La Guerre des Boutons: Roman de ma douzième année
CHAPITRE II
LES GRANDS JOURS DE LONGEVERNE
... Qui considérera aussi la grande prévoyance dont il usa pour l’amunitionner et y établir vivres, munitions, réglementz, pollices... qui mettra aussi devant les yeux le bel ordre de guerre qu’il y ordonna...
BRANTOME (Grands capitaines françois.—M. de Guize).
Ho, hisse! ho, hisse! ahanait la corvée des dix charpentiers de Lebrac soulevant, pour la mettre en place, la première et lourde charpente du toit de la forteresse. Et au rythme imprimé par ce commandement réciproque, vingt bras crispant ensemble leurs muscles vigoureux enlevaient l’assemblage et le portaient au-dessus de la carrière, afin de bien poser les poutrelles dans les entailles creusées par Tintin.
—Doucement! doucement! disait Lebrac; bien ensemble! ne cassons rien! Attention! Avance encore un peu, Bébert! Là, ça va bien!—Non! Tintin, élargis un peu le premier trou, il est trop en arrière! Prends la hache; allez, vas-y!
—Très bien, ça entre!
—As pas peur, c’est solide!
Et Lebrac, pour bien montrer que son œuvre était bonne, se coucha en travers de ce bâti surplombant le vide. Pas une pièce du bloc ne broncha!
—Hein! crâna-t-il fièrement en se redressant. Maintenant, posons les claies.
De son côté, Camus, par le moyen rudimentaire d’escaliers de pierres, réalisant une sorte de plan incliné, posait au-dessus de son mur les derniers matériaux; c’était un mur large de plus de trois pieds, hérissé en dehors de par la volonté du constructeur qui voulait, pour cacher l’entrée, dissimuler la régularité de sa maçonnerie, mais, au dedans, rectiligne autant que s’il eût été édifié à l’aide du fil à plomb et soigné, poli, fignolé, léché, dressé tout entier avec des pierres de choix.
Les blousées de feuilles mortes, apportées par les petits devant la caverne, formaient à côté d’un matelas de mousse un tas respectable; les claies s’alignaient, propres et bien tressées; ça avait marché rondement et on n’était pas des fainéants à Longeverne... quand on voulait.
L’ajustement des claies fut l’affaire d’une minute et bientôt une épaisse toiture de feuilles sèches fermait complètement en haut l’ouverture de la cabane. Un seul trou fut ménagé à droite de la porte, afin de permettre à la fumée (car on allumerait du feu dans la maison) de monter et de s’échapper.
Avant de procéder à l’aménagement intérieur, Lebrac et Camus, devant toutes leurs troupes réunies, massées face à la porte, suspendirent par un bout de ficelle une touffe énorme de beau gui d’un vert doré et patiné, dans les feuilles duquel luisaient les graines ainsi que des perles énormes. Les Gaulois faisaient comme ça, prétendait La Crique, et on dit que ça porte bonheur.
On poussa des hourrah!
—Vive la cabane!
—Vive nous!
—Vive Longeverne!
—A cul les Velrans! Enlevez-les!
—C’est des peigne-culs!
Ceci fait, et l’enthousiasme un peu calmé, on nettoya l’intérieur de la bâtisse.
Les cailloux inégaux furent enlevés et remplacés par d’autres. Chacun eut sa besogne. Lebrac distribuait les rôles et dirigeait, tout en travaillant comme quatre.
—Ici, au fond, contre le rocher, on mettra le trésor et les armes; du côté gauche, dans un emplacement limité par des planches, en face du foyer, une espèce de litière de feuilles et de mousses formant un lit douillet pour les blessés et les éreintés, puis quelques sièges. De l’autre côté, de part et d’autre du foyer, des bancs et des sièges de pierre; au milieu, un passage.
Chacun voulut avoir sa pierre et sa place attitrée à un banc. La Crique, fixé sur les questions de préséance, marqua les sièges de pierre avec du charbon et les bancs avec de la craie, afin qu’aucune discussion ne vînt à jaillir plus tard à ce sujet. La place de Lebrac était au fond, devant le trésor et les triques.
Une perche hérissée de clous fut tendue entre les parois de la muraille, derrière la pierre du général. Là, chacun y eut aussi son clou, matriculé, pour mettre son sabre et y appuyer sa lance ou son bâton. Les Longevernes, on le voit, étaient partisans d’une forte discipline et savaient s’y soumettre.
L’affaire de Camus, la semaine d’avant, n’avait pas été non plus pour ne point contenir ni calmer les velléités anarchiques de quelques guerriers, et la supériorité de Lebrac était vraiment incontestable.
