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"La Guzla" de Prosper Mérimée

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Dira-t-on que nos fabliaux (dont M. Legrand vient de nous donner un choix qui lui fait tant dhonneur) nétaient en effet que des romances chantées par les ménétriers, et dont les airs, probablement peu faits pour en perpétuer la mémoire, sont, ainsi que ces petits poèmes, insensiblement tombés dans loubli?… Le contraire se prouve par les chansons amoureuses de Thibaut, comte de Champagne, dEnguerrand de Coucy et autres, dont les airs ont passé jusquà nous, ainsi que leurs chansons.

En attendant que cette question, faite pour inviter quelque plume plus exercée dans ce genre que celle de léditeur, soit décidée, il fera des voeux pour que les littérateurs et les amateurs des anciennes romances répandues, ne dût-ce être que parmi le peuple de nos différentes provinces, les communiquent au public, ainsi quil en donne lexemple en insérant celle qui suit dans un recueil, dont le but est de rassembler les parties ou négligées ou presque oubliées servant à lhistoire ou aux belles-lettres de la nation[255].

Le spécimen inséré était une «ancienne romance picarde», le Comte Orry et les nonnes de Farmoutier:

     Le comte Orry disait, pour ségayer,
     Quil voulait prendre le couvent de Farmoutier,
     Pour plaire aux nonnes et pour les désennuyer, etc.[256].

Dans une note, léditeur reconnaissait qu «il ne restait de cette romance, que lon croit du XIVe ou du XVe siècle, que quelques fragments, dont la singularité a paru assez piquante, pour engager M. D. L. P. à tenter den remplir les lacunes et den rajeunir à peu près le langage. Il a cru même devoir en conserver lair sur lequel il a autrefois entendu chanter et danser ces mêmes fragments, dans la Picardie[257]».—Et il insérait une pièce en plus, le Convoi du Duc de Guise, «romance ou chanson des rues».

Un autre amateur de la ballade britannique essayait vers la même époque den transplanter quelques-unes en France. Ce nétait autre que Florian. Il traduisit le Vieux Robin Gray de lady Lindsay; cette charmante ballade dorigine récente et nullement campagnarde était un pastiche adroitement calqué sur un sujet traditionnel et adapté à un vieil air écossais: sous le couvert de lanonymat, elle passa longtemps pour une ballade populaire authentique[258]. Les paroles de Fiorian furent mises en musique par Martini, lauteur de Plaisir dAmour; cette traduction obtint un grand succès en France. En 1816, Mme Charles la chantait à Lamartine, et le poète du Lac, trente ans plus tard, déclarait dans une page de Raphaël quil ne pouvait entendre sans pleurer les vers de cette touchante ballade:

     Quand les moutons sont dans la bergerie,
     Quand le sommeil aux humains est si doux,
     Je pleure, hélas! les chagrins de ma vie,
     Et près de moi dort mon vieil époux[259].

Pardonnons à Florian davoir cru lembellir en éliminant de parti-pris ce qui en faisait la «couleur locale» et la valeur expressive. (Loriginal, par exemple, porte «ronfle» au lieu de «dort».) Faisons-lui plutôt honneur davoir été lun des premiers et lun des rares qui surent comprendre au XVIIIe siècle le charme de ce genre naïf.

Mais le Français qui le premier exprima des idées claires sur la ballade anglaise et prononça le nom de Percy, ce fut Albin-Joseph-Ulpien Hennet, lauteur de la Poétique anglaise (Paris, 1806, 3 vol.). «Les Anglais nomment ballade ce que nous appelons romance: cest le récit, mis en chanson, dune aventure amoureuse et triste. La ballade a, chez eux, un style plus simple, plus naturel, une couleur plus sombre; il sy mêle quelquefois des esprits, des revenants, etc.»

Telle est la définition de la ballade anglaise que donna Hennet dans son ouvrage où se trouvait un chapitre spécial consacré à ce genre de poèmes[260]. Il cita comme des plus fameuses: la Chasse dans les monts Cheviot et les Enfants dans la forêt, sans oublier les ballades qui célèbrent les exploits de Robin Hood, Gilderoy et Adam Bell; il en loua surtout la simplicité de la forme et déclara quelles avaient toujours beaucoup de succès auprès du public anglais, et quon les récitait encore dans les rues de Londres. «Percy, disait-il en terminant, a recherché toutes les anciennes ballades anglaises, écossaises et irlandaises et, en rajeunissant le style, en a fait un recueil.»

L'année suivante, le Conservateur[261] et le Magasin encyclopédique[262] saluèrent lapparition dune nouvelle édition des Reliques of Ancient English Poetry, augmentées cette fois dun quatrième volume.

En 1808, les Archives littéraires de lEurope donnèrent pour la première fois en France, à ce quil paraît, la traduction intégrale dun morceau des Reliques. Cétait lhistoire de Christabelle et Sir Cauline. «Nous avons cru, disait son traducteur, que cette ballade pourrait intéresser, même aujourdhui, par la noble simplicité et la naïveté touchante qui y régnent[263].»—Notons encore, en passant, une «Lettre de M. Charles Villers à M. Millin, sur un Recueil danciennes poésies allemandes», publiée en tête du cahier de septembre 1810, du Magazin encyclopédique.

Nous voici arrivés à un ouvrage qui sous bien des rapports eut une importance capitale: cette importance il aurait pu lavoir également pour la poésie populaire si son auteur leût aimée davantage. En 1810, Mme de Staël fit imprimer la première édition de ce livre si retentissant De lAllemagne, auquel il nous faut presque toujours remonter quand il sagit du romantisme. Il va sans dire quelle y consacra une large place aux «romances» de Bürger, de Goethe et de Schiller. Elle en fit un grand éloge et ces louanges ainsi données firent que Millevoye, Victor Hugo et Émile Deschamps composèrent des ballades[264]. Mais Mme de Staël ne se prit jamais denthousiasme pour la poésie populaire doù la «romance» littéraire était cependant sortie. «Il y a des improvisateurs parmi les Dalmates, disait-elle dédaigneusement, les sauvages en ont aussi[265].» Aussi ne consacra-t-elle au recueil de Herder que ces quelques lignes assez froides:

Herder a publié un recueil intitulé Chansons populaires; ce recueil contient les romances et les poésies détachées où sont empreints le caractère national et limagination des peuples. On y peut étudier la poésie naturelle, celle qui précède les lumières. La littérature cultivée devient si promptement factice, quil est bon de retourner quelquefois à lorigine de toute poésie, cest-à-dire à limpression de la nature sur lhomme, avant quil eût analysé lunivers et lui-même. La flexibilité de lallemand permet seule peut-être de traduire ces naïvetés du langage de chaque pays, sans lesquelles on ne reçoit aucune impression des poésies populaires; les mots, dans ces poèmes, ont par eux-mêmes une certaine grâce qui nous émeut comme une fleur que nous avons vue, comme un air que nous avons entendu dans notre enfance: ces impressions singulières contiennent non seulement les secrets de lart, mais ceux de lâme où lart les a puisés. Les Allemands, en littérature, analysent jusquà lextrémité des sensations, jusquà ces nuances délicates qui se refusent à la parole, et lon pourrait leur reprocher de sattacher trop en tout genre à faire comprendre linexprimable[266].

Puis, elle passa aux autres ouvrages de Herder qui lintéressaient davantage. Henri Heine, qui entreprit plus tard de compléter, dans un nouveau livre De lAllemagne, les informations littéraires de Mme de Staël, reprocha vivement à son illustre devancière davoir si peu parlé de la poésie populaire et du culte quont les Allemands pour ce genre[267].

Les Espagnols, les premiers, eurent les honneurs dune traduction de leurs poésies nationales en français: au mois de juillet 1783, la Bibliothèque universelle des Romans avait publié un choix de romances relatives au Cid, choix qui aurait dû beaucoup intéresser les admirateurs toujours nombreux de Corneille. Mais cette traduction passa presque inaperçue, et lEspagne attendit le jour où, mieux connue, elle serait plus justement estimée. Les guerres de Napoléon dabord, et plus tard le succès du Dernier des Abencérages et de Don Juan vont contribuer puissamment à remettre en faveur le pays de Gil Blas.

Il nous paraît, toutefois, que ce fut par l'intermédiaire de l'Allemagne que le Romancero devint à la mode en France; les premiers ouvrages français relatifs à ce sujet ne sont, en effet, que des traductions de l'allemand ou des travaux qui procèdent d'études antérieures allemandes: tel l'Essai sur la littérature espagnole (Paris, 1810, in-8°), telles: l'Espagne en mil huit cent huit, par J.-F. Rehfues, trad. de l'allemand en 1811 (Paris, Treuttel et Wurtz, 2 vol. in-8°), et l'Histoire de la littérature espagnole, traduite de l'allemand de Friedrich Bouterwek (Paris, 1812, in-8°), tel enfin l'ouvrage bien connu De la littérature du Midi de l'Europe de Simonde de Sismondi, livre entièrement écrit d'après les travaux allemands[268].

En 1814, parut la première traduction du Romancero du Cid en vers français: le Cid, romances espagnoles imitées en romances françaises, par le baron A. Creuzé de Lesser (1771-1839), auteur d'un curieux Voyage en Italie (1804) dans lequel il avait vivement attaqué les antiquités classiques, et d'un poème épique qui, s'il n'est pas une oeuvre de valeur, a du moins son intérêt comme un signe des temps, les Chevaliers de la Table ronde, poème en vingt chants (1812; trois éditions).

Il va sans dire que Creuzé de Lesser ne conserve pas la couleur locale de ses originaux. «Il en a peur, dit M. Gustave Lanson: tout leffarouche, tout ce qui nest pas au goût français de 1810, le brutal, le populaire, le surnaturel et, il faut bien le dire, aussi le naturel. Il demande grâce dans sa Préface pour le détail singulier des moeurs, qui pourrait étonner; mais il a eu soin de ne pas laisser grandchose qui étonne[269].» Après avoir étudié cette traduction, M. Lanson conclut de la façon suivante: «Dun bout à lautre de ses traductions, le pauvre écrivain travestit inconsciemment loriginal espagnol, même quand il croit le rendre exactement… Les idées conventionnelles du goût classique collent, si je puis dire, au langage ramassé dans les tragédies et dans la poésie du temps, et Creuzé de Lesser, malgré ses bonnes intentions, amène les unes avec les autres, si bien que le Romancero du Cid se recouvre dun faux vernis qui date déplorablement[270].»

Il nous semble pourtant que léminent critique juge un peu trop sévèrement le bon traducteur; il le juge surtout en se plaçant au point de vue daujourdhui. Si Creuzé de Lesser nous paraît peu avancé sur son temps, il le paraissait bien davantage à ses contemporains. Citons dabord cette Préface où il a exposé les principes qui ont guidé sa traduction: louvrage est dédié aux membres de lAcadémie de Madrid. «Puissiez-vous, Messieurs, leur dit-il, juger que je nai point dénaturé la singulière énergie et la merveilleuse simplicité de ces romances presque autant antiques que le héros… Même en y laissant bien des choses hasardées pour la délicatesse française, jai tâché de conserver tout ce quelles offrent de remarquable.» Citons ensuite lopinion dun critique du temps, M. Dussault, du Journal des Débats, qui, sil na point de haine pour la romance espagnole, sirrite cependant contre son traducteur français auquel il reproche de navoir pas eu assez le souci de ses lecteurs.

Je ne range point lauteur de ce recueil parmi les romantiques, écrivait-il; il nest pas, ce me semble, de la confrérie; il fait des vers et non pas des systèmes. Il est permis au talent de chercher partout des sujets et de mettre à profit les richesses de toutes les littératures du monde… Voyez M. de Sismondi traduisant en prose quelques-unes de ces mêmes romances que M. de Lesser vient de mettre en vers: il en déguise la platitude, il en adoucit la rudesse, il en polit la grossièreté, il ennoblit les détails trop bas; il orne les endroits trop nus; il retranche, il ajoute, etc… M. de Lesser na pris soin ni deffacer, ni de farder et dembellir[271].

Et le critique blâma sévèrement le poète-traducteur dêtre allé jusquà «respecter des traits quon supporterait tout au plus dans nos chansons de rue». Malheureusement pour le pauvre M. de Lesser, quelques années plus tard, on ira si loin dans ce sens que ses timides essais ne paraîtront pas plus romantiques que ne létaient les poèmes sentimentaux du «genre troubadour».—Nous nous trompons, les révolutionnaires littéraires de 1824 sauront les distinguer, et ce sera Émile Deschamps lui-même, le futur traducteur du Cid qui, dans la Muse française, rendra, le premier, hommage à son prédécesseur[272].

La vogue des «choses dEspagne», qui caractérise non seulement le romantisme français, mais aussi celui des Anglais, des Allemands et des Russes, était maintenant inaugurée. Le Romancero sera très estimé par le Conservateur littéraire des frères Hugo (1819-1821), par la Minerve littéraire, (plus tard lAbeille) à laquelle un certain L. Rincovedro (est-ce un pseudonyme?) fournira de longs et de curieux articles sur la littérature espagnole, dans lesquels se trouvent déjà signalées les étranges libertés de Victor Hugo à légard de lEspagne. Il sera mis à la mode surtout par la collection publiée en 1821 par Abel Hugo: Romancero e historia del rey de España don Rodrigo, qui fut, sil faut en croire Sainte-Beuve, le seul livre espagnol que posséda Victor Hugo[273]! En 1825 paraîtra le Théâtre de Clara Gazul de Mérimée; en 1826, Chateaubriand fera enfin imprimer son Dernier des Abencérages, ce «premier témoignage rendu par lécole romantique à un pays si inconnu[274]» (il lavait écrit en 1809). En 1828, Émile Deschamps publiera sa traduction du Romancero, très belle mais assez fantaisiste, dans ses Études françaises et étrangères, et la fera précéder dune préface romantique qui est restée fameuse[275]. Viendront ensuite Alfred de Musset avec ses Contes dEspagne et dItalie, Théophile Gautier avec Tra-los-Montes, puis toute une série dautres ouvrages, avant quen 1845 Mérimée ne commence la période naturaliste avec sa Carmen[276].

Vers 1820, on se mit en France à étudier avec plus dardeur la poésie populaire des pays étrangers. Jean-Alexandre Buchon, historien estimable (1791-1846), publia en 1821, deux ans avant le recueil de Claude Fauriel, un article relatif aux chants populaires des Grecs modernes, dans le Constitutionnel; deux ans plus tard il revenait sur le même sujet dans le Mercure du XIXe siècle[277].—Le baron d'Eckstein, philosophe bien connu, donna en 1823 trois articles sur les Eddas Scandinaves, dans les Annales de la littérature et des arts, journal de la Société des Bonnes-Lettres[278].

Cette même année 1823, Claude Fauriel achevait, pour le faire paraître en 1824-25, chez Firmin Didot, le premier recueil dans ce genre qui fût publié en France, les Chants populaires de la Grèce moderne (2 vol.; texte original et traduction française en regard). Malgré son caractère scientifique, cet ouvrage obtint un succès presque exclusivement littéraire: ce qui nétonnera pas si lon se rappelle que son auteur, avant de le publier, avait déjà contribué au mouvement romantique par son influence sur Manzoni, dont il traduisait les tragédies après les avoir inspirées[279].

Chez cet original quétait Fauriel, «lhomme de goût, lhomme délicat et sensible se retrouvait jusque dans lérudit en quête du fond et dans linvestigateur des moeurs simples[280]». Son amour pour lâge où la poésie spontanée et naturelle sépanchait librement était des plus entiers et des plus sincères. Il est difficile cependant de prétendre que, par une sorte dintuition géniale, il ait pu comprendre tout le charme du primitif, sans y avoir été amené par des influences étrangères. Mais à qui dut-il ce goût des choses du passé, à quelles sources exactes puisa-t-il «cette intelligence historique des poésies et chants nationaux»? Cest ce quil est également difficile de dire. Il voyait dans cette aptitude à se faire une âme primitive, lune des meilleures et des plus importantes qualités de lhistorien littéraire. Les études aussi nombreuses quapprofondies, poursuivies pendant de longues années, mais sans plan nettement déterminé, firent que, malgré son savoir extraordinaire, il ne commença à produire quaprès la cinquantaine[281]. Son esprit se forma lentement, mais sûrement: et si cette méthode ne lui permit pas darriver plus rapidement au but, du moins il lui dut davoir pu fondre en lui toutes les influences quil avait reçues. Ces influences furent nombreuses: depuis celle quexerça sur lui son premier maître, La Tour dAuvergne,—qui nétait pas seulement le premier grenadier de la République, mais encore lun des meilleurs érudits de province que la France eût alors[282],—jusquà celle de son ami Guillaume de Schlegel. Mais tout ce quil a dû à ces influences, il la fait si sien que parfois on a peine à croire quil ait imité; et, là même où il nest, en réalité, que le vulgarisateur des idées allemandes, on ne peut se défendre de lui concéder le privilège de loriginalité.

Démêler dune façon précise quelles furent les origines des Chants grecs, est chose impossible. Contentons-nous de reconnaître à leur éditeur le mérite davoir mis au point les idées vagues et flottantes quon avait alors en France sur la poésie populaire; il a montré que létude de cette poésie avait un but véritable et quil y fallait apporter une méthode.

On se demandera peut-être comment Fauriel fut amené à commencer par la Grèce ses investigations sur la littérature primitive. M. Galley, son dernier biographe, nous lexplique: Fauriel, à loccasion de ses recherches sur les origines de civilisations néo-latines, et sur le moyen âge provençal et italien, avait dû se reporter souvent à lhistoire littéraire des pays grecs de lempire dOrient. En ce qui concerne létude de la langue grecque vulgaire, il avait dû rechercher avec ardeur les documents nécessaires: les chants et les récits du peuple. Cest de cette étude que son livre est sorti[283]. «Le long Discours préliminaire et les commentaires qui précèdent les textes ne laissent aucun doute sur le soin que Fauriel apporta à ce travail de philologue, dexégète et dhistorien. Établir les textes sur des copies souvent incorrectes où lon avait figuré la prononciation, conserver cependant la saveur des dialectes particuliers et respecter les idiotismes était déjà une tâche difficile[284].» Mais Fauriel ne sarrête pas là. Il compare ces textes aux romans grecs du moyen âge, aux autres documents dune littérature populaire de cette époque, aux vestiges dune littérature populaire antique signalés dans les oeuvres venues jusquà nous.—Une partie de ce Discours, la plus considérable peut-être, est lobservation attentive des conditions sociales dans lesquelles se développe la littérature populaire.

Entre les arts qui ont pour objet limitation de la nature, disait-il, la poésie a cela de particulier que le seul instinct, la seule inspiration du génie inculte et abandonné à lui-même y peuvent atteindre le but de lart, sans le secours des raffinements et des moyens habituels de celui-ci, au moins quand ce but nest pas trop complexe ou trop éloigné. Cest ce qui arrive dans toute composition poétique qui, sous des formes premières et naïves, si incultes quelles puissent être, renferme un fond de choses ou didées vraies et belles. Il y a plus: cest précisément ce défaut dart ou cet emploi imparfait de lart, cest cette espèce de contraste ou de disproportion entre la simplicité du moyen et la plénitude de leffet, qui font le charme principal dune telle composition. Cest par là quelle participe, jusquà un certain point, au caractère et au privilège des oeuvres de la nature, et quil entre dans limpression qui en résulte quelque chose de limpression que lon éprouve à contempler le cours dun fleuve, laspect dune montagne, une masse pittoresque de rochers, une vieille forêt; car le génie inculte de lhomme est aussi un des phénomènes, un des produits de la nature[285].

Les Chants grecs obtinrent un très vif succès et servirent en même temps deux causes: lindépendance hellénique et la littérature romantique.

Nous parlerons peu de la première. Rappelons que, sous linfluence de Byron, lOrient et la Grèce rentrèrent en faveur auprès des poètes et des peintres de la Restauration. «Le romantisme aperçut, dans le ciel enflammé, du côté où le soleil se lève, des Grecs un peu trop magnifiques, des Turcs un peu tartares; on ne sait ce quil a le plus admiré, de lhéroïsme des uns ou de la férocité des autres. La garde-robe et le coffre-fort des Palikares étaient un magasin daccessoires où lon pouvait puiser, à pleines mains, des broderies lyriques et épiques, bien propres à faire oublier les toges, les casques et les cothurnes de Ducis et de Baour-Lormian. Avec un enthousiasme farouche, les romantiques mirent au pillage la bijouterie levantine[286].» Et, chose prodigieuse, ces sympathies des littérateurs et des artistes, ce déluge de dithyrambes, dodes, délégies, de peintures, de lithographies, provoquèrent la création de comités philhellènes, de quêtes au profit des insurgés[287], entraînèrent enfin le gouvernement lui-même et aboutirent à lintervention européenne en faveur de la Grèce, à Navarin, lune «des plus mémorables victoires quait remportées la littérature». Au moment où parurent les Chants populaires de la Grèce moderne, Pouqueville, ancien consul de France auprès dAli-Pacha, donna son Histoire de la régénération de la Grèce. Ces deux livres ont été les deux sources littéraires du philhellénisme romantique[288]. Lamartine leur doit son Dernier chant du pèlerinage de Childe-Harold. Hugo sest directement inspiré de Fauriel dans les Orientales[289]. Les poètes de troisième ordre, comme Népomucène Lemercier, et de cinquième ordre, comme Léon Halévy, mirent simplement en vers français la prose de Fauriel, sans beaucoup de bonheur toutefois. «On na pas oublié, écrivait Mérimée après la mort de Fauriel, sa belle traduction des Chants klephtiques, et je ne crois pas me tromper en disant quune partie de lintérêt quexcita en France linsurrection grecque était due à cette traduction et à lexcellente préface quil y avait ajoutée. Bien des gens qui regardaient les Grecs comme un peuple de rusés intrigants les reconnurent daprès M. Fauriel pour des héros continuateurs de leurs ancêtres[290].»

Dautre part, le recueil des Chants grecs inaugura en France létude de la poésie populaire, étude qui prit une double direction: scientifique et littéraire. Le Globe, qui mobilisait alors les forces romantiques, consacra au nouvel ouvrage quatre articles du doux philosophe Théodore Jouffroy[291].

M. Fauriel, y disait-on, familiarisé depuis longtemps avec cette sorte de recherches où la littérature et lhistoire se commentent lune par lautre, a conçu lheureuse idée de recueillir, au profit des lettres, ces chants populaires des Grecs modernes et den tirer, pour linstruction de lhistoire, des renseignements irrécusables sur leur condition politique et civile, leurs habitudes domestiques et religieuses, et les principaux événements qui avaient, avant linsurrection, signalé leur existence nationale. Il en est résulté un livre où tout est neuf, et que les littérateurs et les historiens se disputeront, parce quil offre à ceux-là un monument poétique de la plus grande originalité, et à ceux-ci des documents authentiques sur un peuple inconnu que lEurope vient de découvrir au milieu de la Méditerranée. Tel est louvrage de M. Fauriel[292].

À létranger, le succès fut également vif; le 10 juillet 1824, Goethe écrivait à Mlle Thérèse von Jakob: «Louvrage annoncé: Chants populaires de la Grèce moderne, par Fauriel, est paru; ainsi nos voisins nous ont dépassés sur un terrain où nous autres Allemands tâtonnions depuis des années déjà[293].»

Une traduction anglaise, deux traductions allemandes (dont lune par le poète bien connu Wilhelm Müller), enfin, une traduction italienne, attestent mieux que toute autre chose le succès universel de Fauriel.

Avant de parler de linfluence littéraire des Chants grecs, disons que leur éditeur exerça une influence directe et personnelle sur plus dun de ses contemporains et particulièrement sur ses jeunes amis J.-J. Ampère et Prosper Mérimée[294].

Toute une collection de traductions, dimitations des poésies étrangères de toutes espèces, suivit les Chants populaires de la Grèce moderne. Ce fut ce folklorisme romantique qui réhabilita Perrault, le vieux conteur national qui avait puisé le premier au fond des traditions populaires. Charles Nodier se fit le champion des charmants Contes de fées[295]. Quelques années plus tard, Théophile Gautier proclama Peau dâne le «chef-doeuvre de lesprit humain, quelque chose daussi grand dans son genre que l'Iliade et lÉnéide[296]», tandis que Gérard de Nerval appelait son auteur «le seul écrivain vraiment national de tout le XVIIe et le XVIIIe siècle[297]».

En même temps que les Chants grecs parut une sorte de roman historique, le Tableau slave du cinquième siècle, par la princesse Zénaïda Wolkonska, étalage de mythologie slave daprès lhistorien russe Karamzine. Ce Tableau nest pas beaucoup plus vrai que le Czar Démétrius de M. de La Rochelle, mais il est intéressant à cause de quelques poésies populaires russes que son auteur avait intercalées dans le texte[298].

