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"La Guzla" de Prosper Mérimée

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Mérimée:

Elle lui fait encore une dernière prière: qu'il envoie au moins une blanche lettre au cadi d'Imoski, et qu'il lui dise: «La jeune dame te salue…»

V

Texte original:

     Kad kadii bjela kgniga doge,
     Gospodu-je svate pokupio.
     Svate kuppi, grede po djevoiku.

     [Quand la blanche lettre parvint au kadi,
     Il rassemble les seigneurs svats,
     Les svats rassemble, va chercher l'accordée.]

Fortis:

                Appena
     Giunse al cadì la lettera, ei raccolse
     Tutti gli svati, e pella sposa andiede,
     Il lungo velo, cui chiedea, portando.

Anonyme bernois:

Après avoir reçu la lettre, le Kadi assemble sur-le-champ les seigneurs svati pour chercher son épouse et pour lui porter le long voile qu'elle demande.

Goethe:

     Kaum ersah der Cadi dieses Schreiben,
     Als er seine Suaten aile sammelt,
     Und zum Wege nach der Braut sich rüstet,
     Mit den Schleier, den sie heischte, tragend.

Nodier:

À peine la lettre est parvenue au Kadi, celui-ci réunit ses amis pour être témoins de cette fête. Ils viennent, et présentent à la fiancée, au nom de son nouvel époux, le long voile qu'elle a demandé.

Mérimée:

Quand le cadi eut lu cette blanche lettre, il rassembla les nobles svati. Les svati allèrent chercher la mariée.

VI

Texte original:

     Ustavise kogne iza dvora;
     Svoju dizu ljepo darovala.

     [On arrêta les chevaux devant le palais;
     À ses enfants elle fait de beaux cadeaux.]

Fortis:

                Stettersi fermi
     Dinanzi alla magion tutti i cavalli;
     Ed ella porse alla diletta prole
     I doni suoi, scesa di sella.

Anonyme bernois:

Les chevaux s'arrêtent devant la porte, elle descend et offre des présens à ses enfans.

Goethe:

     Und sie hielten vor der Lieben Thüre
     Und den armen Kindern gab sie Gaben.

Nodier:

Les coursiers restent immobiles, pendant qu'elle va partager à sa famille chérie quelques bijoux ou quelques vêtements, derniers témoignages de sa tendresse.

Mérimée:

Les chevaux s'arrêtèrent près de la maison, et elle donna des cadeaux à ses enfants.

Il est un autre endroit de la Triste ballade où Mérimée rétablit le vrai sens, mal interprété par ses devanciers; M. Matic ne le cite pas, mais il nous paraît être l'un des plus importants. C'est à la fin même du poème, le dénouement tragique de l'histoire de la noble épouse.

Après avoir chanté la triste scène où la mère morlaque fait des cadeaux à ses enfants qu'elle abandonne, le guzlar termine par ces vers:

     Kad to çula Asan-Aghiniza,
     Bjelim liçem u zemgliu udarila;
     Un pût-se-je s' dusciom raztavila
     Od xalosti gledajuch sirota[722].

qui signifient: «Quand l'épouse d'Asan-Aga entendit cela,—de son visage blanc contre terre elle donna,—à l'instant rendit l'âme,—l'infortunée, de la douleur qu'elle eut à regarder [ses orphelins].» Fortis, jugeant que le naïf poète illyrien n'avait pas su tirer tout l'effet possible de cette pathétique situation, transforma la dernière et la plus importante ligne:

                Udillo; e cadde
     L'afflitta donna, col pallido volto
     La terra percuotendo; e a un punto istesso
     Del petto uscille l'anima dolente,
     Gli orfani figli suoi partir veggendo[723].

Cette retouche arbitraire fut reproduite par tous ceux qui, ignorant la langue de l'original, façonnèrent leurs versions sur celle de l'écrivain italien. L'anonyme bernois (1778), comme son prédécesseur allemand (1776), ne soupçonna pas la main de Fortis dans cette calomnie du sentiment filial chez les enfants morlaques. Il traduisit: «Entendant ces paroles, cette affligée veuve pâlit et tombe par terre. Son âme quitte son corps au moment qu'elle voit partir ses enfans[724].» Goethe se trompa également:

     Wie das hõrte die Gemahlin Asans,
     Stürzt' sie bleich den Boden schütternd nieder,
     Und die Seel' entfloh dem bangen Busen
     Als sie ihre Kinder vor sich fliehn sah[725].

Nodier, dont la version paraît avoir été faite plutôt d'après celle de Berne que d'après Fortis, tombait lui aussi dans la même erreur à l'occasion du dénouement. Il terminait ainsi: «Elle prête l'oreille, son sang se glace, elle tombe, et sa tête, couverte d'une mortelle pâleur, va frapper la terre retentissante; au même instant, son coeur se brise et son âme s'envole sur les pas de ses enfants[726].»

Mérimée, lui, s'il ne rend pas tout ce qu'il y a dans le texte, se montre cependant le plus exact de tous les traducteurs: «La pauvre mère pâlit, sa tête frappa la terre et elle cessa de vivre aussitôt, de douleur de voir ses enfants orphelins[727].»

* * * * *

Ce soin si scrupuleux qu'apporte Mérimée à être plus sobre encore qu'un texte qui est la sobriété même, nous révèle un des traits de son caractère d'artiste: le désir de la précision. Il est heureux pour nous de pouvoir juger Mérimée sur une ballade où l'invention est nulle, car il n'en est que le traducteur; et où la forme est tout, car sa traduction se distingue des autres par des qualités véritablement personnelles qui nous révèlent l'homme. Mérimée a deux textes en main: une version italienne qu'il peut lire aisément, un texte original qu'avec un dictionnaire il est à peine capable de déchiffrer; et malgré toute l'aridité de ce travail c'est à l'original qu'il va, parce qu'il y sent des beautés plus naturelles que ne lui en offre la traduction fardée du savant abbé italien. Tout ce vernis «XVIIIe siècle» que Fortis a répandu sur la poésie, il en a la nausée: il se rend compte que la traduction du voyageur est «une belle infidèle» et que celui-ci s'y laisse deviner au moins autant qu'il nous fait entrevoir les moeurs et les caractères des héros de sa ballade; aussi, ce qu'il veut, c'est goûter le poème lui-même, dans sa saveur originelle, et malgré toute la difficulté d'une telle entreprise, sans se laisser rebuter, avec une patience digne d'un archéologue. Nous avons vu qu'il y est presque arrivé. Travail, souci de l'exactitude, une certaine réserve qui se défend les effusions du sentiment, sa traduction témoigne de tout cela. Dès lors, le croirons-nous, quand avec son flegme habituel il nous déclare avoir mis tout juste une quinzaine à composer la Guzla, «cette sottise»? D'autres, avant nous, ne s'y sont pas laissé prendre. L. Clément de Ris, en 1853, se méfiait déjà de cette superbe indifférence. «Pour faire ce recueil, disait-il, l'auteur a travaillé beaucoup plus qu'il n'affecte de le dire.» Et, «jusqu'à preuve évidente du contraire», il restait convaincu que «Monsieur Mérimée avait cédé au désir de paraître avoir mystifié le public[728]». C'est aussi notre avis, quand Maxime du Camp ne serait pas là pour nous assurer que Mérimée allait jusqu'à recopier seize fois de suite ses manuscrits en les corrigeant[729]. La Guzla ne nous paraît pas être une oeuvre d'improvisation. Pour le fonds, nous l'avons vu, il n'y a rien de très original, rien de véritablement personnel; c'est comme une agglomération de souvenirs qu'on rencontre dans chacune des ballades. Qu'est-ce donc qui en ferait la valeur si ce n'était la forme? Cette forme qui fond et unit tant de matériaux épars en un tout qui a une vie propre. Mais cette forme elle-même n'existerait pas, sans ce secret instinct de metteur en scène qui pousse et conduit Mérimée, qui lui fait choisir ici cela, ailleurs une autre chose: enfin ce qu'il lui faut. Elle ne serait rien non plus, sans ce labeur long et continu vers cet idéal qu'il s'efforce d'atteindre. C'est ce qui nous fait dire que la Guzla n'est point une oeuvre composée exclusivement pour s'amuser «à la campagne», «après avoir fumé un ou deux cigares», «en attendant que les dames descendent au salon». Elle nous semblerait bien plutôt avoir été écrite dans une bibliothèque, au milieu de livres qu'on peut consulter au besoin, quand le souvenir est par trop infidèle. La Guzla peut avoir été élaborée en quinze jours, elle n'a reçu sa forme définitive, croyons-nous, qu'après que Mérimée eût eu le temps de la revoir de très près. Nous ne nierons pas non plus qu'il n'y ait dans la Guzla une certaine tendance au lyrisme[730], mais à un lyrisme de pure forme, qui n'est en définitive qu'un «extrait des lectures» de l'écrivain. Mérimée a su faire vivre des personnages, mais on ne le retrouve pas, lui, en eux. Et c'est pourquoi nous ne nous étonnerons pas qu'il n'ait pas continué dans cette voie, parce qu'à vrai dire elle n'était pas la sienne; sa première pudeur de jeune écrivain qui n'osait donner sous son nom un tel recueil au public; son superbe dédain de quelques années plus tard, tout cela nous paraît fort naturel: il était déjà tel au moment où il écrivait sincèrement ces pages qu'il était nécessaire, sinon qu'il les désavoue, du moins qu'il les condamne un jour.

TROISIÈME PARTIE

LA FORTUNE DE «LA GUZLA»

«Je crois que vous seriez plus grand, mais un peu moins connu, si vous n'aviez pas publié la Jacquerie et la Guzla, fort inférieures à Clara Gazul. Mais comment diable auriez-vous deviné tout cela? Quant à la gloire, un ouvrage est un billet à la loterie… Écrivons donc beaucoup.»

STENDHAL À MÉRIMÉE, le 26 décembre 1829, à cinq heures du soir, sans bougie.

CHAPITRE VIII

«La Guzla» en France.

§ 1. Publication du livre.—§ 2. Critiques du temps: la Réunion, le Moniteur, le Journal de Paris, le Globe, la Revue encyclopédique, la Gazette de France, le Journal des Savans. La réclame de l'éditeur.—§ 3. L'édition de 1842. Réimpressions postérieures.—§ 4. La Guzla l'Opéra-Comique.—§ 5. La poésie serbe en France après la Guzla.—§ 6. Un plagiat. Conclusion.

§1

PUBLICATION DU LIVRE

Son recueil de ballades illyriques achevé, Mérimée se mit à la recherche d'un éditeur. Pour ne pas être démasqué, il ne s'adressa à aucun des libraires attitrés du romantisme et poussa la méfiance jusqu'à rester inconnu même de celui auprès duquel il finit par se réfugier. Un de ses amis, Joseph Lingay, se chargea de négocier l'affaire.

Nous savons peu de choses sur Joseph Lingay. C'était, semble-t-il, un original que «ce polémiste de petites feuilles de la Restauration, ce lauréat de concours académiques, ce fonctionnaire qui, sous le titre vague de secrétaire général de la présidence du conseil, minuta tant de discours ministériels[731] et même royaux (1830-1833), ce publiciste qui remplaça un moment Girardin à la direction de la Presse et que Balzac appelait le plus fécond journaliste de son époque, en lui envoyant une de ses lettres à Mme de Hanska, pour sa collection d'autographes[732]». Il mourut officier de la Légion d'honneur, le 21 décembre 1851, dans une grande misère à ce qu'il semble; il ne revit aujourd'hui que dans quelques pages de Francis Wey, enfouies elles-mêmes dans un recueil collectif de nouvelles[733], et par une trentaine de lignes dans la France littéraire de Quérard qui consacrent sa mémoire.

Ancien professeur de Mérimée, il était ami de Stendhal et, comme nous l'avons dit, c'est par lui qu'ils se connurent. On trouve dans la Correspondance de l'auteur de la Chartreuse de Parme plusieurs passages relatifs à Maisonnette,—sobriquet par lequel, nous dit la clef, cet incorrigible parrain désignait Joseph Lingay. «Je sens souvent en vous la manière de raisonner de Maisonnette, écrivait Beyle à Mérimée, id est une jolie phrase au lieu d'une raison, id est le manque d'avoir lu Montesquieu et de Tracy + Helvétius. Vous avez peur d'être long[724].» Il ne serait pas inutile, peut-être, de déterrer les écrits de l'ami à qui Mérimée, par sa manière de raisonner, ressemblait tant, mais ce serait un peu nous égarer. Remarquons seulement que Lingay devait avoir au moins quinze ans de plus que l'auteur de la Guzla, car, en 1814, il avait déjà publié un Éloge de Delille et critique de son genre et de son école, et, en 1816, une brochure De la monarchie avec la Charte[735].

Lingay trouva un éditeur pour la Guzla en la respectable maison F.-G. Levrault, imprimeur à Strasbourg, 32, rue des Juifs (cette maison existe toujours, mais à Nancy depuis 1871, et transformée en société anonyme Berger-Levrault et Cie). L'imprimerie avait alors une librairie à Paris, 81, rue de Laharpe, dirigée par M. Pitois, devenu plus tard M. Pitois-Levrault[736].

Ce fut dans cette succursale parisienne que les conditions de la publication furent arrêtées entre M. Pitois et Lingay, qui négociait «au nom de son ami». Elles étaient très simples: rien ne fut signé, «ni même consenti verbalement». Comme l'expliqua Lingay, quelques années plus tard, dans une lettre à F.-G. Levrault, que nous pourrons donner ailleurs in extenso grâce à l'extrême obligeance de M. Félix Chambon, «la réputation de M. Mérimée n'étant pas encore établie [à cette époque], et la nature des opérations de votre maison ne s'accordant pas avec le genre de cet ouvrage, il n'y eut rien de stipulé. Seulement, l'auteur vous laissa soin de publier une édition, sans rien recevoir, ni sans rien payer».

Ce précieux aveu, ignoré jusqu'à aujourd'hui, réfute une fois pour
toutes la fameuse légende d'après laquelle Mérimée aurait VENDU la
Guzla
(«à son libraire»), afin d'effectuer un voyage authentique en
Illyrie pour reconnaître s'il s'était trompé, etc.

M. Tourneux, de son côté, à l'occasion des recherches qu'il fit en 1887 en vue de sa plaquette Prosper Mérimée, comédienne espagnole et chanteur illyrien, étude citée plusieurs fois au cours de ce travail, avait obtenu du regretté M. O. Berger-Levrault communication du dossier de l'éditeur, relatif à l'impression de l'ouvrage, qui était en bonne voie au mois de mars 1827, comme l'atteste cette lettre de Lingay à l'imprimeur strasbourgeois:

Monsieur et honorable ami,

… Voici les premières épreuves de la Guzla. Vous recevrez successivement par le courrier du lendemain celles que vous voudrez bien m'expédier dorénavant. Le choix du format et du caractère me semble parfait. Je trouve seulement un peu grosses les capitales du haut des pages. Tout le reste est au mieux. Je vous remercie d'y destiner un beau papier et d'en recommander le tirage; l'ouvrage le mérite et il y a de l'avenir, beaucoup d'avenir dans l'auteur. Allez maintenant aussi vite que vous voudrez. Nous vous suivrons courrier par courrier. Il faudrait paraître pour mai, époque des provisions de campagne.

P.-S.—Les épreuves sont très bien lues. Nous admirons l'exactitude des noms propres. On n'est pas si exact à Paris.

2º P.-S.—Il me semble que sur la couverture imprimée une guzla ferait bien. J'en ai demandé le dessin exact. Pourrez-vous le faire clicher?

16 mars 1827.

     Rue des Brodeurs, nº 4, au coin de la rue Plumet, faubourg
     Saint-Germain[737].

Dans la lettre suivante (22 mars) il envoie deux nouvelles pièces et le double croquis de la guzla, «croquis, dit M. Tourneux en le reproduisant[738], que sa sécheresse et sa précision permettent de restituer sans hésiter à Mérimée». Ce ne fut là qu'un projet d'embellissement sans doute, parce qu'une guzla identique figure déjà sur le portrait d'Hyacinthe Maglanovich, qui sera adopté définitivement, et dont il n'est question, suivant M. Tourneux, que dans une troisième lettre, sans date celle-là. Comme nous l'avons déjà dit[739], ce dessin représente bien l'instrument serbo-croate: quoiqu'un peu trop long, il ne lui manque rien d'essentiel.

Pendant ce temps, l'exécution matérielle de l'ouvrage avançait, à Strasbourg; mais le livre ne put paraître en mai, «époque des provisions de campagne», comme le désirait l'auteur. Il ne sortit des presses que vers la fin de juillet et fut enregistré dans la Bibliographie de la France du 4 août 1827[740].

Au moment de la publication, le libraire, à ce qu'il semble, ne prit aucun soin de le faire remarquer au moyen des annonces payées qui étaient fort en pratique déjà en ce temps-là: nous eûmes beau feuilleter les collections poudreuses des journaux de l'époque: la maison F.-G. Levrault ne figure pas dans les courtes réclames entremêlées aux dernières nouvelles de la cour et à celles qu'on donnait sur la santé de M. Canning qui devait mourir quelques jours après la publication de la Guzla.

§ 2

CRITIQUES DU TEMPS

Les critiques ne manquèrent pas; généralement la louange y domine, mais il s'y mêle ici et là, au moins dans quelques-unes, quelques pointes de facile raillerie.

Le mardi 7 août 1827, la Réunion, «journal de la littérature, des sciences, des arts, des tribunaux, des théâtres et des modes» (3e année, nº 208), consacra à la Guzla une colonne, c'est-à-dire le huitième de son numéro entier.

«Le perfectionnement graduel des beaux-arts en France, y disait-on, dans un siècle de force et de vie ne nous a pas rendus insensibles aux beautés simples et irrégulières des peuples moins avancés que nous. À côté de la noble et imposante musique de Moïse, nous aimons à répéter le choeur écossais de la Dame blanche, et les montagnards tyroliens ont charmé par leur simple mélodie les mêmes hommes qu'avaient ravi les chants passionnés de la Pasta. Après les Messéniennes de Casimir Delavigne et les Méditations de Lamartine, voilà qu'un chantre demi-sauvage, Hyacinthe Maglanovich, fils d'un cordonnier dalmate, enlevé par des Bohémiens qui lui apprennent leurs tours et le convertissent à l'islamisme à l'âge de huit ans, puis reconverti au christianisme par un moine catholique qui l'aide à voler l'aga turc son maître, vient à son tour captiver notre attention par les sons un peu aigus quelquefois de sa guzla ou guitare montée d'une seule corde de crin.

«Le recueil de ces chants a été traduit de l'illyrique en français par un Italien très familier avec les deux langues. Ce petit volume mérite d'être lu en entier. Nous nous contenterons d'en citer un chant qui paraît être des plus anciens et qui, comme les chants des montagnards grecs, s'est perpétué de bouche en bouche.»

Après quoi, l'auteur de cette anonyme notice cita le Morlaque à Venise en entier.

* * * * *

Six jours plus tard, le Moniteur donna un article sur la Guzla, signé «N.», qui semble être écrit par quelque ami de Mérimée, qui, sans vouloir cependant dévoiler le secret, se permit de faire une allusion assez claire à l'auteur du Théâtre de Clara Gazul.

«Aurait-on supposé, il y a moins de vingt-cinq ans, l'existence d'un écrivain assez hardi pour traduire des poésies illyriques, un libraire assez mauvais calculateur pour les publier, un journaliste assez téméraire pour en rendre compte avec quelque éloge? Y aurait-il eu assez de risées, de sifflets pour les punir? Concevez, si vous le pouvez, la belle colère des Laharpe, des Geoffroy! Grand Dieu! régaler de poésies dalmates, bosniaques et consorts, la nation du goût le plus pur, le plus classique, le plus sévère! Vouloir faire prononcer des noms barbares à déchirer la bouche! Y pensez-vous? Eh! qu'est-il besoin de productions étrangères, même des moins imparfaites? Qu'avons-nous à désirer? N'avons-nous pas nos chefs-d'oeuvre et les productions de ceux qui tentent chaque jour de les imiter?

«Alors, le père Bouhours n'avait pas encore tout à fait tort. De la littérature anglaise, nous ne connaissions Shakespeare que par les parodies de Voltaire; l'on s'arrêtait à peu près à Pope et aux écrivains de la reine Anne. La littérature allemande, hors Gessner, nous était étrangère ou peu s'en faut. Quant aux nations moins civilisées, elles étaient tout à fait inconnues… Comment peut-on être Illyrien?

«Mme de Staël, dans son livre De l'Allemagne, a porté le premier coup à ces injustes et superbes dédains. Mais c'est de la grande ère nationale, de la Restauration, que date un changement, depuis successivement progressif, dans nos idées et nos doctrines. La révolution politique terminée, une révolution littéraire commence. Des rapports plus immédiats, par suite plus affectueux, s'établissent entre les peuples divers; l'on met en commun les trésors de l'intelligence; les théâtres étrangers sont traduits; mieux encore, nous étudions les idiomes de nos voisins: les préjugés littéraires s'évanouissent avec beaucoup d'autres. Toujours pénétrés d'une juste admiration pour les chefs-d'oeuvre du siècle de Louis XIV et de Louis XV, nos écrivains les plus distingués n'ignorent cependant pas que le domaine des lettres est soumis, comme toutes choses, aux lois générales des variations humaines; ils s'aperçoivent qu'il est temps de se frayer une route nouvelle, que plus d'une voie mène au coeur et atteint le but de toute composition littéraire. Chénier disait des auteurs de mélodrames: «Qu'ils apprennent à écrire et nous sommes perdus.» Ce fut aussi le sentiment du célèbre critique Geoffroy, qui y mettait la condition de génie. Deux écrivains illustres, Byron et sir Walter Scott, ont surtout contribué à ce changement déjà si sensible, et qui chaque jour peut-être le deviendra davantage.

«Revenons à notre sujet, bien que ceci ne soit pas, à tout prendre, une digression.

«Dans un pays où tous les genres de connaissances sont cultivés avec un succès éclatant et une ardeur infatigable, en Allemagne, l'on s'occupe beaucoup actuellement, dit-on, des poésies nationales des Illyriens, des Dalmates et des Morlaques. N'en soyons pas surpris: richesse d'imagination, variété de tons, fleur exquise de poésie, tableaux fantastiques, terrifiants et bizarres, originalité; enfin, je ne sais pas quoi d'une simplicité naïve, biblique ou homérique, tels sont les attributs de ce petit volume.

«Les morceaux qu'il renferme ont été recueillis et traduits en français par un Italien qui a voyagé longtemps dans ces pays, dont il connaît parfaitement la langue. Autrefois il fut notre concitoyen; depuis, les événements politiques l'ayant forcé à quitter sa patrie, il est venu s'asseoir à nos foyers. Sa traduction est sans apprêts, ce qui nous garantit sa fidélité. L'on pourrait parfois signaler quelques étrangetés, quelques italianismes; mais nous n'en sommes pas à des pointilleries grammaticales. Le traducteur a trop de titres à notre reconnaissance, et d'ailleurs il ne prétend qu'au mérite de la correction et de l'exactitude.

«La guzla est une sorte de guitare à une corde dont les bardes morlaques se servent pour accompagner leurs ballades: souvent ces ballades ou romances sont improvisées; souvent aussi le poète s'interrompt au moment le plus intéressant, pour obtenir avec plus de facilité de ses auditeurs une légère rétribution. L'Italien anonyme fait connaître dans sa préface ces moeurs homériques (sic).

«Vient ensuite une notice sur Hyacinthe Maglanovich, célèbre joueur de guzla, que l'éditeur-traducteur a connu personnellement à Zara. Ce n'est point là un de nos poètes d'Académie ou de salon. Pour l'extérieur, voyez son portrait en tête du livre: les habitudes, les moeurs, l'en séparent bien plus complètement encore. Il y avait en Angleterre un certain M. Barrington, voleur de poches (pick-pocket) très expert, profession qu'il faut soigneusement distinguer de celle de voleur de grand chemin (highwayman), car on ne cumule pas en ce genre. Or donc, lorsque la police de Londres était informée de la présence de ce gentleman à un spectacle, une manière de commissaire, avant le lever du rideau ou dans l'entr'acte, apostrophait le public en ces termes: «Mesdames et Messieurs (nous dirions Messieurs et Mesdames), j'ai l'honneur de vous prévenir que M. Barrington est dans la salle.» De même je dirais à nos poètes, si jamais leur confrère en Apollon venait les visiter: «Attention, Messieurs, à vos montres et à vos tabatières.» Ce bon Maglanovich a contracté certaines habitudes que le code n'approuve pas et qui, parmi nous, pourraient peut-être le rendre justiciable d'un tribunal de police correctionnelle, voire même d'une cour d'assises; témoin l'aventure de la paire de pistolets dont le traducteur anonyme paya le plaisir de donner l'hospitalité à notre barde. J'allais oublier une autre de ces habitudes, celle de boire outre mesure. Vit-il encore? L'éditeur a négligé de nous en instruire.

«Les poésies dont se compose ce recueil sont d'auteurs, de temps et de genres divers. Ballades, romances, barcarolles, fragments détachés, petits poèmes complets, petits drames, vous y trouverez de tout cela. Plusieurs morceaux, et des plus remarquables, sont de Maglanovich, parmi lesquels se distinguent particulièrement la vision du parricide Thomas II, roi de Bosnie, pièce d'un effet terrifiant, et les Braves Heyduques, tableau qui a quelque analogie avec l'épisode d'Ugolin.

