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"La Guzla" de Prosper Mérimée

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The Project Gutenberg eBook of "La Guzla" de Prosper Mérimée

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Title: "La Guzla" de Prosper Mérimée

Author: Vojislav Mate Jovanović

Release date: March 2, 2010 [eBook #31474]
Most recently updated: January 6, 2021

Language: French

Credits: Produced by Dejan Ajdacic, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK "LA GUZLA" DE PROSPER MÉRIMÉE ***

Produced by Dejan Ajdacic, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.

VOYSLAV M. YOVANOVITCH

DOCTEUR DE L'UNIVERSITÉ DE GRENOBLE
«LA GUZLA» DE PROSPER MÉRIMÉE
ÉTUDE D'HISTOIRE ROMANTIQUE

Préface de M. AUGUSTIN FILON

PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie

1911

PRÉFACE

Dans ce volume, dont j'ai grand plaisir à être l'introducteur auprès du public, l'auteur, M. Yovanovitch, un écrivain serbe qui s'est établi en France depuis plusieurs années pour étudier de plus près son sujet, a consigné le résultat de ses recherches sur La Guzla de Mérimée. Ce volume lui a valu le titre de docteur, conféré par l'Université de Grenoble; et les éloges qui lui ont été donnés, à cette occasion, par les membres du jury m'autorisent à dire que rarement diplôme de docteur a été plus brillamment conquis par un écrivain étranger.

Que vaut La Guzla? Quelle place doit-elle occuper dans l'oeuvre de Mérimée et dans la production littéraire de son temps? Appartient-elle au romantisme? Est-ce une traduction ou un pastiche? Jusqu'à quel point nous laisse-t-elle entrevoir le génie poétique des peuples slaves de la péninsule balkanique? Jusqu'à quel point devons-nous la considérer comme une invention personnelle, une création originale? Nous, les mériméistes de la première et de la dernière heure (car deux générations se sont déjà succédé dans notre petite chapelle), nous n'avions pu qu'entrevoir la réponse à ces questions: M. Yovanovitch, entré après nous dans la confrérie, les résout d'une façon complète et définitive.

Les ballades qui composent La Guzla ne sont pas, bien entendu, l'oeuvre du prétendu Hyacinthe Maglanovitch si complaisamment décrit par Mérimée dans l'édition de 1827. Non seulement ce personnage n'a jamais existé, mais il ne représente pas exactement le type de ces chanteurs populaires. Car ceux-ci ne sont pas de véritables auteurs: ils se contentent de répéter, en les modernisant, des chansons transmises de siècle en siècle, à la façon des rhapsodes homériques.

Une douzaine d'années avant la première publication de La Guzla, trois volumes de chants populaires serbes avaient été publiés en Allemagne, sous les auspices de Jacob Grimm, par Vouk Stéphanovitch Karadjitch. Ces chants étaient absolument inconnus de Mérimée, mais ils étaient familiers à Goethe et à un grand nombre de ses contemporains, allemands ou anglais. Devons nous donc, alors, penser que Mérimée était, comme il nous le laisse croire dans la préface de la seconde édition, l'inventeur de tous ces petits drames auxquels se mêlent une ou deux idylles? M. Yovanovitch nous retire cette illusion en nous indiquant l'une après l'autre toutes les sources auxquelles a puisé le grand écrivain. Celui-ci s'était contenté de nommer, comme son principal informateur, l'abbé Fortis, naturaliste italien, qui a visité l'Illyrie en 1771 et qui, dans le récit de son voyage, avait joint à ses copieuses observations scientifiques quelques données sommaires sur l'histoire des moeurs et sur la littérature populaire. Mérimée faisait encore négligemment allusion à certaine compilation de statistique dont l'auteur était «un employé du Ministère des Affaires étrangères», qu'il ne prenait pas la peine de nommer. Avec ces maigres moyens, il avait deviné la poésie des Slaves de la région balkanique et s'était plu à montrer combien il est aisé de fabriquer cette «couleur locale» qui était le grand secret du romantisme.

Si Mérimée avait fait cela, ce serait une véritable création ex nihilo. Mais il n'en est rien et M. Yovanovitch nous révèle impitoyablement à quel fonds Mérimée a emprunté le thème de chacune de ses ballades. Il est parti de ce principe que toutes les civilisations et toutes les races traversent, à un moment donné, la même phase mentale où leur poésie populaire exprime, avec une naïveté parfois féroce, les mêmes passions violentes. Et, s'inspirant de cette donnée, il a cherché ses primitifs aussi bien dans les chansons du Border écossais que dans de vieux contes chinois, dans les idylles de Théocrite comme dans les pages de l'ancien Testament.

Quant à la «couleur locale» dont il se moquait en 1842, mais qu'il cherchait très sérieusement en 1827, s'il la doit à quelqu'un, c'est assurément à Charles Nodier et à Fauriel, dont il ne prononce le nom ni dans la première ni dans la seconde de ses préfaces. Fauriel, en effet, a recueilli et publié les chants populaires de la Grèce moderne qui confine aux pays de nationalité serbe et partage avec eux certains traits de moeurs, certains souvenirs historiques. Nodier a été le bibliothécaire des gouverneurs français de l'Illyrie, en 1813, et le rédacteur en chef de notre journal officiel, publié à Laybach. Sur les informations, plus ou moins authentiques, qu'il avait ramassées là-bas, il a bâti Jean Sbogar et Smarra, sans parler d'une publication semi-érudite à laquelle le Journal des Débats avait ouvert ses colonnes. C'est là, probablement, que Mérimée a entrevu l'âme serbe, ou, du moins, qu'il a trouvé les traits qui lui ont servi à particulariser, à dater, à localiser l'âme primitive qu'il voulait mettre en scène.

Nous voilà maintenant édifiés et vous penserez peut-être que M. Yovanovitch a joué un assez mauvais tour à Mérimée en faisant justice de sa seconde thèse aussi bien que de la première. Mais je crois, au contraire, qu'il a rendu un service signalé à notre auteur en confrontant ses matériaux avec son oeuvre et que personne, avant lui, n'avait si bien mis en lumière l'incomparable talent avec lequel le grand artiste transformait une matière souvent bien pauvre. Lisez, par exemple, ce froid apologue chinois d'où Voltaire a tiré une tragédie plus froide encore et lisez ensuite l'Aubépine de Véliko; qui ouvre le volume de La Guzla. Quelle force concentrée! Quelle brièveté effrayante! Quelle profonde émotion sort de ce récit sans pitié et nous étreint à la gorge!

C'est véritablement un chef-d'oeuvre et il y a bien d'autres chants dans La Guzla dont on pourrait en dire autant. Je ne m'en étais jamais aperçu aussi bien qu'après avoir lu le livre de M. Yovanovitch. J'ai vraiment devant moi maintenant celui qu'il définit «un grand poète sans imagination». Oui, voilà bien ce qu'a été Mérimée pendant la première et trop courte période de sa vie littéraire, avant les salons, avant l'Académie des Inscriptions, avant la mondanité et l'archéologie: doué d'une vision sans égale, mais incapable de créer.

AUGUSTIN FILON.

TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS NOTE SUR LA TRANSCRIPTION DES NOMS SLAVES

PREMIÈRE PARTIE

Origines de «La Guzla».

CHAPITRE PREMIER

Les Illyriens dans la Littérature française avant «La Guzla».

§ 1. Le mot: Illyrien. Les relations serbo-françaises au moyen âge.—§ 2. Du XVIe au XVIIIe siècle.—§ 3. Les voyages de Fortis.—§ 4. La comtesse de Rosenberg-Orsini.—§ 5. Mme de Staël et la poésie «morlaque».—§ 6. L'Illyrie napoléonienne.—§ 7. Charles Nodier en Illyrie.—§ 8. Jean Sbogar.—§ 9. Smarra.

CHAPITRE II

La Ballade populaire avant «La Guzla».

§ 1. Définition de la ballade.—§ 2. La ballade populaire en Angleterre: pastiches de Macpherson; Reliques de Percy.—§ 3. La ballade populaire en Allemagne: Herder.—§ 4. La ballade populaire en France: précurseurs du folklorisme; Ossian en France; l'influence anglaise; Mme de Staël; le Romancero; Chants populaires de la Grèce moderne de Claude Fauriel et leur influence; les romantiques et la poésie populaire.—§ 5. La ballade serbo-croate: les Narodné srpské Piesmé de Vouk St. Karadjitch; succès européen de ce recueil.—§ 6. Les mystificateurs littéraires.

CHAPITRE III

Prosper Mérimée avant «La Guzla».

§ 1. Les débuts littéraires de Mérimée: Cromwell, le Théâtre de Clara Gazul.—§ 2. Influence de Fauriel: goût de la poésie populaire.—§ 3. Influence de Stendhal: goût de la mystification.

* * * * *

DEUXIÈME PARTIE

Les Sources de «La Guzla».

* * * * *

CHAPITRE IV

Nodier, Fauriel, Chaumette-Desfossés, «L'Orphelin de la Chine».

§ 1. Date de la Guzla—§ 2. Influence de Nodier. Le mot: guzla. Hyacinthe Maglanovich.—§ 3. Mérimée commentateur.—§ 4. L'Aubépine de Veliko: une inspiration chinoise.—§ 5. Voyage en Bosnie. Chants populaires de la Grèce moderne.

CHAPITRE V

Fortis, «La divine Comédie», Quelques autres Sources.

§ 1. Les Illyriens de Fortis.—§ 2. Les ballades des heyduques. Les Braves Heyduques: une scène dantesque. Chant de Mort: un vocero morlaque.—§ 3. La vie domestique dans la Guzla: l'Amante de Dannisich. De la différence qu'il y a entre cette pièce et la véritable poésie serbe.—§ 4. La vie domestique dans la Guzla: ballades sur les pobratimi.—§ 5. Les Monténégrins. Les Français dans la poésie populaire serbo-croate.—§ 6. La source de Hadagny.—§ 7. Une note nouvelle: Venise; Barcarolle.—§ 8. Théocrite et les auteurs classiques: le Morlaque à Venise; Impromptu.

CHAPITRE VI

Le Merveilleux dans «La Guzla».

§ 1. Historique du vampirisme.—§ 2. Le vampirisme dans la Guzla. Dissertation de Mérimée. La Belle Sophie. Jeannot. Le Vampire. Cara-Ali. Constantin Yacoubovich.—§ 3. Le mauvais oeil. Dissertation sur cette superstition. Le Mauvais OEil. Maxime et Zoé.—§ 4. L'Amant en bouteille.—§ 5. La Belle Hélène..—§ 6.Le Seigneur Mercure.

CHAPITRE VII

«La Ballade de l'épouse d'Asan-Aga».

§ 1. Analyse du poème.—§ 2. Traductions étrangères: en Allemagne; en Angleterre; en France; autres traductions.—§ 3. La traduction de Mérimée. Conclusion.

* * * * *

TROISIÈME PARTIE

La Fortune de «La Guzla».

* * * * *

CHAPITRE VIII

«La Guzla» en France.

§ 1. Publication du livre.—§ 2. Critiques du temps: la Réunion, le Moniteur, le Journal de Paris, le Globe, la Revue encyclopédique, la Gazette de France, le Journal des Savans. La réclame de l'éditeur.—§ 3. L'édition de 1842. Réimpressions postérieures.—§ 4. La Guzla à l'Opéra-Comique.—§ 5. La poésie serbe en France après la Guzla.—§ 6. Un plagiat. Conclusion.

CHAPITRE IX

«La Guzla» en Allemagne.

§ 1. La traduction de Wilhelm Gerhard. Ranke et la Guzla. Otto von Pirch. Siegfried Kapper. La critique de M. Depping.—§ 2. Goethe et la Guzla.

CHAPITRE X

«La Guzla» en Angleterre.

§ 1. Mérimée et John Bowring.—§ 2. La critique de la Monthly Review.—§ 3. La critique de la Foreign Quarterly Review. «M. Mervincet.» Mrs. Shelley.

CHAPITRE XI

«La Guzla» dans les pays slaves.

§ 1. La traduction de Pouchkine. Lettre de Mérimée à Sobolevsky.—§ 2. Chodzko. Mickiewicz et le Morlaque à Venise. Ses relations avec Pouchkine. Son cours au Collège de France. Sa conférence sur la Guzla.

CONCLUSION

APPENDICE: Note sur un poème inédit de Walter Scott

BIBLIOGRAPHIE
INDEX

AVANT-PROPOS

Dans les derniers jours du mois de juillet 1827 parut à Paris, chez
F.-G. Levrault, un volume de XII-257 pages in-12, intitulé La Guzla ou
choix de poésies illyriques recueillies dans la Dalmatie, la Bosnie, la
Croatie et l'Herzégowine
. Sorti des presses de F.-G. Levrault, à
Strasbourg, cet ouvrage contenait:

1º Une préface de six pages, dans laquelle son auteur, anonyme, Italien d'origine, Français par son éducation, Dalmate de naissance, expliquait ou plutôt justifiait cette publication. «Quand je m'occupais à former le recueil dont on va lire aujourd'hui la traduction, disait-il, je m'imaginais être à peu près le seul Français (car je l'étais alors) qui pût trouver quelque intérêt dans ces poèmes sans art, production d'un peuple sauvage; aussi les publier était loin de ma pensée. Depuis, remarquant le goût qui se répand tous les jours pour les ouvrages étrangers et surtout pour ceux qui, par leurs formes mêmes, s'éloignent des chefs-d'oeuvre que nous sommes habitués à admirer, je songeai à mon recueil de chansons illyriques. J'en fis quelques traductions pour mes amis, et c'est d'après leur avis que je me hasarde à faire un choix dans ma collection et à le soumettre au jugement du public.» Dans la suite de sa préface, «s'imaginant que les provinces illyriques, qui ont été longtemps sous le gouvernement français, sont assez bien connues pour qu'il soit inutile de faire précéder le recueil d'une description géographique, politique, etc.», l'auteur, en quelques mots à peine, nous dit ce qu'est la guzla: «espèce de guitare qui n'a qu'une seule corde faite de crin», et nous parle des bardes slaves, joueurs de guzla, qui parcourent les villes et les villages en chantant des romances; puis vient:

2° Une notice sur Hyacinthe Maglanovich, joueur de guzla, le poète des «ballades illyriques» dont on ne fait qu'offrir au public la traduction littérale. Le portrait lithographié de Maglanovich, signé A. Br., ornait le volume; enfin:

3° Vingt-huit ballades, traduites en prose française, accompagnées de longues notes et deux dissertations folkloriques.

Cette collection de ballades eut peu de succès en France. On l'eût rapidement oubliée si elle n'avait eu pour auteur un jeune homme qui se révéla bientôt écrivain de grand talent, si, enfin, on ne lui avait fait à l'étranger un accueil plus favorable. En effet, peu de mois après sa publication, cet ouvrage eut les honneurs d'une traduction en vers allemands. Goethe lui consacra une notice dans sa revue Art et Antiquité. Le vieux poète le loua fort, mais se donna le malin plaisir de dévoiler à cette occasion une petite supercherie littéraire: l'auteur des ballades n'était autre que le jeune et brillant écrivain qui, deux ans auparavant, avait publié le Théâtre de Clara Gazul, oeuvre d'une fictive comédienne espagnole. Le titre même du livre (la Guzla) était-il autre chose que l'anagramme de Gazul?

Cette aimable découverte—inutile, disait le démasqué—ne tarda pas à provoquer une certaine curiosité, sinon pour le livre mis en cause, du moins pour son spirituel et original auteur, que ses autres ouvrages commençaient déjà à rendre célèbre.

Prosper Mérimée, qui avait vingt-quatre ans alors, était, en effet, le véritable auteur de ces ballades prétendues illyriques. Dans une lettre restée inconnue des mériméistes français, lettre adressée à Sobolevsky, ami de Pouchkine, le 18 janvier 1835, et, dans une préface écrite en 1840 pour la seconde édition de la Guzla, édition parue en 1842, il a raconté lui-même l'histoire de cette mystification littéraire.

«Vers l'an de grâce 1827, dit-il dans cette préface, j'étais romantique. Nous disions aux classiques: «Vos Grecs ne sont point des Grecs, vos Romains ne sont point des Romains; vous ne savez pas donner à vos compositions la couleur locale. Point de salut sans la «couleur locale.» Nous entendions par couleur locale ce qu'au XVIIe siècle on appelait les moeurs; mais nous étions très fiers de notre mot, et nous pensions avoir imaginé le mot et la chose. En fait de poésies, nous n'admirions que les poésies étrangères et les plus anciennes: les ballades de la frontière écossaise, les romances du Cid nous paraissaient des chefs-d'oeuvre incomparables, toujours à cause de la couleur locale».

«Je mourais d'envie d'aller l'observer là où elle existait encore, car elle ne se trouve pas en tous lieux. Hélas! pour voyager il ne me manquait qu'une chose, de l'argent; mais, comme il n'en coûte rien pour faire des projets de voyage, j'en faisais beaucoup avec mes amis.»

«Ce n'étaient pas les pays visités par tous les touristes que nous voulions voir. J.J. Ampère et moi, nous voulions nous écarter des routes suivies par les Anglais; aussi, après avoir passé rapidement à Florence, Rome et Naples, nous devions nous embarquer à Venise pour Trieste, et de là longer lentement la mer Adriatique jusqu'à Raguse. C'était bien le plan le plus original, le plus beau, le plus neuf, sauf la question d'argent!… En avisant au moyen de la résoudre, l'idée nous vint d'écrire d'avance notre voyage, de le vendre avantageusement, et d'employer nos bénéfices à reconnaître si nous nous étions trompés dans nos descriptions. Alors l'idée était neuve, mais malheureusement nous l'abandonnâmes.»

«Dans ce projet qui nous amusa quelque temps, Ampère, qui sait toutes les langues de l'Europe, m'avait chargé, je ne sais pourquoi, moi ignorantissime, de recueillir les poésies originales des Illyriens. Pour me préparer, je lus le Voyage en Dalmatie de l'abbé Fortis et une assez bonne statistique des anciennes provinces illyriennes, rédigée, je crois, par un chef de bureau du Ministère des Affaires étrangères. J'appris cinq à six mots de slave, et j'écrivis en une quinzaine de jours le livre que voici!»

Mérimée, qui ne s'épargnait pas lui-même dans cette préface, raconta ensuite «le succès immense» de la Guzla. «Il est vrai qu'il ne s'en vendit guère qu'une douzaine d'exemplaires, dit-il, mais si les Français ne me lurent point, les étrangers et des juges compétents me rendirent bien justice.»

«Deux mois après la publication de la Guzla, M. Bowring, auteur d'une anthologie slave, m'écrivit pour me demander les vers originaux que j'avais si bien traduits.»

«Puis M. Gerhart, conseiller et docteur quelque part en Allemagne, m'envoya deux gros volumes de poésies slaves traduites en allemand, et la Guzla traduite aussi, et en vers, ce qui lui avait été facile, disait-il dans sa préface, car sous ma prose il avait découvert le mètre des vers illyriques. Les Allemands découvrent bien des choses, on le sait, et celui-là me demandait encore des ballades pour faire un troisième volume.»

«Enfin, M. Pouchkine a traduit en russe quelques-unes de mes historiettes, et cela peut se comparer à Gil Blas traduit en espagnol, et aux Lettres d'une religieuse portugaise traduites en portugais.»

«Un si brillant succès ne me fit point tourner la tête. Fort du témoignage de MM. Bowring, Gerhart et Pouchkine, je pouvais me vanter d'avoir fait de la couleur locale; mais le procédé était si simple, si facile, que j'en vins à douter du mérite de la couleur locale elle-même et que je pardonnai à Racine d'avoir policé les sauvages héros de Sophocle et d'Euripide.»

Ce récit fut, pendant longtemps, l'unique source de renseignements sur le sujet, tant pour les biographes de Mérimée que pour les historiens de l'époque romantique.

L'ironie de ce passage a éveillé une méfiance générale. M. Augustin Filon, le distingué biographe de Mérimée, sachant bien que ce railleur impitoyable, qui nous a donné la Vénus d'Ille et la Chambre bleue, avait trop de goût et trop d'esprit pour faire de pareilles confessions, M. Filon, disons-nous, alla, non sans raisons, jusqu'à qualifier ces deux pages de «nouvelle mystification greffée sur celle de 1827[1]».

Cependant, à l'exception de P. V. Annenkoff, qui a publié, en 1855, ses Matériaux pour servir à la biographie de Pouchkine (en tête de la grande édition du poète russe que Mérimée a dû posséder!), et de M. Jean Skerlitch, qui a donné, en 1901 et 1904, plusieurs articles sur la fortune de la poésie serbe en France—articles malheureusement écrits en serbe et pour des Serbes—personne n'entreprit de vérifier le récit de notre auteur[2]. Une étude complète sur la Guzla était encore à faire.

Un tel travail ne serait pas sans intérêt ni sans utilité pour qui veut mieux connaître le curieux épisode d'histoire romantique qu'est cette oeuvre de jeunesse du parfait écrivain à qui les lettres françaises doivent la Chronique de Charles IX et Colomba. Mais—et nous tenons à le dire avant d'aborder la matière—ce n'est pas exclusivement au critique français que s'adresserait une monographie sur la Guzla. Et tout d'abord, un «choix de poésies illyriques», alors même que les origines en seraient douteuses, intéresse l'historien littéraire serbo-croate. La poésie populaire a joué un grand rôle dans la destinée de cette nation dont elle constitue encore aujourd'hui le plus important monument littéraire; aussi les érudits serbo-croates doivent-ils chercher à savoir quelle fut son influence à l'étranger. La Guzla, d'autre part, appartient à un genre international par excellence: son caractère dépasse les frontières du pays où elle a vu le jour et du pays qui l'a inspirée; son histoire intéresse tous ceux qui s'occupent de l'influence de la ballade populaire sur la littérature en général, sur le romantisme européen en particulier.—Enfin, à propos de ce recueil, Mérimée est entré en relations avec Goethe et Pouchkine. Connaître l'histoire de la Guzla est donc chose importante pour les biographes et les commentateurs de ces deux grands poètes. Il est nécessaire en effet, et nous le montrerons, d'apporter certaines rectifications aux travaux qu'on leur doit, encore que ces mêmes travaux aient fourni un sérieux appoint à notre étude.

Pour ces raisons, nous avons voulu faire oeuvre utile à la fois pour les mériméistes, pour les slavicisants, pour ceux qui se sont adonnés à l'étude du romantisme, pour ceux enfin qui font de Goethe leur poète favori.

Il est vraiment difficile d'être parfait alors qu'on s'adresse à des érudits qui ont des préoccupations si différentes, quand on s'expose à la fois à la critique française et aux critiques étrangères. Les méprises sont possibles en effet; de plus, on risque toujours, s'adressant à des publics si divers, d'être ici trop prolixe, ici trop incomplet. En ce qui concerne le premier de ces écueils, nous croyons que le meilleur moyen sinon d'éviter toute méprise, du moins de les faire ressortir d'elles-mêmes, est de donner en notes tout ce qui peut permettre de contrôler et de rectifier le travail. Quant au second, nous avouerons que, pour notre part, nous préférons le superflu à l'insuffisant.

Il est certain que le lecteur versé dans quelques-unes des questions que nous avons à traiter (Poésie populaire dans la littérature européenne; Mérimée avant 1827; etc.) trouvera dans notre livre bien des choses qu'il jugera trop connues pour figurer dans un travail d'érudition. Mais, pour parler sans fausse modestie, il n'est pas moins certain qu'elles lui apparaîtront sous un jour nouveau, dans l'ensemble qu'elles forment avec d'autres faits jusqu'alors ignorés.

Nous nous proposons, en ce qui concerne le plan de notre ouvrage, d'exposer l'histoire de la Guzla dans l'ordre qui nous paraît le plus logique: 1° retrouver les causes littéraires et autres qui ont contribué à la produire (les Origines); 2° étudier les procédés de composition dont l'auteur s'est servi (les Sources); 3° raconter l'histoire du livre une fois paru (sa Fortune). Nous voulons vérifier, rectifier et compléter les faits connus[3], en apporter de nouveaux, les ordonner, les grouper, sans craindre de nous engager dans des digressions et des discussions lorsqu'elles nous paraîtront nécessaires, car notre matière est, après tout, de celles qui sont nettement circonscrites: on peut aisément l'épuiser.

NOTE SUR LA TRANSCRIPTION DES NOMS SLAVES

Nous avons adopté les règles suivantes pour la transcription des noms et des mots slaves:

1° Pour les Slaves qui se servent de l'alphabet romain, nous avons conservé l'orthographe originale;

2° Pour ceux dont l'écriture est cyrillique, nous avons composé des transcriptions phonétiques françaises qui se rapprochent le plus possible de la prononciation du peuple auquel ces mots appartiennent; sauf dans le cas où il s'agit, soit de noms déjà orthographiés par ceux qui les portent, soit, surtout, de noms et de mots cités dans la Guzla, pour lesquels nous avons cru devoir respecter la forme originale.

Depuis un certain temps, les philologues slaves les plus estimés s'efforcent de faire accepter à l'étranger une méthode beaucoup moins compliquée, mais qui a aussi de graves inconvénients. Ils ont proposé d'adopter le plus simple parmi les alphabets slaves romains, c'est-à-dire l'alphabet croate, avec quelques additions indispensables. Ils ont eu beaucoup de succès en Allemagne et un peu en Angleterre. Pour des raisons dont l'énumération serait trop longue ici, nous ne croyons pas qu'il en sera de même en France, et que l'on n'y écrira jamais Puskin au lieu de Pouchkine, Turgenjev au lieu de Tourguéneff, Tolstoj, etc.

