"La Guzla" de Prosper Mérimée
Ce fut pendant cet intervalle que lhérésie des Paterniens se propagea en Bosnie. Ces sectaires, qui se donnaient le nom de Bogou-Mili (agréables à Dieu), excitèrent plusieurs guerres civiles par leur grand nombre et leur fanatisme, et finirent par causer la ruine de leur patrie… Leurs principales erreurs consistaient à regarder lhomme comme louvrage et le séjour du démon, à rejeter les prêtres, leucharistie, et presque tous les livres de la Bible. Ils disaient encore que, pour être sauvé, il suffisait davoir la volonté dêtre baptisé. On entrevoit dans ce dernier principe la raison de leur facilité à embrasser lislamisme[526].
Mérimée traduit par des actes les effets funestes de cette hérésie: «Et les Grecs et ceux qui se faisaient appeler agréables à Dieu nous ont trahis et ils se sont rendus à Mahomet, et ils travaillaient à saper les murailles.» Et dans une note il s'explique; il n'y a pas besoin d'être grand clerc pour le comprendre, ni d'être très versé dans les questions de théologie; c'est très simple: les Paterniens considèrent que tous les hommes sont les enfants du diable: «En illyrique, bogou-mili; c'est le nom que se donnaient les Paterniens. Leur hérésie consistait à regarder l'homme comme l'oeuvre du diable, à rejeter presque tous les livres de la Bible, enfin à se passer de prêtres[527].» Voici une bonne explication, facile à comprendre pour tout lecteur qui, comme Mérimée, se soucie peu des questions de dogmes.
C'est ainsi qu'il communique la vie à tout ce qu'il doit aux autres; une vie qui ne vient que de lui. Il prend son bien où il le trouve, mais il lui imprime sa propre marque, toujours reconnaissable.
CHAPITRE V
Fortis, «La Divine Comédie», Quelques Autres Sources.
§ 1. Les Illyriens de Fortis.—§ 2. Les ballades des heyduques. Les Braves Heyduques: une scène dantesque. Chant de Mort: un vocero morlaque.—§ 3. La vie domestique dans la Guzla: l'Amante de Dannisich. De la différence qu'il y a entre cette pièce et la véritable poésie serbe.—§ 4. La vie domestique dans la Guzla: ballades sur les pobratimi—§ 5. Les Monténégrins. Les Français dans la poésie populaire serbo-croate.—§ 6. La source de Hadagny.—§ 7. Une note nouvelle: Venise; Barcarolle—§ 8. Théocrite et les auteurs classiques: le Morlaque à Venise; Impromptu.
Le Voyage en Dalmatie de l'abbé Fortis est l'une des sources de la Guzla; l'auteur de ce dernier ouvrage n'a pas craint de nous le dire, et par deux fois: d'abord dans sa lettre à Sobolevsky en 1835, puis dans la préface à la nouvelle édition de 1842, préface qui fut écrite en 1840. Mais cet aveu paraît si peu sincère, Mérimée affecte un air si dédaigneux à l'égard du bon abbé, que le lecteur non prévenu juge sa dette insignifiante et volontiers croirait à une «nouvelle mystification». Eugène de Mirecourt,—qu'on nous permette de le citer, bien que plus d'une légende lancée par lui trouve encore crédit de nos jours,—Eugène de Mirecourt, disons-nous, nous assure avec son beau sang-froid que, pour sa part, il ne voit pas «franchement» de quel secours a pu être à Mérimée le Voyage en Dalmatie, «livre indigeste, dit-il, qui ne parle que de métallurgie, de botanique et de géologie[528]». M. Filon, d'autre part, bien qu'il suspecte,—et pour cause!—la sincérité de Mérimée, déclare à son tour le Voyage de Fortis «un bouquin pédant et insipide[529]». Le livre du savant abbé est—qu'il nous soit permis de le dire—bien autre chose qu'un «bouquin pédant et insipide»; et, s'il y est question de «géologie, de botanique et de métallurgie», ce n'est pas là le seul intérêt qu'il présente à qui veut s'instruire.
Il y avait deux façons de suspecter la bonne foi de Mérimée: croire qu'il affectait lui devoir quelque chose, sans qu'il en fût rien, dans le seul but de se couvrir d'une autorité; ou croire enfin qu'en reconnaissant lui avoir fait quelque emprunt, il ne faisait qu'obéir à un scrupule de conscience, sans déclarer toutefois jusqu'à quel point il lui était redevable. C'est l'hypothèse qu'un examen plus attentif de l'ouvrage de Fortis nous a fait admettre comme la plus vraisemblable. Rendons au bon abbé ce qui lui appartient: son deuxième chapitre, celui que Mérimée a mis plus particulièrement à contribution, est un petit chef-d'oeuvre dans son genre.
§ 1
LES ILLYRIENS DE FORTIS
Écrit sous la forme d'une lettre adressée à Mylord John Stuart, comte de Bute, ce deuxième chapitre qui traite des «Moeurs des Morlaques[530]» nous donne quantité de renseignements utiles sur la vie privée de ces populations; leurs coutumes, leurs usages, leurs inclinations, leurs fêtes, leurs croyances, leurs rapports entre hommes et femmes sont autant de sujets qui ont attiré l'attention d'un voyageur curieux d'apprendre du nouveau et de faire profiter les autres de ses observations. On trouve dans son livre tout un arsenal d'informations très judicieuses, et qui, si elles ne sont pas toujours exactes, sont le plus souvent notées avec une grande précision et bien faites pour servir de documents à qui veut faire paraître une connaissance approfondie des moeurs et institutions des «Morlaques». Tour à tour l'auteur y parle des origines de ce peuple; de l'étymologie du nom qu'il porte; de la différence qu'il y a entre les montagnards et les habitants des bords de l'Adriatique; puis ce sont les heyduques ou brigands illyriens qu'il nous fait connaître; pour s'étendre ensuite sur les «vertus morales et domestiques» des habitants de ces pays; leurs «amitiés» et leurs «inimitiés»; leurs talents; les arts qu'ils cultivent; «les manières des Morlaques» sont autant de choses que nous apprenons dans son livre; les cérémonies du mariage, l'alimentation, les meubles, les cabanes, l'habillement, les armes, tout cela l'intéresse; il nous parle de la poésie, de la musique, des danses et des jeux; de la médecine; des funérailles enfin;—toute la vie publique et privée des «Morlaques».
Malheureusement, les Serbo-Croates que Fortis avait vus forment une tribu aux confins des contrées habitées par cette nation; leur pays est naturellement isolé; ils mettent tout leur soin à ne pas se laisser pénétrer par les populations voisines. C'est ainsi que Fortis qui croit peindre une nation, peint en réalité certains individus très particuliers; il juge d'après les coutumes toutes locales, les moeurs, les usages, les sentiments de tout un peuple; il croit aller au général, signaler les traits distinctifs d'une race et il ne fait qu'indiquer certaines différences qui existent de province à province. De plus, Fortis, Italien et catholique, en dépit de ses sympathies pour les «Morlaques», ne pouvait juger impartialement un pays que divisait la question des religions et où la sienne se trouvait intéressée, un pays enfin où sa propre nation était détestée. D'autre part, il était littérateur; avec beaucoup de curiosité, il avait le goût du pittoresque plus que les qualités du psychologue; il se laissait prendre à l'extérieur des choses qu'il voyait, sa fantaisie s'y amusait et Fortis était pour beaucoup dans la nature des observations que faisait l'abbé Fortis. Mais il savait infiniment de choses et ce qu'il avait vu il était très capable de le faire voir aux autres. Si ses observations ne sont pas toujours très exactes, elles témoignent néanmoins d'une justesse de vue remarquable à cette époque, pour des choses qui lui étaient étrangères. Il avait accepté dans une large mesure les idées les plus nouvelles; ses amis d'Angleterre, nous l'avons vu, avaient réussi à lui donner quelque goût pour la poésie populaire; il était donc homme à comprendre un peuple «primitif». Sans nier les cruautés, les excès abominables qu'on peut voir en Dalmatie, il prend la défense du peuple «morlaque», qui n'est pas responsable, dit-il, des atrocités commises par quelques individus corrompus. Cet état de corruption d'une certaine catégorie de gens, il l'explique; il nous dit pourquoi il y a des heyduques, des outlaw serbes, qu'un concours de circonstances a jetés dans cette vie irrégulière: ce furent les guerres continuelles avec les Turcs, ce voisinage d'une nation sanguinaire et cruelle, qui, peu à peu, ont développé en eux des instincts de férocité, le goût d'une existence aventureuse, pleine de périls, de misères, mais libre et indépendante. «Mais quelles troupes, se demande-t-il, revenues d'une guerre, qui semble autoriser foutes les violences contre un ennemi, n'ont pas peuplé les forêts et les grands chemins de voleurs et de meurtriers[531]?» Il laisse entrevoir—on ne peut s'y méprendre—que ce peuple barbare est bon, hospitalier, très ouvert et même naïf, qu'il ne manque pas de sentiments humains, de vertus domestiques, d'intelligence naturelle; que ses institutions sont primitives, mais non immorales. «Je crois devoir une apologie à une nation qui m'a fait un si bon accueil, et qui m'a traité avec tant d'humanité. À cet effet, je n'ai qu'à raconter sincèrement ce que j'ai observé de ses moeurs et de ses coutumes. Mon récit doit paraître d'autant plus impartial que les voyageurs ne sont que trop enclins à grossir les dangers qu'ils ont courus dans les pays qui ont fait l'objet de leurs recherches.»
Ce trésor si abondant de renseignements de toute nature que lui donnait Fortis, Mérimée l'a mis largement au pillage. Quels sont ces emprunts, sinon tous, du moins les principaux? De quelle manière s'est-il assimilé tout ce qu'il devait à son informateur? C'est ce qui maintenant nous intéresse. Remarquons toutefois, avant d'aborder la question, que Mérimée était par avance condamné à reproduire et même à accuser toutes les inexactitudes qu'il allait trouver dans le Voyage[532].