«Le genre terrible et surnaturel domine dans ces poésies. Elles nous font connaître les moeurs, les usages et surtout les superstitions des Dalmates, toutes choses si opposées à ce que l'on voit dans l'Europe civilisée C'est là que la tradition du vampirisme se conserve dans toute sa pureté. Nous avons renouvelé connaissance avec cette horrible superstition depuis l'histoire de lord Ruthwen, imprimée dans les OEuvres de Byron et qui est due à Polidori, médecin de ce poète célèbre. L'éditeur a consacré une notice au vampirisme; notice dans laquelle il cite trop longuement peut-être le livre de dom Calmet; toutefois, dans cette notice se trouve un fait étrange dont l'auteur fut témoin en 1816, et qui prouve jusqu'à quel point cette superstition, qui s'étend dans une grande partie de l'Europe et de l'Asie, a fasciné l'imagination des Morlaques. Le croira-t-on? Les lois de la Hongrie statuent sur le vampirisme; elles ordonnent ou du moins ordonnaient l'exhumation des individus signalés comme vampires et la destruction des cadavres avec des détails affreux et dégoûtants. Plusieurs de ces ballades ont trait au vampirisme, d'autres au mauvais oeil, croyance fort répandue dans le Levant, en Dalmatie et en Russie. C'est le pouvoir qu'ont certaines personnes, souvent involontairement, de jeter un sort par leurs regards. L'individu fasciné meurt la plupart du temps de consomption. Dans ce pays vous seriez fort mal venu de dire à quelqu'un: «Ah! Monsieur, que vous avez bon visage!»

«L'éditeur consacre également une notice à cette superstition. Il donne les recettes en usage dans le pays pour détruire ce charme funeste, et cite à ce sujet plusieurs histoires bizarres.

«Bien que ces poésies ne soient pas toutes d'un égal mérite, il n'en est cependant aucune que la critique, même la plus sévère, voulût élaguer. Nous apprenons à connaître des moeurs qui offrent d'étranges contrastes. À côté de sentiments élevés, quelquefois sublimes, il en est de révoltants. Telle action racontée naïvement serait sévèrement punie par nos lois. Nos oreilles si chastes et si susceptibles se trouveront peut-être blessées de quelques expressions dont la rudesse native aura sans doute encore été adoucie par le traducteur. Je me dispenserai de toute analyse et de toute citation, ne voulant rien ôter au plaisir du lecteur. C'est une mine riche et féconde, pleine de charme, d'originalité, et qui, sans doute, donnera naissance à plus d'un mélodrame.

«Un seul morceau a déjà été publié par l'abbé Fortis (Voyage en Dalmatie). C'est l'histoire de l'épouse d'Asan-Aga, ballade pleine d'un intérêt touchant. Mais la traduction de l'abbé Fortis est libre; celle de notre Italien est, au contraire, littérale.

«Chaque morceau est accompagné de notes et d'explications fort utiles. L'éditeur cependant mérite le reproche de laisser ignorer dans quelles mesures ces poésies sont écrites. Il aurait pu très convenablement, ce semble, nous donner un travail philologique, que quelques personnes auraient trouvé à la fois intéressant et utile.

«Je ne doute pas que ce recueil ne soit accueilli avec autant d'empressement et de plaisir par le public, que les chants des Grecs modernes et la collection des romances espagnoles. Le lecteur goûtera cet intérêt, ce charme si vif qui s'attache aux poésies des peuples peu avancés encore dans la civilisation. J'ajouterai, pour terminer, que l'exécution typographique ne laisse rien à désirer[741].»

* * * * *

Un autre anonyme, sous la signature «T.», présenta la Guzla aux lecteurs du Journal de Paris[742]. «Savez-vous, chers lecteurs, demandait-il, ce que c'est que la guzla? Non sans doute, car moi-même, avant d'avoir entre les mains le petit volume dont je vais vous entretenir, j'aurais été fort embarrassé de répondre à cette question. Apprenez donc que la guzla est la lyre des Morlaques, des Croates, des Dalmates, de tous les peuples enfin qui habitent ces provinces illyriques qui firent un moment partie du grand empire, et qui en furent détachées avant que nous eussions eu le temps de faire connaissance avec ces Français improvisés. Cette lyre, il faut bien l'avouer, nous paraîtrait peu mélodieuse; c'est une espèce de guitare, etc. À la fin de chaque vers, le chanteur pousse un grand cri ou plutôt un hurlement semblable à celui d'un loup blessé.

«Il y a loin de là, sans doute, au violon de Lafont et aux accents de Mlle Cinti; mais si cette musique enragée faisait fuir tous nos dilettanti, les amis de la littérature peuvent mettre quelque intérêt à connaître les poésies auxquelles seront adaptés ces sauvages accords. Nous avons raffolé d'Ossian, de Byron; qui sait si Maglanovich n'obtiendra pas aussi chez nous quelque célébrité?

«Ce Maglanovich, l'Homère des contrées illyriques, est l'auteur des principales pièces contenues dans ce recueil. C'est bien le poète de la nature, car il n'a pas même appris à lire et à écrire. Tout son répertoire lyrique est dans sa tête, et son seul talent acquis est celui de jouer de la guzla. C'est en l'excitant à moitié que le traducteur de ce livre est parvenu à lui faire chanter et à fixer sur le papier quelques-unes de ses ballades; il lui en a même coûté quelque chose de plus, car Maglanovich ne se borne pas, comme nos trouvères, à recevoir les dons de ceux qui veulent entendre ses chants: il paraît qu'en quittant ses hôtes, il tient à emporter toujours quelque chose qui lui serve de souvenir. C'est ainsi que le traducteur anonyme, après l'avoir hébergé cinq jours, a vu disparaître un beau matin avec lui une paire de pistolets anglais. En revanche, lui-même, à son tour, a reçu plus tard chez Maglanovich l'hospitalité la plus distinguée. On serait fort heureux, dans nos pays civilisés, si l'on trouvait ainsi table ouverte chez tous les gens qui vous volent de manière ou d'autre.

«Ce Tyrtée des grandes routes a été lui-même quelque temps associé aux heyduques, espèce de bandits qui mènent dans ces provinces une vie vagabonde. Sa lyre, ou, pour mieux dire, sa guzla, a chanté leurs exploits; leur féroce et courageuse constance lui a inspiré, entre autres pièces, celle que je vais citer, et que le chantre d'Ugolin n'aurait pas, ce me semble, désavouée.»

* * * * *

Et après avoir cité la ballade des Braves Heyduques en entier, le critique continuait:

«Dans ce morceau, et dans plusieurs autres, le style du traducteur, qui se déclare Italien de naissance, m'a semblé bien approprié aux sujets.

«La superstition du vampirisme, connue chez nous par l'histoire du bon dom Calmet, des romans et des mélodrames, a fourni à Maglanovich et à ses confrères le sujet de plusieurs ballades qui ne manquent pas non plus d'imagination et d'énergie. D'autres ont pour sujet le mauvais oeil, cette superstition de ces contrées, où l'on est persuadé que certaines personnes ont le pouvoir, parfois même involontaire, de faire périr de langueur ceux sur lesquels tombent leurs regards. Il est encore une autre espèce de fascination que l'on pourrait exercer innocemment, si l'on n'était bien averti. Dieu garde tout honnête particulier un peu complimenteur de son naturel, voyageant en Bosnie ou en Dalmatie, d'aller s'extasier sur la beauté ou la gentillesse d'un enfant! Le pauvre petit est dès lors réputé ensorcelé et le voyageur pourrait fort mal passer son temps. Heureusement il est un remède très facile à cette fascination; comme la lance d'Achille, la bouche du faiseur de compliments peut guérir le mal qu'elle a fait; il suffit pour cela qu'il veuille bien cracher à la figure de l'enfant, ce que je ne lui conseillerais pas de refuser. Si vous avez des enfants gâtés, envoyez-les en Bosnie.

«Tous les peuples sont tant soit peu gascons, et on serait fort surpris, je crois, si la modestie était allée se nicher dans des pays où chacun a l'habitude de vanter ses exploits, ne fût-ce que pour effrayer ses ennemis. On lira donc sans étonnement dans ce recueil une espèce de messénienne dalmate, où l'on verra que Napoléon ayant envoyé vingt mille soldats pour soumettre cinq cents Monténégrins, ces derniers leur ont tué vingt-cinq hommes, ce qui a tellement effrayé le reste «qu'ils ont pris la fuite, et jamais de leur vie n'ont osé regarder un bonnet rouge» (coiffure des Monténégrins). Quel dommage que sir Walter Scott n'ait pas eu connaissance de cette pièce justificative qui aurait merveilleusement figuré dans sa véridique histoire[743].

«Il ne faut pas croire, au surplus, que toutes ces poésies respirent le sang et le carnage. On y trouve de petites odes presque anacréontiques, telles que l'Amante de Dannisich, où une jeune fille passe la revue de ses trois amants, et même une espèce de chanson bouffonne, intitulée Jeannot. Ce pauvre garçon revenant chez lui, la nuit, par un cimetière, entend quelqu'un ronger. Persuadé que c'est un brucolaque (espèce de vampire qui mange dans son tombeau) et craignant d'être mangé lui-même, il se résout, pour éviter ce désagrément, à introduire dans son estomac, suivant une autre croyance du pays, un peu de la terre de la fosse; mais un chien, qui rongeait un os de mouton, croyant qu'on veut lui enlever sa proie, saute à la jambe de Jeannot, et le prétendu vampire le mord de manière à le convaincre qu'il n'est pas un fantôme. J'avouerai que la gaîté de nos chansonniers du Caveau est d'un meilleur ton, même quand ils nous régalent de Caron et de sa barque fatale; mais il n'y faut pas regarder de si près, vu le pays et avec un vaudeville croate.»

* * * * *

Les mêmes jours, le Globe publiait une série de poésies serbes, traduites en prose par Mme Louise Sw.-Belloc: la Fondation de Scutari, Bataille de Kossovo, la Tête de Lazar retrouvée, les Frères, le Mariage de Haïkouna, etc.[744] On se rappelle que Mme Belloc avait annoncé un volume de piesmas, quelques semaines seulement avant l'apparition de la Guzla[745]; devancée par cet anonyme Italien qui envoyait de Strasbourg un recueil tout fait, elle communiqua son manuscrit à la rédaction du journal romantique[746]. Mais, chose des plus louables, elle ne se contenta pas de cela; elle écrivit une notice dans la Revue encyclopédique et vanta l'ouvrage de son concurrent. «Il a donné, dit-elle, dans une introduction et dans des notes, des souvenirs pleins d'intérêt, et qui ont d'autant plus de charme qu'il ne s'y mêle pas la moindre prétention… Ces chants ont un caractère très original, et dont on ne peut guère donner l'idée. Moins nobles, moins austères que les chants grecs, ils sont peut-être plus spirituels et plus vifs[747].»

Trois semaines plus tard, un critique qui signait «B.», [Brifaut] présenta la Guzla aux lecteurs de la Gazette de France.

«Qu'est-ce que la guzla? Qu'est-ce que Hyacinthe Maglanovich? A-t-on jamais ouï parler du bey de Veliko, du bey de Moïna, de Constantin Yacoubovich et des deux grands guerriers Lepa et Tchernyegor?

Wurtz! ah! quel nom, grand Dieu! quel Hector que ce Wurtz!

«Voilà ce que ne manqueront pas de dire les hommes aux molles habitudes, les sybarites de l'euphonie, pour qui le concours d'une gutturale et d'une dentale est comme un caillou tranchant sous les pieds d'une petite maîtresse. Il faudra bien qu'ils s'aguerrissent. Les temps sont accomplis. Ne voyez-vous pas que les vieilles mythologies tombent en ruines, et avec elles les vieilles délicatesses, les vieilles admirations et les vieilles règles? Nous sommes las des yeux de boeuf de Junon, des talonnières du fils de Maïa, de l'aigle de Jupiter. La jeune Hébé nous semble quelque peu surannée, et la ceinture même de Vénus n'a pas conservé ses couleurs. Or, ce sont les prêtres de ces folles divinités qui ont imaginé les entraves qui nous gênent; c'est à eux que nous devons toutes ces susceptibilités de l'oreille et de l'esprit, qui font de l'art d'écrire le plus complexe et le plus difficile de tous les arts. Laissons aux esclaves ce code de l'arbitraire. Frayons-nous un passage dans quelque monde mystérieux, et encore infréquenté du moins, s'il n'est pas nouveau. Demandons aux Scandinaves, aux Croates, aux Illyriens mêmes des modèles. C'est une matière encore vierge, et que le rabot des pédants n'a pas encore effleurée. Il y a plus de véritable poésie dans le balai des sorcières que dans le thyrse des bacchantes; et l'imagination se plaît davantage dans un monde peuplé de vampires, de brucolaques, de fascinateurs à double prunelle, qu'au milieu de ces faunes et de ces dryades dont les danses lascives et les séculaires amours ont fatigué notre enfance. Le goût n'approuvera peut-être point cette défection. Mais nous jugeons le goût à son tour; et puisqu'il n'est dans son origine qu'une convention, dans sa pratique qu'une habitude, il n'y a pour le détrôner qu'à convenir entre nous qu'il a menti, et à penser et sentir en conséquence. Ainsi le tétracorde fera place à la guzla, et la gloire de l'aveugle de Smyrne s'éclipsera devant celle du buveur de Zuonigrad. Mais quittons la plaisanterie.

«Si l'on se représente la nature comme l'oeuvre d'un être intelligent lui-même, on sera forcé d'adopter l'idée d'un archétype, c'est-à-dire d'une pensée antérieure, ne fût-ce que d'une antériorité logique à la création des êtres. Car, à moins de nous détacher de nous-mêmes, il nous est impossible de concevoir une oeuvre quelconque autrement que comme l'exécution d'un dessein; et lorsque l'homme aura pu se figurer la simultanéité parfaite de la conception et de l'oeuvre, la nature de son esprit ne sera plus la même; ce ne sera plus l'homme. Nous sommes faits de manière à ne pouvoir comprendre autrement le beau que par la préexistence du type, et il faut que les partisans de la doctrine contraire ou n'aient pas porté sur eux-mêmes un regard assez attentif, ou se servent des mêmes mots pour exprimer les choses différentes.

«Il s'ensuit que, dans l'ordre naturel de nos idées, le grand ouvrier dut avoir sous les yeux un archétype sur lequel s'est modelée cette nature qu'il a laissé tomber de ses mains. Le philosophe prouve la nécessité de cet archétype; il est donné au peintre et au poète de se figurer l'archétype même; et c'est ainsi que la nature qui est l'objet des arts se nomme la belle nature, nature épurée, nature primordiale, nature typique; mieux que l'oeuvre, la pensée du créateur. Si l'on adopte ces principes, et il serait difficile de les combattre avec quelque avantage, on sera forcé d'accuser la nouvelle école, d'un grand attentat contre la dignité de l'esprit humain; car, puisque c'est du sentiment du beau que la règle est née, peut-on affranchir l'esprit humain de la règle, sans le dégrader?»

Malgré toute son érudition philosophique ce fougueux défenseur de la vieille antiquité classique ne nous convainc qu'à demi; malgré sa brillante démonstration de la nécessité de l'archétype, malgré sa foi si ferme en l'excellence des règles, nous ne pouvons nous persuader qu'il soit plus beau et plus conforme à l'archétype d'appeler les héros d'une tragédie, d'un drame ou d'un roman de noms grecs et latins plutôt que de noms serbes, croates ou illyriens.

Dans la suite, on voit bien que le critique ne s'entendait guère en matière de poésie primitive; il jugeait la Guzla comme une production littéraire et considérait la façon dont elle fut présentée comme la chose la plus naturelle du monde. «Le petit recueil, disait-il, que nous annonçons, est peut-être une gageure: les AUTEURS l'ont gagnée, s'ils n'ont voulu que faire preuve de talent. Il en faut beaucoup pour FABRIQUER un livre si bien empreint des couleurs locales, que les naturels mêmes du pays y seraient trompés; c'est comme une histoire vivante de ces peuples à peu près inconnus qui forment la chaîne entre le grec et l'allemand. La Guzla vous fera connaître les moeurs, les costumes, les traditions, les superstitions de ces peuples, aussi bien qu'aurait pu faire un long séjour parmi eux. Sous ce rapport, le livre est à la fois amusant et instructif, et l'auteur ou les auteurs auraient arboré l'utile dulci, que nous ne les chicanerions point sur l'épigraphe. Nous nous montrerions plus sévères s'ils avaient eu le projet de nous offrir pour modèles ces produits ou ces imitations d'une muse barbare, et que la Guzla fût un nouveau brandon lancé contre les monuments immortels du goût.

«On parle d'amour dans ces poésies; mais quel amour! je ne trouve ni suavité dans ses épanchements, ni tendresse dans ses douleurs, ni délicatesse dans ses dépits. C'est l'amour des sauvages, sensuel jusqu'à la débauche ou furieux jusqu'à la cruauté. Ou plutôt amour, ambition, vengeance, tout présente un même aspect, tout porte un même caractère; on dirait d'une seule passion. Il n'y a que deux états en effet pour l'âme du sauvage, le repos, qui est de l'apathie; le mouvement, qui est de la fureur ou de la terreur.

«Nous excepterons pourtant deux petites pièces: l'Impromptu du vieux Morlaque et le Morlaque à Venise. Il règne dans la seconde une mélancolie douce et vraiment poétique, et qui décèle un grand fonds de raison. L'autre est une imitation assez gracieuse de la Galatée de Théocrite:

Nerine Galatea, thymo mihi dulcior Hyblæ Candidior cycnis, hedera formosior alba, etc.

La neige du sommet du Prolog n'est pas plus blanche que n'est ta gorge. Un ciel sans nuage n'est pas plus bleu que ne sont tes yeux; l'or de ton collier est moins brillant que ne sont tes cheveux, et le duvet d'un jeune cygne n'est pas plus doux au toucher. Quand tu ouvres ta bouche, il me semble voir des amandes sans leur peau. Heureux ton mari! puisses-tu lui donner des fils qui te ressemblent!

Après avoir cité le Morlaque à Venise, le critique finit en disant: «Je répète mon assertion: si les auteurs ont prétendu nous initier aux usages et aux moeurs d'une contrée neuve encore pour nous, c'est une couronne qu'il faut leur décerner; car le succès est complet. S'ils n'ont voulu qu'insulter aux grands modèles, et mettre en problème les règles éternelles du beau, il faut les marquer d'un stigmate connu des ennemis de la civilisation; nigrum præfigere theta; car on doit de l'indulgence à la faiblesse qui s'égare; mais on ne doit que de l'animadversion au talent qui cherche à nous égarer[748].»

Le 29 septembre, le Globe, à son tour, fut dupe de Mérimée. «Il semble que la guzla des Slaves, y disait un critique anonyme, sera bientôt aussi célèbre que la harpe d'Ossian. Tandis que Madame Belloc nous traduit les poésies serviennes, voici qu'un Italien pour qui la France est devenue une seconde patrie nous donne quelques échantillons des pismés ou chants illyriens. Qui sait si bientôt nous ne posséderons pas l'Osmanide, ce poème épique des Dalmates, aussi célèbre chez eux qu'il est inconnu parmi nous, et qui n'existe encore que dans la bouche des rhapsodes et dans les quelques manuscrits infiniment rares? Le recueil que nous annonçons n'est pas, comme on pourrait le croire d'après le titre, un choix de poésies illyriques; l'éditeur n'a pu communiquer au public que ce qu'il possédait, c'est-à-dire une trentaine de morceaux; mais ce recueil n'en est pas moins fort précieux et fort remarquable[749].»

Puis le critique cita la ballade des Pobratimi «en attendant qu'on puisse mieux faire connaître l'ouvrage entier». Il est étonnant qu'il ne s'aperçût pas d'une note, dans laquelle l'éditeur du recueil supposait que cette chanson avait fourni à l'auteur du Théâtre de Clara Gazul l'idée de l'Amour africain[750]. Il est très probable que cette notice a été écrite par quelqu'un qui fréquentait Nodier, car on y trouve la même erreur au sujet de l'Osmanide qu'avait commise l'aimable bibliothécaire dans son article du Télégraphe illyrien[751]. Comme nous le disions ailleurs, ce fut sans doute à l'Arsenal que V. Hugo dévoila la supercherie, et cela peu après le 29 septembre 1827, car la «suite» promise par l'enthousiaste critique du Globe ne parut jamais[752].

Néanmoins, le livre de Mérimée continuait à mystifier la presse, et même la plus respectable. Le Journal des Savans, dans son numéro de septembre 1827, assura que les pièces de la Guzla «sont des ballades populaires, empreintes d'anciennes croyances superstitieuses et dans lesquelles se rencontrent aussi des traits ingénieux ou poétiques[753]». Dix-sept mois plus tard, le même journal crut devoir présenter encore une fois l'ouvrage: «Ce volume s'ouvre par une préface du traducteur… Cette préface est suivie d'une Notice sur Maglanovich, auteur de plusieurs des pièces contenues dans ce recueil. Né à Zuonigrad et fils d'un cordonnier, il vivoit encore en 1817 et avoit environ soixante ans. Ses romances et celles de quelques autres Slaves ne sont pas dépourvues de tout intérêt: elles paroissent traduites avec soin; mais l'importance excessive qu'on attacheroit à de pareilles productions ne contribueroit point à la meilleure direction des études littéraires[754].»

Nous raconterons dans le prochain chapitre comment le Bulletin des sciences historiques rédigé par MM. Champollion, qui ne voulut dire un seul mot de la Guzla quand elle parut en français, consacra une longue notice à la traduction allemande de M. Gerhard.

Bien que le livre de Mérimée eût obtenu ainsi un assez joli succès auprès des critiques, le succès de librairie fut presque nul. Au mois de décembre, six mois après la publication, l'éditeur augmenta, nous ne savons pourquoi, le prix du volume, qui fut porté de 4 francs à 5 francs. Ce fut alors seulement qu'il songea à faire de la réclame. Il donna au Journal des Débats, en même temps qu'au Constitutionnel et au Courrier français, le communiqué suivant:

LA GUZLA

ou

Choix de Poésies illyriques,

recueillies dans la Dalmatie, la Bosnie, la Croatie et l'Herzégowine.

Un vol. grand in-18, cartonné. Prix, 5 francs.

Hyacinthe Maglanovich, joueur de guzla et poète illyrien, est peu connu hors de son pays; mais l'élégant traducteur ou imitateur de ses chants poétiques assure l'avoir rencontré dans ses voyages, et donne sur sa personne des détails trop positifs pour qu'on puisse, sans témérité, regarder son récit comme une simple fiction. Quoi qu'il en soit, on peut affirmer, sans crainte de se voir contredit, qu'après avoir lu quelques-unes des ballades ou barcarolles du barde illyrien, telles que l'Aubépine de Veliko, la Belle Hélène ou le Vampire, soit l'Amant en bouteille ou Hadagny, il ne se trouvera personne qui n'accorde volontiers à la muse d'Hyacinthe Maglanovich une originalité fort remarquable, un intérêt vif et soutenu, et des inspirations fortes, souvent gracieuses et toujours poétiques. Cela posé, que le traducteur soit Français, comme on serait porté à le croire, ou qu'il soit Italien, si l'on s'en rapporte à la préface, nous ne chercherons point le mot de cette énigme, bien qu'il ne nous fallût peut-être pas remonter très haut pour le trouver. Bornons-nous à dire qu'il serait difficile de tirer un meilleur parti qu'il ne l'a fait des poésies du joueur de guzla, et qu'il a su les traduire en notre langue, non seulement avec goût, mais en leur donnant un plus vif intérêt, par des notes fort curieuses sur les moeurs peu connues des Morlaques et peuples voisins, témoin celle sur le vampirisme, si fort en vogue il y a quelques années.

Le volume contenant ces poésies est imprimé en fort beaux caractères, sur papier vélin, et cartonné à la Bradel. En tête se trouve un joli portrait lithographié d'Hyacinthe Maglanovich, jouant de la guzla. Il peut prendre rang parmi les livres agréables qu'on est dans l'usage d'offrir pour étrennes.

XX.

Il se vend à Paris, chez F.-G. Levrault, rue de la Harpe, nº 81; et même maison, à Strasbourg[755].

Cette annonce contient un témoignage précieux: c'est que l'imprimeur strasbourgeois reconnaît qu'il ne faut pas peut-être remonter très haut pour trouver l'élégant traducteur ou imitateur de ces chants poétiques». Elle est donc inexacte cette légende qui veut que la personne de l'auteur de la Guzla fût mystérieuse même pour le libraire jusqu'au jour où l'avertissement de l'édition de 1842 vint la lui révéler.

§ 3

L'ÉDITION DE 1842

Mérimée paraît avoir été fort mécontent de l'insuccès du livre; il lui a toujours gardé rancune. Quatre ans après la publication de la Guzla, il écrivit à un ami, dont nous ignorons le nom, la lettre que voici:

Le 16 juillet 1831.

Je voudrais bien avoir votre avis sur la proposition suivante: Fournier m'offre 1.500 pour mon manuscrit [de Mosaïque?] qu'il publierait d'abord in-12, puis trois mois après in-8° en volume avec la Guzla qui serait réimprimée ad hoc. Quant aux termes de payement, nous ne nous sommes pas expliqués.

