La Guerre des Boutons: Roman de ma douzième année
CHAPITRE IX
TRAGIQUES RENTRÉES
Les sanglots des martyrs et des suppliciés
Sont une symphonie enivrante sans doute...
CH. BAUDELAIRE (les Fleurs du Mal).
Bacaillé, dépêtré de ses liens, les fesses en sang, la face congestionnée, les yeux révulsés d’horreur, reçut en pleine figure les paquets malodorants qu’étaient ses habits, cependant que toute l’armée, suivant ses chefs, l’abandonnait à son sort et quittait dignement la cabane pour aller un peu plus loin, dans un endroit désert et caché, se concerter sur ce qu’il convenait de faire en si pressante et pénible occurrence.
Pas un ne se demandait ce qu’il allait advenir du traître démasqué, châtié, fessé, déshonoré, empuanti. Ça, c’était son affaire, il n’avait que ce qu’il méritait et tout juste encore. Des râles et des hoquets de rage, des sanglots d’un homme qu’on assassine parvenaient bien jusqu’à leurs oreilles, ils ne s’en soucièrent point.
Bientôt, par degrés, l’autre reprenant conscience et se sauvant à toute allure, les sanglots et les cris et les hurlements diminuèrent et l’on n’entendit plus rien.
Alors Lebrac commanda.
—Il faut aller prendre à la cabane tout ce qui peut servir encore et aller le cacher ailleurs en attendant.
A deux cents mètres de là, dans le taillis, une petite excavation, insuffisante pour remplacer celle qu’on venait de perdre par le crime de Bacaillé, pouvait, faute de mieux, abriter momentanément les débris de ce qui avait été le palais de gloire de l’armée de Longeverne.
—Il faut tout apporter ici, décida-t-il. Et immédiatement la majeure partie de la troupe s’occupa à ce travail.
—Fichez aussi le mur en bas, compléta-t-il, enlevez le toit et murez la provision de bois; il faut qu’on ne voie plus rien de rien.
Les ordres étant donnés, pendant que les soldats vaquaient à ces corvées réglementaires et pressées, il conféra avec les autres chefs: Camus, La Crique, Tintin, Boulot, Grangibus et Gambette.
Ce fut une conférence longue et mystérieuse.
L’avenir et le présent y furent confrontés au passé, non sans regrets et sans plaintes, et surtout l’on agita la question de reconquérir le trésor.
Ce trésor était sûrement dans la cabane des Velrans et la cabane était dans le bois; mais comment le trouver et surtout quand pourrait-on le chercher?
Il n’y avait que Gambette habitant sur la Côte et quelquefois Grangibus occupé au moulin qui pouvaient invoquer des motifs plausibles d’absence sans courir le risque d’un contrôle immédiat et sérieux.
Gambette n’hésita pas.
—Je gouepperai[90] l’école tant qu’il faudra; je battrai le bois en long, en large, en haut, en travers, j’en laisserai pas un pouce d’inesqueploré[91], tant que j’aurai pas démoli leur cabane et repris notre sac. Grangibus déclara que, toutes les fois qu’il pourrait se joindre à lui, il le retrouverait à la Carrière à Pepiot, une demi-heure environ avant l’entrée en classe.
Dès que la traque de Gambette aurait abouti et qu’on aurait reconquis le trésor, on rebâtirait la cabane sur un emplacement qu’on déterminerait plus tard, après les recherches les plus sérieuses.
Pour l’heure, on se contenterait de protéger jusqu’au contour des Menelots et à la marnière de Jean-Baptiste le retour au Vernois des Gibus.
Le transport des matériaux était achevé; les guerriers vinrent se grouper autour des chefs.
Lebrac, au nom du Conseil, annonça gravement que la guerre à la Saute était suspendue jusqu’à une date prochaine qu’on fixerait de façon précise dès qu’on aurait retrouvé ce qu’il fallait.
Le conseil, prudent, gardait en effet pour lui le secret de ses grandes décisions.
On effaça aussi bien que possible les traces qui menaient de l’ancienne cabane à la nouvelle réserve, après quoi, le soleil baissant, on se résolut à regagner le village sans se douter qu’à cette heure il était en pleine révolution.
Les conscrits qui jouaient aux quilles, les hommes qui buvaient leur litre à l’auberge de Fricot, les commères allant faire la causette avec la voisine, les grandes filles s’exerçant à la broderie ou au crochet derrière les rideaux de la fenêtre, toute la population de Longeverne, se récréant ou se reposant, fut tout d’un coup attirée, aspirée devrait-on dire, au milieu de la rue, par des cris épouvantables, par les râles qui n’avaient plus rien d’humain d’un malheureux qui est à bout, qui va tomber, rendre l’âme, et chacun, les yeux arrondis d’angoisse, se demandait ce qu’il y avait.