§ 2
LES BALLADES DES HEYDUQUES
Les heyduques jouent un rôle important dans la Guzla. Aussi convient-il de rappeler ici qu'il ne faut pas confondre, surtout à l'origine, les bandits ou heyduques de l'histoire et de la poésie serbes avec les vulgaires détrousseurs de grands chemins. Ce nom d'heyduque, on doit le prendre dans son sens étymologique d'homme mis ou qui s'est mis volontairement hors la loi politique plutôt que civile[533]. Comme les klephtes chez les Grecs, les heyduques ont joué sous la domination turque un rôle important dans l'histoire nationale et sociale des Slaves balkaniques.
«Notre nation, dit Karadjitch dans son Dictionnaire serbe, est persuadée et elle exprime cette croyance dans ses chants—que l'existence des heyduques a été le résultat de la violence et des injustices des Turcs. Admettons que quelques-uns d'entre eux le soient devenus sans y être contraints par la nécessité, poussés par le désir de porter des habits et un équipement à leur convenance ou d'exercer une vengeance particulière; il n'en est pas moins hors de doute que plus le pouvoir ottoman a été doux et humain, moins il y a eu d'heyduques, et plus il s'est montré inique et cruel, plus leur nombre a été grand, et de là vient qu'il y a eu parfois parmi eux des gens fort honorables et même, à l'origine de la domination turque, on a compté dans leurs rangs des seigneurs et des gentilshommes de distinction.
«Il est vrai que beaucoup ne se jettent point dans la montagne dans l'intention de commettre des crimes, mais quand une fois un homme, surtout sans éducation, se sépare de la société et s'affranchit de toute autorité, il est bientôt entraîné par la contagion de l'exemple; c'est ainsi que les heyduques font du mal à leurs compatriotes qui les aiment, en comparaison des Turcs, et les plaignent; et c'est encore aujourd'hui [1818] faire à un heyduque la plus grande injure et le plus mortel outrage que de le traiter de voleur et de chauffeur.»
Ces bandits-patriotes ont inspiré très souvent les chanteurs serbes, et ils occupent une large place dans la collection de Karadjitch. Voici les noms, recueillis par la poésie, de quelques-uns de ces aventuriers, dont plusieurs ont péri dans d'atroces supplices: Starina Novak et ses fils (XVe siècle), Yanko de Kotar et son fils Stoïan Yankovitch (XVIIe siècle), Ivo de Sègne, Mihat le berger, Mato le Croate, Rade de Sokol, Voukossav, Louka Golovran, Vouïadine et ses fils, Ivan Vichnitch, Baïo de Piva et d'autres[534].
Mérimée, sans avoir connu leurs exploits, fait cependant aux heyduques une place d'honneur dans la Guzla. Nous avons vu que, s'inspirant de Nodier, il s'était déjà exercé à en parler dans l'Aubépine de Veliko. Mais, peu renseigné, il s'était alors borné à faire quelques vagues allusions à ceux qui devaient être les héros de deux nouvelles ballades.
C'est après avoir lu plus attentivement une page de Fortis qu'il les écrivit; et l'on peut dire que mieux documenté il a su mettre dans ses historiettes plus de couleur. Cette page la voici:
Le plus grand danger à craindre vient de la quantité des heyduques, qui se retirent dans les cavernes et dans les forêts de ces montagnes rudes et sauvages. Il ne faut pas cependant s'épouvanter trop de ce danger. Pour voyager sûrement dans ces contrées désertes, le meilleur moyen est précisément de se faire accompagner par quelques-uns de ces honnêtes gens (galantuomini), incapables d'une trahison. On ne doit pas s'effaroucher, par la réflexion que ce sont des bandits: quand on examine les causes de leur triste situation, on découvre, à l'ordinaire, des cas plus propres à inspirer de la pitié que de la défiance. Si ces malheureux, dont le nombre augmente sans mesure, avaient une âme plus noire, il faudrait plaindre le sort des habitants des villes maritimes de la Dalmatie. Ces heyduques mènent une vie semblable à celle des loups; errant parmi des précipices presque inaccessibles; grimpant de rochers en rochers pour découvrir de loin leur proie; languissant dans le creux des montagnes désertes et des cavernes les plus affreuses; agités par des soupçons continuels; exposés aux mauvais temps; privés souvent de la nourriture, ou obligés de risquer leur vie afin de la conserver. On ne devrait attendre que des actions violentes et atroces de la part de ces hommes devenus sauvages et irrités par le sentiment continuel de leur misère: mais on est surpris de ne les voir entreprendre jamais rien contre ceux qu'ils regardent comme les auteurs de leurs calamités, respecter les lieux habités, et être les fidèles compagnons des voyageurs. Leurs rapines ont pour objet le gros et le menu bétail, qu'ils traînent dans leurs cavernes, se nourrissent de la viande et gardent les peaux pour se faire des souliers… Il faut remarquer que les opanké (souliers) sont de la nécessité la plus indispensable à ces malheureux, condamnés à mener une vie errante dans les lieux les plus âpres, qui manquent d'herbe et de terre, et qui sont couverts par les débris tranchants des rochers. La faim chasse quelquefois ces heyduques de leurs repaires, et les rapproche des cabanes des bergers, où ils prennent par force des vivres quand on les leur refuse. Dans des cas semblables, le tort est du côté de celui qui résiste. Le courage de ces gens est en proportion de leurs besoins et de leur dure vie. Quatre heyduques ne craignent pas d'attaquer et réussissent, à l'ordinaire, à piller et à battre une caravane de quinze à vingt Turcs. Quand les pandours prennent un heyduque, ils ne lient pas, comme on fait dans le reste de l'Europe: ils coupent le cordon de sa longue culotte, qui, tombant sur ses talons, l'empêche de se sauver et de courir[535]…
Toutes ces informations, Mérimée se les rappelle au moment où elles lui deviennent nécessaires; et, d'abord, son poète Maglanovich n'est pas un poète ordinaire, un songe-creux, qui ne sait qu'arranger des mots ensemble; avant de promener sur la guzla l'archet qui lui sert à en tirer des sons tantôt gémissants et plaintifs, et tantôt frémissants comme les éclats d'une violente colère, Maglanovich a manié d'autres instruments et plus d'un pandour est tombé sous son hanzar redoutable. La guzla du vieux chanteur dit toutes les passions qui jadis ont agité le coeur de l'heyduque jeune et vaillant que fut Maglanovich. C'est sa vie qu'il chante ce vieillard, ses passions et ses haines, ses compagnons, ses combats d'autrefois; il est sincère en chantant ses héros, car leur vie est la sienne, et, tout ce qu'ils ont fait, il aurait pu le faire.
Par deux fois, il a célébré ses anciens compagnons: dans les Braves
Heyduques et dans le Chant de Mort.
LES BRAVES HEYDUQUES[536].—Comme Fauriel, Mérimée ne se donne pas seulement pour le traducteur de son poète, il en est également le commentateur; nous l'avons déjà vu, il se charge de faire savoir au lecteur tout ce que celui-ci pourrait ne pas connaître. Or, cette fois, toute sa science il la doit à Fortis; aussi est-ce dans les notes que nous chercherons, tout d'abord, à nous rendre compte de la dette qu'il a contractée envers l'auteur du Voyage.
C'est d'après Fortis qu'il dépeint les heyduques, et dans le tableau qu'il en fait il se montre très fidèle à son guide qu'il suit, pour ainsi dire, pas à pas; l'exemple suivant est bien fait pour rendre sensible la manière dont Mérimée emprunte et s'approprie les renseignements qui se trouvent à sa disposition:
VOYAGE EN DALMATIE: LA GUZLA:
Quand les pandours prennent un Lorsque les pandours ont fait
heyduque, ils ne le lient pas, comme on un prisonnier, ils le
fait dans le reste de l'Europe: ils conduisent d'une façon assez
coupent le cordon de sa longue culotte, singulière. Après lui avoir ôté
qui, tombant sur ses talons, l'empêche ses armes, ils se contentent de
de se sauver et de courir. couper le cordon qui attache sa
culotte, et la lui laissent
pendre sur les jarrets. On sent
que le pauvre heyduque est
obligé de marcher très
lentement, de peur de tomber sur
le nez.
Où Fortis, en curieux, n'avait noté qu'une coutume au moins étrange, Mérimée, lui, nous fait voir un petit tableau plein de saveur et de piquant. Et d'abord, il a l'habileté de mettre en éveil la curiosité de son lecteur: «Lorsque les pandours ont fait un prisonnier, ils le conduisent d'une façon assez singulière.» Puis il nous les montre dépouillant leur prisonnier de ses armes et… coupant le cordon qui retient sa culotte; enfin il a la charité toute chrétienne de plaindre le pauvre heyduque qui «est obligé de marcher très lentement de peur de tomber sur le nez». Fortis, au chapitre consacré à la Médecine des Morlaques, nous dit que les Dalmates savent très bien remettre les membres disloqués et fracturés; c'est toute une opération chirurgicale à laquelle nous fait assister Mérimée: «Un jeune homme, s'étant laissé tomber du haut d'un rocher, avait eu les jambes et les cuisses fracturées en cinq ou six endroits, etc.» C'est à ces petites choses que se reconnaît le talent de l'artiste; où l'un se contentait d'exposer clairement l'objet de sa remarque, l'autre fait plus: en s'adressant à notre imagination, il nous invite à nous arrêter un moment sur ce dont il est frappé.
Voyons maintenant, au cours du récit lui-même, comment Mérimée, pour donner à son poème plus de couleur locale, sait mêler, à d'autres inspirations plus poétiques, les documents qu'il doit à Fortis. Il a fait pour les Braves Heyduques ce qu'il avait fait pour l'Aubépine de Veliko, mais cette fois-ci le Dante a fourni le fond de l'histoire; Mérimée s'inspire de l'épisode du comte Ugolin. De la tour du Dante, il transporte la scène dans une caverne—car les cavernes sont les repaires des heyduques, nous apprend Fortis. Du reste voici les textes:
L'ENFER, chant XXXIII: LA GUZLA, pp67-69.
