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La Guerre des Boutons: Roman de ma douzième année

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CHAPITRE VIII
LE TRAITRE CHATIÉ

Le trouble de mon âme étant sans guérison,
Le vœu de la vengeance est un vœu légitime.

MALHERBE (Sur la mort de son fils).

—Si on allait faire un tour à la cabane? proposa insidieusement La Crique, le dimanche après vêpres, quand tous ses camarades furent réunis, sous l’auvent de l’abreuvoir, autour du général.

Bacaillé frémit de joie, sans se douter le moins du monde qu’il était observé discrètement.

Au reste, à part les quatre chefs qui avaient pris part à la promenade de la veille, nul, pas même les Gibus ni Gambette, ne se doutait de l’état dans lequel se trouvait la cabane.

—Faudra pas se battre aujourd’hui, conseilla Camus, allons-y par la vie à Donzé.

On acquiesça à ces propositions diverses et la petite armée, babillante, gaie et sans penser à mal, s’achemina vers la forteresse.

Lebrac, selon son habitude, tenait la tête; Tintin, au milieu de la colonne et sans avoir l’air de penser à rien, marchait à hauteur de Bacaillé sur qui il ne jetait même pas les yeux; à l’arrière-garde, fermant la marche et ne perdant point de vue l’accusé, venaient La Crique et Camus, dont les blessures étaient en bonne voie de guérison.

Bacaillé était visiblement agité de pensées complexes, car il ne savait rien au juste de ce qu’avaient fait les Velrans: qu’allait-on trouver à la cabane? Quelle gueule feraient Lebrac et Camus et les autres si...

Il les regardait de temps à autre à la dérobée, et ses yeux pétillaient malgré lui de malice contenue, de joie refrénée et aussi d’un léger sentiment de crainte.

Et s’ils allaient se douter! Mais comment pourraient-ils savoir et surtout prouver?

On avançait dans le sentier du bois. Et la Crique penché vers le grimpeur lui disait:

—Hein, Camus, tes corbeaux d’hier, tu te souviens... j’aurais jamais cru. C’est tout de même vrai que ça porte malheur quelquefois ces bêtes-là.

—Demande voir à Bacaillé, riposta Camus, qui, par un inexplicable revirement, redevenait sceptique, demande z’y voir s’il en a vu ce matin, des corbeaux. Il ne se doute guère que nous savons et ne sait pas ce qui l’attend. Regarde-le, mais regarde-le donc un peu ce salaud-là!

—Crois-tu qu’il a du toupet? Oh! il se croit bien sûr et bien tranquille!

—Tu sais, faut pas le laisser échapper!

—Penses-tu, un bancal comme ça!

—Oh! mais, il court bien tout de même ce sauteré-là[88]!

A l’autre extrémité de la colonne, on entendait Boulot qui disait:

—Ce que je ne comprends pas, c’est qu’ils reviennent encore après les tatouilles qu’on leur z’y a foutues.

—Pour moi, répondait Lebrac, ils doivent avoir une cache, eux aussi; vous avez bien vu que pour la culotte de Tintin ils n’avaient plus de triques en sortant du bois.

—Oui, ils ont sûrement une cabane comme nous, concluait Tigibus.

Bacaillé, à cette affirmation, eut un ricanement muet qui n’échappa point à Tintin pas plus qu’à La Crique ni à Camus.

—Eh bien! es-tu sûr maintenant? fit la Crique.

—Oui! répondit l’autre. Ah! la crapule! faudra bien qu’il avoue!

On sortait du bois, on allait arriver, on s’engageait dans les chemins creux.

—Ah! nom de Dieu! s’exclama Lebrac s’arrêtant, et, ainsi que c’était convenu, jouant la rage et la surprise, comme s’il eût tout ignoré.

Il y eut un vacarme effroyable de cris et de bousculades pour voir plus vite et ce fut bientôt un concert farouche de malédictions.

—Bon Dieu de bon Dieu! c’est-y possible!

—Cochons de cochons!

—Qui est-ce qui a bien pu faire ça?

—Le trésor?

—Rien, pus rien! râlait Grangibus.

—Et notre toit, et nos sabres, not’ arrosoir, nos images, le lit, la glace, la table!

—Le balai?

—C’est les Velrans!

—Pour sûr! qui ça serait-il?

—Peut-on savoir, hasarda Bacaillé, pour dire quelque chose lui aussi.

Tous étaient entrés derrière le chef. Seuls, Camus et La Crique, sombres et silencieux, leur trique au poing, comme le Chéroub au seuil du paradis perdu, gardaient la porte.

Lebrac laissa ses soldats se plaindre, se lamenter et hurler ainsi que des chiens qui sentent la mort. Lui, comme écrasé, s’assit à terre, au fond, sur les pierres qui avaient contenu le trésor, et, la tête dans les mains, sembla s’abandonner à son désespoir.