Je n'aime guère la réimpression de la Guzla, qui est une drogue et une vieillerie, il serait un peu ignoble de faire de cela un volume in-8°. Dites-moi ce qu'il faut répondre. Je serais particulièrement charmé d'avoir 1.000 francs tout de suite, proposition qui paraîtrait fort exorbitante à notre ami libraire. Quid dicis?

Tout à vous,

Prosper MÉRIMÉE[756].

Fournier, sans doute, fut peu disposé, à ce moment-là, à risquer mille francs pour la seconde édition d'un livre dont la première était loin d'être épuisée. Deux ans s'écoulèrent avant que Joseph Lingay s'adressa à F.-G. Levrault avec la lettre suivante qui démontre que les négociations n'avaient pas encore abouti:

PRÉSIDENCE

du

CONSEIL DES MINISTRES[757]

Paris, le 2 avril 1833.

Monsieur,

Il y a huit à dix ans (sic) que j'eus l'honneur de me trouver en rapport avec M. Pitois, pour proposer à votre maison l'acquisition d'un manuscrit de M. Mérimée, ayant pour titre la Guzla.

La réputation de M. Mérimée n'étant pas encore établie, comme aujourd'hui, et la nature des opérations de votre maison ne s'accordant pas avec le genre de cet ouvrage, il n'y eut rien de stipulé. Seulement, l'auteur vous laissa soin de publier une édition, sans rien recevoir, ni sans rien payer.

Aujourd'hui, M. Fournier, libraire-imprimeur, qui a déjà fait une édition complète du Théâtre de Clara Gazul (du même auteur), demande à M. Mérimée le droit de réunir en deux volumes tous les morceaux qu'il a successivement publiés dans la Revue de Paris, et il désire y joindre les compositions que renferme le volume de la Guzla.

Quoique aucune condition n'ait été écrite, ni même consentie verbalement, entre M. Mérimée et M. Pitois, ni par moi, au nom de mon ami, sur la propriété de ce recueil, M. Mérimée croit se devoir à lui-même, ainsi qu'à votre maison, de ne pas accorder cette dernière autorisation, avant de vous en faire part. L'ouvrage ayant été publié à vos frais, il désire avoir la certitude que vous n'éprouverez pas de dommage de cette publication, mêlée à celle d'autres compositions qu'il cède à M. Fournier. Nous sommes donc empressés de vous communiquer ces offres, et nous vous serons obligés de nous faire part de vos sentiments à cet égard.

Vous apprécierez, Monsieur, les motifs qui ont dicté cette démarche; ils vous prouveront combien nous avons gardé, mon ami et moi, bon souvenir des rapports que nous avons eus, un moment, avec M. Pitois et avec votre honorable maison.

Agréez, Monsieur, les assurances de mes sentiments les plus dévoués.

J. LINGAY, allée Marbeuf, nº 19, aux Champs-Élysées[758].

Nous ne savons pas quelle réponse donna l'éditeur strasbourgeois, mais il en donna une, car, au dos de la lettre de Lingay, il inscrivit: Répondu le 11 avril 1833. Nous sommes tentés de croire que cette réponse fut défavorable: trois mois plus tard, les morceaux de la Revue de Paris, dont parlait l'ami de Mérimée, reparurent seuls, sous le titre de Mosaïque. Ainsi l'idée d'une nouvelle édition de la Guzla échoua, du moins pour l'instant.

Parmi ces pièces se trouvent, en effet, trois «ballades illyriennes»: le Fusil enchanté, le Ban de Croatie et l'Heyduque mourant[759]. D'autres poèmes du même genre reposaient, paraît-il, dans les tiroirs de Mérimée. Vers 1832, il écrivait à Mlle Dacquin: «Rassurez-vous pour vos lettres. Tout ce qui se trouve d'écrit dans ma chambre sera brûlé après ma mort; mais pour vous faire enrager je vous laisserai par testament une suite manuscrite de la Guzla qui vous a tant fait rire[760].»

«La suite» dont il est question resta inédite et périt, sans nul doute, dans l'incendie de 1871. La deuxième édition de la Guzla, qui parut quelques années après cette lettre, ne contient que deux ballades inédites: la Jeune fille en enfer et Milosch Kobilitch. La première (que M. Lucien Pinvert a tout récemment publiée comme un fragment inédit bien qu'elle eût été réimprimée treize fois)[761] était une traduction du grec moderne, tandis que la seconde était une ballade authentique serbo-croate: il est donc fort improbable que Mérimée ait désigné par le nom de «suite manuscrite» ces deux morceaux qui n'étaient pas de lui.

Il ne rentre pas dans le cadre de la présente étude de nous occuper longuement de la deuxième édition de la Guzla, mais il est nécessaire de dire quelques mots de Milosch Kobilitch. Nous avons déjà vu que ce poème avait pour auteur un religieux dalmate, André Kacic-Miosic et qu'il en existe deux traductions, l'une en italien, par Fortis, l'autre en allemand, par Herder[762]. Il est utile de remarquer—M. Matic l'a définitivement établi—que la version de Mérimée n'a aucun rapport avec ces deux traductions; elle procède directement de l'original. Faite par un indigène—Mérimée n'en était que l'éditeur,—elle est de beaucoup supérieure en exactitude à celles de Fortis et de Herder[763].

Dans une note qui accompagnait cette pièce, Mérimée déclarait en être redevable «à l'obligeance de feu M. le comte de Sorgo, qui avait trouvé l'original serbe dans un manuscrit de la bibliothèque de l'Arsenal à Paris»; il ajoutait que son traducteur (i. e. M. de Sorgo) croyait ce poème écrit par un contemporain de l'événement qui en forme le sujet (1389)[764].

M. Jean Skerlitch a signalé le premier que la ballade de Mérimée n'est autre chose que la traduction d'un poème imprimé de Kacic[765]; il croit qu'il y eut comme une sorte de mystification de la part du comte de Sorgo,—ou plutôt Sorcocevic,—à présenter Milosch Kobilitch comme une oeuvre du XIVe siècle, tandis qu'elle datait en réalité seulement du XVIIIe. Accepter cette thèse, c'est dire que le rusé Ragusain a voulu se venger des railleries que Mérimée avait faites aux dépens de ses compatriotes, en lui faisant croire que le poème qu'il lui présentait avait véritablement une très ancienne origine. Mais il n'en est rien; le comte de Sorgo eut moins d'esprit que ne le pense M. Skerlitch. Le manuscrit de l'Arsenal, dont le savant professeur de Belgrade suspectait l'existence, existe toujours[766]. En 1882, M. Th. Vetter, croyant faire une importante découverte, l'a publié dans l'Archiv für slavische Philologie[767] et, pendant vingt-deux ans, personne parmi les érudits slavicisants ne s'aperçut que ce chant était une vulgaire transcription de l'une des piesmas les plus populaires de Kacic[768]. Nos contemporains les plus avisés s'y sont eux-mêmes trompés; qu'y a-t-il d'étonnant à ce que le comte de Sorgo s'y soit trompé lui aussi en 1840? Il n'était pas un érudit, le sens critique lui faisait complètement défaut, témoins ses brochures sur la langue et la littérature «slovinique[769]»; c'était donc une erreur qu'il pouvait tout naturellement commettre, de croire que Milosch Kobilitch avait été composé par un contemporain de ce héros.

À en juger d'après la minutieuse exactitude avec laquelle la traduction de la Guzla rend l'original serbo-croate[770], il ne semble guère que Mérimée ait apporté de très importantes retouches à la version qui lui avait été fournie par M. de Sorgo. En revanche, les notes dont il a fait accompagner son texte, paraissent être toutes de sa main.

* * * * *

Cette nouvelle édition vit le jour chez Charpentier en 1842, avec une préface datée de 1840, préface dont il est à peine besoin de parler. Cette fois, la Guzla eut la bonne fortune d'être jointe à la Chronique du règne de Charles IX et à la Double méprise. Le premier de ces deux ouvrages étant l'un des écrits les plus populaires de Mérimée, il est très naturel que, en si bonne compagnie, la Guzla ait eu de nombreuses réimpressions. En 1847 déjà, on lançait la troisième édition; la quatrième, parue en 1853, fut stéréotypée et eut dix tirages: 1853, 1856, 1858, 1860, 1865, 1869, 1873, 1874, 1877 et un sans date, évidemment le dernier, car les planches témoignent de beaucoup d'usure[771].

L'année 1881 fut d'une grande importance dans l'histoire de la Guzla. Par un contrat passé le 5 février 1881 entre M. Charpentier et M. Calmann-Lévy, on échangea quelques oeuvres de Théophile Gautier, propriété du second, contre quelques oeuvres de Mérimée, propriété du premier[772].

La maison Calmann-Lévy devenue ainsi l'éditeur de la Chronique de Charles IX et de la Guzla, coupa en deux le volume de M. Charpentier. La Guzla, republiée en 1885 avec la Double méprise seulement, forme un volume à part, comme le fait la Chronique de Charles IX. Après cette malheureuse séparation, les ballades illyriques n'obtinrent qu'une seule édition pendant vingt-cinq ans. Elle parut en 1885. Nous regrettons d'avoir à le dire, c'est la plus mauvaise de toutes. Sans compter les nombreuses fautes d'impression, une nouvelle disposition typographique, des plus arbitraires, a fait changer la place des Notes de Mérimée. Comme dans les Chants grecs de Fauriel, ces notes étaient données en appendices, après chacun des poèmes. Dans l'édition de 1885, on les a mises au bas des pages. De même, on découpa en mille morceaux les stances régulières du texte primitif; au lieu de la belle ordonnance de strophes qui succèdent les unes aux autres, au lieu d'alinéas pleins et serrés d'à peu près égale longueur, c'est un texte haché et déchiqueté qu'on présenta au public, au mépris des intentions de l'auteur. Tout le mouvement que Mérimée avait su mettre dans l'agencement de ses phrases disparaît de la sorte; l'effet est plus dramatique peut-être, mais plus grossier et moins lyrique.

D'après les renseignements qu'ont bien voulu nous donner MM. Calmann-Lévy, il ne semble pas que nous ayons bientôt une nouvelle édition de la Guzla, si ce n'est peut-être une édition de luxe, imprimée à un très petit nombre d'exemplaires d'un prix très élevé, livre que seuls pourront se procurer des bibliophiles privilégiés.

En 1920, les OEuvres de Mérimée tomberont dans le domaine public; il est probable que la Guzla aura alors plus d'une réimpression. Aussi nous espérons que ses futurs éditeurs sauront bien se garder du texte donné en 1885 parles typographes des IMPRIMERIES RÉUNIES, B., de Bourloton[773].

§ 4

«LA GUZLA» À L'OPÉRA-COMIQUE

Mérimée n'a pas eu de succès au théâtre. Les drames de Clara Gazul ne virent jamais la scène, un seul excepté, le Carrosse, qui fut sifflé à la Comédie-Française en 1852.

En revanche, ses saynètes espagnoles, ses admirables contes surtout, ont inspiré plus d'un écrivain dramatique de talent. Quelques-unes des pièces dont il est en quelque sorte le père spirituel, ont eu depuis un succès universel. Il suffit de nommer le Pré-aux-Clercs, Carmen, les Huguenots, la Périchole.

La Guzla n'échappa pas aux librettistes: elle servit de «source» aux Monténégrins, drame lyrique en trois actes, paroles d'Alboize et Gérard de Nerval, musique de M. Limnander, représenté pour la première fois à l'Opéra-Comique le 31 mars 1849. Elle ne fut, à vrai dire, ni l'unique, ni la plus importante inspiration de ce livret; l'intrigue en particulier n'a rien de commun avec l'ouvrage de Mérimée. Néanmoins, nous trouvons dans la «couleur locale» des Monténégrins plus d'une trace de la Guzla, et c'est là une raison suffisante pour que cette pièce nous intéresse.

Hector Berlioz a consacré aux Monténégrins un feuilleton des Débats, plein de sa verve habituelle (4 avril 1849). En vrai romantique qu'il était, il fit une peinture aussi brillante qu'inexacte de ce farouche pays. «L'action a lieu, dit-il, dans ces terribles montagnes des bords de l'Adriatique, où les hommes passent pour être sombres et durs comme les rochers qu'ils habitent, marchent toujours armés, exècrent tout ce qui est étranger, et s'entretuent pour s'entretenir la main quand personne ne vient des pays voisins leur fournir l'occasion d'exercer leur talent sur le poignard et la carabine.»—Gérard de Nerval avait visité la Dalmatie, quelques années auparavant, mais, comme Nodier, observateur superficiel, il n'avait été frappé que des paysages. Toute sa documentation est fantaisiste, plus encore que celle de Mérimée dans la Guzla. Théophile Gautier se trompait évidemment quand il écrivait au lendemain de la représentation ces lignes stupéfiantes:

Les Monténégrins pourraient, à l'appui de presque tous leurs détails, apporter des documents officiels et des attestations authentiques. Le poème, dont nous allons rendre compte, est non seulement vraisemblable, ce qui serait suffisant, mais il est vrai[774].

C'est un drame historique, ou soi-disant tel, auquel nous avons affaire. La scène se passe en 1807, à l'époque où les Français étaient maîtres des Provinces Illyriennes, à deux pas de la frontière monténégrine. Le chef des Monténégrins Andréas s'est vendu à la Russie, mais le peuple désire le protectorat de Napoléon. Un certain Ziska (ce nom n'est point monténégrin mais tchèque), poète improvisateur et joueur de guzla, s'est fait le chef du parti national. Sa fille adoptive, qui aime un jeune officier français, le capitaine Sergy, le seconde dans ses projets. La vie de cet officier est exposée aux plus grands dangers: il tombe entre les mains de ceux des Monténégrins qui sont hostiles à la France; étroitement surveillé, il passe une nuit dans un château démantelé qu'on appelle la Maladetta. Enfin, comme dans la Dame blanche, nous assistons à minuit à une scène de revenants, qui se déroule dans la grande salle du château; puis tout finit par s'arranger au mieux des intérêts de nos amoureux, au gré des Monténégrins et de l'honneur national français. Feux de Bengale, grandiose et touchante apothéose: «Les Français et les Monténégrins se tiennent embrassés, tandis que le canon ne cesse de gronder au loin.»

Indépendamment de tout ce merveilleux d'opéra-comique, de ces brûlantes et naïves amours qui sont de pure invention, il y a dans cette pièce de véritables hérésies au point de vue de l'histoire. En réalité, il n'y eut jamais au Monténégro de parti national pour désirer le protectorat d'aucun maître; on ne vit jamais de chef trahir son peuple ou vouloir le vendre à la Russie. Toute cette politique raffinée est un contresens. Ces braves montagnards résistèrent avec l'énergie du désespoir à l'envahisseur, simplement parce qu'ils sentaient leur indépendance menacée. C'est un Monténégro de fantaisie que celui de Gérard de Nerval; l'auteur ne doit à ce pays qu'un décor où il a pu laisser errer librement sa romantique imagination.

Les journaux du temps louèrent beaucoup la musique du Belge Limnander[775], mais le livret ne fut pas inséré dans les OEuvres complètes de Gérard de Nerval. La pièce obtint un succès si grand que, durant le carnaval de 1850, «les bouchers adoptaient pour le cortège du boeuf gras les costumes pittoresques des figurants et invitaient l'auteur à un banquet où il développa,—sans faire de prosélytes, on peut le croire,—ses théories végétariennes[776]».

Toute la «couleur» quil pouvait y avoir dans cette pièce était due, sans doute, plus au tailleur et aux décorateurs quà lauteur lui-même. Nous avons vu déjà que le sujet est faux dans son ensemble; dans le détail cependant on rencontre ici et là quelques traits qui rappellent certaine «couleur», guère plus authentique, à laquelle nous sommes déjà accoutumés; en plus dun endroit linfluence de Mérimée se fait sentir: cest dabord ce type de vieux chanteur qui, poète excellent, nest plus simplement un vaillant heyduque comme Hyacinthe Maglanovich, mais un chef de parti, un héros de la liberté; cest un Rouget de Lisle à sa manière.

           Debout, cest le moment!
           Lève-toi, notre barde,
     Improvise à linstant ces magiques refrains,
             Chant sublime
             Qui ranime
           Les coeurs monténégrins.

Et Ziska se lève et chante sur la guzla cet hymne aux accents guerriers:

            Sur ces monts qui touchent le ciel
        Dieu fit naître un peuple de braves,
            Unis par un voeu fraternel,
            Effroi des nations esclaves.
     Gardons toujours cette âme noble et fière
        Qui nous égale aux Romains, nos aïeux, (sic)
        Car la croix sainte est sur notre bannière,
                    Et dans les cieux
                    Notre nom glorieux.

Une autre fois ce sont les femmes illyriennes qui chantent:

     Aux accords de la guzla,
     Chantons, ô! mes compagnes
           La Romaïka,
     Cest le chant de nos montagnes[777].

Un autre souvenir évident de Mérimée, c'est au premier acte une sorte de ballade sur les vampires:

     Hélène était la dame
     De ce lieu redouté
     Elle vendit son âme
     Pour garder sa beauté.
     Le temps qui nous dévore
     Lui laissa de longs jours.
     Au bout d'un siècle encore
     On l'adorait toujours.

     Craignez, craignez Hélène,
         La châtelaine,
     Errante sur la tour,
         C'est un vampire,
         Qui vous attire
     Avec des chants d'amour.

Enfin une preuve, décisive celle-là, que Gérard de Nerval s'est inspiré de Mérimée, c'est qu'il a mis en vers toute une pièce de la Guzla.

MÉRIMÉE: GÉRARD DE NERVAL

Les Monténégrins. Chant monténégrin.

Napoléon a dit: «Quels sont ces hommes C'est l'empereur Napoléon, qui osent me résister? Je veux qu'ils Un nouveau César, nous dit-on, viennent jeter à mes pieds leurs fusils Qui rassembla ses capitaines: et leurs ataghans ornés de nielles.» —Allez là-bas Soudain il a envoyé à la montagne vingt Jusqu'à ces montagnes hautaines mille soldats. N'hésitez pas!

Il y a des dragons, des fantassins, des Là sont des hommes indomptables, canons et des mortiers. «Venez à la Au coeur de fer, montagne, vous y verrez cinq cents Des rochers noirs et redoutables braves Monténégrins. Pour leurs canons, Comme les abords de l'enfer. il y a des précipices; pour leurs dragons, des rochers, et pour leurs Ils ont amené des canons fantassins, cinq cents bons fusils.» Et des houzards et des dragons. —Vous marchez tous, ô capitaines! Alors a dit leur capitaine: «Que chaque Vers le trépas; homme ajuste son fusil, que chaque Contemplez ces roches hautaines, homme tue un Monténégrin…» N'avancez pas!

«Écoutez lécho de nos fusils, a dit le Car la montagne a des abîmes capitaine.» Mais avant quil se fût Pour vos canons; retourné, il est tombé mort et Les rocs détachés de leurs cimes vingt-cinq hommes avec lui. Les autres Iront broyer vos escadrons. ont pris la fuite, et jamais de leur vie ils nosèrent regarder un bonnet Monténégro, Dieu te protège, rouge… Et tu seras libre à jamais, Comme la neige De tes sommets![778]

Ainsi le peu de «couleur» quil semble y avoir dans le livret de cet opéra est dû à la Guzla. Comme tout imitateur, lauteur est allé à ce quil y avait de plus gros dans le livre de Mérimée; il a exagéré, pour produire plus deffet, tout ce quaurait dû suspecter un lecteur avisé. Ce sont les histoires de vampires que le «doux Gérard» a empruntées de préférence à la Guzla; lidée de ces montagnards quelque peu fanfarons, de ce barde chef de parti et guerrier redoutable.

De nos jours linfluence du recueil de Mérimée a continué de se faire sentir dans le même sens, et cest toujours ce quil y a peut-être de plus contraire à lesprit du peuple serbe quon a été tenté de croire le plus authentique. Dans son beau drame Pour la Couronne, François Coppée a imaginé un certain Ibrahim-Effendi, agent secret du sultan Mohammed II, qui voyage sous le déguisement dun joueur de guzla serbe, et pour la circonstance porte le nom de Benko. Il se présente à la cour de Balkanie:

MICHEL.

     Qui donc à mes genoux courbe si bas la tête?
     Quel est cet étranger?

BENKO.

     Moins que rien. Un poète,
     Ayant pour tout trésor sa guzla de sapin,
     Prince, et qui vous demande un asile et du pain.

BAZILIDE.

     Tu nous diras, ce soir, les nouveaux airs.
     Tu sais, ces chants roumains, ces légendes valaques
     Qui font peur. Mauvais oeil, sorcières, brucolaques
[779]…

De même, très vraisemblablement cest en songeant à Mérimée que
Victorien Sardou a fait figurer dans sa pièce Spiritisme un certain
Stoudza, «Serbe subtil et irrésistible», sorte denchanteur qui nest
pas sans avoir bien des points communs avec ceux de la Guzla[780].

Ainsi, on ne saurait trop le redire, cest par ce que le recueil de
Mérimée contenait de plus faux quil a paru le plus exact.

§ 5

LA POÉSIE SERBE EN FRANCE APRÈS «LA GUZLA»

Quelques écrivains mieux renseignés que ne létaient Gérard de Nerval, Théophile Gautier ou François Coppée par exemple, savaient parfaitement combien la Guzla différait de la poésie serbe authentique. Dès 1856, E. de Laboulaye écrivait: «La Guzla est un joli pastiche, une aimable débauche dimagination; mais les Serbes de M. Mérimée ne sont pas tout à fait ceux de Vouk Stéphanovitch[781].»

En effet, il devenait de jour en jour moins difficile de s'initier à la poésie populaire serbo-croate, et ceux qui se laissèrent prendre au recueil de Mérimée en sont d'autant plus impardonnables: il eût été facile de ne pas tomber dans une telle erreur; les piesmas étaient assez connues en France: il eût suffi de consulter les collections qu'on en avait publiées, les excellents articles qu'on leur avait consacrés, pour éviter de se tromper aussi lourdement sur leur véritable caractère.

Les revues du temps en avaient donné de nombreux extraits[782]; de plus, Fauriel, le premier titulaire de la chaire de littérature étrangère à l'Université de Paris, avait fait pendant l'année 1831-32 un cours sur la poésie populaire serbe[783]. Peu de temps après, une femme de lettres qui ne manquait pas de talent, Mme Élise Voïart (la belle-mère de Mme Amable Tastu)[784], donna deux volumes des Chants populaires des Serviens, recueillis par Wuk Stephanowitsch Karadschitsch et traduits d'après Talvj (Paris, J.-A. Mercklein, 1834). L'ouvrage cependant n'eut aucun succès, bien que H. Fortoul lui eût consacré une notice bienveillante dans la Revue des Deux Mondes[785]. Lamartine qui, vers la même époque, fit son voyage en Orient, lut avec attention ce recueil, s'en documenta et, dans une édition postérieure, inséra dans son itinéraire plusieurs chants serbes de cette traduction, comme «commentaire» de ses notes.

Nos lecteurs, disait-il, nous sauront gré de leur faire connaître cette littérature héroïque. C'est une poésie équestre qui chante, le pistolet au poing et le pied sur l'étrier, l'amour et la guerre, le sang et la beauté, les vierges aux yeux noirs et les Turcs mordant la poussière. Son caractère est la grâce dans la force, et la volupté dans la mort. S'il me fallait trouver à ces chants une analogie ou une image, je les comparerais à ces sabres orientaux trempés à Damas, dont le fil coupe des têtes et dont la lame chatoie comme un miroir[786].

On peut ne pas trouver très exacte cette manière de caractériser les chants serbes, mais un fait est certain: Lamartine, quand il en eut besoin, s'adressa à une collection de poésies authentiques, et ne paraît pas avoir songé le moins du monde à Mérimée[787].

Six ans plus tard, la poésie serbe eut l'honneur d'un cours spécial au Collège de France, et ce fut le célèbre poète polonais Adam Mickiewicz qui en fut chargé. Nous nous occuperons ailleurs de ces leçons. Sans faire ici l'histoire de la chaire de slave au Collège de France, disons toutefois que tous ses titulaires ont fait une large place à la poésie serbe: Cyprien Robert, auteur dun remarquable ouvrage sur les Slaves de Turquie: Alexandre Chodzko, auteur des Contes des paysans et des pâtres slaves; enfin le représentant actuel des études slaves en France, M. Louis Leger.

Quelques autres écrivains, non moins zélés, contribuèrent à faire connaître en France les piesmas. Une dame russe, la princesse Kolzoff-Massalsky, donna, sous le pseudonyme de «Mme Dora dIstria», de nombreux articles à la Revue des Deux Mondes (1858-1873). Ces articles, il est vrai, témoignent plus de bonne volonté que de connaissance du sujet, mais on na quà se louer des excellentes traductions des poésies serbes faites par Auguste Dozon, ancien consul de France et professeur à lÉcole des langues orientales. Celui-ci avait passé une trentaine dannées parmi les Slaves du Sud; il connaissait à fond leurs idiomes, moeurs et caractère. Son ouvrage lÉpopée serbe (Ernest Leroux, 1888) est assurément la plus exacte traduction qui existe des chants serbes[788].

Le baron Adolphe dAvril, qui a laissé une belle traduction de la Chanson de Roland en français moderne, ainsi que plusieurs intéressants travaux relatifs aux Slaves méridionaux, a fait en 1868 une excellente traduction des piesmas appartenant au cycle de la Bataille de Kossovo[789]. Moins rigoureux philologue que A. Dozon, le baron dAvril a mis dans sa traduction plus de chaleur poétique que son prédécesseur. On ne peut lui faire quun reproche: il avait pratiqué trop longtemps la littérature française du moyen âge, et lorsqu'il voulut rendre en français la naïveté des piesmas serbes, il fut amené à leur donner un cachet qui n'était pas le leur. La poésie occidentale et catholique du moyen âge a déteint légèrement sur la poésie serbe, orientale et orthodoxe.