Camus avait installé le foyer en posant sur le sol une immense pierre plate, une lave, comme on disait; il avait élevé à l’arrière et sur les côtés trois petits murs, puis posé sur les deux murs des côtés une autre pierre plate, laissant en arrière, juste en dessous du trou ménagé dans le toit, une ouverture libre qui favorisait le tirage.
Quant au sac, il y fut déposé par Lebrac, tout au fond, comme un ciboire sacré dans un tabernacle de roc, et muré solennellement jusqu’à l’heure où l’on aurait besoin d’y recourir.
Avant de le déposer dans le caveau, il l’offrit une dernière fois à l’adoration des fidèles, vérifia les livres de Tintin, compta minutieusement toutes les pièces, les laissa regarder et palper par tous ceux qui le désirèrent et remit sacerdotalement le tout dans son autel de pierre.
—Ça manque un peu d’images par ici, remarqua, en plissant les paupières, La Crique chez qui s’éveillait un certain sens esthétique et le goût de la couleur.
La Crique avait dans sa poche un miroir de deux sous qu’il sacrifia à la cause commune et déposa sur un entablement de roc. Ce fut le premier ornement de la cabane.
Et tandis que les uns préparaient le lit et bâtissaient les sièges, les autres partaient en expédition pour chercher dans le sous-bois de nouveaux matelas de feuilles mortes et des provisions de bois sec.
Comme on ne pouvait pas encombrer la maison d’une si grande quantité de combustible, on décida immédiatement de bâtir, tout à côté, une remise basse et assez vaste pour y entasser de suffisantes provisions de bois. A dix pas de là, sous un abri de roc, on eut vite fait de monter trois murailles laissant du côté de bise un trou libre et entre lesquelles on pouvait faire tenir plus de deux stères de quartelage. On fit trois tas distincts: du gros, du moyen, du fin. Comme ça, on était paré, on pouvait attendre et narguer les mauvais jours.
Le lendemain, l’œuvre fut parachevée. Lebrac avait apporté des suppléments illustrés du «Petit Parisien» et du «Petit Journal», La Crique de vieux calendriers, d’autres des images diverses. Le président Félix Faure regardait de son air fat et niais l’histoire de Barbe Bleue. Une rentière égorgée faisait face à un suicide de cheval enjambant un parapet, et un vieux Gambetta, déniché, est-il besoin de le dire, par Gambette, fixait étrangement de son puissant œil de borgne une jolie fille décolletée, la cigarette aux lèvres et qui ne fumait, affirmait la légende, que du Nil ou du Riz la +, à moins que ce ne fût du Job[67].
C’était chatoyant et gai: les couleurs crues s’harmonisaient à la sauvagerie de ce cadre dans lequel la Joconde apâlie, et si lointaine maintenant sans doute, eût été tout à fait déplacée.
Un bout de balai, chipé parmi les vieux qui ne servaient plus en classe, trouvait là son emploi et dressait dans un coin son manche noirci par la crasse des mains.
Enfin, comme il restait des planches disponibles, on bâtit, en les clouant ensemble, une feuille de table. Quatre piquets, fichés en terre devant le siège de Lebrac et consolidés à grand renfort de cailloutis, servirent de pieds. Des clous scellèrent la feuille à ces supports et l’on eut ainsi quelque chose qui n’était peut-être pas de la première élégance, mais qui tenait bon comme tout ce qu’on avait fait jusqu’alors.
Pendant ce temps, que devenaient les Velrans?
Chaque jour on avait renouvelé les sentinelles au camp du Gros Buisson et, à aucun moment, les vigies n’avaient eu à signaler, par les trois coups de sifflet convenus, l’attaque des ennemis.
Ils étaient venus pourtant, les peigne-culs; pas le premier jour, mais le second.
Oui, le deuxième jour, un groupe était apparu aux yeux de Tigibus, chef de patrouille; ils avaient soigneusement épié, lui et ses hommes, les faits et gestes de ces niguedouilles, mais les autres avaient disparu mystérieusement. Le lendemain, deux ou trois guerriers de Velrans vinrent encore, passifs, se poster à la lisière et firent face continuellement aux sentinelles de Longeverne.
Il se passait quelque chose de pas ordinaire au camp de l’Aztec! La pile du chef, la dégringolade de Touegueule n’avaient pas été sûrement pour arrêter leur ardeur guerrière. Que pouvaient-ils bien méditer? Et les sentinelles ruminaient, imaginaient, n’ayant rien d’autre à faire; quant à Lebrac il était trop heureux de profiter du répit laissé par les ennemis, pour se soucier ou s’enquérir de la façon dont ils passaient ces heures habituellement consacrées à la guerre.
