La Guerre des Boutons: Roman de ma douzième année
LIVRE III
LA CABANE
CHAPITRE PREMIER
LA CONSTRUCTION DE LA CABANE.
Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux.
CH. BAUDELAIRE (la Mort des Amants).
L’absence de Gambette et de Camus et la réserve mystérieuse du général n’avaient pas été sans intriguer fortement les guerriers de Longeverne qui, individuellement et sous le sceau du secret, étaient venus, pour une raison ou pour une autre, demander à Lebrac des explications.
Mais tout ce que les plus favorisés avaient pu obtenir comme renseignement tenait dans cette phrase:
—Vous regarderez bien Touegueule ce soir.
Aussi à quatre heures dix minutes, des munitions en quantité imposante devant eux et le quignon de pain au poing, étaient-ils chacun à son poste, attendant impatiemment la venue des Velrans et plus attentifs que jamais.
—Vous vous tiendrez cachés, avait expliqué Camus, il faut qu’il monte à son arbre si l’on veut que ça soit rigolo.
Tous les Longevernes, les yeux écarquillés, suivirent bientôt chacun des mouvements du grimpeur ennemi gagnant son poste de vigie au haut du foyard de lisière.
Ils regardèrent et regardèrent encore, se frottant de minute en minute les yeux qui s’embuaient d’eau et ne virent absolument rien de particulier, mais là, rien du tout! Touegueule s’installa comme d’habitude, dénombra les ennemis, puis saisit sa fronde et se mit à «acaillener» consciencieusement les adversaires qu’il pouvait distinguer.
Mais au moment où un geste trop brusque du franc-tireur le penchait de côté afin d’éviter un projectile de Camus, impatienté de voir que nulle catastrophe n’advenait, un craquement sec et de sinistre augure déchira l’air. La grosse branche sur laquelle était juché le Velrans cassait net, d’un seul coup, et lui, dégringolait avec elle sur les soldats qui se trouvaient en dessous. La sentinelle aérienne essaya bien de se raccrocher aux autres rameaux, mais cognée de-ci, meurtrie de-là sur les branches inférieures qui craquaient à leur tour, la repoussaient ou se dérobaient traîtreusement, elle arriva à terre on ne sait trop comment, mais à coup sûr plus vite qu’elle n’était montée.
—Ouais! ouais! oille! ouille! oh! oh la la! La jambe! La tête! Le bras!
Un homérique éclat de rire répondit du Gros Buisson à ce concert de lamentations.
—C’est moi qui te rechope encore, hein! railla Camus, voilà ce que c’est que de faire le malin et de menacer les autres. Ça t’apprendra, sale peigne-cul, à me viser avec ta fronde. T’as pas cassé ton verre de montre, des fois? Non! Il est bon le cadran!
—Lâches! assassins! crapules! ripostaient les rescapés de l’armée des Velrans. Vous nous le paierez, bandits, voui! vous le paierez.
—Tout de suite, répondit Lebrac; et, s’adressant aux siens:
—Hein! si on poussait une petite charge?
—Allez! approuva-t-on!
Et le hurlement du lancer des quarante-cinq Longevernes apprit aux ennemis déjà déroutés et en désarroi qu’il fallait vivement déguerpir si l’on ne voulait pas s’exposer à la grande honte d’une nouvelle et désastreuse confiscation de boutons.
Le camp retranché de Velrans fut dégarni en un clin d’œil. Les blessés, par enchantement, retrouvèrent leurs jambes, même Touegueule, qui avait eu plus de peur que de mal et s’en tirait à bon marché avec des égratignures aux mains, des meurtrissures aux reins et aux cuisses, plus un œil au beurre noir.
—Nous voilà au moins bien tranquilles! constata Lebrac l’instant d’après. Allons chercher l’emplacement de la cabane.
Toute l’armée revint près de Camus, lequel était descendu de l’arbre pour garder momentanément le sac confectionné par la Marie Tintin et qui contenait le trésor deux fois sauvé déjà et quatorze fois cher de l’armée de Longeverne.
Les gars se renfoncèrent dans les profondeurs du Gros Buisson afin de regagner sans être vus l’abri découvert par Camus, la chambre du Conseil, comme l’avait baptisé La Crique, et, de là, diverger vers le haut par petits groupes pour rechercher, parmi les nombreux emplacements utilisables, celui qui paraîtrait le plus propice et répondrait le mieux aux besoins de l’heure et de la cause.
Cinq ou six bandes s’agglomérèrent spontanément, conduites chacune par un guerrier important, et immédiatement se dispersèrent parmi les vieilles carrières abandonnées, examinant, cherchant, furetant, discutant, jugeant, s’interpellant.