En 1893, le délicat poète nivernais Achille Millien nous a donné un petit volume des Chants populaires de la Grèce, de la Serbie et du Monténégro (A. Lemerre, éditeur). M. Millien ne connaît pas le serbe et ses versions ne sont en définitive que la mise en vers de celles de Mme Voïart, de Cyprien Robert et de A. Dozon; mais—nous avons déjà eu occasion de le dire—si la forme que le poète leur a donnée ne ressemble en rien aux formes habituelles des chants serbes, le fond est reproduit avec un rare bonheur. Sous le souffle vivifiant du poète, les traductions un peu froides de ses prédécesseurs ont retrouvé les grâces naïves qu'elles avaient perdues; elles ne se ressemblent plus à elles-mêmes que comme brillante fleur éclose au milieu des prés rappelle une plante desséchée dans un album.

* * * * *

Ainsi, sans prétendre que la poésie serbe ait jamais joui en France d'une immense popularité, on peut dire cependant qu'elle y était et qu'elle y est assez connue pour qu'on puisse facilement se mettre en garde contre des mystifications du genre de celle de Mérimée. On ne s'y trompe que si l'on veut bien s'y tromper[790].

§6

UN PLAGIAT

Les visiteurs de l'Exposition Universelle de 1900 ont pu voir dans une des vitrines du pavillon bosniaque un petit volume in-12, illustré, intitulé: Contes de la Bosnie. C'était un recueil-traduction des ballades populaires de cette charmante et petite contrée que le Traité de Berlin avait arrachée à l'Empire Ottoman et soumise à «l'occupation» austro-hongroise.

«Dans le plus beau pays du monde, déclarait dans sa préface l'auteur inconnu de cet ouvrage, sous le pseudonyme de «M. Colonna», entre la Slavonie, la Dalmatie et le Monténégro, un coin de pur Orient est resté intact qui dit la splendeur et la poésie du passé et le respect du progrès moderne pour toutes ces choses.

«C'est la Bosnie-Herzégovine, provinces turques jadis, aujourd'hui possessions austro-hongroises.

«Ce peuple heureux entre tous, dont on a respecté les croyances et les coutumes, et qui ne s'est aperçu du changement de maîtres qu'à la liberté soudain acquise (sic) et au bien-être toujours grandissant, n'a rien changé à ses traditions des âges lointains…

     «Là, tout est tradition: histoire, chants populaires, récits
     héroïques se racontent de père en fils en un langage d'une
     singulière poésie et d'une délicatesse tendre, qui surprennent,
     chez ce peuple un peu rude et si longtemps privé de culture…

«Les ballades qui suivent sont pleines de ces tendresses, elles sont simples, ces ballades, comme les êtres bons et sages qui me les ont contées cet hiver, au coin du feu, là-bas, dans leurs montagnes couvertes de neige[791].»

À franchement parler, c'est un pauvre livre que ces Contes de la Bosnie, comme du reste toute cette foule de publications officielles et semi-officielles que le gouvernement des «provinces occupées» répandait naguère à profusion—avant l'annexion définitive du pays—dans le but d'éclairer l'opinion publique européenne[792]. Du reste, que pouvions-nous espérer de mieux d'un étranger qui ignorait complètement la langue serbo-croate (ou «bosniaque» comme il l'appelait)[793], et qui n'avait visité que les «villages de Potemkine» de Bosnie, les resplendissantes Ilidjé, où le «train des journalistes» débarque de Budapest, deux fois par an, les représentants de la presse européenne, armés d'appareils photographiques et d'une plume alerte, dans une nature poétisée, décor idéal, où se trouvent entre les pittoresques minarets orientaux, les chutes d'eau argentées, les fermes subventionnées par le gouvernement, des hôtels confortables.

Examinons de près ces Contes de la Bosnie.

L'ouvrage est divisé en trois parties: Moeurs et coutumes—Ballades—Contes.

Dans la première: des lieux communs. Ce sont les superstitions, les vampires, le mauvais oeil, les coutumes du mariage, les pobratimi; toutes choses évidemment racontées d'après les voyageurs allemands (à en juger d'après le sentimentalisme bourgeois et l'orthographe des noms propres); tout est embelli, fardé, sucré, une vraie Arcadie moderne; mais en même temps c'est toute une parodie de la vie «bosniaque».

Dans la troisième partie, l'auteur rapporte sept «contes populaires»,—dont la plupart sont authentiques,—qu'il traduit sur la traduction portugaise d'une traduction allemande[794], en un langage qui affecte un faux air de naïveté. Tout cela a pour nous peu d'intérêt.

* * * * *

La deuxième partie en offre davantage. Elle contient douze «ballades bosniaques». Il est difficile de reconnaître pour authentiques même celles qui ont un fond véritablement populaire. Dans la Belle Léposava par exemple, qui n'est autre chose que la Mort de Militch le porte-drapeau, l'auteur a tellement mutilé et fardé le texte, pour le faire plus naïf, qu'il l'a rendue méconnaissable.

D'autres sont purement et simplement fabriquées par l'auteur, dans la même forme soi-disant populaire; et nous ne saurions y voir autre chose qu'une espèce de travestissement ridicule.

Quatre de ces ballades prétendues populaires sont des paraphrases des ballades illyriques de Mérimée. «M. Colonna» a librement raconté, gâté plutôt, les pièces de la Guzla. Sans le reconnaître et sans citer Mérimée, il transforme: les Braves Heyduques en la Mort des Héros (pp. 145-149); Maxime et Zoé en le Secret de Lepa (pp. 123-128); la Vision de Thomas II, roi de Bosnie, devient la Vision de Thomas II, dernier roi de Bosnie (pp. 129-135); enfin, la Triste ballade de la noble épouse d'Asan-Aga devient la Triste Ballade tout court (pp. 115-121).

Il suffira de citer ici un exemple caractéristique: ce sont les deux Visions que nous choisirons.

MÉRIMÉE: M. COLONNA:

_La Vision de Thomas II, Roi La Vision de Thomas II, dernier de Bosnie. roi de Bosnie_.

1 I

Le Roi Thomas se promène dans sa Dans la montagne de Proloque le chambre; il se promène à grands pas, tonnerre gronde sinistre, tandis que ses soldats dorment couchés effrayant comme la charge des sur leurs armes; mais lui il ne peut cent canons de Venise… Le ciel dormir, car les infidèles assiègent sa est noir comme les plus noirs ville, et Mahomet veut envoyer sa tête abîmes du mont Kumara… Les à la grande mosquée de Constantinople. torrents sont gonflés de toutes les larmes de la Bosnie et de 2 tous les sanglots des mères… Le roi Thomas II ne peut dormir; Et souvent il se penche en dehors de la il marche à grands pas dans la fenêtre pour écouter s'il n'entend salle d'armes, ses yeux brûlés point quelque bruit; mais la chouette par la fièvre ne savent plus seule pleure au-dessus de son palais, pleurer, sa tête lourde comme parce qu'elle prévoit que bientôt elle vingt massues est penchée sur sa sera obligée de chercher une autre poitrine, sa tête que Mahomet, demeure pour ses petits. qui assiège la ville, a juré d'envoyer à la grande mosquée de 3 Constantinople…

Ce n'est point la chouette qui cause ce II bruit étrange; ce n'est point la lune qui éclaire ainsi les vitraux de Le roi Thomas marche à grands l'église de Kloutch; mais dans l'église pas tandis que ses guerriers de Kloutch résonnent les tambours et sommeillent sur leurs les trompettes, et les torches allumées manteaux… Parfois il s'arrête ont changé la nuit en un jour éclatant. et prête l'oreille, mais le vent, qui s'engouffre par les 4 meurtrières, lui apporte de telles plaintes, que, livide, il Et autour du grand Roi Thomas dorment se recule, et de nouveau marche, ses fidèles serviteurs, et nulle autre marche!… Il se souvient… et oreille que la sienne n'a entendu ce un frisson d'angoisse le fait bruit effrayant; seul il sort de sa trembler comme la mora fait chambre, son sabre à la main, car il a trembler les grands chênes de la vu que le ciel lui envoyait un montagne… Par une nuit lugubre avertissement de l'avenir. comme cette nuit de tempête, lui, Étienne Thomas, et son 5 frère, Radivoï, n'ont-ils pas assassiné leur père: le roi D'une main ferme il a ouvert la porte Thomas Ier?… Le peuple, de l'église; mais quand il vit ce qui ignorant le crime, a mis sur son était dans le choeur, son courage fut front taché de sang la couronne sur le point de l'abandonner: il a pris royale… et Radivoï, jaloux, de sa main gauche une amulette d'une s'est vengé… Il a révélé vertu éprouvée, et plus tranquille l'abomination commise, puis alors, il entra dans la grande église s'est réfugié auprès de Mahomet de Kloutch. II qui le protège en le méprisant[795]… Thomas veut 6 expier son forfait… il couche sur la cendre… porte le Et la vision qu'il y vit est bien cilice… mais toujours le étrange: le pavé de l'église était fantôme de Thomas Ier, la nuit, jonché de morts et le sang coulait secoue sa robe sanglante sur la comme les torrens qui descendent, en tête du fils parricide. automne, dans les vallées du Prologh, et pour avancer dans l'église, il était III obligé d'enjamber des cadavres et de s'enfoncer dans le sang jusqu'à la L'évêque de Madrussa[796], légat cheville. du pape, a ordonné au roi, comme expiation, de faire la guerre 7 aux Turcs, et c'est pourquoi la ville est assiégée et les Et ces cadavres étaient ceux de ses murailles de Kloutch tellement fidèles serviteurs, et ce sang était le criblées de boulets qu'elles sang des chrétiens. Une sueur froide ressemblent à un rayon de coulait le long de son dos et ses dents miel… car Thomas est moins s'entrechoquaient d'horreur. Au milieu fort que les infidèles… du choeur, il vit des Turcs et des Tartares armés avec les Bogou-mili, Il pense à toutes ces choses, ces renégats! l'infortuné qui veille seul au milieu de ses soldats 8 endormis… Il pense! et soudain son visage devient plus pâle Et près de l'autel profané était encore… le bruit étrange qu'il Mahomet au mauvais oeil, et son sabre vient d'entendre n'est plus était rougi jusqu'à la garde; devant celui du tonnerre, et la grande lui était Thomas Ier, qui fléchissait lueur qui illumine les vitraux le genou et qui présentait sa couronne de l'église de Kloutch ne vient humblement à l'ennemi de la chrétienté. pas des éclairs… Des torches sont allumées et les vieux murs 9 tressaillent d'épouvante et s'écroulent lentement aux À genoux aussi était le traître accents de l'infernale musique Radivoï, un turban sur la tête; des guerriers du Prophète… d'une main il tenait la corde dont il étrangla son père, et de l'autre il IV prenait la robe du vicaire de Satan, et il l'approchait de ses lèvres pour la Le grand roi jette à ses fidèles baiser, ainsi que fait un esclave qui qui dorment, la main crispée sur vient d'être bâtonné. leurs sabres, un long regard navré… aucun ne s'éveille… 10 Thomas seul a perçu l'effroyable écho… Il se redresse… il Et Mahomet daigna sourire, et il prit serre la garde en pierreries de la couronne, puis il la brisa sous ses sa vaillante épée, et, brave, il pieds, et il dit: «Radivoï, je te donne sort de la forteresse, se dirige ma Bosnie à gouverner, et je veux que vers l'église, fait le signe de ces chiens te nomment leur Beglierbey.» la croix, et ouvre la lourde Et Radivoï se prosterna et il baisa la porte… Ô roi, que vois-tu de terre inondée de sang. si horrible que ta main tremble et cherche l'amulette 11 protectrice?… que vois-tu de si effrayant que tes yeux Et Mahomet appela son visir: «Visir, s'agrandissent comme deux que l'on donne un caftan à Radivoï. Le cavernes en flammes?… Thomas caftan qu'il portera sera plus précieux est brave… il rentre… oh! ce que le brocard de Venise; car c'est de qu'il voit! des cadavres la peau de Thomas écorché que son frère amoncelés jusqu'au choeur de va se revêtir.» Et le visir répondit: l'église de Kloutch… des «Entendre c'est obéir.» ruisseaux de sang semblables aux ruisseaux qui, en automne, 12 descendent dans la vallée de Kumara… Et le bon Roi Thomas sentit les mains des mécréans déchirer ses habits, et V leurs ataghans fendaient sa peau, et de leurs doigts et de leurs dents ils Le roi avance… Ces cadavres tiraient cette peau, et ainsi ils la sont ceux des soldats de lui ôtèrent jusqu'aux ongles des pieds, Bosnie… ce sang est celui de et de cette peau Radivoï se revêtit de ses héros!… Mahomet II le avec joie. regarde venir… Mahomet avec du sang jusqu'au front… son 13 mauvais oeil est fixe sur lui… et sa main s'appuie à l'autel Alors Thomas s'écria: «Tu es juste, mon profané… Agenouillé à ses Dieu! tu punis un fils parricide; de pieds est Radivoï l'infâme, qui mon corps dispose à ton gré; mais de la corde avec laquelle il daigne prendre pitié de mon âme, ô étrangla son père, s'est fait divin Jésus!» À ce nom, l'église a une ceinture… tremblé; les fantômes s'évanouirent et les flambeaux s'éteignirent tout d'un «Radivoï, s'écrie le Sultan, je coup. te donne ma Bosnie, et pour manteau royal, le caftan le plus 14 précieux que mon vizir aura choisi… ce caftan, je veux Avez-vous vu une étoile brillante qu'on le taille dans la peau de parcourir le ciel d'un vol rapide et Thomas II…» Alors les Tartares éclairer la terre au loin? Bientôt ce approchent, déchirent les brillant météore disparaît dans la vêtements du roi, puis, de leurs nuit, et les ténèbres reviennent plus ongles et de leurs dents, ils sombres qu'auparavant: telle disparut l'écorchent jusqu'aux la vision de Thomas. chevilles… L'infortuné voit le tyran jeter cette peau à son 15 frère qui s'en revêt avec un sourire de triomphe… À tâtons il regagna la porte de l'église; l'air était pur et la lune VI dorait les toits d'alentour. Tout était calme, et le roi aurait pu croire que Le roi Thomas se réveille… Il la paix régnait encore à Kloutch, quand marche à grands pas tandis que une bombe lancée par le mécréant vint ses guerriers dorment sur leurs tomber devant lui et donna le signal de manteaux… Il sait que sa l'assaut. vision est un rêve… un mauvais rêve, tel que lui en donne sans cesse le fantôme de son père qui l'a maudit… Et cependant, qui sait?… Il regarde au dehors, l'orage ne gronde plus dans la montagne de Proloque… le ciel est plein d'étoiles… les torrents ont fait silence… Oh! si Dieu touché de son remords avait fait grâce!… Et Thomas joint les mains, et des larmes douces coulent de ses yeux brûlés par la fièvre… Mais soudain son visage devient plus pâle… Un grand bruit a fait tressaillir la montagne, et la forteresse, et l'église de Kloutch… Et tous les siens, tous ses braves soldats fidèles se sont levés, prêts à la bataille!… La vision était une pitié du ciel pour que le roi se prépare!… Les boulets criblent les murailles comme un gâteau de miel… Mahomet II et Radivoï enfoncent la porte de l'église de Kloutch… Et tandis que le Sultan, las d'avoir tué tant de héros, s'appuie à l'autel profané, le traître se prosterne et baise la robe trempée de sang.

Ce volume médiocre et peu original a échoué sur les quais de Paris, où les mériméistes pourront aisément se le procurer pour la modique somme de vingt centimes[797].

* * * * *

Telle fut la destinée de la Guzla en France. La ballade n'a pas joué dans l'évolution du romantisme français le rôle qu'elle avait eu dans les autres pays. Elle s'est inspirée de tout sauf des légendes nationales, et par cela même elle était destinée à n'avoir qu'un succès éphémère. Tant qu'on s'intéressa en France à ces fantaisies de l'imagination, la ballade fut en honneur. Ce fut une affaire de mode ou de snobisme; on goûtait les ballades étrangères ou tout ce qui en avait l'air; puis on se lassa de ces pays de chimères; on voulut connaître les peuples eux-mêmes, sans les voir à travers le prisme de l'imagination; on découvrit même la poésie nationale et populaire française; on fut capable d'apprécier les trouvailles que l'on fit, mais non de redonner à ces poésies, qu'on exhumait de la tombe, une vie qu'elles semblaient avoir pour toujours perdue.

Et ces mêmes raisons nous permettent de comprendre pourquoi le succès de la Guzla fut plus durable à l'étranger: c'est que dans ces pays on s'intéressa davantage et plus longtemps à ces essais de résurrection parce qu'ils avaient véritablement un but, et un but national. Même un recueil de faux folklore pouvait donc y jouir d'une faveur plus grande qu'il n'en aurait jamais pu obtenir en France.

CHAPITRE IX

«La Guzla» en Allemagne.

1. La traduction de Wilhelm Gerhard. Ranke et la Guzla. Otto von Pirch. Siegfried Kapper. La critique de M. Depping.—§ 2. Goethe et la Guzla.

§ 1

LA TRADUCTION DE WILHELM GERHARD

Au mois de mai 1827, M. Berger, le beau-frère de M. Levrault, imprimeur à Strasbourg, fit à Leipzig, pendant la foire de Pâques, connaissance d'un Allemand aimable, riche, lettré, M. Wilhelm Gerhard, ancien marchand de toiles.

M. Gerhard était un personnage intéressant. Ami de Goethe, il composait de longues odes à propos de chaque anniversaire du grand poète qui l'avait reçu dans son intimité; il lui dédiait humblement ses livres, traduisait pour lui des poésies populaires de tous les pays, qui devaient subir un triage cruel avant de voir le jour dans la revue du Maître: Art et Antiquité.

Retiré des affaires, M. Gerhard avait mis ses talents au service de la littérature. Il traduisit en allemand des chants serbes, grecs modernes, espagnols, écossais; il fit paraître deux gros volumes de ses propres poésies, élégamment imprimés en jolis caractères sur lourd papier de bibliophile, qui garde toujours, quatre-vingts ans après la publication, sa blancheur de neige.

Plus tard, il écrivit quelques scènes de théâtre que des amateurs jouèrent dans des salons bourgeois; satisfait de ses succès littéraires, il s'adonna à la peinture et à la sculpture, étudia les sciences naturelles, collectionna des fossiles, composa des dissertations sur quelques questions d'économie politique. Avant de mourir, en 1858, le brave vieil homme commença à prendre des leçons de solfège[798].

Tel était «M. Gerhard, conseiller et docteur quelque part en Allemagne», dont parle l'auteur de la Guzla dans sa seconde préface; le «juge compétent» que citent tous les biographes de Mérimée,—Taine l'appelle «savant allemand[799]»,—«l'autorité allemande» selon l'expression de l'illustre critique qu'est M. George Saintsbury[800]!

En réalité, M. Gerhard ne fut jamais ni un docteur, ni une «autorité»; les dictionnaires biographiques de sa patrie sont pleins d'ingratitude pour une vie aussi laborieuse; ils ne croient même pas devoir mentionner son nom.

Ce fut M. Gerhard qui donna la version allemande de la Guzla. Pendant l'impression même du livre, les bonnes feuilles lui avaient été communiquées par son nouvel ami M. Berger[801], et M. Gerhard lui écrivait en les lui renvoyant à son hôtel (22 mai 1827): «Les feuilles intitulées la Guzla ont beaucoup d'intérêt pour moi. Mon Serbe qui part demain pour la Serbie regrette de ne pouvoir faire votre connaissance. J'ai grande envie de traduire les chansons en vers allemands. Les rythmes serbes me sont connus[802].»

«Le Serbe» dont il parle était le poète Sima Miloutinovitch, qui traduisait pour lui les piesmas en prose allemande,—car cet homme qui était une «authorité» en fait de littérature serbe, ne croyait même pas devoir connaître cette langue. Dès 1826, il préparait ainsi son recueil de poésies populaires serbes traduites en vers allemands avec le secours du pauvre diable de Miloutinovitch auquel il payait galamment «en thé et en cigares» le temps perdu et les services rendus[803].

Son livre devait paraître dans le courant de l'été 1827[804], mais il ne parut pas avant décembre, car, les feuilles de la Guzla une fois reçues, M. Gerhard se mit à traduire les ballades de Mérimée, afin de «compléter» son recueil. Le 5 juillet 1827, il écrivait, en français, à l'éditeur de la collection strasbourgeoise la lettre que voici:

Monsieur, j'ai eu l'honneur de faire la connaissance de M. Berger à la foire de Pâques. Il m'a communiqué quelques feuilles des chansons morlaques que vous fûtes sur le point de publier sous le titre: La Gouzla (sic) parce qu'il avait appris par Goethe que je viens de traduire une collection des chansons semblables de Serbie. Il m'a encouragé de traduire encore ceux que vous publiez et de dire quelques mots sur votre ouvrage dans les feuilles publiques et d'écrire à Goethe qu'il en parle dans son journal: Kunst und Alterthum dans lequel il vient de dire bien des choses flatteuses sur les miennes. J'ai fini la traduction des pièces contenues dans les feuilles communiquées qui vont jusqu'au commencement de l'histoire de Maxime et Zoé [pp. 1-108], et je vous prie, Monsieur, de m'envoyer au plus tôt possible par la voie de la diligence le reste des feuilles qui composent le petit ouvrage, ou, s'il n'était pas encore fixé, au moins celles qui sont parues depuis ce temps-là, pour me mettre à même de finir ma traduction allemande qui est faite en rythmes serbiens au lieu de la prose et comme on les chante dans leur pays. Je désire beaucoup de recevoir ces feuilles au plus tôt possible et avant de perdre l'envie et le goût pour ces poésies-là (sic), et je me flatte que vous accomplirez mes désirs, comme M. Berger m'assurait que vous auriez la bonté de faire.

J'ai l'honneur d'être, avec estime,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

W. GERHARD[805].

Sans doute, il obtint ces feuilles avant d'avoir «perdu le goût et J'envie» de les traduire, car quatre mois après l'apparition de la Guzla, le livre de M. Gerhard était prêt[806]; il parut à la fin de l'année 1827[807] sous le titre de Wila, serbische Volkslieder und Heldenmãrchen, deux gros volumes in-8º, formant la troisième et quatrième partie des Poésies de M. W. Gerhard[808].

Aux pages 89-188 du second volume sont traduites les ballades de la Guzla, excepté la dernière, la seule authentique, la Triste ballade de la noble épouse d'Asan-Aga. Dans la préface, le traducteur motivait cette absence: «Comment oserais-je, dit-il, venir après un tel Maître que Goethe et traduire de nouveau en allemand ce chant divin[809]!»

En traduisant avec Miloutinovitch les véritables chants serbes, Gerhard s'était assimilé une foule d'expressions: des épithètes homériques, des répétitions fréquentes, enfin, certains autres procédés de l'improvisateur serbe. Il avait appris chez les traducteurs qui l'avaient précédé, particulièrement chez Mlle von Jakob, à manier «le vers de l'original», c'est-à-dire l'octosyllabe des courtes pièces lyriques et surtout le mètre des piesmas héroïques, décasyllabe sans rime composé de cinq trochées, divisé par une césure après le deuxième trochée ou quatrième pied. Donc, s'il ignorait, le malheureux, bien des choses sur la poésie serbe, il avait, naturellement, droit de se croire expert en «rythmes serbiens» et pouvait penser se connaître aux signes extérieurs de cette poésie, qui font complètement défaut dans la prose de Mérimée. Du reste, c'est ce qu'il nous dit dans sa modeste préface[810].

Ainsi, il ne s'est pas vanté dans sa traduction d'avoir «découvert le mètre original sous la prose française», comme le veut Mérimée et comme on ne le répète que trop. Il a simplement fait bénéficier les poèmes du recueil de la pratique qu'il avait acquise en traduisant les véritables chants serbes. On pourra le voir dans cette ballade, dont nous avons déjà cité l'original.

DIE TAPFERN HAJDUKEN.

     Tief in einer Hõhl' auf spitzen Kieseln
     Liegt der tapfre Rãuber Kristitsch Mladen,
     An des Rãubers Kristitsch Mladen Seite
     Seine Frau, die schõne Katherine,
     Ihm zu Füssen beyde wackre Sõhne.
     Schon drey Tage sind sie in der Hõhle,
     Haben schon drey Tage nichts gegessen;
     Denn es hüten draussen ihre Feinde,
     Alle Pässe rings im Waldgebirge,
     Und wenn sie das Haupt erheben wollen,
     Sind auf sie gerichtet hundert Flinten.
     Schwarz sind ihre Zungen und gesohwollen
     Von dem Durste, den sie leiden müssen,
     Denn sie haben nichts als faules Wasser,
     Das in einem Felsenloch sich sammelt.
     Dennoch waget Keiner eine Klage,
     Fürchtend Kristitsch Mladen zu missfallen.

     Als drey Tage hingeschwunden waren,
     Rief voll Schmerz die schöne Katherine:
     «Eurer mag die Jungfrau sich erbarmen,
     Und euch an verhassten Feinden rächen!»
     Tief aufseufzend ist sie drauf verschieden.