Et voilà que l’on vit surgir du «traje» des Cheminées, bancalant plus que jamais et courant et hurlant autant qu’on peut hurler, Bacaillé tout nu ou presque, car il n’avait sur son dos que sa chemise et aux pieds des souliers sans cordons. Il tenait sur ses bras deux paquets d’habits et il sentait, il empoisonnait plus que trente-six charognes en train de pourrir.
Les premiers qui accoururent à sa rencontre reculèrent en se bouchant le nez, puis, un peu aguerris, se rapprochèrent tout de même, complètement ahuris, interrogeant:
—Qu’est-ce qu’il y a?
Bacaillé avait les fesses rouges de sang, des rigoles de crachat lui descendaient le long des cuisses, ses yeux chavirés n’avaient plus de larmes, ses cheveux étaient tout droits et agglutinés comme les poils d’un hérisson, et il tremblait comme une feuille morte qui va se détacher de son rameau et s’envoler au vent.
—Qu’est-ce qu’il y a? Qu’est-ce qu’il y a?
Bacaillé ne pouvait rien dire: il hoquetait, râlait, se tordait, hochait la tête, se laissait aller.
Son père et sa mère accourus l’emportèrent à la maison à demi évanoui, cependant que tout le village intrigué les suivait.
On pansa les fesses de Bacaillé, on le débarbouilla, on mit tremper ses habits dans une seille à la remise, on le coucha, on lui chauffa des briques, des cruchons, des bouillottes; on lui fit boire du thé, du café, des grogs et, toujours hoquetant, il se calma un peu et baissa les paupières.
Un quart d’heure après, un peu remis, il rouvrait les yeux et racontait à ses parents, ainsi qu’aux nombreuses femmes qui entouraient sa couche, tout ce qui venait de se passer à la cabane, en omettant toutefois soigneusement de spécifier les motifs qui lui avaient valu ce traitement barbare, c’est-à-dire sa trahison.
Il dit tout le reste: il vendit tous les secrets de l’armée de Longeverne, il narra les escapades à la Saute et les batailles, il confessa les boutons chipés et la contribution de guerre, il dévoila tous les trucs de Lebrac, dénonça tous ses conseils; il chargea Camus autant qu’il put; il dit les planches dérobées, les clous soustraits, les outils empruntés et la noce, la goutte, le vin, les pommes et le sucre volés, les chants obscènes, la dégueulade au retour, et les farces à Bédouin et le culottage de saint Joseph avec les dépouilles de l’Aztec des Gués, tout, tout, tout; il se dégonfla, se vida, se vengea et s’endormit là-dessus avec la fièvre et le cauchemar.
Marchant sur la pointe des pieds, une à une ou par petits groupes, s’arrêtant de temps à autre pour jeter un coup d’œil sur l’intéressant malade, les visiteuses se retirèrent. Mais elles s’attendirent au seuil de la porte, et, toutes réunies, conférèrent, s’animèrent, s’excitèrent, se montèrent jusqu’à la fureur folle: œufs volés, boutons raflés, clous chipés, sans compter ce qu’on ne savait pas, et bientôt pas un chat dans le village—si toutefois ces gracieux animaux eurent le mauvais goût de prêter l’oreille aux discours de leurs patronnes—n’ignora un mot de la terrible affaire.
—Les gredins! les gouillands! les gouapes! les voyous! les saligauds!
—Attendez un peu qu’il rentre, j’ vais le soigner, le mien!
—J’ vais lui servir quéque chose aussi, au nôtre!
—Si c’est permis, des gamins de leur âge!
—Y a pus d’enfants, voyez-vous!
—Moi, c’est son père qui va lui en foutre!
—Attendez seulement qu’ils reviennent!
Le fait est qu’ils ne paraissaient point autrement pressés de rentrer, les gars de Longeverne, et ils l’auraient été bien moins encore s’ils avaient pu se douter de l’état de surexcitation dans lequel la rentrée et les révélations de Bacaillé avaient mis les auteurs de leurs jours.
—Vous ne les avez pas encore revus?
—Non! quelles sottises peuvent-ils bien être encore en train de faire?
Les pères venaient de rentrer pour arranger les bêtes, leur donner à manger, les mener boire et renouveler la litière. Ils criaient moins que leurs épouses, mais ils avaient les traits crispés et durcis.
Le père Bacaillé avait parlé de maladie, procès, dommages-intérêts, et, dame! quand il était question de leur faire desserrer les cordons de la bourse, cela n’allait point; aussi promettaient-ils intérieurement, et même à haute voix, de fabuleuses raclées à leurs rejetons.