Il ne fallait pas être trop près du chemin ni trop loin du Gros Buisson. Il fallait également ménager à la troupe un chemin de retraite parfaitement dissimulé, afin de pouvoir se rendre sans dangers du camp à la forteresse.
Ce fut La Crique qui trouva.
Au centre d’un labyrinthe de carrières, une excavation comme une petite grotte offrait son abri naturel qu’un rien suffirait à consolider, à fermer et à rendre invisible aux profanes.
Il appela par le signal d’usage Lebrac et Camus et les autres, et bientôt tous furent devant la caverne que le camarade venait de redécouvrir, car tous, parbleu, la connaissaient déjà. Comment ne s’en étaient-ils pas souvenus?
Pardié, ce sacré La Crique, avec sa mémoire de chien, il se l’était rappelée tout de suite. Vingt fois, en effet, ils avaient passé là au cours d’incursions dans le canton en quête de nids de merles, de noisettes mûres, de prunelles gelées ou de guilleris boutons rintris[61].
Les carrières précédentes faisaient comme une espèce de chemin creux qui aboutissait à une sorte de carrefour ou de terre-plein bordé du côté du haut par une bande de bois rejoignant le Teuré, et semé vers le bas de buissons entre lesquels des sentiers de bêtes se rattachaient, en coupant le chemin, aux prés-bois qui se trouvaient derrière le Gros Buisson.
Toute l’armée entra dans la caverne. Elle était, en réalité, peu profonde, mais se trouvait prolongée ou plutôt précédée par un large couloir de roc, de sorte que rien n’était plus facile que d’agrandir son abri naturel en plaçant sur ces deux murs, distants de quelques mètres, un toit de branches et de feuillage. Elle était d’autre part admirablement protégée, entourée de tous côtés, sauf vers l’entrée, d’un épais rideau d’arbres et de buissons.
On rétrécirait l’ouverture en élevant une muraille large et solide avec les belles pierres plates qui abondaient et on serait là-dedans absolument chez soi. Quand le dehors serait fait, on s’occuperait de l’intérieur.
Ici, les instincts bâtisseurs de Lebrac se révélèrent dans toute leur plénitude. Son cerveau concevait, ordonnait, distribuait la besogne avec une admirable sûreté et une irréfutable logique.
—Il faudra, dit-il, ramasser dès ce soir tous les morceaux de planches que l’on trouvera, les lattes, les baudrions[62], les vieux clous, les bouts de fer.
Il chargea l’un des guerriers de trouver un marteau, un autre des tenailles, un troisième un marteau de maçon; lui, apporterait une hachette, Camus une serpe, Tintin un mètre (en pieds et en pouces) et tous, ceci était obligatoire, tous devaient chiper dans la boîte à ferraille de la famille au moins cinq clous chacun, de préférence de forte taille, pour parer immédiatement aux plus pressantes nécessités de construction, savoir entre autres l’édification du toit.
C’était à peu près tout ce qu’on pouvait faire ce soir-là. En fait de matériaux, il fallait surtout de grosses perches et des planches. Or le bois offrait suffisamment de fortes coudres droites et solides qui feraient joliment l’affaire. Pour le reste, Lebrac avait appris à dresser des palissades pour barrer les pâtures, tous savaient tresser des claies et, quant aux pierres, il y en avait, dit-il, en veux-tu, n’en voilà!
—N’oubliez pas les clous surtout, recommanda-t-il!
—On laisse le sac ici? interrogea Tintin.
—Mais oui, fit La Crique: on va bâtir tout de suite, là au fond, avec des pierres, un petit coffre et on va l’y mettre bien au sec, bien à l’abri: personne ne veut venir l’y trouver.
Lebrac choisit une grande pierre plate qu’il posa horizontalement, non loin de la paroi du rocher; avec quatre autres plus épaisses, il édifia quatre petits murs, mit au centre le trésor de guerre, recouvrit le tout d’une nouvelle pierre plate et disposa alentour et irrégulièrement des cailloux quelconques afin de masquer ce que sa construction pouvait avoir de trop géométrique pour le cas, bien improbable, où un visiteur inopiné eût été intrigué par ce cube de pierres.
Là-dessus, joyeuse, la bande s’en retourna lentement au village, faisant mille projets, prête à tous les vols domestiques, aux travaux les plus rudes, aux sacrifices les plus complets.
Ils réaliseraient leur volonté: leur personnalité naissait de cet acte fait par eux et pour eux. Ils auraient une maison, un palais, une forteresse, un temple, un panthéon, où ils seraient chez eux, où les parents, le maître d’école et le curé, grands contrecarreurs de projets, ne mettraient pas le nez, où ils pourraient faire en toute tranquillité ce qu’on leur défendait à l’église, en classe et dans la famille, savoir: se tenir mal, se mettre pieds nus ou en manches de chemise, ou «à poil», allumer du feu, faire cuire des pommes de terre, fumer de la viorne et surtout cacher les boutons et les armes.