     Kristitsch Mladen schaute trocknen Auges,
     Schaute trocknen Auges auf den Leichnam,
     Doch die Söhne wischten ab die Thränen,
     Wenn der Vater weg die Blicke wandte.

     Ist nun auch der vierte Tag gekommen,
     Und das faule Wasser in dem Felsen
     Hat die Sonne vollends aufgetrocknet.
     Aber Kristitsch, ältester Sohn des Mladen,
     Ist hierauf in Raserei verfallen;
     Aus der Scheide zieht er seinen Handschar,
     Schaut der Mutter Leichnam an mit Blicken
     Wie der Wolf, wenn er ein Lamm betrachtet.

     Grausen fühlte drob sein jüngster Bruder,
     Der Alexa, und er zog den Handschar,
     Und durchschnitt den Arm sich mit dem Stable:
     «Trink von meinem Blute, Bruder Kristitsch,
     Und begehe ja nicht solch Verbrechen!
     Wenn wir erst den Hungertod erlitten,
     Kehren wir, der Feinde Blut zu trinken.»
     Sprang der Mladen jetzt auf seine Füsse:
     «Auf, ihr Kinder! besser eine Kugel,
     Als die Höltenangst des Hungertodes!»

     Alle Dreye sind herabgestiegen,
     Wie die Wölfe die vor Hunger wüthen.
     Jeglicher hat zehn der Feind' erschlagen,
     Zehn der Kugeln in die Brust empfangen.
     Feinde hieben ihnen ab die Köpfe;
     Aber wie sie im Triumph sie trugen,
     Wagten sie sie kaum noch anzuschauen,
     Also fürchteten sie Kristitsch Mladen
     Und des Kristitsch Mladen wackre Söhne[811].

On remarque dans cette traduction, d'abord, le décasyllabe, «vers de l'original», dans lequel M. Gerhard avait déjà traduit la plus grande partie des ballades authentiques serbes qui composent la Wila, comme on le verra d'après l'exemple suivant:

     Lieber Gott, dir werde Dank für Alles!
     Welch ein Mann war Delibascha Marko
     Und wie siehet heut' er aus im Kerker
     In der Asakburg verdammten Kerker[812]!

Ensuite, on y trouve le procédé très usité par les guzlars, procédé que Mérimée ne paraît pas avoir connu et que M. Auguste Dozon à su si bien conserver dans sa traduction des chants serbes en prose française, à savoir la répétition très fréquente de mots, d'expressions, quelquefois de vers entiers:

Mes fils, mes faucons… ne trahissez pas un seul de vos compagnons, ni les receleurs chez qui nous avons hiverné, hiverné et laissé nos richesses; ne trahissez point les jeunes tavernières chez qui nous avons bu du vin vermeil, bu du vin en cachette[813].

Quand on improvise, comme le guzlar serbe, et quand on a besoin de dix syllabes, ce moyen est des plus avantageux. M. Gerhard le connaissait et le pratiquait en traduisant les chants du recueil de Karadjitch. Voici quelques exemples:

Möchtest du auch gleich das Ross erzürnen, Möchtest gleich den scharfen Säbel ziehen?

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Schauet in das Amselfeld hinunter, Schaut hinunter auf das Heer der Türken.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Schlägt sie mit der flachen Hand den Türken, Schlägt ihn heftig auf die rechte Wange, Auf die Wang' und redet zu ihm also[814].

Avant qu'il se mît à traduire la Guzla, la palinlogie était donc familière à M. Gerhard; en traduisant les ballades de Mérimée, il l'appliqua chaque fois que la fidélité qu'il gardait à son texte le lui permit. On en trouve des preuves dans ces vers des Braves Heyduques:

     …Liegt der tapfre Räuber Kristitsch Mladen,
     An des Räubers Kristitsch Mladen Seite…

ce qui correspond à la phrase suivante de Mérimée: «[Dans une caverne], couché [sur des cailloux aigus], est un brave heyduque, Christich Mladin. À côté de lui [est sa femme, etc.]»

Voici encore quelques exemples tirés de cette ballade seulement:

Schon drey Tage sind sie in der Höhle, Haben schon drey Tage nichts gegessen.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Kristitsch Mladen schaute trocknen Auges, Schaute trocknen Auges auf den Leichnam…

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

     Also fürchteten sie Kristitsch Mladen
     Und des Kristitsch Mladen wackre Söhne.

Ces répétitions, on le remarquera, font complètement défaut dans l'original français.

On y remarquera encore une chose: «Un brave heyduque, Christich Mladin» est rendu par «der tapfre Räuber Kristitsch Mladen». En effet, tous les héros de la ballade serbe sont personnages connus—ou du moins supposés tels;—c'est leur faire injure que de mettre devant leur nom l'article indéfini.—Enfin, au vers:

Sprang der Mladen jetzt auf seine Füsse

on trouve une expression tout à fait serbe, dont il n'y a pas l'équivalent chez Mérimée,—il dit simplement: «Mladin s'est levé.» Sauter sur ses pieds et sauter sur ses pieds légers est une des expressions favorites du chanteur serbe, et M. Gerhard la connaissait bien. En voici quelques exemples tirés du premier volume de la Wila:

     Und sie sprangen auf die leichten Füsse.
     . . . . . . . . . . . . . . . . . .
     Springt die Jung' auf ihre leichten Füsse.
     . . . . . . . . . . . . . . . . . .
     Sprang der Komnen auf die leichten Füsse[815].

Ainsi il illyrisait davantage la «couleur locale» de la Guzla; mais sans le faire toujours avec le même bonheur. Il changeait des noms: Jean devenait Iwan; fils d'Alexis: Alexewitsch; George Estivanich: Gjuro Stewanitsch; fils de Jean: Iwanowitsch; Hélène: Jellena; Théodore Khonopka: Todor Knopka; saint Eusèbe: der heilige Sawa[816]!

Comme le guzlar, M. Gerhard employait très fréquemment le vocatif serbe au lieu du nominatif—licence poétique qui fournit une syllabe de plus quand on en a besoin. D'où:

     Hyazinth Maglanowitschu singt es,
     Aus der Veste Swonigrad gebürtig,
     Der geschickteste der Guszlespieler[817].

Même il allait plus loin, et sous sa main le prêtre de Mérimée devenait un pope[818].

Mais c'était tout, ou à peu près tout ce qu'il pouvait devoir à ce que M. Karl Braun appelle «une rare connaissance du sujet[819]». Plus nombreuses sont les preuves qui n'en témoignent aucune: et d'abord cette prétention de traduire «en vers de l'original». Nous avons déjà dit que les piesmas héroïques serbes sont presque toutes en décasyllabes et que les piesmas lyriques n'ont pas de forme fixe. Nous avons dit également qu'il est impossible d'établir aucune distinction entre ces deux genres dans le recueil de Mérimée. Or, M. Gerhard traduisit dix-neuf pièces de la Guzla en décasyllabes, mais il mit le reste en mètres différents, qui ne sont pas toujours les «rythmes serbiens, comme on les chante dans leur pays», et dont le choix fut complètement arbitraire et plutôt hardi. On trouve même des vers rimés dans cette traduction:

     Der Himmel ist hell, das Meer ist blau,
     Es wehen die Lüftchen so sanft und lau,
     Der Mond erhebet sich wolkenleer,
     Nicht zauset der Sturm die Segel mehr[820].

La poésie populaire serbe ne connaît pas la rime.

Avant de devenir la victime de Mérimée, ce brave homme avait déjà été celle de la fantaisie extraordinaire du poète Miloutinovitch dont nous parlions tout à l'heure. Plusieurs des poésies qu'il s'était fait traduire avaient été composées par Miloutinovitch lui-même et ne sont nullement «populaires» en Serbie. Dans ses Notes, M. Gerhard nous raconte parfois des choses vraiment surprenantes. Sous l'influence de cet aventurier, il établit gravement tout un nouveau système d'études mythologiques et étymologiques, grâce auquel l'Europe se rendra enfin compte du rôle important qu'avaient joué les Serbes dans l'histoire ancienne. En effet, tous les dieux gréco-romains ne portent-ils pas des noms serbes que des scribes ignorants ont corrompus? Morlaque veut-il dire autre chose que «celui qui supporte facilement la mer[821]?» Et le brave Allemand n'oublia pas de nous apprendre qu'il y a des Gerhard en Serbie et qu'ils y portent le nom de Djero[822]!

Six mois avant l'apparition de la Guzla, Goethe vantait à Eckermann le talent de Gerhard. Avec son indulgente bonhomie, il voyait en cet esprit simple et naïf un personnage propre à comprendre et à interpréter l'âme des primitifs. «Ce qui aide Gerhard, disait-il, c'est qu'il n'a pas une profession savante… S'il se borne toujours à mettre en vers de bonnes traditions, tout ce qu'il fera sera bon; mais les oeuvres tout à fait originales exigent bien des choses et sont bien difficiles[823]!» Le vieux poète ne se trompait pas, dans un certain sens: quelques-unes des chansons de Gerhard, composées à la manière populaire, se chantent encore en Allemagne[824]; mais il ne pensait pas que Mérimée allait bientôt lui donner un démenti formel, prouvant que même la mise en vers de «bonnes traditions» n'est pas chose si facile et que l'on peut souvent s'y méprendre, surtout quand il s'agit de choisir ces «traditions».

* * * * *

La Wila eut un certain succès, tant en Allemagne qu'à l'étranger. Goethe la présenta au public dans sa revue Art et Antiquité en même temps qu'il parlait du recueil de Mérimée et de la traduction anglaise des chants serbes, par John Bowring[825]. Il ne s'occupa, il est vrai, que de la première partie du livre, c'est-à-dire des piesmas authentiques; mais d'autres critiques ne surent pas distinguer si nettement le vrai du faux; ils louèrent avec le même enthousiasme toutes les ballades sans exception. Ainsi par exemple l'Allgemeine Literatur-Zeitung se plut à faire une allusion spéciale aux ballades «du mauvais oeil, de la flamme voltigeante, des nains-cavaliers et des vampires sanguinaires» (von bösen Blicken, wandelnden Flämmchen, reitenden Zwergen, blutsau-genden Vampyren[826]).

Un jeune professeur allemand, dont le nom devait rester célèbre, attaché à une école historique fameuse, Léopold Ranke, fut également l'une des nombreuses dupes de la Guzla, à notre sens la plus distinguée. Au moment où parut le livre de Mérimée, il préparait, en compagnie de Vouk Karadjitch, cette Histoire de la révolution serbe, d'après les documents et les communications serbes, que Niebuhr regarde comme la production historique la plus remarquable de son époque. «Il y a cinquante ans de cela, écrivait Ranke en 1878; j'habitais alors Vienne et j'entendais chaque jour mon inoubliable ami Vouk monter l'escalier—il avait une jambe de bois—pour venir me raconter l'histoire de son peuple[827].»

«Leur ouvrage» fut publié à Hambourg, en 1829[828]. C'était un exposé extrêmement clair et saisissant, quoique assez souvent partial, d'événements quasi contemporains. Dans une importante introduction, Ranke traçait un magistral tableau des moeurs du pays et du caractère national serbe. Il va sans dire qu'il utilisa dans ce but surtout les chants populaires, très connus en 1828. Il ne savait pas le serbe et dut se servir des traductions de Mlle von Jakob et de M. Gerhard, mais, bien qu'à cette époque Goethe eût déjà dévoilé la supercherie, le grand historien ne trouva aucune différence entre les pièces authentiques de la Wila et celles qui ne l'étaient pas; il cita même les Pobratimi de Mérimée comme une peinture véridique des moeurs serbes. «Dans les chants populaires de ce peuple, dit-il, on nous représente d'une façon très vivante la sainteté de la fraternité[829]. C'est un des traits des plus caractéristiques de la nation serbe que ce sentiment où sont réunis les contrastes les plus frappants et qui fait que les deux amis enfoncent leurs poignards dans la poitrine de la jeune fille turque qu'ils aiment tous deux, afin de ne pas se brouiller à cause d'elle. «(…diese Gesinnung, in der sich das Entgegengesetzte vereint,—in welcher etwa Bundesbrüder ihren Dolch zugleich in den Leib der Türkin senken, die beide lieben, um sich nicht ihrerhalb zu entzweien[830]…)» L'allusion à la ballade de Mérimée est assez claire.

Un officier prussien, Otto von Pirch, qui avait en 1829 visité la Serbie et qui publia l'année suivante une relation de ce voyage[831], est également parmi ceux qui se laissèrent prendre à la Guzla. Bien qu'il ignorât complètement la langue serbe, il crut avoir assez de compétence pour juger les différentes traductions étrangères des piesmas, et n'hésita pas à proclamer la meilleure celle de M. Gerhard[832]. Ce qu'il loua le plus chez lui, c'étaient les nombreuses notes si judicieuses qui accompagnaient la Wila; or, ces notes sont, on le sait, presque toutes empruntées à Mérimée.

Quatorze ans plus tard, un jeune poète de la Bohême allemande, qui se révélera un jour l'un des meilleurs connaisseurs de la vie sud-slave, Siegfried Kapper, prit au sérieux la traduction de Gerhard et s'en inspira. Le futur auteur de Lazar, der Serbencar, publia, en 1844, sous le titre des Slavische Melodien, un recueil d'imitations des chants et des contes populaires slaves; dans deux de ces poèmes l'on sent très nettement l'influence des ballades illyriques de Mérimée:

     Also sprach der Wirth zu seinem Gaste:
     «O Fremdling, sprich, so willst du weiter ziehn?
     Vor wenig Tagen kamst du in's Gebirge,
     Und irrtest scheu und einsam in den Klüften;
     Wo Wölfe heulen, Wasserfälle rauschen,
     Blutgierige Vampyre Nester bau'n.» U. s. w.

(Der Flüchtling in der Czernagora.)

     «Was betrübt, o Marko, deine Seele,
     Dass dein Auge also finster schauet?
     Was bedrückt dein Herz, dass deine Stirne
     So gefurcht und deine Wang' erblichen?
     Hat der Hagel dir die Saat zerschlagen?
     Glaubst du, dass ich wankend in der Liebe?
     Oder saugt in mitternächt'ger Stunde
     Ein Vampyr das Blut dir aus dem Herzen?»

     «Hätte Hagel mir die Saat zerschlagen,
     Brächt' ein nächstes Jahr wohl Doppelernten;
     Wärst du wankend in der Liebe worden,
     Neue Zeit brächt' wohl auch neue Liebe.
     Aber ein Vampyr saugt mir am Herzen,
     Nachts und Morgens, lange, lange Tage,
     Seit Stavila ist zu Schutt geworden,
     Seit an unsern Küsten fremde Kähne,
     In den Bergen fremde Männer streifen.»

(Ein Vampyr[833].)

Mais on savait à cette époque en Allemagne que la Guzla était une
production apocryphe, et le traducteur stuttgartois des OEuvres de
Prosper Mérimée
élimina de sa traduction cet ouvrage dont «un certain
M. Gerhard» avait déjà donné une version allemande[834].

La Wila ne passa pas inaperçue en France. Une année après sa publication, G.-B. Depping, cet érudit franco-allemand à qui l'on doit le Romancero castellaño (Leipzig, 1844) et l'édition de la Correspondance administrative de Louis XIV (Documents inédits de l'Histoire de France), la présenta au public dans le Bulletin des sciences historiques, antiquités, philologie, rédigé par MM. Champollion. Nous ne citerons de sa notice que quelques passages qui se rapportent aux ballades traduites de la Guzla.

Depuis qu'un Servien, Wouk Stéphanovitch, disait-il, a fait paraître à Vienne un recueil des poésies populaires de sa nation, les Allemands se sont adonnés avec zèle à l'exploitation de cette mine inconnue, qui leur procurait la connaissance d'une littérature étrangère presque entièrement ignorée. Un M. Talvi (sic) prit dans le recueil servien un grand nombre de pièces pour les traduire en allemand; une Dlle Jacob (re-sic) en fit autant. M. Gerhard, à l'aide d'un poète servien qui a séjourné en Allemagne, Siméon Milutinovitch, a traduit ou imité une foule d'autres pièces du même recueil, qui avaient été négligées par ses devanciers… M. Gerhard a voulu compléter sa collection, en traduisant aussi l'ouvrage récemment publié à Paris sous le titre de la Guzla, ou choix de poésies illyriques recueillies dans la Dalmatie, la Bosnie, la Croatie et l'Herzégowine. Toutes ces pièces forment ensemble deux volumes…

En bon traducteur, M. Gerhard professe une grande admiration pour la poésie servienne; il la trouve plus près du genre anacréontique que la poésie des Grecs modernes… Ces poésies sont curieuses, d'abord parce qu'elles sont l'expression de l'esprit national et de l'imagination d'un peuple peu connu; en second lieu, parce qu'elles font continuellement allusion à des moeurs, des usages, des préjugés, etc., bien différents des nôtres. Par exemple, le morceau: la Fiancée vampire[835], nous retrace une superstition qui passe dans l'Est de l'Europe presque pour un article de foi…

Puis, après avoir parlé sur le caractère général des piesmas héroïques où «les brigands et les Turcs jouent un grand rôle», M. Depping ajoutait:

Un glossaire des termes et noms serviens employés dans ce recueil termine le second volume: l'auteur y a donné aussi quelques notes historiques sur les événements auxquels les romances font allusion; une partie de ces notes est tirée de celles qui accompagnent le recueil français de la Guzla[836].

Ainsi M. Gerhard ne contribua pas peu à faire connaître Mérimée et la Guzla même en France. Si celui-ci n'avait pu lire une critique de ses chants dans le respectable journal de MM. Champollion, il y en trouva une de la traduction, qui dut lui faire plaisir. Car il la lut très probablement; ses amis Fauriel et Ampère, très versés dans les sciences, recevaient certainement ce journal. S'il put se féliciter qu'à la suite du bon M. Gerhard d'autres encore allaient se tromper et qu'ainsi le succès de son livre dépasserait même ses prévisions, ne croyons pas cependant que «tous les amateurs de poésie populaire en France et en Europe s'y laissèrent prendre également», comme l'affirmait solennellement M. de Loménie dans son discours de réception à l'Académie Française. Nombreux furent ceux qui devinèrent la supercherie de Mérimée et cela sans aucune peine, parce qu'ils avaient eu tout simplement le mérite d'être mieux instruits des choses de ces pays qu'on ne l'était alors. (Kopitar, Jakob Grimm, Goethe, Mlle von Jakob, Schaffarik, etc.)

Mais pour en finir avec M. Gerhard, disons encore une fois qu'il n'était pas un érudit, ni un docteur, ni une autorité dans la matière; et que cette légende savamment accréditée par Mérimée, longtemps soutenue par la confiance que lui ont témoignée des critiques comme Taine, Brandes, Saintsbury, doit enfin s'évanouir.

§ 2

GOETHE ET «LA GUZLA»

Goethe, qui avait toujours porté beaucoup d'intérêt aux choses de France, en manifesta tout particulièrement pendant la dernière période de sa longue vie. La littérature de son pays suivant une voie qu'il jugeait mauvaise, il préférait s'occuper soit de l'antiquité, soit de l'étranger et surtout de la France. La politique, la science et l'art français étaient alors sa grande préoccupation; mais ce qu'il suivait avec le plus d'attention et de sympathie, c'étaient les débuts de la nouvelle école littéraire, la lutte des romantiques de la Muse française et du Globe, avec les classiques de l'Académie. Personne à l'étranger ne connaissait mieux que le patriarche de Weimar le mouvement littéraire de la Restauration. Avec une joie sincère il voyait la France «se relever de ses ruines, se consoler de ses malheurs par la gloire des lettres et reconquérir dans le domaine de l'esprit la suprématie qu'elle avait perdue dans l'ordre politique[837]».

Le grand homme, on le sait, avait tort de «rester trop chez lui» et Sainte-Beuve a justement remarqué qu'il aurait eu une influence plus considérable en France s'il avait daigné y venir passer «six mois, en 1786». Mais si ce manque d'ambition personnelle retarda le succès du Faust, il ne paraît pas qu'il influa sensiblement sur l'Olympien. De tous côtés, d'aimables informateurs satisfaisaient sa curiosité universelle.

C'est ainsi qu'en 1826, les rédacteurs du Globe crurent devoir rendre hommage au vieux poète et lui envoyèrent la collection de leur journal. Goethe en eut beaucoup de plaisir. «Tous les soirs, écrivait-il au comte Reinhard (27 février 1826), je consacre quelques heures à la lecture des anciens numéros; je note, je souligne, j'extrais, je traduis. Cette lecture m'ouvre une curieuse perspective sur l'état de la littérature française, et, comme tout se tient, sur la vie et sur les moeurs de la France[838].»

Dès qu'il arrivait de Paris quelque visiteur, Goethe demandait des renseignements «sur les hommes d'État, les littérateurs et les poètes célèbres»: Chateaubriand, Guizot, Salvandy, Alfred de Vigny, Mérimée, Victor Hugo, Émile Deschamps. Si Lamartine n'est pas au nombre des favoris de l'auteur de Werther, Béranger en est l'un des premiers[839].

Goethe aimait à parler de la littérature française; il trouvait un jour qu'elle ne manque pas de «talents ordinaires» qui sont, d'après lui, «emprisonnés dans leur temps et se nourrissent des éléments qu'il renferme»; Eckermann osa poser une question:

—«Mais que dit Votre Excellence de Béranger et de l'auteur des pièces de Clara Gazul?»

—«Je les excepte, répondit Goethe, ce sont de grands talents qui ont leur base en eux-mêmes et qui se maintiennent indépendants de la manière de penser du jour[840].»

Au mois de mars 1827, A. de Humboldt, revenant de Weimar, apporte des présents pour Salvandy et Mérimée, probablement cette «médaille assez mauvaise» dont parle Gustave Planche[841]. À la même époque, Goethe conseille à son ami Zelter de lire le Théâtre de Clara Gazul[842]. Deux mois plus tard, il reçoit très cordialement Ampère et A. Stapfer, qui lui donnent mainte information sur les derniers événements littéraires. «Le 4 mai, rapporte Eckermann, grand dîner chez Goethe en l'honneur d'Ampère et de son ami Stapfer. La conversation a été vive, gaie, variée. Ampère a beaucoup parlé à Goethe de Mérimée, d'Alfred de Vigny et d'autres talents remarquables[843].» Quelques années plus tard, lorsque David d'Angers envoya à Goethe sa collection de médaillons, le bon Eckermann désirait surtout voir Mérimée. «La tête nous parut, dit-il, aussi énergique et aussi hardie que son talent, et Goethe y trouva quelque chose d'humoristique[844].»

On le sait, ce fut Goethe qui, à propos de la Guzla, dévoila la supercherie. Au mois de mars 1828, il publia dans sa revue Art et Antiquité la notice suivante:

LA GUZLA, OU CHOIX DE POÉSIES ILLYRIQUES.

Ouvrage qui frappe, dès le premier coup d'oeil, et qui, si on l'examine d'un peu plus près, soulève une question mystérieuse.

C'est depuis peu seulement que les Français ont étudié avec goût et ardeur les différents genres poétiques de l'étranger, en leur accordant quelques droits dans l'empire du beau. C'est également depuis peu qu'ils se sont sentis portés à se servir, pour leurs oeuvres, des formes étrangères. Aujourd'hui, nous assistons à la plus étrange nouveauté: ils prennent le masque des nations étrangères, et dans des oeuvres supposées, ils s'amusent avec esprit à se moquer très agréablement de nous. Nous avons d'abord lu avec plaisir, avec admiration, le faux original, et, après avoir découvert la ruse, nous avons eu un second plaisir en reconnaissant l'habileté de talent qui a été déployée dans cette plaisanterie d'un esprit sérieux. On ne peut certes mieux prouver son goût pour les idées et les formes poétiques d'une nation qu'en cherchant à les reproduire par la traduction et l'imitation.

Dans le mot Guzla se cache le nom de Gazul; le nom de cette bohémienne espagnole masquée qui s'était récemment moquée de nous avec tant de grâce, nous donna l'idée de faire des recherches sur cet Hyacinthe Maglanovich, principal auteur de ces poésies dalmates, et nos recherches ont réussi. De tout temps, quand un ouvrage a obtenu un grand succès, on a cherché à attirer l'attention du public et à gagner ses louanges en rattachant un second ouvrage au premier, sous le titre de Suite, Deuxième partie, etc. Cette fraude pieuse, connue dans les arts, a aidé à former le goût; en effet, quel est l'amateur de médailles anciennes qui n'a pas de plaisir à rassembler la collection de fausses médailles, gravées par Jean Cavino? Ces imitations trompeuses ne lui donnent-elles pas un sentiment plus délicat de la beauté des monnaies originales?

M. Mérimée ne trouvera donc pas mauvais que nous le déclarions ici l'auteur du Théâtre de Clara Gazul et de la Guzla, et que nous cherchions même à connaître, pour notre plaisir, tous les enfants clandestins qu'il lui plaira de mettre ainsi au jour[845].

Ceux qui ont parlé de la Guzla,—et ils sont nombreux; on le verra dans la Bibliographie que nous plaçons à la fin du présent ouvrage—ont cru, avec raison, devoir tous dire un mot de la critique de Goethe. Et pourtant, il nous semble que la plupart d'entre eux l'ont mal interprétée; il reste toujours à mettre les choses au point. Maxime du Camp, par exemple, alla jusqu'à affirmer que le poète allemand s'était laissé prendre à la mystification[846]!