Quelques mois seulement après louvrage de Fauriel parurent les Ballades, légendes et chants populaires de lAngleterre et de lEcosse, par sir Walter Scott, Thomas Moore, Campbell, etc., traduits par A. Loève-Veimars (Paris, 1825, in-8°, pp. 413). Cette traduction, faite en prose, obtint un très grand succès. Le Globe, après avoir fait certaines réserves sur le choix des morceaux, loua le recueil «qui nous révèle un genre de poésie anglaise peu connu encore chez nous, et qui contient des pièces de grande originalité[299]». Et, dans les Annales de la littérature et des arts, Edmond Géraud ne proposait rien moins que de faire pour la France un recueil de même nature:

Cest surtout en lisant cette collection de ballades étrangères, disait-il, que nous avons regretté plus dune fois quil ne soit tombé dans la pensée daucun homme de goût de faire aussi quelques voyages à travers nos provinces, avec le projet dy recueillir nos chansons historiques et ces vieilles romances qui se chantent encore dans nos veillées de village, ou dans les travaux de la campagne. Un tel projet ne pourrait paraître tout à fait inutile quà ces esprits dédaigneux qui se sont depuis longtemps accoutumés à croire que toutes les sources littéraires résidaient uniquement dans les bibliothèques de Paris. Mais les hommes enclins à penser que les traditions des vieux temps, que la trace de certaines superstitions ou le souvenir de certaines catastrophes locales, font aussi partie de lhistoire poétique dune nation, ces hommes-là, disons-nous, accueilleront sans doute avec un vif intérêt un recueil de chants populaires, traduits des différents patois que lon parle encore dans quelques parties de la France…

Dailleurs, combien de beautés nouvelles, combien de situations attachantes dorment peut-être au fond de cette littérature des hameaux, qui, pour avoir ses racines dans notre propre sol, nen demeure pas moins encore beaucoup trop ignorée parmi nous. Le talent ne doit rien dédaigner: il est probable, comme lobserve fort bien Mme de Staël (sic), que les événements racontés dans l'Iliade ou dans lOdyssée, étaient chantés par les nourrices avant quHomère en fît le chef-doeuvre de lart… Qui peut prévoir ce quun homme doué dune vive imagination apercevrait dans tel récit de nos filandières des Vosges ou des Pyrénées? Nous avons remarqué, pour notre compte, une foule de chansons languedociennes et surtout des rondes gasconnes, où se trouvent, parmi des détails de moeurs très piquants, des sujets de contes ou de ballades, dont pourrait tirer le plus grand parti ce petit nombre de nos poètes qui ont su se garantir du pathos à la mode, et qui sentent encore le mérite d'une simplicité ornée[300].

Cette même année 1825 parurent encore: les Chants héroïques des montagnards et matelots grecs, de Népomucène Lemercier, avec une Suite aux chants héroïques grecs; le Chansonnier alsacien , publié à Strasbourg par C.F. Hartmann; une nouvelle traduction d'Ossian, due à de Saint-Ferréol.

Voulez-vous connaître l'esprit public d'un peuple? écrivait le Journal de la Littérature à propos du recueil Hartmann; lisez ses chansons populaires; je ne parle pas de celles qu'on lui chante, mais de celles qu'il fait lui-même et qu'il chante. Êtes-vous en province, à la campagne? écoutez la chanson du laboureur, du jardinier, de la fille du fermier, de la fileuse; dans une ville de commerce? entendez les chants qui retentissent dans les ateliers, dans les places et sur les ports… C'est surtout dans le département du Rhin et dans l'idiome allemand que l'on peut se convaincre de la vérité de ces observations, et l'on s'aperçoit facilement, par le choix même du recueil que nous annonçons, que ces chansons sont en possession de plaire, et M. Hartmann n'a pas eu d'autre intention que de charmer les loisirs de ses concitoyens, en leur offrant ces étrennes agréables. Nous pouvons assurer, d'après nos connaissances locales, qu'il a parfaitement réussi et qu'il y a peu d'almanachs chantants, de chansonniers et de collections de ce genre qui soient faits avec plus d'à propos et de goût[301].

À la même époque, Augustin Thierry insérait des ballades anglaises dans les «notes et pièces justificatives» qui accompagnent son Histoire de la Conquête de l'Angleterre (1825); Sénancour publiait un article sur les Chansons populaires chez quelques orientaux [Chinois], article probablement composé à l'aide de quelque traduction allemande. La conclusion à laquelle aboutissait l'auteur d'Obermann est assez intéressante pour être citée: «Il nous manque, dit-il, des chants vulgaires, doucement nourris dune politique vraie, ou même de sentiments religieux exempts de puérilités supersticieuses[302].»

En 1826 virent le jour: les Contes populaires allemands de J.-Ch.-A. Musäus, les Ballades et chants populaires de la Provence traduits en prose française par Marie Aycard, les Chants populaires des frontières méridionales de lEcosse par sir Walter Scott, traduits par Artaud[303], ouvrage connu de Mérimée et mentionné—très discrètement—dans la Guzla.

En 1827: les Contes du gay savoir, les fabliaux, ballades et traditions du moyen âge, publiés par Ferdinand Langlé, recueil qui obtint un certain succès littéraire, malgré son caractère scientifique[304]; les Poésies européennes de Léon Halévy, traduction de ballades étrangères, dont plusieurs russes, tchèques et polonaises; les Mélodies romantiques, «choix de nouvelles ballades de divers peuples», livre où se trouve même une pièce serbe; les _Ballades allemandes, _traduites par Ferdinand Flocon; enfin, la Guzla.

Durant cette époque, on le verra au paragraphe suivant, la poésie populaire des Serbo-Croates ne resta pas inconnue ni du public français en général, ni de Prosper Mérimée en particulier.

Si nous jetons un coup doeil sur ce qui précède, nous constaterons quà la veille de la grande bataille romantique, la poésie populaire ne plaisait en France quà la condition dêtre étrangère. On fit bon accueil aux chants grecs quoffrait Fauriel, aux ballades écossaises traduites par Artaud, aux ballades allemandes, Scandinaves, anglaises, aux romances espagnoles, aux chants serbes; mais presque personne ne sintéressa à la poésie populaire française. Peu nombreux furent ceux qui songèrent à sinspirer de la littérature nationale du moyen âge, qui est, on le sait, un produit aussi collectif, anonyme, impersonnel que lest la vraie littérature populaire[305]. «Cela doit paraître une chose étrange, dit le professeur américain Henry A. Beers, lorsquon se rappelle que la littérature française du moyen âge fut la plus influente de lEurope et quelle contient, depuis la Chanson de Roland jusquau Roman de la Rosé et Villon, le plus riche trésor de sujets romantiques: chroniques, chansons de geste, romans d'aventures, fabliaux, lais, légendes de saints, homélies, miracles, chansons, farces, jeus partis, pastourelles, ballades,—bref, tous les genres cultivés au moyen âge. Il est vrai que cette littérature ne resta pas sans exercer une certaine influence sur les romantiques de 1830. Théophile Dondey écrivit un poème sur Roland; Gérard de Nerval célébra la naïveté et la couleur nationale des chansons populaires de la Touraine; mais ce fut tout ou presque tout. Les principales inspirations vinrent de létranger[306].»

On pourrait ajouter plus dun nom à la liste de M. Beers, mais la conclusion resterait sensiblement la même. Du reste, ce manque de sympathie envers le passé de leur pays fut de bonne heure reproché aux romantiques français. Déjà en 1814, le classique Dussault écrivait dans le Journal des Débats: «Si la chanson du Roi Dagobert était louvrage de quelque Anglais ou Allemand, elle enchanterait probablement toute lécole romantique[307].» Quelques années plus tard, Henri de Latouche adressait le même reproche aux jeunes novateurs: «Ce nest pas ainsi, disait-il, que les Allemands ont agi envers leur pays: écouter dans leurs chants laccent de la patrie et songer à la vôtre[308].» En vain Edmond Géraud regrettait-il «quil ne soit tombé dans la pensée daucun homme de goût de faire quelques voyages à travers nos provinces, avec le projet dy recueillir nos chansons historiques et ces vieilles romances qui se chantent encore dans nos veillées de village ou dans les travaux de la campagne[309]». Ce sera en 1840 seulement que M. de La Villemarqué publiera son Barzaz-Breiz, la première collection de la poésie populaire indigène.

§ 5

LA BALLADE POPULAIRE SERBO-CROATE

Les chants «illyriens»—on peut presque le dire—étaient célèbres avant davoir été connus. En 1768, Klopstock, quils intéressaient, proposait quon en fît un recueil. Goethe en traduisait en 1775, Herder en 1778, Walter Scott en 1798. Corinne, où Mme de Staël parlait des «improvisateurs dalmates», est de 1807. Dès 1813, Nodier soccupait de ces improvisateurs. La même année, comme nous le verrons ailleurs, Byron témoigna avoir entendu parler des «chants bosniaques».

Pourtant, les textes que lon possédait nétaient ni tous authentiques, ni assez nombreux, ni publiés avec exactitude, ni fidèlement traduits: leurs éditeurs avaient toujours pris le soin de les «embellir» et de les «polir» avant de les livrer au public. En 1814 seulement parut le premier Recueil de chants populaires slavo-serbes; la publication en était due au célèbre collectionneur Vouk Stéphanovitch-Karadjitch[310].

Fils de parents pauvres né en 1787 dans un petit village de la Serbie, Karadjitch étudia quelque temps dans un monastère et devint secrétaire dun des voyévodas de Kara-Georges pendant linsurrection contre les Turcs. Deux ans plus tard, en 1806, son protecteur ayant été tué, il se rendit à Sremski Karlovtsi (Karlowitz), en Hongrie, pour y reprendre ses études. Il ny resta pas longtemps; en 1807, il rentra en Serbie et servit de nouveau linsurrection, puis il tomba malade et resta boiteux pour la vie. Il fut tour à tour maître décole primaire, secrétaire du Sénat serbe (dont il a écrit une histoire), juge de paix. En 1813, après la répression de linsurrection, il se réfugia à Vienne.

Il eut la bonne fortune dy rencontrer dexcellents maîtres et de se faire des relations indispensables au succès de loeuvre considérable quil allait entreprendre.

Il fut remarqué tout dabord par Barthélémy Kopitar, de la Bibliothèque Impériale autrichienne, qui était un philologue slave distingué. Les conseils de Kopitar furent dun prix inappréciable pour le jeune Karadjitch, à qui linstruction des écoles avait manqué. Grâce à lui, Karadjitch fit la connaissance de Jakob Grimm, célèbre érudit allemand, qui établissait alors les bases de cette méthode scientifique appliquée à l'histoire nationale, doù sortira non seulement la mythologie comparée, mais encore, comme nous lavons déjà dit, le folklore et la philologie comparés. Diez pour les langues romanes, Zimmer pour les langues celtiques, feront plus tard seulement ce que Jakob Grimm avait fait déjà pour les langues germaniques.

Par suite de lenthousiasme général quon avait à cette époque pour les études indo-germaniques, une grammaire serbo-croate était devenue nécessaire; on cherchait dautre part des spécimens de la langue serbo-croate. Il nétait pas facile de sen procurer, car la langue littéraire des Serbes orthodoxes du temps nétait quun mélange arbitraire du russe, du serbe et du slave ecclésiastique; celle des Croates catholiques nétait quun pauvre patois demi-slovène. On découvrit alors Karadjitch, jeune homme de talent[3111], qui connaissait à fond le peuple serbe, sa langue, ses traditions, son caractère. On linstruisit et on laida: il publia, outre les Chants populaires, une Grammaire serbe (1814) et un Dictionnaire (1818).

Alors, sous l'influence de la science allemande qui combattait les langues artificielles, il se fit le champion de la langue nationale, le parler populaire de la «grandmère Smiliana et des gardiens de pourceaux», langage proscrit par les lettres; il simplifia lorthographe qui copiait servilement lorthographe russe, et même réforma lalphabet sur une base strictement phonétique.

En Serbie, ce fut une longue lutte philologique qui ne tarda pas à prendre un caractère politique, lutte malheureuse, car elle absorba pendant cinquante ans toutes les forces intellectuelles de la nation. La traduction de la Bible par Karadjitch fut interdite, et lon confisqua les livres imprimés avec son orthographe. Ainsi la victoire ne fut définitivement acquise quaprès la mort du grand agitateur: il mourut en 1864, tandis que les mesures prises contre son orthographe ne furent définitivement rapportées quen 1868.

À létranger, où se passa toute lactivité de sa vie, il ne trouva questime et sympathie. Vater, Bopp, Guillaume de Humbolt sintéressaient à lui; Goethe, sur ses vieux jours, le recevait à Weimar, admirait de nouveau la poésie serbe,—cinquante ans après sa propre traduction de la Triste ballade,—écrivait, dans sa revue Art et Antiquité, des articles sur cette poésie, discutait longuement, avec son «fidèle Eckermann», sur les beautés des chants serbes. Le grand historien Léopold Ranke consultait Karadjitch dont il utilisa les documents quand il écrivit son Histoire de la Révolution serbe (1828). LUniversité dIéna lui conférait le titre honoraire de docteur en philosophie; le gouvernement russe lui faisait une pension; le roi de Prusse lui remettait une belle décoration.

Nous nous occuperons seulement du célèbre recueil de Karadjitch, les Narodné srpske Piesmé ou Chants populaires serbes, oeuvre qui «constitue encore le plus beau monument de la poésie populaire dans les pays slaves». (Louis Leger[312].)

Avant de dire le grand succès de cette publication, il nous faut consacrer quelques lignes à la poésie serbe en général; nous ne pourrons mieux faire que de citer une remarquable appréciation quen a donnée Mlle von Jakob, lamie de Goethe, lun des meilleurs connaisseurs en fait de poésie populaire[313]. Cette appréciation est doublement intéressante: dabord en ce quelle est faite par une étrangère quon ne saurait soupçonner de prévention patriotique; ensuite parce quelle émane dune femme: il y a, en effet, dans la poésie populaire un élément naïf, sensitif, quune femme desprit peut analyser avec plus de finesse quun érudit.

La poésie des Serbes, dit-elle, est liée de la façon la plus intime à leurs usages, à leurs coutumes, à leur vie même. Cest le tableau de leurs pensées, de leurs sentiments, elle reflète leurs actions et leurs souffrances. Elle représente avec une poétique fidélité les diverses situations dans lesquelles se trouve la masse dhommes qui forme un peuple. Dans la chambre où les femmes tricotent autour du foyer, dans les montagnes où les bergers mènent paître leurs troupeaux, sur la place du village où se réunissent les jeunes gens pour danser le kolo, dans les champs où se fait la moisson, dans les forêts à travers lesquelles savance le voyageur isolé, partout retentit la chanson. Elle est la compagne inséparable de tout travail, bien souvent même elle naît au milieu du travail et comme créée par lui. Le Serbe vit sa poésie.

Les Serbes divisent ordinairement leurs chansons en deux grandes catégories: les unes courtes, de mètres très différents, lyriques ou épiques, se chantent sans accompagnement, ce sont les chansons des femmes,—elles sont très souvent, en effet, composées par les femmes;—les autres, plus longues, se développent en vers régulier, le décasyllabe, et se chantent avec accompagnement de gouslé[314], sorte de violon primitif aune seule corde: ce sont les piesmas héroïques[315]. Les premières sont surtout des poésies domestiques, intimes. Elles nous font pénétrer dans tous les détails de la vie privée, nous accompagnent en quelque sorte dans les joies des jours de fête ou dans les travaux quotidiens, en tempèrent et en colorent la monotonie. Que na-t-on pas dit déjà du charme harmonieux de ces chansons, du sentiment si sincère et si vif qui les inspire et que ne pourrait-on pas en dire encore? Je me bornerai à essayer de faire comprendre par quelques remarques ce qui distingue la poésie serbe des autres chansons slaves.

Le trait distinctif de la poésie serbe, cest avant tout la joie qui en forme le fond, une sorte de limpidité joyeuse et transparente qui rappelle lazur éclatant du ciel du Midi. Çà et là seulement certaines allusions aux souffrances et aux luttes d'une vie difficile, lourds nuages qui voilent à peine un moment la profondeur sereine du ciel. La crainte dêtre livrée à un vieux mari, la peur dune belle-mère, les querelles avec les belles-soeurs qui viennent attrister le travail de tous les jours,—dans ce pays patriarcal les fils mariés restent dans la maison paternelle, continuent à former une même famille,—altèrent quelquefois la gaieté naturelle des femmes serbes, arrachent à leur résignation quelques plaintes timides ou plus souvent encore quelques paroles dirritation et de colère. Cela même donne aux chansons plus de force et plus de vérité; toutes celles qui ne sont composées en vue de quelque jour de fête sont ainsi pleines dallusions à la vie de famille et traduisent avec une admirable fidélité les événements et les sentiments de tous les jours.

De toutes les anciennes chansons que lon chante dans des circonstances déterminées, les plus curieuses sont les chansons de mariages. Elles décrivent les diverses cérémonies du mariage slave, et nous nous heurtons ici à une de ces contradictions qui abondent dans le monde moral et qui troublent le philosophe. Toutes les cérémonies symboliques rappellent avec beaucoup de netteté le triste état desclavage et dabaissement auquel le mariage condamne la femme slave,—les jeunes filles sont plus libres et plus heureuses que les femmes, et si elles sont jolies et laborieuses, on les traite avec respect, on leur fait même la cour,—et cependant les chansons qui accompagnent ces cérémonies symboliques grossières, barbares, avilissantes, sont pleines de délicatesse et de joie, presque recherchées dans lexpression de lamour. Différents indices prouvent que, comme les chansons russes de même ordre qui offrent dailleurs avec elles tant de ressemblances, elles remontent à une époque fort reculée. Comme les chansons russes aussi, elles ne renferment aucune allusion aux rites de lÉglise.

Les piesmas héroïques serbes produisent pourtant une impression plus profonde encore. Légendes simples ou récits compliqués, ces chansons si nombreuses nous révèlent le véritable caractère de la poésie épique populaire, les lois de sa naissance et de son développement, la force naturelle de limagination dune nation, alors que lart nest venu encore ni la contenir ni la régler. À ce point de vue, les Serbes sont un exemple tout à fait unique; aucun des peuples modernes ne saurait se vanter dune pareille fécondité poétique; ils ont jeté une lumière toute nouvelle sur les gigantesques créations des anciens. Il ny a donc aucune exagération à dire que la publication des ballades serbes est un des plus grands événements littéraires des temps modernes.

Un caractère général des piesmas—cest leur puissance objective et plastique. Presque toujours, le poète domine de haut son sujet. La vigueur du dessin fait ressortir les points importants du tableau, les couleurs nen sont pas éclatantes, mais solides et claires; le lecteur na besoin ni dexplication ni deffort, il voit de ses propres yeux. Si lon compare les ballades serbes à celles quont créées jadis les autres peuples slaves, on reconnaît aussitôt la supériorité des premières… Quand ils nous représentent leurs compatriotes combattant leurs ennemis mortels et leurs oppresseurs, les Serbes trouvent des accents aussi émus, aussi passionnés que ceux que les Grecs inspiraient à Homère… Dans les chansons lyriques, ce quil faut admirer, ce nest pas tel ou tel détail heureusement trouvé, cest le charme de lensemble, le récit clair et bien ordonné, lhabileté et lart avec lesquels le sujet nous est présenté. Pour le style, un mot suffira. Il ny a pas dans les poésies slaves une seule de ces expressions grossières et basses qui déshonorent si souvent les ballades des peuples germaniques. Il ne faut pas sans doute demander à la poésie populaire ce que lon appelle la noblesse de style. Ceux des lecteurs qui, peu faits à ce genre populaire, seraient choqués par des expressions familières répandues en toute innocence au milieu des admirables descriptions, feront mieux de laisser de côté les chansons slaves: leur bon goût serait souvent mis à de pénibles épreuves. Les tableaux sont toujours pleins de fraîcheur, de vérité et de vie, mais cest par des moyens dune simplicité absolue que le chanteur produit le plus souvent une puissante impression de grandeur et une profonde émotion tragique; ne cherchez pas chez eux, par exemple, la majesté guindée et lélégance raffinée des auteurs dramatiques français[316].

Cette distinction des genres dont parle Mlle von Jakob, en ballades héroïques et ballades lyriques, ne se retrouve pas chez Mérimée; et, bien quil se rencontre dans la Guzla un troisième genre, qui nappartient pas, celui-là, à la poésie populaire serbo-croate: la scène dramatique, on peut dire cependant que presque toutes les ballades contenues dans le recueil de Mérimée appartiennent au groupe de celles que le recueil de Karadjitch renferme en plus grand nombre, cest-à-dire au groupe des piesmas héroïques. Cest donc ce genre qui nous intéresse particulièrement et il convient den dire quelques mots de plus.

Tous les piesmas héroïques sont rédigés, on la déjà dit, en décasyllabes. Ce vers, dune régularité invariable de mesure, est composé de cinq trochées, divisé par une césure après le deuxième trochée ou quatrième pied:

Bojai mili | tchouda vëlikoga! (Dieu clément, la grande merveille!)

La rime et lenjambement étaient complètement inconnus des chanteurs serbes, mais dautres artifices de style, primitifs ceux-là, indispensables aux improvisateurs et récitateurs illettrés, procédés qui font le charme de la poésie populaire, abondent dans les ballades serbes: les débuts ou prologues, pouvant servir à toute chanson presque indistinctement, celui-ci par exemple qui est si fréquent:

     Dieu clément, la grande merveille!
     Est-ce le tonnerre qui gronde ou la terre qui tremble,
     Est-ce la mer qui se brise sur les écueils,
     Ou les Vilas qui se battent dans la montagne?
     Ce n'est pas le tonnerre qui, etc…
     Ce n'est pas la mer qui, etc…
     C'est…

prologue qui se retrouve presque identique dans les chants grecs, comme l'a signalé M. Dozon[317]; et, mais plus rarement, les épilogues, les songes, les adages sentencieux servant de transition, comme celui-ci par exemple: «Songe est mensonge et Dieu est vérité», les lieux communs et les hyperboles poétiques, les nombres sacramentels (trois, neuf, trente, soixante-quatorze, soixante-dix-sept); la palinlogie:

     La lune gronde l'étoile du matin:
     «Où as-tu été, où as-tu passe le temps,
     Passé le temps, ces trois jours blancs?»
     L'étoile du matin ainsi s'excuse:
     «J'ai été, j'ai passé le temps
     Au-dessus de la blanche cité de Belgrade,
     À regarder une grande merveille,
     Deux frères partageaient leur patrimoine,
     Yakchitch Dmitar et Yakchitch Bogdan.»

enfin les répétitions et les épithètes invariables, doublement utiles au chanteur en ce qu'elles remplissent le vers (chevillage inconscient) et donnent le temps de trouver l'idée qui va suivre. Ces épithètes du guzlar serbe rappellent, on la déjà remarqué, la manière à la fois naïve et sublime dHomère[318].

Il faut signaler aussi luniformité de style et de langue qui caractérise les ballades serbes. En effet, si lon compare les pièces toutes récentes avec les plus anciennes, rien, sinon lincident qui en forme le fond, ne nous avertit quil y a entre elles un intervalle de plusieurs siècles. Conservées uniquement par la tradition orale, les piesmas ont dû subir au cours des temps de très importantes modifications, surtout dans la forme[319].

Les piesmas héroïques se répartissent, au point de vue de lhistoire, en quatre grandes époques.

À la première appartiennent les poèmes qui renferment quelques souvenirs des traditions mythologiques ou des coutumes primitives, souvenirs que met en lumière la comparaison quon en peut faire avec les chansons des autres peuples slaves ou avec les légendes communes à tous les peuples indo-européens; presque toujours ces anciens motifs ne sont arrivés jusquà nous que mêlés à des documents beaucoup plus récents; les croyances païennes se sont altérées sous linfluence du Christianisme; quelquefois la couleur, les noms sont chrétiens, et le fond du récit est païen. Telles sont les chansons où apparaissent les vilas[320], les dragons, les monstres à trois têtes; celles qui racontent des aventures miraculeuses, les légendes chrétiennes populaires: le Serpent marié, Momir lenfant trouvé (histoire dOEdipe), la Tzarine Militza et le dragon de Iastré-batz, Marie aux enfers et quelques autres. Il convient de rapprocher de ces chansons les légendes et les contes en prose, dont Vouk Karadjitch donna également un recueil[321].

Avec la seconde période, nous entrons dans le domaine de lhistoire; on range dans cette catégorie les piesmas relatives aux anciens rois serbes, à la dynastie des Némagnas. Nous nen connaissons quun assez petit nombre, mais elles ont été, sans doute, autrefois beaucoup plus répandues; puis sont survenus des événements qui ont plus vivement frappé limagination populaire et les ont fait en grande partie oublier.

Le troisième cycle, le plus important de tous, renferme les chansons quont inspirées les luttes des chrétiens et des Turcs, la bataille de Kossovo (1389), les exploits de Marko Kraliévitch, des heyduques et des uscoques[322]. Cest là quest le centre de lépopée nationale.

La gloire de Marko[323] a dépassé les frontières de la Serbie; il est devenu le héros national des Bulgares, et, depuis des siècles, les Serbo-Croates du littoral adriatique, les Croates et même les Slovènes connaissent et célèbrent ses exploits. Ce développement de lépopée sexplique tout naturellement par limportance même des événements: la lutte séculaire avec les Turcs, en réclamant toutes les forces nationales, a perpétué les traditions de lancienne indépendance et préparé la nouvelle liberté. Rien de plus simple, par conséquent, que lintérêt, la passion que ces combats ont éveillés chez le peuple et les chanteurs.

Les dernières courses des heyduques et des uscoques nous amènent enfin à la dernière période, aux chansons qui nous disent les exploits de Kara-Georges et de ses compagnons, la lutte pour laffranchissement (1804-1816), les guerres turco-monténégrines[324].

En 1833, époque où Karadjitch écrivait sa célèbre préface, cest à peine sil y avait une seule maison bosniaque, herzégovinienne ou monténégrine où lon ne trouvât pas les gouslé, qui ne manquaient jamais même dans les stations des pâtres. Aujourdhui, elles se font rares; les chants héroïques de composition récente sont du verbiage démagogique, et il est très douteux que cette poésie renaisse jamais. Heureusement on la fixa par écrit à lépoque où elle florissait encore.

Dès que parut le premier volume des Chants populaires serbes (1814), il fut présenté au public allemand par Barthélémy Kopitar et par Jakob Grimm[325]. Le grand philologue allemand traduisit aussi dix-neuf poésies héroïques et lyriques serbes et recommanda à ses compatriotes létude de la langue de ce pays, afin de goûter la saveur des chants originaux[326]. «Ces chansons serbes, disait-il, nont pas été copiées sur des manuscrits poudreux, elles ont été recueillies toutes chaudes de la bouche du peuple; peut-être navaient-elles jamais été écrites auparavant; dans ce sens, ce ne sont pas des oeuvres anciennes, mais elles nen méritent pas moins dêtre comparées aux textes les plus anciens: quelques-unes célèbrent des événements qui se sont accomplis il y a vingt ans à peine, et on ne peut reconnaître aucune différence de style ou de manière entre elles et les poésies qui sinspirent des souvenirs les plus lointains, des traditions presque incertaines et des légendes primitives[327].» Et, tout plein denthousiasme, Jakob Grimm écrivait à ses amis: «Imaginez-vous quon a publié jusquà ce jour trois gros volumes de ces chants parmi lesquels il ny en a pas un seul de mauvais. Nos poésies allemandes doivent se cacher devant les serbes (müssen sich alle davor verkriechen[328])».