—Les voici, annonça la mère Camus, du haut de sa levée de grange, la main en abat-jour sur les yeux.
Et, en effet, presque aussitôt, se poursuivant et discutant comme à l’ordinaire, les gamins du village apparurent dans le chemin près de la fontaine.
—File chez nous, tout de suite, commanda sèchement à son fils le père Tintin, qui abreuvait ses bêtes.
Lebrac, ajouta-t-il, et toi aussi, Camus, y a ton père qui t’a déjà appelé trois fois.
—Ah bien! on y va alors, répondirent nonchalamment les deux chefs.
Et bientôt, de tous les coins, sur tous les seuils, on vit surgir des mamans ou des papas hélant à haute voix leur fils et le priant de rentrer immédiatement.
Les Gibus et Gambette, presque instantanément abandonnés, se résolurent, puisqu’il en était ainsi, à regagner également leurs domiciles respectifs; mais Gambette, en montant la côte, et les Gibus, la dernière bicoque dépassée, s’arrêtèrent court.
De toutes les maisons du village, des cris, des hurlements, des vociférations, des râles, mêlés à des coups de pieds claquant, à des coups de poings, sonnant, à des tonnerres de chaises et de meubles s’écroulant, se mariaient à des jappements épouvantés de chiens se sauvant, de chats faisant claquer les chatières pour le plus effroyable charivari qu’oreille humaine pût rêver.
On eût dit que partout à la fois on s’égorgeait.
Gambette, le cœur serré, immobile, écoutait.
C’étaient... oui, c’étaient bien les voix de ses amis: c’étaient les rugissements de Lebrac, les cris de putois de La Crique, les meuglements de Camus, les hurlements de Tintin, les piaillements de Boulot, les pleurs des autres et leurs grincements de dents: on les battait, on les rossait, on les étrillait, on les assommait!
Qu’est-ce que ça pouvait bien signifier?
Et il revint par derrière, à travers les vergers, n’osant repasser devant chez Léon, le buraliste, où quelques célibataires endurcis, fumant leur bouffarde, jugeaient des coups d’après les cris et discutaient avec ironie sur la vigueur comparée des poignes paternelles.
Il aperçut les deux Gibus, arrêtés, eux aussi, comme des lièvres qui écoutent la chasse, l’œil rond et les cheveux hérissés...
—Entends-tu? entendez-vous?
—Ils les éreintent! Pourquoi?
—Bacaillé!... fit Grangibus, c’est à cause de Bacaillé, je parierais! oui, il est rentré tout à l’heure au village, peut-être tel qu’on l’avait laissé, avec ses habits pleins de merde et il a dû recafarder!
—Peut-être qu’il a tout raconté, le salaud!
—Alors, nous aussi, quand les vieux le sauront, on va recevoir la danse!
—S’il n’a pas dit nos noms et qu’on en parle chez nous, on dira qu’on n’y était pas.
—Ecoute! écoute...
Une bordée de sanglots et de râles et de cris et d’injures et de menaces s’évadait de chaque maison, montait, se mêlait, emplissait la rue pour une effarante cacophonie, un sabbat infernal, un vrai concert de damnés.
Toute l’armée de Longeverne, du général au plus humble soldat, du plus grand au plus petit, du plus malin au moins dégourdi, tous recevaient la pile et les paternels y allaient sans retenir (la question d’argent ayant été évoquée), à grands coups de poings et de pieds, de souliers et de sabots, de martinets et de triques; et les mères s’en mêlaient elles aussi, farouches, impitoyables sur les questions de gros sous, tandis que les sœurs, navrées et un peu complices, pleuraient, se lamentaient et suppliaient qu’on ne tuât pas pour si peu leur pauvre petit frère.
La Marie Tintin voulut intervenir directement. Elle reçut de sa mère une paire de gifles lancées à toute volée avec cette menace:
—Toi, petite garce, mêle-toi de ce qui te regarde, et que j’entende dire encore par les voisines que tu fricotes avec ce jeune gouilland de Lebrac, je veux t’apprendre ce qui est de ton âge.
La Marie voulut lui répliquer: une nouvelle paire de claques du père lui en coupa l’envie et elle s’en fut pleurer silencieusement dans un coin.
Et Gambette et les Gibus, épouvantés, s’en furent aussi, chacun de leur côté, après avoir convenu que Grangibus irait en classe le lendemain matin pour avoir des renseignements sur ce qui s’était passé et qu’il accompagnerait le mardi Gambette à la Saute dans sa recherche de la cabane des Velrans pour lui raconter comment tout ça avait tourné.