PREMIÈRE PARTIE

ORIGINES DE «LA GUZLA»

From the fact that the romantic movement in France was, more emphatically than in England and Germany, a breach with the native literary tradition, there result several interesting pecularities. The first of these is that the new French school, instead of fighting the classicists with weapons drawn from the old arsenal of mediæval France, went abroad for allies.

H. A. BEERS, Romanticism in the XIXth Century, New-York, 1902, p. 190.

«LA GUZLA» DE PROSPER MÉRIMÉE

La Guzla est née de causes multiples. Parmi ces causes, les trois suivantes nous paraissent les plus importantes, c'est:

1º L'exotisme littéraire de 1827. Nous n'avons pas jugé nécessaire d'indiquer les origines ni d'étudier les conséquences de la vogue extraordinaire dont ont joui, aux débuts du mouvement romantique français, les littératures et peuples étrangers, mais nous croyons devoir en donner l'historique en ce qui concerne le peuple auquel nous nous intéressons plus particulièrement: les Serbo-Croates. Cet historique formera notre premier chapitre.

2º Le folklorisme littéraire du temps, en général, et le grand succès de la ballade populaire serbe, en particulier. Cette matière, beaucoup moins explorée que la première (parce que, pour parler franchement, elle est beaucoup moins importante), afin de nous faire mieux comprendre, mérite d'être exposée plus en détail. Ce sera l'objet de notre second chapitre.

3º L'élément personnel, savoir ces deux traits du caractère de Mérimée: a) l'intérêt qu'il portait aux peuples primitifs et à la ballade populaire: b) son goût pour la mystification. Une interprétation des données biographiques sera tentée, dans ce sens, dans le troisième chapitre de cette première partie.

CHAPITRE PREMIER

Les Illyriens dans la littérature française avant «la Guzla».

§ 1. Le mot: Illyrien. Les relations serbo-françaises au moyen âge.—§ 2. Du XVIe au XVIIIe siècle.—§ 3. Les voyages de Fortis.—§ 4. La comtesse de Rosenberg-Orsini.—§ 5. Mme de Staël et la poésie «morlaque».—§ 6. L'Illyrie napoléonienne.—§ 7. Charles Nodier en Illyrie.—§ 8. Jean Sbogar.—§ 9. Smarra.

§ 1

LES RELATIONS SERBO-FRANÇAISES AU MOYEN AGE

Les neuf millions et demi de Serbo-Croates «orthodoxes» et catholiques qui habitent la plus grande partie de la péninsule des Balkans et le Sud-Ouest de la monarchie Austro-Hongroise[4], n'ont pas toujours été connus sous leur véritable nom dans l'Europe occidentale. Par ignorance ou avec intention, on les désignait, on les désigne quelquefois encore (le plus souvent pour des raisons politiques[5]) par une foule de noms qui, tous, ont le tort de faire supposer à un étranger, non pas l'existence de cette unité ethnique qu'est la race serbo-croate, mais la coexistence de nombreuses peuplades de lointaine et vague parenté. Ces noms furent empruntés soit à la géographie ancienne, non-slaves, comme ceux de Triballes, Illyriens, etc., soit à la géographie provinciale moderne, d'origine slave ou étrangère, comme ceux de Dalmates, Morlaques, Bosniaques, Rasciens, Monténégrins, Esclavons[6], etc.; ou bien, ils furent confondus avec les noms des peuples voisins: Bulgares, Valaques et même Grecs. Du reste, il ne pouvait en être autrement, étant donné, d'abord, l'ignorance de cette époque à l'égard des pays slaves; ensuite, la nouveauté relative de la classification scientifique des langues et des nationalités.

Il n'existe donc pas de nationalité illyrienne ou illyrique; c'est le peuple serbo-croate que masque ce nom. On verra, du reste, dans le cours de ce livre, que les écrivains français de 1825, et Mérimée lui-même, s'en étaient rendu compte[7].

Ce peuple serbo-croate n'était pas inconnu dans la littérature française du moyen âge; les Croisades l'avaient mis en relations avec l'Occident. La péninsule des Balkans fut traversée par Godefroy de Bouillon, Frédéric Barberousse, Richard Coeur de Lion. Les chroniques du temps relatent, en effet, en vers et en prose, les pérégrinations des Croisés dans les contrées chrétiennes, comprises entre la Hongrie et l'empire Byzantin, la mer Adriatique et la mer Noire.

Contentons-nous d'indiquer, parmi les documents parvenus jusqu'à nous, la Conquête de Constantinople de Villehardouin et la chronique de Guillaume de Tyr, cette mine si riche où puisèrent les compilateurs et les versificateurs d'itinéraires de la Terre-Sainte[8].

Le chemin de Jérusalem, si fréquenté pendant tout le moyen âge, quand il ne passait pas par la mer Méditerranée et l'île de Malte, passait par Venise et Raguse, ou bien par la vallée du Danube et de la Morava, pour gagner ensuite Constantinople et l'Asie-Mineure. Les guides du temps s'occupèrent de toutes ces routes; et l'on retrouve dans ces vieux boedeckers dont MM. Charles Schefer et Henri Cordier nous ont donné une collection d'éditions critiques[9], nombre de pages relatives aux Serbo-Croates.

Durant cette même époque, les littératures européennes, la littérature française en particulier, ne restèrent pas inconnues aux Serbo-Croates. Tandis que les Slaves catholiques, par la force même des choses, recevaient directement la civilisation occidentale, les «orthodoxes», christianisés et introduits dans l'histoire par Byzance, virent un jour l'empire Latin se fonder à Constantinople et l'influence française pénétrer profondément dans l'Orient. C'est alors que, grâce aux Grecs, de nombreuses légendes d'origine étrangère entrèrent dans la littérature savante et dans la littérature traditionnelle, non seulement des Serbes et des Bulgares, mais aussi des Russes et des Roumains. Un des plus beaux monuments de l'art médiéval serbe, l'Evangéliaire de Miroslav, doit ses charmantes enluminures à une inspiration française[10]. Cette ardeur cosmopolite des Slaves balkaniques alla jusqu'à se manifester par une version serbe de Tristan, aujourd'hui malheureusement perdue[11]. On fit même, en Bosnie, une version populaire de Maistre Pathelin[12]. Et, avant qu'une invasion turque vînt jeter, pour longtemps, dans une barbarie pitoyable toute cette jeune race qui semblait vouloir prendre la place occupée par ses civilisateurs grecs, ces Serbes eurent l'occasion d'entrer en relations directes avec la France. Au XIVe siècle, une princesse royale française, dont l'identité n'est pas bien établie, devint reine de Serbie (Hélène, femme d'Étienne Ouroch Ier), pendant qu'une famille provençale, les Baux (Balsae) qui seront chantés cinq siècles plus tard par leur grand compatriote Frédéric Mistral, fondait une dynastie au Monténégro[13]. À cette occasion, parait-il, d'après les récentes recherches de M. Pavlé Popovitch, un roman français, la Manekine, de Ph. de Beaumanoir, arriva aux Slaves méridionaux, directement, sans l'intermédiaire de Byzance[14].

§ 2

DU XVIe AU XVIIIe SIÈCLE

L'exotisme littéraire n'est pas une des inventions romantiques: le XVIIe siècle avait déjà des Gustave Wasa, des Mémoires du Sérail et des Anecdotes de la Cour ottomane et maints autres romans dont le sujet avait été emprunté à l'histoire plus ou moins authentique de l'Angleterre, de la Suède, de la Turquie, de la Perse, mais surtout à celle de ces deux derniers pays[15]. Les Slaves ne figurent pas dans cette littérature cosmopolite et, à l'exception du Czar Démétrius, «histoire moscovite» de M. de La Rochelle (1716), rien ne fut tenté pour les y introduire—à ce que nous sachions—antérieurement à ce roman russe que Bernardin de Saint-Pierre se proposait d'écrire, et qu'il n'écrivit jamais[16].

Tandis que, dans la littérature anglaise, Shakespeare avait placé sa Douzième Nuit en Illyrie—une très fictive Illyrie, cela va sans dire;—en France, on n'eut jamais même l'idée de déguiser des héros quelconques sous des costumes «esclavons», «raguzois» ou «morlaques», ou de placer une histoire dans des décors balkaniques ou adriatiques, imaginaires ou réels. Le farouche Scythe de Marc-Aurèle, repris par La Fontaine, et ces joyeux Bulgares de Candide sont, peut-être, les uniques représentants des populations balkaniques dans la littérature française du XVIIe et du XVIIIe siècle.

Maints voyageurs occidentaux étaient passés par la péninsule des Balkans, à cette époque; voire même quelques expéditions scientifiques françaises[17]; mais aucune de leurs relations de voyage, quoique très estimables, n'a obtenu un succès comparable à celui, considérable, des itinéraires turcs, persans ou chinois[18].

L'histoire offrait de meilleures sources à qui désirait connaître les Serbo-Croates. On pouvait consulter surtout l'Histoire de la décadence de l'Empire Grec et de l'établissement de celui des Turcs, par l'Athénien Chalcondyle, ouvrage souvent réimprimé au cours de la seconde moitié du XVIe siècle; l'Histoire universelle, de Th. Agrippa d'Aubigné, l'Histoire de l'Empire Ottoman, par le chevalier Paul Ricault, et, surtout, les travaux importants d'un grand érudit de ce temps, Ch. Du Cange (1610-1668), l'auteur de l'Histoire de l'Empire de Constantinople. Le livre de Ricault, qui fut constamment réédité jusqu'à la seconde moitié du XVIIIe siècle, contient également un récit dramatique de la bataille de Kossovo, bataille fatale aux Serbes, dans laquelle ils «perdirent leur Empire», en 1389. Mais ceci n'intéressa que des savants.

Pour connaître un peuple, ce qu'il faut avant tout connaître: c'est sa langue. Or, personne en France ne connaissait alors celle des Serbo-Croates. L'ignorance, d'ailleurs partagée par l'Europe entière de cette époque, devait être absolue, même en 1765, lorsque l'on publia, en tête des Observations historiques et géographiques sur les peuples barbares qui ont habité les bords du Danube et du Pont-Euxin[19], la curieuse Dissertation sur l'origine de la langue sclavonne prétendue illyrique, par M. de Peyssonnel, de l'Académie des Inscriptions. M. de Peyssonnel ne connaissait pas la langue dont il étudiait les origines, mais l'Académie (à laquelle cet ouvrage fut présenté) ne la connaissait pas davantage, bien que vingt ans auparavant, elle eût compté parmi ses membres un Ragusain, dom Anselme Banduri, antiquaire distingué et bibliothécaire du duc d'Orléans (1671-1743).

Sauf une bande étroite du littoral Adriatique, toute la péninsule balkanique faisait alors partie de l'empire du Grand Turc. La république de Raguse, cité de marchands riches et rusés extrêmement fiers chez eux, «pauvres Ragusains» hors de leur minuscule patrie[20], était le seul pays serbo-croate qui prospérât pendant cette époque, la plus triste de l'histoire des peuples balkaniques. Tandis qu'une barbarie quasi absolue régnait à ses portes mêmes, Raguse possédait une société policée et une littérature florissante, formées surtout à l'école de l'Italie.

Les relations entre les Ragusains et le gouvernement français étaient assez intimes, et même pendant un certain temps leurs vaisseaux trafiquèrent sous la protection du pavillon français, comme nous le montrent les documents conservés à la Bibliothèque nationale, au Ministère des Affaires étrangères et aux Archives nationales, documents publiés depuis par M. Iv. Krst. Svrljuga[21] et par M. V. Jelavic[22]. Leur littérature même ne resta pas inaccessible aux oeuvres françaises; les adaptations de Molière, faites à Raguse, surtout dans la première moitié du XVIIIe siècle, sont nombreuses[23]. Mais la petite république adriatique ne devint jamais populaire en France. L'opinion qu'on y avait sur les «Raguzois» n'était pas très flatteuse pour eux: on les accusait de mener une politique équivoque, et on ne les aimait pas parce qu'ils étaient les concurrents redoutables du commerce français dans le Levant[24]. En 1667, les Ragusains ayant demandé l'assistance pécuniaire des princes catholiques pour rétablir les dommages causés par le grand tremblement de terre, Louis XIV chassa leurs députés et refusa de les entendre[25]; mais ce fait n'a pas empêché, il y a quelques années, un poète serbe de grand talent, M. Jean Doutchitch, de célébrer en beaux vers les splendeurs d'une «soirée à Trianon» donnée en l'honneur de ces mêmes «Esclavons».

Quoi qu'il en soit, avant la fin du XVIIIe siècle, on ne commença pas en France à s'intéresser aux lettres dalmates. La première traduction d'un ouvrage littéraire ragusain fut publiée en 1779. C'était un poème latin, les Éclipses, composé par le newtonien bien connu le P. Boscovich, qui représenta pendant un certain temps son pays auprès du Roi de France[26]. Dans l'épître dédicatoire, l'auteur s'adressait à Louis XVI:

Protecteur des nations les plus étendues, tu ne dédaignes pas de veiller sur les états les plus bornés. Des limites étroites resserrent, il est vrai, ceux de ma patrie. Aux bords adriatiques, Raguse ne fleurit que par ses richesses et par l'étendue de son commerce; sa gloire n'est fondée que sur le génie des sciences et des arts, sur sa noblesse antique et sur les droits éternels de sa liberté.

Il est vrai qu'en 1766, M. La Maire, ancien consul de France à Raguse, avait dit quelques mots de la poésie illyrienne, dans un rapport officiel à son gouvernement; mais ce rapport, assez répandu en manuscrits[27], resta cependant inédit presque jusqu'à nos jours et ne fut publié qu'en 1881 par M. Sime Ljubic, dans les Starine de l'Académie Sud-Slave (tome XIII).

Quelques années plus tard, un grand amateur de livres, le marquis de Paulmy d'Argenson, acheta à Venise quelques manuscrits serbo-croates (parmi lesquels le célèbre Osman de Gundulic), pour sa bibliothèque: bibliothèque qui est maintenant celle de l'Arsenal. Il pensait, semble-t-il, en publier la traduction française dans sa fameuse Bibliothèque universelle des romans fondée en 1774[28]. Il y parlait de «livres composés en langue esclavonne et dans les différents dialectes de cet idiome qui se parlent sur les côtes de la mer Adriatique, opposées à l'Italie, dans la Croatie, l'Esclavonie proprement dite, la Hongrie, la Bohème, la Moravie, la Silésie, la Lusace, la Pologne et même (sic) la Russie». Il traitait cette littérature d'«histoires fabuleuses des héros, des conquérants et des premiers souverains de ces pays, où la langue esclavonne est en usage[29]». Le volume soixante et unième de ses Mélanges tirés d'une grande bibliothèque, publié en 1787, est consacré exclusivement aux contrées illyriennes[30].

Le marquis de Paulmy ne tarda pas à trouver des imitateurs et des plus estimables. Le 3 prairial an IV, la troisième classe de l'Institut national adressa une demande au ministre des Relations extérieures, le priant de lui «procurer la jouissance des livres et ouvrages marqués dans la liste relevée par le citoyen du Theil», lequel était chargé d'examiner une notice du consul général de la République à Raguse. Cette liste comportait «plusieurs ouvrages qui paroissent intéressans particulièrement ceux qui sont écrits en langue illyrique… par les principaux écrivains qui ont honoré et honorent aujourd'hui la littérature ragusoise[31]».

Nous ne savons pas ce qu'il advint de cette acquisition de livres serbo croates—si toutefois elle fut faite—mais nous savons que, quarante ans après, l'enthousiaste Charles Nodier écrivait dans la seconde préface de sa nouvelle de Smarra: «Aujourd'hui on sait même à l'Institut que Raguse est le dernier temple des muses grecques et latines[32].»

La bonne volonté de l'Institut ne profita guère aux lettres illyriennes, et, comme nous allons le voir, le véritable intérêt pour elles ne fut pas provoqué par l'initiative de ce corps. Il venait d'un autre côté. Seulement, ce ne furent pas les oeuvres élégantes des pseudo-classiques ragusains qui furent découvertes, mais la poésie nationale et populaire des montagnards «morlaques».

Toutefois il nous faut remarquer que, bien avant cette époque, dans la première moitié du XVIIIe siècle, quelque chose qui venait de Serbie, quelque chose d'horrible et de terrifiant, l'idée du vampirisme, avait gagné la France; épouvantables histoires qui, transmises par les Allemands, amplifiées par les éditeurs de brochures à sensation, firent alors le tour du monde. Nous reviendrons dans une autre partie de cet ouvrage sur ce petit événement, dont les conséquences littéraires vont se répercuter jusqu'à la Guzla.

§ 3

LES VOYAGES DE FORTIS

L'abbé Albert Fortis[33], membre de plusieurs académies italiennes et étrangères, que l'on nomme aujourd'hui encore «il primo naturalista d'Italia et uno dei primi d'Europa», publia à Venise, en 1771, son Saggio d'Osservazioni sopra l'isola di Cherso ed Osero (pp. 169, in-4°). Ce livre était le fruit d'une excursion scientifique faite au mois de mai 1770, en compagnie de John Symonds, professeur d'histoire moderne à l'Université de Cambridge, aux côtes et aux îles dalmates[34].

À la fin de son savant ouvrage, après avoir apporté quantité de documents nouveaux, concernant l'archéologie et l'histoire naturelle, l'abbé Fortis publia une lettre adressée à son compagnon anglais; il y parle des pismé ou chansons populaires des Serbo-Croates; il n'estime pas beaucoup ce genre de poésie, et c'est, semble-t-il, pour faire plaisir à son ami qu'il a commencé d'y prendre intérêt. «Io era in collera con questo abuso di tradizione, disait-il, ma me la sono lasciata passare; dopo che ò trovato che nello stesso modo si perpetuano molti curiosi e interessanti pezzi di Poesia Nazionale all'uso de'vostri Celti Scozzesi fra'contadini spezialmente…Voi non vi troverete gran forza di fantasia, niente di maraviglioso, non vani ornamenti: ma bensì condotta quanto in alcun allro Poema, e cognizione dell'uomo, e carattere di nazione, e ciò, che mi sembra più pregevole, esattissima verità Storica[35].»

Il en parla et promit même d'en parler davantage dans un autre ouvrage qu'il préparait alors. Pour le moment, il se contenta d'ajouter à la relation de son voyage une ballade serbo-croate («morlaque») traduite en italien, Canto di Milos Cobilich e di Vuko Brancovich. Cette ballade nous intéresse, car, sous le titre de Milosch Kobilich, Mérimée en a donné une traduction française dans la seconde édition de la Guzla. Nous en parlerons en son temps; qu'il nous suffise de faire remarquer ici que Mérimée ne connaissait pas les Osservasioni et qu'il a tiré sa ballade d'une autre source.

Le Canto di Milos Cobilich e di Vuko Brancovich n'est pas à proprement parler de la poésie véritablement populaire, bien qu'il appartienne au cycle le plus important peut-être des chants serbes: celui de la bataille de Kossovo, qui est une lamentation sur la fatale défaite de 1389. Un savant franciscain dalmate, qui voulut instruire son peuple, André Kacic-Miosic (1696-1760), avait composé cette ballade, comme beaucoup d'autres, sur les thèmes populaires et l'avait publiée, en 1756, à Venise, dans un recueil qui porte le titre de Razgovor ugodni naroda slovinskoga(Entretiens familiers de la nation slovinique). Une copie manuscrite de ce poème se trouve à la Bibliothèque de l'Arsenal à Paris (n° 8701).

Fortis ne dut avoir entre les mains qu'une copie de cette chanson et non pas le texte imprimé, car il s'y trompa et la crut véritable poésie populaire. Nulle part, en effet, il ne mentionna Kacic comme en étant l'auteur[36].

Quoi qu'il en soit, il est intéressant et même utile de se demander comment Fortis eut l'idée de joindre cette pièce à son ouvrage et de promettre la publication ultérieure d'autres ballades «morlaques».

Sur le continent européen, cette idée était chose peu commune en 1770. Dix ans seulement s'étaient écoulés depuis qu'en Angleterre les poèmes d'Ossian avaient été publiés; cinq ans seulement depuis la première édition des Reliques of Ancient English Poetry de Percy, et l'influence de ces deux livres, qui sera énorme, commençait à peine à se faire sentir.

Nous parlerons, au chapitre suivant, du retour à la poésie populaire qui se produisit en Angleterre vers le milieu du XVIIIe siècle; cette nouvelle orientation du goût anglais devait exercer par la suite une profonde influence sur les littératures européennes. Ici nous ne dirons que quelques mots de l'origine probable des préoccupations folkloriques de Fortis.

C'est visiblement sous l'influence britannique qu'il se mit à recueillir les poésies populaires serbo-croates. Il connaissait bien, semble-t-il, la littérature anglaise du temps[37], et admirait particulièrement Ossian qu'il lisait dans la traduction de Cesarotti[38]. Il avait de nombreuses relations en Angleterre et il en parle souvent avec un sentiment de reconnaissance; il avait fait son premier voyage de Dalmatie en compagnie d'un savant anglais; de même qu'il fera son second voyage en accompagnant un évêque irlandais. En Italie, il avait pour amis des Anglais et des Écossais qui l'aidaient de leur bourse et auxquels il dédiait ses oeuvres: lord Bute, ancien premier ministre de George III, qui était, comme on le sait, protecteur de James Macpherson[39]; John Strange, résident de Sa Majesté Britannique à Venise; lord Frédéric Hervey, évêque de Londonderry, etc.[40]. Enfin, c'est en anglais qu'il fit rédiger l'édition définitive de son Voyage (1778). Hâtons-nous pourtant de dire qu'à notre sens, plus que la littérature de ce pays, ce sont ses amis qui lui donnèrent le goût de la ballade primitive.

Fortis parle avec dédain de la poésie populaire, dont un vrai savant ne devrait pas s'occuper. Le principal but de son ouvrage fut de lancer quelques nouvelles théories géologiques. Et cependant, le meilleur succès qu'obtint son livre sur la «Morlaquie» et les «Morlaques[41]>», il le dut aux littérateurs plus qu'aux savants.

Le Canto di Milos Cobilich e di Vuko Brancovich ne restera pas enseveli dans les Osservazioni. Un illustre penseur et poète allemand, Herder, va le traduire bientôt en sa langue et l'insérer dans le premier tome de sa fameuse collection de Chansons populaires. Et ce sera la première conquête de la poésie serbo-croate[42].

Au mois de juin 1771, Fortis partit pour la seconde fois en Dalmatie. Il y resta plusieurs mois, envoyant à ses protecteurs anglais de longs rapports qu'il réunira en 1774 et publiera à Venise[43]. Dans un des plus intéressants chapitres de ce célèbre Voyage en Dalmatie, le chapitre De' Costumi de' Morlacchi, il parla de nouveau de la poésie populaire serbo-croate, décrivit la guzla et les bardes «morlaques»: «V'è sempre qualche cantore, il quale accompagnandosi con uno stromento detto guzla, che à una sola corda composta di molti crini di cavallo, si fa ascoltare ripetendo, e spesso impasticciando di nuovo le vecchie pisme o canzoni[44].»

Dans ce chapitre il inséra un poème «morlaque», la Triste ballade de la noble épouse d'Asan-Aga («Xalostna Piesanza plemenite Asan-Aghinize») avec, en regard, une traduction en vers italiens («Canzone dolente della nobile sposa d'Asan Aga[45]»). Nous ne savons pas de qui Fortis avait obtenu le manuscrit de cette pièce, car, non seulement elle était inédite à cette époque, mais avait des chances de le demeurer toujours sans son initiative: en effet, aucun collectionneur n'a pu l'entendre réciter[46]. Notons avec la plus grande réserve l'assertion de Hugues Pouqueville dans son Voyage de la Grèce:

Cette pièce (Triste ballade) avait été communiquée à l'abbé Fortis par M. Bruère qui a laissé une grande quantité de poésies slaves inédites qu'il avait recueillies et traduites[47].

M. Bruère, qui a laissé une quantité de poésies slaves, est Bruère-Dérivaux fils (Marko Bruerovic) dont nous avons déjà dit quelques mots[48]. Né vers 1770, il n'avait que deux ou trois ans à l'époque des voyages de Fortis; il n'a donc pas pu lui fournir le texte en question. Quant à Bruère-Dérivaux père, qui n'a pas laissé de poésies slaves, il est vrai, mais qui fut longtemps consul de France auprès de la République de Raguse, la chronologie nécessaire nous manque pour pouvoir confirmer ou réfuter la note de Pouqueville[49].—Remarquons aussi que les guzlars serbes n'intitulent jamais leurs productions: ce sont les collectionneurs qui s'en chargent. C'est ainsi que l'on s'explique ce titre prétentieux: la TRISTE ballade de la NOBLE épouse; c'est là le pur langage littéraire des pseudo-classiques dalmates qui avaient recueilli le poème.

Le Voyage en Dalmatie ne trouva pas ce qu'on appelle un accueil chaleureux, du moins auprès des gens de science, malgré tous les efforts de l'auteur pour faire remarquer son ouvrage au moyen de différentes traductions étrangères. Le crédit en fut surtout ébranlé quand un écrivain dalmate, Jean Lovrich, publia sa très sévère critique où il reprochait à Fortis trop de crédulité, les erreurs les plus absurdes et quelques hypothèses très téméraires[50]. Cette réfutation donna lieu à une polémique assez longue, qui finit selon l'usage par devenir fort amère et coûta la vie à celui qui avait entrepris de la faire[51]. Il est juste d'ajouter que plusieurs des conjectures de Fortis ont été depuis confirmées par la science, et que personne n'avait jamais mis en doute sa bonne foi. Il est cité comme autorité par Élisée Reclus, qui fait rarement un tel honneur aux voyageurs anciens[52].