Gustave Planche, qui paraît avoir été le premier qui ait parlé de cette notice, déclara, en 1832, que Mérimée lui-même ayant envoyé un exemplaire de la Guzla à Goethe, celui-ci «se donna le plaisir de dévoiler ce qu'il savait parfaitement[847]». Quelques années plus tard, un Allemand, qui traduisit les oeuvres de Mérimée,—et en omettant toutefois la Guzla,—assura à nouveau la même chose[848]. En 1875, Léo Joubert donne une nouvelle explication: «Goethe, quand il reçut la Guzla, ne devina pas tout d'abord de quelle main elle partait; il inclinait à regarder le recueil comme authentique. Ampère, alors à Weimar, et qui voyait tous les jours le grand poète allemand, se hâta de le détromper en lui révélant le nom du véritable auteur[849].» Ampère séjourna à Weimar pendant les mois d'avril et mai 1827; or, la Guzla ne parut que fin juillet: l'assertion de Léo Joubert est donc inexacte. Mais elle n'en est pas moins intéressante: Ampère, qui savait que l'impression de la Guzla touchait à sa fin, parla beaucoup de Mérimée à Goethe pendant le grand dîner du 4 mai 1827; sut-il garder un silence complet sur la dernière production de son ami? On serait tenté de croire qu'il commit une indiscrétion, si nous n'avions la preuve du contraire; nous en parlerons tout à l'heure.

Mérimée, il est vrai, envoya un exemplaire à Weimar. «Remerciements pour l'article de Goethe que vous avez pris la peine de traduire pour moi, écrivait-il à son ami Stapfer. S'il faut vous dire la vérité, il m'a paru un peu plus lourd que les morceaux de critique du Globe, ce qui n'est pas peu dire. Je n'en suis pas moins très reconnaissant de ce souvenir… Ce qui diminue son mérite à deviner l'auteur de la Guzla, c'est que je lui en ai adressé un exemplaire, avec signature et paraphe, par un Russe qui passait par Weimar. Il s'est donné les gants de la découverte afin de paraître plus malin[850].» Cet exemplaire, conservé à Weimar, porte la dédicace suivante que nous pouvons reproduire en fac-similé, grâce à l'extrême amabilité de la direction du Goethe-Nationalmuseum:

[Illustration: À son Excellence

Monsieur le Comte de Goethe

Hommage de l'auteur du théâtre de Clara Gazul

Paris août 27 1827 ]

Cette dédicace peut facilement induire en erreur; MM. Ludwig Geiger et Félix Chambon, qui l'ont publiée avant nous, l'ont mal interprétée à notre avis[851]. Elle est, en effet, datée du 27 août; or, dès le 25 juillet 1827, Goethe fait mention dans son Journal des «ballades apocryphes dalmates[852]». Assurément, il avait dû recevoir les bonnes feuilles de la Guzla, soit directement de Strasbourg, soit de Leipzig, d'où Wilhelm Gerhard lui envoyait souvent ses traductions[853]; le 5 juillet, celui-ci avait promis à F.-G. Levrault d'écrire à Goethe au sujet de l'ouvrage[854].

Du reste, il n'y a rien d'étonnant à ce que Goethe se soit aperçu de suite que ces poèmes diffèrent complètement des véritables chants serbes. Il connaissait beaucoup ces derniers et en avait longuement parlé à ses amis, ainsi que dans sa revue.

Mais s'il suspecta les ballades dalmates, il ne pensa pas un moment que Mérimée en pût être l'auteur, avant d'avoir reçu de lui l'exemplaire qui portait sa signature.

Nous ne savons ni qui était ce «Russe qui passait par Weimar» et qui remit à Goethe l'envoi de Mérimée, ni à quelle date il le fit. Le 10 octobre 1827, Goethe note dans son Journal: «Dans la soirée, lu la Guzla[855].» Les Russes qui ont visité Weimar entre le 27 août et le 10 octobre sont: le grand poète Joukovsky, le professeur Chichkoff et le prince Lioubomirsky. Le premier avait fait un séjour à Paris cette année-là, mais il en était déjà parti vers la fin de mai 1827[856].

Toutefois, comme la revue Art et Antiquité paraissait très irrégulièrement, Goethe ne parla de la Guzla que six mois après la publication de ce livre. Le 16 mars 1828, il dicta à Schuhardt sa notice sur les Chants populaires serbes; le lendemain celle sur la Guzla[857].

Car, il faut bien le dire, ce ne fut pas exclusivement par sympathie pour le jeune écrivain français que Goethe parla de la Guzla; il avait sur sa table plusieurs recueils de poésies serbes; il voulut dire de tous un mot en même temps. Dans le numéro où il démasqua Hyacinthe Maglanovich, il présenta au public la traduction anglaise que John Bowring avait faite de certains chants serbes (Servian Popular Poetry), ainsi que la traduction allemande de Gerhard.

Parlant de cette dernière, il ne dit pas un mot de toute la seconde partie de la Wila, sans doute pour ménager la susceptibilité de ce brave Gerhard qui s'était laissé si facilement mystifier. Mais, cela va sans dire, il se trouva obligé de dévoiler, dans une notice à part, le mystère qui enveloppait la Guzla, cet «ouvrage qui frappe, dès le premier coup d'oeil».

Cette notice, il ne l'inséra pas tout entière comme il l'avait dictée; ce n'est qu'après sa mort qu'on en a publié une suite où il disait: «M. Mérimée est, en France, un de ces jeunes indépendants occupés à chercher une route qui soit vraiment la leur; la route qu'il suit pour son compte est une des plus attrayantes; ses oeuvres n'ont rien d'exclusif et de déterminé; il ne cherche qu'à exercer et à perfectionner son beau talent enjoué, en l'appliquant à des sujets et à des genres poétiques de toute nature.» Quant à la Guzla, Goethe lui reprochait de n'être pas suffisamment un pastiche de la poésie serbe. «Le poète, dit-il, a laissé de côté, dans ses imitations, les modèles qui présentaient des tableaux sereins ou héroïques. Au lieu de peindre avec énergie cette vie rude, parfois cruelle, terrible même, il évoque les spectres, en vrai romantique; le lieu où il place ses scènes est déjà effrayant; le lecteur se voit la nuit, dans des églises, dans des cimetières, dans des carrefours, dans des huttes isolées, au milieu de roches, au fond d'abîmes; là se montrent souvent des cadavres récemment enterrés; le lecteur est entouré d'hallucinations menaçantes qui le glacent; des apparitions, et des flammes légères par des signes mystérieux veulent nous entraîner; ici nous voyons d'horribles vampires se livrer à leurs crimes, ailleurs c'est le mauvais oeil qui exerce ses ravages, et l'oeil à double prunelle inspire surtout une terreur profonde; en un mot, tous les sujets sont de l'espèce la plus repoussante.» Mais à la fin, il rendait justice à Mérimée: «Il n'a épargné, dit-il, aucune peine pour bien se familiariser avec ce monde; il a montré dans son travail une heureuse habileté, et s'est efforcé d'épuiser son sujet[858].»

Goethe a-t-il sainement jugé Mérimée de 1827?

À notre avis, il le croit plus artiste et dilettante qu'il ne l'est à ce moment; il ne soupçonne pas assez le poète. Nous pensons qu'il y a plus de sincérité dans la Guzla que n'en a voulu reconnaître l'illustre vieillard. C'est pour Mérimée plus qu'un «exercice, un moyen de perfectionner son talent». La Guzla, c'est la pierre qu'apporte en convaincu, un jeune littérateur, à l'édifice que d'autres enthousiastes sont en train d'élever. Mais est-ce sa faute si son tempérament le portait à s'abstraire de ses oeuvres, à ne s'y mettre en aucune façon? Si au lieu d'entasser les horreurs pour en frémir lui-même le premier, il «ressemble à un artiste qui s'amuse à essayer aussi une fois ce genre?» S'il a tout à fait en cette circonstance dissimulé son être intime?

Toutefois, et ce que Goethe a justement remarqué, pour cette même raison, Mérimée se sépare, de son premier ouvrage, des autres romantiques; il sait se contenir, ne jamais se laisser entraîner en racontant; retracer des choses horribles «avec sobriété et un parfait sang-froid comme quelqu'un de neutre et d'impassible[859]». À ces qualités il devra d'atteindre un jour à l'art impersonnel mais un peu froid qui caractérise ses nouvelles impeccables. Car, si Mérimée n'est pas plus lyrique dans la Guzla, c'est qu'il n'a pas pu l'être davantage; ne craignons pas de le répéter: il y est aussi sincèrement romantique qu'il en était capable.

Ainsi Goethe a été tenté de vieillir notre auteur, en le devinant tel qu'il sera quelques années plus tard.

CHAPITRE X

«La Guzla» en Angleterre[860].

§ 1. Mérimée et John Bowring.—§ 2. La critique de la Monthly Review. —§ 3. La critique de la Foreign Quarterly Review. «M. Mervincet.» Mrs. Shelley.

§ 1

MÉRIMÉE ET JOHN BOWRING

Dans sa préface à l'édition de 1842, Mérimée raconte que, deux mois après la publication de la Guzla, M. Bowring, «auteur d'une anthologie slave», lui écrivit pour lui demander les vers originaux qu'il avait si bien traduits.

Cette lettre, si elle a été conservée par Mérimée,—ce qui est très peu probable, car il en détruisait de beaucoup plus intéressantes, par exemple celles de ses amis Jacquemont et Stendhal[861]—a été brûlée avec tous ses papiers dans l'incendie de sa maison pendant la Commune. Ainsi nous ne l'aurons jamais et nous ne pourrons savoir quel en était exactement le contenu. Remarquons seulement que, sans nul doute, comme celle de Gerhard, elle fut adressée à Mérimée par les bons soins de la maison F.-C. Levrault.

«Deux mois après la publication de la Guzla», dit Mérimée; c'est-à-dire au commencement d'octobre 1827. À défaut d'indication précise, nous avons accepté cette date, et comme la lettre précède d'un mois la publication du premier article anglais relatif à l'ouvrage de Mérimée, nous avons voulu en parler tout d'abord.

Disons de suite que nous ne comprenons pas suffisamment,—de peur de ne le comprendre que trop,—pourquoi Mérimée a choisi cet Anglais comme un témoin de «l'immense succès» de son livre à l'étranger. Croyait-il vraiment que «M. Bowring, auteur d'une anthologie slave», représentait une autorité non seulement parmi les slavicisants de l'autre côté du détroit, mais encore parmi ceux de l'Europe entière. Nous en doutons fort. Dans une des lettres publiées par M. Chambon, Mérimée suspecte Renan de ne pas savoir son hébreu; il avait appris de son maître Stendhal à se méfier des faux savants qui pullulent en ce monde, débitant la «blague sérieuse»; aussi ne saurait-on croire qu'il fut dupe dans cette occasion et qu'il pensa qu'un traducteur anglais de poèmes slaves était un personnage autorisé à prononcer un jugement sur une prétendue traduction française de poèmes dont il ne connaissait pas l'original. Très habilement, Mérimée se garda de dire quelle était la renommée scientifique de son correspondant anglais et laissa à son naïf lecteur le plaisir de l'imaginer. C'était, de sa part, une petite mystification de plus, et elle réussit parfaitement. En effet, tous ses biographes, après nous avoir parlé du «docteur Gerhard», nous assurent que M. Bowring, érudit compétent, se laissa prendre lui aussi à la supercherie. Le plus savant des critiques contemporains anglais, M. George Saintsbury, dans le bel article sur Mérimée qu'il a écrit pour la neuvième édition de l'Encyclopædia Britannica[862], nous apprend que l'auteur de la Guzla a mystifié, entre autres, «sir John Bowring, a competent Slav scholar[863]».

Sir John Bowring (en 1827 simplement: Mr. John Bowring) n'était pas un «competent Slav scholar»; il ne fut jamais reconnu pour tel par ceux qui l'étaient. En réalité, tandis que le «juge compétent» allemand était un ancien marchand de toiles, le «juge compétent» anglais était un ancien marchand de draps.

John Bowring (1792-1872) descendait d'une vieille famille bourgeoise du Devonshire[864]. Fils et petit-fils du commerçant, sa seule ambition était de continuer à diriger une maison florissante, sans jamais abandonner le métier de ses pères. Malheureusement, les affaires n'allèrent pas comme il l'avait espéré, et un beau jour il dut renoncer au commerce. Il se tourna alors vers la politique et la littérature et, bientôt, son esprit d'entreprise et sa rare ténacité lui valurent d'estimables succès.

Dès sa jeunesse, il avait parcouru, comme courtier, l'Europe entière. Il s'attacha à l'étude des langues vivantes et apprit en quelques années, dit-on, le français, l'italien, l'allemand, l'espagnol, le portugais et le hollandais. En 1819, il passa plusieurs mois à Pétersbourg, fit de nombreuses connaissances dans le monde scientifique et littéraire russe et publia, en 1820, une Anthologie russe. Il donna un second recueil en 1823; en 1824, il publia sa traduction des romances espagnoles et bataves; trois ans plus tard, des poésies serbes et polonaises; en 1830, des chants magyars; en 1832, des chants tchèques.

Quant à la politique, il s'y fit remarquer dès 1822. Arrêté à Calais, porteur de dépêches au ministre portugais annonçant le projet du gouvernement des Bourbons d'envahir la péninsule hispanique, il fut mis en prison. Canning le fit relâcher, mais déjà compromis dans le complot pour délivrer les sergents de La Rochelle, il fut expulsé du territoire français. Il s'en vengea par un pamphlet: Détails sur l'emprisonnement et la mise en liberté d'un Anglais par le gouvernement des Bourbons (Londres, 1823). En 1830, il rédigea, au nom des citoyens de Londres, une adresse félicitant le peuple français d'avoir expulsé les Bourbons; aussi fut-il le premier Anglais reçu par Louis-Philippe après qu'il eût été reconnu par la Grande-Bretagne. Élève et ami du publiciste Jérémie Bentham, dont il exposa les principes dans la Revue de Westminster, il devint son exécuteur testamentaire et donna une édition posthume des OEuvres complètes du maître. Député de Kilmarnock en 1832, il fut nommé membre d'une commission chargée d'étudier les relations commerciales entre la France et l'Angleterre et rédigea avec Villiers un rapport remarquable sur cette question: Reports on the commercial relations between France and Great-Britain (Londres, 1835-1836, 2 vol.). Malgré ses opinions avancées, le gouvernement lui confia à plusieurs reprises la mission d'étudier les méthodes financières des divers États de l'Europe, et ses observations apportèrent un complet changement dans l'Échiquier britannique. Il fit de nouveaux voyages dans toute l'Europe, la Turquie d'Asie, l'Égypte et la Nubie. Ami de Cobden, il joua un rôle important dans l'abolition du système protectionniste; mais, ayant perdu une partie de sa fortune dans des spéculations industrielles, il abandonna la politique et fut nommé, en 1849, consul britannique à Canton; en 1854, gouverneur de Hong-Kong et créé baronnet. Ce fut lui qui provoqua la guerre anglo-chinoise. Rappelé de son poste, il négocia plusieurs fois des traités de commerce avec les divers pays étrangers et mourut le 23 novembre 1872.

* * * * *

John Bowring était un polyglotte réputé et si son nom n'est pas encore oublié, c'est surtout à cette connaissance de nombreux idiomes qu'il le doit.

Nous ne prétendons pas lui disputer ce mérite qu'il n'a du reste jamais revendiqué. Nous nous préoccupons uniquement de savoir s'il connaissait des langues slaves. Nous regrettons d'avoir à le dire, M. Bowring était un polyglotte quelque peu pressé; il voulait, en six mois, apprendre la langue des Magyars ou des Tchèques, en traduire les chefs-d'oeuvre et jusqu'à en écrire l'histoire littéraire. Il va sans dire que ce manque de patience eut quelques inconvénients. C'est ainsi qu'après avoir appris le russe, le serbe et le polonais, en étudiant le hongrois[865], il classait cette dernière langue parmi les idiomes slaves[866]. Heureusement pour lui, l'ignorance en ces matières était si grande dans les pays étrangers que personne ne songea à le corriger—car personne n'aurait pu le faire. Tout au contraire, au mois d'août 1821, Raynouard consacra, dans le Journal des Savans, un long article à l'Anthologie russe[867] de Bowring et l'engagea à publier l'histoire littéraire qu'il avait annoncée: «Son goût et son talent, disait-il, garantissent d'avance le succès de cette belle entreprise[868].»

M. Bowring avait trouvé un moyen assez simple de confectionner ses versions. Le russe, il l'ignorait, ou tout au plus il n'en connaissait que l'alphabet, car, sept ans après sa première anthologie, il ne put comprendre une lettre que lui adressait Karadjitch, en cette langue; il avait besoin d'une traduction anglaise[869]. Mais il savait l'allemand et le français, et les naïfs écrivains de Pétersbourg, comme plus tard ceux de Prague, heureux de voir leurs poèmes présentés au public européen, se chargeaient de fournir à lord Bowring des traductions littérales en ces deux langues[870]. Ainsi il lui arriva une singulière aventure: il inséra dans son Anthologie russe une traduction de la Chute des feuilles de Millevoye!

Lorsqu'il connut le grand succès des Volkslieder der Serben de Mlle von Jakob, John Bowring eut idée d'éditer, lui aussi, une anthologie serbe. Il donna d'abord, dans la Westminster Review, un article sur la poésie de ces pays (juillet 1826), et, neuf mois plus tard, un recueil de chants choisis, précédé d'une longue introduction: Srpske Narodne Piesme (Servian Popular Poetry). Dans l'introduction, comme dans l'ouvrage, il cita abondamment les écrits de Karadjitch, mais il garda le silence sur la traduction allemande d'après laquelle la sienne était faite, comme il le reconnut dans une lettre de pénitent qu'il écrivit à Mlle von Jakob, mais qu'il ne rendit jamais publique[871].

Il est facile, en effet, de se rendre compte de sa dette envers la spirituelle dame allemande. Toutes ses notes, quand elles ne proviennent pas d'un article de Kopitar sur la poésie serbe et la poésie grecque[872], proviennent des Volkslieder der Serben. Sa traduction même est une reproduction fidèle de la version allemande. Là, où Mlle von Jakob, pour conserver l'allitération de l'original, avait rendu:

     Oï snachitzé, remmena roujitzé!
     [Belle-soeur, rose vermeille!]

Brudersweibchen, süsses schönes Täubchen!

Bowring traduisit littéralement:

Brothers wife! thou sweet and lovely dovelet[874]!

Croyant que Mlle von Jakob ne comprenait pas l'anglais, il voulut lui adresser un exemplaire de son livre, mais lorsqu'il eut appris qu'elle le savait aussi bien que sa langue maternelle, il attendit que les critiques eussent dit leur mot au sujet de la Servian Popular Poetry et n'envoya le livre qu'une année plus tard[875]. Il ne fut pas peu surpris de lire un jour la vérité dans l'ouvrage bien connu de Mlle Jakob: Historical View of the Slavic Languages and Literature (New-York, 1850).

M. Bowring était un amateur d'autographes et, comme la plupart des Anglais, entretenait une correspondance énorme. Il accablait de ses lettres tous les grands hommes du jour. «Les injures anonymes et signées pleuvent de tous côtés, écrivait Lamennais, dans une lettre à une de ses amies, au lendemain de la publication de l'Essai sur l'indifférence. Il m'en vient jusque d'Angleterre. Un nommé Bourring prend la liberté de m'adresser un petit pamphlet où, d'un bout à l'autre, il me représente comme une espèce de monstre, moitié âne et moitié tigre; ce qui ne l'empêche pas, chose plaisante, de finir son billet d'envoi en assurant qu'il respecte comme il doit respecter les talents, le zèle et le coeur de Monsieur l'Abbé. Que dites-vous de ce brave homme et de cette politesse anglaise[875]?»

Ce «nommé Bourring» qui irritait tant l'auteur des Paroles d'un croyant, n'était autre que l'aimable traducteur de l'anthologie russe. On a de lui en effet une petite brochure, celle dont parle Lamennais: Ultra-Catholicism in France, in a Letter to the Editor of «The Monthly Repository» (Hackney, s. d., 8 pp. in-8º)[876].

Bowring était entré en relations avec plusieurs philologues slaves distingués: Dobrowsky, Kopitar, Hanka, Karadjitch. Mais dès qu'il eut publié quelques articles en anglais, on comprit qu'il n'était pas aussi savant qu'on l'eût imaginé. Le 26 juillet 1828, Kopitar écrivait à Hanka: «Bowring non solum me ridiculum fecit, et compromisit, ac si quid fecissem pro re slavica, imo plus Dobrovio fecissem—woran kein wahres Wort ist, sed et vos omnes, utpote de nemeis querentes, praesertim vero Kollarium, quem dicit non fuisse intellectum a censore Budensi. In Ungarn kann alles in integrum restituirt, und Kollar für das kleine Vergnügen des Bowringschen Compliments blutig büssen. «Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami. Mieux vaudrait un sage ennemi», sagte schon der alte La Fontaine. Ich habe den Bowring und seine Commissionen an Dr. Rumy cedirt, ne invitus noceam amicis et bonae causae[877].»

John Bowring était assez connu à Paris. Le Moniteur annonçait son arrivée[878]. David d'Angers a fait de lui un médaillon qu'on peut voir aujourd'hui au Musée du Louvre.

Il est probable que Mérimée l'avait rencontré quelque part après la lettre dont nous avons parlé (1827) et la nouvelle édition de la Guzla (1842). Ses amis Sutton Sharpe et Edward Ellice le connaissaient[879]. Lui-même, plus tard, en 1860, dans une lettre à Panizzi, parle de sir John Bowring comme d'un homme qu'il connaît personnellement[880].

Ce qu'il y a de plus amusant dans cette histoire, c'est que, le 4 septembre 1828, Bowring écrivait à Celakovsky pour tourner en dérision Gerhard qui avait traduit la Guzla en allemand: «Vous savez peut-être qu'une collection apocryphe a été publiée à Paris, sous le nom de la Gusla (sic); M. Gerhard en a publié à Leipzig une traduction complète comme si elle était authentique[881].»

Sans doute, Bowring était un honnête homme, mais il s'exagérait son importance et ne se rendait pas assez compte combien toutes ces petites manoeuvres étaient ridicules. Son biographe nous assure gravement que sir John préparait une oeuvre monumentale qui devait être publiée sous sa direction, une Histoire universelle de la poésie populaire (sic); il devait avoir pour COLLABORATEURS: Mlle von Jakob, Fauriel, Mickiewicz, etc.[882] Or, Mlle von Jakob se moquait de lui, l'appelait «dandy qui voulait être universel» et jugeait sévèrement son ignorance[883]. Nous ne savons ce que Fauriel pensait de lui, mais il est très douteux qu'il ait consenti à collaborer à cette vague entreprise. Au demeurant, c'était un excellent homme que sir John; et n'est-ce pas déjà beaucoup, pour un homme aussi affairé qu'il l'était, d'avoir su goûter comme il l'a fait, la poésie populaire[884]?

§ 2

LA CRITIQUE DE LA «MONTHLY REVIEW»

C'est sans doute sur le conseil de son ami Stendhal, collaborateur de plusieurs revues anglaises, que Mérimée adressa un certain nombre d'exemplaires de la Guzla aux bureaux de rédaction londoniens. Il ne fut pas déçu dans son espoir: trois mois après l'apparition de son ouvrage, un des périodiques britanniques les plus en renom, la Revue du Mois, lui consacra une critique de douze pages. Cet article, resté, comme tant d'autres, absolument inconnu des bibliographes de Mérimée, contient plus d'un passage intéressant et qui, même, ont un certain piquant; il prouve combien Mérimée a su exploiter la curiosité qu'on manifestait à l'étranger pour la poésie populaire[885].

«Sous le titre de la Guzla, y disait-on, un charmant petit livre vient de faire son apparition à Paris. Il a la prétention de nous donner la traduction littérale française de quelques ballades populaires illyriennes telles que, par les montagnes au Sud du Danube, au son de la guzla, les chantent, aujourd'hui encore, d'errants ménétriers.

«Cet instrument est celui dont fait mention M. Bowring dans son introduction à ses intéressants spécimens de la poésie populaire serbe, comme étant employé par les bardes de Serbie pour accompagner leurs chants.»

«Les Provinces d'Illyrie sont, en fait, comprises sous le nom de Serbie, et leurs habitants, pour diverses raisons, en sont généralement si semblables de moeurs, de coutumes, de langage, que nous nous attendions à plus d'homogénéité qu'il n'en semble exister entre les poésies populaires recueillies dans cet ouvrage et celles publiées par M. Bowring. Nous n'hésitons pas à donner notre préférence au volume que nous avons actuellement devant nous, quoique, à vrai dire, il présente à la comparaison certains désavantages. Cependant, il ne faut pas oublier que M. Bowring doit entièrement ses spécimens à un célèbre Serbe, Vouk, qui publia ses volumes dans une contrée où l'on doit tenir compte de la jalousie, et souvent aussi du caprice, enfin des craintes absurdes: une simple ballade, aussi insignifiante soit-elle, peut provoquer la colère des autorités politiques. On pourrait également faire ressortir qu'un Serbe ne saurait être le meilleur juge de celles de ces manifestations poétiques de son pays qui doivent s'imposer à l'admiration des étrangers. Mais enfin, le petit volume que nous venons de signaler est l'ouvrage d'un étranger perspicace et persévérant qui vit le ménétrier lui-même, étudia les caractères de son oeuvre; il fut guidé dans le choix qu'il fit des chants traditionnels de l'Illyrie par l'impression qu'ils firent sur son propre coeur et son imagination.»

