ses commissions, enfin il n'était pas au monde de caniche mieux dressé ni plus obéissant. Je crois en vérité qu'il se serait jeté à l'eau si par un beau jour il lui avait pris fantaisie de lui dire: Tiens, Dobbin, va chercher!
«Eh bien! monsieur, lui dit-elle avec un petit mouvement de tête et un salut railleur, c'est comme cela que vous m'avez attendue pour descendre les escaliers.
—Il m'était impossible de me tenir debout dans ce couloir,» lui dit le major d'un air piteux qui avait quelque chose de risible.
Il se leva en même temps, ravi de lui offrir son bras et de trouver l'occasion de sortir de cette atmosphère empestée. Il allait même partir sans penser à payer le garçon, lorsque celui-ci courut après lui et, l'arrêtant sur le seuil de la porte, lui réclama le prix de la bière qu'il n'avait pas consommée. Emmy se mit à rire; elle l'appella mauvais payeur, l'accusa de fuir devant ses créanciers et l'accabla de mille petites railleries autorisées par les circonstances. Jamais elle n'avait été si animée ni si joyeuse, et elle eut rapidement traversé la place du marché. Il lui fallait son frère à l'instant même, et le major riait de cette tendresse subite, car à vrai dire il y avait longtemps qu'il ne l'avait vue si pressée de courir après son cher Jos.
L'ex-fonctionnaire civil était dans le salon du premier étage où il se promenait dans la chambre, rongeait ses ongles et allait sans cesse à la fenêtre pour examiner s'il ne sortait personne de l'hôtel de l'Éléphant, tandis qu'Emmy était renfermée avec son amie, et que le major battait la générale sur les tables graisseuses de la salle commune. Si donc mistress Osborne était pressée de revoir son frère, ce désir était bien partagé.
«Eh bien? lui demanda-t-il du plus loin qu'il l'aperçut.
—Hélas! répondit Emmy, elle a eu beaucoup à souffrir.
—Par mon âme, je le crois bien, dit Jos, dont les joues frémissaient ni plus ni moins qu'une gelée au rhum.
—On pourrait lui donner la chambre de Paym, reprit Emmy, et Paym ira coucher à l'étage supérieur.»
Paym était une gouvernante anglaise, d'un certain âge, spécialement attachée au service de mistress Sedley, à laquelle M. Kirsch, comme le lui prescrivaient son devoir et sa position, avait le soin de faire sa cour, et que George s'amusait à effrayer par des histoires de voleurs et de revenants. Toutes ses journées se passaient à grogner, et tous les matins en habillant sa maîtresse elle lui signifiait sa résolution irrévocable de partir le lendemain pour son village natal de Clapham.
«Elle prendra la chambre de Paym, dit Emmy.
—Eh quoi! vous songeriez à loger cette femme sous le même toit que vous? s'écria le major en bondissant.
—Mais sans doute, dit Amélia de l'air le plus candide du monde; ce n'est pas la peine de vous fâcher, major Dobbin, et de vous en prendre à notre mobilier. Il est tout naturel que nous la prenions avec nous.
—Tout naturel, mon cher, dit Joseph à son tour.
—La pauvre créature a passé par tant d'épreuves! continua Emmy: son banquier, qui fait faillite et disparaît; son mari, ce misérable, ce monstre qui l'abandonne et lui enlève encore son enfant,—en même temps Emmy avançait le poing avec une expression menaçante et résolue qui enthousiasma le major;—enfin cette pauvre créature, délaissée, en est réduite maintenant à donner des leçons de chant pour gagner sa subsistance, et nous aurions la cruauté de ne pas la prendre avec nous?...
—Prenez de ses leçons tant qu'il vous plaira, reprit le major avec la même animation; mais ne la recevez pas dans votre appartement. Je vous en supplie, ne le faites point.
—Peuh! fit Jos en haussant les épaules.
—Comment! vous, toujours si bon, si généreux, toujours si dévoué en toute occasion; je ne vous comprends pas, William, reprit Amélia s'animant à son tour. N'est-ce pas le moment de lui tendre la main alors que le malheur l'accable et de lui rendre service. Elle serait ma plus ancienne amie, et je ne....
—Elle n'a pas toujours été votre amie,» dit le major Dobbin, irrité de cette résistance.
Cette allusion était trop dure; Emmy lança au major un regard plein de dignité.
«C'est mal, c'est bien mal, lui dit-elle, ce que vous faites là, major Dobbin.»