L'année qui suivit la publication du Voyage, le chapitre De' Costumi de' Morlacchi fut traduit en allemand et imprimé à Berne, sous forme de brochure[53]. En 1776 parut dans la même ville la traduction complète en deux volumes in-8º[54]. Au mois de février 1777, le Mercure de France publia un «Fragment sur les moeurs et coutumes des Morlâques (sic) tirés de l'extrait du Voyage en Dalmatie, de M. l'abbé Fortis, inséré dans le tome XX du Journal littéraire de Pise», fragment qui est sans doute la première mention française de l'ouvrage de cet écrivain[55]. Quant à la traduction française, elle sortit en 1778, à Berne, des mêmes presses d'où était sortie la traduction allemande. À titre d'essai, on publia d'abord l'opuscule sur les Moeurs et usages des Morlaques appelés Monténégrins, et celui sur le Pays de Zara[56]; puis, peu de temps après, le Voyage complet[57]. Cette même année 1778 parut à Londres l'édition anglaise, édition définitive, somptueusement imprimée aux frais des amis de l'auteur: Travels into Dalmatia, to which are added Observations on the island of Cherso and Osero; translated with considerable additions (pp. x-584, in-4°).

La ballade «morlaque» publiée et mise en vers italiens à la fin du chapitre sur les moeurs eut plus de succès que le livre entier: elle inspira une trentaine de traductions étrangères, dont treize françaises,—parmi lesquelles la plus importante pour nous est celle de Mérimée, dans la Guzla.

Nous aurons à parler plus loin de la Triste ballade de la noble épouse d'Asan-Aga; ici, nous noterons seulement le succès immédiat qu'elle remporta en Allemagne, succès qui assura à la poésie serbo-croate une certaine renommée européenne bien avant le livre de Mérimée.

Dès le mois de mars 1776, les Annonces savantes de Francfort, en présentant la petite brochure bernoise, se mirent à louer le «Klag-Gesang» morlaque[58]. Ces louanges s'adressaient à la lourde version qu'en avait donnée le poète Werthes; mais une traduction plus réussie ne tarda pas à en être faite.

Un grand poète en assuma la tâche. On ne sait pas exactement quand ni comment Die Sitten der Morlakken arrivèrent entre les mains de Goethe, et à quelle occasion ce dernier entreprit de mettre en vers le petit poème. Toutefois, l'auteur de Werther dut composer sa traduction en 1775 ou 1776, et cela non seulement en utilisant celle de Werthes[59], mais aussi en recherchant dans le texte original, imprimé au recto, les particularités de la métrique serbo-croate, ce que Fortis et Werthes avaient négligé. (Le fait est brillamment démontré par Karl Bartsch[60].) Devenu désormais le Klaggesang von der edlen Frauen des Asan Aga, ce morceau trouva, en 1778, une place dans le premier tome des Chansons populaires de Herder[61]. Comme nous l'avons mentionné plus haut, l'éditeur de ce recueil y avait déjà introduit un chant serbo-croate: le Canto di Milos Cobilich e di Vuko Brancovich. Il y avait ajouté, au tome second, deux autres ballades «morlaques», traduites cette fois sur les versions inédites de Fortis: Radoslaus («Pisma od Radoslava») et Die schöne Dollmetscherin («Pisma od Sekule Jankova netjaka, divojke dragomana i passe Mustaj bega»)[62] empruntées toutes deux aux Entretiens familiers d'André Kacic-Miosic. Les versions italiennes sur lesquelles Herder avait traduit ces deux poèmes de Kacic n'ont jamais été imprimées. Nous n'avons trouvé que la copie manuscrite de l'une d'elles: celle du Canto di Mustài Pascià e della Donzella Dragomana («Die schöne Dollmetscherin»), conservée parmi les papiers de John Strange au British Museum, et nous la publions, de même qu'une autre traduction inédite de Fortis, dans l'Archiv für slavische Philologie[63].

D'après le Klaggesang de Goethe, Walter Scott composa plus tard une Lamentation of the Faithful Wife of Asan Aga; mais ce poème, dont nous tracerons l'histoire à son heure[64], resta inédit jusqu'à nos jours.

Ainsi les voyages de Fortis en Dalmatie ont eu leurs conséquences littéraires: ils ont fait découvrir la poésie populaire serbo-croate; elle aussi trouve sa part dans l'influence qu'exerça la ballade populaire sur la littérature romantique.

La Guzla qui doit beaucoup, directement et indirectement, au Voyage en Dalmatie n'est pas cependant la première oeuvre inspirée par ce livre.

Avant d'étudier ce que Mérimée, auteur de la Guzla, a pris à Fortis ainsi qu'à d'autres sources, il nous faut dire quelques mots des précurseurs, envers qui il se trouve redevable dans une certaine mesure.

§ 4

LA COMTESSE DE ROSENBERG-ORSINI

De nos jours, Justine Wynne, comtesse des Ursins et Rosenberg, auteur des Morlaques, est absolument inconnue. Ni Sayous ni M. Virgile Rossel ne disent un seul mot de cette Anglo-Italienne qui fut écrivain français; et le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Larousse, qui a exhumé les noms les plus oubliés, ignore pourtant le sien.

Cependant, elle fut célèbre en son temps; les Morlaques, imprimés en 1788, furent lus par Goethe qui s'en souvenait quarante ans après[65]; l'abbé Cesarotti, littérateur distingué du temps, traducteur italien d'Ossian, les loua comme «une poésie qui n'a pas besoin de versification, comme Vénus n'avait besoin, pour se faire aimer de Pâris, ni de ses vêtements ni même de sa ceinture[66]». Les Morlaques eurent l'honneur d'être traduits en allemand[67] et en italien; ils inspirèrent une page de Corinne; et Charles Nodier, qui en possédait l'un des rares exemplaires, les appela un jour «le tableau le plus piquant et le plus vrai des moeurs les plus originales de l'Europe[68]».

Ce roman aujourd'hui complètement oublié méritait que l'histoire littéraire sinon le public lui fît un meilleur sort. Car, malgré tous ses défauts, le livre des Morlaques ne manque pas, à plus d'un point de vue, d'originalité et d'intérêt. Ajoutons que ce curieux ouvrage est un des premiers romans français où se trouve décrite la vie des nations étrangères, avec le souci de ce qu'on appellera plus tard la couleur locale; il se révèle de plus chez son auteur un profond sentiment de la nature sauvage et des moeurs barbares, ce qui est également rare et exceptionnel en 1788. C'est là, sans doute, un titre suffisant pour valoir à la comtesse de Rosenberg au moins une mention parmi les précurseurs de l'exotisme romantique.

Justine (Giustiniana) Wynne naquit à Venise vers 1735. Son père était anglais et protestant; sa mère greco-italiote était catholique fervente. «Placée, au début de la vie, dit son biographe[69], sous ces deux influences religieuses contradictoires, elle subit un tiraillement moral dont l'impression demeura ineffaçable. Ses idées s'altérèrent au contact d'un monde frivole et sceptique, mais elle retint l'exaltation en perdant la foi. Rien ne put détruire en elle le germe de cette sensibilité profonde, qualité qu'elle tenait de sa mère, et qui donne, en grande partie, leur valeur à ses oeuvres.

«Justine était l'aînée de cinq enfants, trois filles et deux fils; elle avait quatorze ans, quand une violente attaque de goutte remontée lui enleva son père. Quoique celui-ci habitât l'Italie depuis plusieurs années, il était resté sujet britannique, et sa famille dut se conformer aux prescriptions des lois anglaises. Lord Holland, l'un des grands seigneurs philosophes de cette époque, fut nommé tuteur de Justine et de ses frères et soeurs. Il voulut attirer en Angleterre toute cette famille, y marier avantageusement les filles et donner aux garçons une éducation anglaise. L'opiniâtre Mme Wynne avait l'idée fixe de soustraire ses enfants à l'influence protestante. Deux fois elle fut contrainte de venir avec eux en Angleterre (1751-1756) et deux fois elle parvint à les ramener en Italie sous prétexte que le climat du Nord était préjudiciable à leur santé.

«Malgré ces efforts, les fils de Mme Wynne furent définitivement rendus à l'Angleterre. L'un d'eux, Richard, devint ministre du culte anglican, et s'est fait connaître par des travaux philologiques d'une certaine valeur. Justine elle-même était sur le point de redevenir anglaise, quand un événement, qu'elle ne désigne que sous le nom de combinaison fâcheuse, l'éloigna pour toujours du pays de sa famille.

«Cette combinaison fâcheuse fut son mariage avec le comte de
Rosenberg-Orsini, ambassadeur d'Autriche à Venise.

«Jolie, ambitieuse et avide de plaire, ayant eu des aventures galantes dès l'âge de seize ans, la jeune comtesse ne paraît pas avoir été très contente de son mari, car elle a gardé à son sujet un silence complet dans ses oeuvres où se trouve cependant un assez grand nombre de fragments autobiographiques. On sait, seulement, qu'elle résida à diverses reprises en Allemagne, et qu'elle s'amusa fort pendant ce temps qu'elle appelle «les cinq plus belles années de sa vie.»

«Elle se trouva veuve à Venise, jeune et sans enfants. «J'étais charmante, écrivait-elle longtemps après; il m'est permis de le dire aujourd'hui, parce que je survis à ma beauté, et qu'il n'est pas plus ridicule de se louer sur ce que l'on a été que de composer soi-même son épitaphe.» Elle fut une des reines de l'aristocratie vénitienne pendant près de vingt ans (1760-1780) à l'époque de l'omnipotence féminine dans les affaires politiques et administratives de la Sérénissime République.

«Parvenue au déclin de l'âge, elle montra plus de tact que la plupart de ses contemporaines, qui prolongeaient leurs galanteries bien au delà de la jeunesse, ou achevaient de s'avilir en demandant des émotions nouvelles à la funeste passion du jeu. Quand Justine Wynne se sentit vieille, elle se fit ermite.

«C'est alors qu'elle s'adonna à la littérature. Elle s'installa avec ses livres et ses chiens près de Padoue, dans une excentrique villa nommée Alticchiero, appartenant à son vieil ami le sénateur Angelo Quirini. Elle se mit à écrire, même à beaucoup écrire, en français et en anglais; mais ne fit imprimer que quelques ouvrages tirés à un très petit nombre d'exemplaires. Elle nous a expliqué elle-même l'origine de ses premiers essais littéraires. «Quand j'étais jolie femme, dit-elle dans les Pièces morales et sentimentales, j'avais eu du moins le bon esprit de comprendre qu'il me resterait une longue vie au delà de la vie brillante de la jeunesse. Je consacrais à la lecture le temps que j'avais de reste, celui que les autres femmes réservent à leur chien ou à leur sapajou. Heureusement que je n'aimais pas les bêtes alors; je les aime à présent, et je donne à mes chiens les moments que je donnais alors à mes adorateurs. Les livres me restent toujours, ainsi que quelques amis, qui m'aident à supporter l'âge du repentir.»

«Parmi ces amis, on remarquait, outre Quirini, un sénateur nommé Dandolo, qui avait été et redevint depuis provéditeur de Dalmatie, et auquel le futur auteur des Morlaques devait, sans doute, plus d'une information sur ce pays où il a situé ses personnages et où l'action se déroule. Mais le visiteur le plus assidu de la villa Alticchiero était un certain comte Benincasa, qui prit même, paraît-il, une part aux travaux littéraires de la comtesse de Rosenberg. C'est pour ses amis que l'auteur des Morlaques écrivait et faisait imprimer ses oeuvres, évitant la grande publicité, agissant avec une ambition littéraire des plus discrètes et des plus mesurées; aussi ses ouvrages sont-ils fort rares aujourd'hui et très recherchés des bibliophiles.» En voici la nomenclature:

Alticchiero, par Mme J.W.C.D. R. Genève, 1781?

Cet ouvrage est la description détaillée de la villa appartenant au sénateur Quirini, et fut adressé en manuscrit à M. Huber, de Genève (ami de Voltaire), qui le fit imprimer à ses frais à un très petit nombre d'exemplaires. En 1787, Quirini en tira une nouvelle édition avec un très grand nombre de planches et une épître dédicatoire signée par le comte Benincasa: Padoue, gr. in-4° de 5 ff. et 80 pp. de texte, avec un plan et 29 planches (British Museum).

Nous empruntons au baron Ernouf la description de cette originale demeure: «Moins somptueuse que ses orgueilleuses voisines, les villas Pisani, Foscarini, etc., Alticchiero avait néanmoins son cachet et sa réputation à part. Une partie du domaine était consacrée à des expériences agronomiques; les jardins étaient dessinés à la française, suivant le goût alors dominant; mais l'agréable y était partout sacrifié à l'utile avec une affection systématique et parfois originale. Les bosquets, les massifs, les avenues étaient exclusivement composés de beaux arbres fruitiers de toute espèce, et symétriquement décorés de statues des divinités du paganisme, de bustes de grands hommes anciens et modernes, notamment ceux de Voltaire et J.-J. Rousseau. On rencontrait là Hercule et Vénus dans un massif d'orangers, Mars de garde au milieu d'un carré de pastèques, et un autel dédié aux Furies, au rond-point d'une belle treille formant labyrinthe. Cette propriété si classiquement décorée avait encore une qualité qui passerait aujourd'hui pour un défaut aux yeux de bien des gens: tout y était aussi uni, aussi plat que régulier. Aucun mouvement de terrain, aucune inégalité malséante, même à l'horizon, n'y altérait l'harmonie et la précision des lignes.»

Du séjour des comtes du Nord à Venise en janvier 1782. Venise, 1783.

Lettre de la comtesse de Rosenberg à son frère Richard Wynne sur les voyages du grand-duc héritier de Russie, Paul Pétrovitch (depuis Paul Ier), et la princesse de Wurtemberg, sa seconde femme. Comme l'ouvrage précédent, cet opuscule est sans valeur littéraire.

Pièces morales et sentimentales de Mme J. W., C-T-SS de R-S-G, écrites d'une campagne sur les rivages de la Brenta dans l'État vénitien. Londres, J. Robson, 1785.

On remarque, parmi ces pièces, surtout la Nouvelle vénitienne plébéienne, placée à la fin du recueil, où l'auteur trace un tableau curieux des costumes et de la physionomie des gondoliers de Venise, encore originaux et pittoresques dans ce temps-là. Mme Wynne se révolte contre la civilisation moderne: «À force de communiquer ensemble, disait-elle, les hommes finissent par se ressembler tous parce qu'ils substituent indistinctement aux caractères nationaux, des manières et des idées de convention générale, ce qui efface la physionomie des nations.» Cette Nouvelle plébéienne fut traduite en italien et publiée en 1786, à Venise, sous le titre Il Trionfo de' Gondolieri.

Il existe aussi une édition anglaise de ce recueil, publiée à la même époque à Londres, en deux volumes, sous le titre des Moral and sentimental Essays.

Les Morlaques, Venise, 1788, dont on va parler plus loin.

5º Une chronique scandaleuse de la société vénitienne de la seconde moitié du XVIIIe siècle, qui est restée inédite[70].

Après avoir fait imprimer les Morlaques, la comtesse de Rosenberg voulut revoir une dernière fois l'Angleterre, qu'elle n'avait pas visitée depuis longtemps. Elle fit ce voyage avec Benincasa, devenu son inséparable, et passa près d'une année auprès de son frère Richard, avec lequel elle était toujours restée en correspondance. Elle revint par la France, où Benincasa se fit fort applaudir dans quelques clubs par ses adhésions chaleureuses à la Révolution, mais elle trouva peu d'agrément dans ce Paris tumultueux de 1790. Rentrée à la villa Alticchiero, elle y mourut presque subitement, peu de temps après son retour.

Les Morlaques[71], dans une certaine mesure, rappellent Bernardin de Saint-Pierre; on y reconnaît également, avons-nous besoin de le dire? l'influence de Rousseau.

Dans sa préface, la comtesse de Rosenberg expose son plan: elle veut peindre dans les Morlaques un pays qui «offre l'image de la nature en société primitive, telle qu'elle a dû être dans les temps les plus reculés… Avant qu'une nouvelle révolution change la nature et l'aspect de ce pays, poursuit-elle, qu'on le voie dans son état actuel beaucoup plus intéressant que celui de la civilisation la plus achevée, dont les biens et les maux sont également connus depuis longtemps parmi nous».

Ce pays idéal, c'est la Morlaquie. Les sauvages paysans slaves sont ces heureux humains qui ont toujours des «jouissances paisibles d'une vie conforme aux goûts de la nature», et qui ne connaissent «pour le moment d'autres lois que celles de la nature et d'autre droit que la force».

Au milieu d'un monde blasé et frivole, la comtesse de Rosenberg avait toujours conservé un très vif attrait pour la mâle poésie des moeurs simples et barbares. Comme nous l'avons déjà noté, elle avait pris dans sa Nouvelle vénitienne plébéienne des gondoliers de Venise pour héros. Dans les Morlaques, elle sort complètement de la société civilisée; elle célèbre d'abord la nature sauvage de la Morlaquie: la mer et les rochers, les silencieuses forêts de sapins, les chutes d'eau vertes, les grottes et les cavernes mystérieuses. Et dans ce décor majestueux, elle nous présente une famille heureuse qui «sur toutes les autres répandait par son exemple l'esprit d'une douce égalité sociale».

Mais l'auteur des Morlaques ne s'en tient pas à peindre un peuple de pasteurs et à glorifier les vertus de la vie patriarcale, comme l'ont imaginé quelques lecteurs peu patients. Le sujet de son roman est un événement tragique dont elle aurait été vivement impressionnée, et qui se serait passé à Venise, sur le quai des Esclavons, vers l'an 1781: la rencontre et le combat acharné de deux voyageurs dalmates, ennemis mortels, par suite d'une rivalité d'amour, combat qui se termina, dit-elle, par la mort du rival préféré. L'auteur eut l'idée de nous faire connaître au fur et à mesure les moeurs primitives des «Morlaques» dans une fiction romanesque, dont l'aventure poignante du quai des Esclavons devait former le dénouement.

La suite naturelle des événements dans une famille morlaque, dit-elle, va nous mettre au fait des moeurs et des usages de la nation, d'une manière plus sensible que la relation froide et méthodique d'un voyageur. On n'a pas cru avoir besoin de recourir au romanesque ou au merveilleux. Les faits sont vrais et les détails nationaux fidèlement exposés. Moeurs, habitudes, préjugés, caractères, circonstances locales, tout résultera des événements et des personnages mêmes mis en action. C'est peut-être la plus agréable façon de donner l'idée juste d'un peuple qui pense, parle et agit d'une manière différente de la nôtre[72].

Il faut relever cette intention de «donner l'idée juste d'un peuple qui pense, parle et agit d'une manière différente de la nôtre». Il est, en effet, curieux de voir une femme auteur s'exprimer de cette façon avant que Mme de Staël ait déclaré qu'il «faut avoir l'esprit cosmopolite»; avant que l'influence de Walter Scott se soit généralisée; avant, enfin, que le mot «couleur locale» ait été découvert[73]. Mais ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que Mme de Rosenberg ne s'en tint pas à la théorie, mais essaya de réaliser son idée. Sa grande préoccupation reste, en effet, toujours visible, et de cette préoccupation proviennent les qualités les plus originales des Morlaques: peinture extrêmement vive des passions les plus violentes qui font agir les acteurs du drame sanglant, peinture qui ne tend nullement à démontrer la supériorité morale des «primitifs incorrompus», et qui ne dégage aucune proposition plus ou moins utopique, pour servir à corriger les «civilisés corrompus». Il serait très injuste de voir dans les Morlaques une simple illustration des idées de Rousseau, car, si la comtesse de Rosenberg déplorait la disparition des sociétés primitives, elle la déplorait exclusivement au point de vue artistique,—ce qui était, en 1788, d'une originalité indiscutable. Elle regrettait la disparition des costumes pittoresques, des coutumes barbares, des croyances populaires, voire même de l'ignorance. Rousseau eût abhorré la superstition, dont—en vraie dilettante littéraire—était amoureuse la comtesse de Rosenberg.

Car, si l'on cherche les influences qui peuvent expliquer—jusqu'à un certain point, cela va sans dire—cette manie du «primitif», on les trouvera dans cette autre source du romantisme: les poèmes ossianiques de Macpherson, poèmes où se retrouvent des idées et des sentiments chers à Rousseau, encore que ces deux auteurs n'aient nullement influé l'un sur l'autre[74]. Les Morlaques furent écrits à l'époque la plus ardente, durant la longue vogue de «l'Homère celtique», et ils en portent visiblement les traces. L'abbé Cesarotti, critique influent, traducteur italien du barde écossais, et, de plus, son grand admirateur, partageait l'intimité de la comtesse de Rosenberg. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que l'on rencontre dans la Morlaquie semi-arcadienne de cette spirituelle dame, non seulement la monotonie sauvage, la mélancolie du passé, le vague du paysage, «les haines renfermées au fond des coeurs», sentiments de l'époque auxquels le fils de Fingal devait la plus grande partie de son succès,—mais aussi et surtout cet autre trait des chants ossianiques, plus original et plus distinctif celui-là, vrai trait celtique, «heureuse erreur des peuples vivant sous la Grande Ourse», qui «ignorent la pire des craintes, celle de la mort[75]»: l'amour des catastrophes terribles et des massacres fatals, la glorification de la haine meurtrière scandée solennellement dans la phrase pathétique du barde plaintif. Et cette inspiration ossianique ne se reflète pas seulement à travers le sanglant et sentimental carnage illyrien; elle va jusqu'à souffler, en certains endroits des Morlaques, la même poussière pseudo-archaïque que Macpherson étala sur sa prose rythmique.

Mais cette double influence de Rousseau et d'Ossian n'était pas suffisante pour amener à elle seule, en 1788, l'auteur de ce roman exotique à conclure que la civilisation moderne détruit le pittoresque, qu'elle «efface la physionomie» des peuples et des individus, qu'elle est néfaste à la littérature, qu'il faut partir pour les pays barbares à la recherche des héros originaux, pour donner, lorsqu'on les a trouvés, «l'idée juste» de leur manière de penser, de parler et d'agir, manière qui est «différente de la nôtre». Quelque fortes que soient les influences littéraires, elles n'expliquent pas complètement les origines de ce livre peu commun. Il y a dans les Morlaques tant de passages vraiment beaux et qui trahissent, sous le cosmopolitisme d'esprit de l'auteur, une telle sensibilité féminine qu'il est impossible de ne pas voir combien profond et entier était l'amour presque hystérique réservé par l'excentrique comtesse de Rosenberg aux simples et pittoresques peuples «primitifs».

Il nous reste à examiner le soin qu'elle apporte à peindre ses héros, à brosser ses décors: Slaves dalmates, paysages adriatiques.

Comme Mérimée qui, quarante ans plus tard, a choisi pour la Guzla les mêmes personnages et la même scène, la comtesse de Rosenberg n'avait jamais vu la Dalmatie. Ce qu'elle en sait, elle le sait de seconde main, et—disons-le tout de suite—elle en sait bien peu pour mériter les éloges décernés par l'abbé Cesarotti à sa prétendue exactitude. Charles Nodier qui avait vu la Dalmatie, et qui en parlait avec autorité, se trompe absolument en jugeant les Morlaques le «tableau le plus piquant et le plus vrai, etc…[76]» Les Morlaques, comme la Guzla, sont une «drogue», mais une drogue de fabrication plus grossière.

La comtesse de Rosenberg avait puisé la plus grande partie de ses renseignements sur la Dalmatie dans ce même Voyage de Fortis[77] que Mérimée mit, plus tard, à contribution. C'est grâce à cette source commune que la ressemblance entre leurs ouvrages n'est ni vague ni incertaine. Dans tous deux on trouve le même bric-à-brac exotique: noms bizarres, de personnes et de lieux,—mots slaves pieusement copiés dans le Voyage, avec toutes les fautes d'impression et de transcription italienne,—mots soigneusement soulignés, incrustés dans le texte avec une abondance orientale,—descriptions de fêtes populaires, de coutumes, de superstitions, de croyances; dans tous deux la guzla est dépeinte, dans tous deux se retrouvent des pismé (chansons).

Quant à la «couleur locale», il serait injuste d'exiger de l'auteur des Morlaques ce que nous a donné, bien après, l'auteur de la Guzla. Les temps étaient changés: le public romantique en demandait bien davantage. De plus—et sans parler de la supériorité du talent de Mérimée sur celui de la comtesse de Rosenberg—les genres dans lesquels chacun d'eux s'était exercé étaient si différents que l'auteur de la Guzla devait fatalement être amené à rechercher le coloris plus que ne l'avait fait l'auteur des Morlaques. En effet, Mérimée, reconstituant quelques pages de Fortis, ne composera que des morceaux fragmentaires, changeant à chaque moment ses acteurs et sa scène, morcelant à dessein son sujet. La comtesse de Rosenberg, au contraire, puisant à la même source, est contrainte—c'est une nécessité du roman—de combler toutes les lacunes pour donner une unité factice à son oeuvre. La tâche était plus lourde, sinon impossible, et il n'est que très naturel d'en constater l'insuccès. Mais l'effort était beau, surtout à une époque où il n'y avait pas de précédent; il mérite une attention d'autant plus sympathique que les Morlaques, pris dans leur ensemble, paraissent beaucoup plus «illyriens» que Jean Sbogar ou Smarra, de Charles Nodier, ouvrages écrits pourtant trente ans plus tard, après un séjour de l'auteur parmi les Slaves du Sud, et qu'on croit aujourd'hui encore avoir subi l'influence de ce séjour[78].

Parlant de l'influence de Macpherson, nous avons fait allusion aux morceaux pseudo-antiques qui se trouvent dans les Morlaques. Ces prétendus spécimens de «poésie esclavonne», au nombre de dix, sont disséminés dans le cours du volume conformément aux exigences du récit. On en a réuni l'indication dans une table particulière placée à la fin des Morlaques. Voici les titres de ces poésies: Chanson de Pecirep, Histoire d'Anka, Épithalame de Radomir aux noces de Jervaz, Épithalame de Dascia aux noces de Jervaz, Prière à l'image de Catherina, Chanson de mort de Dabromir, Chanson de la bienheureuse Dianiza, Chanson de Tiescimir et Vukossava, Chanson de mort pour le Starescina de Rostar, Chanson de mort de Jervaz.