Déjà ils étaient réveillés, et l'heure Dans une caverne, couché sur des approchait où l'on nous apportait notre cailloux aigus, est un brave nourriture, et chacun de nous tremblait heyduque, Christich Mladin[537]. de son rêve, quand j'entendis clouer À côté de lui est sa femme, la sous moi la porte de l'horrible tour; belle Catherine, à ses pieds ses alors je regardais fixement mes enfants deux braves fils. Depuis trois sans prononcer un mot. Je ne pleurais jours ils sont dans cette pas; mon coeur était devenu de pierre. caverne sans manger; car leurs Ils pleuraient, eux, et mon Anselmuccio ennemis gardent tous les me dit:—Tu me regardes ainsi, père, passages de la montagne, et, qu'as-tu? s'ils lèvent la tête, cent fusils se dirigent contre eux. Cependant je ne pleurais pas, je ne Ils ont tellement soif que leur répondis pas, tout ce jour ni la nuit langue est noire et gonflée, car suivante, jusqu'à ce que le soleil se ils n'ont pour boire qu'un peu leva de nouveau sur le monde. Comme un d'eau croupie dans le creux d'un faible rayon se fut glissé dans la rocher. Cependant pas un n'a osé prison douloureuse, et que j'eus faire entendre une plainte, car reconnu mon propre aspect sur leurs ils craignaient de déplaire à quatre visages, _je me mordis les deux Christich Mladin. Quand trois ans. C'est un grand homme, vert et homme_ de cinquante ans environ, mains de douleur, et mes enfants jours furent écoulés, Catherine croyant que c'était de faim, se s'écria: «Que la sainte Vierge levèrent tout à coup en disant:—Ô ait pitié de vous, et qu'elle père! il nous sera moins douloureux si vous venge de vos ennemis!» tu manges de nous: tu nous a vêtus de Alors elle a poussé un soupir, ces misérables chairs, dépouille nous et elle est morte. Christich en. Mladin a regardé le cadavre d'un oeil sec; mais ses deux fils Lorsque nous atteignîmes le quatrième essuyaient leurs larmes quand jour, Gaddo se jeta étendu à mes pieds leur père ne les regardait pas. en disant:—Tu ne m'aides pas, mon Le quatrième jour est venu, et père! Là il mourut, et comme tu me le soleil a tari l'eau croupie vois, je les vis tomber tous les trois, dans le creux du rocher. Alors un à un, entre le cinquième et le Christich, l'aîné des fils de sixième jour, et je me mis, déjà Mladin, est devenu fou: il a aveugle, à les chercher à tâtons l'un tiré son hanzar[538], et il après l'autre, et je les appelai regardait le cadavre de sa mère pendant trois jours alors qu'ils avec des yeux comme ceux d'un étaient déjà morts… Puis la faim loup auprès d'un agneau. l'emporta sur la douleur. Alexandre, son frère cadet, eut horreur de lui. Il a tiré son Quand il eut achevé, avec les yeux hanzar et s'est percé le bras. hagards, il reprit le crâne misérable «Bois mon sang, Christich, et ne dans ses dents, qui broyaient l'os avec commets pas un crime: quand la rage d'un chien[541]. nous serons tous morts de faim, nous reviendrons sucer le sang de nos ennemis[539].» Mladin s'est levé; il s'est écrié: «Enfants, debout! mieux vaut une belle balle[540] que l'agonie de la faim.» Ils sont descendus tous les trois comme des loups enragés. Chacun a tué dix hommes, chacun a reçu dix balles dans la poitrine. Nos lâches Alors je m'apaisai pour ne pas les ennemis leur ont coupé la tête, contrister davantage; tout ce jour et et quand ils la portaient en l'autre qui suivit nous restâmes tous triomphe, ils osaient à peine la muets. Ah! terre, dure terre, pourquoi regarder, tant ils craignaient ne t'ouvris-tu pas? Christich Mladin et ses fils.
La dette est évidente et fut signalée par trois critiques du temps[542].
Toutefois il faut reconnaître que l'auteur de la Guzla réussit
merveilleusement à combiner le récit de Dante et les renseignements de
Fortis.
De Dante, il tient la terrible tragédie de la faim,—qu'il essaya pendant un certain temps de transformer en tragédie de la soif,—où la bestialité humaine dépasse les scènes les plus horribles de Germinal,—ou de Tamango, si l'on veut;—il lui emprunte même ce développement lent et graduel:
DANTE: MÉRIMÉE:
Déjà… l'heure approchait… Tout ce Depuis trois jours ils sont dans jour et la nuit suivante… Tout ce cette caverne sans manger… jour et l'autre… Lorsque nous Cependant… Quand trois jours atteignîmes le quatrième jour… Entre furent écoulés… Alors… Le le cinquième et le sixième jour… quatrième jour est venu… Alors…
De Dante ensuite, l'anthropophagie, le regard silencieux et effrayant qui se laisse comprendre; enfin, le cadavre. Mais, pour finir sa ballade, Mérimée revint à Fortis, par qui il avait commencé:
FORTIS: MÉRIMÉE:
Ces heyduques mènent une vie… des Alors… Mladin s'est levé, il loups; errant… grimpant… pour s'est écrié: «Enfants, debout! découvrir de loin leur proie… privés mieux vaut une belle balle que souvent de la nourriture… La l'agonie de la faim.» Ils sont faim chasse quelquefois ces heyduques descendus tous les trois comme de leurs repaires… Le courage de ces des loups enragés. _Chacun a gens est en proportion de leurs besoins tué dix hommes, chacun a reçu et de leur vie dure. Quatre heyduques dix balles dans la poitrine. ne craignent pas d'attaquer… une caravane de quinze à vingt Turcs_.
«Chacun a tué dix hommes, chacun a reçu dix balles dans la poitrine!» Le récit est court, sec et froid,—trente-trois morts en treize mots!—mais il est plein d'effet. Le vieux Maglanovich ne s'attendrit pas, ni Mérimée non plus. Les faits se suffisent à eux-mêmes; ils portent en eux toute l'émotion qu'ils doivent provoquer. Rien de plus impersonnel que ce poème. L'auteur a voulu nous donner une impression d'horreur d'abord; nous faire admirer, ensuite, la grandeur sauvage de ces hommes pour qui la mort est si peu de chose; il n'a nullement voulu émouvoir notre pitié. Un souffle dramatique anime tout le récit; un drame épouvantable se déroule sous nos yeux avec des phases horriblement longues et douloureuses, d'autres au contraire sont décrites avec une rapidité effrayante, comme tout cela se serait passé dans la réalité; on ne sait si l'on entend raconter une histoire, ou bien si l'on n'assiste pas véritablement aux événements qui y sont rapportés. On éprouve un sentiment pénible tant il y a d'horreurs accumulées volontairement, avec une froideur cynique: Hyacinthe Maglanovich nous fait peur; qui ne reconnaîtra pas la main de Mérimée dans cette histoire?
Pourtant cette ballade n'est pas sans ressemblance avec les véritables poésies serbes, et M. Jean Skerlitch avait raison de comparer[543] les malheurs de Christich Mladin avec ceux du vieux Vouïadine emmené prisonnier avec ses deux fils par les Turcs à Liévno:
Quand ils furent près de Liévno et qu'ils l'aperçurent, la ville maudite et sa blanche tour, ainsi parla le vieux Vouïadine: «Mes fils, mes faucons, voyez-vous le maudit Liévno et la tour qui y blanchit! c'est là qu'on va vous frapper et vous torturer, briser vos jambes et vos bras, et arracher vos yeux noirs; mes fils, mes faucons, ne montrez point un coeur de veuve, mais faites preuve d'un coeur héroïque; ne trahissez pas un seul de vos compagnons, ni les receleurs chez qui nous avons hiverné, hiverné et laissé nos richesses; ne trahissez point les jeunes tavernières, chez qui nous avons bu du vin vermeil, bu du vin en cachette.» Lorsqu'ils arrivèrent à Liévno, la ville de plaine, les Turcs les mirent en prison et trois jours les y laissèrent, délibérant sur les supplices qu'ils leur infligeraient. Au bout de trois jours blancs, on fit sortir le vieux Vouïadine, on lui rompit les jambes et les bras, et comme on allait lui arracher ses yeux noirs, les Turcs lui dirent: «Révèle-nous, vaurien, vieux Vouïadine, révèle-nous le reste de ta bande, et les receleurs que vous avez visités, chez qui vous avez hiverné, hiverné et laissé vos richesses, dis-nous les jeunes tavernières, chez qui vous buviez du vin vermeil, buviez du vin en cachette.»
Mais le vieux Vouïadine leur répond: «Ne raillez point, Turcs de Liévno; ce que je n'ai point confessé pour sauver mes pieds rapides qui savaient échapper aux chevaux, ce que je n'ai point confessé pour sauver mes mains vaillantes qui brisaient les lances et saisissaient les sabres nus, je ne le dirai point pour mes yeux perfides qui m'induisaient à mal, en me faisant voir du sommet des montagnes, en me faisant voir au bas les chemins par où passaient les Turcs et les marchands[544].»
Il est vrai qu'il manque à la pièce de Mérimée ce sentiment patriotique du chanteur serbe, cette haine nationale et sociale contre «les Turcs et les marchands»; haine qui transforme les cruels bandits de la frontière turco-vénitienne en véritables héros de la race entière, et fait que toute une nation retrouve ses aspirations dans leurs chants emportés,—mais pourtant (grâce à Fortis!) le Christich Mladin de Mérimée ne diffère pas beaucoup de ce vieil heyduque de la ballade serbe; et, par contre, se différencie très sensiblement des heyduques de l'Aubépine de Veliko.
LE CHANT DE MORT[545].—La pièce qui se rattache aux Braves Heyduques , c'est le Chant de Mort. «Ce chant, dit Mérimée dans une note, a été improvisé par Maglanovich, à l'enterrement d'un heyduque son parent, qui s'était brouillé avec la justice et fut tué par les pandours.»