Il faut ajouter quune raison spéciale explique cet enthousiasme. On pensait alors que les piesmas devaient résoudre la grande question de lauthenticité des oeuvres homériques, posée par Wolf dans son ouvrage Prolegomena ad Homerum (1795). On a cru que les chants serbes fourniraient des preuves indiscutables à la théorie daprès laquelle l_Iliade_ et l_Odyssée_ ne furent quun assemblage de morceaux originairement distincts, réunis plus tard en un seul corps. On a cherché à voir dans les piesmas une «épopée en formation» et à étudier sur le vif, pour ainsi dire, une des phases par lesquelles la poésie homérique avait dû jadis passer[329].

En 1824, Jakob Grimm publia une traduction de la Grammaire de
Karadjitch, en la faisant précéder dune très importante préface[330].
Cest à laide de cette grammaire que Goethe se mit à étudier le
serbe[331].

Ce fut aussi Jakob Grimm qui introduisit Karadjitch chez Goethe. Le 13 octobre 1823, le littérateur serbe visita Weimar[332]. «Son Excellence M. le comte de Goethe» reçut le «bon Vouk» avec la plus grande cordialité, et dans la première livraison de sa revue Art et Antiquité qui suivit cette visite, il inséra un poème extrait du recueil de Karadjitch, le Partage des Yakchitch[333]; puis, dans les livraisons suivantes, il publia dautres poésies serbes: la Mort de Marko Kraliévitch, daprès la traduction littérale de Karadjitch[334], la Fondation de Scutari-sur-Boïana, traduite par Jakob Grimm[335], la Maladie du prince Mouïo, traduite par Mlle von Jakob[336] et trois chansons «de femmes», traduites par Wilhelm Gerhard[337],—le même Gerhard qui va rendre en allemand, quelques mois plus tard, la Guzla aussi, «en y retrouvant le mètre de loriginal illyrique sous la prose de Mérimée».

Mais ce ne fut pas tout ce que Goethe fit pour les chants serbes. Quand il publia la Fondation de Scutari-sur-Boïana, il écrivit un long article sur la poésie serbe[338]. Et plus tard, il suivit toujours avec le plus grand intérêt tout ce quon en publia[339]. Aussi en 1828, quand il consacrera dans sa revue une notice à la Guzla, ce ne seront pas seulement ses sympathies pour Mérimée qui linspireront, mais également ses sympathies pour les chants authentiques quil connaissait trop bien pour se laisser prendre à la mystification du jeune Parisien, et cela dautant plus quil avait, en quelque sorte, collaboré lui-même à la Guzla, par le crédit quil avait donné aux poésies populaires serbes.

Depuis longtemps déjà, disait Goethe, on accorde une grande valeur aux poésies populaires originales, que ces poésies retracent les événements dun intérêt historique général, ou quelles soient consacrées à des scènes domestiques et à des peintures de sentiments. Je ne nierai pas que je suis au nombre de ceux qui ont cherché par tous les moyens à répandre et à favoriser ces études, dont je me suis toujours occupé moi-même avec plaisir; je nai pas négligé non plus de temps en temps décrire des poésies dans cet esprit et sur ce mode, poésies que je confiais au goût délicat des compositeurs…

Lorsque nous lisons simplement ces poésies, elles ne conservent pour nous de valeur extraordinaire que si notre esprit, notre raison, notre imagination, notre mémoire, se sentent par elles vivement excités, si elles nous présentent une peinture immédiate des traits originaux d'un peuple primitif, si elles nous retracent avec une clarté et une précision parfaites les pays et les moeurs au milieu desquels elles sont nées. Comme ces chants sont presque toujours la peinture d'une époque primitive faite par un siècle plus moderne, nous exigeons que le caractère des temps primitifs ait été conservé par la tradition sinon d'une manière absolue, au moins dans ses parties principales; nous voulons que le style soit en harmonie avec la simplicité des premiers âges, et nous nous plairons par cette raison à une poésie naturelle, sans art, à des rythmes peu compliqués, et même peut-être monotones; tels sont les chants grecs et les chants serbes.

Et dans une de ses conversations recueillies par Eckermann, il s'exprime ainsi au sujet de cette poésie:

«Mais, passons là-dessus et occupons-nous de notre énergique jeune fille de Halle dont l'esprit viril nous introduit dans le monde serbe. Les poésies sont excellentes! Il y en a dans le nombre quelques-unes qui se placent à côté du Cantique des Cantiques, et ce n'est pas là un petit éloge. J'ai terminé mon article sur ces poésies, et il est déjà imprimé.» En disant ces mots, ajoute le «fidèle Eckermann», il me tendit les quatre premières feuilles d'une nouvelle livraison d'Art et Antiquité, où je trouvai cet article[340].

Après de telles louanges, les deux maîtres, le savant et le poète, ne restèrent pas les seuls en Allemagne et en Europe à s'occuper de la poésie populaire serbe. Déjà en 1823, une jeune dame allemande, qui ne manquait ni d'intelligence ni d'esprit, commença à étudier la langue serbe, traduisit une grande partie du recueil de Karadjitch, et en publia deux volumes, sous les auspices de Goethe[341]. C'était «notre énergique jeune fille de Halle», Mlle von Jakob—mieux connue sous son pseudonyme de Talvj—dont nous avons déjà cité un jugement remarquable sur la poésie serbe[342]. Une foule de traducteurs allemands sengagèrent à sa suite: Eugène Wesely, K. G. Herloszson, P. von Goetze, W. Gerhard, J. Wenzig, J.N. Vogl, Siegfried Kapper, Ida Düringsfeld, L.A. Frankl, Carl Gröber, le baron Wecker-Gotter, etc. Nous ne nous occuperons pas de la fortune de la poésie populaire serbe en Allemagne; le sujet est admirablement traité par M. Milan Curcin dans une étude que nous avons déjà citée plusieurs fois.

En Angleterre, comme on la déjà indiqué, Walter Scott avait mis en vers la Triste ballade de la noble épouse dAsan-Aga. Quant au recueil de Karadjitch, il fut présenté aux Anglais pour la première fois, paraît-il, en 1821, par un réfugié polonais, K. Lach-Szyrma[343]. Dès que parut la traduction allemande de Mlle von Jakob, deux hommes de lettres londoniens se proposèrent de mettre les chants serbes en vers anglais: J.G. Lockhart, directeur de la Quarterly Review[344] et John Bowring, directeur de la Westminster Review[345]. La traduction de Lockhart fut imprimée, mais ne fut jamais publiée; toutefois on peut lire un long article que lui consacra son propre auteur dans la Quarterly Review du mois de janvier 1827 (pp. 66-80)[346]. Celle de Bowring parut au mois de mars 1827 et eut un certain succès, non seulement en Angleterre, mais aussi en France, comme nous le verrons ailleurs.—Avant de quitter lAngleterre, il faudrait mentionner aussi les Serbski Pesme (sic); or National Songs of Servia, par Owen Meredith [lord Lytton], publiées à Londres en 1861. Cette traduction, quoique peu fidèle, est une versification vraiment poétique de la traduction française des Poésies populaires serbes par Auguste Dozon (Paris, 1859). Seulement, le poète anglais a oublié dindiquer sa source.

Quant à la France[347], les publications serbes ny restèrent inconnues ni du monde scientifique ni du monde littéraire. Dès le mois de mars 1808, le Magazin encyclopédique annonçait de Belgrade quon avait imprimé dans cette ville «un almanach pour lannée courante, à lusage des Serviens, et en langue illyrienne, lequel porte en tête le buste de Czerni-Georges, couronné par la Victoire[348]».

Ensuite, comme nous lavons vu, Charles Nodier, sans connaître les travaux allemands, avait traduit la Triste ballade de la noble épouse dAsan-Aga et loué la simplicité classique de la poésie «illyrienne» (1813-1821). Ajoutons quun critique anti-romantique dont nous avons déjà parlé, M. Dussault, pensait sans doute à Nodier, quand il attaquait les écrivains qui «vont même jusquà prétendre nous faire admirer les plus misérables rapsodies quils découvrent sur les bords de la Baltique, ou de lAdriatique, ou du détroit de Gibraltar». En réalité, larticle doù nous tirons cette citation fut écrit en 1815, quelques mois seulement après la réimpression des feuilletons slaves de Nodier, dans les Débats[349].

Au mois davril 1819, on parla pour la première fois de Karadjitch en
France. La Revue encyclopédique remarquait quil venait de paraître à
Vienne un Dictionnaire de la langue illyrienne ou serbe, par M.
Stéphanowitsch.

Il contient plus de trente mille mots illyriens, y disait-on, usités dans le pays et expliqués en allemand et en latin. Le même auteur a publié, en 1814, une Grammaire illyrienne, la première qui ait été écrite sur cette langue, et une collection de chansons nationales. Comme la langue illyrienne est fort riche en ce genre, cette première collection fut suivie, en 1816, dune seconde, dans laquelle on trouve aussi dix-sept morceaux de poésie épique. Louvrage, commencé par feu le professeur Schloetzer, à Goettingue, pour faire connaître une langue si peu répandue et pourtant assez bien cultivée, est maintenant continué par M. Stéphanowitsch sur un plan plus étendu[350].

Mais le premier journal qui soccupa de la collection de chants serbes, paraît avoir été le Globe. Cette publication, dont on connaît le rôle important dans lhistoire du romantisme français, contenait dans son quatrième numéro un article très significatif: une notice sur les Chants populaires des îles de Foeroe[351], où lon remarquait déjà qu«en ce moment lattention des littérateurs de tous les pays se tourne vers létude des monuments primitifs et des chants populaires: en France, continuait-on, M. Fauriel pour les Grecs; en Angleterre, Walter Scott pour lEcosse; en Allemagne, plusieurs philologues distingués et le grand poète Goethe pour les Serviens, se sont livrés à des travaux qui seront tour à tour lobjet de notre examen, et dont la comparaison peut donner lieu à de curieuses observations sur lorigine et les progrès de la poésie[352]».

Un mois plus tard, le Globe présenta au public français un ouvrage «servien» qui venait de paraître à Bude en Hongrie, ouvrage «intéressant sous plusieurs rapports»: Aventures de Selitsch, archimandrite de Krupa et ex-grand vicaire général des églises orthodoxes dOrient dans la Dalmatie et aux Bouches de Cattaro. Ce livre est lautobiographie dun moine serbe qui, après avoir fait de nombreux voyages, les raconte à «sa nation bien-aimée[353]»; la notice ne nous intéresserait pas si le Globe navait particulièrement attiré lattention sur le point suivant:

Outre le récit des événements de sa vie, le livre de Selitsch est encore remarquable en ce quil jette quelque lumière sur lorganisation ecclésiastique et la littérature nationale des Illyriens. Selitsch ne partageait pas le préjugé des moines ses confrères, qui regardent leur langue comme un misérable patois, et dont les plus savants nécrivent quen latin. «Nous avons, dit-il, des poèmes que nous ne savons pas apprécier, et notre langue est une des plus belles du monde; le russe et le polonais en ont pris naissance: mais notre ignorance actuelle est à peine imaginable; les Serviens de léglise doccident sont moins barbares que nous, mais cest dommage quils corrompent leur langue par leur commerce avec les Italiens.»

Le 13 novembre 1824, le Globe entreprit la publication dune série darticles sur les Poésies nationales des Serviens, dont il ne parut que les deux premiers.

À en croire quelques savants allemands, y disait-on, qui ont pénétré plus avant quon ne lavait fait jusquici dans la littérature slavonne, elle renferme de telles richesses que «lEurope, à qui elles étaient restées cachées jusquà ce jour, sera frappée dadmiration en les voyant»… On en sera surtout redevable à un Servien, M. Wuk Stewanowitsch, dont les solides et importants travaux tendent à la fois à propager la gloire de sa patrie et à y répandre linstruction et les lumières… Ces publications ont produit une vive impression sur les philologues allemands; on sest mis avec ardeur à étudier et à traduire ces poésies qui, suivant M. Grimm, le traducteur de la Grammaire servienne, «rappellent à la fois Homère et Ossian, le Tasse et lArioste et ces vieilles ballades écossaises et espagnoles si pleines de sensibilité».

Puis, lauteur indiquait le caractère de la poésie serbe: la force y est mise au premier rang, disait-il. Il parla des chants populaires que «les plus âgés apprennent aux plus jeunes» et que «lon chante en saccompagnant dune sorte de violon, appelé gusla».

Malheureusement, dans la très louable intention de donner à ses lecteurs quelques notions sur la langue «servienne», lauteur sadressa à une brochure touffue et confuse: le Discours sur la langue illyrienne ou slavonne et sut le caractère des peuples habitant la côte orientale du golf adriatique, par M. le chevalier Bernardini, Dalmate, ancien officier supérieur de la marine (Paris, 1823[354]). Lardeur patriotique du chevalier Bernardini réussit à convaincre le Globe «quil faut se rappeler que le servien est le dialecte le plus pur de cette langue slave, qui sétend depuis lAdriatique jusquaux extrémités du nord et jusquà la Chine, et dont le russe, le polonais et le bohémien sont considérés eux-mêmes comme des dialectes. Au nord, disait-il ensuite, cette langue sest altérée et transformée peu à peu: au midi, elle est restée stationnaire comme la vie des peuples qui la parlent».

Dans le second article (20 novembre), lauteur se perdit complètement au milieu des divagations de lofficier dalmate, et «la suite à un prochain numéro» ne fut jamais publiée. Ce premier essai échoua, on le voit, et les choses en restèrent pour le moment où Nodier les avait laissées.

En 1825, Mme E. Panckoucke traduisit la Complainte de la noble femme dAsan Aga dans les Poésies de Goethe[355]. La traduction, quoique très gauche, fut assez lue et connue. En 1834, Mme Élise Voïart sabstint de donner cette ballade dans ses Chants populaires des Serviens, à cause de cette traduction antérieure quelle jugeait faite «avec infiniment de grâce[356]».

Cette même année 1825, lérudit Depping, qui avait déjà parlé de la Grammaire de Vouk dans le Bulletin des sciences historiques, rédigé par MM. Champollion[357], consacra dans le même journal une notice, assez froide, aux Chants populaires serbes, comme il convenait à un journal tel que le Bulletin des sciences historiques.

Les Serviens, disait-il, ont une foule de chansons nationales qui navaient jamais été recueillies, et dont un grand nombre navait peut-être jamais été mis par écrit, lorsque le savant servien Wuk eut lheureuse idée den faire un recueil quil a porté en Allemagne et qui y a été publié. Cest une nouveauté intéressante qui nous fait connaître la poésie dun peuple dont la littérature, à la vérité peu riche, existait à linsu de lEurope. La première partie du recueil contient des centaines de petites pièces de vers, que lauteur appelle chansons féminines, parce que les femmes en composent et chantent beaucoup dans leur ménage. Ces pièces sont faites sans art, la plupart en vers blancs, et peut-être improvisées; elles sont généralement médiocres sous le rapport de la poésie. Il y en a sur toutes sortes de sujets, sur lamour, sur la moisson, sur les fêtes du pays; on y trouve même des chansons magiques pour obtenir de la pluie, que chantent les jeunes filles en parcourant les villages. Par-ci, par-là, on trouve des pensées dun naturel agréable ou des comparaisons originales ou singulières. Les deux autres parties contiennent les chansons héroïques qui abondent chez ce peuple belliqueux. Ce sont des vers monotones, où les mêmes épithètes et les mêmes formules reviennent sans cesse. Quelquefois les aventures quelles chantent ont de lintérêt. Le héros favori des Serviens, Marko, fils dun roi, y joue un grand rôle. Les batailles y sont peintes avec une sorte de prédilection, surtout celle de 1389 qui ôta lindépendance à la Servie[358].

Le même Bulletin des sciences historiques, que recevaient certainement Fauriel et Ampère, tous deux amis de Mérimée, publia encore, lannée suivante, deux notices sur la poésie serbe. Dans la première[359], extraite du journal russe Syn otétchestva[360], on reprochait à Vouk davoir «cru bien faire dintroduire de nouvelles lettres ainsi quune orthographe tout à fait barbare chez les Slaves». Dans la seconde[361], on parlait des Volkslieder der Serben, disant que «la littérature allemande fait une très bonne acquisition dans cet ouvrage».

En 1826, lintérêt pour la «Muse servienne que Goethe avait rendue célèbre», ne fera quaugmenter. Le baron dEckstein, directeur du Catholique, publia dans sa revue deux longs articles sur les Chants du peuple serbe, en donna quelques extraits (daprès la traduction de Mlle von Jakob) et fit une excellente analyse de la ballade des Noces de Maxime Tsernoyévitch[362]. Ces articles ont plus de valeur quon ne leur en a reconnu, mais, malheureusement, la suite quen avait promise M. dEckstein[363] ne parut jamais.

Dabord, et ceci est très remarquable, disait-il, les chants lyriques et les récits épiques des Slaves diffèrent entièrement de la poésie native des nations de la Germanie. Chez les Serbes on ne rencontre aucun de ces traits caractéristiques des sentiments, des impressions, des actions que chantent ou racontent les ballades et les romances des Allemands, des Suédois, des Anglais, des Écossais. Il y a une noblesse plus élevée, plus de grâce et de pureté, une manière de sexprimer plus délicate et mieux choisie dans les poésies natives des Bosniens et des Dalmates: mais plus doriginalité, un intérêt plus varié, plus dramatique et plus soutenu, et, nous devons ajouter aussi, un plus riche développement des diverses conditions de lexistence sociale, même dans son état de barbarie, distinguent les chants populaires propres aux nations germaines.

La piété des Serbes a quelque chose dinfiniment touchant, un goût, un parfum, pour ainsi dire, dinnocence dans son expression lyrique: mais elle est uniformément ascétique et monacale. Les pensées et les actions pieuses, exprimées dans les ballades et dans les romances chantées jadis sur les frontières de lEcosse, ou sur les bords du Rhin, ne portent pas ce caractère de dévotion, mais dénotent une vie active, même au sein doccupations religieuses. Il y est souvent question de vocations forcées, dévénements graves et tragiques qui en furent la suite, dune lutte entre les hommes armés de la lance et les hommes qui portaient la croix; rien de semblable parmi les Serbes. La femme y obéit à ses parents, le moine ne contrarie pas le chef de la tribu; il reçoit ses dons, mais il tremble devant sa violence et ne prétend pas lassujettir à sa domination.

Ce nest pas que les traits généraux, propres à la nature humaine et la vérité de sentiment, ne se retrouvent dans les poésies des peuples dont nous parlons: mais leur expression est essentiellement différente. Il y a des actes de grossièreté, de rudesse, de violence, racontés dans les chants des Serbes comme dans ceux des Germains: mais toujours, chez les premiers, les récits de ces faits sont relevés par la noblesse et la dignité du style, tandis que, chez les autres, leur expression âpre et sauvage nest jamais adoucie. Sous ce rapport, à en juger par les poèmes des Serbes, la culture de lesprit paraît généralement plus avancée parmi les Slaves que chez les peuples de la Germanie. Cette observation, bien entendu, ne porte nullement sur la civilisation, sur la littérature et sur les arts; car, si nous comparons létat de ceux-ci avec les progrès faits à cet égard par les nations allemandes, les arts paraissent dans lenfance chez tous les Slaves, et particulièrement chez les Serbes. Mais il sagit dune manière générale dêtre, de se mouvoir, de sentir, propre à la masse des peuples ainsi comparés[364].

À Strasbourg, la Bibliothèque allemande (plus tard Revue
germanique
), journal de littérature, publié par MM. H. Barthélémy et G.
Silbermann, consacrait également une notice à la traduction de Mlle von
Jakob (juin 1826).

Ce recueil a dissipé lobscurité qui régnait en Allemagne, y disait-on, sur la nation des Serves (sic), en montrant que, malgré le joug des tyrans qui oppriment cette peuplade antique, et malgré létat sauvage auquel un despotisme barbare la réduite, elle a toujours conservé lamour de la poésie, et quelle aime retracer dans ses chants le souvenir des hauts faits de ses ancêtres. Ce peuple est doué dune grande force dimagination, de beaucoup de jugement; il chérit avec enthousiasme la gloire que ses anciens héros se sont acquise. La douceur des sentiments qui règne dans sa poésie et qui approche de la mélancolie, ne doit pas sembler étrange, si lon se rappelle quil appartient à la grande famille des Slaves, dont toutes les compositions ont toujours respiré la mollesse, dans la musique comme dans les paroles.

Les chants publiés par Talvj ne sont pas le fruit de la méditation: une improvisation naturelle qui les a créés; conservés par les traditions, ils ont peut-être subi plusieurs changements, qui dépendaient du caractère de ceux qui les chantaient. Les petits cantiques retentissent encore dans les réunions des filles occupées de leurs travaux; elles y ajoutent des vers où elles expriment leurs plaintes amoureuses, leurs plaisirs et les sentiments divers qui les dominent. Les morceaux plus étendus, qui retracent des traditions historiques, sont chantés par les hommes assemblés en festins; ils contiennent jusquà deux cents vers[365].

La poésie est une fidèle image du caractère national des peuples parvenus à un certain degré de civilisation, quand lindividualité nest pas encore confondue avec les formes abstraites de la pensée. Les chants des Serviens peignent particulièrement les plaisirs qui sont le prix de la valeur et de la victoire; on y trouve des sentiments nobles et généreux; des traits de barbarie et même de perfidie. On y voit le goût des vengeances particulières, et, surtout, des idées singulières de lhonneur et des convenances sociales. Quelques morceaux sont consacrés à chanter des sujets religieux, tels que des conversions à lislamisme; lamitié y est peinte sous des couleurs vives et fortement tracées, et lamour mieux célébré quon ne devait lespérer chez un peuple qui naccorde que peu de droits aux femmes; les poésies de cette nation diffèrent de celles des autres peuples slaves, en ce quelles ne donnent pas la préférence à la couleur nationale, mais bien à la blancheur de la peau (sic)[366].

Trois mois plus tard, le Globe parla de la revue strasbourgeoise et lui reprocha davoir trop sommairement présenté les ballades serbes:

Cette livraison peut nous fournir quelques nouvelles littéraires de lAllemagne… La première partie dune traduction des Chants populaires des Serviens a paru à Halle. On lattribue à Mlle de Jacob, fille du conseiller dÉtat et professeur de Jacob. Ce nest que depuis peu dannées que lon soccupe en Allemagne de la littérature des Serbes. Le célèbre Herder, dans son recueil de Chants populaires (1777), et Goethe, par son imitation de Asan-Aga, ont les premiers fixé les regards sur le génie poétique de cette tribu de la grande famille des Slaves. Plus récemment, un Servien, M. Wuk Stephanowitsch, sest livré avec une ardeur admirable à de grandes recherches et à de sérieux travaux dérudition. Son recueil des chants populaires des Serbes parut en 1814 en deux volumes. Une traduction en vers métriques de toutes les poésies quil renferme a, dit-on, été envoyée à Goethe, qui sest chargé de la revoir et de la publier. En attendant, M. Kopitar, savant établi à Vienne, et les frères Grimm ont fait paraître des traductions partielles. Nous regrettons que les auteurs de la Bibliothèque allemande naient rien à nous dire de la traduction nouvelle sinon qu_elle est très agréable à la lecture et quelle paraît très fidèle_. Cétait le cas de citer et dimiter M. dEckstein qui a enrichi de ces morceaux plusieurs numéros de son Catholique. Pourquoi ne nous traduisent-ils pas en partie le Précis historique sur les Serviens que Mlle de Jacob a placé en tête de sa collection et qui, de leur aveu, est clair et suffisamment détaillé[367]?

En même temps, la Revue encyclopédique publiait un avertissement sur la traduction allemande des Chansons nuptiales serbes, faite par Eugène Wesely[368], et sur les Nékoliké piesnitsé («Quelques chansons») du poète serbe Siméon Miloutinovitch, qui avait profité de cet enthousiasme serbophile pour obtenir de Goethe un article sur ses inintelligibles improvisations auxquelles on accordait un certain crédit presque jusquà nos jours[369].

On sest pris en Allemagne, disait la revue, dune belle passion pour la littérature poétique des Serviens, que lon connaît seulement depuis quelques années… Il est pourtant de fait que les chansons serviennes sont généralement pauvres de poésie et dinvention. Souvent elles se réduisent à de simples pensées, à des réflexions communes et aux événements vulgaires de la vie (sic). Il y en a que les femmes chantent en filant et quelles composent elles-mêmes, en vaquant à leurs travaux. Les chansons damour ne sont guère plus remarquables. Il ny a que les chansons héroïques qui, conservant lempreinte du caractère belliqueux de la nation, ou se rapportant à des événements historiques, présentent un intérêt particulier. On cite un rapsode aveugle, nommé Philippe, qui improvisait des chants guerriers, même de plusieurs centaines de vers. Il se peut, au reste, que cette poésie servienne gagne dans la langue originale, par la naïveté ou loriginalité de lexpression; mais toujours est-il vrai que, dans les traductions allemandes, elle a très peu de couleurs et de traits piquants[370].

On y parlait ensuite des Nékoliké piesnitsé de Miloutinovitch, «homme dun esprit cultivé», et lon terminait en disant quelques mots de la Danitsa («Étoile du matin»), almanach serbe publié par Karadjitch.

Quelques mois plus tard, la même Revue encyclopédique donna une notice de J.-H. Schnitzler sur la traduction de Talvj. Le critique se contenta de résumer lintroduction des Volkslieder der Serbe[371].