Puis, après ces paroles, elle se retira d'un pas ferme et majestueux, et alla cacher dans sa chambre l'offense dont elle se croyait blessée.
«Me rappeler un pareil souvenir! dit-elle lorsqu'elle eut fermé la porte; il y a de la cruauté de sa part à rouvrir une blessure qui m'a tant fait souffrir. Ah! c'est bien mal à lui! Si je l'avais oublié, devait-il m'en faire souvenir? Non, non, certainement.» En même temps, elle regardait le portrait de son mari suspendu, comme à l'ordinaire, à son chevet, et au-dessous celui de son fils. «Et quand j'y pense, c'est lui-même qui a tout fait pour me prouver que ma jalousie était injuste et aveugle et que vous étiez au-dessus de tout reproche, ô vous qui maintenant me regardez du haut du ciel!»
Suffoquée d'indignation, elle parcourait à grands pas sa chambre et fut enfin s'appuyer sur le bois du lit au-dessus duquel était suspendue la petite miniature de son mari. Elle resta pendant longtemps à le contempler sans en détacher ses regards, et dans les yeux du portrait elle croyait voir une expression de reproche qui lui paraissait redoubler à mesure qu'elle le contemplait davantage. Tous les vieux souvenirs de ce premier amour se pressaient en foule dans son esprit et sa blessure à peine cicatrisée se rouvrait avec des douleurs plus vives. Le courage manquait à Emmy pour supporter les reproches qui semblaient lui venir de la peinture; c'était trop pour ses forces, c'était plus que n'en pouvait supporter cette âme timorée.
Pauvre Dobbin! pauvre William! une seule parole a renversé l'ouvrage de bien des années. L'édifice péniblement élevé par tant de constance et de dévouement a été détruit par un seul mot; un seul mot a dissipé ses espérances et lui enlève ce cœur qui était la conquête et la récompense d'une vie d'abnégation.
Bien que William eût pu lire dans les regards d'Amélia qu'une crise allait avoir lieu, il n'en continua pas moins à supplier Sedley de se tenir sur ses gardes à l'égard de Rebecca, et, avec une énergie sans égale, il insista pour que Jos ne donnât point asile à Rebecca. Jos devait commencer par prendre quelques renseignements sur son compte, et le major lui dit à cette occasion de quelle manière il avait appris l'existence qu'elle menait au milieu de joueurs et de gens mal famés, et rappela le mal qu'elle avait fait jadis. N'était-ce pas elle qui, de concert avec Crawley, avait précipité le pauvre George à sa ruine? De son propre aveu, elle était séparée de son mari et peut-être pour d'autres motifs que ceux qu'elle mettait en avant; en somme, ce serait une fâcheuse société pour sa sœur, qui n'entendait rien aux affaires du monde. William, en conséquence, avec toute l'éloquence dont il était capable et avec une énergie inaccoutumée, suppliait Jos de fermer sa porte à Rebecca.
Avec moins d'emportement et plus d'habileté, Dobbin eût peut-être réussi auprès de Jos; mais le fonctionnaire civil se sentait profondément froissé des allures dominatrices que le major prenait à son égard. Il était d'ailleurs confirmé dans cette manière de voir par son laquais, M. Kirsch, que le major contrariait singulièrement en contrôlant ses dépenses et qui se trouvait ainsi tout naturellement porté à prendre le parti de son maître. À la tirade de Dobbin, Jos opposa une vigoureuse réplique et lui donna à entendre qu'il s'entendait mieux que tout autre au soin de défendre son honneur, qu'il désirait qu'on ne se mêlât point de ses affaires, et qu'il était résolu à s'affranchir enfin du joug que le major faisait peser sur lui. Cet entretien fut long et orageux, et se termina de la manière la plus simple par l'entrée de mistress Becky qui arrivait à l'hôtel de l'Éléphant avec son bagage, porté par un commissionnaire.
Elle exprima à Jos une tendre et respectueuse gratitude, et jeta au major Dobbin un coup d'œil poli quoique défiant, car une voix secrète lui disait qu'elle avait en lui un ennemi et qu'il venait d'élever la voix contre elle. En entendant la voix de Becky dans le salon, Amélia sortit de sa chambre et alla embrasser sa protégée avec la plus vive effusion. Elle ne fit attention au major que pour lui lancer un regard de colère. Jamais peut-être on n'avait surpris une expression à la fois plus injuste et plus dédaigneuse sur les traits de cette petite femme. Mais, par des motifs à elle connus, elle tenait à laisser voir sa mauvaise humeur contre Dobbin. Le major, plus indigné de cette injustice que de sa disgrâce, se retira après un salut non moins provocateur que l'adieu qu'il obtint pour réponse.