Le Chant de Mort est composé de dix courts couplets de trois lignes de prose qui sont censés correspondre à des strophes de l'original illyrique[546]. Le couplet:
Adieu, adieu, bon voyage! Cette nuit la lune est dans son
plein; on voit clair pour trouver son chemin, bon voyage!
se répète trois fois comme une sorte de refrain. Il rappelle singulièrement le célèbre refrain de la Lénore:
—Lénore, vois! la lune nous éclaire; Nous et morts nous voyageons bon train. ………………………. ……………..Vois la _lune _rayonne; Courrons, hourrah tout cède à nos efforts! Les morts vont vite[547]!
Le reste de ce poème contient des commissions données au défunt pour l'autre monde, comme celle-ci:
Dis à mon père que je me porte bien, que je ne me ressens plus de
ma blessure, et que ma femme Hélène est accouchée d'un garçon.
Est-il besoin de dire que ce n'est pas Mérimée qui a inventé ce genre de poésie? L'improvisation funèbre qui se débite dans la maison mortuaire,—et non pas à l'enterrement,—près du corps du défunt, est une coutume qui paraît avoir été commune à toute l'humanité et qui subsiste toujours chez les Slaves, en particulier chez les Serbo-Croates. C'est le vocero, qui n'est pas exclusivement corse et dont Fortis parle ainsi au chapitre consacré aux funérailles des Morlaques:
Pendant qu'un mort reste encore dans la maison, sa famille le pleure déjà… Dans ces moments de tristesse, les Morlaques parlent au cadavre et lui donnent sérieusement des commissions pour l'autre monde… Pendant la première année après l'enterrement, les femmes morlaques vont faire de nouvelles lamentations sur le tombeau du mort… Elles lui demandent des nouvelles de l'autre monde et lui adressent souvent les questions les plus singulières[548].
En 1788, comme on a pu le voir déjà, ce passage avait inspiré le vocero illyrique de la comtesse de Rosenberg; mais ni elle, ni Mérimée, cela va sans dire, n'ont réussi à mettre plus de «couleur locale» dans leurs compositions que ne le permettaient les renseignements assez vagues donnés par l'abbé Fortis et que nous venons de citer. Dans ce chant, Mérimée a commis une très grave erreur que les folkloristes ne lui pardonneront pas. Les voceri ne sont jamais débités par les hommes:—surtout par un ancien heyduque!—c'est une occupation—et aussi une profession—réservée aux femmes. Il en est ainsi en Illyrie, comme l'a fort bien dit l'auteur du Voyage en Dalmatie; il en est de même en Corse, nous assure A. Fée[549].
Cependant Maglanovich, ce vieux brave, fait paraître un tel mépris pour la mort, qu'il n'y a pour nous rien d'étrange à le voir se lamenter sur celui qui n'est plus; c'est un ami, un parent qu'il regrette, et non la mort qu'il craint; ses plaintes sont mâles et telles qu'il convient à celui qui jadis, sans souci du danger, exposa sa vie dans maints et maints combats.
Ce qui fait la supériorité de ces deux ballades sur l'Aubépine de Veliko , c'est que Mérimée ne s'est pas contenté d'y répandre une couleur toute artificielle par l'emploi de noms et de dénominations qui nous semblent étranges et par le choix d'un sujet qui fait frémir, mais qu'il a su, à ce qu'il nous paraît, sinon pénétrer tout entière, du moins découvrir certains sentiments de l'âme des «primitifs».
§ 3
LA VIE DOMESTIQUE DANS «LA GUZLA»
Une des choses qui ont le plus frappé Fortis,—et à juste titre,—c'est l'esprit de famille chez les Serbo-Croates. «Ces âmes simples, dit-il, non corrompues par les sociétés que nous appelons civilisées, sont susceptibles d'une délicatesse de sentiment qu'on voit rarement ailleurs.» Observateur intelligent, il avait bien remarqué le rôle important qu'avait joué, dans l'histoire nationale et sociale des Slaves méridionaux, cette organisation patriarcale qui unit quelquefois un village presque entier dans une grande communauté si pleine d'intérêt pour le sociologue moderne[550]. Homme du XVIIIe siècle, idéaliste, Fortis s'était particulièrement enthousiasmé pour cette Illyrie quasi arcadienne que nulle influence étrangère n'avait encore gâtée. C'est ainsi qu'il consacre à la vie intime de ses habitants une très large place dans son chapitre des Moeurs morlaques.
On ne trouve pas tous les renseignements désirables dans ces pages éloquentes de sincérité sinon de vérité. On y rencontre aussi, nous l'avons dit, plus d'une exagération, involontaire mais inévitable chez un voyageur qui par malheur n'a visité qu'une province, un peu particulière, du pays dont il avait voulu peindre les moeurs. Enfin, son ignorance de la langue lui enlevait la plus riche source d'informations à ce sujet: la poésie populaire que Karadjitch appelle «féminine», c'est-à-dire domestique, poésie aussi profondément réaliste que lyrique. Cette ignorance eut de fatales conséquences pour l'écrivain français qui voulut, à l'aide du Voyage en Dalmatie, reconstituer la vie intime des «primitifs» serbo-croates.
En 1788, Mme de Rosenberg, qui avait la sensibilité naturelle d'une femme et qui ne craignait pas de la manifester, souligna,—même plus qu'il n'était nécessaire,—cet esprit de famille, l'un des traits caractéristiques du peuple «morlaque». En effet, dans son roman des Morlaques malgré la sauvagerie dramatique de l'intrigue, l'idylle pleurnichante affaiblit très sensiblement la bonne volonté exotique de l'auteur.
Nodier, bien que sentimental, n'insista jamais trop sur ce point.
Mérimée sut-il être le poète de la famille illyrique?
Il va sans dire qu'il chercha des renseignements chez son informateur italien; il les trouva, ou plutôt il crut les avoir trouvés. Nous avons vu, du reste, qu'il s'en était servi en composant la biographie de son joueur de guzla et qu'il avait très adroitement réussi à mettre quelques détails authentiques,—à côté d'autres qui ne le sont pas,—dans le portrait si vivant d'Hyacinthe Maglanovich. Le caractère cordial et hospitalier du vieux racleur et de sa famille: nous avons indiqué de quelle façon Mérimée l'avait «deviné». Mais, s'il avait été heureux à cette occasion, il le fut moins dans ses ballades qui traitent de la vie domestique, et qui sont véritablement,—au point de vue de la couleur,—les plus faibles du recueil entier. En voici la première, l'Amante de Dannisich.
Eusèbe m'a donné une bague d'or ciselée; Wlodimer m'a donné une toque rouge ornée de médailles; mais Dannisich, je t'aime mieux qu'eux tous.
Eusèbe a les cheveux noirs et bouclés; Wlodimer a le teint blanc
comme une jeune femme des montagnes, mais Dannisich, je te trouve
plus beau qu'eux tous.
Eusèbe m'a embrassée, et j'ai souri; Wlodimer m'a embrassé, il
avait l'haleine douce comme la violette; quand Dannisich m'embrasse
mon coeur tressaille de plaisir.
Eusèbe sait beaucoup de vieilles chansons, Wlodimer sait faire
résonner la guzla; j'aime les chansons et la guzla, mais les
chansons et la guzla de Dannisich.
Eusèbe a chargé son parrain de me demander en mariage, Wlodimer
enverra demain le prêtre à mon père; mais viens sous ma fenêtre
Dannisich et je m'enfuirai avec toi[551].
Cette ballade repose tout entière sur les documents fournis par Fortis; les notes de Mérimée sont toutes empruntées au Voyage.
FORTIS: MÉRIMÉE:
… Par ces badinages commencent à Avant de se marier, les femmes l'ordinaire leurs amours, qui, quand reçoivent des cadeaux de toutes les amants sont d'accord, finissent mains sans que cela tire à souvent par des enlèvements. Il arrive conséquence. Souvent une fille a rarement qu'un Morlaque déshonore une cinq ou six adorateurs, de qui fille ou l'enlève contre sa volonté… elle tire chaque jour quelque Presque toujours une fille fixe présent, sans être obligée de elle-même l'heure et le lieu de son leur donner rien autre que des enlèvement. Elle le fait pour se espérances. Quand ce manège a délivrer d'une foule d'amants auxquels duré ainsi quelque temps, elle a donné peut-être des promesses ou l'amant préféré demande à sa desquels elle a reçu quelques présents belle la permission de galants, comme une bague de laiton, un l'enlever, et elle indique petit couteau ou telle autre bagatelle. toujours l'heure et le lieu de (Voyage en Dalmatie, t. I, pp. l'enlèvement. Au reste, la 100-101.) réputation d'une fille n'en souffre pas du tout, et c'est de Une fille qui donne atteinte à sa cette manière que se font la réputation risque de se voir arracher moitié des mariages morlaques. son bonnet rouge par le curé, en public dans l'église, et d'avoir les cheveux Une toque rouge est pour les coupés par quelque parent, en signe femmes un insigne de virginité. d'infamie. Par cette raison, s'il Une fille qui aurait fait un arrive qu'une fille manque à son faux pas, et qui oserait honneur, elle dépose volontairement les paraître en public avec sa toque marques de sa virginité et quitte son rouge, risquerait de se la voir pays natal. (Page 105.) arracher par un prêtre, et d'avoir ensuite les cheveux Une belle fille morlaque rencontre en coupés par un de ses parents en chemin un compatriote et l'embrasse signe d'infamie. affectueusement sans penser à mal. J'ai vu les femmes, les filles, les jeunes Quand une jeune fille rencontre gens et les vieillards se baiser tous un homme qu'elle a vu une fois, entre eux, à mesure qu'ils elle l'embrasse en l'abordant. s'assemblaient sur la place de l'église; en sorte que toute une ville Si vous demandez l'hospitalité à paraissait composée d'une seule la porte d'une maison, la femme famille. Cent fois j'ai observé la même ou la fille aînée du chose au marché des villes où les propriétaire vient tenir la Morlaques viennent vendre leurs bride de votre cheval et vous denrées. (Page 100.) embrasse aussitôt que vous avez mis pied à terre. Quand un Morlaque voyageur va loger chez un ami ou chez un parent, la fille [En 1817, je passai deux jours aînée de la famille, ou la nouvelle dans sa maison, où il me reçut épouse s'il y en a une dans la maison, avec toutes les marques de la le reçoit en l'embrassant. (Page 84.) joie la plus vive. Sa femme et tous ses enfants et petits-enfants me sautèrent au cou[552]…]
Les femmes morlaques prennent quelque Cette réception est très soin de leurs personnes pendant agréable de la part d'une jeune qu'elles sont libres: mais, après le fille, mais d'une femme mariée mariage, elles s'abandonnent tout de elle a ses désagréments. Il faut suite à la plus grande malpropreté; savoir que, sans doute par excès comme si elles voulaient justifier le de modestie et par mépris pour mépris avec lequel leurs maris les le monde, une femme mariée ne se traitent. (Page 101.) lave presque jamais la figure: aussi toutes sont-elles d'une malpropreté hideuse. (La Guzla, pp. 75-76.)