—On fera une cheminée, disait Tintin.
—Des lits de mousse et de feuilles, ajoutait Camus.
—Et des bancs et des fauteuils, renchérissait Grangibus.
—Surtout, calez tout ce que vous pourrez en fait de planches et de clous, recommanda le chef; tâchez d’apporter vos provisions derrière le mur ou dans la haie du chemin de la Saute: on reprendra tout, demain, en venant à la besogne.
Ils s’endormirent fort tard, ce soir-là. Le palais, la forteresse, le temple, la cabane hantaient leur cerveau en ébullition. Leurs imaginations vagabondaient, leurs têtes bourdonnaient, leurs yeux fixaient le noir, les bras s’énervaient, les jambes gigotaient, les doigts de pieds s’agitaient. Qu’il leur tardait de voir poindre l’aurore du jour suivant et de commencer la grande œuvre.
On n’eut pas besoin de les appeler pour les faire lever ce matin-là et, bien avant l’heure de la soupe, ils rôdaient par l’écurie, la grange, la cuisine, le chari[63], afin de mettre de côté les bouts de planches et de ferrailles qui devaient grossir le trésor commun.
Les boîtes à clous paternelles subirent un terrible assaut. Chacun voulant se distinguer et montrer ce qu’il pouvait faire, ce ne fut pas seulement deux cents clous que Lebrac eut le soir à sa disposition, mais cinq cent vingt-trois bien comptés. Toute la journée il y eut, du village au gros tilleul et aux murs de la Saute, des allées et venues mystérieuses de gaillards aux blouses gonflées, à la démarche pénible, aux pantalons raides, dissimulant entre toile et cuir des objets hétéroclites qu’il eût été fort ennuyeux de laisser voir aux passants.
Et le soir, lentement, très lentement, Lebrac arriva par le chemin de derrière au carrefour du vieux tilleul. Il avait la jambe gauche raide lui aussi et semblait boiter.
—«Tu t’as fait mal?» interrogea Tintin.
—«T’as tombé?» reprit La Crique.
Le général sourit du sourire mystérieux de Bas de Cuir, ou d’un autre, d’un sourire qui disait à ses hommes: vous n’y êtes point.
Et il continua à bancaler jusqu’à ce qu’ils fussent tous entièrement dissimulés derrière les haies vives du chemin de la Saute. Alors il s’arrêta, déboutonna sa culotte, saisit contre sa peau la hache à main qu’il avait promis d’apporter et dont le manche enfilé dans une de ses jambes de pantalon donnait à sa démarche cette roideur claudicante et disgracieuse. Ce fait, il se reboutonna et, pour montrer aux amis qu’il était aussi ingambe que n’importe lequel d’entre eux, il entama, brandissant sa hachette au centre de la bande, une sorte de danse du scalp qui n’aurait pas été déplacée au milieu d’un chapitre du «Dernier des Mohicans» ou du «Coureur des Bois».
Tout le monde avait ses outils: on allait s’y mettre. Deux sentinelles toutefois furent postées au chêne de Camus pour prévenir la petite armée dans le cas où la bande de l’Aztec serait venue porter la guerre au camp de Longeverne, et l’on répartit les équipes.
—Moi, je ferai le charpentier, déclara Lebrac.
—Et moi, je serai le maître maçon, affirma Camus.
—C’est moi «que je poserai» les pierres avec Grangibus. Les autres les choisiront pour nous les passer.
L’équipe de Lebrac devait avant tout chercher les poutres et les perches nécessaires à la toiture de l’édifice. Le chef, de sa hachette, les couperait à la taille voulue et on assemblerait ensuite quand le mur de Camus serait bâti.
Les autres s’occuperaient à faire des claies que l’on disposerait sur la première charpente pour former un treillage analogue au lattis qui supporte les tuiles. Ce lattis-là, en guise de produits de Montchanin, supporterait tout simplement un ample lit de feuilles sèches qui seraient maintenues en place, car il fallait prévoir les coups de vent, par un treillage de bâtons.
Les clous du trésor, soigneusement recomptés, allèrent se joindre aux boutons du sac. Et l’on se mit à l’œuvre.
Jamais Celtes narguant le tonnerre à coups de flèches, compagnons glorieux du siècle des cathédrales sculptant leur rêve de pierre, volontaires de la grande Révolution s’enrôlant à la voix de Danton, quarante-huitards plantant l’arbre de la Liberté n’entreprirent leur besogne avec plus de fougue joyeuse et de frénétique enthousiasme que les quarante-cinq soldats de Lebrac édifiant, dans une carrière perdue des prés-bois de la Saute, la maison commune de leur rêve et de leur espoir.