Pourtant, vers le quatrième jour, comme on établissait l’itinéraire le plus court pour se rendre en se dissimulant de la cabane au Gros Buisson, on apprit, par un homme de communication dépêché par le chef éclaireur, que les vigies ennemies venaient de proférer des menaces sur l’importance desquelles on ne pouvait point se méprendre.
Evidemment le gros de leur troupe avait été, lui aussi occupé ailleurs; peut-être, avait-elle édifié de son côté un repaire, fortifié ses positions, creusé des chausse-trapes dans la tranchée, on ne savait quoi? La supposition la plus logique était encore pour la construction d’une cabane. Mais qui avait bien pu leur donner cette idée? il est vrai que les idées, quand elles sont dans l’air, circulent mystérieusement. Le fait certain, c’est qu’ils mijotaient quelque chose, car, autrement, comment expliquer pourquoi ils ne s’étaient pas élancés sur les gardiens du Gros Buisson?
On verrait bien.
La semaine passa; la forteresse s’approvisionna de pommes de terre chipées, de vieilles casseroles bien nettoyées et récurées pour la circonstance, et on se tint sur la défensive, on attendit, car, malgré la proposition de Grangibus, nul ne voulut se charger d’une périlleuse reconnaissance au sein de la forêt ennemie.
Mais le dimanche après-midi, les deux armées au grand complet échangèrent force injures et force cailloux. Il y avait de part et d’autre le redoublement d’énergie et l’intransigeante arrogance que donnent seuls une forte organisation et une absolue confiance en soi. La journée du lundi serait chaude.
—Apprenons bien nos leçons, avait recommandé Lebrac; s’agit pas de se faire mettre en retenue demain, y aura du grabuge.
Et jamais en effet leçons ne furent récitées comme ce lundi, au grand ébahissement de l’instituteur, dont ces alternatives de paresse et de travail, d’attention et de rêvasserie, bouleversaient tous les préjugés pédagogiques. Allez donc bâtir des théories sur la prétendue expérience des faits quand les véritables causes, les mobiles profonds, vous sont aussi cachés que la face d’Isis sous son voile de pierre.
Mais cela allait barder.
Camus, en accrochant sa première branche pour se rétablir, commença par dégringoler de son chêne, de pas très haut heureusement, et sur ses pattes encore. C’était la revanche de Touegueule: il s’y devait attendre, mais il pensait que l’autre s’attaquerait lui aussi à une branche de son «assetotte». N’empêche que sitôt remonté il vérifia soigneusement la solidité de chacune d’elles avant de s’installer; d’ailleurs il allait redescendre pour prendre part à l’assaut et au corps à corps, et s’il pinçait Touegueule il ne manquerait pas de lui faire payer cette petite tournée-là.
A part ceci, ce fut une bataille franche.
Quand chacun des camps en présence eut épuisé sa réserve de cailloux, les guerriers s’avancèrent résolument de part et d’autre, les armes à la main, pour se cogner en toute conscience.
Les Velrans avançaient en coin, les Longevernes en trois petits groupes: au centre Lebrac, à droite Camus, à gauche Grangibus.
Pas un ne disait mot. Ils avançaient au pas, lentement, comme des chats qui se guettent, les sourcils froncés, les yeux terribles, les fronts plissés, les gueules tordues, les dents serrées, les poings raidis sur les gourdins, les sabres ou les lances.
Et la distance diminuait et, au fur et à mesure, les pas se rapetissaient encore; les trois groupes de Longeverne se concentraient sur la masse triangulaire de Velrans.
Et quand les deux chefs furent presque nez à nez, à deux pas l’un de l’autre, ils s’arrêtèrent. Les deux troupes étaient immobiles, mais de l’immobilité d’une eau qui va bouillir, hérissées, terribles; des colères grondaient sourdement en tous, les yeux décochaient des éclairs, les poings tremblaient de rage, les lèvres frémissaient.
Qui le premier, de l’Aztec ou de Lebrac, allait s’élancer? On sentait qu’un geste, un cri, allait déchaîner ces colères, débrider ces rages, affoler ces énergies, et le geste ne se faisait pas et le cri ne sortait point et il planait sur les deux armées un grand silence tragique et sombre que rien ne rompait.
Couâ, couâ, croâ! une bande de corbeaux rentrant en forêt passèrent sur le champ de bataille en jetant étonnés une rafale de cris.
Cela déclencha tout.