Au moment même où Mérimée préparait sa mystification, la poésie «illyrique» avait une telle vogue que le Journal de la littérature étrangère inséra pendant lannée 1827 quatre notices relatives à ce sujet[372]. Pour mieux comprendre combien ces notices sont significatives, il faut se dire quà lheure actuelle bien des années ont passé depuis que les publications françaises ne parlent plus des lettres serbes: chose plus étonnante encore si lon songe que cest précisément linfluence française qui a opéré récemment une vraie révolution littéraire en Serbie, et qui donne la direction à la littérature serbe contemporaine, surtout à la poésie et à la critique.

Au moment où la Guzla sortait des presses, Mme Louise Sw. Belloc, traductrice de Thomas Moore, rédigeait en français une traduction dun certain nombre de chants serbes. Déjà au mois de juin, présentant au public la Servian Popular Poetry de John Bowring, elle déclarait dans la Revue encyclopédique: «On pourra bientôt juger en France du mérite de ces chants serbes, dont la traduction simprime et paraîtra incessamment, avec des notes et des éclaircissements indispensables pour bien saisir lensemble et les détails dune poésie tout à fait populaire, née des besoins dun peuple sur lequel nous avons eu jusquà présent si peu de notions, et empreinte de moeurs et d'habitudes que nous connaissons à peine[373].

Mais cet ouvrage ne parut jamais, sans doute parce quon le jugea inutile après la Guzla[374].

§ 6

LES MYSTIFICATEURS LITTÉRAIRES

MM. Paul Reboux et Charles Müller firent paraître, il y a quelque temps, un livre qui obtint le plus légitime des succès. Leur livre À la manière de… est un recueil de pastiches. Il en est damusants: dautres nous apparaissent ironiques, tous sont pleins desprit. Tour à tour, les auteurs pastichent Mme de Noailles, Maurice Mæterlinck, de Heredia, Shakespeare, La Rochefoucauldt, Huysmans, Conan Doyle. Ce livre est, dans son genre, un chef-doeuvre, cest aussi un tour de force.

Mais dans lesprit des auteurs, il ny eut jamais lintention de provoquer de la confusion. Il ne sagit pas là de mystification.

La mystification littéraire a souvent été employée, presque toujours avec succès. Elle est, du reste, aussi ancienne que les lettres elles-mêmes[375].

Ainsi, dès que la vieille ballade commença à rentrer en faveur auprès du public, il se trouva des imposteurs qui, comptant sur la crédulité publique, en offrirent des contrefaçons. Lépoque de Percy produisit les pastiches de Chatterton (1778). Le succès du recueil de sir Walter Scott engagea le révérend R.S. Hawker à composer sa fameuse ballade de Trelawny, mystification à laquelle Scott lui-même se laissa prendre ainsi que Macaulay et Charles Dickens[376]. Le renom que sétaient attiré les collectionneurs allemands excita lémulation du poète tchèque Vaclav Hanka (1791-1861), qui fit paraître en 1818, sous le nom de Kralodvorsky rukopis, un recueil danciens poèmes épiques et lyriques quil déclarait avoir découverts, lannée précédente, dans la petite ville de Kralove Dvor (Königinhof) en Bohème; ce recueil fut accueilli dans tous les pays slaves avec un grand enthousiasme, mais lauthenticité en paraît aujourdhui des plus contestables—ce qui nempêcha pas celui qui si habilement lavait fabriqué de toutes pièces, dêtre élu député, nommé docent de langues slaves à luniversité de Prague (1848), fait lauréat de lAcadémie impériale de Pétersbourg, créé chevalier des ordres de Sainte-Anne et de Saint-Vladimir de Russie, et davoir enfin un monument après sa mort[377].

De même, une bande dimposteurs bulgares, jalouse de la célébrité de Vouk St. Karadjitch, lança vers 1860 à travers les pays balkaniques un prétendu Veda Slave, sous les auspices dun nommé Verkovitch. Ce livre fit bien des dupes à Sofia, à Belgrade, à Prague, à Saint-Pétersbourg et même à Paris où, après quil eut provoqué ladmiration du Collège de France, il en parut une traduction chez le respectable éditeur Ernest Leroux[378].

Dès 1787, la France eut en la personne dun de ses poètes un mystificateur qui ne le cède en rien à Macpherson. Chose curieuse, ce fut le plus brillant représentant de la poésie érotique au XVIIIe siècle qui composa le premier recueil français du folklore fantaisiste. Évariste Parny, né, comme on le sait, à lîle Bourbon, publia en 1787 ses Chansons madégasses, prétendue traduction de poésies populaires des Malgaches. Plus dun lecteur se laissa mystifier par ces Chansons, et en particulier Herder qui, après les avoir traduites en allemand, en inséra quelques-unes dans ses Volkslieder. Ce nest quen 1844 que Sainte-Beuve dévoila la supercherie qui accompagnait ce «choix agréable[379]».

Seize ans après le livre de Parny parurent deux nouvelles collections de pastiches: les charmantes Poésies de Clotilde de Surville, publiées par Ch. Vanderbourg, et les Poésies occitaniques de Fabre dOlivet (1803), livre moins connu que le précédent, mais également intéressant. Fabre dOlivet prétendait avoir traduit son ouvrage du provençal et du languedocien; en réalité les poèmes étaient, en grande partie, de sa propre composition. «En insérant dans ses notes des fragments prétendus originaux, Fabre avait eu lartifice dy entremêler quelques fragments véritables, dont il avait légèrement fondu le ton avec celui de ses pastiches; de sorte que la confusion devenait plus facile et que l'écheveau était mieux brouillé[380].»

Enfin, en 1821, Charles Nodier essaya de faire passer son poème de Smarra comme une traduction de «l'esclavon». Nous avons vu qu'il n'y réussit pas; mais nous verrons qu'il fut, par cet ouvrage, l'un de ceux qui donnèrent à Mérimée l'idée de la Guzla.

* * * * *

Les causes qui créent les supercheries littéraires ne sont pas toujours les mêmes. Tantôt c'est le mal d'écrire d'un fou ou d'un génie bizarre, tantôt la tentative criminelle d'un charlatan; d'autres fois le caprice d'un bibliophile, l'amusement méchant d'un esprit moqueur.

Quelle était la cause qui a amené Mérimée à donner à la Guzla un caractère de mystification? C'est ce que nous verrons dans le chapitre qui va suivre. Pour le moment, il nous faut résumer le présent.

Bien que les plus anciens précurseurs du folklore soient des Français, c'est à la suite de l'Angleterre et de l'Allemagne qu'en ce pays on s'est épris de la poésie populaire. Claude Fauriel y révéla, avec ses Chants grecs, un genre de recherches dont on ne soupçonnait pas l'importance, une source d'inspiration poétique dont on ignorait la richesse.

Son recueil fut littéralement mis au pillage par les romantiques de 1825, si amoureux de la «couleur locale». Les poésies populaires anglaises, écossaises, espagnoles, allemandes—toutes, excepté les françaises—excitaient au plus haut point la curiosité de la nouvelle école littéraire. Les chants «serviens» ou «illyriens», eux aussi, furent tenus en grande réputation; mais on les connut surtout de nom, car il en manquait une traduction. Cette traduction, si souvent désirée et réclamée, était enfin annoncée comme étant sous presse, quatre semaines seulement avant lapparition de la Guzla.

CHAPITRE III

Prosper Mérimée avant «la Guzla».

§1. Les débuts littéraires de Mérimée: Cromwell, le Théâtre de Clara Gazul.—§2. Influence de Fauriel: goût de la poésie populaire. §3. Influence de Stendhal: goût de la mystification.

L'on connaît bien aujourd'hui la jeunesse de Mérimée, grâce aux excellents travaux de MM. Taine, le comte d'Haussonville, Augustin Filon, Maurice Tourneux et Félix Chambon[381]. Avant nous et mieux que nous ne le pouvons, ils ont ranimé dans leurs études d'ensemble cette curieuse physionomie qu'est le Mérimée du règne de Charles X, auteur du Théâtre de Clara Gazul et de la Guzla.

Il ne faudra donc pas chercher dans le présent chapitre de nouveaux documents biographiques; toute notre originalité ne consistera qu'à rapprocher quelques faits connus, d'un certain nombre d'indications relatives aux recherches purement littéraires qui restent encore à faire. Nous espérons ainsi pouvoir être utile à qui veut connaître les débuts de Mérimée dans la carrière littéraire. Nous croyons, en effet, devoir mettre plus en lumière certains traits de son caractère, sur lesquels on n'avait pas assez insisté: particulièrement en ce qui concerne son goût pour la poésie primitive et la mystification.

§ 1

LES DÉBUTS LITTÉRAIRES DE MÉRIMÉE

Prosper Mérimée est né à Paris, le 28 septembre 1803. Son père était un peintre de talent; il avait une érudition professionnelle peu commune: nous avons de lui un livre d'assez grande valeur (faussement attribué à son fils par quelques biographes mal renseignés) sur la Peinture à l'huile et les procédés matériels employés dans ce genre de la peinture depuis Hubert et Jean van Eyck jusqu'à nos jours. Nommé en 1807 secrétaire de l'École des Beaux-Arts, Léonor Mérimée, alors âgé de cinquante ans seulement, abandonna son atelier de peinture pour se consacrer complètement à ses travaux favoris, aux analyses chimiques des couleurs et des vernis. «De même son fils, nommé à l'Académie française, renoncera, à quarante-deux ans, aux oeuvres d'imagination qui lui avaient valu une légitime renommée, et se consacrera presque exclusivement à des travaux historiques et à des études d'archéologie[382].»

Sa mère, qui était une personne très intelligente et très spirituelle,—c'est Stendhal qui nous le dit et cela veut beaucoup dire[383],—s'était fait un renom avec ses portraits d'enfants. Elle avait reçu une éducation dix-huitième siècle qu'elle avait transmise à son fils. Dans un âge mûr, sénateur et académicien, Prosper Mérimée se vantait avec plaisir de n'avoir jamais été baptisé, et les personnes charitables, comme Mme de La Rochejaquelein, essayaient en vain de Je convertir.

Il était fils unique et, semble-t-il, cet état lui fut profitable. Cest ainsi quau collège Henri IV où lavaient mis ses parents, il se distinguait par lélégance de sa tenue et par sa connaissance précoce de langlais[384]: deux choses qui serviront aussi bien lhomme de lettres que lhomme du monde. Il ne manifesta, en revanche, aucun goût pour les exercices scolaires. «Tandis que ses camarades Ampère et Saint-Marc Girardin portaient haut le drapeau de Henri IV dans les luttes du concours général; tandis quà la même époque Cuvillier-Fleury et Sylvestre de Sacy, au collège Louis-le-Grand, Sainte-Beuve et Vitet, au collège Charlemagne et au collège Bourbon, préludaient à leurs succès académiques par leurs succès de rhétoriciens, Prosper Mérimée ne semblait pas très jaloux de leurs lauriers[385].» Il se permit même de redoubler une classe (1816)[386], «sans doute, dit M. Filon, parce quil navait pas la faconde diluvienne des rhétoriciens du temps».

Au collège il lia amitié avec Jean-Jacques Ampère, amitié qui durera jusquà la mort de ce dernier. Cest ainsi que le 18 mai 1848 Mérimée pourra dire, recevant son ami à lAcadémie française, en qualité de directeur: «Il y a trente ans, vous vous en souvenez, nous étions assis sur les bancs du même collège; maintenant, cest à lAcadémie que nous nous retrouvons, ou plutôt, sans nous être jamais quittés, poursuivant chacun des études chéries, nous leur devons, lun et lautre, la plus flatteuse distinction que puisse ambitionner un homme de lettres[387].»

Mais à cette époque lAcadémie était chose lointaine, et lon soccupait simplement à lire et à admirer les poèmes ossianiques. On nous permettra de citer pour la seconde fois la lettre quau mois de janvier 1820, Ampère écrivait à son ami Jules Bastide: «Je continue avec Mérimée à apprendre la langue dOssian, nous avons une grammaire. Quel bonheur den donner une traduction exacte avec les inversions et les images naïvement rendues[388]!»

Il avait alors dix-neuf ans; Mérimée, son professeur, nen avait que seize. Mais Ossian était bien vieux en 1820; ils le laissèrent bientôt de côté. Tout en conservant leur inclination pour les «images naïvement rendues», ils s'éprirent de Byron. Le changement devait se produire brusquement, car, quatre mois seulement après la lettre que nous venons de citer, Ampère en écrivait une autre à Bastide à loccasion, cette fois, de ses lectures byroniennes; il lui envoyait quelques vers quil avait traduits de la première scène du premier acte de Manfred[389]. Les deux jeunes hommes dévoraient le Corsaire et Lara et commençaient à se passionner pour Don Juan, qui, même pour la plupart des admirateurs français de Byron, était «quelque chose d'horrible» que seuls pouvaient goûter quelques byroniens avancés, comme Stendhal[390]. Ampère, lui, le savait par coeur; quant à Mérimée, c'était merveille de lui entendre lire et commenter le poème[391].

Léonor Mérimée voulut faire son fils avocat. Avec un sentiment de fierté paternelle écrivait-il, le 22 novembre 1821, à son ami Fabre: «J'ai un grand fils de dix-huit ans, dont je voudrais bien faire un avocat. Il a des dispositions pour la peinture, au point que, sans avoir jamais rien copié, il fait des croquis comme un jeune élève et il ne sait pas faire un oeil. Toujours élevé à la maison, il a de bonnes moeurs et de l'instruction[392].»

Le jeune Prosper passa sa licence en droit en 1823, après avoir suivi les cours du Collège de France et après avoir étudié un peu de tout, jusqu'à la magie et la cuisine[393].

À cette époque il ne s'était pas encore essayé dans la littérature; du moins ne connaît-on rien de lui avant cette épave qu'on appelle, on ne sait pourquoi, la Bataille[394], car c'est seulement le titre du premier chapitre. Ces quelques pages sont du 29 avril 1824[395].

Ses études finies, Mérimée commence à fréquenter le monde littéraire et artistique. Il est toujours en relations avec Ampère; ses amis sont Albert Stapfer, l'un des premiers traducteurs français du Faust[396], Stendhal, David d'Angers, Victor Jacquemont, jeune naturaliste mort prématurément, dont la Correspondance obtint un très vif succès[397]. Stendhal trace dans son journal un curieux portrait du Mérimée de ce temps-là:

Ce pauvre jeune homme en redingote grise et si laid avec son nez retroussé, avait quelque chose d'effronté et d'extrêmement déplaisant. Ses jeux petits et sans expression avaient un air toujours le même et cet air était méchant. Telle fut la première vue du meilleur de mes amis actuels. Je ne suis pas trop sûr de son coeur, mais je suis sûr de ses talents, c'est M. le comte Cazal, aujourd'hui si connu et dont une lettre reçue la semaine passée m'a rendu heureux pendant deux jours [398].

Il court les salons: celui de Mme Ancelot dont il dira tant de mal dans une brillante lettre à Stendhal[399]; dans ce salon on admire son cosmopolitisme[400]. Il est l'un des visiteurs assidus de Mme Clarke et de Mme Récamier[401]. Albert Stapfer l'introduit chez son père, ancien ministre plénipotentiaire de la Confédération helvétique à Paris, un vieux lettré chez qui se réunissent Humboldt, Stendhal, Victor Cousin[402]. Il suit les vendredis de Viollet-le-Duc, «où se livraient de terribles batailles littéraires entre l'auteur du Nouvel art poétique et l'auteur de la brochure Racine et Shakespeare[403].

Il fréquente le salon du «bon Étienne» [Delécluze], cette chambre au cinquième d'où va sortir toute la rédaction du Globe et… la réputation littéraire de Mérimée. Il y fait des lectures, en particulier de Cromwell, pièce de théâtre bizarre qui n'a jamais été publiée et dont le manuscrit fut sans doute anéanti pendant la Commune, après la mort de l'auteur, dans l'incendie qui dévora sa bibliothèque et ses papiers[404]. Selon Albert Stapfer, auprès duquel M. Tourneux se renseigna, «le principal acteur était un montreur de marionnettes qui faisait causer ensemble les personnages de l'époque de Cromwell pour l'amusement des spectateurs assemblés autour de sa baraque: ceux-ci prenaient de temps en temps eux-mêmes la parole, blâmant ou approuvant ce qu'ils entendaient[405]». Delécluze, qui a laissé ses Souvenirs de soixante années, parle aussi de cette lecture:

Mérimée, âgé de vingt-deux à vingt-trois ans, avait déjà les traits fortement caractérisés. Son regard furtif et pénétrant attirait d'autant plus l'attention que le jeune écrivain, au lieu d'avoir le laisser-aller et cette hilarité confiante propre à son âge, aussi sobre de mouvements que de paroles, ne laissait guère pénétrer sa pensée que par l'expression, fréquemment ironique, de son regard et de ses lèvres. À peine eut-il commencé la lecture de son drame, que les inflexions de sa voix gutturale et le ton dont il récita parurent étranges à l'auditoire. Jusqu'à cette époque, les auteurs lisant leurs ouvrages, et surtout les lecteurs de profession, déclamaient avec emphase, et en changeant continuellement de ton, les sujets sérieux et tragiques, sans renoncer à ce genre d'affectation en récitant des comédies et même des vaudevilles. Mérimée faisant alors partie de la jeunesse disposée à provoquer une révolution radicale en littérature, non seulement avait cherché à en hâter l'explosion en composant son Cromwell, mais voulait modifier jusqu'à la manière de le faire entendre à ses auditeurs en le lisant d'une manière absolument contraire à celle qui avait été en usage jusque-là. N'observant donc plus que les repos strictement indiqués par la coupe des phrases, mais sans élever ni baisser jamais le ton, il lut ainsi un drame sans modifier ses accents, même aux endroits les plus passionnés. L'uniformité de cette longue cantilène, jointe au rejet complet des trois unités auxquels les esprits les plus avancés, à cette époque, n'étaient pas encore complètement faits, rendit cette lecture assez froide. On saisit bien le sens de quelques scènes dramatiques et la vivacité d'un dialogue en général naturel, mais le sujet extrêmement compliqué et les changements de scènes trop fréquents rendirent l'effet total de cette lecture vague, et la société des lecteurs de Shakespeare eux-mêmes ne put saisir le point d'unité auquel tous les détails devaient se rattacher. Néanmoins, comme la plupart des auditeurs partageaient les idées et les espérances du lecteur, et qu'au fond il entrait encore plus de passion que de goût littéraire dans le jugement qu'il fallait porter sur le drame, tous les jeunes amis de Mérimée l'encouragèrent à suivre la voie qu'il avait prise. Beyle, en particulier, quoique déjà d'un âge mûr, le félicita de son essai avec plus de vivacité que les autres. En effet, le Cromwell de Mérimée était une des premières applications de la théorie que Stendhal avait développée, en 1823, dans sa brochure intitulée Racine et Shakespeare[406].

Mérimée n'imprima pas ce drame, mais il continua à s'occuper de théâtre. Selon Sainte-Beuve, il collabora un peu au Globe qui venait d'être fondé. Ce fut lui, probablement, à qui l'on doit les articles sur l'Art dramatique en Espagne et le Théâtre espagnol moderne, qui y parurent sous la signature «M.», les 13, 16, 23, 25 novembre 1824[407].

Quelque temps après, il lut et fit lire aux habitués de Delécluze les six pièces qui composent la première édition du Théâtre de Clara Gazul, que publia son ancien camarade de lycée, léditeur Sautelet[408]. Ce volume ne portait pas de nom dauteur. Il était précédé dune Notice sur Clara Gazul, comédienne espagnole, notice habilement rédigée et faite pour persuader au lecteur que Clara Gazul était une véritable comédienne de Cadix et quelle avait fait imprimer, en 1822, à Madrid, un recueil de comédies encore inconnues en France. Au bas de cette notice se lisait la signature de Joseph lEstrange. Mérimée, qui aimait lanecdote et qui savait la préparer aussi bien que son fameux macaroni, noublia pas de glisser quelques détails pittoresques dans cette aventure. Il fit reproduire, pour le joindre à quelques exemplaires de son livre, un portrait de la «célèbre comédienne espagnole», en robe décolletée et sous une mantille doù sortait son propre visage dessiné par le bon Etienne Delécluze[409]. Ensuite, il mit dans le commerce le mot dun Espagnol qui aurait loué ainsi le Théâtre de Clara Gazul: «Oui, la traduction nest pas mal, mais quest-ce que vous diriez si vous connaissiez loriginal!»

Quest-ce donc que cet ouvrage? Un recueil de petites pièces qui nont en général que quatre ou cinq scènes (le Ciel et lEnfer nen a que deux, et lAmour africain quune seule), et où le développement dramatique est à peu près nul. Elles se terminent presque toutes par le poison, le pistolet ou le poignard. Elles font une impression générale deffroi et dhorreur dans le genre de Lewis—la pièce intitulée Une Femme est un Diable nest en réalité autre chose que le terrifiant Moine resserré en trois scènes[410]—qui fait penser au réalisme licencieux de lord Byron dans Don Juan, à son humour cynique et blasphématoire. Par sa première qualité, le Théâtre de Clara Gazul se rattache directement à lécole que Robert Southey a qualifiée de «satanique», école dont on constate linfluence non seulement dans les Orientales de Victor Hugo, mais encore dans la Chute dun ange de Lamartine, et dont le plus parfait spécimen nous a été donné par le plus farouche des romantiques, Pétrus Borel, lauteur de Dina, la belle Juive. Par la seconde, le Théâtre appartient plutôt au byronisme stendhalien, au fond duquel se trouve quelque chose de très XVIIIe siècle et surtout de voltairien: lanticléricalisme, la puissance épistolaire, voire même le rictus amer plus ou moins affecté dun «sourire hideux».

Dans ce livre de pure littérature, une chose annonce pourtant le futur écrivain. Cest le contraste remarquable entre la brutalité du fond—voulue ou non, peu importe—et limpassibilité de la forme; le style froid et sobre au milieu de scènes brûlantes et passionnées; un ton très décidé, où rien ne trahit lhésitation, le tâtonnement; enfin, la mise en pratique de ce principe de Stendhal: Faisons tous nos efforts pour être secs; principe que lauteur de Colomba pouvait inscrire en tête de son oeuvre entière. (Edmond Biré.)

Reste la question de la fameuse «couleur locale» de ces pièces soi-disant espagnoles. Comme la compétence nécessaire nous manque pour en juger, nous ne saurions mieux faire que de citer une note malheureusement trop courte qua insérée M. Paul Groussac, directeur de la Bibliothèque nationale de Buenos-Ayres, dans sa belle étude sur la «Carmen» de Mérimée[411].

Tout ce quon avala, dit-il, comme dragées romantiques sous la Restauration et même après! Le Théâtre de Clara Gazul frappa par son aspect de sincérité, par la «couleur locale», et il fut accepté comme un recueil de pièces espagnoles très authentiques[412]! Même aujourdhui, lEspagne est aussi ignorée, en France et ailleurs, que la Chine ou lHindoustan. Taine parle quelque part du théâtre «tout nerfs de lEspagne». Cest un contresens. Limage exacte du théâtre espagnol, depuis Lope jusquà Cañizares, se trouve dans nos tragi-comédies de Hardy, Théophile, Tristan, etc., qui, du reste, sinspiraient de lespagnol. Rien de plus éloigné de cette déclamation à jet continu, de ce lyrisme à paillettes, de ces imbroglios tourbillonnants, toujours les mêmes, que la manière ironique, condensée, froidement cruelle de Mérimée. Il dut le succès de ses pièces pseudo-espagnoles à lillusion des détails, très exactement plaqués sur un fond adapté au goût dexotisme extravagant qui régnait alors. Jai lu quelquefois une ou deux pièces de Clara Gazul, en espagnol, devant les personnes qui ne comprenaient pas le français: cela ne portait pas du tout.

Quoi quil en soit, ces pièces obtinrent un assez vif succès; mais comme elles nétaient pas destinées à la scène, ce succès fut purement littéraire. Le Globe (4 juin 1825), le Mercure du XIXe siècle (tome IX, pp. 494-99) témoignèrent une grande bienveillance à leur auteur, qui se trouva ainsi lun des premiers champions du drame romantique; ils n'hésitèrent pas à proclamer un nouveau Shakespeare, ce jeune dramaturge dont «le talent parut avoir frappé son rival… Charles de Rémusat». Le Journal des Débats reconnut que «M. de Lestrange nous a rendu service en traduisant ce théâtre» (4 juillet 1825), tandis que le Journal de Paris sempressa «davouer au public français quun de nos compatriotes est caché sous la mantille de cette comédienne imaginaire «(8 août et 21 septembre 1825).

Lauteur de Racine et Shakespeare fut très satisfait du succès de son disciple; à cette occasion il écrivit aux journaux anglais[413] pour louer le naturel de Mérimée; son manque de sentimentalité; lhabileté à développer les caractères; la profondeur de son observation; sa connaissance des passions,—en faisant ainsi une sorte de portrait de Stendhal, par Henri Beyle. Le London Magazine traduisit de suite les Espagnols en Danemark (juillet 1825); quelques mois plus tard parut la traduction anglaise complète de Clara Gazul[414]; la traduction allemande se fit attendre encore vingt ans[415]. Cet ouvrage nen fit pas moins la réputation littéraire de Mérimée qui a tenu à honneur pendant plusieurs années de mettre pour signature au bas de chacun de ses écrits: par lauteur du Théâtre de Clara Gazul; comme Walter Scott avait inscrit pendant longtemps, au bas de chacun des siens: par lauteur de Waverley.

Cette réputation, sinon imméritée, était prématurée et ne correspondait pas au vrai caractère de Mérimée, car, un jour, il sera le premier à reconnaître quil navait pas «la moindre habitude de la scène» et quil se sentait «particulièrement impropre à écrire pour le théâtre[416]». Son talent ne s'était pas encore révélé; il se cherchait, et se cherchait surtout dans les spirituelles contrefaçons (ne disons pas: pastiches , car ce n'en est pas) du drame espagnol, comme il se cherchera dans celles de la ballade «illyrique»—avant que de se trouver dans la nouvelle impeccable telle que Colomba, Carmen ou la Vénus d'Ille.

