La Guerre des Boutons: Roman de ma douzième année
CHAPITRE VI
L’HONNEUR ET LA CULOTTE DE TINTIN
Dieu et ta Dame!
(Devise des anciens chevaliers.)
On se battait ce soir-là à La Saute. Le trésor gonflé de boutons de toutes sortes et de toutes tailles, d’agrafes multiples, de cordons divers, d’épingles complexes, voire d’une magnifique paire de bretelles (celles de l’Aztec, parbleu!) donnait confiance à tous, stimulait les énergies et ravivait les audaces.
Ce fut le jour, si l’on peut dire, des initiatives individuelles et des corps à corps, à coup sûr plus dangereux que les mêlées.
Les camps, à peu près d’égale force, avaient commencé la bataille par le duel collectif de cailloux, et puis, ces munitions manquant, d’enjambées en enjambées, de sauts en avant en sauts en avant, on s’était tout de même affronté et colleté.
Camus saboulait (il disait sagoulait) Touegueule, Lebrac «cerisait» l’Aztec, le reste était occupé avec des guerriers de moindre envergure, mais Tintin, lui, se trouvait être aux prises avec Tatti, un grand «conot» qui était bête comme «trente-six cochons mariés en seconde noce», mais qui, de ses longs bras de pieuvre, le paralysait et l’étouffait.
Il avait beau lui enfoncer ses poings dans le ventre, lui lancer des crocs en jambe à faire trébucher un éléphant (un petit), lui bourrer le menton de coups de tête et les chevilles de coups de sabots, l’autre, patient comme une bonne brute, l’étreignait par le milieu du corps, le serrait comme un boudin et le pliait, le balançait, tant et si bien que, vlan! ils basculèrent enfin tous deux, lui dessus, Tintin dessous, parmi les groupes s’entrecognant épars sur le champ de bataille.
Les vainqueurs, dessus, grognaient menaçants, tandis que les vaincus, parmi lesquels Tintin, silencieux par fierté, tapaient comme des sourds aussi fort que possible chaque fois qu’ils le pouvaient et n’importe où pour reconquérir l’avantage.
Emmener un prisonnier dans l’un ou l’autre camp semblait difficile sinon impossible.
Ceux qui étaient debout se boxaient comme des lutteurs, se garant de droite, se gardant à gauche, et ceux qui étaient à terre y étaient bien; au reste, chacun avait assez à faire à se dépêtrer soi-même.
Tintin et Tatti étaient parmi les plus occupés. Enlacés sur le sol, ils se mordaient et se bosselaient, roulant l’un sur l’autre et passant alternativement, après des efforts plus ou moins longs, tantôt dessus, tantôt dessous. Mais ce que Tintin, ni les autres Longevernes, ni les Velrans eux-mêmes trop préoccupés ne voyaient point, c’est que cet idiot de Tatti, qui n’était peut-être pas tout à fait aussi bête qu’on ne l’imaginait, s’arrangeait toujours pour faire rouler Tintin ou pour rouler lui-même du côté de la lisière du bois, s’isolant ainsi de plus en plus des autres groupes belligérants aux prises par le champ de bataille.
Il arriva ce qui devait arriver, et le duo Tatti-Tintin fut bientôt, sans que le Longeverne dans le feu de l’action s’en fût aperçu le moins du monde, à cinq ou six pas du camp de Velrans.
Le premier coup de cloche annonçant la prière, sonnant à on ne sait quelle paroisse, ayant instantanément désagrégé les groupes, les Velrans, regagnant leur lisière, n’eurent pour ainsi dire qu’à cueillir Tintin gigotant de tous ses membres le dos sur le sol où le maintenait son tenace adversaire.
Les Longevernes n’avaient rien vu de cette prise, lorsque, se retrouvant au Gros Buisson et procédant des yeux à un dénombrement mutuel, ils durent bon gré mal gré reconnaître que Tintin manquait à l’appel.
Ils poussèrent le «tirouït» de ralliement. Rien ne répondit.
Ils crièrent, ils hurlèrent le nom de Tintin, et une huée moqueuse parvint à leurs oreilles.
Tintin était chauffé.
—Gambette, commanda Lebrac, cours, cours vite au village et va dire à la Marie qu’elle vienne tout de suite, que son frère est prisonnier; toi, Boulot, va-t’en à la cabane, défais l’armoire du trésor, et prépare tout ce qu’il faut pour le «rafistolage» du trésorier; trouve les boutons, enfile les aiguillées de fil afin qu’il n’y ait pas de temps de perdu.
Ah! les cochons! Mais comment ont-ils fait? Qui est-ce qui a vu quelque chose? C’est presque pas possible!
Personne ne pouvait répondre, et pour cause, aux questions du chef; nul n’avait rien remarqué.
—Faut attendre qu’ils le lâchent.
Mais Tintin, ligoté, bâillonné, derrière le rideau de taillis de la lisière, était long à revenir.