Débarrassée de sa présence, Emmy se livra sans contrainte à ses accès de tendresse pour Rebecca; et avec un entrain qui surprenait dans sa personne, s'occupa à installer son amie dans la chambre qu'elle lui destinait. Lorsqu'une nature faible et chancelante est sur le point de commettre une injustice, elle est plus que toute autre pressée d'en avoir fini. Emmy pensait qu'elle venait de faire preuve d'une grande fermeté et de témoigner de son respect pour la mémoire du capitaine Osborne.
Georgy rentra de la fête pour l'heure du dîner, et trouva quatre couverts mis comme d'habitude; mais à la place qu'occupait d'ordinaire le major Dobbin se trouvait une dame.
«Et Dobbin? demanda l'enfant avec la candeur de son âge.
—Le major dîne probablement en ville, lui répondit sa mère en l'attirant vers elle et en le couvrant de baisers. Puis après avoir écarté les cheveux qui lui tombaient sur le front, elle le présenta à mistress Crawley.
—Voici mon fils, Rebecca,» lui dit-elle.
Cette seule parole dans la bouche de mistress Osborne semblait dire: Trouvez-moi dans tout l'univers une semblable merveille. Becky regarda l'enfant avec admiration et lui serra tendrement la main.
«Cher enfant, dit-elle tout haut, comme il ressemble à....»
L'émotion coupa sa phrase, mais Amélia la comprit comme si elle l'eût achevée. La vue de Georgy lui avait rappelé son enfant chéri. Fort heureusement, la joie d'avoir retrouvé une amie aida mistress Crawley à supporter le poids de cette douleur, car elle mangea d'un excellent appétit.
Pendant le repas, Becky eut occasion de parler à plusieurs reprises, et George l'écoutait et la regardait avec une attention toute particulière. Au dessert, Emmy étant allée donner un coup d'œil à ses arrangements intérieurs, et Jos s'étant mis à ronfler en parcourant les colonnes du Galignani, Georgy, assis à côté de la nouvelle arrivée, continua à l'examiner comme une personne qu'il croyait reconnaître.
«Je parie.... dit-il enfin.
—Eh bien, que pariez-vous? fit Becky en riant.
—Que vous êtes la même femme que j'ai vue hier jouant au rouge ou noir.
—Silence, petit espiègle, dit Becky en lui prenant la main et en la couvrant de baisers; votre oncle s'y trouvait aussi, et votre maman n'en doit rien savoir.
—Soyez tranquille, répondit l'enfant.
—Vous voyez que nous sommes déjà comme une véritable paire d'amis,» dit Becky à Amélia, qui rentrait en ce moment.
Mistress Osborne avait, en vérité, fort bien choisi la personne à laquelle elle accordait l'hospitalité de son toit.
William, transporté d'indignation, bien qu'il fût loin de se douter encore de la catastrophe qui le menaçait, arpentait la ville comme un fou jusqu'au moment où il rencontra le secrétaire de légation, M. Tapeworm, qui l'invita à dîner. Tout en dressant le menu de leur repas, il demanda au diplomate quelques renseignements touchant une certaine mistress Rawdon Crawley qui avait fait, disait-on, quelque bruit à Londres. Tapeworm, qui était au courant des commérages de la grande Cité, et qui, de plus, avait des liens de parenté avec lady Gaunt, donna au major tous les détails qu'il désirait sur Becky. Le major ouvrit de grandes oreilles au récit de Tapeworm, qui lui fit les révélations les plus étourdissantes sur le compte de Becky, de Tufto et de Steyne, au point que les oreilles simples et candides du major ne tardèrent pas à en rougir. Lorsque Dobbin lui raconta que Rebecca devenait la commensale de mistress Osborne et de M. Jos Sedley, Tapeworm poussa un éclat de rire qui acheva de rendre le major tout stupéfait. Mieux valait, selon Tapeworm, envoyer chercher de suite à la prison un de ces messieurs à la tête rasée, portant veste jaune, et enchaînés deux à deux, avec fonction de balayer les rues de Poupernicle, pour en faire ses hôtes et leur confier Georgy, que d'admettre chez soi cette petite intrigante.