Le biographe de la comtesse de Rosenberg nous assure gravement que quelques-unes de ces poésies sont tirées «d'un recueil d'anciens chants héroïques, publié dans le courant du XVIIIe siècle par un religieux dalmate, le P. Morvizza»; les autres, inédites, auraient été rapportées et traduites à Justine Wynne par ses amis de Venise[79]. «Ces chansons, ajoute-t-il, appartiennent à des époques fort différentes; l'une des plus anciennes, Tiescimir et Vukossava (p. 254), est évidemment antérieure à l'invasion musulmane.»

Ces poésies ne sont que des contrefaçons; l'auteur de la notice que nous citons se trompait, mais il n'était pas le premier qui tombait dans cette erreur, car on verra dans les pages qui vont suivre que Mme de Staël, non plus, ne les suspectait pas. Charles Nodier, qui affectait une connaissance de «l'illyrien», prétendait également que les «morceaux de poésie esclavonne» sont «bien choisis» et que «le style de la traduction a quelque chose de la naïveté, du nerf et de la couleur de l'original[80]».

«Le P. Morvizza, religieux dalmate du XVIIIe siècle», n'ayant eu qu'une existence fictive, aucune des poésies insérées dans les Morlaques ne pouvait être tirée d'un recueil imaginaire. Il est probable que le baron Ernouf pensait à un autre religieux dalmate qui avait publié au XVIIIe siècle une collection de chants serbo-croates, André Kacic-Miosic, l'auteur des Entretiens familiers dont nous avons déjà parlé; mais les ballades de ce poète populaire sont par trop différentes de celles qui se trouvent dans les Morlaques pour qu'on puisse y reconnaître la moindre parenté avec ces dernières; certains détails cependant nous ont paru assez significatifs pour ne pas exclure la possibilité d'une connaissance directe des Entretiens familiers de la part de la comtesse de Rosenberg; ce sont de nombreux noms serbo-croates qu'on ne trouve pas chez Fortis, mais qui tous ou presque tous ont été employés par Kacic: Anka, Dobroslave, Pecirep, Dianiza, Radomir, Tiescimir, Vukossava, etc.—Toutefois, la présence de ces noms dans le livre de Mme de Rosenberg peut s'expliquer d'une autre façon: l'auteur des Morlaques n'avait-elle pas des amis qui, connaissant la Dalmatie, Dandolo, par exemple (ou Fortis lui-même peut-être?) ont pu lui donner des renseignements qui ne sont pas dans le Voyage?

Pour donner une idée de ces «morceaux de poésie esclavonne»—qui n'ont pour nous d'autre intérêt que de précéder la Guzla—citons-en un: la chanson récitée aux funérailles d'un ancien chef slave. Le sujet est celui que traitera Mérimée dans une de ses ballades «illyriques», le Chant de mort, ce vocero dalmate qui ressemble tant au vocero corse dont on lit un spécimen dans Colomba.

     Qui nous guidera encore sur les frontières des Turcs, pour leur
          enlever le bétail?

     Qui jugera des meilleurs coups et donnera le prix au bras le plus
          robuste?

     Qui mènera l'épouse à l'époux avec pompe et joie, si notre chef
          est mort?

  Qui nous éclairera de ses conseils, comme notre père, dont la prudence
          égalait la clarté des flambeaux qui dissipent les ténèbres?

     Que t'avons-nous fait, Marnan, pour que tu nous quittes? Nous
   t'aimions, nous obéissions toujours à tes ordres, ô brave Staréscina!

     Mes frères, il nous écoute, il nous entend: nos voix descendent
          jusqu'à lui, mais la sienne ne peut plus monter jusqu'à nous.

Il faut se demander maintenant si Mérimée connaissait cet ouvrage, et si ce roman n'a pas inspiré la Guzla. La réponse qu'on peut faire est à peu près celle-ci: les Morlaques n'étaient pas destinés au public, et le bibliomane Nodier qui en possédait un exemplaire, donné par l'auteur à lord Glenbervie, le jugeait «extraordinairement rare» en 1829[81]. Il est donc fort douteux que Mérimée ait lu cet ouvrage avant 1827—s'il l'a jamais lu—du moins nous n'avons pu trouver trace d'une pareille lecture dans la Guzla, quoique les ressemblances provenant d'une commune source—le Voyage de Fortis—ne manquent pas.

L'on verra que Mérimée n'ignorait pas les nouvelles illyriennes de Charles Nodier: Jean Sbogar (1818) et Smarra (1821); il serait donc intéressant de rechercher si Nodier, lui, connaissait les Morlaques. On pourrait dire alors qu'il existe dans la Guzla une certaine influence provenant indirectement des ballades-pastiches de la comtesse de Rosenberg. Ces recherches seraient d'autant plus utiles que, dès 1862, Paul Lacroix (bibliophile Jacob) remarquait un certain air de parenté entre ces productions[82], et que tout récemment, M. Curcin en est arrivé à conclure que toutes ces «mystifications» forment une «série ininterrompue» de pastiches «qui servaient toujours de modèle l'un à l'autre»: les Morlaques à Smarra, Smarra à la Guzla[83].

Pour des raisons qui nous paraissent bonnes et que nous donnons ci-dessous, nous ne croyons pas que Nodier connût les Morlaques au moment où il écrivait ses feuilletons «illyriques» (1813), ni même à l'époque de Jean Sbogar (1818) et de Smarra (1821). Les Morlaques sont un livre très rare et, probablement, Nodier ne les connaissait pas avant 1823, c'est-à-dire au moins deux ans après la publication de Smarra, son dernier ouvrage «esclavon».

Tout d'abord, il est aisé de se rendre compte qu'en 1816, il n'avait pas encore eu les Morlaques entre les mains. Il fit en effet paraître cette année dans la Biographie universelle un article sur Albert Fortis, où il prétendait que le roman de Mme Wynne n'était qu'une «paraphrase un peu étendue d'un chapitre du Viaggio in Dalmazia», ce qui provoqua une maligne rectification de la part de Ant.-Alex. Barbier (dans son Examen critique et complément des Dictionnaires historiques, Paris, 1820, p. 346). Nodier fut piqué au vif,—c'était au bibliographe qu'on s'en prenait!—il répondit finement à Barbier, tout en avouant du reste s'être lourdement trompé: il avait jugé le livre sans l'avoir jamais vu[84].

D'autre part, lord Glenbervie, à qui avait appartenu l'exemplaire de Nodier, ne mourut qu'en 1823[85]; il n'est guère probable que la bibliothèque de ce grand seigneur, homme d'État, ait été dispersée avant sa mort.

Mais si Mérimée ignorait les Morlaques et si Charles Nodier ne les a connus que longtemps après Jean Sbogar et Smarra, Mme de Staël, bien avant eux, avait lu l'ouvrage de la comtesse de Rosenberg et en avait parlé sans que personne s'en fût jamais douté[86].

§ 5

MME DE STAEL ET LA POÉSIE «MORLAQUE»

Après avoir parcouru toute l'Italie dans leur promenade poétique, Corinne et lord Nelvil arrivent à Venise. Ils montent au campanile de Saint-Marc et contemplent la «Reine de l'Adriatique» dans toute sa splendeur. Ils regardent, ensuite, vers les rives lointaines de l'Istrie et de la Dalmatie, et Corinne, cette improvisatrice admirable, impulsive et éloquente, parle ainsi à son ami:

«Cette Dalmatie que vous apercevez d'ici, et qui fut autrefois habitée par un peuple si guerrier, conserve encore quelque chose de sauvage. Les Dalmates savent si peu ce qui s'est passé depuis quinze siècles, qu'ils appellent encore les Romains les tout-puissants. Il est vrai qu'ils montrent des connaissances plus modernes, en vous nommant, vous autres Anglais, les guerriers de la mer, parce que vous avez souvent abordé dans leurs ports; mais ils ne savent rien du reste de la terre. Je me plairais à voir, continua Corinne, tous les pays où il y a dans les moeurs, dans les costumes, dans le langage, quelque chose d'original. Le monde civilisé est bien monotone, et l'on en connaît tout en peu de temps; j'ai déjà vécu assez pour cela… Mais donnons encore, poursuivit-elle, un moment à cette Dalmatie; quand nous serons descendus de la hauteur où nous sommes, nous n'apercevrons même plus les lignes incertaines qui nous indiquent ce pays de loin aussi confusément qu'un souvenir dans la mémoire des hommes. Il y a des improvisateurs parmi les Dalmates; les sauvages en ont aussi; on en trouvait chez les anciens Grecs; il y en a presque toujours parmi les peuples qui ont de l'imagination et point de vanité sociale; mais l'esprit naturel se tourne en épigrammes plutôt qu'en poésie dans les pays où la crainte d'être l'objet de la moquerie fait que chacun se hâte de saisir cette arme le premier; les peuples aussi qui sont restés plus près de la nature ont conservé pour elle un respect qui sert très bien l'imagination. Les cavernes sont sacrées, disent les Dalmates; sans doute qu'ils expriment ainsi une terreur vague des secrets de la terre. Leur poésie ressemble un peu à celle d'Ossian, bien qu'ils soient habitants du Midi; mais il n'y a que deux manières très distinctes de sentir la nature: l'aimer comme les anciens, la perfectionner sous mille formes brillantes, ou se laisser aller, comme les bardes écossais, à l'effroi du mystère, à la mélancolie qu'inspire l'incertain et l'inconnu[87].»

Cette page de Corinne est intéressante à plus d'un point de vue. Elle démontre d'abord que Mme de Staël, malgré toute la germanisation de son esprit, ne saisissait ni le but des études entreprises sur la poésie populaire par les savants allemands de cette époque; ni les beautés de cette poésie dont les recueils succédaient aux recueils; ni l'importance de tout un courant littéraire influencé par les vieux chants nationaux des «sauvages qui ont de l'imagination et point de vanité sociale». Mais nous reviendrons sur ce sujet.

Ensuite, ce qui est encore plus important pour nous, cette page témoigne que Mme de Staël connaissait bien l'ouvrage de la comtesse de Rosenberg. En effet, ce qu'elle dit de la poésie dalmate, par la bouche de Corinne, est l'expression de réflexions faites après la lecture des Morlaques.

M. Jean Skerlitch, d'après qui nous citons cette page[88], conjecture—sous réserve d'ailleurs—que l'auteur de Corinne devait connaître la poésie «morlaque» par les traductions de Herder et de Goethe dont nous avons déjà parlé.

Il est parfaitement vrai que Mme de Staël connaissait la Triste ballade de la noble épouse d'Asan-Aga, qu'elle avait lue dans la traduction de Goethe, et cela avant la publication de Corinne. «Je suis ravie de la Femme morlacque», écrivait-elle, en 1804, à l'illustre poète, dans un de ses billets conservés à Weimar, et publiés depuis par M. F. Th. Bratranek[89]. Elle en était ravie, mais elle ne savait pas que la Femme morlaque fût une production des sauvages «qui ont de l'imagination et point de vanité sociale». Elle pensait que cette pièce était une poésie originale de Goethe, car, six ans après, en 1810, elle écrivait au chapitre XIII de la deuxième partie de son livre De l'Allemagne: «Il [Goethe] devient quand il veut, un Grec [elle faisait allusion à la «Fiancée de Corinthe»], un Indien [«Dieu et la Bayadère»], un Morlaque[90]» Il est hors de doute qu'elle pensait à la Triste ballade serbo-croate.

Il est moins probable que Mme de Staël ait remarqué les poèmes «morlaques» dans les Volkslieder de Herder, car, comme nous l'avons dit, et comme nous le mettrons plus tard en lumière, elle n'admirait pas beaucoup ce genre de poèmes et le recueil de Herder tout particulièrement[91].

Mais ce qui est certain, c'est que Mme de Staël avait lu les Morlaques de la comtesse de Rosenberg, et qu'elle jugeait les Dalmates d'après le tableau qu'en donne cet auteur. Elle ne suspectait pas l'authenticité des ballades populaires qui s'y trouvent et qui «ressemblent un peu à celles d'Ossian, bien que les Morlaques soient habitants du Midi». Toutes les allusions qu'elle fait à la Morlaquie se rapportent exclusivement au roman dalmate que nous connaissons. En voici des preuves:

LES MORLAQUES, pp. 8-9: CORINNE, liv. XV, chap. IX:

Les cavernes de l'Herzovaz cachaient Les cavernes sont sacrées, ses trésors, et les vautours dévoraient disent les Dalmates… au grand air les cadavres des Turcs tombés sous sa main… La pierre qui couvre ses cendres durera moins que sa mémoire, et notre postérité marquera toujours la place de ses restes sacrés.

Ensuite, pp. 9 et 52:

Ainsi les eaux de la Kerka, après avoir Les Dalmates savent si peu ce menacé les arcs des puissants qui s'est passé depuis quinze et renversé les ponts de Roncislap, siècles, qu'ils appellent encore se répandent et se calment dans le lac les Romains les Proclian. tout-puissants.

[En note: «Les Morlaques dans leurs chansons indiquent par ce mot les anciens Romains.»]

……………………………….

Quelque temps après eux, les puissants de l'Italie traversèrent la mer et parurent sur nos côtes.

Enfin, p. 167:

Nous les y suivîmes et, conduits par Il est vrai qu'ils montrent des les guerriers de la mer, nous connaissances plus modernes, en brulâmes leur flotte, nous renversâmes vous nommant, vous autres la ville et il ne resta de toutes les Anglais, les guerriers de la deux le lendemain que des cendres et mer, parce que vous avez des pierres. souvent abordé dans leurs ports.

[Note: «Le Morlaque indiquait de cette manière les Anglais.»]

Il faut noter que les cavernes ne sont et ne furent jamais «sacrées» pour les Dalmates; qu'ils n'appellent pas les Italiens «les tout-puissants», mais leur donnent des noms moins respectueux tels que «foi de chien» ou «foi de Latin»; de même que les Anglais ne sont nullement pour eux les «guerriers de la mer». Toutes ces expressions poétiques furent créées de toutes pièces par la comtesse de Rosenberg, et c'est dans les Morlaques que Mme de Staël les a prises.

Nous avons déjà dit que les ballades prétendues dalmates qui se trouvent dans les Morlaques sont de pure fabrication vénitienne; ainsi, l'appréciation qu'en donne Mme de Staël ne porte pas sur la vraie poésie serbo-croate. Mais au point de vue pratique, il importait peu qu'elles fussent authentiques: cette page avait son importance pour avoir fait mentionner, en 1807, dans un livre à grand tirage et qui eut une grande vogue, l'existence d'improvisateurs parmi les Dalmates et celle d'une poésie nationale slave qui «ressemble un peu à celle d'Ossian».

Prosper Mérimée avait-il lu cette page de Corinne? Et s'il l'avait lue, en avait-il gardé le souvenir? Il est difficile de le prétendre ou de le nier, mais il est aisé de voir, une fois de plus, que l'auteur de la Guzla n'était ni le «seul» ni le «premier» Français qui «pût trouver quelque intérêt dans ces poèmes sans art, production d'un peuple sauvage», comme le relate si candidement la spirituelle préface de la Guzla.

Ce passage de Corinne, peut-être inconnu de Mérimée, ne le fut pas de tout le monde. Le Globe, par exemple, vingt ans après, exprime le désir de voir paraître en France une traduction de poèmes des Dalmates, «aussi célèbres chez eux qu'ils sont inconnus parmi nous»; il va jusqu'à dire: «Il semble que la guzla des Slaves sera bientôt aussi célèbre que la harpe d'Ossian[92]». Nous croyons ne pas nous tromper en reconnaissant là comme un écho d'une leçon entendue à l'Arsenal; un regard que dirige la blanche main de Corinne, montrant du haut du campanile les rives incertaines de la Dalmatie.

§6

L'ILLYRIE NAPOLÉONIENNE

Au moment où Mme de Staël écrivait Corinne, il se passa un événement qui contribua dans une large mesure à faire connaître en France l'Illyrie et les «Illyriens». Par le traité de Presbourg (décembre 1805), la Dalmatie devint une dépendance du royaume d'Italie.

Dans la suite, à l'époque du blocus continental, afin d'isoler complètement l'Autriche de la mer, Napoléon lui enleva, par le traité de Schoenbrunn (14 octobre 1809), la Haute Carniole, une partie de l'Istrie, le Frioul, le Littoral croate et la Croatie méridionale. Il projetait de reconstituer un royaume slave sur l'Adriatique, songeant à y incorporer également et la Bosnie et la Serbie. Il donna le nom de provinces illyriennes à la nouvelle possession impériale. En 1811, il y ajouta l'Istrie vénitienne, la Dalmatie, Raguse et les Bouches de Cattaro[93]. Les provinces illyriennes s'étendaient ainsi des sources de la Save à la frontière monténégrine, et de l'Isonzo à la frontière turque. Le pays avait un gouverneur général à Laybach et était divisé en six provinces civiles et une province militaire; il avait reçu une organisation française, à l'exception de Raguse et de la province militaire[94].

Dans la capitale des provinces, qui était déjà une vraie tour de Babel, une petite colonie française s'était installée et il s'était formé une cour autour du gouverneur. L'éloignement de Paris dans lequel vivait celui-ci lui avait fait décerner «des pouvoirs extraordinaires», suivant les propres paroles de l'Empereur au général Bertrand, le premier titulaire, et le conseil qu'il présidait et dirigeait avait reçu le «pouvoir de prononcer, soit comme Conseil d'État, soit comme Cour de Cassation, sur plusieurs objets importants[95]».

Quatre gouverneurs ont régné à Laybach entre 1811 et 1813: le maréchal Marmont, duc de Raguse, le général comte Bertrand, le maréchal Junot, duc d'Abrantès, et Fouché, duc d'Otrante. Au premier rang de la colonie se trouvait l'intendant général M. de Chabrol, un administrateur actif et capable; il était secondé par le maître des requêtes Las Cases, le futur compagnon de Napoléon à Sainte-Hélène[96]. «À cette époque, dit le biographe de Fouché, où l'extension de l'Empire avait créé un réel cosmopolitisme en facilitant les relations et les allées et venues de pays à pays, on avait vu apparaître à la «cour» de Laybach plusieurs personnages de la société parisienne qui y apportaient les modes, les bruits et l'air des Tuileries. À côté des officiers et administrateurs groupés autour du gouverneur général, d'autres fonctionnaires, Italiens en grande partie, mais aussi Croates, Dalmates et Istriens, des seigneurs allemands et des chefs slavons, et jusqu'à des évêques grecs ou italiens, jusqu'à des chefs de pandours albanais, jusqu'à des envoyés de pachas voisins, créaient au palais du gouverneur une cour disparate, originale et assez brillante où se sentait un vague goût d'Orient mêlé aux élégances du faubourg Saint-Honoré; où des auditeurs frais émoulus du Conseil d'État coudoyaient des chanoinesses autrichiennes, des officiers vénitiens, des chefs auxiliaires croates, des prélats orthodoxes et des ambassadeurs monténégrins et bosniaques. Des fêtes assez fréquentes égayaient cette cour hétéroclite; le Télégraphe illyrien en faisait dans le style bien connu de la presse impériale d'emphatiques comptes rendus. Le lycée où professaient des maîtres de l'Université impériale, ouvrait ses portes au gouverneur général pour de solennelles distributions de prix; de jeunes Dalmates y composaient en latin l'éloge du grand Napoléon, comme le devaient faire, à la même heure, en d'autres lycées, de jeunes Bretons et de jeunes Hollandais[97]; le proviseur haranguait les «jeunes Illyriens» sur le style de Fontanes, croyant faire à la couleur locale une suffisante concession en soutenant, contre toutes les vraisemblances géographiques, qu'ils pouvaient, du haut de leurs montagnes, apercevoir le Pinde et les Thermopyles[98]. Le pays semblait «napoléonisé». Il n'y manquait que la guillotine, mais les fonctionnaires la réclamaient à grands cris. Dès le 23 novembre 1812, elle fut installée à Laybach. On inondait le pays de croix et de rosettes de la Légion d'honneur: grands seigneurs, évêques, chanoines, maires et chefs de pandours participaient à cette manne[99].»

Le poète slovène Vodnik chantait dans une ode:

Napoléon a dit: «Réveille-toi, Illyrie, quatorze siècles durant la mousse t'a recouverte.» Aujourd'hui, Napoléon lui ordonne de secouer sa poussière. Elle sera glorifiée, j'ose l'espérer. Un miracle se prépare, je le prédis. Chez les Slovènes pénètre Napoléon; une génération tout entière s'élance de la terre. Appuyée d'une main sur la Gaule, je donne l'autre à la Grèce pour la sauver[100].

Mais, malgré ces vers, le gouvernement français ne dura pas longtemps dans les provinces. Ni le peuple «illyrien» ni ses voisins n'étaient contents de lui. Les Russes et les Anglais parurent devant Cattaro; les Monténégrins descendirent de leurs montagnes, et à partir de l'automne 1813, les Français ne furent plus maîtres que du pays dominé par leurs canons, c'est-à-dire de quelques places fortes où l'on célébrait d'imaginaires victoires de l'Empereur pour entretenir l'enthousiasme des soldats. Enfin, les événements de 1814 et 1815 replacèrent définitivement l'Illyrie sous la domination de l'Autriche.

Cette occupation momentanée ne resta pas sans conséquences pour la science et pour la littérature[101].

La géographie y gagna d'abord. La Dalmatie, le Monténégro (qui était à deux pas de la garnison française de Cattaro), la Bosnie—pays tous inconnus jusqu'alors—furent étudiés dans une série d'articles, brochures, mémoires, relations de voyage, qui se prolongea longtemps après la restitution des provinces à l'Autriche.

À Laybach, on publie en français des décrets, arrêtés et règlements[102]. On rédige le Télégraphe officiel des provinces illyriennes, journal tétraglotte, publié par le gouvernement (en français, italien, allemand et slovène[103]). À Trieste, on imprime une grammaire française «à l'usage de la jeunesse guerrière des provinces illyriennes[104]».

En France, les journaux donnent régulièrement des nouvelles du pays et s'efforceront de faire connaître à leurs lecteurs la plus récente conquête impériale[105]. Peu de temps après l'occupation de la République de Raguse par Lauriston (1806), un lettré «slovinique», le comte de Sorgo, fut présenté à Napoléon[106] et élu membre de l'Académie Celtique (plus tard Société des Antiquaires de France). Il lut à cette savante compagnie un Mémoire sur la langue et les moeurs du peuple slave[107] dans lequel il exprimait l'opinion suivante: «Depuis qu'une partie des peuples slaves, notamment les Dalmates, furent réunis à la grande confédération de l'Empire Français, l'histoire, la langue, les antiquités de ces peuples devenus pour les savants français des richesses nationales, peuvent réclamer leur attention et quelques instants de leurs travaux précieux[108].»

En même temps, les Annales des Voyages de Malte-Brun publient une Notice géographique et historique sur le Monténégro et un Tableau des Bouches de Cattaro (1808). Cette publication populaire donne aussi, en 1809, une Description physique de la Croatie et de l'Esclavonie, et, en 1811, un Mémoire sur le Monténégro, par A. Dupré. Cette même année 1811 paraissent: la Croatie militaire, mémoire sur les régiments frontières, par le général Andréossy[109]; les Souvenirs d'un voyage en Dalmatie, par C. B., du département de Marengo [Dr Charles Botta], ouvrage où l'on parle de la poésie populaire serbe (pp. 55-57). En 1812, le Voyage en Bosnie dans les années 1807-1808, par Amédée Chaumette-Desfossés, ancien chancelier du consulat général de Bosnie, ouvrage réédité en 1821, connu de Mérimée et utilisé dans la Guzla[110]. L'année suivante, M. Depping fait un long Tableau de Raguse pour les Annales des Voyages (t. XXI), où il parle de la littérature «illyrienne» d'après l'ouvrage italien de F.-M. Appendini[111]. En 1814, on traduit de l'allemand une étude sur l'Illyrie et la Dalmatie, par le savant autrichien Balthasar Hacquet, et on l'augmente d'un Mémoire sur la Croatie militaire[112]. Le Journal des Débats ouvre son feuilleton aux articles sur la poésie «illyrienne», par Charles Nodier. En 1815, Charles Pertusier, attaché à l'ambassade de France à Constantinople, fait paraître une longue notice sur la Dalmatie, dans ses Promenades pittoresques dans Constantinople et sur les rives du Bosphore. En 1818, A. Dupré s'occupe de nouveau de l'Illyrie: il publie son «essai historique et commercial» sur les Bouches de Cattaro[113]. Le dépôt général de la marine fait graver, en 1820 et 1821, les nombreux plans et cartes de la mer Adriatique levés en 1806 par les officiers français[114]. Le colonel L.-C. Vialla de Sommière, ancien chef d'état-major de la deuxième division de l'armée d'Illyrie et de Raguse, donne, en 1820, les deux volumes de son Voyage historique et politique au Monténégro, ouvrage sur lequel Sénancour fait de suite un article dans la Minerve littéraire[115]. En même temps, Hugues Pouqueville, membre de l'Institut, ancien consul général à la cour d'Ali-Pacha de Janina, imprime son grand Voyage dans la Grèce (5 vol. in-8°) qui contient un bon nombre de pages sur les pays «illyriens». En 1822, Charles Pertusier écrit une étude sur la Bosnie, considérée dans ses rapports avec l'Empire Ottoman. Enfin, en 1823, un Dalmate, ancien officier supérieur de la marine, M. le chevalier Bernardini, publie à Paris son Discours sur la langue illyrienne et sur le caractère des peuples habitant la côte orientale du golfe Adriatique[116].