§ 2

L'INFLUENCE DE FAURIEL SUR MÉRIMÉE: GOÛT DE LA POÉSIE PRIMITIVE

Sainte-Beuve raconte que, peu après la publication des Chants grecs,
Jean-Jacques Ampère emmena Mérimée chez Fauriel et le lui présenta[417].

Fauriel était en Italie au moment où parurent les Chants grecs. Il ne rentra à Paris que vers la fin de janvier 1826[418]. Ampère, d'autre part, quitte la France le 6 août suivant et ne revoit ses amis qu'en novembre 1827, soit trois mois après la publication de la Guzla[419]. Comme Sainte-Beuve déclare expressément que la visite de Mérimée eut lieu avant cet événement, il en résulte qu'elle eut lieu entre les mois de janvier et août 1826.

Toutefois, il nous semble que, dès 1822, Mérimée dut rencontrer Fauriel dans le salon de Mme Clarke, rue Bonaparte, où il venait souvent «s'exercer à parler anglais» avec Mlle Mary Clarke (plus tard Mme Jules Mohl); l'auteur des Chants grecs était l'un des amis intimes de ces dames écossaises[420]. Il est possible, et même probable, que Mérimée lui fut présenté par son ami Ampère dont le père était également un habitué de la maison. On rencontrait, entre autres, chez Mme Clarke, Augustin Thierry, le jeune Thiers fraîchement débarqué à Paris et, pendant un certain temps, M. le baron de Stendhal qui, pour ne pas reconnaître une sottise qu'il avait dite, s'entêta à n'y pas revenir.

On avait dans ce salon des préoccupations de littérature et d'art, très liées à l'esprit le plus libéral; d'après le biographe de Fauriel[421], c'est dans ce milieu qu'il faut placer une anecdote d'histoire littéraire rapportée par Sainte-Beuve, intéressante pour qui veut mieux connaître les deux premiers maîtres de Mérimée:

Chants serbes, chants grecs, chants provençaux, romances espagnoles, moallakas arabes, il [Fauriel] embrassait dans son affection et dans ses recherches tout cet ordre de productions premières et comme cette zone entière de végétation poétique. Il y apportait un sentiment vif, passionné et qui aurait pu s'appeler de la sollicitude. J'en veux citer un exemple qui me semble touchant et qui montre à quel point il avait aversion de l'apprêté et du sophistique en tout genre.

Il avait raconté un jour devant M. Stendhal (Beyle) qui s'occupait alors de son traité sur l'Amour, quelque histoire arabe dont celui-ci songea aussitôt à faire son profit. Fauriel s'était aperçu que, tandis qu'il racontait, l'auditeur avide prenait au crayon des notes dans son chapeau. Il se méfiait un peu du goût de Beyle; il eut regret, à la réflexion, de songer que sa chère et simple histoire, à laquelle il tenait plus qu'il n'osait dire, allait être employée dans un but étranger et probablement travestie. Que fit-il alors? Il offrit à Beyle de la lui racheter et de la remplacer par deux autres dont, tout bas, il se souciait beaucoup moins; en un mot, il offrit toute une menue monnaie pour rançon du premier récit: le marché fut conclu et Beyle, enchanté du troc, lui écrivit: «Monsieur, si je n'étais pas si âgé, j'apprendrais l'arabe tant je suis charmé de trouver quelque chose qui ne soit pas copie académique de l'ancien, etc.»

Stendhal savait rendre hommage à un ami si savant et si obligeant. «C'est, disait-il, avec Mérimée et moi, le seul exemple à moi connu de non-charlatanisme parmi les gens qui se mêlent d'écrire[422]»

L'influence de Fauriel sur les débuts de son jeune ami Ampère fut sensible. «Il contribua, dit Sainte-Beuve dans l'article consacré à Fauriel, à développer en cette vive nature l'instinct qui la tournait vers les origines littéraires, à commencer par celles des Scandinaves.» Mais l'auteur des Lundis n'oublie pas l'action de Fauriel sur la jeunesse de Mérimée. «La première fois que M. Mérimée lui fut présenté, Fauriel l'excita à traduire les romances espagnoles d'après le même système qu'il venait d'appliquer aux chants grecs[423].» Et dans son article sur J.-J. Ampère, Sainte-Beuve en parle de nouveau, en apportant une légère correction. «C'est Ampère qui fit faire à M. Mérimée la connaissance de Fauriel. La première fois que M. Mérimée le vit, Fauriel avait sur sa table un ouvrage qu'il lui montra. «Voici, dit-il, deux volumes de poésies serbes qu'on m'envoie; apprenez le serbe[424].»

Dans la partie suivante nous verrons que Mérimée avait lu et relu les Chants populaires de la Grèce moderne avant d'écrire ceux de l'Illyrie moderne. Signalons seulement que l'auteur de la Guzla ne composa pas son recueil pour parodier les ballades populaires et se moquer de ceux qui collectionnaient ces poésies, comme on est encore quelquefois tenté de le croire. Il leur portait un véritable intérêt, intérêt qui était plus qu'un caprice passager, et dont les traces sont visibles à travers l'oeuvre entière de l'écrivain. F. Brunetière, qui n'était pas un critique crédule et qui ne distribuait pas facilement les compliments, cite ainsi, dans son article sur la ballade dans la Grande Encyclopédie, «l'auteur de Colomba—qui est aussi celui de la Guzla—et qui se connaissait en chants populaires».

Déjà dans le Théâtre de Clara Gazul, Mérimée avait inséré une ballade écossaise, John Balleycorn; dans Colomba, un vocero corse. Il emprunta le sujet de la Vénus d'Ille, son «chef-d'oeuvre» comme il l'appelait[425], à une tradition populaire du moyen âge; celui de Lokis, sa dernière nouvelle, à une vieille ballade lithuanienne. Il alla même jusqu'à s'occuper de collectionner les chants populaires. En 1852, quand le fameux décret Fortoul fit croire un instant que le gouvernement allait entreprendre la publication d'un corpus général de la poésie populaire française, Mérimée fut nommé membre du comité qui devait diriger cette publication. L'auteur de la Guzla ne se contenta pas du rôle de surveillant: il communiqua au comité une version auvergnate de la chanson De Dion et de la fille du roi, que son ami J.-J. Ampère insérera dans les Instructions pour les correspondants provinciaux du comité:

     Le roi est là haut sur ses ponts
     Qui tient sa fille en son giron;
     . . . . . . . . . . . . . . . .[426]
     C'est en lui parlant de Dion.

     —Ma fille, n'aimez pas Dion;
     Car c'est un chevalier félon;
     C'est le plus pauvre chevalier,
     Qui n'a pas cheval pour monter, etc.[427]

On voit, d'après les comptes rendus du comité, que Mérimée déploya une certaine activité dans la grande entreprise qui n'a pas abouti. À la séance du 9 mai 1853, «M. le président fait connaître que M. Mérimée propose, dans l'intérêt du recueil des poésies populaires, de s'entremettre près de M. Capelle, qui possède une très curieuse collection de chants corses. M. Mérimée est lui-même possesseur de deux recueils imprimés de chants de cette contrée[428]». Le 11 juillet, «le secrétaire fait connaître que, sur l'obligeante entremise de M. Mérimée, M. Capelle a mis sa riche collection de chants corses à la disposition du comité. M. le Ministre (H. Fortoul) a écrit à M. Capelle pour le remercier».

Mérimée avait une bonne raison d'aimer la poésie populaire: il ne faisait pas de vers et, comme son ami Stendhal, n'aimait pas ceux que l'on faisait à son époque. À ses yeux, la poésie lyrique de l'homme moderne n'est qu'un vain et ridicule étalage de fausse sensiblerie, genre très inférieur aux chants naïfs et naturels de l'homme primitif. «Mérimée que vous paraissez admirer comme je le fais aussi, écrivait vers 1830 Eugène Delacroix à Paul de Musset, est simple, mais a un peu l'air de courir après la simplicité en haine de l'horrible emphase des grands hommes du jour[429].» Trente ans plus tard, sénateur et courtisan, Mérimée gardera le même dédain pour ses contemporains qui «se grisent de leurs propres paroles[430]». On nous permettra de citer à ce sujet deux passages caractéristiques, d'autant plus intéressants qu'ils n'ont jamais été recueillis dans les oeuvres de l'écrivain. Nous détachons le premier d'un feuilleton du Moniteur universel (17 janvier 1856), dans lequel Mérimée présenta au public français les Ballades et chants populaires de la Roumanie, recueillis et traduits par Vasile Alecsandri[431].

J'aime les chants populaires de tous les pays et de tous les temps, disait-il, depuis l'Iliade jusqu'à la romance de Malbrouk. À vrai dire, je ne conçois pas, et c'est peut-être une hérésie, je ne conçois guère de poésie que dans un état de demi-civilisation, ou même de barbarie, s'il faut trancher le mot. C'est dans cet heureux état seulement que le poète peut être naïf sans niaiserie, naturel sans trivialité. Il ressemble alors à un charmant enfant qui bégaye des chansons avant de construire une phrase. Il est toujours amusant, parfois sublime: il m'émeut, parce qu'il croit tout le premier les contes qu'il me débite.

Tous les pays ont eu leur époque poétique, et j'en demande bien pardon à mes contemporains, je crois que les Muses ont rarement honoré les humains de leurs visites après les temps de sauvagerie. Alors tous les hommes de même race parlaient la même langue, avaient les mêmes passions, presque les mêmes besoins, qu'ils fussent riches ou pauvres, nobles ou serfs. La gendarmerie, qui veille quand la société dort, n'étant pas encore instituée, chacun était obligé de se protéger lui-même, et la grande préoccupation de tout homme était de vivre, chose plus malaisée qu'elle ne l'est aujourd'hui. Pour vivre, l'individu qui ne compte pas sur son voisin doit être prudent et brave; il ne se fait une position, comme on dit aujourd'hui, qu'avec un peu d'héroïsme.

Ainsi, la véritable poésie, selon Mérimée, ne saurait fleurir chez les peuples civilisés. La raison, il la donne dans le passage suivant que nous extrayons de son Introduction aux Contes et Poèmes de la Grèce moderne, de Marino Vreto:

Bientôt il n'y aura plus de Klephtes. L'industrie et le commerce tueront la poésie déjà bien malade par le fait des journaux et de l'érudition. Aujourd'hui, de même qu'en Occident, les métaphores hardies et ingénieuses ne se trouvent plus guère que dans la bouche des gens illettrés… Je ne suis point de ceux qui regrettent les progrès ni même les raffinements de la civilisation. Pour ma part, je m'en accommode fort et je ne lui demande qu'une bagatelle, c'est de ne pas perdre les choses qu'elle détruit. Je voudrais que l'on conservât les restes de la poésie populaire, comme on conserve les ruines d'un temple dont on a chassé le dieu… L'archéologie, surtout appliquée à la littérature, est une étude toute nouvelle, et ce n'est que depuis bien peu de temps que la critique s'est assez dégagée des vieux préjugés pour reconnaître des beautés éternelles sous une forme grossière, et dans un idiome parlé par des paysans[432].

Cette «archéologie appliquée à la littérature» qui est «une étude toute nouvelle», Mérimée l'avait apprise de Fauriel. Lorsque parut l'Histoire de la poésie provençale, deux ans après la mort de l'auteur, Mérimée lui consacra un long article dans le Constitutionnel, disant que «M. Fauriel possédait surtout une qualité bien rare dans un esprit aussi cultivé: c'est une merveilleuse facilité à comprendre la poésie primitive et populaire, à y découvrir comme le cri de la nature, souvent sauvage et bizarre, mais quelquefois sublime[433]».

C'est en lisant les textes publiés dans les Chants populaires de la Grèce moderne que l'auteur de la Guzla apprit ce qu'on appelait alors le «romaïque».

Laissez donc de côté le romaïque, écrivait-il à l'Inconnue (5 août 1848), où vous avez tort de vous complaire, car il vous jouera le même tour qu'à moi, qui n'ai pu l'apprendre et qui ai désappris le grec… Dès 1841, on n'entendait plus prononcer, dans la Grèce du roi Othon, un seul des mots turcs si fréquents dans les [Grec: tragoudia] de M. Fauriel. Vous ai-je traduit une ballade très jolie, etc.

C'est de Fauriel aussi que Mérimée apprit une foule de détails qui caractérisent la poésie populaire. Nous nous en occuperons dans notre deuxième partie.

§ 3

L'INFLUENCE DE STENDHAL SUR MÉRIMÉE: GOÛT DE LA MYSTIFICATION

Mérimée fit la connaissance de Stendhal en 1821, chez Lingay, le Maisonnette des Souvenirs d'Égotisme. Mérimée avait dix-huit ans et Stendhal trente-huit; Joseph Lingay était le professeur de rhétorique du futur auteur de Colomba[434].

Nous avons mentionné déjà quel curieux portrait Stendhal fait à cette occasion, de «ce pauvre jeune homme en redingote grise et si laid avec son nez retroussé». Nous avons noté également l'influence de la brochure Racine et Shakespeare dans les saynètes pseudo-espagnoles que ce «pauvre jeune homme» composa en 1823. Ajoutons qu'une très vive amitié lia bientôt les deux écrivains, au point qu'il est aujourd'hui impossible de la passer sous silence, que l'on parle de l'un ou de l'autre, de Mérimée surtout.

Mérimée fut le premier à reconnaître combien Beyle avait contribué à former son caractère. «Je passe tout mon temps à lire la correspondance de Beyle, écrivait-il à Mlle Dacquin en 1852. Cela me rajeunit de vingt ans au moins. C'est comme si je faisais l'autopsie des pensées d'un homme que j'ai intimement connu et dont les idées des choses et des hommes ont singulièrement déteint sur les miennes[435].»

M. Filon, avec son habituelle finesse d'analyse, étudie cet aveu de Mérimée. Il le trouve d'une sincérité par trop exagérée. Sans aucun doute, dit-il, ce fut Beyle qui apprit à Mérimée à aimer la musique italienne, à comprendre Shakespeare, à ne goûter que les anecdotes dans l'histoire et à préférer celles qui lui paraissent les plus significatives et les plus suggestives; ce fut lui aussi qui lui inculqua ses idées sur le patriotisme. Mais c'est tout. «Mérimée ne prenait pas au sérieux Stendhal comme écrivain. Comment demander, par exemple, des leçons de style à un homme qui se raturait et se recopiait, non point pour corriger ses fautes, mais pour en ajouter de nouvelles[436]?»

C'est l'opinion d'un mériméiste, mais les stendhaliens veulent que cette influence ait été plus considérable. M. Édouard Rod croit que ce fut, peut-être, à l'école de Beyle que l'auteur de Carmen «apprit à rechercher cette précision qui va souvent jusqu'à la sécheresse, et qui marque d'un cachet si personnel ses nouvelles les plus réussies[437]». M. Arthur Chuquet trouve également les traits particuliers de Stendhal reproduits chez son plus jeune ami. «Comme Beyle, dit-il, Mérimée regrette l'effacement des caractères: il représente volontiers les âmes énergiques, sauvages, un peu primitives, et il affectionne les personnages que de fortes passions entraînent au crime. Comme Beyle, il ne voulait pas être dupe, ni laisser percer l'émotion. Comme Beyle, il a quelque chose d'ironique et de narquois: Beyle et Mérimée, écrivait Balzac, c'est le feu dans le caillou. Toutefois, ajoute l'éminent critique, si Mérimée a connu Stendhal de bonne heure, de bonne heure Mérimée était un maître et Beyle enviait son style sobre et ferme[438].»

Il nous paraît, pourtant, que Mérimée doit à Beyle encore quelque chose, dont ne parlent pas les estimables critiques dont nous venons d'exposer les jugements. Nous pensons à son goût de la mystification.

On sait que l'auteur de la Chartreuse de Parme en était tourmenté, et il suffit de lire sa volumineuse Correspondance pour s'en rendre compte. Beyle n'écrivit jamais une lettre sans la signer d'un nom imaginaire: César Bombet, Ch. Cotonet, etc.; il la datait d'Abeille au lieu de Civita Vecchia et ne désignait ses amis que par des sobriquets mystérieux. La nomenclature de pseudonymes qu'il s'est donnés—y compris celui de Stendhal—n'en contient pas moins de cent quatre-vingt-huit; et certainement elle est incomplète. Beyle pillait les revues anglaises sans avouer ses emprunts et attribuait aux autres ses propres écrits. Il admirait les supercheries littéraires et recommandait aux Anglais les Poésies de Clotilde de Surville[439] et le Théâtre de Clara Gazul[440].

D'après M. Félix Chambon, ces bizarreries voulues n'ont pas d'autre motif qu'une naïve préoccupation de dérouter la police (dont Stendhal se croyait toujours poursuivi). Pour mettre les choses au point, il nous paraît nécessaire de citer une amusante anecdote rapportée par Mme Ancelot dans son livre des Salons à Paris, anecdote qui peint à merveille le célèbre Grenoblois:

Un soir de bonne heure, comme je n'avais pas encore beaucoup de monde, raconte cette spirituelle dame, on annonça M. César Bombet. Je vis entrer Beyle, plus joufflu qu'à l'ordinaire et disant: «Madame, j'arrive trop tôt. C'est que moi, je suis un homme occupé, je me lève à cinq heures du matin, je visite les casernes pour voir si mes fournitures sont bien confectionnées; car, vous savez, je suis le fournisseur de l'armée pour les bas et les bonnets de coton. Ah! que je fais bien les bonnets de coton! c'est ma partie, et je puis dire que j'y ai mordu dès ma plus tendre jeunesse, et que rien ne m'a distrait de cette honorable et lucrative occupation. Oh! j'ai bien entendu dire qu'il y a des artistes et des écrivains qui mettent de la gloriole à des tableaux, à des livres! Bah! qu'est-ce que c'est cela en comparaison de la gloire de chausser et de coiffer toute une armée, de manière à lui éviter les rhumes de cerveau, et de la façon dont je fais avec quatre fils de coton et une houppe de deux pouces au moins…» Il en dit comme cela pendant une demi-heure, entrant dans les détails de ce qu'il gagnait sur chaque bonnet; parlant des bonnets rivaux, des bonnets envieux et dénigrants qui voulaient lui faire concurrence, etc.—Personne ne le connaissait que M. Ancelot, qui se sauva dans une pièce à côté, ne pouvant plus retenir son envie de rire, et moi qui aurais bien voulu en faire autant… Plus tard arrivèrent des personnes qui le connaissaient; mais il y avait alors grand monde. La conversation n'était plus générale, et nul ne se fâcha de la mystification[441].

Mérimée imite son maître et le dépasse même. Il confectionne une prétendue lettre de Robespierre pour en faire cadeau à Cuvier, grand amateur d'autographes. À l'école de Beyle, il prend l'habitude des sobriquets énigmatiques. Il lui emprunte jusqu'à ses pseudonymes et adresse à Mme Ancelot une lettre signée: Charles Cotonet, jeune[442]. Comme Stendhal, Mérimée fait des calembours sur les noms de ses amis: il écrit «1/3» pour M. Thiers; «De la +» pour Delacroix.

Il va sans dire qu'un écrivain du talent de Mérimée ne manifesta pas cet esprit de mystification exclusivement dans des plaisanteries de ce genre. De fait, rares sont ses nouvelles où le lecteur avisé ne soupçonne pas, en dépit du masque impassible dont l'auteur s'est couvert, un ricanement discret qui accompagne les scènes les plus émouvantes. C'est du reste un point sur lequel nous n'avons pas besoin d'insister.

Ce goût de la mystification était chez Mérimée essentiellement une arme défensive. Comme Stendhal,—on l'a déjà remarqué,—il possédait une méfiance instinctive, une peur de paraître ridicule, une «préoccupation constante qu'on ne le surprît pas en flagrant délit d'émotion[443]». Au fond, cet ironiste ne manquait ni de sensibilité ni d'enthousiasme: les nombreuses correspondances intimes qu'on a publiées depuis sa mort le prouvent suffisamment.

Aussi le jour où il entra dans le camp romantique,—car il y fut un moment,—il se trouva un peu ahuri du bruit belliqueux et de l'esprit de fanfaronnade qui y régnaient. Non pas qu'il abhorrât dès cette époque le fanatisme littéraire de sa génération; mais il le jugea, pour sa part, ridicule. Il ne voulut pas être pris au sérieux; affectant la désinvolture du dilettante ou la brutalité du «blasé», se moquant le premier de son ardeur de néophyte, il sut désarmer la raillerie, en attendant le jour où il se mettra si peu dans son oeuvre qu'il n'aura plus le même besoin de recourir à la mystification.

DEUXIÈME PARTIE

LES SOURCES DE «LA GUZLA»

J'ai voulu faire un extrait de mes lectures, et cet extrait, le voici… Je n'aime dans l'histoire que les anecdotes, et parmi les anecdotes je préfère celles où j'imagine trouver une peinture vraie des moeurs et des caractères à une époque donnée.

     P. MÉERIMÉE, Préface de la «Chronique du temps de Charles IX»,
     Paris, 1829.

Dans la partie qui va suivre, nous nous sommes proposé d'étudier les procédés de composition de l'auteur de la Guzla.

Surprendre un écrivain sur son travail: rattacher à leurs vraies sources les éléments dont il a formé son oeuvre—retrouver les principes qui l'ont guidé dans le choix de ces éléments—indiquer la manière dont il s'en est servi—l'art avec lequel il les a combinés—l'effet qu'il a produit—est en soi une tâche suffisamment intéressante, utile et, il faut bien le reconnaître, des moins ingrates.

Appliqué à un écrivain comme Mérimée, ce genre d'études prend une importance exceptionnelle. Privés de ses manuscrits, de sa bibliothèque, de ses collections,—un accident stupide ayant détruit l'atelier d'où sont sorties les_ Carmen et les Colomba—_nous ne pourrons connaître que très imparfaitement—et par quels longs détours, après quelles recherches pénibles,—la mystérieuse élaboration des chefs-d'oeuvre du Maitre.

Poursuivies particulièrement sur la Guzla—qu'il nous soit permis de le dire—ces investigations offrent un intérêt non moins considérable. Guidé par une intuition puissante, le jeune romantique de 1827 a-t-il su deviner «l'âme» du peuple serbo-croate, comme l'ont cru quelques critiques contemporains? Ou au contraire, doué d'une imagination qui ne tardera pas à se dessécher, et suivant la voie ordinaire de sa génération, a-t-il tout simplement créé de toutes pièces un pays qui ne ressemble à rien moins qu'à l'Illyrie? Ou enfin, inspiré par des lectures plus ou moins instructives, a-t-il pu reconstituer un monde déjà existant?

Telles sont les questions qui se posent et auxquelles nous tâcherons de répondre.

CHAPITRE IV

Nodier, Fauriel, Chaumette-Desfossés, «L'Orphelin de la Chine».

§ 1. Date de la Guzla.—§ 2. Influence de Nodier. Le mot: guzla. Hyacinthe Maglanovich.—§ 3. Mérimée commentateur.—§ 4. L'Aubépine de Veliko: une inspiration chinoise.—§ 5. Voyage en Bosnie. Chants populaires de la Grèce moderne.

§ 1

DATE DE «LA GUZLA»

Dans sa lettre à Sobolevsky, du 18 janvier 1835[444], Mérimée raconte que, «en cette même année 1827» où la «couleur locale» faisait fureur, il projeta, avec un ami qu'il ne nomme pas, la fameuse excursion d'Italie et d'Illyrie, dont il proposa alors d'écrire par avance la relation. Nous savons par la préface de l'édition Charpentier in-18, que cet ami était J.J. Ampère. «Je demandai pour ma part, dit Mérimée, à colliger les poésies populaires et à les traduire; on me mit au défi; et le lendemain j'apportai à mon compagnon de voyage cinq ou six de ces traductions.»

Tout en admirant la belle impertinence du spirituel écrivain, il ne faut pas accorder à son récit une entière confiance. Mérimée, c'est trop évident, se donne une attitude; ce n'est qu'un jeu d'écrire la Guzla; il le fait pour relever un défi. Combien est différent le ton du passage où, dans la préface de la seconde édition, il rapporte à peu près la même histoire: non seulement on ne le mit nullement au défi, mais c'est en rechignant—autre affectation—qu'il se vit infliger par son ami Ampère cet étrange métier de collectionner des ballades.

Où est la vérité? Probablement ni dans l'une ni dans l'autre de ces déclarations. On sait assez que la sincérité n'est pas la qualité la plus éminente de Mérimée; il la considérait comme une faiblesse. Ainsi vaut-il mieux croire que s'il en vint à composer la Guzla ce fut tout simplement parce qu'il eut idée de faire par anticipation ce voyage qu'il se proposait de faire un jour effectivement. Plus tard, lorsqu'il n'eut plus la même admiration pour ces débordements de l'imagination, il sut dire tout naturellement, pour excuser une fantaisie de jeunesse: «Dans ce projet qui nous amusa quelque temps, Ampère, qui sait toutes les langues de l'Europe, m'avait chargé, je ne sais pourquoi, moi ignorantissime, de recueillir les poésies originales des Illyriens.» Méfions-nous des renseignements que nous donne cet incorrigible mystificateur sur ses propres oeuvres et demandons-nous si la date à laquelle il dit avoir eu ce dessein est bien la véritable.

Il ne sera pas difficile d'en prouver l'inexactitude. En «cette même année 1827», son «compagnon de voyage» était loin de France, en Allemagne et dans les pays du Nord, faisant des études sérieuses, visitant—fils d'un père glorieux—les sommités scientifiques de l'époque[445]. En effet, le 6 août 1826, sous prétexte d'un voyage au Mont Dore, entrepris en compagnie de ses amis de Jussieu, J.-J. Ampère était parti vers la Suisse, pour fuir cette proposition de mariage qui finit si tragiquement[446]. Il ne revint à Paris qu'au mois de novembre 1827, soit trois mois après la publication de la Guzla. On ne pouvait donc en 1827 former le plan d'un voyage en Illyrie.