Ces renseignements causèrent au major un certain trouble mêlé d'inquiétude. Le matin même il avait été décidé, avant l'entrevue avec Rebecca, qu'Amélia irait le soir même au bal de la cour. Le major, espérant l'y rencontrer pour lui faire part de tout ce qu'il venait d'apprendre, endossa son uniforme et se rendit au palais dans l'espérance d'y rencontrer mistress Osborne; mais malheureusement elle n'y vint point, et, en rentrant chez lui, il s'assura que l'appartement des Sedley était plongé dans l'obscurité. Il était donc trop tard pour voir mistress Osborne avant le lendemain matin. Dieu sait si Dobbin ferma l'œil de toute la nuit, agité par les terribles confidences qu'il avait reçues la veille.
Le lendemain de bonne heure, il envoya son domestique porter à mistress Osborne un billet dans lequel il lui témoignait le désir d'avoir avec elle un entretien particulier. Il lui fut répondu que mistress Osborne, se trouvant fort souffrante, était dans la nécessité de garder la chambre.
Elle aussi n'avait point fermé l'œil de la nuit. Elle aussi avait été tourmentée par une pensée qui, depuis longtemps déjà, portait le trouble dans son cœur. Cent fois elle avait failli céder et toujours le sacrifice lui avait paru au-dessus de ses forces. Tant d'amour, de constance, de dévouement, de respect, de gratitude ne pouvaient triompher d'un sentiment secret inexplicable qui la poussait à la résistance; aucune considération n'avait d'empire sur Amélia, tous les prétextes lui étaient bons pour s'enfoncer dans cette ligne de conduite où la poussait son aveuglement.
Lorsqu'enfin, dans l'après-midi, le major eut obtenu la permission de se présenter chez elle, au lieu de l'accueil cordial et ouvert auquel elle l'avait habitué depuis si longtemps, il ne reçut d'elle qu'un salut froid et cérémonieux; on lui présenta une petite main gantée qu'on retira presque aussitôt de la sienne.
Rebecca, qui se trouvait dans la même pièce, s'avança vers Dobbin avec un sourire caressant et lui tendit la main. Dobbin retira la sienne, en proie à une agitation que trahissait sa figure.
«Pardonnez-moi, Madame, lui dit-il, il est de mon devoir de vous déclarer que si je me trouve ici, ce n'est nullement un sentiment d'amitié pour vous qui m'y amène.
—Que diable, s'il vous plaît, laissons tout cela de côté, fit Jos désirant éviter une scène.
—Je ne sais trop ce que le major Dobbin pourrait avoir à dire contre Rebecca? fit Amélia d'une voix nette, quoique légèrement émue. Et elle jeta sur lui un regard très-résolu.
—Je ne veux point de toutes ces discussions-là chez moi, reprit de nouveau Joseph, entendez-vous, Dobbin? je vous en prie, restons-en là.»
Puis, après avoir jeté un regard autour de lui et poussé un gros soupir, il se dirigea tout rouge et tout tremblant vers la porte de sa chambre.
«Ma chère amie, dit Rebecca avec une douceur angélique, je vous prie, ne vous refusez pas à entendre les accusations que le major Dobbin vient porter contre moi.
—Quant à moi, je ne veux rien entendre, s'écria Jos sur un ton de fausset, et, s'enveloppant dans sa robe de chambre, il s'élança hors de la pièce.
—Maintenant que vous n'avez plus devant vous que des femmes, il n'y a plus rien qui puisse retenir vos paroles, monsieur, lui dit Amélia.
—Amélia, répondit le major d'un ton de dignité blessée, pouvez-vous bien parler ainsi, et surtout à moi, à moi qui suis sûr de n'avoir à me reprocher aucun mauvais procédé à l'égard d'une femme; et en cette circonstance, ce n'est point un plaisir qui m'amène auprès de vous, c'est un devoir que je viens y remplir.
—Dépêchez-vous alors, major Dobbin,» répondit Amélia qui s'animait de plus en plus.
Comme elle prononçait ces paroles avec un accent impérieux dans la voix, la figure de Dobbin prit une expression dure et sévère.
«Eh bien? je viens vous dire....—vous pouvez rester, mistress Crawley, car il n'y a rien que je ne puisse dire devant vous,—je viens vous dire que je ne trouve point convenable qu'une famille que j'aime et j'estime, donne asile à une femme séparée de son mari, qui voyage sous un nom emprunté et fréquente les maisons de jeu....