Cette abondance d'ouvrages français relatifs au pays de Hyacinthe Maglanovich dispensa l'auteur de la Guzla (comme il le reconnut lui-même) d'une description géographique, politique, etc.[117]

§ 7

CHARLES NODIER EN ILLYRIE

Le 20 septembre 1812, le comte Bertrand, premier gouverneur des provinces illyriennes, signa l'arrêt par lequel M. Ch. Nodier, homme de lettres à Paris, était nommé bibliothécaire de la ville de Laybach. En même temps, il confia à l'auteur du Peintre de Saltzbourg la direction de la partie française du Télégraphe officiel. Ce fut M. de Tercy, secrétaire général de l'Intendance en Illyrie, qui demanda et obtint cette place pour son futur beau-frère «dans le double but de lui créer une position et de lui faire partager son exil, fort supportable du reste[118]».

Après avoir difficilement pourvu aux frais d'un long voyage[119], Nodier partit de Paris, en pauvre émigré, à la fin de novembre, emmenant avec lui sa jeune femme malade[120] et son enfant de dix-huit mois qu'il faillit perdre dans une tourmente de neige au Mont-Cenis; cette enfant devait être plus tard la «Notre-Dame de l'Arsenal» à laquelle Alfred de Musset adressera de si jolis vers.

Nodier arriva à Laybach vers la fin de décembre 1812[121]. «J'ai vu enfin l'Illyrie, écrivait-il alors à son ami Charles Weiss, bibliothécaire à Besançon, et à travers des neiges de deux pieds j'ai gagné les rigoureux sommets de la Carniole. À peine avais-je cessé de rencontrer l'heureux habitant de l'Adriatique légèrement vêtu d'un frac de toile lilas, et la tête couverte de son grand chapeau où flottent des rubans de toutes couleurs, que j'ai aperçu l'Istrien frileux qui grelotte sous sa mante de poils de chèvre et son bonnet de laine à trois pièces[122].»

Ce n'est parmi ces paysans exotiques qu'il vécut dans ce nouveau pays. Il habita Laybach et se trouva «au milieu d'une cour qui éclipsait celle de plus d'un roi d'Europe». En décrivant à son ami Weiss un dîner chez le comte de Chabrol, qui remplaçait le gouverneur, il disait qu'il y avait été le seul sans dentelles, sans diamants, sans épée, et qu'il «s'aperçut alors qu'il était encore à Paris[123]».

Il ne s'occupa point de politique à Laybach, lui, l'éternel conspirateur que redoutait Napoléon[124]. «Les éventualités de la possession m'étaient à peu près étrangères», dit-il à propos de ses conversations avec Fouché, conversations qu'il inséra dans les Souvenirs et portraits, et qui sont fort sujettes à suspicion[125]. Ses principales occupations se réduisaient à la direction d'une bibliothèque et à la rédaction du Télégraphe officiel[126].

Le Télégraphe officiel datait de 1810: Nodier ne l'avait donc pas fondé, comme le prétendent Sainte-Beuve[127], Quérard[128] et M. Georges Vicaire[129]. Trente mois avant l'arrivée du charmant conteur à Laybach, un arrêté du gouverneur, instituant la censure, avait ordonné qu'un journal serait publié par les soins de l'Intendance[130]; le 28 juillet 1810, un prospectus fut lancé pour annoncer la prochaine apparition du Télégraphe officiel des provinces illyriennes. Ce journal devait avoir quatre éditions: française, italienne, allemande et slave[131]; il devait paraître deux fois par semaine, in-4°, et contenir, outre les actes publics, «toutes les nouvelles qui pourront influer sur l'esprit des lecteurs et sur les intérêts du commerce».—Remarquons que Nodier (qui, personnellement, ne revendique pas le nom de fondateur du Télégraphe comme le font pour lui ses biographes) mentionne cependant dans ses Souvenirs[132] qu'il fut celui qui conseilla à Fouché de publier aussi une «édition en slave vindique» et que Fouché fut enchanté de cette proposition. Comme nous le disions tout à l'heure, la chose était résolue plus de deux ans avant l'arrivée de Nodier à Laybach. Du reste, il ne fut que «directeur chargé de la rédaction du texte françois[133]»; les autres éditions avaient leurs rédacteurs spéciaux.

On ne trouve ce journal ni à la Bibliothèque Nationale, ni dans aucune autre bibliothèque de France. Mais il en existe à Laybach deux collections, toutes deux, il est vrai, incomplètes: au Musée «Rudolphinum» et à la Bibliothèque du Lycée. Nous n'avons pu en obtenir communication, aussi nous bornerons-nous à reproduire la description faite par un lecteur plus heureux, description utilisée par les biographes et bibliographes de Nodier.

«Ce journal (in-4°, bi-hebdomadaire) comprend deux parties. Dans la première se trouvent les lois, décrets et autres actes de l'autorité, ainsi que les dépêches officielles, matériaux fort intéressants pour celui qui entreprend l'étude de cette période historique.

«La partie non officielle ne présente pas moins d'intérêt: car elle était rédigée par un écrivain qui depuis est devenu justement célèbre: Charles Nodier qui, bien que fort jeune encore, avait été nommé conservateur de la Bibliothèque de Laybach et rédacteur du Télégraphe.

«Nous ne trouvons, il est vrai, sa signature qu'au bas d'avis indiquant au lecteur les moyens de faire parvenir à la direction les vingt francs, prix de l'abonnement. Mais on reconnaît sans peine l'auteur des articles qui paraissaient dans le corps du journal. Sous cette rubrique toujours neuve; «on nous écrit» de Palerme, ou du Caire, ou de Berlin… nous retrouvons toujours la même langue pure et élégante, le même style limpide et brillant, une argumentation serrée et ingénieuse qui ne laisse aucun doute sur l'identité des nombreux correspondants que le Télégraphe officiel des provinces illyriennes devait entretenir à l'étranger.

«Enfin, sous le titre de «Variétés», nous voyons paraître des études fort curieuses sur les peuples slaves, leurs moeurs, leur langue, leur littérature, et des articles de critique littéraire ou théâtrale, qui sont dus à la plume féconde qui devait produire plus tard tant de morceaux délicats.

«Le Télégraphe officiel dura autant que l'occupation française. Le dernier numéro paru a Laybach est du 24 août; il fallut reculer devant les armées autrichiennes: la rédaction du journal, transportée à Trieste, fit encore paraître huit numéros (69 à 76) dont le dernier est du 26 septembre; ces derniers numéros étaient imprimés en trois langues: français, allemand et italien. C'est ce qui a donné lieu à la légende communément admise du journal polyglotte[134]. Il faut mettre cette légende au rang de beaucoup d'autres et constater que Nodier n'a pas cherché à éclipser le cardinal Mezzofanti: il s'est contenté d'écrire dans sa langue maternelle des pages charmantes qui méritaient mieux que de dormir oubliées dans la poussière d'une bibliothèque étrangère[135].»

N'ayant pas eu entre les mains le Télégraphe illyrien, nous ne savons rien de ces articles de Nodier. M. Tomo Matic, qui avait consulté la collection de la Bibliothèque du Lycée, et qui en a donné quelques extraits dans l'Archiv für slavische Philologie, ne s'intéressa qu'aux écrits relatifs à la poésie populaire serbo-croate et à la littérature ragusaine; il garda sur le reste le plus complet silence. À en juger d'après la plus grande partie de ce que M. Matic a publié comme de l'inédit[136], et dont on va énumérer de suite les cinq réimpressions postérieures à 1813, Nodier insérait volontiers, dans ses oeuvres ainsi qu'ailleurs, ses articles du Télégraphe. Seulement en a-t-il agi de même pour tous? C'est ce que nous nous demandons, avant qu'une réponse ne parvienne de Laybach[137].

Nodier n'était pas très satisfait de son séjour dans la capitale illyrienne. Il devait attendre deux mois ses appointements de bibliothécaire et six mois ses appointements de journaliste, «avec quarante-deux francs, sans plus[138]». D'autre part, le journal l'obligeant à abandonner, après un mois, la direction de la Bibliothèque[139], sa situation devint alors beaucoup moins brillante qu'on ne lui avait laissé espérer. Il fallut créer pour lui de nouveaux postes et le dispenser de se faire faire un costume de cour.

C'est lui qui raconte ainsi sa vie à Laybach, mais il se peut qu'il ait dû renoncer à la direction de la Bibliothèque pour une autre raison. La municipalité de Laybach n'avait pas cessé de protester contre sa nomination: on avait un bibliothécaire allemand[140] et Nodier ne comprenait pas les langues dans lesquelles était écrite la plus grande partie des livres de la Bibliothèque.

D'après M. Matic, on voit que Nodier publia au Télégraphe officiel, du 11 avril au 20 juin 1813, quatre articles intitulés «Poésies illyriennes»; il en fera—M. Matic l'ignore—deux feuilletons pour le Journal des Débats, dès son retour à Paris, c'est-à-dire quelques mois plus tard[141].

Dans le premier, il se plaint que l'étude de la poésie illyrienne soit trop négligée: «Pourquoi, dit-il, un homme instruit, spirituel et sensible ne s'occuperait-il pas de recueillir ces vieux monuments de la poésie illyrique et de les faire imprimer en corps? Ce serait peut-être le moyen de faire renaître l'amour de cette belle langue nationale, qui a aussi ses classiques et ses chefs-d'oeuvre[142].» Comme l'a bien remarqué M. Louis Leger[143], Nodier songe ici aux vieux monuments de la littérature ragusaine, dont il a entendu parler, et qu'il confondait avec la poésie populaire, dont il a pu lire un spécimen dans le Voyage en Dalmatie. À cette époque, il connaissait fort bien cet ouvrage, car il en parle dans son premier article, et, dans le troisième et le quatrième, il donne une analyse de la Triste ballade de la noble épouse d'Asan-Aga.

Charles Nodier ne savait ni la langue serbo-croate, dont il voulait présenter les chefs-d'oeuvre littéraires au public français, ni la langue slovène, parlée à Laybach. Il ne se doutait même pas de la différence qui existe entre elles: ainsi les deux langues ne furent pour lui qu'un seul et même «illyrien». Il ne resta pas longtemps dans ce milieu, à cette époque plus allemand que slave: neuf mois en tout[144]; il lui manqua le temps d'apprendre bien des choses sur les indigènes de ce pays.

Mais, malgré son tempérament extraordinairement fantaisiste, Nodier était un homme infatigable,—ne copiait-il pas Rabelais pour apprendre le français, et ne lisait-il pas jusqu'à sept épreuves de ses ouvrages[145]?—Le temps passé par lui à Laybach ne fut pas complètement perdu. Il se mit en «nombreux rapports avec ces hommes studieux et zélés pour la science, qui sont partout l'élite des peuples, et que l'Illyrie compte par centaines[146]»; il soumit même au comte Bertrand l'idée de créer une Académie libre illyrienne[147]. Ses amis lui avaient communiqué certains livres italiens où il y avait bien des choses à apprendre: en particulier «les savants mémoires d'Appendini sur les antiquités de Raguse et la littérature illyrienne[148]», mémoires d'après lesquels il traduisit, dans son quatrième article (20 juin 1813), le Ver luisant d'Ignacio Giorgi, petit poème d'Ignace Gjorgjic, poète ragusain; il devait en donner plus tard une nouvelle traduction[149].

Il y a dans nos Alpes helvétiques, disait-il dans un de ces articles qui sont toujours agréables à lire[150], des chansons simples et touchantes, qui ne consacrent pas le souvenir des grandes guerres, comme celles du fils de Fingal, parce que la guerre a rarement troublé la paix des chalets, mais qui peignent merveilleusement les sentiments les plus doux de l'homme et qui ne le cèdent point du tout sous ce rapport aux plus beaux chants de l'Homère de Selma. Je retrouve le même genre de poésie dans tout ce qui reste des traditions illyriennes, à cette différence près que la pureté du ciel, la beauté des productions, la grandeur des souvenirs et l'heureux voisinage de la Grèce ont dû donner au barde des Alpes Juliennes une foule d'inspirations que le nôtre n'a pas reçues. Qu'on se représente d'abord le chantre morlaque, avec son turban cylindrique, sa ceinture de soie tissue à mailles, son poignard enfermé dans une gaine de laiton garnie de verroterie, sa longue pipe à tube de cerisier ou de jasmin, et son brodequin tricoté, chantant le pismé ou la chanson héroïque en s'accompagnant de la guzla, qui est une lyre à une seule corde composée de crins de chevaux, entortillés. C'est ordinairement après les premières heures du soir que le Morlaque se promène sur la montagne, en racontant dans son chant monotone, mais solennel, les exploits des anciens barons slaves. Il ne voit pas les ombres de ses pères dans les nuages, mais elles vivent partout autour de lui. Celle de l'homme hospitalier et fidèle, qui n'a point été désavoué par ses amis dans l'assemblée du peuple, et qui a été brave à la guerre, descend souvent à travers les rameaux des yeuses dans un rayon de la lune; elle tremble sur le gazon de sa tombe, la caresse d'une lumière douce, et remonte. Celle du méchant s'égare dans les lieux abandonnés; elle fréquente les sépultures, déterre les morts, ou, plus téméraire, va boire dans un berceau négligé de la nourrice, le sang des enfants nouveau-nés. Souvent un père épouvanté a rencontré le vampire tout pâle, les cheveux hérissés, les lèvres dégoûtantes, et le corps à demi enveloppé des restes de son linceul, penché sur la petite famille endormie, parmi laquelle, d'un regard fixe et affreux, il choisit une victime. Heureux s'il parvient à trancher alors d'un coup de son hanzar les jarrets du cadavre; car désormais celui-ci ne sortirait plus de son cercueil… C'est au milieu de ces prestiges que marche mon poète, car il est poète aussi, et ne se borne pas à répéter les chants connus. La douceur de sa langue harmonieuse, la liberté de son rythme qui n'admet ni la symétrie fatigante d'une césure obligée, ni le monotone agrément de la rime, lui permettent d'obéir à toutes ses inspirations et d'embellir de ses pensées la vieille ballade que la tradition lui a transmise.

Pour se faire une idée du chant morlaque, il faut l'avoir entendu. Fortis essaie de le décrire, mais il oublie une chose qui me paraît essentielle à dire, c'est qu'il ressemble très peu à la voix humaine… Je me souviens d'un voyage que je faisais de nuit sur les bords de l'Adriatique. La lune brillait de cette clarté bleue et immobile qu'on croirait ne lui avoir vue qu'en Italie; l'eau faisait un bruit long, mais très doux et très imposant, celui des mers qui ont peu de reflux. Les roues de la voiture criaient d'une manière uniforme sur le sable égal qui la balançait, et je quittais, fatigué de courses à pied et surtout de grands souvenirs, les plaines historiques de Campo-Formio. Je dormais à demi quand ce bruit étrange d'un chant morlaque frappa mon oreille et me transporta en imagination au milieu des concerts nocturnes de Puck, d'Ariel et de tous les lutins de Shakespeare, lorsque nouvellement sortis des fleurs et encore humides de rosée, ils forment des chants que les hommes n'ont jamais entendus. Je devais cette illusion à un postillon dalmate…

Ces bardes obscurs, dont le nom sera tout à fait ignoré de l'avenir, font le charme d'une nation vive, spirituelle, sensible, qui confine d'un côté à la patrie de Virgile, de l'autre à celle d'Homère et qui ne le cède ni à l'Italie ni à la Grèce antiques dans la beauté du territoire, dans la variété des sites, dans l'originalité des moeurs et des inspirations.

Mais les «études illyriennes» de Nodier furent de courte durée. Quelques mois plus tard, quand Fouché arriva à Laybach, la restitution des provinces illyriennes était, en secret, décidée. Au mois d'août 1813, on abandonna Laybach aux Autrichiens; en septembre, ce fut Trieste. Au commencement de novembre, Nodier se trouvait à Paris et donnait des articles au Journal des Débats[151]. Arrivèrent la chute de Napoléon et les Cent-Jours; c'est alors qu'il fit sa célèbre réponse à Fouché qui, se souvenant de leurs récentes relations en Illyrie, l'avait fait appeler et lui avait demandé ce qu'il désirait: «Cinq cents frans pour aller à Gand[152]!»

«Ce séjour en Illyrie, dit M. Émile Montégut, quelque court qu'il ait été, fut mieux qu'une aventure de plus à ajouter au roman si accidenté de sa jeunesse, car il eut une importance capitale sur ses destinées littéraires. C'est de là que sont sortis à diverses dates Jean Sbogar, Smarra et Mademoiselle de Marsan

Nous allons examiner de près cette influence «illyrienne».

§ 8

«JEAN SBOGAR»

D'après Nodier, Jean Sbogar est un personnage historique «dont la renommée aventureuse remplissait encore les États vénitiens» à l'époque où il publia son histoire. C'est un bandit illyrien révolté contre le gouvernement napoléonien, ou plutôt contre tous les gouvernements du monde. Ce n'est pas un bandit banal, mais un bandit philosophe, comme le témoignent les nombreuses pensées parsemées dans l'ouvrage et qui auraient été toutes «tirées de sa conversation avec une scrupuleuse littéralité[153]». «Ennemi décidé des forces sociales, il tendait ouvertement à la destruction de toutes les institutions.» Avec sa bande armée, qui se donne le nom des Frères du bien commun, il habitait le château de Duino en Istrie, d'où il répandait la désolation et la terreur par l'incendie, le pillage et l'assassinat. Aussi n'était-ce point un simple paysan comme la plupart des camarades qui l'accompagnaient. «Le vulgaire le faisait petit-fils du fameux brigand Sociviska, et les gens du monde disaient qu'il descendait de Scanderbeg, le Pyrrhus des Illyriens modernes.» Il parlait avec élégance le français, l'italien, l'allemand, le grec moderne et, cela va sans dire, la plupart des langues slaves.

Il était pâle et mélancolique, aimait la solitude et les cimetières, et, pour soulager le terrible mal qu'il ressentait sous son front noble et dédaigneux, il passait souvent sa main «blanche, délicate et féminine» dans ses cheveux blonds. Il s'était épris d'une jeune fille d'origine française, la mystique Antonia, qui habitait seule avec sa soeur aînée, Mme Alberti, dans un vieux château près de Trieste. Cette jeune fille venait de perdre son père, taciturne et morose royaliste, émigré au bord de l'Adriatique, et sa mère, poitrinaire, à la sombre imagination.

Mais Sbogar savait qu'il était «né sous une étoile fatale», que «Dieu n'avait rien fait pour lui»; il voulait rester seul, toujours seul, accablé de son châtiment éternel. Il voulait étouffer en lui cet amour criminel, «chimère qu'il n'avait créée que pour la combattre», dans son désir de ne pas rendre Antonia malheureuse, ou plutôt dans son désir de ne partager avec personne ses douleurs infinies.

Antonia ne savait rien de la terrible passion qui consumait Sbogar. Elle ne connaissait de lui que son nom effrayant et les sanglants exploits sur lesquels elle avait longtemps pleuré. Mais, en rêve, elle sentait qu'une âme perdue planait au-dessus de la casa Monteleone, elle entrevoyait un oeil farouche qui veillait sur elle jour et nuit; elle entendait des voix sourdes d'inconnus invisibles qui suivaient de loin chacun de ses pas.

Un jour, elle dut quitter l'Istrie et se rendre à Venise avec sa soeur. En ce temps-là, on y parlait beaucoup d'un jeune étranger, nommé Lothario, personnage mystérieux sur lequel couraient les bruits les plus singuliers. Lothario qui se trouve partout, et qui n'est connu de personne, inspire, par son caractère imposant, sa vie cachée, ses libéralités, sa magnificence, un enthousiasme général. «Il s'était concilié, sans qu'on sût de quelle manière, et la faveur du peuple et l'estime des grands.» Il répandait l'or avec la profusion digne d'un souverain. Son pouvoir était tel que, de sa propre autorité, il arrachait aux mains des sbires les malfaiteurs et les prisonniers d'État; d'un seul mot il pouvait exciter la révolte, la guerre civile et renverser les gouvernements. Personne ne lui connaissait d'amis. On se rappelait seulement que, quelques années auparavant, il avait paru s'occuper beaucoup d'une jeune fille noble, qui, de son côté, avait témoigné une vive passion pour lui; mais un grand malheur mit fin à cet amour: Lothario partit; la jeune fille disparut, et on ne retrouva son corps que longtemps après, dans le sable d'une lagune.

Antonia fut très émue de cette histoire; cependant, elle éprouvait un vif désir de voir Lothario: ce désir fut bientôt satisfait, elle le rencontra dans un concert de Venise. La puissance romanesque de ce fascinateur lui inspira un amour violent. «Antonia fut saisie à son aspect d'une émotion qu'elle n'avait jamais éprouvée et qui ne ressemblait point à un sentiment connu. C'était quelque chose de vague, d'indécis, d'obscur, qui tenait d'une réminiscence, d'un rêve ou d'un accès de fièvre. Son coeur palpitait violemment, ses membres perdaient leur souplesse; elle essayait inutilement de rompre ce prestige, qui s'augmentait des efforts qu'elle faisait pour le surmonter. Elle sentait quelque chose de semblable à je ne sais quoi d'odieux et de tendre.»

Lothario paraît ne pas comprendre ce qui se trahit si visiblement chez cette fille sensible. Il continue de maudire la vie et la société civilisée. Il vante à Antonia les charmes d'une vie indépendante, et fait l'éloge des chefs de brigands illyriens:

Bien jeune encore, je sentais déjà avec aigreur les maux de la société, qui ont toujours révolté mon âme, qui l'ont quelquefois entraînée dans des excès que je n'ai que trop péniblement expiés. Par instinct plutôt que par raison, je fuyais les villes et les hommes qui les habitent; car je les haïssais, sans savoir combien un jour je devais les haïr. Les montagnes de la Carniole, les forêts de la Croatie, les grèves sauvages et presque inhabitées des pauvres Dalmates, fixèrent tour à tour ma course inquiète. Je restais peu dans les lieux où l'empire de la société s'était étendu; et, reculant toujours devant ses progrès qui indignaient l'indépendance de mon coeur, je n'aspirais plus qu'à m'y soustraire entièrement. Il est un point de ces contrées, borne commune de la civilisation des modernes et d'une civilisation ancienne qui a laissé de profondes traces, la corruption et l'esclavage: le Monténégro est comme placé aux confins de deux mondes, et je ne sait quelle tradition vague m'avait donné lieu de croire qu'il ne participait ni de l'un ni de l'autre. C'est une oasis européenne, isolée par des rochers inaccessibles et par des moeurs particulières que le contact des autres peuples n'a point corrompues. Je savais la langue des Monténégrins. Je m'étais entretenu avec quelques-uns d'entre eux, quand des besoins qui ne s'accroissent jamais, et qui ne changent jamais de nature, en avaient amené par hasard dans nos villes. Je me faisais une douce idée de la vie de ces sauvages qui se suffisent depuis tant de siècles, et qui depuis tant de siècles ont su conserver leur indépendance en se défendant soigneusement de l'approche des hommes civilisés. En effet, leur situation est telle que nul intérêt, nulle ambition ne peut appeler dans leur désert cette troupe de brigands avides qui envahissent la terre pour l'exploiter. Le curieux seul et le savant ont quelquefois tenté l'accès de ces solitudes, et ils y ont trouvé la mort qu'ils allaient y porter (sic); car la présence de l'homme social est mortelle à un peuple libre qui jouit de la pureté de ses sentiments naturels.

Malgré toute cette misanthropie, Antonia aime plus que jamais cet inconnu qu'elle croit victime d'une des révolutions qui bouleversaient l'Europe de 1808. Mais Lothario refuse sa main et lui écrit qu'il ne la reverra jamais.

Après d'aussi brusques adieux, les deux soeurs quittent Venise pour l'Illyrie, où Antonia espère que Lothario la rejoindra. En route, elles sont attaquées par la troupe de Jean Sbogar. Mme Alberti meurt d'un coup de feu; Antonia évanouie est transportée au château de Duino. Elle y devint folle, mais les égards et le respect qu'avait pour elle Jean Sbogar—notons que la tête de celui-ci était toujours voilée d'un crêpe noir et que personne ne connaissait son visage—commencèrent à lui procurer quelques moments lucides pendant lesquels elle put réfléchir sur son état.

Un jour, le canon gronda aux environs du château. Bientôt un cliquetis d'épées annonça à la jeune fille que l'on se battait à l'intérieur même des murs. Les troupes françaises poursuivaient sans relâche les brigands qui infestaient le pays. Elles venaient d'entrer dans le repaire de Jean Sbogar. Tout à coup, Antonia entendit un tumulte horrible, au milieu duquel s'élevait le nom du fameux bandit dalmate. Un homme poursuivi s'élança dans l'escalier, et passa auprès d'elle comme un éclair.

Antonia courut vers sa chambre; et, en y rentrant, il lui sembla qu'on la nommait d'une voix sourde.

—Qui m'appelle!—dit-elle en tremblant.

—C'est moi—répondit Jean Sbogar,—ne t'effraie pas. Adieu pour toujours.

Quelques instants plus tard, le château de Duino était tombé aux mains des ennemis. On conduisit Jean Sbogar et les siens à Mantoue pour y être jugés. La jeune fille trouvée parmi eux, et dont l'état de démence était bien constaté, fut placée dans un hôpital et confiée aux soins d'un médecin célèbre. Elle recouvra la raison et se décida à prendre le voile dans la maison où elle avait trouvé asile. Le jour de la profession était arrivé, lorsque deux sbires vinrent la chercher au nom de la justice.