La plupart des détails relatés par Fortis sont exacts,—excepté toutefois l'histoire de cette toque rouge que les prêtres arrachent aux jeune filles indignes de la porter. Et pourtant, malgré cela, l'Amante de Dannisich ne s'harmonise pas avec le ton de la véritable poésie serbe. Il est évident que, lisant le Voyage, Mérimée ne se rend pas suffisamment compte du caractère moral, des coutumes nationales dont il y est parlé. De là chez la jeune fille morlaque cette habileté montmartroise à tirer chaque jour quelque présent de se adorateurs, de là ce beau cynisme naïf avec lequel elle s'en vante; de là, enfin, cette note de sensualité tout à fait étrangère à la poésie populaire serbe[553] et qui a choqué tous les lecteurs slaves de la Guzla[554].
Le fait est que la jeune fille serbe, comme, du reste, la jeune fille orientale, se distingue par une modestie qui va souvent jusqu'à la vraie sauvagerie: Fortis lui-même avait noté que «à l'arrivée d'un étranger, les jeunes filles se cachent ou se tiennent dans l'éloignement». Voici un exemple caractéristique qui peut donner une idée de la différence qui sépare le poème de Mérimée de la véritable poésie serbe: la Modeste Militza, poème dont nous empruntons la traduction à M. Achille Millien—on sait que le poète de la Moisson est un folkloriste distingué;—si la forme n'est pas respectée, le fond est reproduit avec un rare bonheur et l'impression que nous donne la traduction est à peu près la même que celle que donnerait l'original:
Les longs cils, Militza, dont s'ombrage ta joue,
Recouvrent tes beaux yeux. En vain j'ai regardé:
Depuis plus de trois ans, je n'ai pu, je l'avoue,
Voir à mon gré ces yeux qui m'ont affriandé.
Pour les voir, j'assemblai la ronde du village;
Elle en était aussi, la blonde Militza.
Les filles dansaient donc en rond sous le feuillage,
Un nuage soudain sur nos fronts s'embrasa.
Dans le ciel un éclair, puis un autre, étincelle;
Toutes lèvent alors les yeux au firmament;
Mais seule, Militza regarde devant elle
Et tient ses beaux yeux noirs voilés modestement.
Elle tient ses beaux yeux inclinés, et chacune
Des fillettes demande alors avec douceur:
«Es-tu folle, ou plutôt, sage comme pas une,
Sage par-dessus tout, Militza, notre soeur?
«Tu restes là, les yeux fixés sur l'herbe verte,
Au lieu de les lever comme nous vers les cieux,
Où la sombre nue est incessamment ouverte,
Par l'éclair qui la fend en sillons radieux!»
—«Folle, je ne le suis, ni sage entre les sages,
Dit-elle, et je ne suis la Vila dont la loi
Régit, grossit, assemble et pousse les nuages:
Je suis fille et je vais regardant devant moi.»
Il y a un abîme entre cette belle fille aux yeux noirs obstinément baissés et l'Illyrienne un peu effrontée de Mérimée. Militza est un modèle de pudeur virginale, l'amante de Dannisich nous paraît déjà quelque peu soeur de Carmen et bien plus Espagnole qu'elle n'est Serbe.
§ 4
LA VIE DOMESTIQUE DANS «LA GUZLA» (suite)
Si les Illyriennes de Mérimée ne le sont que de nom, ses Illyriens sont plus vrais. Sans doute, les traits qui les distinguent sont parfois grossièrement accusés, ils ne manquent pas toutefois d'une certaine «couleur», ou du moins, on démêle dans les portraits que Mérimée en a laissés l'intention d'y mettre de la «couleur». Initié par le Voyage en Dalmatie, l'auteur de la Guzla réussit quelquefois à trouver des sujets et des motifs que l'on rencontre fréquemment dans la véritable poésie serbe. C'est le cas des ballades qu'il a brodées sur le chapitre que consacre Fortis aux Amitiés morlaques.
Mais pour être moins loin de la vérité, ces ballades n'en sont pas beaucoup meilleures; le choix du sujet est plus heureux, mais la manière de le traiter bien défectueuse encore.
L'amitié joue, en effet, un rôle important dans les piesmas. Nombreuses sont les histoires serbes qui nous racontent les glorieux exploits et les sublimes sacrifices d'un ami qui veut délivrer de la prison turque ou vénitienne celui avec lequel il s'est lié d'amitié. On risque sa vie en attaquant l'ennemi, ou bien on paie une rançon exorbitante («trois charges d'or»). Le dévouement conduit à la mort ou à la misère, mais toujours à la gloire. Dans une des plus jolies ballades qui se rattachent au cycle de Marko Kraliévitch, ce héros légendaire chevauche avec son pobratime Miloch, à travers une forêt et le prie de lui chanter quelque chanson; il sendort et la blanche Vila de la montagne, jalouse de la voix superbe du beau Miloch, perce avec une flèche la gorge du chanteur. Il faut voir alors la grande colère de Marko et lardeur avec laquelle il poursuit la Vila pour la forcer de guérir son pobratime!
Sur lamitié, Mérimée a trouvé chez Fortis les renseignements suivants quil a reproduits dans une des notes qui accompagnent la Flamme de Perrussich:
FORTIS: MÉRIMÉE:
Lamitié, si sujette parmi nous au L'amitié est en grand honneur changement pour les causes les plus parmi les Morlaques, et il est légères, est très durable chez les encore assez commun que deux Morlaques. Ils en font presquun hommes sengagent l'un à l'autre article de foi, et cest au pied des par une espèce de fraternité autels quils en serrent les noeuds nouvelle. Il y a dans les sacrés. Dans le rituel esclavon il se rituels illyriques des prières trouve une formule pour bénir destinées à bénir cette union de solennellement, devant le peuple deux amis qui jurent de saider assemblé, lunion de deux amis, ou de et de se défendre lun lautre deux amies. Jai assisté à une toute leur vie. Deux hommes unis cérémonie de cette espèce dans léglise par cette cérémonie religieuse de Perrussich où deux jeunes filles sappellent en illyrique se firent posestré. Le contentement pobratimi, et les femmes qui brillait dans leurs yeux, après la posestrime, cest-à-dire formation de ce lien respectable, demi-frères, demi-soeurs. Souvent montrait aux spectateurs de quelle on voit les pobratimi sacrifier délicatesse de sentiment sont leur vie lun pour lautre, et susceptibles ces âmes simples, non si quelque querelle survenait corrompues par les sociétés que nous entre eux, ce serait un scandale appelons cultivées. Les amis unis dune aussi grand que si, chez nous, manière si solennelle prennent le nom un fils maltraitait son père. des pobratimi et les amies celui des Cependant, comme les Morlaques posestrimé, qui signifient aiment beaucoup les liqueurs demi-frères et demi-soeurs[555]. fortes, et quils oublient quelquefois dans livresse leurs Dans ces amitiés, les Morlaques se font serments damitié, les un devoir de sassister réciproquement assistants ont grand soin de dans tous les besoins, dans tous les sentremettre entre les dangers, et de venger les injustices pobratimi, afin dempêcher les que l'ami a essuyées. Ils poussent querelles, toujours funestes lenthousiasme jusquà hasarder et dans un pays où tous les hommes donner la vie pour le pobratime. Ces sont armés[557]. sacrifices mêmes ne sont pas rares, quoiquon parle moins de ces amis sauvages que des Pylades des anciens. Si la désunion se met entre deux pobratimi, tout le voisinage regarde un tel événement comme une chose scandaleuse. Ce cas arrive cependant quelquefois de nos jours, à la grande affliction des vieillards morlaques, qui attribuent la dépravation de leurs compatriotes à leur commerce trop fréquent avec les Italiens. Mais, le vin et les liqueurs fortes, dont cette nation commence à faire un abus continuel, produisent chez elle, comme partout ailleurs, des querelles et des événements tragiques[556].
Comme il le fait volontiers, Mérimée rapporte ensuite un fait auquel il aurait, dit-il, assisté et qui traduit dune manière sensible les effets de lamitié chez les peuples de ces pays: «Jai vu à Knin, rapporte-t-il, une jeune fille morlaque mourir de douleur davoir perdu son amie, qui avait péri malheureusement en tombant dune fenêtre.» Parisien quil était, il ne savait pas que les maisons de Knin nont quun étage!
Il consacre trois ballades aux pobratimi: la Flamme de Perrussich, les
Pobratimi et la Querelle de Lepa et de Tchernyegor.
Dans la première, il nous paraît avoir adopté un ton assez naturel et qui, dans une certaine mesure, se rapproche du ton de la vraie poésie populaire[558]. Il mêle adroitement,—trop adroitement même,—quelques croyances superstitieuses aux renseignements que lui donne Fortis. On croit ordinairement, dans les masses profondes du peuple de certains pays, quune flamme bleuâtre voltige autour des tombeaux pour annoncer la présence de lâme dun mort. «Cette idée, dit-il, est commune à plusieurs peuples, et est généralement reçue en Illyrie.» C'est là une remarque qui ne manque pas de vérité, comme le fait justement observer M. Matic; mais, il convient dajouter que ce merveilleux par trop grossier na jamais inspiré aucune piesma; ce sont là contes de grandmères, pour effrayer les petits enfants. Un joueur de guzla se croirait déshonoré sil traitait un sujet que les vieilles femmes racontent dans les villages.