D'autre part, comme le témoignent les recherches de M. Maurice Tourneux, l'exécution matérielle du volume était en bonne voie dès le printemps 1827[447]; or, Mérimée lui-même ne déclare-t-il pas que son livre fut écrit pendant un automne et à la campagne, «en une quinzaine de jours[448]»? Ainsi cet automne ne saurait être celui de 1827 (le livre, du reste, parut vers la fin de juillet); c'est ou celui de 1826, ou même celui de 1825.

À ce sujet nous relevons dans une lettre de Mérimée à Albert Stapfer, écrite le 3 août 1826, mais publiée tout récemment[449], une courte phrase aussi suggestive que mystérieuse. «La Morlaquène est au diable», mandait-il de Boulogne-sur-Mer, où il passait les vacances, avec des amis.

Nous ne savons pas ce que veut dire ce mot de Morlaquène, qui porte, il nous semble, une marque nettement stendhalienne. Serait-ce un ouvrage sur les Morlaques, le Voyage de Fortis par exemple, que Mérimée aurait eu fini de lire? ou bien, est-ce un surnom appliqué par lui à l'un de ses amis? M. Félix Chambon, qui a eu l'extrême obligeance de mettre à notre disposition sa vaste érudition mériméiste, penche pour cette dernière hypothèse et croit que le mot désignerait Victor Jacquemont ou Stendhal. On n'apportera probablement pas de réponse définitive à la question, mais ce qui est certain,—et suffisant pour le moment,—c'est qu'à l'époque où Mérimée écrivait cette ligne, c'est-à-dire, jour par jour, une année entière avant la publication de la Guzla, il s'occupait de la «Morlaquie» et des «Morlaques», en parlait à ses amis et y faisait des allusions qui étaient comprises de ses familiers. Cela est d'autant plus important à constater que, quelques admirateurs trop fervents de Mérimée mystificateur (et, nous l'avouons, nous sommes parfois de ce nombre), ne cessent pas de représenter la Guzla comme un livre improvisé même en matière d'impression, comme si elle avait été écrite, composée, imprimée, reliée, mise dans le commerce, enfin, oubliée par son auteur lui-même,—dans l'espace du seul et beau mois d'août de l'an de grâce 1827.

M. Chambon pense que la Guzla fut peut-être écrite en collaboration avec Ampère[450]. Cela est fort possible, mais les preuves suffisantes nous font toujours défaut. Les lettres de Mérimée à Ampère sortiront-elles un jour de quelques cartons oubliés et jetteront-elles une nouvelle lumière sur les origines du recueil de ballades illyriques? Nous n'en savons rien. Pourtant, si nous ne pouvons dire certainement que la Guzla fut écrite en collaboration avec Ampère, nous croyons pouvoir assurer qu'elle fut écrite (du moins dans sa plus grande partie) sous les yeux du «compagnon de voyage». C'est Mérimée même qui le raconte dans sa lettre à Sobolevsky, et qui le laisse entendre dans la préface de 1840: «On me mit au défi; et le lendemain j'apportai à mon compagnon de voyage cinq ou six de ces traductions. Je passai l'automne à la campagne. On déjeunait à midi et je me levais à dix heures; quand j'avais fumé un ou deux cigares, ne sachant quoi faire avant que les femmes ne paraissent au salon, j'écrivais une ballade.» Cela se passait, donc, avant le départ d'Ampère (6 août 1826): autre preuve que la Guzla fut composée avant 1827[451].

Reste à savoir pendant quel «automne» et dans quelle «campagne»? Fut-ce pendant l'automne 1826 (si l'on peut appeler ainsi le mois de juillet et le commencement d'août!) à Boulogne-sur-Mer d'où est expédiée la lettre à Stapfer, sur cette «plage romantique», patrie de l'Inconnue[452]? Ou ne faudrait-il pas reporter d'une année en arrière la naissance,—nous entendons la confection du manuscrit,—de la Guzla et chercher la «campagne» ailleurs qu'à Boulogne-sur-Mer?

Les correspondances publiées jusqu'à aujourd'hui ne nous permettent pas de répondre d'une façon certaine à cette double question; mais, comme nous avons dû renoncer à placer en 1827 la composition de la Guzla, de même nous rejetterons l'opinion d'Eugène de Mirecourt selon qui elle aurait été «fabriquée à Paris, dans un bureau de ministère[453]», prétention d'autant plus dangereuse qu'Eugène de Mirecourt est une des «autorités que l'on consulte toujours, mais qu'on ne cite jamais». Non seulement la Guzla ne fut pas écrite à Paris, mais surtout elle ne le fut pas dans un «bureau de ministère», car Mérimée n'entra dans l'Administration que plus tard. Encore en 1828, il «attendait, de pied ferme, son ambassade[454]».

Néanmoins, si la Guzla ne fut écrite qu'en 1825 ou 1826, l'idée en devait être beaucoup plus ancienne, comme l'était le projet de voyage en Illyrie. Pour notre part, nous croyons que Mérimée y songea pour la première fois à l'occasion d'une lecture de Jean Sbogar, qu'il faut placer au moins sept ans avant la publication de la Guzla. Mérimée et ses amis devaient avoir lu le roman de Nodier déjà en 1820, car c'est alors que le pays du brigand dalmate commença à les intriguer; en effet, pendant les vacances de 1820, en compagnie d'Adrien de Jussieu et d'Albert Stapfer, Ampère visita la Suisse et devait visiter l'Illyrie. La caravane ne comptait pas Mérimée, mais c'est au dernier moment seulement que celui-ci renonça au voyage qui avait pour but Trieste et Raguse[455].

Et ce n'est pas la seule raison capable de nous persuader que la Guzla était en germe pendant ses dernières années de collège. La magie, qui joue un si grand rôle dans son livre illyrien, fut une de ses préoccupations en 1819 et 1820[456]. Ensuite, Smarra, qu'il avait lu avant d'entreprendre la confection de son recueil, avait paru en 1821; il est très probable que le futur auteur de la Guzla en prit connaissance et commença d'en sentir l'influence dès le jour même où il fut publié.—Le vampirisme qui tient aussi une place considérable dans ses ballades et dont, chose curieuse, Charles Nodier était également le représentant le plus connu en France, battait son plein entre 1820 et 1823; en 1827, il n'était plus de mode même auprès des parodistes.—Enfin, les Chants populaires de la Grèce moderne de Fauriel, qui provoquèrent ceux de l'Illyrie moderne de Mérimée, sont de 1824. Il est fort improbable que Mérimée ait attendu trois ans pour s'en inspirer, d'autant plus qu'il connaissait personnellement leur éditeur.

La Guzla fut donc écrite en 1825 ou en 1826; «en une quinzaine de jours» peut-être, mais après avoir été longtemps mûrie et comme élaborée dans la mémoire. Il faut reporter à 1820 la première idée que Mérimée put en avoir, époque où il rêvait avec Ampère «une traduction exacte d'Ossian, avec les inversions et les images naïvement rendues».

§ 2

INFLUENCE DE NODIER—LE MOT «GUZLA» HYACINTHE MAGLANOVICH

Dans son discours de réception à l'Académie française, qui est un chef-d'oeuvre de cruelle ironie, Mérimée, prenant la place de Ch. Nodier, déclarait n'avoir «malheureusement» connu son prédécesseur que dans ses ouvrages[457]. Ces «ouvrages», l'auteur de Colomba ne les estimait pas beaucoup; ou plutôt, il affectait à leur propos un sourire légèrement indulgent. C'est ainsi qu'il écrivait à son ami Stapfer quelques mois avant sa réception: «Nodier était un gaillard très taré, qui faisait le bonhomme et avait toujours la larme à l'oeil. Je suis obligé de dire, dès mon exorde, que c'était un infâme menteur. Cela m'a fort coûté à dire en style académique[458].» Et comme il ne se sentait plus capable d'être aussi élogieux qu'il l'aurait voulu, il demanda à H. Royer-Collard, en lui envoyant copie de ce qu'il avait fait, d'y ajouter «tous les mots sublimes qui lui viennent en tête[459]». Nous ne savons dans quelle mesure Royer-Collard contribua à ce discours, mais il est évident qu'en y mettant plus de pompe, il ne pouvait qu'en rendre l'ironie plus sensible.

M. Chambon nous apprend que Mérimée ne pouvait souffrir Ch. Nodier et que ce discours fut pour lui une chose non seulement «terriblement ennuyeuse» mais vraiment désagréable[460]. Cela paraît d'autant plus étrange qu'ils avaient de nombreux amis communs (songeons au salon de l'Arsenal!); d'autre part, il y avait entre eux une grande différence d'âge et, par conséquent, point de rivalité; enfin, Nodier était le plus accueillant et le plus obligeant des amis de la nouvelle génération. Une sympathie réciproque semblerait plus naturelle en eux; comme écrivains ils avaient beaucoup d'idées communes: ces deux grands conteurs étaient tous deux éclectiques—romantiques quant à la substance, classiques quant à la forme[461].—Pourtant, les choses furent ainsi: Mérimée n'alla jamais rendre visite à son vieux devancier qui, tout en gardant ses bonnes relations avec les réactionnaires en matière littéraire, patronnait les jeunes, leur ouvrait les portes du Théâtre-Français et, dans la mesure où il le pouvait, celles de l'Académie[462].

Il y avait, à ce qu'il nous semble, un ressentiment purement personnel entre Mérimée et «l'aimable Charles Nodier» et nous croyons que ce ressentiment était dû à l'Illyrie. Le lendemain du jour où parut la Guzla,—c'est Mérimée lui-même qui le raconte dans sa lettre à Sobolevsky—Nodier «cria comme un aigle» de ce qu'il avait été pillé. On avait probablement parlé à l'Arsenal du livre anonyme dalmate—témoin une critique du Globe qui contient certaines indications très significatives, et dont nous nous occuperons ailleurs[463];—c'est à la suite de cette conversation que Nodier se serait plaint de «pillage» et il est possible que V. Hugo, alors ami de Mérimée, l'un des visiteurs les plus assidus de Nodier, ait été mêlé à cette affaire. Ce serait lui, en effet, qui, le premier, aurait dévoilé la supercherie et inscrit en tête de son exemplaire de la Guzla ces deux mots: M. PREMIÈRE PROSE qui constituent l'anagramme de PROSPER MÉRIMÉE[464]. Si Nodier véritablement a «crié comme un aigle» ou s'il s'est contenté de reprocher amèrement au jeune illyricisant de l'avoir suivi sans le reconnaître,—c'est ce que nous ne saurions dire. Malgré de nombreuses et longues recherches (la bibliographie de Nodier laisse toujours à désirer), nous n'avons réussi à trouver aucune trace d'une accusation quelconque dans les écrits de Nodier, dans sa correspondance, etc. Et M. Léon Séché, qui a tant d'autorité en ce qui concerne l'histoire intime du romantisme, nous assure que «le bon Nodier» était absolument incapable d'un tel acte.

Mais Nodier avait, toutefois, raison de se plaindre. Car c'était lui qui avait introduit l'Illyrie en France; exagéré, comme on le verra, l'importance du vampirisme et imaginé que le poète serbe ne chantait que cette monstrueuse superstition; lui encore qui avait «déterré» (c'est l'expression de Mérimée lui-même) le Voyage en Dalmatie de Fortis, traduit la ballade de la Noble épouse d'Asan-Aga que l'auteur de la Guzla va traduire à son tour, et, en plus de cela, avait préparé un recueil de faux et demi-faux poèmes «esclavons»; lui qui, enfin, avait lancé ce recueil SIX ANS AVANT CELUI DE MÉRIMÉE, mystification qui, il est vrai, avorta piteusement.

Tout cela, l'auteur du Théâtre de Clara Gazul le connaissait parfaitement bien, et les ressemblances entre les deux ouvrages ne sont pas accidentelles. Il avait lu Jean Sbogar bien avant la mort de celui qui l'avait précédé à l'Académie française, quoi qu'il en ait dit dans une de ses lettres[465]. Il avait lu Smarra, aussi et surtout Smarra. Il avait même, peut-être, passé une soirée à la Porte-Saint-Martin, écoutant le Vampire de Nodier, gros succès théâtral de 1820 à 1823. Il se souvint plus d'une fois de Smarra dans son livre et particulièrement au commencement. On dirait que Nodier lui a montré le chemin et qu'il ne fait que continuer la route qu'on lui avait tracée. Du reste, Mérimée le premier reconnut qu'il avait été devancé par Nodier.

Il le fît dans une allusion discrète et maligne, en vrai pince-sans-rire qu'il était. «Quand je m'occupais à former le recueil dont on va lire la traduction, dit-il dans sa préface, je mimaginais être à peu près le seul Français (CAR JE L'ÉTAIS ALORS) qui pût trouver quelque intérêt dans ces poèmes sans art.» Alors, cétait lannée 1816, époque où laimable auteur navait que treize ans, mais également celle où Jean Sbogar et Smarra nétaient pas encore parus! Il antidate ainsi son livre pour prouver quil a priorité sur Nodier; mais il ne fait, en définitive, par cette manoeuvre que nous convaincre quil connaissait la vogue de la poésie populaire serbo-croate, aussi passagère quelle eût été[466].

Ce mot même de guzla quil donna pour titre à son recueil, avait été employé plusieurs fois avant lui par lancien rédacteur du Télégraphe de Laybach. Dans les extraits des articles de Nodier sur la poésie «morlaque» que nous avons donnés, on a pu rencontrer la description de cet instrument. On la rencontre dans Jean Sbogar, de même que dans la ballade du Bey Spalatin, publiée à la suite de Smarra. Il est juste de faire remarquer que le traducteur bernois de 1778 a surtout le droit den réclamer la priorité[467]; mais ce nest pas seulement la guzla que Nodier avait décrite; il avait mis en scène ce même «barde slave» dont Mérimée traça le brillant portrait qui domine la Guzla tout entière.

Cest ainsi quon reconnaît dans Jean Sbogar, au troisième plan seulement, il est vrai, bien derrière lélégant brigand dalmate et sa mélancolique bien-aimée, les traits d'un véritable «aîné» d'Hyacinthe Maglanovich, plus poétique et moins gai sans doute, mais aussi vivant,—à sa façon,—que l'est le héros de Mérimée. Il est assis au milieu d'une assemblée populaire, ce vieillard «qui promenait régulièrement sur une espèce de guitare, garnie d'une seule corde de crin, un archet grossier et en tirait un son rauque et monotone, mais très bien assorti à sa voix grave et cadencée». Et il chantait,

en vers esclavons, l'infortune des pauvres Dalmates, que la misère exilait de leur pays; il improvisait des plaintes sur l'abandon de la terre natale, sur les beautés des douces campagnes de l'heureuse Macarsca, de l'antique Trao, de Curzole aux noirs ombrages; de Cherso et d'Ossero où Médée dispersa les membres déchirés d'Absyrthe; de la belle Epidaure, toute couverte de lauriers rosés; et de Salone, que Dioclétien préférait à l'empire du monde. À sa voix, les spectateurs d'abord émus, puis attendris et transportés, se pressaient en sanglotant; car, dans l'organisation tendre et mobile de l'Istrien, toutes les sympathies deviennent des émotions personnelles, et tous les sentiments, des passions. Quelques-uns poussaient des cris aigus, d'autres ramenaient contre eux leurs femmes et leurs enfants; il y en avait qui embrassaient le sable et qui le broyaient entre leurs dents, comme si on avait voulu les arracher aussi à leur patrie. Antonia surprise s'avançait lentement vers le vieillard, et en le regardant de plus près, elle s'aperçut qu'il était aveugle comme Homère. Elle chercha sa main pour y déposer une pièce d'argent percée, parce qu'elle savait que ce don était précieux aux pauvres Morlaques, qui en ornent la chevelure de leurs filles[468].

De même on voit dans le Bey Spalatin le vieux chef de tribu détacher sa guzla mélodieuse et chanter «les victoires du fameux Scanderbeg, les douceurs du sol natal, les regrets amers de l'exil», accompagnant chaque refrain d'un cri «douloureux et perçant[469]». Et à la fin du poème, l'auteur pousse cette exclamation qui prouve combien sincèrement il a en horreur la fausse modestie de ses confrères occidentaux: «Lhistoire du bey Spalatin, de sa petite-fille morte et de sa tribu délivrée, est la plus belle qui ait jamais été chantée sur la guzla

Le poème de Mérimée diffère trop de celui de Nodier pour quon puisse prétendre quil en soit une simple copie. La «couleur locale» est répandue à flot chez ce vieux gaillard moustachu dHyacinthe Maglanovich, grand mangeur, beau buveur, vaniteux et capricieux, qui sait louer ses propres poèmes comme le poète de Nodier. «LAubépine de Veliko, dit-il au début de son histoire, par Hyacinthe Maglanovich, natif de Zuonigrad, le plus habile des joueurs de guzla. Prêtez loreille!»—Le poète illyrique, daprès Mérimée, nest pas seulement un bon chanteur: cest un vrai maître chanteur, qui sait choisir le moment le plus intéressant pour couper son récit en deux et faire appel à la générosité de son auditoire:

Quand elle eut mangé ce fruit, qui avait une si belle couleur, elle se sentit toute troublée, et il lui sembla quun serpent remuait dans son ventre.

Que ceux qui veulent connaître la fin de cette histoire donnent quelque chose à Jean Bietko[470].

Seulement, sous le rapport de la «couleur locale», il nest pas beaucoup plus vrai que le barde de Nodier. Il est rapiécé, fait de morceaux divers, étalés sur son fond dune authenticité douteuse, que Mérimée avait emprunté à son prédécesseur.

Mais laissons Nodier pour le moment et examinons de plus près de quoi se compose cette fameuse «couleur» dHyacinthe Maglanovich. Et tout dabord, Mérimée devait avoir vu quelque part et pris «sur le vif» le visage pittoresque de son poète, car il le reproduisit presque sans changement une année plus tard, sous un casque formidable, lorsqu'il dessina son capitaine de reîtres au premier chapitre de la Chronique du temps de Charles IX. La ressemblance est frappante entre le Slave et le Germain, qui sont esquissés tous les deux, semble-t-il, d'après le même modèle parisien:

NOTICE SUR MAGLANOVICH: CHRONIQUE DE CHARLES IX.

Hyacinthe avait alors près de soixante C'était un _grand et puissant ans. C'est un grand homme, vert et homme_ de cinquante ans environ, robuste pour son âge, les épaules avec un gros nez aquilin, le larges et le cou remarquablement gros. teint fort enflammé, les Sa figure est prodigieusement basanée; cheveux grisonnants et rares, ses yeux sont petits et un peu relevés couvrant à peine _une large du coin; son nez acquilin, assez cicatrice qui commençait à enflammé par l'usage des liqueurs l'oreille gauche et qui venait fortes; sa longue moustache blanche et se perdre dans son épaisse ses gros sourcils noirs forment un moustache_[471]. ensemble que l'on oublie difficilement quand on l'a vu une fois. Ajoutez à cela une longue cicatrice qu'il porte sur le sourcil et sur une partie de la joue. Il est très extraordinaire qu'il n'ait pas perdu l'oeil en recevant cette blessure.

D'autres détails sont ramassés un peu partout; la description du guzlar est empruntée à Fortis:

FORTIS: MÉRIMÉE:

Dans les assemblées champêtres, qui se Je dirais seulement quelques tiennent à l'ordinaire dans les maisons mots des bardes slaves ou où il y a plusieurs filles, se perpétue joueurs de guzla, comme on les le souvenir des anciennes histoires de appelle. la nation. Il s'y trouve toujours un chanteur qui accompagne sa voix d'un La plupart sont des vieillards instrument, appelé guzla monté d'une fort pauvres, souvent en seule corde, composée de plusieurs guenilles, qui courent les crins de cheval entortillés… villes et les villages en chantant des romances et Plus d'un Morlaque est en état de s'accompagnant avec une espèce chanter, depuis le commencement à la de guitare, nommée guzla qui fin, ses propres vers impromptus, n'a qu'une seule corde faite de toujours au son de la guzla… Leur crin… chant héroïque est extrêmement lugubre et monotone. Ils chantent encore un peu Ces gens ne sont pas les seuls du nez, ce qui s'accorde, il est vrai, qui chantent des ballades; assez bien avec le son de l'instrument presque tous les Morlaques, dont ils jouent… Un long hurlement, jeunes ou vieux, s'en mêlent consistant dans un oh! rendu avec des aussi: quelques-uns, en petit inflexions de voix rudes et grossières, nombre, composent des vers précède chaque vers, dont les paroles qu'ils improvisent souvent. se prononcent rapidement, et presque sans modulation qui est réservée à la Leur manière de chanter est dernière syllabe, et qui finit par un nasillarde, et les airs des roulement allongé… Quand un Morlaque ballades sont très peu variés; voyage par les montagnes désertes, il l'accompagnement de la guzla ne chante, principalement de nuit, les les relève pas beaucoup, et hauts faits des anciens rois et l'habitude de l'entendre peut seigneurs slaves, ou quelque aventure seule rendre cette musique tragique. S'il arrive qu'un autre tolérable. À la fin de chaque voyageur marche en même temps sur la vers, le chanteur pousse un cime d'une montagne voisine, ce dernier grand cri, ou plutôt un répète le verset chanté par le premier. hurlement, semblable à celui Cette alternative de chant continue d'un loup blessé. On entend ces aussi longtemps que les chanteurs cris de fort loin dans les peuvent s'entendre[472]. montagnes, et il faut y être accoutumé pour penser qu'ils sortent d'une bouche humaine.

De même, les données topographiques de l'introduction (Zuonigrad, Livno, Scign, Zara, etc.) sont tirées du Voyage en Dalmatie et des cartes qui l'accompagnent,—il faut le reconnaître, avec un grand souci d'exactitude et de façon à ne rien avancer qui ne soit vraisemblable.

Mérimée loue et apprécie, avant tout, la large et simple hospitalité que les Morlaques savaient offrir au voyageur. Voici ce que nous raconte le prétendu traducteur de son prétendu poète: «En 1817, je passai deux jours dans sa maison [de Maglanovich], où il me reçut avec toutes les marques de la joie la plus vive. Sa femme et tous ses enfants et petits-enfants me sautèrent au cou, et quand je le quittai, son fils aîné me servit de guide dans les montagnes pendant plusieurs jours, sans qu'il me fût possible de lui faire accepter une récompense.» Est-ce autre chose qu'une réminiscence du récit de Fortis quand il raconte la visite qu'il fit en 1771 à un chef dalmate:

Je n'oublierai jamais l'accueil cordial que j'ai reçu du voïvode Pervan à Coccorich. Mon unique mérite à son égard était de me trouver l'ami d'une famille de ses amis[473]. Une liaison si légère l'engagea néanmoins à envoyer à ma rencontre une escorte et des chevaux; à me combler des marques les plus recherchées de l'hospitalité nationale; à me faire accompagner par ses gens et par son propre fils, jusqu'aux campagnes de Narenta, distantes de sa maison d'une bonne journée; enfin à me fournir des provisions si abondantes, que je n'avais rien à dépenser dans cette tournée.

Quand je partis de la maison de cet excellent hôte, lui et toute sa famille me suivirent des yeux et ne se retirèrent qu'après m'avoir perdu de vue. Ces adieux affectueux me donnèrent une émotion que je n'avais pas éprouvée encore et que je n'espère pas sentir souvent en voyageant en Italie. J'ai apporté le portrait de cet homme généreux, afin d'avoir le plaisir de le revoir malgré les mers et les montagnes qui nous séparent et pour pouvoir donner en même temps une idée du luxe de la nation à l'égard de l'habillement de ses chefs. Le Morlaque, né généreux et hospitalier, ouvre sa pauvre cabane à l'étranger, fait son possible pour le bien servir et ne demandant jamais, refuse même souvent avec obstination les récompenses qu'on lui offre[474].

Une belle planche en taille douce représentant il Vaïvode Pervan di Coccorich accompagne le récit de Fortis. Mérimée suivit son exemple et inséra dans la Guzla une lithographie qui représente son poète imaginaire. À l'inverse de ce qu'il avait fait à propos de Clara Gazul, il joignit ce portrait à tous les exemplaires de l'édition originale.

Il est inutile de chercher sous les traits d'Hyacinthe Maglanovich la physionomie plus ou moins défigurée de Mérimée, comme l'ont voulu Ch. Asselineau et M. Leger[475], mais il est juste de dire que, sous le rapport de l'exactitude, ce portrait ne laisse rien à désirer. MM. Tourneux et Leger se demandent où Mérimée s'était procuré les documents nécessaires à la confection de cette lithographie. Nous nous posons à notre tour la même question. Le bonnet d'agneau noir, la ceinture large et multicolore, ornée d'un énorme couteau, ressemblent à ce qu'on voit sur la planche de Fortis, mais le reste, la guzla surtout et la position accroupie du vieux racleur qui n'en est pas moins authentique, ne peut avoir été dessinée que d'après un modèle. Nous avons examiné, sans succès, un grand nombre de relations de voyage, albums de costumes et autres publications antérieures à 1827, et il ne nous semble pas que le portrait d'Hyacinthe Maglanovich ait été copié sur aucune gravure.

Il nous paraît plus probable qu'il fut dessiné d'après nature par quelqu'un qui avait visité les provinces illyriennes et vu un joueur de guzla, par Fauriel, peut-être, qui avait passé, en 1824, quelques mois à Trieste (où les chanteurs serbes n'étaient pas plus rares que les chanteurs grecs, qu'il y cherchait alors) ou bien par Fulgence Fresnel, cousin de Mérimée, qui fournit à l'auteur certains «renseignements» sur l'Illyrie où il avait fait de nombreux voyages, si nous nous en rapportons à Eugène de Mirecourt[476] et à la Littérature française contemporaine de Bourquelot et Maury[477]. Grâce à M. Tourneux, nous savons maintenant que Mérimée n'obtint ce dessin qu'au moment où la Guzla s'imprimait déjà; il avait envoyé d'abord à son éditeur strasbourgeois, le 22 mars 1827, deux croquis de la guzla (qui sont, semble-t-il, de sa main, et que M. Tourneux a reproduits dans sa brochure Prosper Mérimée, comédienne espagnole et chanteur illyrien); plus tard, le portrait de Maglanovich prit définitivement place en tête du volume. Ni M. Tourneux, ni M. Félix Chambon n'ont su dire qui était le mystérieux artiste qui signa: A. Br.—M. Lucien Pinvert penche pour le nom de Mérimée lui-même[478]. Il est difficile de le prétendre ou de le nier, car le procédé de reproduction (la lithographie) n'est pas un de ceux qui respectent l'original.