L'instruction du procès était achevée; ils avaient été condamnés à mort au nombre de quarante, mais on ne savait si Jean Sbogar était parmi eux, lui, dont personne ne connaissait le visage, et dont le nom continuait à inspirer la terreur dans les campagnes. On se souvint de la jeune fille trouvée dans le château et l'on pensa qu'elle le reconnaîtrait parmi ses complices. Antonia fut donc placée dans la grande cour de la prison, au moment où les condamnés devaient y passer pour la dernière fois. Ils parurent; l'aspect de l'un d'eux la frappa immédiatement: c'était lui. «Lothario!» s'écria-t-elle d'une voix déchirante. Lothario se détourna et la reconnut. «Lothario!» dit-elle en s'ouvrant un passage au travers des sabres et des baïonnettes; car elle comprenait qu'il allait mourir!—«Non,» répondit-il, «je suis Jean Sbogar!»—«Lothario! Lothario!»—«Jean Sbogar!» répéta-t-il avec force.—«Jean Sbogar!» cria Antonia. «Ô mon dieu!» et son coeur se brisa.

Elle était par terre immobile; elle avait cessé de respirer. Un des sbires souleva sa tête avec la pointe de son sabre, et lui laissa frapper le pavé en l'abandonnant à son poids.

«Cette jeune fille est morte»,—dit-il.

—«Morte»,—reprit Jean Sbogar en la considérant fixement.—«Marchons!»

Jean Sbogar parut sous le couvert de l'anonymat au mois de mai 1818, quatre ans et demi après que Nodier fût revenu de Laybach[154]. Il eut d'abord ce que l'on appelle aujourd'hui une mauvaise presse, malgré l'artifice qu'avait imaginé son auteur pour exciter l'intérêt du public. Sur ce point, encore mal éclairé, nous relevons dans le Journal de Paris du 20 juin 1818, cette curieuse note:

Les éditeurs de cet ouvrage nous apprennent, dans une espèce d'avertissement mystérieux, que l'auteur leur avait envoyé son manuscrit au moment où il se disposait à franchir l'espace qui le séparait encore de la Russie. Depuis la publication de ce roman, une note insérée le même jour dans tous les journaux prouve que l'on a voulu profiter de cette circonstance pour attribuer Jean Sbogar à Mme de Krudener. Cet artifice était trop grossier pour réussir; comment, en effet, le lecteur aurait-il pu confondre la mélancolie douce et suave, les sentiments pudiques, les pensées religieuses qui distinguent l'auteur de Valérie, avec cette misanthropie farouche, cet amour forcené d'un brigand pour une femme dont la tendresse est plus bizarre encore, avec des aventures extravagantes qui renchérissent sur les ténébreuses productions d'Anne Radcliffe, en un mot, avec Jean Sbogar[155]?

Ce blâme n'empêcha pas Nodier de déclarer dans sa préface de l'édition de 1832:

L'anonyme me porta bonheur… Des journalistes qui se crurent bien avisés, et qu'avait trompés je ne sais quel mélange d'ascétisme, d'amour et de philanthropie désespérée qui se confondent dans cette bluette (Jean Sbogar), en accusèrent Mme de Krudener… Je n'intervins pas dans ce combat qui ne pouvait durer longtemps.

Jean Sbogar aurait été complètement oublié si un nouvel artifice n'était intervenu quatorze mois plus tard. Le 17 octobre 1819, la Renommée annonça, «d'après les journaux anglais», que le prisonnier de Sainte-Hélène s'était occupé de ce roman deux jours: une nuit à le lire et quelques heures à l'annoter. «Cette apostille, venue de haut lieu, excita un instant de rumeur dans les bureaux de rédaction des feuilletons bonapartistes», et le roman devint célèbre en quelques jours. Le libraire, Gide fils, qui semble avoir beaucoup contribué à répandre cette nouvelle[156], lança à grand fracas une seconde édition dont la couverture porte en entier le nom de l'auteur. Cette révélation ne fut pas très prudente. Nodier ne jouissait pas d'un grand crédit auprès de la presse de l'opposition et, malgré tout le succès du livre, il fut de suite accusé de plagiat: Jean Sbogar, disait-on, était volé au Corsaire de Byron[157].

On avait raison et tort tout à la fois de le prétendre; car, s'il est vrai que Jean Sbogar a été écrit sous une influence étrangère, il n'en reste pas moins vrai que cette influence ne fut pas celle de Byron, malgré les ressemblances frappantes qui existent entre le poème anglais et le roman français. Jean Sbogar est inspiré des Brigands de Schiller, d'où procédait, par une voie différente, l'ouvrage de Byron[158].

Nodier sut se défendre de cette accusation. Il prétendit avoir ébauché son roman «en 1812, aux lieux mêmes qui l'ont inspiré»; donc, «Jean Sbogar avait quatre ou cinq ans de plus que son aîné d'invention»[159] (le Corsaire est du mois de janvier 1814!). Et ce n'était pas tout. Jean Sbogar avait réellement existé: les petits enfants des bords du golfe de Trieste vous l'attesteront quand vous prendrez la peine de les interroger sur ce sujet. La cour de justice qui le condamna était présidée par M. le comte Spalatin. «Je me vois obligé, disait Nodier dans sa préface de 1832, à déclarer que personne au monde n'a de plagiat à m'imputer dans cette affaire, si ce n'est, peut-être, le greffier des assises de Laybach en Carniole, l'honnête M. Repisitch, qui voulut bien me donner, dans le temps, les pièces de la procédure en communication pour y corriger quelques germanismes esclavonisés dont il craignait de s'être quelquefois rendu coupable dans la chaleur de la rédaction. Je proteste en outre que tout ce que j'ai pris dans son dossier se réduit à certains faits que je n'aurais pas pu mieux inventer, quand j'aurais été Zschocke.»

Et, dans ses Souvenirs de la Révolution et de l'Empire, Nodier raconta une conversation qu'il aurait eue avec Fouché, en Illyrie, au sujet de son héros:

La cour impériale venait de déposer sur son bureau le dossier d'un arrêt en suspens qui attendait son aveu. C'était celui de ce fameux Jean Sbogar, dont les journaux de Paris ont si bien prouvé que j'avais volé le type à lord Byron, par anticipation, sans doute. «Quel est cet homme?» me dit le gouverneur.

—Un bandit systématique, répondis-je; un homme à opinions exaltées, à idées excentriques et bizarres, qui s'est acquis au fond de la Dalmatie une réputation d'énergie et d'éloquence, accréditée par des manières distinguées et une figure imposante.

—A-t-il tué?

—Peut-être, mais à son corps défendant. Au reste, je n'en répondrais pas. Tout ce que je sais de lui, c'est que c'est un brigand fort intelligent et fort résolu, dont le nom revient souvent dans la conversation du peuple.

—Assez, reprit le duc d'Otrante en jetant le dossier dans la corbeille, etc.[160]

Les biographes de Nodier crurent à cette histoire. Émile Montégut, dans sa belle étude qui reste toujours la première à consulter, affirme que Nodier avait «suivi de près les exploits et le procès de Jean Sbogar[161]»; de même que, dans son livre extrêmement intéressant sur _Charles Nodier et le groupe romantique, _M. Michel Salomon, ne se doutant pas combien sont suspectes les prétendues «pièces de la procédure» de «l'honnête M. Repisitch», alla jusqu'à proclamer Jean Sbogar «roman documentaire avant l'invention de ce mot[162]»! Sainte-Beuve lui-même, qui, pourtant, connaissait très bien son «biographié», se laissa tromper et n'hésita guère à dire, parlant du séjour de Nodier en Illyrie, que «_Jean Sbogar _et Smarra et Mademoiselle de Marsan furent, dès cette époque [«vers 1811»], ses secrètes et poétiques conquêtes[163]».

Il nous reste à examiner maintenant à quel point Nodier a su pousser la «couleur locale» dans la peinture qu'il a faite de son poétique aventurier dalmate, ce prétendu «personnage historique, dont la renommée aventureuse remplit encore les États vénitiens».

D'abord, le nom même de son héros n'est pas un nom dalmate, mais un nom tchèque. Nodier, qui aimait les vieux bouquins, le découvrit sans aucun doute, sur la couverture du Theologia radicalis par Jean Sbogar (Prague, 1698 et 1708).

En Illyrie, Nodier n'a vu que des choses toutes extérieures: le pays et les costumes, et il en a donné de très jolies descriptions dans son roman. Une trentaine d'années plus tard, Gérard de Nerval, visitant la Dalmatie, écrira en ces termes à un ami:

Je t'écris en vue de Trieste, ville assez maussade, située sur une langue de terre qui s'avance dans l'Adriatique, avec ses grandes rues qui la coupent à angles droits et où souffle un vent continuel. Il y a de beaux paysages, sans doute, dans les montagnes sombres qui creusent l'horizon; mais tu peux en lire d'admirables descriptions dans Jean Sbogar et dans Mademoiselle de Marsan de Charles Nodier; il est inutile de les recommencer[164].

Il aura raison, le malheureux Gérard: les descriptions de Nodier sont ce qu'il y a de plus beau et de plus vrai dans le genre, malgré leur vague écossais. Personne ne savait reproduire avec plus de grâce et plus de bonheur que l'auteur de Jean Sbogar, les sentiments qu'éveille en nous la vue d'un paysage. Hélas! c'est tout ou presque tout ce qu'il y a de «couleur locale» dans son roman[165]; car, si Nodier a su voir et décrire la nature, s'il a réussi ses décors, il a été beaucoup moins heureux avec les héros. Il ne comprenait ni la langue ni le caractère national du peuple au milieu duquel il avait vécu pendant neuf mois. Sbogar, ce brigand élégant et sentimental, n'est pas plus «illyrien» que ne l'est Charles Moor de Schiller. C'est un fantoche littéraire, qui n'est pas même vraisemblable, et, pour le peindre, Nodier n'avait pas besoin d'aller à Laybach.

Du reste, en admettant que les Illyriens de Jean Sbogar soient inférieurs à ceux de la Guzla, il serait injuste d'en blâmer Nodier, car il ne paraît pas avoir voulu ce que Mérimée fera plus tard. C'était un précurseur en bien des sens, comme l'a dit de lui Sainte-Beuve, mais il ne pouvait se vanter d'avoir introduit la «couleur locale» dans la littérature française. À peu de chose près, Walter Scott était resté lettre close pour cet avant-coureur du romantisme.

Il manquait trop à Nodier pour qu'il pût prendre rang parmi la nouvelle génération qu'il admirait paternellement. George Brandes a dit: «Nodier ne joua un rôle visible que dans le prologue de ce grand drame littéraire que fut le romantisme.» Ce qui est vrai surtout de l'auteur de Jean Sbogar, ce roman dont le thème est des plus romantiques, mais dont la forme ne fut pas assez moderne; ce qui explique aussi l'insuccès de ce livre[166].

§ 9

«SMARRA»

D'Illyrie encore Nodier rapporte Smarra, bizarre interprétation des bizarreries du cauchemar.

M. RENÉ DOUMIC, Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1907, p. 928.

Son séjour de huit mois à Laybach, de trente jours à Trieste «dans une pension allemande», valut à Nodier la réputation de se connaître aux choses d'Illyrie, réputation qui persista jusqu'à sa mort.

Une fois rentré à Paris, l'ancien rédacteur du Télégraphe officiel de Laybach fait réimprimer au Journal des Débats, sous le titre prétentieux de Littérature slave, ses feuilletons illyriens[167]. Quelques mois plus tard, ses articles sont déclarés dignes de foi par le traducteur français d'un ouvrage scientifique sur l'Illyrie et la Dalmatie[168]. Encouragé par le succès, Nodier va les réimprimer plusieurs fois encore[169]!

Ensuite, il rédige, pour le Journal des Débats (1er février 1815), une prétendue étude critique sur les différents ouvrages relatifs à l'Illyrie, parus dernièrement en France et à l'étranger. Il oublie ce qu'il leur doit lui-même, les déprécie tous et déclare avec une belle impertinence que «ces itinéraires sont improvisés par des écrivains estimables mais mal dirigés qui avaient pris tout au plus quelques notes fugitives sur les usages dont ils méconnaissaient le plus souvent le véritable objet, au milieu d'un peuple dont ils ignoraient jusqu'à la langue (sic)».

Après cette sévère critique, quoi de plus naturel qu'une confiance universelle en l'érudition slavicisante de Nodier.

L'année suivante (1816), il en reçut le premier témoignage: on le chargea de composer l'article sur Fortis pour la Biographie universelle de Michaud. Cet article est conservé dans la dernière édition du même dictionnaire.

En 1820, L. Rincovedro (est-ce un pseudonyme?), dans un article sur les romances espagnoles,—où il blâme l'hispanisme fantaisiste des frères Hugo,—espère que M. Ch. Nodier va donner bientôt sa traduction de poésies nationales des Morlaques, «qui chantent encore le succès de Scander-Beg et les malheurs de Spalatin-Beg[170]». Quelques mois plus tard, les journaux annoncent comme un événement littéraire la prochaine publication d'un poème traduit de l'esclavon par M. Nodier. Les Annales de la littérature et des arts, qui se font l'écho de ce bruit, demandent à leur estimable collaborateur son manuscrit et en détachent une page «qui pourra donner une idée de l'ouvrage original et du mérite de la traduction[171]».

En 1836, quand on a besoin d'un article sur la «langue (sic) et la littérature illyrienne» pour le Dictionnaire de la conversation, c'est encore à M. Ch. Nodier, de l'Académie françoise, que l'on confie ce travail. Il envoie, naturellement, ses vieux feuilletons, qui auront du crédit même en 1856, quand on les réimprimera dans la seconde édition de ce répertoire.

Vers la même époque, l'érudit Depping, qui écrivait au Bulletin des sciences historiques rédigé par MM. Champollion, qui savait les langues slaves, et de plus avait composé, en 1813, un article sur la poésie ragusaine pour les Annales des Voyages de Malte-Brun, cite comme le meilleur spécimen de la poésie «morlaque»… Jean Sbogar de M. Ch. Nodier[172].

En 1840, un écrivain polonais de talent, Christian Ostrowski, croit devoir dédier à l'auteur de Smarra un article paru dans la Revue du Nord, sur le poète ragusain Givo Gungulié (Jean Gondola), dont le sympathique bibliothécaire de l'Arsenal avait doctoralement parlé à plusieurs reprises.

Vingt ans après la mort de Nodier, la Biographie universelle de Michaud rend hommage à ses «recherches intéressantes sur les productions littéraires de la Dalmatie, alors complètement ignorées»; recherches «dont quelques-unes portent l'empreinte profonde de ses conquêtes en ce genre[173]».

Aujourd'hui même, d'éminents académiciens croient sérieusement que c'était «d'Illyrie encore» que Nodier rapporta Smarra.

Et toutefois Nodier, qui a mystifié avec ses études illyriennes au moins autant de monde que Mérimée avec les siennes,—car après tout, s'il joua l'érudit, ce fut uniquement dans l'intention de railler la crédulité contemporaine,—Nodier, disons-nous, n'obtint jamais dans ce genre la célébrité de l'auteur de la Guzla, dont il était, comme on le verra, non seulement le prédécesseur, mais aussi en quelque sorte l'initiateur.

C'est ainsi qu'il publia, en 1821, un livre assez étrange: prétendue traduction de «l'esclavon», intitulé Smarra, ou les démons de la nuit, songes romantiques[174].

Dans la préface, il nous raconte que cet ouvrage, dont il «n'offrait que la traduction», est moderne et même récent. «On l'attribue généralement en Illyrie, dit-il, à un noble Ragusain qui a caché son nom sous celui de comte Maxime Odin, à la tête de plusieurs poèmes du même genre. Celui-ci, dont je dois la communication à l'amitié de M. le chevalier Fédorovich-Albinoni, n'était point imprimé lors de mon séjour dans ces provinces. Il l'a probablement été depuis.»

Il existait à cette époque un certain comte KREGLIANOVICH-Albinoni, auteur d'un mémoire sur la Dalmatie, que Nodier connaissait, puisqu'il en a parlé, en 1813, dans les numéros 15 et 16 du Télégraphe officiel de Laybach, et dans le Journal des Débats du 1er février 1815; mais un «chevalier FÉDOROVICH-Albinoni» n'a jamais existé pour la raison bien simple que le nom de Fédorovich n'est pas serbo-croate mais russe, tandis que la famille d'Albinoni était une famille italo-dalmate. Nodier a donc forgé un nom imaginaire, et lui a donné un air d'authenticité, en le modelant sur le nom qu'il avait cité plusieurs fois auparavant et dont personne ne pouvait mettre en doute l'existence.

Comme il l'avait prétendu en 1819, au Journal des Débats, au sujet du Vampire, nouvelle faussement attribuée à Byron, Nodier affirma de nouveau que smarra n'est que «le nom primitif du mauvais esprit auquel les anciens rapportaient le triste phénomène du cauchemar. Le même mot, disait-il, exprime encore la même idée dans la plupart des dialectes slaves, chez les peuples de la terre qui sont les plus sujets à cette affreuse maladie. Il y a peu de familles morlaques où quelqu'un n'en soit tourmenté[175]». Et après avoir donné cette explication qui a si bien l'air savante, il se met à broder dans son «poème esclavon» une étrange histoire sur un thème non moins étrange.

Il y a un moment où l'esprit suspendu dans le vague de ses pensées… Paix!… La nuit est tout à fait sur la terre. Vous n'entendez plus retentir sur le pavé sonore les pas du citadin qui regagne sa maison, ou l'ongle armé des mules qui arrivent au gîte du soir: le bruit du vent qui pleure ou siffle entre les ais mal joints de la croisée, voilà tout ce qui vous reste des impressions ordinaires de vos sens, et au bout de quelques instants, vous imaginez que ce murmure lui-même existe en vous. Il devient une voix de votre âme, l'écho d'une idée indéfinissable, mais fixe, qui se confond avec les premières perceptions du sommeil. Vous commencez cette vie nocturne qui se passe (ô prodige!…) dans des mondes toujours nouveaux, parmi d'innombrables créatures dont le grand Esprit a conçu la forme sans daigner l'accomplir, et qu'il s'est contenté de semer, volages et mystérieux fantômes, dans l'univers illimité des songes. Les Sylphes, tout étourdis du bruit de la veillée, descendent autour de vous en bourdonnant. Ils frappent du battement monotone de leurs ailes de phalènes vos yeux appesantis, et vous voyez longtemps flotter dans l'obscurité profonde la poussière transparente et bigarrée qui s'en échappe, comme un petit nuage lumineux au milieu d'un ciel éteint. Ils se pressent, ils s'embrassent, ils se confondent, impatients de renouer la conversation magique des nuits précédentes, et de se raconter des événements inouïs qui se présentent cependant à votre esprit sous l'aspect d'une réminiscence merveilleuse[176].

C'est pendant une nuit semblable que le jeune Lorenzo, endormi auprès de la belle Lisidis, dans une antique villa au bord du lac Majeur, a l'imagination hantée des rêves les plus bizarres: il se croit transporté en Thessalie; là, il écoute les discours d'un prétendu ami, Polémon, qui lui raconte qu'il est sans cesse poursuivi par les démons de la nuit et surtout par Smarra, roi des terreurs nocturnes. Le narrateur Lorenzo, qui se croit Lucius—Lucius de l'Âne d'Or—se rend ensuite à un repas voluptueux auquel assistent également Polémon et son esclave favorite, Myrrthé et les belles sorcières, Théis et Thélaïre. Les sépulcres s'ouvrent; des morts affamés sortent de leurs cercueils; ils déchirent les vêtements des cadavres, dévorent les coeurs et s'abreuvent de sang. L'affreux festin commence dans les vapeurs du vin et les caresses des enchanteresses; des fantômes s'y mêlent, froids reptiles, salamandres «aux longs bras, à la queue aplatie en rame», monstres sans couleur et sans forme, insectes invisibles comme la pluie. Tous s'endorment et, pendant leur sommeil, Smarra met à mort Polémon et Myrrthé; les Thessaliens accusent Lucius de les avoir tués. Sa tête tombe sous la main du bourreau et «mord le bois humecté de son sang fraîchement répandu»; les chauves-souris la caressent en lui chuchotant: «Prends des ailes!» Et voici que s'envole la tête de Lorenzo par je ne sais quels lambeaux de chair qui la soutiennent à peine… jusqu'au moment où la voix de la belle Lisidis réveille cette «victime d'une imagination exaltée, qui a transporté l'exercice de toutes ses facultés sur un ordre purement intellectuel d'idées», comme nous l'explique quelque part l'auteur.

En 1832, Nodier déclara que ce récit fantastique, n'était qu'un pastiche du premier livre de l'Âne d'Or, dans lequel, sauf quelques phrases de transition, tout appartient à Homère, à Théocrite, à Virgile, à Catulle, à Stace, à Lucien, à Dante, à Shakespeare, à Milton. «Mais, ajouta-t-il amèrement, le nom sauvage de l'Esclavonie prévint les littérateurs de ce temps (1821) contre tout ce qui pouvait arriver d'une contrée de barbares[177].»

Il avait raison dans une certaine mesure. En réalité, rien n'est moins «esclavon» que ces hallucinations littéraires que Mérimée, son successeur à l'Académie française, appellera un jour «le rêve d'un Scythe raconté par un poète de la Grèce». Quoi qu'en dise É. Montégut[178], Nodier, à coup sûr, n'a pu trouver une inspiration suffisante pour un conte de cette nature, ni dans le caractère national des «Esclavons», ni dans leur littérature, ni dans leurs traditions—qu'il ne connaissait pas, du reste—ni dans le caractère sauvage des paysages dalmates qu'il avait vus et qu'il avait décrits dans Jean Sbogar. Quant à l'assertion émise par lui: d'avoir fait dans Smarra un travail de compilateur, plaquant des passages de Théocrite, Virgile, Shakespeare, etc., sur un fond emprunté à Apulée, cette assertion, à notre avis, ne doit être acceptée que sous les plus expresses réserves. Nodier n'était-il pas l'auteur d'une brochure intitulée les Pensées de Shakespeare, dont un tiers appartient en effet au poète anglais, mais dont les deux autres ne sont dus qu'à la plume de leur prétendu traducteur français?

Dans quelle mesure Smarra fut-il un pastiche de l'Âne d'Or? C'est ce que nous ne pouvons décider, mais il nous semble que même au cas où l'on pourrait prouver qu'il y a imitation, la principale question n'est pas là. Peu importe, en effet, que la fantaisie de Nodier se trouve apparentée à la fiction antique alors que l'écrivain ne faisait après tout que satisfaire au goût de l'époque.

M. André Le Breton, dans sa remarquable étude sur Balzac, a déjà rattaché d'une façon péremptoire la nouvelle de Nodier à cette «école de cauchemar» ou «genre frénétique» qui florissait en France de 1820 à 1830[179]. Smarra était le descendant direct de la littérature d'épouvante inaugurée en Angleterre vers 1794 par Mrs. Anne Radcliffe (1764-1823)[180]; par M. G. Lewis (1775-1818), auteur du Moine (que Nodier cite en tête du chapitre VI de Jean Sbogar) et éditeur des Histoires terrifiantes, recueil de ballades anglaises et étrangères[181]; enfin, par l'Irlandais Ch. Robert Maturin (1782-1824), auteur de Melmoth le vagabond, bizarre écrivain dont Nodier traduisit, avec son ami Taylor, la tragédie de Bertram (1821)[182]. Malgré son caractère peu français, le «genre frénétique» obtint en France un succès fou et contribua, pour une part, au développement du roman réaliste. Balzac lui paya son tribut dans ses premiers romans: l'Héritière de Birague, le Centenaire ou les deux Beringheld, le Vicaire des Ardennes (tous les trois de 1822); exemple suivi par Victor Hugo dans Han d'Islande (1823) et Bug-Jargal (1825). Bien plus, ce fameux «grotesque» préconisé par Hugo dans la Préface de Cromwell n'était qu'une conséquence des années passées à cultiver le «genre frénétique[183]».

Ce genre convenait au goût maladif et passager de l'époque où le romantisme apparaissait à peine; en haine des dieux et des héros gréco-romains, froids et impassibles, on se noyait volontairement dans les ténèbres de la magie du vampirisme barbare[184].

Ce goût, qui devait s'accroître, puis se calmer, assura dès 1829 le grand succès des contes fantastiques de Hoffmann[185]; pour quelques-uns, même, l'attrait du «terrifiant» se doublait du plaisir de la mystification et c'est ainsi que la nouvelle «à faire peur» devint un genre fin et agréable par excellence. Nous n'avons pas besoin de dire que l'auteur de la Guzla y excella.

La fureur du «frénétique» était un des points les plus vulnérables de la nouvelle école; les adversaires du romantisme ne la pardonnaient pas facilement. Henri de Latouche, dans son poème burlesque des Classiques vengés, se moque agréablement de ce genre aux dépens de V. Hugo:

     Dites que si, le soir, sous des porches gothiques,
     L'Angelus réunit deux auteurs romantiques,
     Le plus naïf des deux dit à l'autre innocent:
     Monsieur a-t-il goûté l'eau des mers et le sang?
     A-t-il pendu son frère? Et lorsque la victime
     Rugissait palpitante au-dessus d'un abîme,
     A-t-il, tranchant le noeud qui l'étreint sans retour,
     Vu la corde fouetter au plafond de la tour[186]?

Cette satire est de 1825, Han d'Islande de 1823, Smarra de 1821; ce n'est donc pas sans raison qu'un autre ennemi de cette littérature macabre, accusa Nodier d'avoir inauguré la série[187].

Du reste, Smarra agit directement: Victor Hugo s'en souvint dans la
Ronde du Sabbat
, qu'il dédia,—ce serait une preuve suffisante,—«à M.
Charles N.»:

     Goules dont la lèvre
     Jamais ne se sèvre
     Du sang noir des morts!…
     Psylles aux corps grêles
     Aspioles frêles…
     Volez oiseaux fauves,
     Dont les ailes chauves,
     Aux ciels des alcôves
     Suspendent smarra[188].