Personne ne songeait à sortir: on criait, on menaçait; puis l’effervescence de cris se calma et cette grande colère bruyante et vaine fit place à la prostration qui suit les irréparables désastres.

Camus et La Crique gardaient toujours la porte.

Enfin Lebrac, relevant la tête et se redressant, montra sa figure ravagée et ses traits crispés.

—C’est pas possible, rugit-il, que les Velrans aient fait ça tout seuls; non, c’est pas possible qu’ils aient réussi à trouver not’ cabane sans qu’on leur ait enseigné où elle était! C’est pas possible, on leur a dit!

Il y a un traître ici!

Et son accusation proférée tomba dans le grand silence comme un coup de fouet cinglant sur un troupeau désemparé.

Les yeux s’écarquillèrent, et papillotèrent. Un silence plus lourd plana.

—Un traître! reprirent en écho lointain et affaibli quelques voix, comme si c’eût été monstrueux et impossible.

—Un traître! oui! tonna derechef Lebrac. Il y a un traître et je le connais.

—Il est ici, glapit La Crique, brandissant son épieu d’un geste exterminateur.

—Regardez et vous le verrez, le traître! reprit Lebrac, fixant Bacaillé de ses yeux de loup.

—C’est pas vrai; c’est pas vrai! balbutia le bancal qui rougissait, blêmissait, verdissait, tremblait devant cette accusation muette comme toute une frondaison de bouleau et chancelait sur ses jambes.

—Vous voyez bien qu’il se dénonce tout seul, le traître. Le traître, c’est Bacaillé! là, le voyez-vous?

—Judas! va, hurla Gambette, terriblement ému, tandis que Grangibus, frémissant, lui posait la griffe sur l’épaule et le secouait comme un prunier.

—C’est pas vrai, c’est pas vrai! protestait de nouveau Bacaillé; quand est-ce que j’aurais pu leur dire, moi, je ne les vois pas les Velrans, je ne les connais pas!

—Silence, menteur! coupa le chef, nous savons tout. Jeudi la cabane était intacte, c’est vendredi qu’on l’a sacquée, puisqu’hier elle y était déjà. Allez, dites-le, ceux qui sont venus hier soir avec moi!

—Nous le jurons, firent ensemble Camus, Tintin et La Crique levant la main droite préalablement mouillée de salive et crachant par terre, serment solennel.

—Et tu vas dire, canaille, ou je t’étrangle, t’entends! tu vas avouer à qui tu l’as dit jeudi en revenant de Baume!

C’est jeudi que t’as vendu tes frères!

Une secouée brutale rappela à Bacaillé ahuri sa situation terrible.

—C’est pas vrai, na! continua-t-il à nier, et j’ veux m’en aller puisque c’est comme ça.

—On ne passe pas, grogna La Crique, levant son bâton.

—Lâches! vous êtes des lâches! riposta Bacaillé.

—Canaille! gibier de bagne, beugla Camus; il nous trahit, il nous fait voler et il nous insulte encore par-dessus le marché!

—Liez-le, ordonna Lebrac d’un ton sec.

Et, avant que la chose fût faite, il se saisit du prisonnier et le calotta vigoureusement.

—La Crique, interrogea-t-il ensuite, d’un air grave, toi qui connais ton histoire de France, dis-nous un peu comment on s’y prenait au bon vieux temps pour faire avouer leurs crimes aux coupables?

—On leur «roustissait» les doigts de pied.

—Déchaussez le traître alors et allumez du feu.

Bacaillé se débattait.

—Oh! tu as beau faire, prévint le chef, tu n’échapperas pas; avoueras-tu, canaille?

Une fumée épaisse et blanche montait déjà d’un amas de mousse et de feuilles sèches.

—Oui, fit l’autre affolé, oui!

Et le bancal, toujours maintenu par des ficelles et des mouchoirs roulés en forme de lien, au milieu du cercle menaçant et furibond des guerriers de Longeverne, avoua par petites phrases qu’il était en effet revenu de Baume avec Boguet de Velrans et le père d’icelui, qu’ils s’étaient arrêtés chez eux, là-bas, pour boire un litre et une goutte, et qu’il avait, étant saoul, raconté, sans croire mal faire, où se trouvait la cabane de Longeverne.

—C’est pas la peine d’essayer de nous monter le coup, tu sais, coupa La Crique, j’ai bien vu la gueule que tu faisais en rentrant de Baume, tu savais bien ce que tu disais; et en venant ici tout à l’heure, nous t’avons bien vu aussi. Tu savais!

—Tout ça, «c’est passe que tu bisques» de ce que la Tavie aime mieux Camus. Elle a sûrement raison de se foutre de ta gueule! Mais est-ce qu’on t’avait fait du mal après l’affaire de vendredi? Est-ce qu’on t’a seulement empêché de revenir te battre avec nous? Pourquoi alors que tu te venges aussi salement! T’as pas «d’escuses»!