Ainsi jamais aucun guzlar ne se serait laissé séduire à l'histoire du bey Janco Marnavich telle que Mérimée l'a imaginée. Mais la douleur du bey «qui cherche les lieux déserts et se plaît dans les cavernes des heyduques», cette douleur inconsolable; ce morne désespoir; sa mort enfin causée par le remords davoir lui-même tué son fidèle ami: tout cela constitue un thème bien digne de la poésie populaire; disons toutefois que si ce merveilleux dun genre inférieur nest pas conforme au véritable esprit de là poésie populaire serbo-croate, le poème de Mérimée présente bien des analogies avec certaines légendes des bords du Rhin.
La seconde ballade dans laquelle Mérimée parle de l'amitié qui unit les Illyriens, les Pobratimi[559], est conçue à la façon d'un scénario dramatique. Il n'y a rien là de véritablement lyrique et populaire, rien qui nous fasse songer à un pays plutôt qu'à un autre; deux hommes aiment une même femme, mais ils sont liés d'étroite amitié, aussi préfèrent-ils sacrifier celle qu'ils chérissent tous deux plutôt que de détruire le sentiment qui les attache l'un à l'autre. Ce partage de Salomon nouveau genre, cette terrible histoire, nous l'avons dit, n'appartient nécessairement à aucun pays; l'auteur de la Guzla avait eu la sincérité d'avouer dans une note supprimée dans les éditions postérieures, que l'auteur du Théâtre de Clara Gazul y avait sans doute trouvé le thème d'une de ses saynètes espagnoles.
Je suppose, dit-il, que cette chanson, dont on a donné un extrait dans une revue anglaise, a fourni à l'auteur du théâtre de Clara Gazul l'idée de l'Amour africain[560].
Si nous avons affaire dans _les Pobratimi _à un petit drame: le drame de l'amour sacrifié à l'amitié, nous trouvons dans la troisième ballade: la Querelle de Lepa et de Tchernyegor[561], toute une comédie. Il y a là comme une parodie discrète des chants dont le ton est plus sérieux; Mérimée s'amuse à se moquer de l'auteur de la Guzla. On y pourrait voir aussi, jusqu'à un certain point, une contrefaçon plaisante d'une querelle célèbre: la querella d'Agamemnon et d'Achille dans _l'Iliade. _Généreux, ivrognes, rancuniers, mais point sots, tels sont Lepa et Tchernyegor, les deux héros que le poète commence à chanter sur un mode des plus lyriques; puis vient la bouffonnerie:
«J'ai abordé cette barque le premier, dit Lepa; je veux avoir cette robe pour ma femme Yeveihimia.»—«Mais, dit Tchernyegor, prends le reste, je veux parer de cette robe ma femme Nastasia.» Alors ils ont commencé à tirailler la robe, au risque de la déchirer…
Aussitôt les sabres sortirent de leurs fourreaux: c'était une chose horrible à voir et à raconter.
Enfin un vieux joueur de guzla s'est élancé: «Arrêtez! a-t-il crié, tuerez-vous vos frères pour une robe de brocard?» Alors il a pris la robe et l'a déchirée en morceaux[562]…
Lepa se disait à lui-même: «Il a tué mon page chéri qui m'allumait ma pipe: il en portera la peine.»
* * * * *
Ils ont abordé ce gros vaisseau.—«Nos femmes, ou vous êtes morts!» Ils ont repris leurs femmes; mais ils ont oublié d'en rendre le prix.
Le comique n'est pas seulement dans les mots, il est aussi dans l'intrigue; il y a là tout un imbroglio plus digne du vaudeville que de la poésie épique.
En somme, on ne saurait dire que Mérimée ait été heureusement inspiré par ce thème favori de la poésie primitive: l'amitié. On a pu s'en rendre compte à la lecture de ce qui précède: ce sont des traits tout extérieurs que Mérimée emprunte à Fortis, une couleur toute de surface; le Voyage en Dalmatie est pour lui comme un magasin de décors et de costumes, où il puise à volonté pour déguiser ses héros. Même quand il semble qu'il va s'en inspirer plus directement, et pénétrer un peu les sentiments qui font battre les coeurs dans ces pays, il passe à côté de son sujet; dans les ballades des heyduques il n'a pas su comprendre le caractère tout particulier que donne à ces brigands la lutte qu'ils soutiennent contre les oppresseurs et c'est là ce qui eût été véritablement «illyrien»; la jeune fille: il ne l'a pas connue; l'amitié, telle qu'elle existe en ces pays: nous avons dit combien ses ballades étaient insuffisantes pour la peindre.
§ 5
«LES MONTÉNÉGRINS»
La Première République, après ses victoires remportées sur les Turcs d'Egypte, avait été saluée avec enthousiasme par les Slaves balkaniques, qui ne supportaient qu'avec impatience le joug de Venise, de l'Autriche et de la Turquie. Mais dès que Napoléon en vint jusqu'à faire alliance avec le sultan de Constantinople, tout changea de face[563]. Sous l'influence russe, le Monténégro devint un foyer d'intrigues et d'excitations contre la domination française dans les Provinces Illyriennes, anciennes dépendances de Venise et de l'Autriche. Une longue guerre s'engagea entre les garnisons françaises et les Monténégrins qui, désireux d'obtenir un débouché sur la mer, ne cessaient de réclamer la possession de Cattaro, ville située à quelques centaines de mètres de leur frontière. Aidés par l'amiral russe Siniavine, ils repoussèrent les Français jusque dans Raguse et mirent le siège devant Cattaro[564]. Enfin vaincus, ces montagnards ne cédèrent pas sans avoir vaillamment combattu. Ils n'oublièrent pas leur défaite et essayèrent de la venger par des incursions continuelles dans le territoire français. Dans une de ces escarmouches, ils coupèrent la tête au général Delgorgues, qui était tombé vivant entre leurs mains. Un adjudant de Marmont, nommé Gaiet, partagea le sort du général. Enfin, à l'affaire de Castel-Nuovo, en 1807, ils laissèrent tant de morts qu'ils ne purent plus tenir la campagne et conclurent avec les Français une paix sincère qui ne fut plus troublée jusqu'en 1813. À cette époque, à l'instigation de la Russie, ils redemandèrent Cattaro et se préparèrent à s'emparer de cette place à force ouverte.
Les chants populaires expriment avec autant de simplicité que de force les principaux épisodes de cette campagne. Avant de parler des Monténégrins de Mérimée, nous croyons devoir donner l'extrait de l'une des piesmas qui chantent les combats franco-monténégrins. Remarquons que ce cycle de poèmes n'est nullement estimé par les collectionneurs.
Le vladika[565] Pierre écrit de Niégouchi, au gouvernadour Vouk Radonitch: «Holà! écoute-moi, gouvernadour Vouk, rassemble tes Niégouchi, et avec eux tous les Tchicklitch, et marche à leur tête sur Cattaro pour y assiéger les braves Français, en barrant les chemins et les escaliers de cette citadelle, de telle sorte que personne désormais n'y puisse pénétrer. Moi pendant ce temps, j'irai de Tzétinié à Maïna, et je m'emparerai avec les miens de la ville de Boudva.» Quand Vouk eut reçu cette lettre aux fins caractères, et quand il vit ce qu'écrivait le vladika, il parla ainsi à ses compagnons: «Nous allons mourir de honte! Alors, nous nous lèverons demain matin; et nous nous jetterons sur la tour de la Trinité, faubourg de la ville de Cattaro.» Lorsque le lendemain le matin eut lui, Vouk se leva de bonne heure; il réveilla ses compagnons, et fit l'attaque sur la Trinité. Quand l'élite de la jeunesse fut choisie, et s'approcha davantage de la forteresse, les canons lancèrent des pierres. Le puissant général[566] voit cela du haut des murs de la blanche Cattaro, et, en se promenant, il dit:—«Gloire à Dieu unique! Regardez ces chèvres de Monténégrins, comme ils brisent la forteresse de l'Empereur! N'y a-t-il pas un vrai héros qui veuille aller vers la Trinité et chasser ces étourdis de Monténégrins?» Alors un valeureux capitaine parle; de son nom, c'est le héros Campagnol.—«M'entends-tu, mon général? Ouvre-moi la porte du côté de Chouragne; donne-moi quelques soldats. Je veux monter vers la Trinité, pour chasser ces souris de Monténégrins: je t'en amènerai une vingtaine de vivants, o Ban! pour que tu les jettes dans les caveaux.» On lui ouvre la porte de Chouragne. On lui donne quelques centaines de soldats. Devant eux marche le brave Campagnol, et quand il est monté à Chvalar, il prend avec lui le chef de Chvalar. Et quand il approche de la Trinité, les sentinelles des Monténégrins l'aperçoivent, et elles préviennent Vouk: «—Voici que l'armée arrive de Cattaro.» Quelques jeunes gens s'appellent mutuellement, et ils vont au-devant du faucon[567] et ne lui permettent pas d'approcher de la Trinité. Quelques-uns même le prennent par derrière et ne lui permettent pas de rentrer à Cattaro. Le brave capitaine Campagnol s'est fatigué, et il court à travers le large Vernetz; il court à travers le Vernetz et se défend en faisant feu. Et quand il arrive au plus large du Vernetz, il forme le carré. Alors un fusil monténégrin tire et atteint le héros Campagnol. Le faucon tombe sur le vert gazon. Un second coup arrive sur ses compagnons; le chef de Chvalar est atteint: la terre ne le reçoit pas vivant. La troisième décharge vient du côté des Français; elle atteint un jeune Monténégrin, qui était de la tribu des Tchieklitch. Les malencontreux Français s'envolent comme un troupeau qui a perdu son berger. Derrière eux vont les jeunes Monténégrins, qui les poursuivent jusqu'à la porte de Chouragne[568]. Ils n'en ont laissé échapper aucun vivant; ils ont fait vingt prisonniers, qu'ils conduisent vivants vers la Trinité. Les Français, qui sont à la Trinité, l'ont vu. Ils tournent alors leurs fusils en arrière, et livrent le fort de la Trinité. Les Monténégrins pillent le fort, ils le pillent et l'incendient. Alors le vladika Pierre se met en route. Il traverse la plaine de Gerbalie; il arrive auprès de Vouk, à la Trinité. Vouk lui fait une réception; il ne fait pas la réception en tirant des fusils; mais il fait feu des armes françaises: il fait tirer les verts canons, dont la jeunesse s'est emparée dans le fort français de la Trinité.