En 1835, un certain M. Brisset, donna un conte poétique, le Mauvais oeil, tradition dalmate, qui n'est autre chose qu'un Smarra plus farouche et plus lyrique encore; l'imitation y va quelquefois jusqu'au plagiat. (Urbain Canel, éditeur.) De même que, beaucoup plus tard, Théophile Gautier se rappela Nodier et sa nouvelle dans les «fantasmagories confusément effrayantes et vaguement horribles» et les «malaises causés par les visions nocturnes», dont est remplie sa Jettatura[189]. La ressemblance des sujets n'est pas accidentelle; en effet, à la page 89 de l'édition originale (Hetzel, 1837, in-16), Gautier parle du smarra qui, «offusqué, s'enfuit en agitant ses ailes membraneuses, lorsque le jour tire ses flèches dans la chambre, par l'interstice des rideaux». Pour prouver encore avec plus d'évidence que Nodier fut le guide de V. Hugo et de Gautier dans ces régions d'épouvanté, disons que ce mot de smarra, employé par ces derniers, ne figure dans aucun dictionnaire, pas même dans celui de Nodier. Par conséquent, ce vocable prétendu esclavon ne put être emprunté qu'au «comte Maxime Odin».

Comme nous avons eu occasion de le dire au cours de ce chapitre, cette «bizarre interprétation des bizarreries du cauchemar» n'a rien de commun avec les croyances illyriennes; elle ne fut pas composée en Illyrie et si le volume qui la contient ne renfermait pas d'autres poèmes, nous n'en parlerions que pour signaler la fausseté de cet état civil auquel on fait toujours crédit[190].

À Smarra succède une dissertation très ingénieuse, qui tend à prouver que le rhombus dont se servaient les magiciennes de l'antiquité, était ce jouet dernièrement renouvelé sous le nom de diabolo, jouet qui faisait fureur en 1821.

C'est après cette dissertation que vient la plus importante partie de l'ouvrage, du moins en ce qui nous concerne. Elle se compose de trois courts poèmes, également traduits de l'esclavon, affirmait Nodier avec plus de raison.

Le premier est un «poème de tradition morlaque», le Bey Spalatin, pièce inédite, disait le traducteur, «une de ces romances nationales qui ne sont conservées que par la mémoire des hommes».

En vingt-cinq pages de prose française, le poète y racontait la triste histoire du vieux bey Spalatin: l'enlèvement de sa petite-fille, la belle Iska, par le cruel Pervan, «chef de mille heyduques farouches», et la course désespérée du vieillard, les poursuivant jusqu'au château même de l'intrépide brigand.

Sa barbe descend en flocons argentés sur ses flancs robustes qu'embrasse une large courroie. Le hanzar est caché dans les vastes plis de sa ceinture de laine bigarrée. La guzla pend à son écharpe.

Il monte d'un pas ferme encore le sentier périlleux du rocher qu'il a vu pendant quatre-vingts ans sous les lois de sa tribu. Il s'arrête devant la palissade impénétrable des jardins de Zetim.

Là il détache la guzla mélodieuse, instrument majestueux du poète, et frappant d'une main hardie avec l'archet recourbé la corde où se lient les crins des fières cavales de Macarska, il commence à chanter.

Il chante les victoires du fameux bey Skender qui affranchit sa patrie de la terreur de l'ennemi; les douceurs du sol natal, les regrets amers de l'exil: et chaque refrain est accompagné d'un cri douloureux et perçant;

Car le chant de deuil du Morlaque ressemble à celui du grand aigle blanc qui plane on rond sur les grèves et tombe avec un gémissement aigu à la pointe la plus avancée du promontoire de Lissa,

Quand il voit la vague immense se rouler comme un long serpent sur l'onde épouvantée, se tourner en replis innombrables, s'arrondir, s'étendre, et soulever une tête écumante et terrible jusqu'au nid de ses petits.

Ainsi chante le divin vieillard devant le château du terrible «chef de mille heyduques farouches». Aucun de ses ennemis ne comprend la vieille chanson; seule, sa petite-fille captive saisit les paroles tristes du morlaque; elle court et se précipite vers la «palissade impénétrable des jardins de Zetim». Le vieux bey laisse tomber sa guzla, il dégage de sa ceinture multicolore son hanzar redoutable et, à travers les barres de fer, tue sa petite-fille et se laisse, à son tour, tuer par ses ennemis pour sauver sa tribu menacée. «Et, ajoute le poète, l'histoire du bey Spalatin, de sa petite-fille morte et de sa tribu délivrée, est la plus belle qui ait été jamais chantée sur la guzla

Nous ne savons s'il est besoin de dire que cette «romance nationale morlaque» est une pure invention de Nodier; car, il faut le reconnaître, la «couleur locale» du Bey Spalatin est sensiblement supérieure à celle de Jean Sbogar. En effet, son héros n'est plus ce bandit-gentleman au menton glabre, musicien, peintre, polyglotte, qui mène une double vie dans la haute société vénitienne et sur les chemins malfamés dalmates. Si nous ne retrouvons pas dans le Bey Spalatin les heyduques authentiques de la ballade serbo-croate: ces brigands vulgaires qui sont sympathiques au chanteur national parce qu'ils sont amis du pauvre, bons chrétiens et ardents patriotes; si nous n'y rencontrons pas davantage les heyduques fantaisistes de Mérimée: gaillards moustachus, durs et féroces,—nous avons en revanche des hommes qui leur ressemblent par cette soif instinctive de carnage et de vengeance qui subsiste même sous le vague et le pompeux qui les enveloppe, sous l'air «divin» et «majestueux» que leur donne Nodier. Tel est ce vieux chef aux cheveux blancs, avec sa «ceinture de laine bigarrée», tel encore ce «cruel Pervan, chef de mille heyduques farouches».

Comme l'avait fait auparavant la comtesse de Rosenberg, comme le fera plus tard Mérimée, Nodier se documente: il emprunte au Voyage de Fortis des noms géographiques, comme Pago, Zuonigrad, Zemonico, Novigradi, Lissa, Castelli, Zeni, Zermagna, Kotar, des mots serbo-croates, comme guzla, hanzar, vukodlack, osvela, pismé, drugh, drushiza, zapis, opancke, kalpack[191]; il copie ces mots soigneusement et les incruste çà et là dans son texte. Le nom du «chef» Pervan est également dû à Fortis, tandis que le vieux bey est baptisé d'une façon plus originale: il reçoit le nom du comte Spalatin, président du tribunal de Laybach à l'époque où Nodier résidait dans cette ville[192]! Chose des plus piquantes, Mérimée, qui s'inspira du Bey Spalatin pour une de ses ballades, et qui crut peut-être à son authenticité, jugea le nom de Spalatin si bien «illyrique» qu'il l'introduisit dans la Guzla[193].

Le Bey Spalatin est accompagné de notes explicatives: sèches, brèves, sans prétentions littéraires. Traitant des questions d'étymologie slave, Nodier y étale avec impertinence sa prétendue érudition, et se moque agréablement de l'ignorance du lecteur. Tout cela rappelle singulièrement les notes de la Guzla; du reste, nous aurons l'occasion d'en parler plus longuement ailleurs.

Le second poème «esclavon» qui se trouve dans Smarra, nous le connaissons déjà: c'est la Femme d'Asan, la Xalostna Piesanza plemenite Asan-Aghinize. En 1813, Nodier avait fait une analyse de cette pièce dans le Télégraphe illyrien et avait traduit quelques passages en «pentamètres blancs»; cette fois, la version est en prose, très libre, très poétisée, faite non pas sur l'original «esclavon», comme le prétend Nodier et comme le croient le baron d'Avril et M. Pétrovitch[194], mais sur les traductions italienne de Fortis et française de l'anonyme bernois.

C'était donc un poème authentique serbo-croate, et on peut dire qu'il conserve l'empreinte de l'original malgré tous les changements que Nodier lui a fait subir. La Femme d'Asan a d'autant plus d'importance pour nous que ce fut elle qui, dans la version de Nodier, signala à Mérimée le Voyage en Dalmatie. L'auteur de la Guzla le reconnut du reste, quelques années plus tard, dans sa lettre au Russe Sobolevsky («Nodier qui avait déterré Fortis…»), mais il se garda bien de le dire au public français, dans sa préface à l'édition Charpentier in-18[195].

Le troisième morceau «esclavon» qui se trouve dans Smarra, est la Luciole, «idylle de Giorgi», courte poésie, non des meilleures, du poète ragusain Ignace Gjorgjic (1675-1737), que Nodier une fois déjà avait traduite, en 1813, dans le Télégraphe illyrien[196]. Cette production purement littéraire du lyrique dalmate n'a aucun rapport avec la poésie nationale du peuple serbo-croate, mais Nodier l'inséra dans son livre, pour la simple raison qu'elle était une des rares poésies «esclavonnes» qu'il pouvait lire. En effet, la Luciole a été traduite en italien par le docteur Stulli, imprimée par F.-M. Appendini dans ses Notices sur Raguse, et c'est d'après cette traduction italienne que Nodier établit la sienne[197].

Cette poésie de la Luciole, quoique d'une authenticité indiscutable, ne paraît pas offrir d'intérêt pour nous.

Nous avons déjà dit que Smarra était connu avant sa publication; les Annales de la littérature et des arts en avaient même inséré un extrait «qui pourrait donner une idée de l'ouvrage original et du mérite de la traduction», et le public lettré attendait avec impatience le reste du «poème». Le critique littéraire de la Minerve, M. La Beaumelle, l'un des traducteurs de la fameuse collection des drames étrangers que Ladvocat publiait à cette époque, fut pourtant moins crédule que les autres, et ne laissa pas passer sans remarque l'annonce faite par les Annales et par son propre collègue de la Minerve, L. Rincovedro[198]. Il exprima sa grande admiration pour l'Esclavonie, mais il engagea Nodier, «pour l'intérêt des lettres», à joindre à son ouvrage des textes originaux[199].

Cette invitation n'embarrassa pas l'auteur de Jean Sbogar. Après avoir reproduit les quatre premiers vers serbo-croates de la Femme d'Asan, il expliqua ainsi, dans une note spéciale, les difficultés qu'aurait rencontrées une publication intégrale du poème «esclavon»:

Un homme de lettres distingué, disait-il, qui a bien voulu prendre quelque intérêt à mes travaux sur la littérature slave, a témoigné dans un journal le désir que je joignisse à quelques-unes de mes traductions le texte original du poète. Il n'a pas observé que la langue slave possède plusieurs articulations que nous ne pouvons exprimer par aucun signe de notre alphabet, et dont quelques-unes sont extrêmement multipliées dans l'usage; de sorte qu'il serait impossible de reproduire ce texte autrement que par des approximations imparfaites, pour ne pas dire barbares, à moins qu'on ne se servît de l'écriture propre de l'idiome, qui serait illisible pour le très grand nombre des lecteurs. On jugera toutefois de cette langue et de cette écriture par la planche où j'ai représenté le premier quatrain de la Complainte de la noble épouse: 1° avec nos caractères, d'après Fortis qui convient qu'il n'a pas pu se dispenser de s'éloigner un peu de la prononciation, et qui s'en est beaucoup plus éloigné qu'il ne le dit ou qu'il ne le croit; 2° en lettres glagolitiques ou géronimiennes des livres de liturgie; 3° en cyrilliaque ancien; 4° en cursive cyrilliaque moderne, comme elle est encore usitée par les Morlaques, et qui se rapproche beaucoup de la cursive usuelle des Russes[200].

Cette planche était simplement une reproduction de celle qu'avait donnée
Fortis dans son Voyage!

M. La Beaumelle se contenta de cette réponse. Il comprit la chose jusqu'à un certain point, loua Smarra, mais l'attribua de suite à son véritable auteur. Quant à l'autre «romance nationale», il fut complètement dupe.

Vient ensuite, disait-il, le chant de Spalatin-Bey qui est bien certainement d'origine ancienne… Le noble et courageux Spalatin est un des plus beaux caractères qu'ait tracés la poésie. Le récit a dans son ensemble toute la simplicité; dans son expression, toute la fierté des temps anciens. C'est une saga islandaise, un chant d'Ossian, une romance des vieux Espagnols, et, quelquefois même, une rapsodie d'Homère[201].

Quelques «journaux libéraux», que nous n'avons pas réussi à découvrir, avaient cru à l'authenticité de l'ouvrage entier, et la Gazette de France se moqua d'eux cruellement. À son tour, sa bonne foi fut surprise quant au Bey Spalatin dont elle loua la simplicité naturelle[202].

Dans les Annales, un rédacteur qui signait «M.D.V.»—ou plutôt une rédactrice, car ces initiales cachaient Marceline Desbordes-Valmore—eut la hardiesse de dire avec bienveillance «que, peut-être, Smarra n'était point une traduction de l'esclavon, mais qu'il n'en était pas de même des poésies morlaques traduites en français par M. Nodier».

On lit avec le plus vif intérêt le Bey Spalatin, disait-elle, et surtout la Femme d'Asan, dont la touchante histoire pourrait fournir le sujet d'un ouvrage dramatique. Peut-être y a-t-il eu un peu de coquetterie de la part de M. Nodier à placer sous les yeux des lecteurs des chefs-d'oeuvre des poésies morlaques, pour prouver que ses propres inspirations égalent ou surpassent celles des poètes esclavons: coquetterie bien permise, et dont, en vérité, je suis bien loin de faire l'objet d'un reproche[203].

Malgré l'affabilité de ce critique, le volume n'eut aucun succès de librairie, et l'éditeur Ponthieu dut vendre l'édition au poids. Smarra ne fut réimprimé qu'une seule fois, en 1832, par Renduel, dans les OEuvres Complètes de l'écrivain[204].

Le droit d'auteur ayant expiré en 1894, plusieurs ouvrages de Nodier reparurent en librairie vers cette date: Smarra n'obtint pas les honneurs d'une nouvelle édition[205].

Mais s'il ne fut pas lu du grand public, il eut, par contre, un lecteur remarquable en Mérimée; et le jour où le jeune auteur du Théâtre de Clara Gazul aura envie de visiter les pays inconnus des «touristes anglais»: c'est dans l'Illyrie de Charles Nodier que ce gentleman à l'humeur vagabonde désirera aller éprouver des impressions nouvelles.

CHAPITRE II

La ballade populaire avant «la Guzla».

     No attempt was made to produce false antique ballads until the true
     antiques had again risen in public esteem.

     H. B. WHEATLEY, Introduction à l'édition critique des «Reliques»
     de Percy
, Londres, 1891.

§ 1. Définition de la ballade.—§ 2. La ballade populaire en Angleterre: pastiches de Macpherson; Reliques de Percy.—§ 3. La ballade populaire en Allemagne: Herder.—§ 4. La ballade populaire en France: précurseurs du folklorisme; Ossian en France; l'influence anglaise; Mme de Staël; le Romancero; Chants populaires de la Grèce moderne de Claude Fauriel et leur influence; les romantiques et la poésie populaire.—§ 5. La ballade serbo-croate; Narodné srpské Piesmé de Vouk St. Karadjitch; succès européen de ce recueil.—§ 6. Les mystificateurs littéraires.

La ballade populaire, qui a joué un rôle si mémorable dans le mouvement romantique de la plupart des littératures européennes, et particulièrement dans le mouvement romantique des littératures germaniques et slaves, n'a eu, relativement, que peu de succès auprès des romantiques français. En effet, la Guzla, dont on ne peut pas dire, malgré toutes les sympathies possibles, qu'elle est un livre universellement connu, tient cependant une place d'honneur parmi les quelques ouvrages de troisième ou de cinquième ordre, qui représentent en France, antérieurement à 1840, un genre auquel on devait ailleurs, en Angleterre et en Allemagne par exemple, de véritables révolutions et renaissances poétiques. Aussi est-il très naturel de constater que la ballade populaire ne suscite pas chez l'historien des lettres françaises cet intérêt obligatoire que lui réserve l'historien des lettres anglaises ou allemandes: on peut, en effet, en France ne pas lui faire une place à part dans l'histoire de la littérature.

Cela tient à des causes fort nombreuses et fort diverses qui n'ont pas encore été suffisamment précisées par ceux mêmes qui se sont occupés du romantisme comparé[206].

Nous n'avons ni l'intention, ni la force, d'entreprendre une étude détaillée sur ce sujet; toutefois,—c'est une nécessité de celui que nous traitons,—il nous en faut faire ici une esquisse sommaire.

Nous croyons, en effet, devoir indiquer quelle fut, jusqu'à _la Guzla, _la filiation internationale du mouvement folklorique, sans souligner cependant toutes les différences de caractère qui lui furent imprimées par chacun des pays où il a passé. Parti d'Angleterre, où se trouve l'origine de ce mouvement, passant par l'Allemagne, nous arrêtant plus longuement en France, au moment où son influence commence à s'y faire sentir, c'est-à-dire au moment où Mérimée s'y enrôle, nous continuerons par quelques considérations générales sur l'état de la littérature folklorique française à la veille de la bataille romantique; pour terminer, enfin, par une excursion indispensable en Serbie, où les érudits slavicisants découvrent à la même époque la ballade nationale et populaire.

§ 1

DÉFINITION DE LA BALLADE

Aujourd'hui le nom de ballade sert à désigner deux sortes de poèmes tout à fait différents; la première est «soumise à des règles rigoureusement précises», la seconde «flottante, indéterminée, difficile à définir et à caractériser, qui tend à devenir en tout pays synonyme de _chansons populaires, _dans la mesure où ce mot lui-même désigne, comme on l'entend bien, les chansons légendaires, et non pas les couplets qui s'échappent du tréteau de nos cafés-concerts, pour se répandre à travers les rues des grandes villes[207]».

Nous n'aurons pas à nous occuper du premier genre, celui de la _ballade classique comme en avaient composé Froissart, Eustache Deschamps, Christine de Pisanc, Alain Chartier, Charles d'Orléans, Villon ou Marot. Il n'a, du reste, presque aucun rapport avec le second, si ce n'est la même étymologie (ballar, _danser, sauter). Rappelons seulement que la ballade classique est morte depuis le XVIe siècle, malgré quelques tentatives pour la remettre en honneur, faites au XVIIe siècle par La Fontaine et Mme Deshoulières, de nos jours par Théodore de Banville, Albert Glatigny, François Coppée et M. Jean Richepin[208]; résurrections passagères et artificielles.

Quant à la _ballade romantique, _remarquons que, dans le sens de «chanson populaire», le nom de ballade était inconnu en France jusqu'au commencement du XIXe siècle, et que ce fut tout d'abord Millevoye, puis Victor Hugo qui le firent connaître. En effet, il figure pour la première fois, paraît-il, dans la traduction française du Spectateur d'Addison (1718). Il se trouve aussi dans l'Idée de la poésie anglaise de l'abbé Yart (1749-1759). Mais c'étaient de rares exceptions, et Diderot ne parle dans l'Encyclopédie que de la ballade d'Eustache Deschamps et de celle de Marot; Mme de Staël, de son côté, donne toujours aux ballades allemandes le nom de «romances». En 1842 seulement le Dictionnaire de l'Académie accepta cette nouvelle signification du mot:

«BALLADE, s.f. Il se dit dans la littérature anglaise et la littérature allemande d'un récit en vers disposé par stances régulières. Cette dénomination s'introduit même dans la littérature française, où elle tend à remplacer l'ancienne acception du mot Romance

Nous distinguons deux sortes de ballades romantiques: la ballade populaire et la ballade littéraire.

1° Sous le nom de ballade populaire, nous entendons toute production poétique collective, spontanée et impersonnelle, appartenant au genre épique, épico-lyrique ou lyrique, transmise par la tradition orale et, quant à sa forme et à son sujet, plus ou moins commune à tous les peuples indo-européens[209].

2° La ballade littéraire romantique—dont nous ne nous occuperons pas, du reste—est simplement une interprétation voulue et personnelle de la ballade populaire: telle la Lénore de G.-A. Bürger, tels Tom O'Shanter de Robert Burns, la Fuite d'Adam Mickiewicz, la Tsarévna morte et les sept bogatyrs de Pouchkine, quelques-unes des ballades de Millevoye et de Victor Hugo, tels enfin, de nos jours, les poèmes de M. Jean Richepin (comme la Glu) et ceux de M. Anatole Le Braz.

De plus, on pourrait former un troisième groupe de ballades: les supercheries ou contrefaçons plus ou moins ingénieuses, arrangées spécialement dans le but de mystifier le public savant ou lettré. Nous parlerons ailleurs de ce genre de poèmes.

§ 2

LA BALLADE POPULAIRE EN ANGLETERRE

Quoique les premiers collectionneurs de ballades populaires soient les littérateurs du Danemark et de l'Espagne[210], l'Angleterre est le pays qui a donné naissance au goût moderne pour cette poésie, comme nous avons eu occasion de le dire dans notre précédent chapitre.

Sous le règne d'Élisabeth, en effet, la ballade y jouissait déjà d'une grande faveur, et les drames de Shakespeare abondent en couplets tirés des chansons en vogue de son temps. Dans la Douzième nuit (acte II, scène 4), le Duc demande au Fou:

Eh camarade, arrive; dis-nous la chanson de l'autre nuit.—Écoute-la bien, Césario; elle est vieille et simple.—Les fileuses, les tricoteuses qui se chauffent au soleil,—les chastes filles qui tissent avec la navette d'os,—ont coutume de la chanter. C'est la candeur même,—elle respire l'innocence de l'amour—à la manière du bon vieux temps[211].

Et le Fou chante ces vers touchants: Viens, viens, ô mort!

Sir Philip Sidney n'était pas moins enthousiaste de ces vieux chants; voici ce qu'il dit d'un des plus anciens, la célèbre ballade de la Chasse dans les monts Cheviot: «Je n'ai jamais entendu le vieux chant de Perey et Douglas, sans avoir senti mon coeur plus ému que par le son de la trompette. Et pourtant qu'est-ce qui le fait entendre? Quelque ménétrier aveugle, dont la voix n'est pas moins rude que le style. Si dans ce mauvais accoutrement, souillé de la poussière et des toiles d'araignées de cette époque grossière, ce poème nous remue de la sorte, que ne ferait-il pas s'il était paré de l'éloquence magnifique d'un Pindare[212]?»

Mais ce goût ne dura pas longtemps, et vers le commencement du XVIIe siècle la ballade populaire tomba en discrédit. Il paraît que les ménétriers ou chanteurs ambulants répandaient un esprit de révolte en célébrant les exploits des outlaw de la frontière écossaise, car, en 1597, la reine Élisabeth rendit une ordonnance par laquelle les pauvres poètes furent assimilés à des «coquins, vagabonds et mendiants effrontés» et menacés des peines les plus sévères[213]. En Écosse, rapporte Chambers dans ses Annales domestiques, sous la régence de Jacques Morton (1572-1576), la peine de mort fut édictée contre quiconque composerait ou imprimerait des ballades[214].

L'époque austère de Cromwell fut également défavorable à la poésie populaire, qu'elle estimait un vain amusement propre aux âmes insouciantes.

Quant à la Restauration, elle fut trop frivole et trop hautaine pour s'intéresser aux chants du simple peuple. Les brillants écrivains classiques que produisit l'Angleterre de 1660 à 1740, ne crurent pas devoir s'occuper de la «poésie sauvage des âges grossiers, ce dernier reste de la barbarie». Il fallait une réaction contre la symétrie, l'élégance et l'équilibre pompeux de la littérature pseudo-classique; et cette réaction eut lieu au moment où ces qualités poussées jusqu'à l'exagération aboutissaient à une sécheresse et à une finesse artificielle révoltantes.

Dès le début du XVIIIe siècle, on commença à priser de nouveau la poésie populaire. Dans les fameux numéros 70, 74 et 80 du Spectateur, Addison, après avoir loué la simplicité agréable des vieilles ballades, en commentait deux: _la Chasse dans les monts Cheviot _et _les Enfants dans la forêt. _Bientôt l'on publia quelques recueils de ballades, dont le premier fut: A Collection of Old Ballads, corrected (sic) from the Best and most Ancient Copies Extant, with Introductions, Historical, Critical and Humorous (Londres, 1723-27, 3 vol.). On attribue cette collection à Ambrose Philips. En 1724, Allan Ramsay donna son Evergreen, being a Collection of Scots Poems wrote by the Ingenious before 1600 (Edimbourg, 2 vol.). Dans la préface de son livre il expliqua très nettement son intention: «J'ai remarqué, dit-il, que les plus judicieux des lecteurs se plaignent de notre littérature actuelle, disant qu'elle est pleine de délicatesses affectées et de raffinements étudiés, choses qu'ils échangeraient volontiers contre la vigueur de pensée naturelle et la simplicité de style, qui étaient dans l'habitude de nos aïeux. Je crois que cette collection ne recevra pas un mauvais accueil auprès des lecteurs dont je parle.» En 1725, le même poète publia The Tea-Table Miscellany or a Collection of Scots Songs (Édimbourg, 3 vol.).

Au milieu du XVIIIe siècle, un mouvement se dessinait en Angleterre, emportant beaucoup d'esprits distingués vers le passé et vers la nature. Les uns, comme Walpole, comme Warton, comme Hurd, cherchaient à remettre à la mode l'architecture et la poésie médiévales, à publier des manuscrits poudreux, à célébrer les châteaux «gothiques», les ruines druidiques; les antres, à glorifier la campagne, la mer, les rochers, les cimetières.

Naturellement, les naïfs et vieux chants populaires furent alors mis en grand honneur. On s'appliqua à recueillir des ballades anglaises, irlandaises, galloises. Une antiquité nouvelle semblait renaître, antiquité très différente de la Grèce et de Rome, vierge d'imitations, «pâture offerte aux imaginations avides[215]». On voulait ressusciter toute une civilisation morte, celle des peuples du Nord: des Celtes et des Germains que l'on confondait même au temps de Mme de Staël et qu'on opposait triomphalement aux civilisations vieillies de l'Europe latine[216].