—J'étais au bal, s'écria Becky.
—Et que ce n'est point la compagne qu'il faut à mistress Osborne et à son fils. J'ajouterai, continua Dobbin en sa tournant vers Rebecca, que j'ai trouvé ici des gens qui vous connaissent parfaitement, madame, et qui m'ont donné sur votre conduite des détails que je craindrais de répéter en présence de mistress Osborne.
—Major Dobbin, répliqua Rebecca, vous vous servez d'une manière de calomnier les gens pleine de réserve et de convenance, et vous avez l'adresse de les mettre sous le poids d'une mystérieuse accusation sans avoir le courage de la formuler; prétendez-vous faire allusion à des infidélités de ma part à l'égard de mon mari; je mets au défi qui que ce soit, et vous tout le premier, d'en produire aucune preuve. Mon honneur est intact, entendez-vous, et aussi intact, pour le moins, que celui du plus cruel ennemi qui ait jamais cherché à y porter atteinte. Après quoi, vous vous en prendrez à ma pauvreté, à mon malheur, à mon état d'isolement. Voilà ce qu'on peut surtout me reprocher; voilà les crimes dont chaque jour je subis la douloureuse expiation. Je m'en vais, Emmy, je m'en vais, oubliez que vous m'avez retrouvée, mais ne croyez pas que je sois plus coupable maintenant que lorsque vous m'avez connue autrefois. Pour moi, ces quelques heures de bonheur seront un rêve, et, comme un pauvre pèlerin, je reprendrai ma route sans jeter un regard en arrière. Vous rappelez-vous cette romance que nous chantions autrefois? hélas! ce temps a déjà fui bien loin. Et depuis lors ma vie a été un long pèlerinage, pendant lequel je me suis vue méprisée partout parce que j'étais pauvre, outragée parce que j'étais seule. Adieu, je me retire puisque mon séjour ici dérange les plans de votre ami.
—C'est la seule chose, madame, qui vous reste à faire, répliqua le major, et si je possède quelque autorité dans cette maison....
—De l'autorité, vous n'en exercez aucune, s'écria Amélia furieuse. Rebecca, vous resterez avec moi; non, non, ne craignez point que je vous abandonne, parce qu'on vous persécute et qu'on vous insulte, parce qu'il prend au major Dobbin la fantaisie de vous faire une scène. Venez avec moi, ma chère.»
Les deux femmes se dirigèrent en même temps vers la porte. William s'avança pour l'ouvrir, et comme elles quittaient la pièce, le major prit la main d'Amélia et lui dit:
«Veuillez rester, je vous prie, j'ai à vous parler.
—C'est pour vous parler contre moi lorsque je n'y serai plus pour me défendre, fit Becky prenant un air de victime.»
Amélia pour toute réponse lui serra la main.
«Sur l'honneur, il ne s'agit point de vous, dit Dobbin, restez, je vous prie, Amélia.»
Amélia resta et Dobbin fit un profond salut à mistress Crawley comme elle tirait la porte sur elle. Amélia fixa ses regards sur le major tout en s'appuyant contre la cheminée. Ses lèvres et sa figure étaient toutes pâles.
«J'ai à vous faire des excuses, lui dit le major, pour la manière dont je viens de vous parler. C'est à tort que j'ai employé le mot d'autorité.
—Ah! c'est heureux que vous le reconnaissiez, dit Amélia dont les dents claquaient les unes contre les autres.
—Vous me laisserez au moins le droit de m'expliquer, continua le major Dobbin.
—C'est une manière adroite et généreuse de me rappeler les obligations que je vous ai, fit Amélia.
—Les droits que je réclame, répondit William, sont ceux que m'a laissés le père de George.
—Vous n'avez pas craint d'insulter à sa mémoire hier encore; vous savez bien ce que je veux dire; soyez-en sûr, je ne l'oublierai jamais, non, jamais.»
Amélia prononça ces derniers mots avec le petit tremblement convulsif que donnent d'ordinaire la colère et l'émotion.
«Y pensez-vous, Amélia? fit Dobbin avec un retour de tristesse; croyez-vous que ces mots prononcés dans l'emportement de la colère soient assez forts pour ne plus rien laisser de toute une vie de dévouement. La mémoire de George n'a point à s'offenser de la manière dont je me conduis par égard pour elle, et si je mérite des reproches, je n'aurai jamais à en recevoir de sa veuve et de la mère de son fils. Pensez-y, pensez-y dans le calme de la réflexion, et je suis convaincu qu'en âme et conscience vous serez obligée de m'absoudre d'une pareille accusation; et déjà, maintenant, vous n'aurez pas le courage de me condamner.»