«On appréciera comme nous la compétence du traducteur (dont nous ignorons le nom) lorsque nous aurons dit que, Italien de naissance, il avait pour mère une Morlaque de Spalato dont la langue lui était familière à l'égal de la sienne.»

Après quoi, le critique cita abondamment la préface de la Guzla et la Notice sur Hyacinthe Maglanovich; il remarque toutefois que Mérimée donne de l'instrument serbe une autre description que M. Bowring. Il s'agissait de savoir si la guzla n'avait qu'une seule corde, comme le disait la traduction française, ou trois, comme le prétendait l'Anglais. Grâce à Fortis, la traduction française eut raison.

Puis le critique continuait: «Presque toutes les compositions attribuées dans ce volume à Maglanovich, y compris les effusions improvisées de sa Muse, sont particulièrement remarquables. Élevé au milieu de ces scènes de la nature si propres à exalter un tempérament poétique, il n'eût pas été surprenant de voir le barde illyrien abandonner son imagination à d'innocentes rêveries méditatives. Mais ce maître de la guzla a des dispositions plus pratiques. Ses poèmes visent à l'effet direct: hardiesse de pensée, énergie d'expression: telles sont leurs caractéristiques. Ils chantent la vengeance triomphante et la bravoure hardie. Parfois aussi ils sont d'une légèreté d'expression, avec laquelle les plus puissantes émotions de la passion ne sont pas incompatibles. Peut être, le lecteur voudra-t-il trouver dans les deux chants suivants un exemple des remarques précédentes. Le premier fut improvisé par Maglanovich sur les funérailles d'un parent, un brigand, qui trouva la mort dans une rencontre avec la police.»

Suit une traduction en prose du Chant de Mort et des Braves Heyduques, cette dernière pièce, de l'avis du critique anglais, est «d'un caractère plus puissant». «Les effets d'un pareil lyrisme sur les foules sauvages auxquelles ces chants étaient adressés, accrus surtout par le charme personnel du ménétrier, sont incalculables.» Et il poursuivait: «Après avoir, par des exemples, permis au lecteur d'apprécier le génie de Maglanovich, nous choisissons dans les autres parties du volume une ou deux pièces qui, bien que différentes par leur caractère de celles déjà données, sont encore, par leur perfection, dignes de figurer parmi les meilleures productions du barde illyrien. La ballade suivante fut tirée d'un chant de Narenta; on la dit très populaire dans le Monténégro.» C'était: Hadagny, dont il rendit en anglais la première partie, tandis qu'il analysait la seconde; puis venait la Barcarolle qu'il traduisit en vers «parce que la prose se transformait ainsi d'elle-même». Nous citerons cette traduction qui est assez heureusement tournée:

I

     Pisombo, Pisombo! the waters, to-night,
     So tranquilly sleep in the moon's soft light!
     Pisombo, Pisombo! no longer the gale
     Comes rudely to swell out our flapping sail.

II

     Pisombo, Pisombo! from each manly oar
     Now dash the white foam, that Ragusa's shore
     Pisombo, Pisombo! ere the night be past,
     In safety may welcome our lonely mast.

III

     Pisombo, Pisombo! now over the deep,
     A vigilant watch through the night we'll keep;
     Pisombo, Pisombo! for on the still sea,
     With sabres and guns roves the pirate free.

IV

     Pisombo, Pisombo! a chapel is near,
     'Tis holy St. Stephen's.—Now, good Saint, hear!
     Pisombo, Pisombo! as wearied we pray,
     For favouring breezes to speed our way.

V

     Pisombo, Pisombo! how trimly we glide!
     —If the rich Carrack, that creeps o'er the tide,
     Pisombo, Pisombo! were offered to me—
     My own loved bark, would I take her for thee?

Suivait un commentaire: «Ces extraits, qui, nous devons le dire en toute justice, n'ont pas plus de valeur poétique qu'il n'est possible d'en attribuer à presque toutes les autres compositions du volume, satisferont peut-être le lecteur, par cette hardiesse de la pensée, cette vigueur de l'expression, cette simplicité aussi, qui sont le propre de la ballade populaire et assurent aux chants illyriens une incontestable supériorité sur les oeuvres des autres bardes serbes. De plus, nous ne trouvons dans les spécimens de poésie serbe de M. Bowring aucune allusion à ces deux étranges superstitions qui, de l'Adriatique à la Mer Noire, étendent leur terrible influence et d'où proviennent dans la langue illyrienne certaines tournures empreintes de tristesse.

«La première est la superstition du mauvais oeil: superstition digne d'attirer l'attention, en ce que la description de ce prétendu pouvoir de fascination auquel on croit religieusement, particulièrement en Dalmatie, s'applique exactement, sans qu'on ait à y changer une phrase, à certaines croyances populaires d'Irlande. Dans l'un et l'autre pays, le pouvoir de diriger les destinées d'autrui est accordé à certaines personnes, et cela grâce à un simple regard.»

«La seconde de ces superstitions, plus répandue encore que la précédente, le Vampirisme, rencontre de nombreux croyants dans les populations de Hongrie et de Turquie; elle est heureusement ignorée dans les Iles Britanniques.»

Après avoir ainsi relevé dans la Guzla ces deux traits qui lui paraissaient si bien caractériser le véritable esprit d'un peuple particulier, le bon critique de la Revue du Mois rendait hommage à l'extrême modestie du traducteur: «Nous n'ajouterons qu'un mot pour faire remarquer cette manière toute simple et dénuée de prétention avec laquelle ce petit travail est présenté au public. Le nom même de l'auteur si industrieux, si bien informé et d'un goût si parfait, est supprimé et sans doute avec lui nombre d'anecdotes qui eussent jeté une lumière plus intense sur cette oeuvre poétique. Si, comme nous croyons devoir l'y encourager, il continue la publication des ballades illyriennes, il serait à désirer qu'il le fît avec moins de discrétion que dans les pages que nous avons sous les yeux.»

Mérimée dut être flatté d'un tel compliment.

§ 3

LA CRITIQUE DE LA «FOREIGN QUARTERLY REVIEW»

Sept mois plus tard, une autre revue anglaise, spécialement consacrée aux littératures étrangères, la Foreign Quarterly, publia un article aussi long que le précédent. M. Thomas Keightley, qui en était l'auteur, écrivain assez connu par ses études sur la mythologie, crut naturellement à l'authenticité du recueil.

«Ce petit volume, disait-il, présente un certain intérêt, à la fois par sa nature et par le caractère personnel d'Hyacinthe Maglanovich; à son talent nous devons la plus grande partie de la Guzla.

«Il existe certains états de société éminemment favorables à l'éclosion de la poésie populaire, à la formation et au développement du goût pour elle. Tel était, pendant le moyen âge, l'état du peuple espagnol, des habitants des frontières anglaises et écossaises, ainsi que de la Scandinavie. Ces nations, libres et indépendantes, étaient perpétuellement engagées dans des guerres extérieures ou en proie à des luttes intestines. Le peuple, que la tyrannie et l'oppression ne courbaient pas sur la terre, était ardemment attaché par le véritable esprit féodal aux familles de ses seigneurs et s'adonnait avec passion à tout travail, à tout jeu où ceux-ci étaient mêlés. À cette époque où le commerce et l'industrie étaient peu développés, les loisirs étaient nombreux. Toutes les classes recherchaient les distractions qui pouvaient occuper le temps que n'occupaient ni la guerre, ni la chasse, ou les travaux nécessaires des champs et les soins domestiques; rien alors n'était plus goûté, si propre au but proposé, que les récits d'aventures. Les livres étaient rares et peu de gens savaient les lire: une simple histoire en prose ne satisfait d'ailleurs pas autant, ne se grave pas aussi profondément dans la mémoire que celle qu'agrémentent quelques rimes simples et leur rythme très accusé. Ce fut l'affaire de ceux qui comprirent à quelles nécessités devaient répondre les contes d'amour et de guerre, d'en rehausser l'éclat en les présentant sous une forme plus harmonieuse. Chaque langue offre quelques-unes de ces formes simples de versification auxquelles peut s'adapter presque tout genre de poésie, sans grande dépense de temps ni de patience de la part du compositeur. Rien, pour citer un exemple, n'est plus simple ni plus conforme au génie de la langue espagnole que la redondilla avec ses vers de six ou huit syllabes et ses rimes assonantes. De même, les ballades écossaises et scandinaves présentent peu de difficultés avec leurs stances de quatre vers assujettis à cette simple règle que le premier et le troisième aient quatre accents ou, pour employer le mot technique, quatre pieds de deux ou de trois syllabes, et le second et le quatrième, trois accents ou pieds du même genre, avec une rime assonante ou consonante entre eux. Une forme de versification légère et facile une fois établie, il s'ensuit naturellement qu'elle pourra exprimer presque toutes les histoires et tous les sentiments; et les nations qui possèdent le plus de ballades historiques sont aussi les plus riches en chants populaires.

«Parmi les nations que nous venons de citer, l'état de la société est maintenant si profondément transformé par l'art de l'imprimerie, le développement du commerce et de l'industrie et bien d'autres causes encore, que cette variété de l'art poétique tend à disparaître. Certes, il est encore certains poètes de talent qui composent des ballades en cette forme ancienne, mais ils le font en stances ciselées et élégantes. Ce ne sont plus des poèmes faits pour les campagnes, on les y entend rarement et ceux que le peuple chante encore sont ceux qui furent chantés à ces époques lointaines, rudes et simples comme les temps où ils virent la lumière. Pourtant, il existe encore en Europe une race d'hommes qui touche presque à cet état de société que nous venons de décrire. Tout d'abord ils sont en guerre avec les Turcs; maîtres et sujets, ces deux nations, de religions et de coutumes différentes, vivant mêlées l'une à l'autre, aujourd'hui amies, demain ennemies, présentent un tableau qui n'est pas sans ressemblance avec celui qu'a donné l'Espagne au temps des Maures. De romanesques événements survenaient incessamment; pas d'histoire ou de contes écrits ou imprimés, la poésie populaire florissait donc dans toute sa plénitude et atteignait un degré de perfection qui ne fut surpassé dans aucune autre contrée. Il est à peine besoin de dire au lecteur que le peuple auquel nous faisons allusion est cette partie de la race slave qui habite la Serbie, la Croatie, la Bosnie et la contrée qui se trouve au Nord-Est de l'Adriatique. Nous sommes aujourd'hui suffisamment familiarisés avec la poésie serbe dont de grandes parties furent traduites en français et en allemand, mais ce n'était pas la première fois que la poésie slave se faisait connaître en Europe. L'abbé Fortis, a dans son Voyage en Dalmatie et ses Observations sur les Iles de Gherso et Osero, il y a déjà bien des années, non seulement donné une description complète et soignée des moeurs et du caractère des Morlaques, mais encore publié dans ces ouvrages quelques spécimens de leur poésie populaire, en langue originale, avec une traduction en regard, que Herder rendit en allemand dans ses Stimmen der Völker in Liedern. Mais, ces dernières années exceptées, le sujet ne semble guère avoir attiré l'attention.

«Pour diverses raisons que nous ne nous arrêterons pas à énumérer, le goût de la poésie simple et naturelle du vieux temps a été réveillé, et quantité de ballades populaires sont aujourd'hui accueillies avec délices par les lecteurs cultivés. Même en France, où la muse fut si longtemps enchaînée dans les convenances poétiques de l'époque de Louis XIV, se manifestent les symptômes d'un certain progrès sur ce point aussi bien que sur les autres. Le traducteur anonyme du petit ouvrage dont nous parlons a noté cette transformation du goût public et c'est la raison pour laquelle il s'est, dit-il, hasardé à publier ces ballades illyriennes.»

Le critique, ensuite, présenta—dans la mesure où il le put—l'anonyme traducteur de la Guzla, «Italien né d'une mère morlaque». Il lui reprocha de n'avoir pas traduit les poèmes en vers italiens, beaucoup plus souples que la prose française. «Malheureusement, dit-il, quoique Italien, il n'a pas suivi l'exemple de Fortis en donnant une version italienne qui eût respecté la forme originale de ces trochées blancs illyriens, mais il en a donné une traduction en prose française, transformation dont souffre terriblement le vers le moins artificiel, car il existe un lien insaisissable, nous dirions presque mystérieux, entre le mètre et la tournure, la succession des idées, des sentiments et des images, et qui n'admet pas le divorce. Pour s'en rendre compte, le lecteur ne saurait mieux faire que de comparer la traduction qu'a donnée Fortis de La noble épouse d'Asan-Aga avec celle du présent volume.

«La poésie illyrienne, ainsi que l'on pouvait s'y attendre, offre de grands points de ressemblance avec la poésie serbe. Comme elle, elle célèbre des hauts faits d'une atroce sauvagerie et la vertu noble et héroïque. À en juger par les fragments que nous avons vus, peu de ces pièces présentent un intérêt historique; comme elles proviennent d'une nation faible, elles ne relatent pas de grandes batailles, et Thomas II, dernier roi de Bosnie, en est le seul héros de marque. Mais elles chantent en un style très fier, le courage et l'audace des heyduques (brigands) dans leur lutte contre les pandours (soldats de la police) lâches et détestés. Les superstitions sont d'un genre lugubre, les saints n'y apparaissent guère portés à des actes de bonté, le soleil et les étoiles n'y dialoguent pas avec les hommes, la Vila de la montagne y déploie à peine ses aspects merveilleux. L'horrible vampire est un fréquent acteur de ces scènes et les terreurs du mauvais oeil, avec qui nos lecteurs se sont familiarisés dans un précédent article, y sont traitées de la plus sérieuse façon du monde.»

L'auteur donnait alors la biographie de Maglanovich, puis disait quelques mots des joueurs de guzla. «Nous revoyons peut-être là, dit-il, en pleine vie, dans ces pauvres chanteurs illyriens, et dans ceux de la Grèce voisine, les bardes de l'ancienne Hellade. Nous avons été conduits à donner cette silhouette d'un ménétrier illyrien par notre tendance à observer l'homme dans les transformations que lui font subir les différents états de la société, et nous considérons Hyacinthe comme un personnage peu commun.»

Pour donner un exemple de la poésie illyrienne, M. Keightley traduisit d'abord l'Aubépine de Veliko, loua la ballade et remarqua sa ressemblance avec l'Orphelin de la Chine, dont nous avons déjà parlé. «Nous croyons pouvoir affirmer, sans crainte d'être accusé de partialité, qu'un dessin aussi délicatement adapté aux parures de la langue et des vers ne saurait être surpassé par les poésies populaires d'aucun pays. La manière dont est sauvée la vie du jeune Alexis remet en la mémoire de chacun l'Orphelin de la Chine, mais la mère illyrienne atteint à un degré d'héroïsme très supérieur à celui de la dame chinoise. Encore que toutes deux soient guidées par un instinct profondément naturel: élevée dans la mollesse, au milieu d'un peuple très civilisé, l'âme d'Idamé est incapable de l'énergie d'un esprit journellement témoin d'actes sanglants et de traits d'héroïsme. Elle ressent cette folle affection pour son enfant que lui ont inculquée, en Chine, la religion et la loi, affection si forte qu'elle doit lutter longtemps même contre la loyauté. Mais Thérèse Gelin entrevit cette satisfaction toute de fierté, d'avoir purement observé les règles sacrées de l'hospitalité. Elle sait que le dernier des Veliko sera pour elle un fils et ressent ce noble désir d'un renom de vertu, cette gloire d'être le centre des regards de l'univers qui pousse l'héroïsme de Sophocle à engager sa plus timide soeur à un acte qu'elle juge être une juste et nécessaire vengeance. Nous pourrions faire ressortir bien d'autres points de ressemblance entre cette ballade et d'autres poésies, anciennes ou modernes; nous ne retiendrons que les circonstances pittoresques dans lesquelles sont suspendus les vêtements sanglants, qui, croyons-nous, se retrouveraient très semblables dans certaines romances.

«Sur le poème suivant de Hyacinthe: les Braves Heyduques, composé, dit-on, alors qu'il était membre de cette honorable confrérie, nous dirions mieux encore, et n'hésitons pas à le considérer comme l'un des plus grands efforts du plus grand poète que le monde ait jamais connu.»

Si ce dithyrambe n'alla pas tout droit au coeur de Mérimée, nous ne savons ce qui aurait pu flatter son amour-propre d'auteur. Et pourtant, est-ce par modestie? il n'en parla pas dans sa préface de 1840.

Après avoir traduit en anglais cette ballade, le critique cita une version en prose de la scène d'Ugolin, dans le but de comparer les deux histoires. «À supposer que ce merveilleux passage soit l'oeuvre de quelque barde inconnu, présenté uniquement sous le lourd vêtement de prose que nous citons; peu hésiteraient à en établir la comparaison avec les fragments illyriens mentionnés. Un critique dirait sans doute: le poème illyrien est plus pittoresque, car le théâtre de l'action, une caverne dans la montagne, l'est plus qu'une tour dans une cité. Aucune circonstance, ajouterait-il, ne tend à rabaisser l'heyduque dans notre estime, le terrible silence dans lequel ils se renferment lui et sa famille, craignant même de lever la tête, est plus effrayant que les lamentations des enfants; l'introduction d'un personnage féminin et sa fermeté jusqu'au trépas accroissent l'effet; avec ces enfants qui versent des larmes en secret, en jetant un regard sur le corps de leur mère, il n'y a rien qu'on puisse mettre en parallèle dans l'autre poème. Cette folie que provoque la soif est d'une saisissante vérité, et ce regard de loup que jette l'infortuné jeune homme sur le corps de sa mère nous fait tressaillir d'horreur. Les pieux sentiments de son frère se conçoivent aisément, tandis que ceux des enfants d'Ugolin, enveloppés dans un langage théologique, expriment le sacrifice de soi-même, et sont peut-être au-dessus de leur âge. Pas une parole ne traverse la vie du vieil heyduque, il s'enfonce en un repos muet et une apparente apathie, mais de profondes pensées traversent son âme; enfin il s'élance appelant ses enfants à sa suite, et le père et ses fils tombent, mais vengés. Comme ce père est supérieur au comte aveugle qui tâte le corps de ses enfants!»

Passant à un autre sujet, le critique déclarait: «Le héros de la poésie historique de l'Illyrie est Thomas II, roi de Bosnie. Il y a, dans cette collection, un joli fragment d'un vieux poème où sa mort est décrite, et d'un autre que notre ami Hyacinthe appelle la Vision de Thomas II. Le dernier des deux poèmes nous a frappés, comme étant d'un caractère supérieur. Comme il décrit la guerre entre les Turcs et les Chrétiens, nous avons espéré y découvrir quelque analogie avec les vieilles romances espagnoles.»

Vient alors un long passage sur ces ballades bosniaques. Enfin, M.
Keightley terminait:

«Mais les pièces les plus intéressantes de ce petit volume sont peut-être les poèmes sur le vampirisme et le mauvais oeil, ces extraordinaires illusions de l'imagination qui produisent tant de malheur et de misère. Les poèmes qui traitent du dernier sujet se rapprochent beaucoup des classiques grecs et latins.—Chaque passage de Théocrite et de Virgile sur l'ensorcellement des troupeaux et des chanteurs qu'admirent les critiques et qu'étudient les écoliers, pourrait trouver un équivalent dans les poèmes de la Guzla. Le vampirisme est un vieux sujet, inconnu, croyons-nous, de l'antiquité; un ouvrage sur cette question [le Traité de dom Calmet] qui en contient une très remarquable analyse, auquel le traducteur de ces poèmes lui-même rend hommage, nous remémore avec force l'ignorance, le barbarisme et la crédulité dont notre contrée même a donné nombre d'exemples dans les procès de sorcellerie, avant l'établissement des règlements qui mirent un terme à la persécution légale d'innocentes victimes accusées de ces pratiques diaboliques[886].»

Le mois suivant, cet article était résumé dans un journal littéraire allemand, l'Intelligenzblatt der Allgemeinen Literatur-Zeitung (juillet 1829, nº61, pp. 494-495). À la fin de la notice, le traducteur allemand faisait cette intéressante déclaration:

Au moment où nous écrivons ces lignes, nous lisons dans le Supplément littéraire du Morgenblatt (nº31) que ces poésies illyriennes sont simplement une mystification dans le genre de Macpherson. Un certain M. Mervincet (sic) de Paris, qui n'a jamais vu l'Illyrie, se serait plu à écrire cette petite collection. Donc, critiques, prenez bien garde désormais quand il vous arrivera quelque chose de Paris: car ce génial jeune homme—il l'est incontestablement—avait déjà mystifié le public sous le masque d'un auteur dramatique espagnol.

Mais la leçon venait trop tard pour M. Thomas Keightley, le critique de la Foreign Quarterly. Non content d'avoir loué la Guzla dans cette respectable revue, il en parla de nouveau dans un ouvrage intitulé la Mythologie féerique (The Fairy Mythology) qu'il fît paraître à Londres, en deux volumes in-12. Il y consacra un chapitre spécial à la mythologie slave (pp. 317-324), et, pour l'écrire, se documenta également dans la Servian Popular Poetry de John Bowring et dans la Guzla. Pour illustrer sa dissertation, il traduisit une des pièces de Mérimée, le Seigneur Mercure (Lord Mercury), mais il eut la franchise d'avouer qu'il ne savait pas lui-même «comment classer les êtres surnaturels de cette charmante ballade[887]».

M. Keightley ne fut pas en Angleterre la dernière dupe de la Guzla. Gustave Planche raconte que plusieurs pièces de ce recueil furent mises en vers, «presque sans altération», par Mrs. Shelley, femme de l'illustre poète. «C'est qu'en effet, dit-il, la prose de Mérimée possède dans sa contexture presque toutes les qualités de la poésie rythmée[888].» Nous avons fait de longues mais vaines recherches au sujet de cette traduction. Ni le catalogue du British Museum, ni l'article consacré à Mrs. Shelley dans le Dictionary of National Biography, ni, enfin, les deux biographies dont elle a été l'objet, n'en disent un seul mot[889]. Est-ce parce que Mrs. Shelley fut informée juste à temps qu'elle ne la publia jamais? C'est ce que nous ne saurions dire.

Environ trente ans plus tard, un anonyme anglais mettait à son tour en vers la prose de Mérimée en s'inspirant de la version allemande de Wilhelm Gerhard. Il rendit en décasyllabes blancs deux ballades de la Guzla: Hadagny (The Fatal Shot) et les Pobratimi (The Bounden Brothers), qui furent insérées dans le Chambers's Journal du 22 septembre 1855. Nous citerons seulement le commencement de Hadagny:

     There is war 'tween Ostroviz and Serral:
     Yea the swords of both the tribes are shining:
     Earth six times hath drunk the blood of heroes.
     Many a widow's tears are dried already,
     More than one gray mother sheds them still.

Ainsi en Angleterre, comme en Allemagne, Mérimée fit un assez grand nombre de dupes. Mais il n'y avait pas à cela grand mérite: ceux qu'il a trompés n'étaient pas capables d'être juges en pareille matière; ceux qui, au contraire, avaient quelque compétence eurent tôt fait de démasquer le véritable auteur. Le succès de cette mystification fut un succès facile; il n'y avait pas à se vanter d'avoir abusé des gens qui ne pouvaient que l'être et qui, en somme, ne demandaient qu'à l'être.

CHAPITRE XI

«La Guzla» dans les pays slaves.

§ 1. La traduction de Pouchkine. Lettre de Mérimée à Sobolevsky.—§ 2. Chodzko. Mickiewicz et le Morlaque à Venise. Ses relations avec Pouchkine. Son cours au Collège de France. Sa conférence sur la Guzla.

§ 1

LA TRADUCTION DE POUCHKINE

Après s'être moqué de Gerhard et de Bowring, dans sa préface de 1840, Mérimée ajoutait: «Enfin, M. Pouschkine (sic) a traduit en russe quelques-unes de mes historiettes, et cela peut se comparer à Gil Blas traduit en espagnol, et aux Lettres d'une religieuse portugaise, traduites en portugais[890].»

Cette remarque nous paraît tendancieuse, non parce qu'elle venait trois ans après la mort sensationnelle du poète russe, mais parce qu'elle insinuait pour la première fois cette «restitution aux Slaves de ce qui appartenait aux Slaves» dont nous parle M. Filon[891]. En effet, Gil Blas a été traduit mainte fois dans la langue de Don Quichotte, presque toujours par de jaloux patriotes qui ont voulu reprendre le bien ravi à la nation espagnole par le señor Le Sage[892]. Mérimée qui, dès l'époque de la Guzla, connaissait bien la littérature espagnole, n'aurait pas été étonné, s'il les avait pu lire, des louanges que lui donne son biographe:

Pouchkine traduisit plusieurs pièces [de la Guzla] en russe, comme pour rendre aux Slaves ce qui appartenait aux Slaves. Ce fait donne à réfléchir. Lorsque le génie d'une grande race, représenté par son poète le plus illustre, se reconnaît dans une manifestation littéraire, personne n'a plus le droit de mépriser cette manifestation, pas même celui qui en est l'auteur[893].

L'éminent écrivain nous pardonnera si nous sommes obligé de faire sur ce point quelques réserves. De fait, le grand poète dont il parle, non seulement ne représente pas le peuple dont la Guzla prétendait être l'expression nationale, mais lui aussi, il comprit la poésie primitive comme on la comprenait dans son temps: il fut un curieux avec plus de fantaisie que de documentation, avec plus de bonne volonté que de scrupules. Un écolier de nos jours, après quelques études historiques, même superficielles, ne ferait pas une surprenante découverte s'il nous disait que, à plus d'un point de vue, Pouchkine était dépourvu de sens critique.