—Voilà, conclut Lebrac, serrez les nœuds. On va le juger.

Un grand silence tomba.

Camus et La Crique, geôliers sinistres, barraient toujours le seuil. Une houle de poings se tendaient vers Bacaillé. Comprenant qu’il n’avait pas de pitié à attendre des geôliers et sentant venir l’heure des expiations suprêmes, il eut une révolte désespérée et terrible et essaya de ruer, de se débattre et de mordre.

Mais Gambette et les Gibus, qui avaient assumé le rôle de garde-chiourme, étaient des gars solides et râblés, et on ne le leur faisait pas comme ça, d’autant que la colère, une colère folle qui leur faisait les oreilles rouges, décuplait encore leurs forces.

Les poignets de Bacaillé, serrés dans des étaux de fer, devinrent bleus, ses jambes furent en un clin d’œil ligotées plus étroitement encore et on le jeta comme un paquet de chiffons au milieu de la cabane, sous le trou du toit défoncé, du toit si solide que, malgré tous leurs efforts, les Velrans ne l’avaient pu crever qu’en un seul endroit.

Lebrac en chef parla:

—La cabane, dit-il, est foutue; on connaît notre cache; tout est à refaire; mais ça ce n’est rien: il y a le trésor qui a disparu, il y a l’honneur qui est atteint.

L’honneur on le redressera, on sait ce que valent nos poings, mais le trésor... le trésor valait bien cent sous!

Bacaillé, continua-t-il gravement, tu es complice des voleurs, tu es un voleur, tu nous as volé cent sous; as-tu un écu de cinq livres à nous rendre?

La question était de pure forme et Lebrac ne l’ignorait pas. Qui est-ce qui avait jamais eu cent sous à soi, cent sous ignorés des parents et sur lesquels ces derniers ne pussent avoir à toute heure droit de haute main?

Personne!

—J’ai trois sous, gémit Bacaillé.

—Fous-toi-les «quèque» part tes trois sous! rugit Gambette.

—Messieurs, reprit Lebrac, solennel, voici un traître et nous allons le juger et l’exécuter sans rémission.

—Sans haine et sans crainte, redressa La Crique, qui se remémorait des lambeaux de phrases d’instruction civique.

—Il a avoué qu’il était coupable, mais il a avoué parce qu’il ne pouvait pas faire autrement et que nous connaissions son crime. Quel supplice doit-on lui faire subir?

—Le saigner! rugirent dix voix.

—Le pendre! beuglèrent dix autres.

—Le châtrer! grondèrent quelques-uns.

—Lui couper la langue!

—On va d’abord, interrompit le chef, plus prudent et gardant inconsciemment, malgré sa colère, une plus saine idée des choses et des conséquences de leur acte, on va d’abord lui nettoyer tous ses boutons pour reconstituer un noyau de trésor et remplacer en partie celui qui nous a été volé par ses amis les Velrans.

—Mes habits du dimanche? sursauta le prisonnier.

—J’ veux pas, j’ veux pas! je l’ dirai à nos gens[89]!

—Chante toujours, mon petit, tu nous amuses; mais tu sais, tu n’as qu’à recommencer à cafarder pour voir un peu, et j’ te préviens que si tu brailles trop fort ici on te la boucle, ta gueule, avec ton «tire-jus», comme on a fait à l’Aztec des Gués.

Comme ces menaces ne décidaient point Bacaillé à se taire, on le bâillonna et on fit sauter tous ses boutons.

—Ce n’est pas tout ça, n. d. D., reprit La Crique, si on ne fait que ça à un traître, c’est vraiment pas la peine! Un traître!... c’est un traître! n. d. D. et ça n’a pas le droit de vivre!

—On va le fouetter, proposa Grangibus, chacun son coup puisqu’il nous a fait du mal à tertous.

On ligota de nouveau Bacaillé nu sur les planches de la table démolie.

—Commencez, ordonna Lebrac.

Un à un, la baguette de coudre à la main, les quarante Longevernes défilèrent devant Bacaillé, qui, sous leurs coups, hurlait à fendre le roc, et ils lui crachèrent sur le dos, sur les reins, sur les cuisses, sur tout le corps en signe de mépris et de dégoût.

Durant ce temps, une dizaine de guerriers, sous la conduite de La Crique, étaient sortis avec les habits du condamné.

Ils revinrent quand finissait l’opération et Bacaillé, débâillonné et délié, reçut au bout de longs bâtons les diverses pièces de son habillement veuves de boutons qui avaient été de plus largement compissées et abondamment souillées d’autre façon encore par les justiciers de Longeverne.

—Va te faire recoudre ça par les Velrans! lui conseilla-t-on pour finir.


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