Amélia laissa tomber sa tête sur sa poitrine.
«Ce ne sont point mes paroles d'hier, Amélia, qui vous ont ainsi animée contre moi. Ce n'est là qu'un prétexte, ou bien j'aurais perdu ma peine à vous aimer pendant quinze ans, à veiller avec tendresse sur votre cœur. Et croyez-vous donc que, depuis de si longues années, je n'aie pas appris à lire dans votre âme, dans vos pensées. Je sais ce dont votre cœur est capable; il peut s'attacher avec fidélité à un souvenir, chérir une image; mais il ne peut ressentir un attachement assez fort pour répondre à celui que j'éprouve pour vous, enfin tel que j'aurais voulu le rencontrer dans une âme mieux trempée que la vôtre. Non, vous n'êtes pas digne de l'amour que je vous avais voué; je l'ai reconnu depuis longtemps, le but que je proposais à mon existence n'était pas digne des efforts que j'ai tentés pour l'atteindre. Insensé, je me suis bercé de vaines chimères, et, dans mon fol abandon, je me sentais toujours prêt à échanger la franchise et l'ardeur de mon âme contre la faible étincelle d'amour assoupie dans la vôtre; mais maintenant je renonce à un pareil marché, je me retire et sans qu'il y ait reproche ou ressentiment de ma part. Oh! nullement; avec une bonne nature, vous avez fait tout ce qu'on pouvait attendre de vous; mais la hauteur de l'attachement que je vous portais est trop élevée pour vous, et pour y atteindre, pour avoir part à cette généreuse tendresse, il fallait un cœur plus grand que le vôtre. Adieu, Amélia; après avoir suivi toutes les vicissitudes du combat qui se livrait en vous, je reconnais qu'il est temps d'y mettre fin; nous sommes tous deux à bout de nos forces.»
Amélia, consternée et silencieuse, écoutait William qui secouait tout à coup la chaîne qui jusqu'alors les tenait unis et regagnait à la fois son indépendance et sa supériorité. Depuis longtemps cette petite créature le sentant prosterné à ses pieds, avait cru qu'il ne saurait jamais se relever. Elle ne voulait point l'épouser, mais le tenir à sa discrétion, elle voulait tout de lui, sans lui faire aucune concession. C'était un de ces marchés tels qu'on en voit souvent en amour.
Cette véhémente apostrophe de William l'avait complétement renversée et mise en déroute. Étonnée désormais de la position offensive qu'elle avait prise d'abord, elle ne songeait plus qu'à battre en retraite.
«Si je vous comprends bien, vous allez partir, William?» lui demanda-t-elle.
William sourit tristement.
«Une fois déjà je vous ai quittée, lui dit-il, et je suis revenu après douze années; alors nous étions jeunes tous les deux, mais la vie s'use enfin à jouer ainsi avec l'espérance.»
Pendant cet entretien la porte de la chambre de mistress Osborne s'était doucement entrebâillée, et Becky, tournant le bouton au moment même où Dobbin l'avait lâché, n'avait point perdu un mot de toute cette conversation.
«C'est un noble cœur, pensa-t-elle en elle-même, et c'est bien mal à cette femme de se jouer ainsi de lui.»
Elle admirait Dobbin sans lui conserver aucune rancune pour s'être déclaré aussi ouvertement contre elle. C'était là une partie jouée avec loyauté et à armes égales de part et d'autre.
«Ah! pensait-elle, si j'avais trouvé un homme comme celui-là, un homme qui aurait eu comme lui du cœur et de la tête, je n'aurais point regardé à ses grands pieds.»
Elle alla alors s'enfermer dans sa chambre, se recueillit pendant un instant, et écrivit un billet à Dobbin, où elle l'engageait à attendre quelques jours avant de partir, lui promettant de tout faire pour lui auprès d'Amélia.
Sa séparation consommée, le pauvre Dobbin se dirigea vers la porte et sortit. La petite aventurière de qui venait cette brouillerie était enfin maîtresse du champ de bataille, c'était à elle maintenant de savoir tirer de la victoire le meilleur parti possible.