Mais revenons à notre poète. Mérimée nous assure qu'Hyacinthe était un ivrogne incorrigible et qu'il ne pouvait jamais chanter sans avoir fait une copieuse libation d'eau-de-vie.

[Illustration: Hyacinthe Maglanovich.—Lithographie de F.G. Levrault.]

Suivant l'avis du voïvode, j'eus soin de le [Maglanovich] faire boire, et mes amis, qui étaient venus nous tenir compagnie sur le bruit de son arrivée, remplissaient son verre à chaque instant. Nous espérions que quand cette faim et cette soif si extraordinaires seraient apaisées, notre homme voudrait bien nous faire entendre quelques-uns de ses chants. Mais notre attente fut bien trompée. Tout d'un coup il se leva de table et se laissant tomber sur un tapis près du feu (nous étions en décembre), il s'endormit en moins de cinq minutes, sans qu'il y eût moyen de le réveiller.

Je fus plus heureux une autre fois: j'eus soin de le faire boire seulement assez pour l'animer, et alors il nous chanta plusieurs des ballades que l'on trouvera dans ce recueil.

Il me quitta d'une façon étrange: il demeurait depuis cinq jours chez moi, quand un matin il sortit, et je l'attendis inutilement jusqu'au soir. J'appris qu'il avait quitté Zara pour retourner chez lui[479].

N'en déplaise à M. Louis Leger qui veut que «l'ivrognerie soit très rare chez les Slaves méridionaux[480]». Mérimée ne se trompe nullement dans ce qu'il avance. Voici, en effet, les termes dans lesquels s'explique Karadjitch, sur le compte d'un célèbre guzlar, le vieux Miliya, qu'il avait eu occasion de fréquenter quelque temps:

Quelques jours après arriva le knèze[481], amenant Miliya. Mais quand je me fus mis en rapport avec ce dernier, ce fut pour moi un nouveau sujet de souci, et toute ma joie fit place d'abord à une triste déception. Non seulement Miliya, comme tous les chanteurs (qui ne sont que chanteurs), ne savait pas réciter, mais uniquement chanter, mais ceci même il ne le voulait pas faire à moins d'avoir de l'eau-de-vie devant lui. Or, à peine y avait-il goûté que, affaibli soit par l'âge, soit par l'effet de ses blessures (il avait eu jadis la tête hachée de coups de sabre dans une rixe avec un Turc de Kolachine), il s'embrouillait tellement qu'il devenait incapable de chanter avec tant soit peu d'ordre et de régularité. Miliya en savait beaucoup d'autres, mais il ne me fut pas donné de profiter de cette occasion unique. L'oisiveté et le travail que je lui imposais commençaient à peser au vieillard; de plus, il se trouva là de ces gens bien intentionnés, qui se font un plaisir de tout tourner en ridicule et de mystifier les autres à tout propos. Ces gens donc se mirent à lui dire: «Comment toi, un homme d'âge et de bon sens, es-tu devenu bête à ce point? Ne vois-tu pas que Vouk est un fainéant qui ne s'occupe que de piesmas et de futilités pareilles? Si tu l'écoutes, il te fera encore perdre ici tout l'automne; retourne donc chez toi et occupe-toi de tes affaires.» Miliya se laissa persuader, et il partit un beau jour en cachette de moi[482].

Il est vrai que ce récit ne fut publié en serbe que six ans après la Guzla; mais il est fort probable que les amis allemands de Karadjitch en avaient eu la primeur; de conversations en conversations, on s'était peu à peu figuré, dans la société littéraire européenne d'avant 1833, un type du guzlar analogue au vieux Miliya. La Revue encyclopédique ne parlait-elle pas déjà en 1826 d'un «rapsode serbe aveugle, nommé Philippe, qui improvisait des chants guerriers même de plusieurs centaines de vers[483]»? Il est aussi, surtout, possible que Fauriel, qui témoignait un intérêt tout particulier à la poésie serbe, ait signalé à Mérimée ces détails. Ne poussait-il pas son jeune ami à apprendre le serbe et à traduire les piesmas «d'après le même système qu'il avait appliqué aux chants grecs»?

Quant à la vanité de poète, autre trait du caractère de Maglanovich, elle est d'autant plus contestable que les poésies populaires serbes sont pour ainsi dire anonymes: on ne connaît même pas les auteurs des ballades les plus récentes: le véritable poète d'une piesma se défend toujours de l'être et prétend l'avoir apprise de la bouche d'un autre. Le guzlar n'est qu'un simple récitateur même quand il débite ses propres vers,—tant sy efface sa personnalité,—moulés quils sont dans les formes traditionnelles selon des procédés depuis longtemps établis; on lui trouverait tort den réclamer la propriété: le bon goût et une timidité de convention lempêchent de sen dire lauteur aussi ouvertement que le fait le poète de Mérimée: «Celui qui a fait cette chanson était avec ses frères au rocher gris; il se nomme Guntzar Wossieratch[484].» Le guzlar sait que ses autres confrères modifieront son ébauche avant quelle prenne sa forme définitive; rien nest plus faux que cette Improvisation d'Hyacinthe Maglanovich où lon sentie cabotinage:

Étranger, que demandes-tu au vieux joueur de guzla? que veux-tu du vieux Maglanovich? Ne vois-tu pas ses moustaches blanches, ne vois-tu pas trembler ses mains desséchées? Comment pourrait-il, ce vieillard cassé, tirer un son de sa guzla, vieille comme lui?…

La guzla dHyacinthe Maglanovich est aussi vieille que lui; mais jamais elle ne se déshonorera en accompagnant un chant médiocre. Quand le vieux poète sera mort, qui osera prendre sa guzla et en tirer des sons? Non, lon enterre un guerrier avec son sabre: Maglanovich reposera sous terre avec sa guzla sur sa poitrine[485].

La renommée dun guzlar,—et son orgueil de poète aussi,—nétait jamais si grande que limaginait Mérimée, oubliant un peu trop quil avait dit que «la plupart sont des vieillards et fort pauvres, souvent en guenilles, qui courent les villes et les villages en chantant des romances». Si un guzlar était connu, il ne létait pas par son talent de poète, mais par sa bonne mémoire et pour son répertoire choisi. Donc, pour le salut de la «couleur locale», le nom du soi-disant auteur des ballades de la Guzla ne devait pas figurer sur le recueil. Pour comble de malheurs, quelques biographes par trop zélés ont rendu à Mérimée le mauvais service de souligner avec trop denthousiasme la pittoresque figure de Maglanovich.

Mérimée fut trompé, soit,—et cest le plus probable,—par Ch. Nodier qui donnait une grande importance à la personnalité de «lHomère esclavon», soit par Fortis, qui parle une fois de Triboco, village qui était la patrie de «Pappizza, paysan improvisateur qui, né vers la fin du XVIIe siècle, est encore célèbre après sa mort, à cause de la quantité de ses poésies, quil chantait lui-même en saccompagnant de la guzla, et dont il semble quon a perdu le souvenir[486]». À notre avis, les Chants populaires de la Grèce moderne de Fauriel ont largement contribué à pareille méprise. Dans son introduction, le savant ami de Mérimée avait longuement parlé des chanteurs grecs, des difficultés quon a pour se procurer leurs récits, etc. Lauteur de la Guzla nota soigneusement cela pour sen servir dans la notice quil plaça en tête du volume. Mais cest surtout dans les chants mêmes des Grecs quil trouva les formules naïvement orgueilleuses quil prodigua dans ses ballades illyriques. Celle-ci, par exemple, que nous tirons de Fauriel, semble appartenir à la Guzla: «Je marrête pour vous faire un récit [dont vous] serez bien émerveillés[487].» Ou bien une autre: «Jai donc composé cette histoire: et je la joue sur ma lyre, pour mon divertissement:—car quiconque sait parler avec agrément et avec raison, peut faire quun coeur attristé reçoive des consolations. Cest Manuel de Seti, fils du Pappas Hiéronyme, Charciote, qui est lauteur de toute cette histoire.» Ou bien, enfin, celle-ci: «Celui qui bien écoute, bien aussi raconte, sil lui arrive de bien rappeler [les faits] dans sa tête. Et moi aussi jai écouté, et jai fait une Georgide, sur George Skatoverga de la plaine. Comme je ne sais point lire, pour ne point oublier cette histoire, jen ai fait une chanson, afin den bien conserver le souvenir[488].»

Quant à la prétendue ruse du barde illyrique, qui aurait lhabitude de sinterrompre à lendroit le plus intéressant de son récit, pour faire une quête, elle nest mentionnée ni par Fortis et Nodier pour les Serbes, ni par Fauriel pour les Grecs modernes. Nous ne savons si le chanteur grec était capable de tant dhabileté, mais pour le guzlar serbo-croate naturellement simple et enthousiaste, nous pouvons dire que cette sommation pressante serait contraire à son caractère national. Aussi nous faut-il comprendre combien fut blessée la susceptibilité des critiques serbes de 1827; ils reprochèrent amèrement à lauteur de la Guzla davoir calomnié par cette fausse assertion tout un peuple[489].

Pourtant, si Mérimée attribuait mal à propos cette ruse professionnelle, il ne lavait pas inventée. Le jongleur français la connaissait bien avant lui et la pratiquait quelquefois:

     Huimès commence chançon à enforcier
     Que vous orrez, se donez un denier,

dit-on dans une chanson de geste citée par M. Léon Gautier[490]. Mérimée, qui avait pour amis, à lépoque où il composait la Guzla, un futur historien de la littérature française au moyen âge (J.-J. Ampère) et un futur historien de la poésie provençale (Claude Fauriel), n'avait que trop l'occasion de s'initier à la vie intime des anciens poètes ambulants. Nous savons, du reste, que Fauriel prodiguait les anecdotes, les traits saillants et pittoresques, et que ses amis moins savants, mais non moins littérateurs,—Stendhal surtout,—exploitaient volontiers cette mine vivante.

D'autres sources, moins importantes celles-là, servirent à la Notice sur Hyacinthe Maglanovich. Ainsi, tout au début, Mérimée raconte que son poète fut enlevé à l'âge de huit ans «par les Tchinguéneh ou bohémiens» et que «ces gens le menèrent en Bosnie», le «convertirent sans peine à l'islamisme qu'ils professent pour la plupart» et que «un ayan ou maire de Livno le tira de leurs mains et le prit à son service». Il faut rapprocher ces détails du Voyage en Bosnie par Amédée Chaumette-Desfossés (Paris, 1812), où l'on parle de «Tchinguènèh (Bohémiens), gens les plus misérables et les plus dégoûtants», qui «professent, en apparence, le musulmanisme», mais «sont tellement méprisés qu'il leur est défendu d'entrer dans les mosquées[491]», et où l'on explique longuement quel est le rôle d'un ayan[492]. À cet ouvrage est dû aussi, semble-t-il, le nom même de Maglanovich, dérivé probablement de Maglay (Maglaï), ville de Bosnie, dont il est parlé à plusieurs reprises[493]. Il est douteux que Mérimée ait connu le mot serbo-croate magla (qui veut dire le brouillard), le seul autre auxiliaire possible pour fabriquer le nom de Maglanovich. En effet, on ne le trouve dans aucun des ouvrages consultés par Mérimée à l'occasion de ses ballades.—M. Leger croit que l'auteur de la Guzla n'ignorait pas la signification de magla et qu'il en voulut former le nom de son héros, afin de lui faire signifier: Fils du brouillard [ou plutôt Desbrouillards], parce que, «vers 1830, la poésie ossianique était encore fort à la mode et les brouillards d'Ecosse charmaient encore les imaginations[494]».—Il serait bon d'ajouter que les Slaves du Sud ne connaissent pas ce nom. De même, ils donnent très rarement à leurs enfants le prénom presque exclusivement monastique d'Hyacinthe.

Mérimée enfin utilisa encore un ouvrage français, le Voyage pittoresque de l'Istrie et de Dalmatie rédigé d'après l'itinéraire de L.F. Cassas, par Joseph Lavallée (Paris, 1802); dans le récit du mariage de Maglanovich (arrangé à l'aide d'un chapitre de Fortis sur les enlèvements et les mariages chez les Morlaques[495]), il baptise le beau-père de son héros du nom de Zlarinovich et donne au rival du poète celui d'Uglian. Aucun de ces deux noms n'est authentique: Zlarine désigne une localité; Uglian, une île de l'Adriatique, plus connue sous la dénomination italienne d'Isola Grossa[496].

§ 3

MÉRIMÉE COMMENTATEUR

«Dans le commentateur imaginaire, Mérimée fait le portrait de l'antiquaire naïf, de l'érudit ignorant et dénué de critique. Ce type, il le pressentait à merveille; plus tard sa profession lui permit de l'étudier à fond; il y est revenu à plusieurs reprises, jamais avec plus de bonheur que dans la Guzla»,—a très justement remarqué M. Filon[497].

Non seulement Mérimée est le traducteur de son poète, mais il en est encore le commentateur sans prétention. Quand il avait collectionné ces ballades, il s'imaginait être le «seul Français qui pût trouver quelque intérêt à ces poèmes sans art, production d'un peuple sauvage». Ses amis lui ont persuadé qu'elles seraient agréables au public; peu jaloux de son trésor, il a bien voulu les lui faire connaître et les lui expliquer. À tout cela, il n'a pas beaucoup de mérite: grand amateur de voyages, sans occupations bien importantes, il a pu parcourir le pays qu'il habitait et, au hasard de ses découvertes, rassembler quelques fragments assez curieux d'anciennes poésies. Comme il a affaire à des coutumes parfois fort différentes de celles des autres pays, il fournira toutes les explications qu'il pourra donner pour faciliter la lecture de ces poèmes; il dira ses conjectures, ce qu'on lui a rapporté, sans jamais rien affirmer dont il ne soit sûr. Il emploie volontiers des formules assez vagues: on dit que… il est vraisemblable… c'est sans doute… etc. Pourquoi rechercher à toute occasion la certitude; ces ballades valent-elles la peine qu'on se livre à un véritable travail d'exégèse; pour lui il n'est qu'un simple amateur, qui n'approfondit pas les choses d'aussi près; toute explication lui semble bonne pourvu qu'elle permette d'interpréter et de comprendre son texte; il collectionne des ballades comme un autre des bibelots, sans y attacher trop d'importance; il est folkloriste amateur; il aime mieux des probabilités douteuses, où se complaît son imagination un peu paresseuse, que des certitudes qui lui seraient une peine et un travail. Aussi le lecteur ne saurait-il exiger de lui que ce dont il s'est contenté lui-même. Et voici Mérimée à couvert des critiques avisées que des lecteurs mieux renseignés pourraient faire de sa science. Ce lui fut une habileté de se dire étranger à la fois au pays qu'il voulait faire connaître et à celui auquel il présentait son recueil. Mais s'il se posa dans sa préface comme un antiquaire «naïf et dénué de sens critique», dans la pratique il suivit le plus souvent les leçons d'un maître excellent, vrai savant celui-là, nous voulons dire Fauriel. Il lui devait déjà le goût de la poésie primitive; il lui dut aussi de composer un livre dont l'esprit et la manière se rapprochent très sensiblement de ce que l'on trouve dans les Chants populaires de la Grèce moderne. Pour tromper complètement son lecteur, il emprunte à Fauriel la façon de présenter ses remarques.

C'est ainsi qu'il va jusqu'à déclarer très sérieusement qu'ici manque une stance[498] à un poème qu'il a lui-même composé tout entier, parce que, à l'occasion d'une poésie grecque authentique, Fauriel avait signalé qu'il manquait à cette chanson quelques vers de la fin[499]. Ailleurs il dira: «Il est évident que cette intéressante ballade ne nous est pas parvenue dans son intégrité[500].»

Fauriel regrette-t-il de n'avoir pu trouver sur un certain sujet qu'une assez mauvaise chanson, incomplète d'ailleurs: «Je n'ai pu me procurer sur Androutzos que la seule chanson suivante, et encore n'est-elle pas complète et le sujet en est-il assez vague[501]?» Mérimée lui aussi a son fragment de ballade qui ne vaut pas grand'chose et qui «ne se recommande que par la belle description d'un vampire[502]».

Comme Fauriel, Mérimée fait ses trouvailles qu'il signale comme autant de joyaux de la collection et sur lesquelles il attire tout particulièrement l'attention:

FAURIEL: MÉRIMÉE:

Dans les assemblées champêtres, qui se Je dirais seulement quelques Ce joli vers… je l'ai retrouvé dans J'ignore à quelle époque eut une longue pièce sur la prise de lieu l'action qui a fourni le Constantinople, composée à l'époque de sujet de ce petit poème, et le l'événement; et là même, il a l'air joueur de guzla qui me l'a d'être tiré de quelque chanson récité ne put me donner d'autres populaire plus ancienne. (Chants informations, si ce n'est qu'il grecs, tome II, p. 186.) le tenait de son père, et que c'était une ballade fort ancienne. (La Guzla, page 132.)

Ce morceau, fort ancien, et revêtu d'une forme dramatique que l'on rencontre rarement dans les poésies illyriques, passe pour un modèle de style parmi les joueurs de guzla morlaques. (Page 165.)

Ce passage est remarquable par sa simplicité et sa concision énergique. (Page 89.)

Cette jolie chanson, très populaire Cette chanson est, dit-on, dans la Grèce entière, etc. populaire dans le Monténégro; (Idem, p. 125.) c'est à Narenta que je l'ai entendue pour la première fois. (Page 243.)

Ainsi Mérimée sut jouer admirablement l'un et l'autre rôle: ici accuser la modestie du simple amateur, et là laisser accroire que son Italien, traducteur et commentateur, possède en ces matières une autorité indiscutable. Il y en a dans son livre pour tout le monde: pour les sceptiques, les réserves toutes naturelles que doit faire un étranger qui traite d'un pareil sujet; pour ceux tout disposés à croire à l'authenticité de ses soi-disant ballades illyriques, la belle assurance d'un homme qui s'entend aux choses qu'il dit. À la fois caricature et portrait: portrait de l'érudit amateur et caricature ou parodie du vrai savant, tel nous paraît être le commentateur de la Guzla[503].

§ 4

«L'AUBÉPINE DE VELIKO»: UNE INSPIRATION CHINOISE

Il paraît que l'Aubépine de Veliko, qui est la première ballade du recueil, fut aussi composée la première. Elle marque une sorte de transition entre Smarra et le reste de la Guzla.

Le sujet de l'Aubépine de Veliko ressemble beaucoup à celui du Bey Spalatin de Nodier, bien que le fond de cette ballade soit emprunté à un autre ouvrage: l'Orphelin de la maison de Tchao, drame chinois dont nous parlerons tout à l'heure.

Comme son prédécesseur, Mérimée raconte une vendetta illyrienne: la lutte longue et acharnée du vieux bey Jean Veliko avec ses «ennemis de l'Est».

Le bey de Nodier a eu vingt-quatre fils, tous tués dans les combats avec le «cruel Pervan»; celui de Mérimée en avait douze: «cinq sont morts au gué d'Obravo; cinq sont morts dans la plaine de Rebrovje». Jean Veliko avait un fils qu'il chérissait entre tous; ses ennemis l'ont enlevé,—tout comme Pervan enleva la belle Iska;—ils l'ont enfermé «dans une prison dont ils ont muré la porte». Il lui reste un fils, Alexis, «trop jeune pour la guerre», le dernier descendant des Veliko; c'est avec cet enfant qu'il fuit devant Nikola Jagnievo, Joseph Spalatin et Fédor Aslar; il passe la rivière Mresvizza et se réfugie chez son ami George Estivanich. Et George Estivanich le reçoit sous sa protection; il mange le pain et le sel avec le bey Jean Veliko, et «nomme Jean le fils que sa femme lui a donné».

Or, Nicolas Jagnievo, et Joseph Spalatin, et Fédor Aslar se sont réunis à Kremen. Ils ont bien mangé et bu de l'eau-de-vie de prunes et ils ont dit tous ensemble: «Que Jean Veliko meure avec son fils Alexis!» Le lendemain de la Pentecôte, ils descendent de la montagne avec leurs heyduques en armes. Ils passent la Mresvizza et s'arrêtent devant la maison de George Estivanich.

«Que venez-vous faire, beys de l'est? que venez-vous faire dans le pays de George Estivanich? Allez-vous à Segna complimenter le nouveau podestat?»

     —«Nous n'allons pas à Segna, fils d'Étienne, a répondu Nicolas
     Jagnievo; mais nous cherchons Jean Veliko et son fils. Vingt
     chevaux turcs, si tu nous les livres.»

     —«Je ne te livrerai pas Jean Veliko pour tous les chevaux turcs
     que tu possèdes. Il est mon hôte et mon ami. Mon fils unique porte
     son nom.»

     Alors a dit Joseph Spalatin: «Livre-nous Jean Veliko, ou tu feras
     couler du sang. Nous sommes venus de l'est sur des chevaux de
     bataille, avec des armes chargées.»

     —«Je ne te livrerai pas Jean Veliko, et, s'il te faut du sang, sur
     cette montagne là-bas j'ai cent vingt cavaliers qui descendront au
     premier coup de mon sifflet d'argent.»

     Alors Fédor Aslar, sans dire mot, lui a fendu la tête d'un coup de
     sabre; et ils sont venus à la maison de George Estivanich, où était
     sa femme, qui avait vu cela.

     —«Sauve-toi, fils d'Alexis! sauve-toi, fils de Jean! les beys de
     l'est ont tué mon mari; ils vous tueront aussi» Ainsi a parlé
     Thérèse Gelin.

     Mais le vieux bey a dit: «Je suis trop vieux pour courir.» Il lui a
     dit: «Sauve Alexis, c'est le dernier de son nom!» Et Thérèse Gelin
     a dit: «Oui, je le sauverai.»

     Les beys de l'est ont vu Jean Veliko. «À mort!» ont-ils crié: leurs
     balles ont volé toutes à la fois, et leurs sabres tranchants ont
     coupé ses cheveux gris.

     —«Thérèse Gelin, ce garçon est-il le fils de Jean?» Mais elle
     répondit: «Vous ne verserez pas le sang d'un innocent.» Alors ils
     ont tous crié: «C'est le fils de Jean Veliko!»

     Joseph Spalatin voulait l'emmener avec lui, mais Fédor Aslar lui
     perça le coeur de son ataghan, et il tua le fils de George
     Estivanich, croyant tuer Alexis Veliko.

Dix ans après, devenu un chasseur robuste et adroit, Alexis Veliko demande à Thérèse Gelin: «Maman, pourquoi ces robes sanglantes suspendues à la muraille.»

-«C'est la robe de ton père, Jean Veliko, qui n'est pas encore vengé; c'est la robe de Jean Estivanich, qui n'est pas vengé, parce qu'il n'a pas laissé de fils.»

     Le chasseur est devenu triste; il ne boit plus d'eau-de-vie de
     prunes; mais il achète de la poudre à Segna: il rassemble des
     heyduques et des cavaliers.

     Le lendemain de la Pentecôte, il a passé la Mresvizza, et il a vu
     le lac noir où il n'y a pas de poisson: il a surpris les trois beys
     de l'est, tandis qu'ils étaient à table.

     —«Seigneurs! seigneurs! voici venir des cavaliers et des heyduques
     armés; leurs chevaux sont luisants; ils viennent de passer à gué la
     Mresvizza: c'est Alexis Veliko.»

     —«Tu mens, tu mens, vieux racleur de guzla. Alexis Veliko est
     mort: je l'ai percé de mon poignard.» Mais Alexis est entré et a
     crié: «Je suis Alexis, fils de Jean!»

     Une balle a tué Nicolas Jagnievo; une balle a tué Joseph Spalatin;
     mais il a coupé la main droite à Fédor Aslar, et lui a coupé la
     tête ensuite.

     —«Enlevez, enlevez ces robes sanglantes. Les beys de l'est sont
     morts. Jean et George sont vengés. L'aubépine de Veliko a refleuri;
     sa tige ne périra pas!»

Ceux qui connaissent l'Orphelin de la Chine remarqueront que l'histoire du jeune Alexis rappelle singulièrement l'histoire du jeune prince dans la tragédie de Voltaire. En effet, après avoir emprunté à Nodier l'idée, point de départ, de sa ballade, à l'abbé Fortis quelques détails sur le sentiment de la vengeance chez les «Morlaques», Mérimée eut recours à un drame chinois pour l'intrigue; nous voulons dire la traduction du drame: Tchao-Chi-Cou-Ell ou le petit Orphelin de la maison de Tchao que le père Du Halde avait insérée dans sa Description de la Chine (1735) et qui fut la source principale de la tragédie de Voltaire[504]. Dans cette pièce, il s'agit de sauver de la mort un jeune orphelin, rejeton d'une illustre famille; l'ouvrage entier, féroce jusqu'à la barbarie, éclate en dévouements tout aussi sauvages. Le roi Ling-Kong a deux ministres préférés: Tchao-Tun, ministre des choses civiles, et Ton-an-Kou, ministre des choses militaires. Ce dernier est l'ennemi mortel de l'autre, et il parvient à faire massacrer toute la famille de Tchao-Tun, excepté sa femme qui est enceinte. Deux amis sont restés à cette femme, malgré ses malheurs, Tching-Ing et Kong-Sun-Tchou-Kiéou. Ils se décident à sauver l'héritier de Tchao-Tun. Tching-Ing a un fils; il le fait passer pour le fils de Tchao auprès des autorités chinoises devant lesquelles il accuse son ami Kong-Sun-Tchou-Kiéou d'avoir dérobé cet ennemi public aux recherches de la justice: Kong-Sun-Tchou-Kiéou est tué avec le fils de Tching-Ing, qui passe pour l'héritier de Tchao, et ainsi le véritable héritier est sauvé. Sauvé au prix de tant de sacrifices, l'orphelin grandit, parvient à reprendre l'autorité, se fait reconnaître et venge alors son père en même temps que l'infortuné Kong-Sun-Tchou-Kiéou, qui s'est dévoué pour lui.