Deux grands événements littéraires dominent ce mouvement: la publication des poèmes ossianiques par James Macpherson (1760), et celle des anciennes ballades anglaises par Thomas Percy (1765).

On connaît les polémiques ardentes sur l'authenticité des chants d'Ossian, polémiques qui cessèrent cinquante ans seulement après l'apparition de la première édition de Fingal. On sait depuis longtemps que cette fameuse épopée n'est qu'une imitation emphatique et paraphrasée, qui est loin d'avoir l'âpre énergie et la couleur des chants originaux dont elle prétendait être une traduction fidèle. Mais on n'ignore pas non plus qu'à travers toutes les interpolations de Macpherson, se reflètent d'admirable façon la rudesse des moeurs et l'enthousiasme guerrier des «primitifs»; de même, malgré toutes les réminiscences littéraires dont les Fragments de la poésie gaëlique[218] sont remplis (en particulier de Virgile et d'Homère), on entrevoit dans cette inégale mosaïque tant d'éléments authentiques[219] qu'il serait injuste de contester à l'ingénieux imposteur l'honneur d'avoir eu une part importante dans le réveil du goût pour la poésie populaire, dans son pays aussi bien qu'ailleurs. Sans nous étendre davantage[220], répétons cependant ce que nous avons dit à propos du Viaggio in Dalmazia et des Morlaques: ce fut en s'inspirant d'Ossian que l'abbé Fortis inséra dans ses livres les deux ou trois ballades serbo-croates qui ont établi la renommée européenne de cette poésie; de même, ce fut sous l'influence du barde écossais que la comtesse de Rosenberg composa ces chants prétendus populaires qu'elle a placés dans son roman dalmate. C'est à Ossian que la Triste ballade doit d'être célèbre; la Guzla lui est redevable en partie de son origine.

Passons maintenant à un autre archaïsant britannique, plus fidèle à ses textes celui-là, et qui contribua également au relèvement de la ballade.

En 1765 parurent à Londres les trois volumes in-8° des Reliques of Ancient English Poetry, consisting of Old Heroic Ballads, Songs and other Pieces of Our Earlier Poets. L'ouvrage était publié sous le couvert de l'anonyme, mais on n'ignorait pas que son éditeur était un jeune clergyman, Thomas Percy, qui deviendra un jour évêque de Dromore.

Percy avait tiré ces ballades d'un vieux manuscrit in-folio, trouvé chez un de ses amis, à Shiffnal, et dont plusieurs feuillets avaient servi pour allumer le feu. Dans sa préface, l'auteur réclamait une grande indulgence de la part de ses contemporains lettrés pour ces «rudes chants des vieux bardes qui chantaient pour le peuple».

Les Reliques furent d'abord froidement accueillies par les coryphées de la littérature. Le docteur Johnson, dont on connaît la célèbre polémique avec Macpherson au sujet des chants ossianiques, ne répondit que par des dédains aux avances flatteuses que lui avait faites l'éditeur des Reliques dans la préface. Du reste, l'éminent critique avait eu déjà l'occasion d'exprimer son opinion sur les imitateurs de vieilles ballades, quatorze ans auparavant, dans son Club des antiquaires:

Cantilenus, dit-il, concentrait toutes ses pensées sur les vieilles ballades, car il les considérait comme des souvenirs fidèles du goût naturel. Il m'offrit de me montrer un exemplaire des Enfants dans la forêt qu'il croyait original et dont il pensait qu'il était utile d'épurer le texte; comme si cette époque barbare avait le moindre titre à de telles faveurs[221]!

Warburton, le commentateur de Shakespeare, ne se montra pas plus clément. «La manie de l'antiquaille est aux vraies lettres, disait-il, ce que de brillants champignons sont au chêne: ils ne poussent et fleurissent que lorsque la vigueur et la sève du bois sont allanguis et presque épuisés[222]!» Un troisième critique fit une charge à fond contre Percy. Le jeune clergyman était traité de contrefacteur qui se serait «servi de son caractère ecclésiastique pour sanctifier la fraude». Il lui reprochait, et d'avoir mal représenté, dans ses commentaires, l'office et la dignité des anciens ménestrels, et d'avoir altéré et interpolé la plupart des vieux poèmes qu'il avait publiés[223].

Ce critique n'avait pas tort en ce qui concerne le manque de scrupules de Percy. En effet, son travail peut être contrôlé aujourd'hui, car le manuscrit original, gardé jalousement par la famille, fut enfin publié en 1867 et 1868[224]. Parmi les cent soixante-seize pièces qui forment le recueil, il n'y en a que quarante-cinq qui soient véritablement copiées sur le fameux manuscrit, et même elles n'ont été publiées qu'après avoir été l'objet de retouches très sensibles de la part de l'éditeur. Le reste était glané un peu partout; la ballade The Friar of Orders Grey était tout entière due à Percy.

Pourtant, malgré tous ses défauts, ce livre fit époque; son influence se fait sentir jusqu'à nos jours. Il est nécessaire de l'ajouter—Hermann Hettner l'a justement remarqué—Percy travaillait inconsciemment et ne se doutait pas de l'importance de son oeuvre[225].

Le premier mérite de Percy, c'est d'avoir «sauvé de l'oubli quelques chefs-d'oeuvre de la poésie anglaise, dit Macaulay dans l'introduction de ses Lays of Ancient Rome, chefs-d'oeuvre dont les uniques exemplaires déchirés étaient à la merci d'une mouchure de chandelle ou d'un mauvais chien». Mais il a d'autres titres à la reconnaissance que celui d'avoir très à propos sauvé ces vieilles ballades du temps et de l'oubli: il stimula le patriotisme local et la vanité littéraire d'autres écrivains, plus ou moins capables d'une pareille entreprise; il fut suivi dans le chemin qu'il avait frayé: d'autres complétèrent son oeuvre et même la dépassèrent. Nous n'indiquerons que trois de ces imitateurs et continuateurs: Herd, qui publia sa collection en 1769; Scott, en 1802 et 1803, et Motherwell, en 1827. D'autre part, ses ballades contribuèrent très puissamment à réformer le goût littéraire, à rendre possible la renaissance du style poétique anglais qui se dégageait des règles sèches du pseudo-classicisme, cherchant le naturel dans le «langage direct» des aïeux. Elles inspirèrent des poètes de génie. Wordsworth, Coleridge, Southey, Scott, ont tous reconnu, chacun à leur tour, la dette qu'ils avaient contractée envers le vieux collectionneur de ballades. Wordsworth allait jusquà dire que la poésie anglaise fut «et absolument délivrée» (redeemed) par Percy[226]. «Je ne crois pas quil y ait un seul poète contemporain, écrivait-il, qui ne serait fier de reconnaître ce quil doit aux Reliques. Mes amis en sont là; et, pour ma part, je suis heureux de faire à cette occasion mon aveu public[227].» Walter Scott fait des déclarations à peu près semblables[228],—ce qui nétait pas nécessaire, du reste, car les Chants populaires des frontières méridionales de lÉcosse le témoignent suffisamment, ainsi que loeuvre tout entière de linventeur du roman historique. «Il est évident que louvrage de Percy fut la source où sir Walter alla puiser ses premières inspirations. Ses poèmes ne sont que des légendes romanesques écrites dans le style et le rythme des vieux chants populaires. Lorsquil vit que le public commençait à se fatiguer de ces légendes versifiées, il démonta sa harpe écossaise et se contenta de la prose. La même pensée, la même vénération pour les temps anciens, les mêmes études de costumes et de caractères qui avaient fait le succès des poèmes, assurèrent le succès des romans[229].»

Cette influence de Percy se prolongea à travers le XIXe siècle jusqu'à nos jours. Elle est très sensible chez les poètes et les peintres du noble et beau mouvement préraphaéliste, surtout chez Dante Gabriel Rossetti et Edward Burne-Jones[230]; chez le «poète-typographe» William Morris, de même que chez les grands poètes de l'école irlandaise contemporaine: William Butler Yeats et Nora Hopper.

§ 3

LA BALLADE POPULAIRE EN ALLEMAGNE

L'influence anglaise, qui avait commencé à se faire sentir en Allemagne vers le milieu du XVIIIe siècle, révéla aux Allemands le rôle que la chanson populaire pouvait jouer dans un renouvellement nécessaire à leur Muse épuisée par des pastiches continuels du français, ou séduite par les romances «gongoresques» de Gleim.

Lorsque parurent les Fragments de Macpherson, ce fut, en Allemagne, une admiration quasi universelle pour la «noble et sauvage imagination» d'Ossian. Klopstock[231], Voss, Lerse célébrèrent «l'Écossais Ossian», comme «un plus grand poète que l'Ionien Homère». En 1773, Herder écrivit son Ossian et la poésie des peuples anciens[232]. Bürger, qui n'était alors que le poète de la Dame Schnips, avant de devenir celui de la Lénore, éprouva, lui aussi, une sorte de fièvre ossianique[233].

À l'Université de Goettingue, Christian Heyne se fit le champion de Macpherson. Goethe, à son tour, s'inspira d'Ossian dans Werther et en d'autres endroits de ses oeuvres. («Le divin Ossian a chassé Homère de mon coeur[234].»)

Le succès des Reliques de Percy fut encore plus vif et plus durable. Les ballades anglaises furent reçues avec un grand enthousiasme par le cénacle de Lessing[235], tandis que Herder poursuivait sa campagne en faveur d'une nouvelle poésie allemande vraiment nationale et populaire, qui ne serait plus ni une «bulle de savon classique» ni la poésie burlesque de son époque. «Sachez-le, écrivait Herder, sans contredit le plus actif médiateur de l'influence anglaise, plus un peuple est sauvage, c'est-à-dire vivant et agissant (le mot sauvage ne signifie rien de plus), plus aussi ses chansons, s'il en a, seront vivantes, libres, impressives, lyriques et dramatiques tout ensemble! Moins sa tournure d'esprit, sa langue et sa littérature sont artificielles et savantes, et moins sa poésie ressemblera à une versification de commande et à une lettre morte! C'est du lyrisme, de la vie, de la cadence, du chant, de la présence vivifiante des images, de l'accord et pour ainsi dire de la pression des faits et des sentiments, de la symétrie des mots, des syllabes et souvent même des lettres, de la nature, de la mélodie et de cent autres accessoires—qui sont le caractère propre et la vie de la poésie nationale et chantée, mais qui aussi disparaissent avec elle,—c'est de tout cela et de cela seul que dépendent la nature, le but, la force merveilleuse qui font de cette poésie l'enthousiasme, le ressort, la joie, le chant héréditaire et immortel du peuple. Ce sont là les traits avec lesquels cet Apollon sauvage perce les coeurs et fixe le souvenir. Plus un Lied doit durer, plus ces qualités qui tiennent en éveil les âmes doivent être énergiques et sensibles, pour braver la puissance du temps et les révolutions des siècles[236].»

Vers la fin de son Essai, il se plaignit du genre faux dans lequel était tombée la romance en Allemagne. «Vous déplorez, disait-il, que la romance, ce genre de composition originairement si noble et solennel, ait été mise chez nous au service de sujets burlesques ou scabreux, je le déplore comme vous. En effet, quel plaisir plus profond et plus durable ne laisse pas une de ces douces et touchantes romances de la vieille Angleterre ou des Provençaux; au lieu de nos récentes romances allemandes toutes pleines de railleries et de jeux de mots vulgaires et usés!»

En 1777, l'infatigable écrivain publia sa Dissertation sur la ressemblance de la poésie anglaise et allemande au moyen âge[237]; il y signala, entre toutes, la vieille poésie anglaise comme offrant aux poètes allemands les modèles les plus féconds à imiter, en même temps qu'il adressait un appel chaleureux au poète Bürger pour doter l'Allemagne d'un livre semblable aux Reliques: «Ah! si Bürger, qui possède à fond la langue et l'âme de ce sentiment populaire, nous donnait un jour un chant héroïque, une chanson de geste ayant la vigueur et l'allure de ces chansons [de Percy], qui de nous, ô Allemands! n'accourrait pas pour l'écouter avec ravissement? C'est lui qui en est capable: ses romances, ses chansons, même sa traduction d'Homère, abondent en de tels accents. Or, chez tous les peuples, l'épopée et le drame même sont nés des récits populaires, des romans et des chansons.»

Bürger, à proprement parler, n'entreprit pas la tâche que Herder lui avait proposée, mais, au point de vue purement littéraire, il fit quelque chose de plus: subissant l'influence britannique, il créa la ballade littéraire allemande. Il rompit avec la romance burlesque, puisa aux vieilles traditions germaniques, retrempa sa langue aux sources populaires, interpréta avec bonheur la rêverie, l'amour du fantastique, ces deux dons distinctifs de sa race, et inaugura avec la Lénore un genre dans lequel il sera suivi par des poètes tels que Goethe, Schiller, Uhland, Heine.

Ce fut alors Herder lui-même qui se proposa de faire pour son pays ce que Percy avait fait pour le sien. Mais, au lieu de recueillir exclusivement des poésies allemandes, il réunit dans son livre des poésies populaires de tous pays. Concevant l'histoire comme «le développement éternel de l'humanité, où chaque peuple nest quun acteur dans un drame sans fin», il sappliqua à saisir le génie de chaque nation, et cela non pas dans la littérature savante de nos jours, mais bien dans la poésie primitive et ancienne, «la seule vraie poésie» comme il lappelait. Il est nécessaire de faire observer ici un détail que Mme de Staël a dailleurs fort justement remarqué dans son livre De lAllemagne (2e partie, ch. XXX): lallemand est une langue si malléable que, seule, elle permet de traduire la naïveté naturelle du langage de chaque pays. Aussi Herder put-il reproduire dans le rythme original tous les poèmes étrangers quil était parvenu à recueillir; il les publia enfin, en 1778 et 1779, sous le titre général de Chansons populaires[238].

Jai étudié la pensée des différents peuples, disait-il dans sa préface, et ce que jy ai découvert sans esprit de système et sans subtilité, cest que chacun deux sest formé des archives à lui en rapport avec sa religion, les traditions de ses pères, et ses idées particulières, que ces documents sont exprimés dans une langue, sous une forme et dans un rythme poétiques, que ce sont par conséquent des chants mythologiques et nationaux sur ses origines et sur ce quil y a eu de plus remarquable dans son passé. De pareils chants on en trouve chez chacune des nations de lantiquité, qui, sans secours étranger et en suivant la voie de sa propre culture, sest élevée seulement un peu au-dessus de la barbarie… LEdda des Celtes_ (sic)_, les cosmogonies, théogonies et chants héroïques de la Grèce antique, les traditions des Indiens, des Espagnols, des Gaulois, des Germains et de tous les peuples barbares; tout cela est une seule et même voix et comme un écho isolé de ces traditions poétiques des premiers temps. Tout ce que dans notre âge de culture raffinée nous ne voyons de lhomme quen traits faibles et obscurs, est vivant dans les archives de cet âge éloigné.

Le succès des Chansons populaires fut aussi complet que leur influence fut durable et féconde. «Herder, dit Gervinus dans son Histoire de la poésie allemande, a frappé le rocher, et tous les courants poétiques de lhumanité, jaillissant à son appel, ont sillonné la terre allemande.» Un autre historien de lAllemagne littéraire, A. Vilmar, nhésite pas à attribuer à Herder lhonneur davoir révélé à la conscience du peuple allemand une de ses plus grandes qualités natives: la faculté de comprendre l'esprit étranger, de se lassimiler, pour le transformer, et le projeter dans le monde[239].

En effet, cet amour du primitif et cette universalité de Herder eurent une double influence en Allemagne: ils frayèrent à la poésie d'autres chemins et découvrirent à la science une nouvelle branche détudes. Par cet ouvrage, Herder est à la fois le père spirituel de poètes romantiques tels que Achim dArnim et Clément Brentano, qui complétèrent ses Chansons populaires par un recueil à caractère plus national, le Cor enchanté de lenfant (1808-1809), et celui de penseurs-érudits tels que les frères Grimm, qui soumirent la littérature traditionaliste à des recherches méthodiques et fondèrent ainsi le folklore et la mythologie comparés.

C'est ainsi que le romantisme allemand doit à ce réveil du goût pour la poésie populaire, non seulement sa note cosmopolite et médiévale (qui caractérise, du reste, tous les romantismes du monde), mais aussi, et surtout, sa note nationaliste et régionaliste, chose plus difficile à trouver—anticipons encore une fois—chez les romantiques de quelques autres pays et en particulier chez ceux de France[240].

§ 4

LA BALLADE POPULAIRE EN FRANCE[241]

Il sest trouvé en France, en tous temps, des esprits indépendants et délicats qui ont été sensibles au charme naïf de la poésie populaire.

On la dit et redit, et dernièrement M. Jean Richepin le faisait à nouveau remarquer dans son discours de réception, Montaigne fut de ce nombre. «La poésie populaire et purement naturelle, écrivait-il, a des naïfvetez et grâces, par où elle se compare à la principale beauté de la poésie parfaicte, selon lart; comme il se veoid èz villanelles de Gascoigne et aux chansons quon nous rapporte des nations qui nont cognoissance daulcune science, ny mesme descripture[242].» À son nom, on ajoute ordinairement le nom de La Fontaine et celui de Molière, qui en parle par la bouche dAlceste, dans la fameuse scène du sonnet.

Il serait injuste doublier, parmi ces précurseurs des études folkloriques, trois autres Français: Christophe Ballard, «seul imprimeur de musique et noteur de la chapelle du Roy», qui publia plusieurs recueils de chansons puisées dans la tradition orale[243]; François-Auguste de Moncrif, qui fit quelques complaintes sur les thèmes populaires[244]; et surtout linfatigable Restif de La Bretonne, qui cita mainte chanson bourguignonne dans ses étranges romans.

Mais cétaient là des amateurs doccasion, et leurs sympathies pour la poésie populaire nétaient pas assez réfléchies pour constituer un programme littéraire. Moins nombreux et quelque peu attardés furent ceux qui pensèrent à tirer des effets artistiques de la simple et vieille ballade du peuple.

Cest à peine si linfluence anglaise, en Allemagne si bienfaisante, se fit sentir en France au XVIIIe siècle; Percy y fut presque inconnu jusquen 1806, aussi les rares tentatives pour transplanter dans ce pays le goût de la ballade populaire demeurèrent-elles toujours sans succès.

Ossian fut plus heureux que Percy. Dès le mois de septembre 1760, le Journal étranger publiait les «fragments danciennes poésies, traduits en anglais de la langue erse, que parlent les montagnards dEcosse[245]». En 1762 en parut la première traduction française imprimée séparément: Carthon. Le culte de «lHomère celtique» était entièrement établi quand Letourneur donna sa traduction des «poésies galliques d'Ossian, fils de Fingal» (1778), traduction qui eut un succès prodigieux; il ne sera pas affaibli vingt ans plus tard, quand paraîtra celle de Baour-Lormian.

Chateaubriand, pendant son séjour en Angleterre, se fit grand partisan du barde écossais. «J'aurais soutenu, disait-il beaucoup plus tard, la lance au poing son existence envers et contre tous, comme celle du vieil Homère. Je lus avec avidité une foule de poèmes inconnus en France, lesquels, mis en lumière par divers auteurs, étaient indubitablement, à mes yeux, du père d'Oscar, tout aussi bien que les manuscrits runiques de Macpherson. Dans l'ardeur de mon zèle et de mon admiration, tout malade et tout occupé que j'étais, je traduisis quelques productions ossianiques de John Smith[246].»

Et, en 1797, il écrivait au chapitre XXXVIII de son Essai historique, politique et moral sur les révolutions anciennes et modernes:

Le tableau des nations barbares offre je ne sais quoi de romantique qui nous attire. Nous aimons qu'on nous retrace des usages différents des nôtres, surtout si les siècles y ont imprimé cette grandeur qui règne dans les choses antiques, comme ces colonnes qui paraissent plus belles lorsque la mousse des temps s'y est attachée. Plein d'une horreur religieuse, avec le Gaulois à la chevelure bouclée, aux larges bracca, à la tunique courte et serrée par la ceinture de cuir, on se plaît à assister dans un bois de vieux chênes, autour d'une grande pierre, aux mystères redoutables de Teutates.

Mme de Staël, dans le fameux chapitre XI de son livre De la Littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, établit la division, plus fameuse encore, des «deux littératures tout à fait distinctes, celle qui vient du Midi et celle qui descend du Nord, celle dont Homère est la première source, celle dont Ossian est l'origine». Elle ajouta que «l'on ne peut décider d'une manière générale entre les deux genres de poésies dont Homère et Ossian sont comme les premiers modèles. Toutes mes impressions, disait-elle, toutes mes idées me portent de préférence vers la littérature du Nord». Nous ninsisterons pas sur limportance de ces lignes. Disons seulement que limpérial ennemi de Mme de Staël, lui aussi, admirait le barde écossais; il en porta avec lui la traduction italienne de Cesarotti et la lisait entre deux batailles—comme Alexandre lisait son Homère. Jusque dans ses proclamations, Napoléon imitait la prose rythmée de Macpherson[247].

Il y eut en France toute une génération de Malvina, dOscar et de Selma. Sous le Directoire, on voyait dans les nuits froides et orageuses, au milieu du Bois de Boulogne, des bommes demi-nus, assis autour de feux druidiques[248]. En 1804, Charles Nodier composait les Essais dun jeune barde. En 1808, Lamartine chantait:

     Toi qui chantais lamour et les héros,
     Toi, dOssian la compagne assidue,
     Harpe plaintive, en ce triste repos,
     Ne reste pas plus longtemps suspendue[249].

En 1818, Victor Hugo envoyait aux Jeux floraux de Toulouse un poème ossianique, les Derniers Bardes. Une année plus tard, Balzac, âgé de dix-neuf ans, composant son Cromwell, écrivait à lune de ses soeurs: «Tiens, ce qui membarrasse le plus, ce sont celles [les situations] de la scène première entre le roi et la reine. Il doit y régner un ton si mélancolique, si touchant, si tendre, des pensées si pures, si fraîches, que je désespère! Il faut que cela soit sublime tout du long… Si tu as la fibre ossianique, envoie-moi des couleurs, chère petite, bonne, aimable, gentille soeur que jaime tant[250]!»

Mérimée, lui aussi, néchappa pas à cette fièvre bardite, car au mois de janvier 1820, J.-J. Ampère put écrire à son ami Jules Bastide: «Je continue avec Mérimée à apprendre la langue d'Ossian, nous avons une grammaire. Quel bonheur den donner une traduction exacte avec les inversions et les images naïvement rendues[251]!»

Sainte-Beuve range Ossian parmi les «grands-oncles étrangers» dAlfred de Vigny[252] et signale linfluence de Macpherson dans les vers dAlfred de Musset:

Pâle Étoile du soir, messagère lointaine,

qui sont de 1840, mais qui ne sont pas le dernier écho de «lHomère celtique».

Les poèmes ossianiques cependant nont pas joué en France le même rôle quailleurs. Tandis quen Allemagne ou en Bohême, par exemple, ils avaient stimulé le goût de létude du passé national, éveillé la curiosité en faveur des traditions populaires, en France, au contraire, ils neurent dinfluence que par ce quils avaient de plus littéraire et de plus général: cette sensiblerie commune au XVIIIe siècle, cette mélancolie, cette vague tristesse si chère aux solitaires,—sentiments que Rousseau et Goethe navaient pas peu contribué à faire partager à leurs contemporains.

Le premier qui ait subi en France linfluence des collectionneurs de ballades anglais, paraît avoir été P.-A. de La Place (1707-1793), écrivain médiocre qui avait appris langlais au collège de Saint-Omer et débuté par une insignifiante traduction de la Venise sauvée dOtway.

En 1773, dans ses OEuvres mêlées, il avait «rajeuni» le langage de quelques «romances historiques» en vers: Léonore dArgel, Frédégonde et Landri, le Chevalier et la fille du berger[253].

Dans son recueil des Pièces intéressantes et peu connues (Bruxelles, 1784-1785), il donna toute une série danciennes romances et contes qui témoignent une certaine connaissance des recueils anglais quil avait voulu imiter. Cest ainsi que, dans une note, il reconnaît avoir emprunté à «un historien anglais» la Rosamonde, romance galante et tragique, lune des plus connues des Reliques de Percy[254]. Dailleurs, il précisa ses intentions dans une intéressante introduction:

Pourquoi, dit-il, avons-nous si peu ou, pour mieux dire, presque pas, de ces anciennes romances historiques, tragiques ou intéressantes, à quelques égards que ce soit, tandis que les Espagnols, les Anglais, les Allemands, etc., en ont des recueils qui se font toujours lire avec dautant plus de plaisir, quen rappelant plus ou moins bien à la mémoire des événements faits pour occuper ou le coeur ou lesprit, elles ont de plus le mérite de peindre les moeurs anciennes, toujours faites, soit pour nous amuser, soit pour nous instruire agréablement?

Le prodigieux succès de la romance de Marlborough pourrait seul en donner la preuve, si lempressement avec lequel nous nous hâtons de transporter les romances étrangères dans notre langue était aujourdhui moins connu.

Le Français a pourtant chanté dans tous les temps!… Mais dût cette frivolité dont on la si souvent accusé, et son goût pour le changement, lui avoir fait négliger et, par degrés, totalement oublier les anciennes chansons de nos aïeux, il nest pas moins étonnant quil sen trouve si peu de vestiges dans les anciens recueils, où presque tous les genres de poésies qui furent jadis à la mode se trouvent, soit en totalité, soit en partie, conservés jusquà nos jours.

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