Gloire à Dieu et à la mère de Dieu, qui sont toujours en aide aux
justes[569].
Ce n'est pas la seule piesma qui célèbre la guerre contre les
Français. Il s'en trouve plusieurs autres dans les recueils serbes. De
nos jours même, les guzlars bosniaques chantent la chute du «roi
Napéléon Bonéparta[570]».
Ainsi Mérimée ne s'est-il pas trompé en choisissant pour sujet d'une de ses ballades, les Monténégrins, une bataille imaginaire entre les Français et les fils du Rocher Noir[571].
Des montagnards ont osé s'opposer à l'Empereur tout-puissant. Napoléon a dit: «Je veux» et vingt mille hommes sont partis pour les châtier. Ils n'ont pu résister à la bravoure de cinq cents héros de la liberté. Devant une poignée d'hommes, des milliers d'autres se sont enfuis.
«Écoutez l'écho de nos fusils», a dit le capitaine. Mais avant qu'il se fût retourné, il est tombé mort et vingt-cinq hommes avec lui. Les autres ont pris la fuite.
Vraiment, le poète serbe est plus obligeant pour Napoléon et les soldats français que ne l'est ici Mérimée; jamais il ne leur a dénié ni la valeur ni le courage, et la mort du brave faucon Campagnol est assurément plus héroïque que celle de l'anonyme capitaine de l'auteur de la Guzla.
Quant à la forme, Mérimée n'a jamais été plus concis et plus sec que dans cette courte ballade des Monténégrins. Ce n'est pas là la candeur, ni la prolixité du chanteur populaire qui vibre d'enthousiasme au souvenir des grands coups qui furent jadis donnés; qui revoit en imagination tous ces exploits merveilleux, les enjolive et pour leur donner plus l'apparence de la vérité précise les détails et s'y arrête avec complaisance[572]. La verve imaginative de Mérimée est d'un tout autre genre: de phase en phase il nous mène en courant à la fin du combat; et si les Monténégrins devaient nous faire songer à quelque chose, ce serait plus à l'Enlèvement de la redoute qu'à la poésie primitive.
§ 6
«HADAGNY»
Il est dans la Guzla une autre pièce qui traite de la vie des
Monténégrins: Hadagny[573].
La première partie de cette ballade est inspirée des Lettres sur la Grèce, notes et chants populaires, extraits du portefeuille du colonel Voutier, Paris, 1826. Au profit des Grecs. Elle n'est que la mise en oeuvre dramatique et poétique de deux anecdotes qui s'y trouvent rapportées. Mérimée eut tout d'abord la franchise de citer, à propos d'un détail insignifiant et dans une note bien dissimulée, «les lettres sur la Grèce du colonel Voutier». Il supprima cette note dans les éditions postérieures.
Nous n'avons pu établir quelle fut la source de la seconde partie; mais nous croyons fermement qu'ici encore, nous avons affaire à une sorte de contamination, et qu'on saura probablement un jour qui a fourni à Mérimée ce second épisode.
Voici les textes dont il s'est inspiré dans le premier.
COLONEL VOUTIER: MÉRIMÉE:
… Mais laissons-les, pour nous Serral est en guerre contre occuper des Monténégrins et de leur Ostrowicz: les épées ont été courtoisie que j'ai promis de vous tirées; six fois la terre a bu faire connaître. Quelle que soit la le sang des braves. Mainte veuve fureur des querelles qui s'élèvent trop a déjà séché ses larmes; plus souvent parmi les Monténégrins, les d'une mère pleure encore. femmes sont toujours religieusement respectées. Cette neutralité donne à ce Sur la montagne, dans la plaine, sexe l'occasion de rendre d'importants Serral a lutté contre Ostrowicz, services. Lorsque leurs maris sont en ainsi que deux cerfs animés par vendetta, elles les accompagnent le rut. Les deux tribus ont partout et vont en avant visiter les versé le sang de leur coeur, et lieux où l'on pourrait leur avoir tendu leur haine n'est point apaisée. quelque piège. À la guerre elles font l'office de hérauts, servant Un vieux chef renommé de Serral d'éclaireurs, font les reconnaissances, appelle sa fille: «Hélène, monte et l'on a vu souvent les vaincus vers Ostrowicz, entre dans le trouver un asile derrière elles. Y village et observe ce que font a-t-il rien de plus touchant? Un des nos ennemis. Je veux terminer la principaux habitants, qui me contait guerre, qui dure depuis six ces détails comme la chose du monde la lunes.» plus naturelle, me dit que dans une occasion où il marchait contre un Les beys d'Ostrowicz sont assis village, sa troupe, supérieure en autour d'un feu. Les uns nombre à celle du parti opposé, se polissent leurs armes, d'autres promettait une victoire facile. font des cartouches. Sur une L'ennemi fit ranger en haie toutes ses botte de paille est un joueur de femmes et, à l'abri de ce rempart, guzla qui charme leur veille. commença un feu terrible sur les assaillants qui ne pouvaient riposter. Hadagny[574], le plus jeune Après avoir essuyé quelques pertes, d'entre eux, tourne les yeux ceux-ci étaient sur le point de se vers la plaine. Il voit monter retirer, lorsque mon conteur qui, quelqu'un qui vient observer disait-il, ha girato il mondo se leur camp. Soudain il se lève et décida à lâcher son coup de fusil; saisit un long fusil garni aussitôt les femmes se retirèrent en d'argent. les maudissant, et sa troupe obtint un plein succès: cependant il en est «Compagnons, voyez-vous cet resté une vraie tache à son nom. ennemi qui se glisse dans l'ombre? Si la lumière de ce feu En ce moment deux villages sont en ne se réfléchissait pas sur son conférence pour traiter de la paix, bonnet, nous serions surpris; mais on est fort embarrassé de la mais si mon fusil ne rate, il conclure, parce qu'une jeune fille a périra.» été tuée: c'est la plus grande des calamités. Voici à quelle occasion est Quand il eut baissé son fusil, arrivé ce funeste événement. La troupe il lâcha la détente, et les qu'elle accompagnait, craignant de échos répétèrent le bruit du s'engager dans un défilé où elle coup. Voilà qu'un bruit plus soupçonnait une embuscade, l'envoya en aigu se fait entendre. Bietko, avant, et plusieurs coups de fusil son vieux père, s'est écrié: étaient partis avant que l'on eût «C'est la voix d'une femme!» reconnu que c'était une femme[575]. «Oh! malheur! malheur! honte à notre tribu! C'est une femme qu'il a tuée au lieu d'un homme armé d'un fusil et d'un ataghan!»
… «Fuis ce pays, Hadagny, tu as déshonoré la tribu. Que dira Serral quand il saura que nous tuons les femmes comme les voleurs heyduques?[576]»
§ 7
LA «BARCAROLLE»
Quelques mots seulement sur la Barcarolle[577]. Elle nous paraît avoir été intercalée au milieu des autres ballades avec assez de bonheur, pour mettre un peu de variété dans le recueil. Mérimée a senti qu'il nous avait trop promenés à travers les montagnes escarpées, aussi a-t-il jugé convenable de nous mener nous rafraîchir quelque peu au bord de la mer. Ce petit poème assez gracieux jette dans le recueil une note nouvelle; il complète la série des couleurs sous lesquelles l'auteur de la Guzla s'est plu à imaginer l'Illyrie; couleurs chatoyantes et diverses où se mêlent des éléments turcs, byzantins et enfin vénitiens. Nous aurons l'occasion de voir dans la suite qu'il est fait dans la Guzla plusieurs fois allusion à Venise, mais dans aucune de ces pièces il n'y a songé aussi exclusivement que dans celle-ci.
Pisombo, pisombo! la mer est bleue, le ciel est serein, la lune est levée et le vent n'enfle plus nos voiles d'en haut. Pisombo, pisombo!
Venise commençait à devenir fort à la mode; le séjour qu'y avait fait Byron avait rendu célèbre la pittoresque ville des doges, des sbires, des gondoliers. La barcarolle avait fait une fortune rapide. En 1825, les Annales romantiques en publièrent une d'Ulric Guttinguer, dont les premiers vers ressemblent quelque peu au premier couplet de celle de Mérimée:
Embarquez-vous, qu'on se dépêche,
La nacelle est dans les roseaux;
Le ciel est pur, la brise est fraîche,
L'onde réfléchit les ormeaux[578].
Nous ne savons si celle de Mérimée est un pastiche de quelque barcarolle vénitienne incontestable. Toutefois le genre était assez facile et devait tenter un écrivain peu inventif; il ne faut pas beaucoup d'imagination, en effet, pour parler agréablement de l'eau, du ciel, du vent léger qui souffle dans les voiles, du plaisir qu'on éprouve à se sentir mollement bercé sur la mer[579]; il ne faut pas non plus beaucoup d'idées pour songer qu'un pirate, toujours à craindre, peut venir troubler cette douce quiétude; et c'est pourquoi nous dirons que si la Barcarolle de Mérimée ne nous semble pas plus mauvaise que d'autres, elle ne nous en paraît pas moins artificielle.