En 1755, Voltaire emprunta à ce drame le sujet de sa tragédie l'Orphelin de la Chine; mais il a affaibli, par le mélange d'une intrigue amoureuse, une histoire pleine de sauvagerie tragique. C'est aussi une conception philosophique qui, dans l'Orphelin de la Chine, annihile la bonne volonté exotique de Voltaire[505]. Gengis-Khan veut assurer son trône par la mort du dernier survivant de la dynastie qui régnait avant lui. C'est un enfant confié à un mandarin, Zam-Ti, qui, pour le sauver, est prêt à livrer son propre fils au tyran à la place du jeune prince. Idamé, l'épouse du mandarin, pour sauver son enfant, dénonce à Gengis-Khan la substitution. Le Tartare avait autrefois aimé Idamé et son ancienne passion se rallume à la vue de cette femme. Il veut l'enlever au mandarin et l'épouser; mais Idamé, aussi fidèle épouse que mère tendre, propose à son mari de se tuer avec elle. Gengis-Khan les surprend au milieu de cette scène pathétique. Charmé de leur vertu, il fait grâce de la vie au jeune prince et prend le mandarin pour conseiller[506].

Ainsi dans l'adaptation que Voltaire a donnée de ce drame plein d'atrocités et de sublimes dévouements, tout finit comme dans la comédie, par un heureux dénouement. Gengis-Khan se laisse séduire au charme de la vertu et sent s'amollir la férocité de son coeur. La tendresse de la mère, la fidélité de l'épouse sont des sujets très édifiants, bien dignes de la comédie larmoyante ou du drame bourgeois; tous ces gens-là commencent à devenir bons, excessivement bons; trop bons pour qu'on puisse supposer un instant que Mérimée n'a connu le drame chinois que par l'intermédiaire de Voltaire. Il s'est inspiré directement de la traduction publiée par Du Halde. Le critique de la Foreign Quarterly Review[507], qui a signalé le premier la dette de Mérimée, ne s'est pas trompé; il déclare que la mère illyrienne atteint à un degré d'héroïsme très supérieur celui de l'Idamé de Voltaire; ce qui veut dire que son sacrifice lui coûte beaucoup moins, parce qu'il lui paraît beaucoup plus naturel. Est-ce là du véritable héroïsme? nous sommes tentés de croire que c'est à la fois plus de fanatisme et de sauvagerie. Au reste il n'y a qu'une seule passion exprimée dans la ballade de Mérimée: le désir de la vengeance, et ce n'est pas sur ce sentiment que Voltaire a édifié sa tragédie. Mérimée, d'autre part, qui s'intéressait aux Grecs de Fauriel, aux Illyriens de Nodier, aux Morlaques de Fortis, a pu éprouver le même intérêt pour les Chinois de Du Halde. De l'original, il a su retrouver la sauvage énergie, la soif inassouvie de la vengeance longtemps désirée. Dans cette courte pièce on reconnaît déjà la manière de Carmen ou de Matéo Falcone, les actes nous révèlent la passion qui agite les coeurs.

Ce drame chinois, pour le faire illyrien, Mérimée s'adresse à Fortis; grâce aux renseignements qu'il trouve dans le Voyage, il répand sur son poème une couleur toute superficielle, il est vrai, mais qui ne nous en transporte pas moins dans un autre monde: monde de fantaisie, Illyrie peu différente de celle de Nodier, mais qui se transformera plus tard en une Illyrie plus originale sinon plus véritable. C'est chez Fortis qu'il trouve le détail de la chemise ensanglantée:

Si les amitiés des Morlaques, non corrompus, sont constantes et sacrées, leurs inimitiés ne sont pas moins durables et presque indélébiles. Elles passent de père en fils, et les mères n'oublient jamais d'inculquer, déjà aux enfants de bas âge, le devoir de venger un père tué, et de leur montrer souvent, à cet effet, la chemise ensanglantée, ou les armes du mort. La passion de la vengeance s'est si fort identifiée avec la nature de ce peuple, que toutes les exhortations du monde ne pourraient pas la déraciner[508].

Dans une note—car les notes ont une grande importance: ce sont elles qui nous révèlent d'une façon plus précise où Mérimée puise sa science—il emprunte, à peu de chose près, le texte même de Fortis:

FORTIS: MÉRIMÉE:

Ce peuple se sert d'un proverbe La vengeance passe pour un familier, qui n'est que trop accrédité: devoir sacré chez les Morlaques. Ko ne se osveti, onse ne posveti, qui Leur proverbe favori est ne se venge pas, ne se sanctifie pas. celui-ci: Qui ne se venge pas Il est remarquable que dans la langue ne se sanctifie pas. En illyrienne, osveta signifie également illyrique, cela fait une espèce vengeance et sanctification. de calembour: Ko ne se osveti onse ne posveti. Osveta, en illyrique, signifie vengeance et sanctification[509].

Ici Mérimée suit si fidèlement le Voyage, qu'il reproduit deux fautes typographiques. En réalité, il faut lire: Ko se ne osveti, on se ne posveti.

Les noms de personne, s'ils ne sont tous authentiques, ont un certain cachet d'exotisme. Le nom de Fédor est russe et non pas serbe; Spalatin est emprunté à Nodier; Estivanich, Aslar, Gelin, n'existent pas; Veliko veut dire grand et Mérimée a dû l'apprendre sur la carte où ce nom figure très souvent; les noms de lieux sont exacts et c'est sans doute d'après une carte géographique que Mérimée indique les divers itinéraires suivis par ses héros.

Que manque-t-il à ce poème pour être sinon véritablement illyrien du moins un pastiche de la poésie illyrienne? Indépendamment d'un peu plus d'exactitude dans le détail, il lui faudrait encore se rapprocher davantage par son inspiration des sources de la poésie populaire serbo-croate. Un poème qui a pour sujet la haine de deux familles ou de plusieurs chefs, est de tous les peuples comme de tous les pays, mais si le chanteur serbe avait traité cette histoire, il lui aurait assurément donné une plus large allure épique et il y aurait mis plus de naïf enthousiasme que ne l'ont les courtes scènes serrées de Mérimée.

§ 5

«VOYAGE EN BOSNIE»—«CHANTS GRECS»

Dans sa lettre au Russe Sobolevsky, Mérimée indique, comme une des sources où il a puisé «la couleur locale tant vantée» de la Guzla, «une petite brochure d'un consul de France à Banialouka», dont il avait oublié le titre. Dans sa préface à la seconde édition de son livre, il cite «une assez bonne statistique des anciennes provinces illyriennes, rédigée, croit-il, par un chef de bureau du Ministère des Affaires étrangères».

En 1901, M. Jean Skerlitch a identifié cet ouvrage[510]. C'est un volume intitulé: Voyage en Bosnie dans les années 1807 et 1808, par M. Amédée Chaumette-Desfossés, consul de France en Prusse; ci-devant chancelier du consulat général de Bosnie, etc., etc.[511] Imprimé à Paris chez Didot en 1812, ce livre ne fut pas mis dans le commerce; sa couverture porte: Berlin, 1812. Dix ans plus tard, l'auteur fit tirer un nouveau titre et réimprima la dernière page (155) au bas de laquelle fut inscrite la mention: Imprimerie de Jules Didot, l'aîné, imprimeur du roi. C'est sans doute cette édition que Mérimée a connue, car c'est la seule où il est dit que M. Desfossés était «ancien rédacteur au département des Affaires étrangères», et «autrefois, chancelier du consulat général de Bosnie». Il faut remarquer que ce consulat était à Travnik et non pas à Banialouka, comme le dit Mérimée.

Chaumette-Desfossés était excellent observateur et son travail sur la Bosnie abonde en documents de premier ordre, relatifs à la géographie, au commerce, aux institutions et aux coutumes de cette contrée, alors province turque. À l'époque de son séjour à Travnik, le consulat général de France dans cette ville jouait un rôle politique très important et le futur auteur du Voyage en Bosnie dut prendre de nombreuses informations sur le pays et les habitants. Il ne s'agissait rien moins que d'une occupation française de la Bosnie et de son incorporation dans les Provinces Illyriennes. Les grands seigneurs bosniaques—Slaves islamisés—voyaient de mauvais oeil l'envoyé du «Grand Napoléon»; une mutuelle méfiance séparait les «Frantzousi» des gouvernants du pays et, pendant un certain temps, le consul n'osa sortir de sa maison; c'est pourquoi Chaumette-Desfossés n'emporta pas un très bon souvenir de Travnik; aussi quelques inévitables exagérations ne doivent-elles pas étonner dans son livre. Voici du reste la peinture qu'il fait des Bosniaques:

La chose qui frappe le plus l'Européen arrivant en Bosnie, c'est l'abord dur et les regards farouches des habitants de Bosna-Séray, de Travnik et des villes de confins. La situation de cette province, frontière des états de l'empereur d'Autriche et de ceux de Venise, avec lesquels elle était habituellement en guerre, avait rendu les Bosniaques très méfiants vis-à-vis de ceux qui se présentaient sur leur territoire. Tout étranger qui s'arrêtait plus de trois jours dans un endroit, sans en avoir la permission des autorités turques, était pendu comme espion; et, ce qui prouve l'inhospitalité des naturels, c'est que, quoique beaucoup d'entre eux soient intéressés dans le commerce des marchandises qu'ils tirent d'Allemagne ou de Dalmatie, aucun négociant de ces derniers pays n'a jamais osé s'établir chez eux. Le commerce d'échange se fait par des marchés, établis sur les frontières, à des jours fixés dans chaque semaine.

Au reste, cette férocité des habitants paraît moins extraordinaire à celui qui connaît leur manière de se nourrir. Leur régime se compose principalement de crudités, d'aliments salés et d'eau-de-vie: toutes choses très propres à exciter l'effervescence et l'âcreté du sang. Quand un Bosniaque se lève, il commence par boire un grand verre d'eau-de-vie de prunes sauvages (slibovitç). Un peu avant le dîner, il en boit au moins deux autres, en mangeant des pâtisseries. Pour étouffer la chaleur épouvantable que cette boisson lui donne à l'estomac, il dévore son potage à l'oignon et aux navets, coupés par petits morceaux, et sans pain; son ragoût horrible de viande de mouton fumée grossièrement (paçterma) et ses choux aigres. On sert ensuite une copieuse soupe aux haricots; et le repas finit par un renouvellement de boisson d'eau-de-vie. Tel est le dîner habituel dans la mauvaise saison. En été, les Bosniaques ne vivent presque que de melons d'eau, de concombres, etc., qu'ils mangent crus. C'est mettre de la cérémonie dans un festin que d'y servir un agneau rôti à la manière turque, c'est-à-dire tout entier, et farci de riz avec les intestins hachés. Les naturels boivent peu d'eau. Ils prétendent que sa crudité occasionne des coliques, donne des goitres et fait tomber les dents: ce qui peut être vrai pour les eaux de source. C'est apparemment pour obvier à ce mal qu'ils boivent tant d'eau-de-vie, qu'on peut regarder cette liqueur comme la principale boisson du pays, et que l'on accoutume un jeune homme à en user, comme ses pères, du moment qu'il atteint l'âge de puberté[512].

Évidemment, Chaumette-Desfossés exagérait. L'ivrognerie, sans doute, n'est pas rare chez les Serbo-Croates; elle n'est pas pour autant un vice général dont la nation tout entière se trouve profondément atteinte. Toutefois, les fiers cochons bosniaques[513] de Chaumette séduisirent Mérimée et il fit couler à pleins bords l'eau-de-vie de prunes dans la Guzla.

Quant aux informations culinaires que donne l'auteur du Voyage en Bosnie, Mérimée n'oublia pas de les mettre à contribution à l'occasion de ses ballades; c'est ainsi qu'il parle plusieurs fois de «l'agneau cuit»; il explique même ce que c'est que ce mets, dans les notes qui accompagnent la Querelle de Lepa et de Tchernyegor: «Mot à mot, dit-il, du mouton fumé assaisonné avec des choux; c'est ce que les Illyriens nomment paçterma[514].» Mais c'étaient là des emprunts peu considérables. Ce qui est plus important, c'est que Mérimée trouve chez Chaumette-Desfossés cette idée de la férocité des Illyriens qu'il avait déjà introduite dans l'Aubépine de Veliko; de plus, le Voyage en Bosnie lui donne certains détails sur l'histoire de ce pays qu'il est heureux de pouvoir exploiter. Comme Fortis, mais moins que Fortis, nous le verrons, Chaumette-Desfossés fournit à Mérimée les renseignements qu'il insère dans ses longues notes, et quelquefois des motifs pour ses ballades[515].

VOYAGE EN BOSNIE: LA GUZLA:

[1460]… Peu après, Thomas fut Thomas Ier, roi de Bosnie, fut assassiné par ses deux fils naturels, assassiné secrètement, en 1460, Étienne et Radivoï. par ses deux fils Étienne et Radivoï. Le premier fut couronné Étienne, l'un des meurtriers, fut sous le nom de Étienne-Thomas couronné sous le nom d'Étienne Thomas II; c'est le héros de cette II, sans que son parricide fût connu. ballade. Radivoï, furieux de se Radivoï, se voyant exclu du trône, voir exclu du trône, révéla le révéla le crime du roi et le sien. crime d'Étienne et le sien, et Cette découverte, en rendant le roi alla ensuite chercher un asile odieux, ne l'empêcha pourtant pas de auprès de Mahomet. régner. Mais la fortune l'abandonna bientôt. L'évêque de Modrussa, légat L'évêque de Modrussa, légat du apostolique de la cour de Rome en pape en Bosnie, persuada à Bosnie, persuada à Thomas II qu'il Thomas II que le meilleur moyen devait cesser de payer aux Turcs le de se racheter de son parricide tribut qu'ils avaient imposé sur le était de faire la guerre aux royaume. Mahomet II, irrité, vint Turcs. fondre sur la Bosnie, à la tête d'une armée formidable. On prétend que, dans cette occasion, les hérétiques paterniens et les Grecs [lisez: Serbes orthodoxes], aigris depuis longtemps par les persécutions des Catholiques, ne firent aucune résistance. Quoi qu'il en soit, le royaume dévasté n'offrit bientôt que l'image d'un Elle fut fatale aux Chrétiens: désert. Le roi, contraint à se Mahomet ravagea le royaume et réfugier dans la forteresse de Kloutch, assiégea Thomas dans le château y fut assiégé par les Ottomans. Il de Kloutch en Croatie, où il était réduit à l'extrémité, lorsque s'était réfugié. Trouvant que la Mahomet lui offrit la paix, ainsi qu'à force ouverte ne le menait pas tous les grands, sous la condition de assez promptement à son but, le lui prêter serment de fidélité, et de sultan offrit à Thomas de lui lui payer l'ancien tribut. Ces offres accorder la paix, sous la avantageuses ne pouvaient être condition qu'il lui paierait rejetées. Thomas II, suivi des seulement l'ancien tribut. principaux de sa cour, se rendit au Thomas II, déjà réduit à camp de l'empereur ottoman. Arrivés là, l'extrémité, accepta ces on leur signifia que, pour première conditions et se rendit au camp preuve de sincérité, ils eussent à se des infidèles. Il fut aussitôt faire circoncire et à professer arrêté, et sur son refus de se l'islamisme. Tous ceux qui ne prirent faire circoncire son barbare pas ce parti, éprouvèrent une mort vainqueur le fit écorcher vif et cruelle. Le roi fut de ce nombre. On achever à coups de flèches. frémit d'horreur au récit de son supplice. Après avoir été écorché vif, on le lia à un pieu, où il servit de but aux flèches des Turcs. Par sa mort, les Ottomans, restés maîtres du royaume, y établirent un Bèylerbèy. Cette forme de gouvernement subsiste encore aujourd'hui.

Des informations qui lui étaient données, Mérimée a tiré la courte notice que nous avons mise en regard du texte de Chaumette-Desfossés. Sèche et brève, elle contient ce qu'il y a d'essentiel dans le récit du consul; elle est faite pour éclairer le lecteur sur les origines de ce drame sanglant et sur le drame lui-même dont Mérimée s'est proposé d'illustrer certaines phases; car, avec son extraordinaire puissance d'évocation, il a vu se dérouler l'horrible tragédie dans le palais de Thomas Ier; il a su se représenter les tourments affreux, les terreurs de l'âme du parricide; il a compris qu'un tel crime devait être expié d'épouvantable façon; la main de Dieu devait conduire la vengeance; mieux que cela, il a su donner la vie à ce roi meurtrier dont l'ambition ne recule pas devant le forfait le plus abominable et qui reste cependant bon chrétien.

Séduit par le pathétique de cette histoire, il l'a conçue un peu à la façon d'une épopée où le sang coule à flots, où les passions sont violentes, les crimes inouïs. Mais il avait l'haleine trop courte pour créer un poème d'une telle envergure; il s'est borné à en décrire quelques scènes, à peindre quelques tableaux. À ce Thomas II, roi de Bosnie, personnage absolument inconnu dans la tradition populaire, Mérimée consacre quatre ballades qui sont comme les fragments d'un grand poème: la Mort de Thomas II, la Vision de Thomas II, le Combat de Zenitza-Velika et le Cheval de Thomas II.

Dans ces ballades, suivant sa manière habituelle, il a mis en oeuvre l'idée que lui avait suggérée Chaumette, en s'inspirant de récits ou de scènes analogues, trouvées çà et là au hasard de ses lectures. Dans la Vision de Thomas II, il ébauche sa nouvelle: la Vision de Charles XI, qui est, on le sait, fondée sur un récit du colonel Gustafson, roi détrôné de Suède[516]. Nous n'avons pu découvrir à quelle autre source que Chaumette l'auteur de la Guzla a puisé l'inspiration de la première et de la troisième ballade; aussi nous contenterons-nous de dire que le récit, dans la Mort de Thomas II[517], affecte un tel air de simplicité qu'il n'est pas impossible qu'il y ait là une influence directe des livres saints:

Alors les mécréants leur coupèrent la tête, et ils mirent la tête d'Étienne au bout d'une lance, et un Tartare la porta près de la muraille en criant: «Thomas! Thomas! voici la tête de ton fils. Comme nous avons fait à ton fils, ainsi te ferons-nous!» Et le Roi déchira sa robe et se coucha sur de la cendre, et il refusa de manger pendant trois jours…

Et les murailles de Kloutch étaient tellement criblées de boulets qu'elles ressemblaient à un rayon de miel, et nul n'osait lever la tête seulement pour regarder, tant ils lançaient de flèches et de boulets qui tuaient et blessaient les Chrétiens. Et les Grecs et ceux qui se faisaient appeler «agréables à Dieu» nous ont trahis, et ils se sont rendus à Mahomet

Pour ce qui est de la troisième, le Combat de Zenitza-Velika[518], c'est le combat fameux de un contre plusieurs, de dix contre cent; le combat qu'on trouve dans toutes les histoires et dans toutes les littératures; la Grèce a eu Léonidas et ses trois cents Spartiates, Rome les trois cents Fabius au Crémère; en France Roland à Roncevaux, l'Illyrie fantaisiste de Mérimée aura Radivoï et ses vingt cousins.

Dans la quatrième, le Cheval de Thomas II, Mérimée brode sur un thème des plus connus dans la poésie populaire de toutes les nations: l'attachement du cheval à son maître. Nous connaissons Xanthos le cheval d'Achille, le poulain Babiéca du Cid; le héros des chants serbes Marko Kraliévitch a son cheval Charatz; ne fallait-il pas que Thomas II eût son cheval aussi? Mérimée a appris que les chevaux parlent souvent, de Fauriel, dans les Chants grecs.

Vévros et son cheval. Le Cheval de Thomas II.

À Vardari, à Vardari,—dans la plaine «Pourquoi pleures-tu, mon beau de Vardari,—Vévros, las! était cheval blanc? pourquoi hennis-tu gisant;—et son cheval moreau lui dit: douloureusement? N'es-tu pas «Lève-toi, mon maître, et cheminons; harnaché assez richement à ton voilà notre compagnie qui s'en gré? n'as-tu pas des fers va.»—«Je ne puis cheminer, mon d'argent avec des clous d'or? moreau;—je vais mourir.—Viens creuse n'as-tu pas des sonnettes la terre avec tes pieds,—avec tes d'argent à ton cou? et ne fers d'argent; enlève-moi avec tes portes-tu pas le Roi de la dents,—et dans la terre fertile Bosnie?»—«Je pleure, jette-moi,—puis prends aussi mon mon maître, parce que l'infidèle mouchoir—et le porte à ma belle m'ôtera mes fers d'argent et mes amie,—pour qu'elle me pleure sonnettes d'argent. Et je en le voyant[519]…» hennis, mon maître, parce que avec la peau du Roi de Bosnie le mécréant doit me faire une selle[520].»

Que Mérimée ait songé à Fauriel quand il composa sa ballade, c'est chose sûre, car trente ans plus tard, parlant de la poésie albanaise, il va dire: «On notera que les sabres et les chevaux qui parlent sont fréquents dans les ballades des klephtes[521].»

Comme le cheval de Vévros, le cheval de Thomas II a des fers d'argent; il est vrai que tous les chevaux que chante la poésie populaire ont tous, ou à peu près tous, des fers d'argent, une parure recherchée[522]: ces nobles bêtes aiment le panache. Toutefois l'on peut dire que, guidé par Fauriel, Mérimée approche, autant que faire se pouvait, du véritable esprit de la poésie populaire en général et de la poésie populaire serbe en particulier. Voici, par exemple, le commencement d'une pièce intitulée la Mort de Marko Kraliévitch:

Marko Kraliévitch était parti de bonne heure, un dimanche; avant le lever du soleil, il était au pied du mont Ourvina. Tandis qu'il le gravissait, Charatz, sous lui, commença à chopper, à chopper et à verser des larmes. Cela causa à Marko un grand trouble: «Qu'est cela, Charatz? dit-il; qu'est-ce, mon bon cheval? Voilà cent cinquante années que nous sommes ensemble; jamais encore tu n'avais bronché, et voilà que tu commences à broncher et à verser des larmes! Dieu le sait, il n'arrivera rien de bon; il va y aller de quelque tête, soit de la tienne, ou de la mienne.» Marko ainsi discourait, quand la Vila s'écrie du milieu de la montagne, appelant Marko: «Mon frère, dit-elle, Marko Kraliévitch, sais-tu pourquoi ton cheval bronche? Charatz s'afflige sur son maître, car vous allez bientôt vous séparer.» Mais Marko répond à la Vila: «Blanche Vila, puisse ton gosier devenir muet! Comment pourrais-je me séparer de Charatz, quand j'ai parcouru la terre à ses côtés, que je l'ai visitée de l'orient à l'occident, et qu'il ne s'y trouve point un meilleur coursier ni un héros qui l'emporte sur moi? Je ne pense point quitter Charatz, tant que ma tête sera sur mes épaules.—Mon frère, reprend la blanche Vila, personne ne t'enlèvera Charatz; et pour toi, tu ne peux mourir, ni de la main d'un guerrier, ni sous les coups du sabre tranchant, de la massue ou de la lance de guerre; car tu ne crains sur la terre aucun guerrier. Mais tu dois mourir, Marko, de la main de Dieu, l'antique tueur[523].»

En tous pays la poésie populaire se ressemble; le cheval, compagnon inséparable des héros qu'elle chante, s'y retrouve loué pour les mêmes qualités et pour les mêmes services. Nous comprendrons donc que Mérimée traitant d'un pareil sujet ait atteint tout naturellement au ton de la vraie poésie populaire serbo-croate.

Qu'est-ce donc que fait la valeur littéraire de ces poèmes si les sujets n'en sont pas nouveaux? Hâtons-nous de le dire, c'est la manière dont ils sont traités. Sous les murs de la forteresse de Kloutch nous assistons à un véritable combat avec tous ses épisodes, tels qu'on peut les imaginer dans ces temps où l'on se battait presque corps à corps; ce père qui du haut des murailles voit la tête tranchée de son fils, promenée au bout d'une pique; ce mur tout «percé de boulets comme un rayon de miel»; la trahison; les injures que s'adressent les adversaires en présence: tout cela donne l'illusion de la réalité. Le récit est court et rapide; il nous fait passer d'émotions en émotions; trois scènes des plus dramatiques en quelques lignes: l'apparition saisissante du spectre, l'entrevue du roi avec Mahomet II, la mort du parricide; et il semble que rien n'y manque. Peut-on mettre plus de couleur et plus de vie dans ce bref exposé de la bataille de Zenitza-Velika:—«Quand les Dalmates ont vu nos étendards de soie jaune, ils ont relevé leurs moustaches, ils ont mis leurs bonnets sur l'oreille»… Gestes fanfarons avec lesquels leur lâcheté fera un singulier contraste; le scintillement des sabres, le hennissement des chevaux, la fuite précipitée des poltrons insolents; le serment de vaincre ou de mourir qui fait songer à la vieille garde, fout cela est noté avec une rare précision et une sobriété admirable.

Ce cheval avec ses fers dargent et ses clous dor, ses sonnettes dargent qui parent son collier, éveille en nous lidée de ces beaux chevaux arabes si fiers de leur parure. Quoi de plus dramatique que lantithèse que fait la réponse de lanimal avec linterrogation du maître: «Et je hennis, mon maître, parce quavec la peau du roi de Bosnie le mécréant doit me faire une selle.»

Cette attention à soigner le détail, à mettre une image ou une intention dans presque tous les mots, nous lavons dit et nous le redirons encore, Mérimée lapporte jusque dans les notes; et cest ce qui fait la valeur et le fini de ses ouvrages.

Donnons quelques exemples:

«Un Catholique, en voyant passer un Grec, ne manque pas de lâcher un pàsa vjerro (foi de chien), et den recevoir léquivalent», dit Chaumette-Desfossés[524]. «Les Grecs et les catholiques romains se damnent à qui mieux mieux», dit Mérimée[525]; on croirait les entendre.

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