Enfin, parmi des cris, des huées et des ronflements de cailloux, on le vit tout de même reparaître, débraillé, ses habits sur son bras, dans le même appareil que Lebrac et l’Aztec après leurs exécutions respectives, c’est-à-dire à cul nu ou presque, sa trop courte chemise voilant mal ce qu’il est habituel de dérober d’ordinaire aux regards.
—Tiens, fit Camus, sans réfléchir, il leur z-y a montré son derrière, lui aussi. C’est épatant!
—Comment ça se fait-il qu’ils l’aient laissé faire et qu’ils ne l’aient pas repris? objecta La Crique qui flairait quelque chose de plus grave. C’est louche! on leur a pourtant appris la façon de s’y prendre.
Lebrac grinça des dents, fronça le nez et fit bouger ses cheveux, signe de perplexité coléreuse.
—Oui, répondit-il à La Crique, il y a sûrement quelque chose de plus.
Tintin se rapprochait, hoquetant, ravalant sa salive, le nez humide des terribles efforts qu’il faisait pour contenir ses larmes. Ce n’était point l’attitude d’un gaillard qui vient de jouer un bon tour à ses ennemis.
Il arrivait aussi vite que le lui permettaient ses souliers délacés. On l’entoura avec sollicitude.
—Ils t’ont fait du mal. Qui c’est ceusses qui t’ont tapé dessus? Dis-le, nom de Dieu, qu’on les rechope ceux-là! C’est encore au moins ce sale Migue la Lune, ce foireux dégoûtant, il est aussi lâche que méchant.
—Ma culotte! Ma culotte! heu! heue! Ma culotte! gémit Tintin, se dégonflant un peu dans une crise de sanglots et de larmes.
—Hein! quoi? ben on te la recoudra, ta culotte! la belle affaire! Gambette est allé chercher ta sœur et Boulot prépare le fil.
—Heue!... euhe! Ma culotte! Ma culotte!
—Viens voir c’te culotte!
—Heue! Je l’ai pas, ils me l’ont chipée ma culotte, les voleurs!
—?.....
—Oui, l’Aztec a dit comme ça: Ah? c’est toi qui m’as chipé mon patalon l’autre fois, eh ben, mon salaud, c’est le moment de le payer; change pour change; t’as eu le «mienne» toi et tes relèche-murie d’amis, moi je confixe[84] celui-ci. Ça nous servira de drapeau.
Et ils me l’ont pris et après ils m’ont tout châtré mes boutons et puis ils m’ont tous foutu leur pied au cul. Comment que je vais faire pour rentrer?
—Ah ben, m..., zut! C’est salement emmerdant cette histoire-là! s’exclama Lebrac.
—T’as-t-y pas des autres «patalons» chez vous? interrogea Camus. Faut envoyer quelqu’un au-devant de Gambette et faire dire à la Marie qu’elle t’en rapporte un autre.
—Oui, mais on verrait bien que c’est pas çui que j’avais ce matin; je l’avais justement mis tout propre et ma mère m’a dit que s’il était crotté ce soir je saurais ce que ça me coûterait. Qu’est-ce que je peux dire?
Camus eut un grand geste évasif et ennuyé, évoquant les piles paternelles et les jérémiades des mères.
—Et l’honneur! nom de Dieu! rugit Lebrac. Vous voulez qu’on dise que les Longevernes se sont laissé chiper la culotte de Tintin tout comme un merdeux d’Aztec des Gués, vous voulez ça, vous! ah! non! nom de Dieu! non! jamais! ou bien on n’est rien qu’une bande de pignoufs juste bons à servir la messe et à empiler du bois derrière le fourneau.
Les autres ouvraient sur Lebrac des yeux interrogateurs; il répondit:
—Il faut reprendre la culotte de Tintin, il le faut à tout prix, quand ça ne serait que pour l’honneur, ou bien je ne veux plus être chef, ni me battre.
—Mais comment?
Tintin nu-jambes grelottait en pleurant au centre de ses amis.
—Voilà, reprit Lebrac qui avait ramassé ses idées et combiné son plan. Tintin va partir à la cabane rejoindre Boulot et attendre la Marie. Pendant ce temps-là, nous autres, au triple galop, avec nos triques et nos sabres, nous allons filer par les champs de la fin dessous, longer le bas du bois et aller les attendre à leur tranchée.
—Et la prière? fit quelqu’un.
—Merde pour la prière! riposta le chef. Les Velrans vont certainement aller à leur cabane, car ils en ont une, ils en ont sûrement une; pendant ce temps-là, on a le temps d’arriver; on se calera dans les rejets de la jeune coupe, le long de la tranchée qui descend.
Eux, à ce moment-là, n’auront plus de triques, ils ne se douteront de rien; alors, à mon commandement, tout d’un coup, on leur tombera dessus et on leur reprendra bien la culotte. A grands coups de trique, vous savez, et s’ils font de la rebiffe, cassez-leur z’y la gueule!
C’est entendu, allez, en route!
—Mais s’ils ont caché la culotte dans leur cabane?