Un hurlement sans nom jaillit de la gorge de Lebrac, un cri terrible sauta des lèvres de l’Aztec, et ce fut des deux côtés une ruée impitoyable et fantastique.
Impossible de rien distinguer. Les deux armées s’étaient enfoncées l’une dans l’autre, le coin des Velrans dans le groupe de Lebrac, les ailes de Camus et de Grangibus dans les flancs de la troupe ennemie. Les triques ne servaient à rien. On s’étreignait, on s’étranglait, on se déchirait, on se griffait, on s’assommait, on se mordait, on arrachait des cheveux; des manches de blouses et de chemises volaient au bout des doigts crispés, et les coffres des poitrines, heurtées de coups de poing, sonnaient comme des tambours, les nez saignaient, les yeux pleuraient.
C’était sourd et haletant, on n’entendait que des grognements, des hurlements, des cris rauques, inarticulés: han! ahi! ran! pan! rah! crac! ahan! charogne! mêlés de plaintes étouffées: euh! oille! ah! et cela se mêlait effroyablement.
C’était un immense torchis hurlant de croupes et de têtes, hérissé de bras et de jambes qui se nouaient et se dénouaient. Et tout ce bloc se roulait et se déroulait et se massait et s’étalait pour recommencer encore.
La victoire serait aux plus forts et aux plus brutaux. Elle devait sourire encore à Lebrac et à son armée.
Les plus atteints partirent individuellement. Boulot, le nez écrasé par un anonyme coup de sabot, regagna le Gros Buisson en s’épongeant comme il pouvait; mais du côté des Velrans c’était la débandade: Tatti, Pissefroid, Lataupe, Bousbot et sept ou huit autres filaient à cloche-pied ou le bras en écharpe ou la gueule en compote et d’autres encore les suivirent et encore quelques-uns, de sorte que les valides, se voyant petit à petit abandonnés et presque sûrs de leur perte, cherchèrent eux aussi leur salut dans la fuite, mais pas assez vite cependant pour que Touegueule, Migue la Lune et quatre autres ne fussent bel et bien enveloppés, chipés, empoignés et emmenés tout vifs au camp du Gros Buisson, à grand renfort de coups de pied au cul.
Ce fut vraiment une belle journée.
La Marie, prévenue, était à la cabane. Gambette y conduisit Boulot pour le faire panser. Lui-même prit une casserole et fila dare dare à la source la plus proche puiser de l’eau fraîche pour laver le pif endommagé de son vaillant compaing, tandis que, durant ce temps, les vainqueurs désustentaient leurs prisonniers des objets divers encombrant leurs poches et tranchaient impitoyablement tous les boutons.
Ils y passèrent chacun à son tour. Ce fut Touegueule qui eut les honneurs de la soirée; Camus le soigna particulièrement, n’omit point de lui confisquer sa fronde et l’obligea à rester à cul nu devant tout le monde, jusqu’à la fin de l’exécution.
Les quatre autres, qui n’avaient pas encore été pincés, furent échenillés à leur tour simplement, froidement, sans barbarie inutile.
On avait réservé Migue la Lune pour le dernier, pour la bonne bouche, comme on disait. N’avait-il pas dernièrement porté une griffe sacrilège sur le général après l’avoir fait trébucher traîtreusement! Oui, c’était ce pleurnicheur, ce «jean-grognard», cette «mort aux rats» qui avait osé frapper d’une baguette les fesses d’un guerrier désarmé qu’il était bien incapable de prendre. La réciproque s’imposait. Il serait fessé d’importance. Mais une odeur caractéristique émanait de sa personne, une odeur insupportable, infecte, qui, malgré leur endurance, fit se boucher le nez aux exécuteurs des hautes œuvres de Longeverne.
Ce salaud-là pétait comme un ronsin[68]! Ah! il se permettait de péter!
Migue la Lune balbutiait des syllabes inintelligibles, larmoyant et pleurnichant, la gorge secouée de sanglots. Mais quand, tous les boutons étant tranchés, le pantalon tomba et qu’on découvrit la source d’infection, on s’aperçut, en effet, que l’odeur pouvait perdurer avec tant de véhémence. Le malheureux avait fait dans sa culotte et ses maigres fesses conchiées répandaient tout alentour un parfum pénétrant et épouvantable, tant que, généreux quand même, le général Lebrac renonça aux coups de verge vengeurs et renvoya son prisonnier comme les autres, sans plus de dépens, heureux, au fond, et jubilant de cette punition naturelle infligée, par sa couardise, au plus sale guerrier que les Velrans comptaient dans leurs rangs de peigne-culs et de foireux.