Tout d'abord, il faut dire qu'il existe entre le russe et le serbo-croate autant de différence qu'entre le français et le portugais. Pouchkine, malgré quelques études du serbe, n'avait pas plus de compétence pour juger de l'authenticité de la Guzla que n'en aurait eu Alfred de Musset pour décider sur un recueil de faux folklore catalan ou romanche. Il était aussi peu renseigné sur le pays d'Hyacinthe Maglanovich que l'étaient le critique de la Monthly Review ou l'honnête M. Gerhard. Nous croyons n'étonner personne: Goethe connaissait infiniment mieux que lui le caractère et l'histoire des Slaves du Danube et de l'Adriatique[894]. Il ne faut pas oublier, non plus, que toute la famille de Pouchkine parlait exclusivement le français et qu'il débuta dans la littérature en s'essayant à imiter Molière, en français.

Ensuite, il est nécessaire de faire observer que le poète de Rouslan et Lioudmila, bien qu'il fût l'un des premiers poètes russes qui s'inspirèrent des traditions populaires, avait sur le folklore des idées aussi vagues et aussi indécises que les critiques français de 1827. Suivant son dernier biographe, M. V. Sipovsky[895], il confondait la superstition et la légende, ne se souciait pas de la provenance du récit aussi bien qu'il ignorait quelle conscience le collectionneur de ballades doit mettre dans l'interprétation de ses textes et quelle fidélité il leur doit toujours garder. Mérimée, dans l'article qu'il consacra à Pouchkine plusieurs années après avoir écrit l'Avertissement de la deuxième édition, ne se trompe pas quand il dit qu'à cette époque «le beau monde de Saint-Pétersbourg n'entendait rien aux antiquités slaves», mais il exagère en prétendant que «Pouchkine n'y apporta que la curiosité un peu méprisante d'un voyageur européen qui aborde dans une île de sauvages[896]». Pouchkine, au contraire, ne manqua jamais de sympathie, d'enthousiasme même, pour la tradition populaire; l'information seule lui fit défaut, du moins dans ses premiers poèmes. Tandis que son ami Joukovsky, au lieu de recueillir de la bouche des paysans les chansons populaires russes, les RETRADUISAIT d'après la traduction française de la princesse Zénaïda Wolkonska[897], Pouchkine, tout simplement, inventait lui-même ses contes, quand, toutefois, il ne s'adressait pas au chevalier Parny. En effet, on conteste aujourd'hui l'origine populaire de Rouslan et Lioudmila; on a même trouvé des morceaux des Chansons madégasses intercalés dans la Fontaine de Bakhtchi-Saraï et qui devaient y mettre de la couleur… tartare! S'inspirant de Byron, Pouchkine chante les vampires dans ce dernier poème, tandis que la poésie populaire les ignore totalement[898].

Ces remarques faites, nous pouvons aisément comprendre que le poète russe se soit laissé mystifier par le littérateur parisien[899].

Pouchkine s'intéressait très vivement aux Serbes; ce fut une des principales raisons qui lui firent traduire la Guzla. La lutte héroïque contre la domination turque (1804-1815) avait fait sur lui presque autant d'impression que la révolution grecque en avait fait sur Byron[900]. En 1818, des propos imprudents l'ayant forcé à prendre du service à la chancellerie du général-gouverneur de la Bessarabie, il trouva dans cette province de nombreux émigrants serbes, chefs de l'insurrection de Kara-Georges. À Kichéneff, il fréquenta le général Inezoff, «ministre de la colonie bulgare», chez qui l'on rencontrait les voïvodas: Voutchitch, Nénadovitch, Jivkovitch[901]. Il put y entendre chanter des guzlars et s'informa de la traduction qui convenait aux expressions serbes[902]. Plus tard, à Odessa, il fut l'ami d'une famille dalmate, les Riznitch, qui l'initièrent aux moeurs Spartiates des Monténégrins[903].

Le souvenir de Kara-Georges massacré brutalement par les pandours, en 1817, était encore vivant. Le caractère romanesque de cet homme de génie, libérateur de son peuple et assassin de sa famille, avait captivé Pouchkine. Le 5 octobre 1820,—sept ans avant la Guzla,—il écrivit sa poésie À la fille de Kara-Georges.

            … Guerrier de la liberté,
     Couvert du sang sacré,
     Ton sublime père, criminel et héros,
     De l'horreur et de la louange digne tout à la fois[904].

C'est dans ce milieu serbe, on n'en peut douter, que Pouchkine prit connaissance du recueil de Karadjitch, dont il traduisit tant bien que mal trois chansons: le Rossignol[905], les Frères et la soeur et le commencement de la Triste ballade[906]. Il composa même, en 1832, deux prétendues chansons serbes: le Chant de Georges le Noir et le Voïvoda Miloch, où il célèbre ces deux chefs d'insurrection, d'après les données historiques qui lui avaient été fournies par des émigrants serbes[907].

De retour à Pétersbourg, en 1826, Pouchkine garda toujours le souvenir de ses amis de Kichéneff, à la stature martiale, armés de pistolets et de yataghans, ces voïvodas moustachus et réservés dont il avait imaginé plutôt qu'il n'avait compris le caractère. Aussi nous pouvons penser avec quel plaisir, disons avec quelle avidité, «le Byron russe» goûta les savoureuses ballades qu'offrait le modeste traducteur strasbourgeois; elles venaient lui révéler, croyait-il, l'âme de ces héros danubiens, ces primitifs qu'il avait vus, dont il se souvenait et qu'il regrettait de n'avoir pu connaître davantage. P. V. Annenkoff l'a déjà remarqué[908], de onze ballades de la Guzla que Pouchkine a traduites[909], cinq chantent les luttes des Serbes contre les Turcs et l'une, la sixième, les Monténégrins, la lutte contre Napoléon. C'est que le poète russe fut, sans le savoir, l'un des premiers apôtres du panslavisme et qu'il voulut, par sa sympathie pour l'indépendance des Slaves balkaniques, imiter en quelque sorte son maître anglais qui était tombé si glorieusement en combattant pour l'indépendance hellénique. Les guerres intestines, les vendettas, les histoires du mauvais oeil, l'intéressèrent évidemment beaucoup moins que les récits des nobles exploits des Christich Mladin et des Thomas II.

Aussi ses versions sont-elles plutôt des adaptations que de simples traductions. Pouchkine croit à l'authenticité de ces poésies, il en est enchanté; mais les juge-t-il bizarres en quelque endroit, trouve-t-il un détail qui lui paraît mal peindre cette nation-soeur qu'il ignorait, il abrège, coupe, taille, efface, ajoute, retouche ou polit. Il change les noms: Constantin Yacoubovich devient Marko Yakoubovitch, sa femme Miliada—Zoïa[910]. Il invente même des localités et introduit dans le Chant de Mort un village nommé Lisgor dont personne n'a jamais entendu parler. Son Hyacinthe Maglanovich ne vante plus ses talents de poète et n'exploite plus son auditoire par des ruses indignes d'un barde national. Toute cette scène scabreuse entre la belle Hélène et Piero Stamati,—cynisme inconscient des primitifs, croyait Mérimée,—est résumée habilement en six vers; l'allusion à la grossesse de la jeune femme dont nous parle le Chant de Mort est simplement supprimée. Au contraire, Pouchkine rencontre-t-il un trait «slave», «orthodoxe», voire même «cosaque», il le dégage davantage, le met en lumière et le souligne. «Bois mon sang, Christich, et ne commets pas un crime», dit le cadet des fils du vieil heyduque Christich Mladin, remarquant que son frère regardait le cadavre de leur mère «avec des yeux comme ceux d'un loup auprès d'un agneau[911]». Pouchkine adoucit l'atrocité des termes qu'emploie Mérimée et traduit: «Cher frère, bois mon sang brûlant. Ne perds pas ton âme!» Dans une autre ballade, lorsque le roi de Bosnie, le parricide Thomas II, va visiter à minuit l'église de son château où il voit une lumière étrange et entend résonner les tambours et les trompettes, «d'une main ferme il a ouvert la porte, dit Mérimée, mais quand il vit ce qui était dans le choeur, son courage fut sur le point de l'abandonner: il a pris de sa main gauche une amulette d'une vertu éprouvée, et plus tranquille alors, il entra dans la grande église de Kloutch[912]». Pouchkine christianisa, ou plutôt russifia, la dernière partie de la phrase: «Son coeur est engourdi d'horreur, mais il dit la grande prière, et entre tranquillement dans l'église de Dieu

Mérimée enviait aux écrivains russes la concision de leur langue[913]. Lui, qui était la concision même, savait mieux que personne jusqu'à quel point un écrivain français peut condenser sa phrase. Eh bien! nous croyons que le jour où il lut ses ballades illyriques dans les OEuvres complètes de Pouchkine,—car, après tout, il a dû les lire,—il s'en rendit compte une fois de plus. Nous ne trouvons pas, comme le fait le critique Annenkoff, la traduction russe de la Guzla plus expressive que l'original français[914], mais nous pensons ne pas nous tromper en disant qu'elle garde toute la précision de l'original là même où le traducteur l'a dépouillée de ce qu'il a jugé n'être pas nécessaire. Dans le Morlaque à Venise, le soldat expatrié se plaint de cette grande ville maudite: «Les femmes se rient de moi quand je parle la langue de mon pays, et ici les gens de nos montagnes ont oublié la leur[915].» Les gens de nos montagnes, Pouchkine le rend par un seul mot: nachi (les nôtres), et ce mot qui, à cette place, exprime à la fois plus d'amertume et plus de nostalgie que n'en contient la périphrase de Mérimée, ne le cède pas en clarté à celle-ci.

Le souffle vif et puissant d'un poète qui n'a pas honte de son émotion, remplace dans cette traduction l'impassibilité voulue de l'écrivain français. On y sent passer comme la main d'un nouveau maître pour rehausser les effets de ces ballades qu'on croyait déjà parfaites. Car il ne faut pas oublier que la prose de Mérimée se transforme chez Pouchkine tantôt en décasyllabes blancs qui coulent lentement, larges et réguliers, avec une dignité épique[916], tantôt en strophes courtes et rapides agrémentées de rimes qui résonnent clairement de vers en vers[917].

Pouchkine fit ces traductions entre l'automne 1832 et le printemps 1833, mais il ne les publia que deux années plus tard, dans une revue de Saint-Pétersbourg, la Bibliothèque de Lecture[918]. Quelques mois après cette publication, il les inséra au tome IV de ses Poésies, en y joignant un certain nombre de notes et une très intéressante préface[919]. Le poète russe reconnaissait avec une entière bonne foi qu'il avait cru à l'authenticité de ces ballades avant d'avoir entrepris son travail, mais qu'il avait appris plus tard qui en était le véritable auteur. Du reste, il le présenta à son public:

Ce collectionneur anonyme n'était autre que Mérimée, cet écrivain fin et original, l'auteur du Théâtre de Clara Gazul, de la Chronique du règne de Charles IX, de la Double méprise et d'autres productions des plus remarquables[920] dans la littérature française actuelle, si profondément et si piteusement tombée en décadence.

Puis il raconta comment il avait été renseigné sur l'origine de ce prétendu recueil illyrique: «J'ai voulu savoir exactement, dit-il, d'où provenait la «couleur locale» de ces poèmes. À ma prière, mon ami S. A. Sobolevsky, qui connaît Mérimée personnellement, lui écrivit à ce sujet. Il en reçut la réponse suivante:

Paris, 18 janvier 1835.

Je croyais, Monsieur, que la Guzla n'avait eu que sept lecteurs, vous, moi et le prote compris; je vois avec bien du plaisir que j'en puis compter deux de plus, ce qui forme un joli total de neuf et confirme le proverbe que nul n'est prophète en son pays. Je répondrai candidement à vos questions. La Guzla a été composée par moi pour deux motifs, dont le premier était de me moquer de la couleur locale dans laquelle nous nous jetions à plein collier vers l'an de grâce 1827. Pour vous rendre compte de l'autre motif, je suis obligé de vous conter une histoire. En cette même année 1827, un de mes amis et moi nous avions formé le projet de faire un voyage en Italie. Nous étions devant une carte traçant au crayon notre itinéraire. Arrivés à Venise, sur la carte s'entend, et ennuyés des Anglais et des Allemands que nous rencontrions, je proposai d'aller à Trieste, puis de là à Raguse. La proposition fut adoptée, mais nous étions fort légers d'argent et cette «douleur nompareille», comme dit Rabelais, nous arrêtait au milieu de nos plans. Je proposai alors d'écrire d'avance notre voyage, de le vendre à un libraire et d'employer le prix à voir si nous nous étions beaucoup trompés. Je demandai pour ma part à colliger les poésies populaires et à les traduire; on me mit au défi, et le lendemain j'apportai à mon compagnon de voyage cinq ou six de ces traductions. Je passai l'automne à la campagne. On déjeunait à midi et je me levai à dix heures; quand j'avais fumé un ou deux cigares, ne sachant que faire, avant que les femmes ne paraissent au salon, j'écrivais une ballade. Il en résulta un petit volume que je publiai en grand secret et qui mystifia deux ou trois personnes. Voici les sources où j'ai puisé cette couleur locale tant vantée: d'abord une petite brochure d'un consul de France à Banialouka. J'en ai oublié le titre, l'analyse en serait facile. L'auteur cherche à prouver que les Bosniaques sont de fiers cochons, et il en donne d'assez bonnes raisons. Il cite par-ci par-là quelques mots illyriques pour faire parade de son savoir (il en savait peut-être autant que moi). J'ai recueilli ces mots avec soin et les ai mis dans mes notes. Puis j'avais lu le chapitre intitulé Dei costumi dei Morlacchi dans le Voyage en Dalmatie de Fortis. Il a donné le texte et la traduction de la complainte de la femme d'Asan-Aga[921], qui est réellement illyrique; mais cette traduction était en vers. Je me donnai une peine infinie pour avoir une traduction littérale en comparant les mots du texte qui étaient répétés avec l'interprétation de l'abbé Fortis. À force de patience, j'obtins le mot à mot, mais j'étais embarrassé encore sur quelques points. Je m'adressai à un de mes amis qui sait le russe. Je lui lisais le texte en le prononçant à l'italienne, et il le comprit presque entièrement. Le bon fut que Nodier qui avait déterré Fortis et la ballade d'Asan-Aga, et l'avait traduite sur la traduction poétique de l'abbé, en la poétisant encore dans sa prose, Nodier cria comme un aigle que je l'avais pillé. Le premier vers illyrique est

Sclo se bieli u gorje zelenoj

Fortis a traduit:

Che mai biancheggia [là] nel verde bosco.

Nodier a traduit bosco par plaine verdoyante; c'était mal tomber, car on me dit que gorje veut dire colline. Voilà mon histoire. Faites mes excuses à M. Pouchkine. Je suis fier et honteux à la fois de l'avoir attrapé, etc.

Cette lettre, reproduite presque dans toutes les éditions du poète russe, est restée inconnue des mériméistes français[922]; nous croyons qu'il n'était pas superflu de la donner en entier, bien que nous en ayons déjà cité plusieurs passages. Remarquons toutefois qu'elle paraît avoir eu une suite que Pouchkine n'imprima pas, parce qu'elle n'avait pas trait à la Guzla. À Paris, Mérimée avait souvent soupé en compagnie de Sobolevsky[923],—qu'il appelait Boyard[924];—il est probable qu'il lui envoya à cette occasion les derniers potins de la capitale. Sans nul doute, nous lirons une collation nouvelle et complète de cette lettre dans l'édition définitive des OEuvres de Pouchkine que publie en ce moment l'Académie Impériale russe. Pour l'instant, contentons-nous de constater que, même après avoir été si bien informé sur le caractère fictif d'Hyacinthe Maglanovich, le poète d'Eugène Oniéguine, réimprimant la Notice de Mérimée, reconnut avec une parfaite loyauté: «J'ignore si Maglanovich a jamais existé. Quoi qu'il en soit, les dires de son biographe ont un charme extraordinaire d'originalité et de vraisemblance[925].»

Pour conclure, nous pourrions dire que Pouchkine n'a pas eu tort de traduire les ballades de ce barde imaginaire, et de les publier. Il n'était point un érudit, lui, et n'avait pas à compromettre sa science. Il était poète et, comme il avait trouvé la poésie dans ces ballades, qui le blâmera d'avoir su leur donner ce qui leur manquait pour être de vrais poèmes: la forme du vers? Il était artiste aussi, qui lui reprochera d'avoir su serrer davantage les récits déjà si condensés de Mérimée, d'avoir mis plus de couleur sur des dessins qui pouvaient sembler parfaits[926]?

§ 2

CHODZKO-MICKIEWICZ ET «LE MORLAQUE À VENISE

Pouchkine ne fut pas le seul poète slave qui prit la Guzla pour une collection de chants serbes authentiques. Trois ans avant lui, un jeune Polonais qui devait plus tard enseigner les littératures slaves au Collège de France, mais qui, à l'époque dont nous parlons, n'était que l'auteur de quelques poésies qui avaient fait concevoir les plus hautes espérances, Alexandre Chodzko, s'enthousiasma pour la beauté sauvage des ballades de Mérimée et en traduisit trois en vers polonais, dans un volume de ses poésies édité à Saint-Pétersbourg en 1829[927].

Vers la même époque, un compatriote et ami de Chodzko, bien plus célèbre poète celui-là, Adam Mickiewicz, se fit également l'admirateur de la Guzla. Il s'efforça de rendre en polonais le Morlaque à Venise, cette peinture délicate des mélancolies d'un Slave attiré à la grande ville, qui regrette son pays natal «comme une fourmi jetée par le vent au milieu d'un vaste étang».

M. Louis Leger qui, le premier en France, a parlé de cette traduction, nous en explique ingénieusement l'origine. «Le Byron catholique de la Pologne» se trouvait alors loin de sa chère Lithuanie, exilé dans une Venise du Nord, à Moscou (1825-1828), et il «devait éprouver une sorte d'amère volupté à mettre en vers des stances qui répondaient si bien à l'état de son âme[928]». Pendant toute sa vie de Chrétien errant, Mickiewicz fut tourmenté par le mal du pays; son plus beau poème, Messire Thaddée, débute par cette touchante apostrophe:

Lithuanie, ô ma patrie, tu es comme la santé. Combien il faut l'apprécier, celui-là seul le sait qui l'a perdue. Aujourd'hui, je vois et je décris ta beauté dans tout son charme, car je soupire après toi[929].

Dans ce Livre du pèlerin polonais dont le style biblique a inspiré les Paroles d'un croyant, le poète ne regrette pas moins le sol natal qu'il ne plaint sa nation malheureuse. La nostalgie du jeune Morlaque de Mérimée devait donc tout naturellement lui plaire; il n'est pas étonnant qu'il ait voulu l'exprimer en vers polonais.

Observons toutefois que cette traduction n'est pas sans rapports avec celle de Pouchkine[930]. À Moscou, Mickiewicz était entré en relations avec plusieurs écrivains russes en renom: les deux frères Polevoï (qui rédigeaient ensemble une revue intitulée le Télégraphe, dont le rôle peut être comparé à celui du Globe de Pierre Leroux), les poètes Boratynsky, Vénévitinoff, Pouchkine, Pogodine, le prince Viazemsky, qui tous admiraient son talent prodigieux. Dans ce milieu romantique, Mickiewicz constatait avec douleur le retard de la littérature polonaise sur celle dont Pétersbourg et Moscou étaient les principaux foyers. Les classiques de Wilna et de Varsovie, attachés à l'imitation de Delille et de Voltaire, n'avaient pas encore déposé les armes, tandis qu'en Russie la victoire de la jeune école était presque complète sur toute la ligne[931].

Mickiewicz lia plusieurs amitiés intimes dans ce pays des «Moscals» qu'il maudira si noblement, quelques années plus tard, après la sanglante répression de la Révolution polonaise. Il y avait notamment entre Pouchkine et lui une communauté singulière de pensées et d'aspirations: tous deux ils avaient le même amour de la liberté, le même culte pour Byron, et ils étaient tous deux considérés dans leurs pays respectifs comme les chefs de l'école romantique. «Pouchkine est à peu près de mon âge, écrivait Mickiewicz à son ami Odyniec (mars 1826), il a lu beaucoup et bien, il connaît les littératures modernes, il a des idées élevées sur la poésie.»—«Pouchkine, raconte Polevoï, apprécia Mickiewicz dès leur première rencontre et montra pour lui la plus grande déférence. Habitué à dominer dans le cercle de nos littérateurs, le poète russe était d'une modestie extraordinaire en présence de Mickiewicz; évidemment il s'efforçait de l'exciter à parler, et quand il exprimait lui-même une opinion, il se tournait vers lui pour obtenir l'approbation du maître. En réalité, Pouchkine, ni par l'éducation, ni par la largeur de l'érudition, ne pouvait se comparer à Mickiewicz. Il l'avouait lui-même avec une sincérité qui est toute à sa gloire… Un soir, dans une réunion donnée en l'honneur du poète russe, Mickiewicz improvisa. Pouchkine se leva brusquement de son siège et, se prenant aux cheveux, il se mit à courir par la salle en criant: «Quel génie! Quel feu sacré! Que suis-je auprès de lui[932]!»

Aussi ce fut pour Pouchkine une consolation de n'avoir pas été la seule dupe de Mérimée; il se trouvait en bonne compagnie. Dans la notice qui précède les Chants des Slaves occidentaux, il raconte, en effet, qu'il avait consulté Mickiewicz à propos de la Guzla. «Ce poète était, dit-il, un critique clairvoyant et un délicat connaisseur de la poésie slave; il ne doutait pas de l'authenticité de ces chants. Un érudit allemand avait même écrit là-dessus une dissertation considérable[933].» Il avait donc bien le droit, lui, de s'y être trompé, quand ces écrivains qu'il jugeait compétents s'y étaient laissés prendre.—En réalité, ces prétendus connaisseurs étaient aussi ignorants que lui; la «dissertation» de «l'érudit allemand» n'existe pas et n'a jamais existé; et Mickiewicz ne fut jamais un critique autorisé en matière de poésie serbo-croate. Du reste, nous en parlerons tout à l'heure.

Il conviendrait, en effet, de dire auparavant quelques mots de sa traduction du Morlaque à Venise. Malheureusement, notre connaissance imparfaite du polonais ne nous permet pas de nous étendre longuement. Le vers nous paraît être très harmonieux, mais l'ensemble offre-t-il quelque chose de remarquable? nous ne le savons pas. Toutefois, il est visible qu'à l'inverse de Pouchkine, Mickiewicz suit de très près son modèle; il traduit scrupuleusement, comme on doit traduire la véritable poésie populaire; à moins d'erreur de notre part, sa version est fidèle et, par conséquent, aussi impersonnelle que possible. Il est facile de s'en rendre compte en comparant la prose de Mérimée à celle de Christian Ostrowski, qui a RETRADUIT en français le Morlaque à Venise, dans sa traduction des OEuvres poétiques de son grand compatriote[934].

Un des biographes de Mickiewicz, M. Piotr Chmielowski, affirme que le Morlaque fut mis en vers en 1828[935]. Nous ne savons ni où, ni quand cette traduction fut publiée pour la première fois. Le plus ancien texte que nous en connaissons est de 1844: Morlach w Wenecyi (z serbskiego); il se trouve aux pages 127-129 du tome IV des Pisme Adama Mickiewicza (Poésies), na nowo przejrzane, Paryz, w drukarni Bourgogne et Martinet, przy ulicy Jacob, 30.

Mais revenons à notre poète, autorité en matière de poésie serbo-croate. M. Leger remarque très justement que Pouchkine avait raison de regarder Mickiewicz comme un très grand poète, mais qu'il avait tort de le considérer comme un bon connaisseur de la poésie serbe. Toutefois, M. Leger se trompe quand il dit que «Mickiewicz ignora toujours la réponse de Mérimée à Pouchkine» et qu'il ne sut jamais qui était le véritable auteur du Morlaque[936]. S'il est vrai que dans une édition de ses oeuvres publiée à Varsovie en 1858 (trois ans après la mort de l'auteur), le Morlaque à Venise figure encore comme une pièce «traduite du serbe», il est également vrai que, dès 1841, le poète polonais avait parlé de la Guzla comme d'un ouvrage apocryphe. C'est de cette appréciation que nous voulons dire quelques mots.

* * * * *

Par un arrêté ministériel du 8 septembre 1840, Mickiewicz fut nommé chargé de cours au Collège de France. Qu'on nous pardonne un léger détour; cela nous permettra de mieux comprendre à quel étrange professeur avaient affaire les auditeurs du Collège de France, combien il s'entendait aux matières dont il traitait et combien peu il s'en souciait. Il habitait depuis dix ans Paris, mais occupait au moment de cette nomination la chaire de littérature latine à l'Académie de Lausanne. Ses amis français, notamment Paul Foucher (beau-frère de Victor Hugo), avaient organisé une véritable campagne en sa faveur auprès de Victor Cousin, alors ministre de l'Instruction publique. À la suite de ces démarches, une chaire des langues et des littératures slaves fut créée à Paris, la première de ce genre en Europe. Dans l'exposé des motifs du projet de loi pour cette création, présenté à la Chambre des députés, le ministre disait:

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