—On verra bien après, c’est pas le moment de cancaner, et puis y aura toujours l’honneur de sauvé!
Et comme rien ne bougeait plus à la lisière ennemie, tous les guerriers valides de Longeverne, entraînés par le général, dévalèrent comme un ouragan la pente en remblai du coteau de la Saute, sautant les murgers et les buissons, trouant les haies, franchissant les fossés, vifs comme des lièvres, hérissés et furieux comme des sangliers.
Ils longèrent le mur d’enceinte du bois et toujours galopant en silence, en se rasant le plus possible, ils arrivèrent à la tranchée qui séparait les coupes des deux pays. Ils la remontèrent à la queue leu leu, vivement, sans bruit et, sur un signe du chef qui les fit passer devant et resta en queue, par petits paquets ou individuellement, se blottirent dans les massifs de buissons épais qui grandissaient entre les baliveaux de la coupe de Velrans.
Il était temps vraiment.
Des profondeurs du taillis une rumeur montait de cris, de rires et de piétinements; encore un peu et l’on distingua les voix.
—Hein, traînait Tatti, que je l’ai bien attrapé çui-là, il n’a rien pu. Qu’est-ce qu’il doit faire maintenant «avec sa culotte qu’il n’a plus»?
—Il pourra toujours faire la colbute[85] sans perdre ce qu’il a dans ses poches.
—On va la mettre au bout de la perche, ça y est-il? Est-elle prête, Touegueule, ta perche?
—Attends un peu, je suis en train de «siver» les nœuds pour ne pas me «grafigner» les mains, na! ça y est!
—Mets-y les pattes en l’air.
—On va marcher l’un derrière l’autre, ordonna l’Aztec et on va chanter not’ cantique: s’ils entendent ça les fera bisquer!
Et l’Aztec entonna:
Je suis chrétien, voilà ma gloire,
    Mon espérance...
Lebrac avec Camus, tous deux cachés dans un buisson un peu plus bas que la tranchée du milieu, s’ils voyaient mal le spectacle, ne perdaient rien des paroles.
Tous leurs soldats, le poing crispé sur les gourdins, restaient muets comme les souches sur lesquelles ils étaient à croppetons. Le général, les dents serrées, regardait et écoutait. Quand les voix des Velrans reprirent après le chef:
Je suis chrétien, voilà ma gloire...
il mâcha entre ses dents cette menace:
—Attendez un peu, nom de Dieu! je vais vous en foutre, moi, de la gloire!
Cependant, triomphante, la troupe arrivait, Touegueule en tête, la culotte de Tintin servant d’enseigne au bout d’une grande perche.
Quand ils furent à peu près tous alignés dans la tranchée et qu’ils commencèrent, au rythme lent du cantique, à la descendre, Lebrac eut un rugissement épouvantable comme le cri d’un taureau qu’on égorge. Il se détendit tel un ressort terriblement bandé et bondit de son buisson pendant que tous ses soldats, enlevés par son élan, emportés par son cri, fonçaient comme des catapultes sur la muraille désarmée des Velrans.
Ah! cela ne fit pas un pli. Le bloc vivant des Longevernes, triques sifflant, vint frapper, hurlant, la ligne ahurie des Velrans. Tous furent culbutés du même coup et beugnés de coups de triques terribles, tandis que le chef, martelant de ses talons Touegueule épouvanté, lui reprenait d’un tour de main la culotte de son ami Tintin en jurant effroyablement.
Puis, en possession du vêtement reconquis avec l’honneur, il commanda sans hésitation la retraite qui se fit en vitesse par cette même tranchée du milieu que les ennemis venaient de quitter.
Et tandis que, piteux et roulés une fois de plus, ils se relevaient, le sous-bois silencieux retentissait, des rires, des huées et des vertes injures de Lebrac et de son armée regagnant leur camp au galop derrière la culotte reconquise.
Bientôt ils arrivèrent à la cabane où Gambette, Boulot et Tintin, ce dernier très inquiet sur le sort de son pantalon, entouraient la Marie qui, de ses doigts agiles, achevait de remettre aux vêtements de son frère les indispensables accessoires dont ils avaient été rudement dépouillés.
La victime cependant, sa blouse descendue comme un jupon par pudeur pour le voisinage de sa sœur, reçut son pantalon avec des larmes de joie.
Il faillit embrasser Lebrac, mais, pour être plus agréable à son ami, il déclara qu’il chargeait sa sœur de ce soin et il se contenta de lui affirmer d’une voix tremblante encore d’émotion qu’il était un vrai frère et plus qu’un frère pour lui.
Chacun comprit et applaudit discrètement.
La Marie Tintin eut sitôt fait de remettre à la culotte de son frère les boutons qui manquaient et on la laissa, par prudence, partir seule un peu en avance.
Et ce soir-là, l’armée de Longeverne, après avoir passé par de terribles transes, rentra au village fièrement, aux mâles accents de la musique de Méhul:
La victoire en chantant...
heureuse d’avoir reconquis l’honneur et la culotte de Tintin.