Les idées jaillissaient comme des sources aux flancs d’une montagne boisée, les matériaux s’accumulaient en monceaux; Camus empilait des cailloux; Lebrac, poussant des han! formidables, cognait et tranchait déjà à grands coups, ayant trouvé plus pratique, au lieu de fouiller le taillis pour y trouver des poutrelles, de faire enlever dans les «tas» voisins de la coupe une quarantaine de fortes perches qu’une corvée de vingt volontaires était allée voler sans hésitation.
Pendant ce temps, une équipe coupait des rameaux, une autre tressait des claies et lui, la hache ou le marteau à la main, entaillait, creusait, clouait, consolidait la partie inférieure de sa toiture.
Pour que la charpente fût solidement arrimée, il avait fait creuser le sol afin d’emboîter ses poutres dans la terre: il les entourerait, pensait-il, de cailloux enfoncés de force et destinés autant à les maintenir en place qu’à les protéger de l’humidité de la terre. Après avoir pris ses mesures il avait ébauché son châssis et maintenant il l’assemblait à force de clous avant de l’ajuster dans les entailles creusées par Tintin.
Ah! c’était solide, et il l’avait éprouvé en posant l’ensemble sur quatre grosses pierres. Il avait marché, sauté, dansé dessus, rien n’avait bougé, rien n’avait frémi, rien n’avait craqué: «c’était de la belle ouvrage vraiment!»
Et jusqu’à la nuit, jusqu’à la nuit noire, même après le départ du gros de la bande, il resta là encore avec Camus, La Crique et Tintin pour tout mettre en ordre et tout prévoir.
Le lendemain on poserait le toit et on ferait un bouquet, parbleu! tout comme les charpentiers lorsque la charpente est achevée et qu’ils «prennent le chat». L’embêtement, c’est qu’on n’aurait pas un litre ou deux à boire pour commémorer dignement cette cérémonie.
—Allons-nous-en, fit Tintin.
Et ils rejoignirent le bas de la Saute et la carrière à Pepiot en passant par la «chambre du conseil».
—Tu m’as toujours pas dit comment que t’avais trouvé ce coin-là, hé Camus, rappela le général.
—Ah ah! repartit l’autre! eh ben, voilà!
Cet été nous étions aux champs avec la Titine de chez Jean-Claude et puis le berger du «Poron», tu sais celui de Laiviron, qui miguait[64] tout le temps. Et puis y avait encore les deux Ronfous de sur la Côte, qui sont «à maître»[65] maintenant.
Alors on a songé: Si on s’amusait à dire la messe!
Le berger du Poron[66] a voulu faire le curé; il a ôté sa chemise et il l’a passée sur ses habits pour avoir comme qui dirait un surplis; on a fait un autel avec des cailloux et des bancs aussi: les deux Ronfous étaient les servants, mais ils n’ont pas voulu mettre leur chemise sur leur tricot. Ils ont dit que c’était passe qu’elles étaient déchirées, mais je parierais bien que c’est parce qu’ils avaient ch... fait dedans; enfin, bref, le berger nous a mariés la Titine et moi.
—T’avais pas de bagues pour y mettre au doigt?
—J’y ai mis des bouts de tresse.
—Et la couronne?
—On avait du chèvrefeuille.
—Ah!
—Oui, et puis l’autre avait un paroissien, il a dit des Dominus vobiscum, oremus prends tes puces, secundum secula, un tas de chichis, quoi, comme le noir, kifkifre! puis après «Ite Missa est», allez en paix, mes enfants!
Alors on est parti les deux la Titine et on leur a dit de ne pas venir, que c’était la nuit de noce, que ça ne les regardait pas, qu’on resterait pas longtemps et qu’on reviendrait le lendemain matin pour la messe des parents défunts.
On a foutu le camp par les buissons et on est venu juste tomber là à c’te carrière où que nous venons de passer. Alors on s’a couché sur les cailloux.
—Et puis?
—Et puis, je l’ai embrassée, pardine!
—C’est tout! Tu y as pas mis ton doigt au....
—Penses-tu, mon vieux, pour me l’emplir de jus, c’est bien trop sale; ben y avait pas de danger, et puis qu’est-ce qu’aurait pensé la Tavie?
—C’est vrai que c’est sale, les femmes!
—Et encore ce n’est rien quand elles sont petites, mais quand elles «viennent» grandes, leurs pantets sont pleins de fourbi...
—Pouah! fit Tintin, tu vas me faire dégobiller.
—Filons, filons! coupa Lebrac, voilà six heures et demie qui sonnent à la tour; on va se faire attraper!
Et sur ces réflexions misogynes, ils regagnèrent leurs pénates.