Maître George rentrant comme d'habitude à l'heure du dîner, avait remarqué l'absence de son vieux Dobbin. Le silence le plus profond régna pendant tout ce repas; Jos n'avait rien perdu de son appétit, mais Emmy ne mangeait pas.
Après le dîner, Georgy s'étendit sur un canapé tout proche de la fenêtre, ayant vue sur la place du marché. Georgy regardait ce qui se passait dehors, tandis que sa mère s'occupait à ranger d'un autre côté, tout à coup il s'aperçut qu'il y avait grand mouvement dans l'hôtel occupé par le major.
«Hélas! dit-il, voilà le voiturin de Dobbin que l'on sort de la remise.» Ce voiturin avait été acheté par Dobbin, moyennant six livres sterling, et lui avait valu de la part de ses amis un feu roulant de plaisanteries.
Emmy tressaillit sans rien dire.
«Hé! hé! continua George, voici François qui sort avec le porte-manteau, et Kunz, le postillon borgne, qui traverse le marché avec ses trois rosses; le voilà avec ses grandes bottes et sa veste jaune. Il y a donc quelqu'un qui s'en va? Mais ils mettent les chevaux à la voiture de Dobbin: le major va donc partir?
—Oui, dit Emmy, il part en voyage.
—En voyage! et quand reviendra-t-il?
—Jamais, répondit Emmy.
—Non, il ne partira pas! s'écria le petit Georgy en s'agitant sur le canapé.
—Allez-vous vous tenir tranquille, monsieur! lui cria Jos.
—Je vous défends de sortir, Georgy,» lui dit sa mère avec une expression de tristesse.
L'enfant s'arrêta, frappa du pied, puis, sautant et s'agitant sur le canapé, il donna tous les signes de l'impatience et de la curiosité.
Les chevaux furent attelés, les bagages chargés sur la voiture; François apporta l'épée, la canne et le parapluie de son maître, tout cela lié ensemble; il les plaça dans le filet, mit à côté de lui sur le siége le nécessaire de voyage et l'étui du chapeau à cornes. François sortit encore le vieux manteau de drap bleu doublé de serge rouge qui, depuis quinze ans, tenait fidèle compagnie à son propriétaire; il était tout neuf à la campagne de Waterloo, et avait couvert George et William la nuit qui avait suivi l'affaire des Quatre-Bras.
Le propriétaire de l'hôtel vint à son tour donner un coup d'œil à la voiture. François apporta ensuite le reste des bagages; Dobbin parut enfin. Le maître de l'hôtel pleurait presque de le voir partir; le major était adoré de tous ceux avec qui il était en rapport. Ce ne fut qu'à grand'peine qu'il parvint à se soustraire à l'attendrissement de ces adieux.
«Moi, je veux aller lui dire adieu, s'écria George en frappant du pied.
—Vous lui donnerez ceci,» dit Becky, qui semblait fort émue.
Et elle remit à l'enfant un petit morceau de papier. Descendre l'escalier, traverser la rue fut pour George l'affaire d'une seconde; déjà le postillon jaune commençait à faire claquer son fouet. William était dans la voiture. George monta sur le marchepied, et entourant le cou du major de ses deux bras, comme on pouvait le voir de la fenêtre, lui adressa des questions sans fin; puis il lui donna le petit billet que sa mère l'avait chargé de lui remettre. William le saisit avec empressement et il tremblait pour l'ouvrir; mais tout à coup ses traits s'altérèrent, il déchira ce papier et en jeta les morceaux par la portière; puis il embrassa George sur le front, et l'enfant redescendit avec l'aide de François en se frottant les yeux. Georgy resta encore quelques moments à regarder la voiture. Le postillon agita de nouveau son fouet, François s'élança sur le siége, les trois chevaux s'ébranlèrent. En même temps, la tête de Dobbin s'inclina sur sa poitrine; il ne leva point les yeux quand la voiture passa sous les fenêtres d'Amélia, et Georgy resta seul dans la rue éclatant en larmes et en sanglots au milieu des passants attroupés.
La femme de chambre d'Emmy entendit l'enfant pleurer pendant toute la nuit; elle lui porta des bonbons pour essayer de le consoler et mêla ses regrets aux siens, car tous ceux qui connaissaient cet honnête et brave major ne pouvaient s'empêcher de se laisser prendre d'affection pour lui.
Quant à Emmy, n'avait-elle pas rempli son devoir? n'avait-elle pas pour se consoler la miniature de George?