§ 8
THÉOCRITE ET LES AUTEURS CLASSIQUES
Si Mérimée n'avait pas fait de très bonnes études au collège Henri IV, il en fît d'excellentes après être sorti des bancs du lycée. Il fut pendant de nombreuses années l'auditeur assidu de Boissonade au Collège de France[580]; et c'est à juste titre que son successeur à l'Académie française, M. de Loménie, le déclara un des meilleurs hellénistes de son temps[581]. Il est donc tout naturel de retrouver ici et là, dans la Guzla, des souvenirs classiques.
Le critique de la Foreign Quarterly Review (juin 1828) avait déjà remarqué cette influence de la Grèce antique dans les ballades «illyriennes». C'est ainsi qu'il rapproche, non sans raison, la XIVe Idylle de Théocrite du Morlaque à Venise de Mérimée. Ajoutons que, si dans le début de son poème Mérimée s'est inspiré de Théocrite, c'est encore à la Grèce, mais à la Grèce moderne, aux Chants populaires de Fauriel qu'il en doit la fin. Nous nous bornerons ici à rapprocher les textes; ils parlent assez d'eux-mêmes.
L'AMOUR DE KYNISKA: LE MORLAQUE À VENISE
[Aiskhinès se plaint à son ami Quand Prascovie[583] m'eut Thyonikhos de l'inconstance de Kyniska, abandonné, quand j'étais triste et lui déclare qu'il veut aller sur les et sans argent, un rusé Dalmate mers chercher un remède à ses chagrins. vint dans ma montagne et me dit: Thyonikhos lui donne un conseil.] Va à cette grande ville des eaux, les sequins y sont plus Ce que tu désirais devait arriver, communs que les pierres dans ton Aiskhinès. Mais si tu veux t'expatrier, pays. sache que Ptolémaios, de tous ceux qui donnent une solde, est le meilleur chef Les soldats sont couverts d'or pour un homme libre. Il est prudent, et de soie, et ils passent leur ami des Muses, tendre, très affable, temps dans toutes sortes de connaissant qui l'aime et mieux encore plaisir: quand tu auras gagné de qui ne l'aime pas, très généreux et ne l'argent à Venise, tu reviendras refusant jamais ce qu'il est convenable dans ton pays avec une veste de solliciter d'un roi… De sorte que, galonnée d'or et des chaînes si tu veux t'agrafer le manteau sur d'argent à ton hanzar. l'épaule droite, et attendre bravement le choc d'un porteur de bouclier, pars Et alors, ô Dmitri! quelle jeune au plus vite pour l'Égypte. Les tempes fille ne s'empressera de blanchissent et la joue ensuite; il t'appeler de sa fenêtre et de te faut agir pendant qu'on a le genou jeter son bouquet quand tu vigoureux[582]. auras accordé ta guzla? Monte sur mer, crois-moi, et viens à la grande ville, tu y deviendras riche assurément. LE GREC DANS LA TERRE ÉTRANGÈRE:
… La terre étrangère m'a séduit; le Je l'ai cru, insensé que terrible pays étranger,—et voilà que j'étais, et je suis venu dans ce je prends pour soeurs des étrangères, grand navire de pierres; mais des étrangères pour gouvernantes;—pour l'air m'étouffe, et leur pain me laver mes vêtements, mes pauvres est un poison pour moi. Je ne habits.—Elles lavent une fois, elles puis aller où je veux; je ne les lavent deux, trois et cinq puis faire ce que je veux; je fois.—Mais passé les cinq fois, elles suis comme un chien à l'attache. les jettent dans la rue:—«Étranger, ramasse tes vêtements; étranger, Les femmes se rient de moi quand ramasse tes habits.—Retourne dans ton je parle la langue de mon pays, pays, étranger; retourne-t'en et ici les gens de nos montagnes chez toi[584].» ont oublié la leur, aussi bien que nos vieilles coutumes: je suis un arbre transplanté en été, je sèche, je meurs[585]…
À la même époque, un critique français constatait, lui aussi, l'influence de Théocrite. Après avoir blâmé la sauvagerie qui règne dans la plupart des pièces qui composent la Guzla, «nous excepterons, dit-il, deux petites pièces: l'Impromptu du vieux Morlaque et le Morlaque à Venise. Il règne dans la seconde une mélancolie douce et vraiment poétique, et qui décèle un grand fonds de raison. L'autre est une imitation assez gracieuse de la Galatée de Théocrite[586].» Et là, comme si souvent ailleurs, nous retrouvons le procédé familier de Mérimée: pauvre d'invention, l'auteur de la Guzla emprunte à Théocrite l'inspiration de son poème et à Chaumette-Desfossés la couleur locale:
CHAUMETTE-DESFOSSÉS: MÉRIMÉE:
La chaîne du Prolog qui sépare la Impromptu Bosnie de la Dalmatie… Cette chaîne renferme les plus hautes montagnes. La neige du sommet du Prolog Quelques-unes… sont couvertes de n'est pas plus blanche que n'est neige pendant dix mois de l'année[587]. ta gorge.
THÉOCRITE:
Ô blanche Galatée, pourquoi Un ciel sans nuage n'est pas repousses-tu celui qui t'aime, ô toi plus bleu que ne sont tes yeux. qui es plus blanche que le lait caillé, L'or de leur collier est moins plus délicate qu'un agneau, plus brillant que ne sont les pétulante qu'un jeune veau, toi dont la cheveux, et le duvet d'un jeune chair est plus ferme qu'un grain de cygne n'est pas plus doux au raisin vert! (Idylle XI.) toucher. Quand tu ouvres la bouche, il me semble voir des Sois heureuse, jeune femme, _sois amandes sans leur peau. Heureux heureux, époux au noble beau-père! Que ton mari! Puisses-tu lui donner Latone, Latone par qui prospère la des fils qui te jeunesse, vous donne une belle ressemblent[589]! progéniture_! (Idylle XVIII[588])
Dans les deux pièces que nous venons de citer, l'imitation paraît intentionnelle; il en est d'autres où elle n'est pas moins évidente, mais il n'est pas sûr qu'elle ait été voulue. C'est ainsi que Mérimée emprunte à Homère quelques expressions toutes faites: Il regardait Lepa de travers (p. 197), [Grec: upodra idôn]; il est mort misérablement à cause de la malédiction de son père (p. 29) rappelle l'expression si fréquente en grec de [Grec: chachôs] avec les verbes signifiant «mourir» et «faire mourir».—À certaines comparaisons on reconnaît de même que Mérimée se souvient de l'antiquité classique:
Avez-vous vu une étoile brillante parcourir le ciel d'un vol rapide et éclairer la terre au loin. Bientôt ce brillant météore disparaît dans la nuit, et les ténèbres reviennent plus sombres qu'auparavant: telle disparut la vision de Thomas[590].
C'est la manière et l'esprit d'Homère et de Virgile. L'Illyrie de Mérimée est peuplée de chevriers comme l'était la Sicile de Théocrite; d'aèdes et de citharistes devenus joueurs de guzla, comme l'était la Grèce d'Homère: «Qu'il laisse à d'autres, plus habiles que lui, l'honneur de charmer les heures de la nuit, en les faisant paraître courtes par leurs chants» (p. 174), ad strepitum cithara cessatum ducere somnum[591]. Ou ce passage: «Je gardais mes chèvres… et les cigales chantaient gaiement sous chaque brin d'herbe, car la chaleur était grande» (p. 239), qui fait penser à Théocrite: «Et dans les rameaux touffus les cigales brûlées par le soleil chantaient à se fatiguer.» (Idylle VII.)
Le bey Marnavich qui «se plaît dans les cavernes qu'habitent les heyduques», fait un peu songer à Gallus sola sub rupe jacentem (Virg., Egl. X.), plus loin à Io, l'infortunée Io de la mythologie: «Il court çà et là comme un boeuf effrayé par le taon.» (La Guzla, p. 119.) «Dis-moi en quel lieu de la terre erre la malheureuse Io; le taon me pique à nouveau infortunée…» (Eschyle, Prométhée, v. 566 sq.)
Sans doute, nous ne voudrions pas prétendre que Mérimée a pensé en effet à tout ce à quoi son livre nous fait songer, mais il nous semble qu'il y a là des rapprochements en assez grand nombre pour pouvoir dire, même s'ils ne sont pas tous très probants, que Mérimée, en composant la Guzla, s'est souvenu dans une certaine mesure de ses études classiques[592].
En somme, ce qu'il faut ici remarquer, c'est que le romantisme de l'auteur des ballades illyriques est d'une nature toute spéciale. Mérimée supplée à son manque d'imagination, en puisant à droite et à gauche, dans les auteurs excellents et classiques dont il a été nourri, dans quelques livres qui lui sont tombés par hasard sous la main, des situations émouvantes qu'il accommode de façon nouvelle. Pour se donner un air de ressemblance avec les auteurs alors à la mode, il habille les héros de ses drames d'oripeaux que, tant bien que mal, il est parvenu à décrocher du magasin romantique. Il met dans leur bouche certaines expressions toutes faites qu'il a trouvées un peu partout et qui sont comme la base du vocabulaire de la poésie populaire en tous pays. Il a retenu de cette langue un peu puérile que parlent volontiers les peuples dans l'enfance, certains tours très généraux qui ne pouvaient échapper même à la sécheresse de son imagination. Et c'est à vrai dire ce qu'il y a dans son livre de plus véritablement lyrique et populaire. Quant au reste, nous ne faisons qu'y découvrir Mérimée tel qu'il sera un jour: l'auteur froid, impersonnel, qui, de parti pris, se retranche de tout ce qu'il écrit; qui se surveille et ne veut pas s'abandonner.
CHAPITRE VI
Le merveilleux dans «la Guzla».
§ 1. Historique du vampirisme.—§ 2. Le vampirisme dans la Guzla. Dissertation de Mérimée. La Belle Sophie. Jeannot. Le Vampire. Cara-Ali. Constantin Yacoubovich.—§ 3. Le mauvais oeil. Dissertation sur cette superstition. Le Mauvais OEil. Maxime et Zoé.—§ 4. L'Amant en Bouteille.—§ 5. La Belle Hélène.—§ 6. Le Seigneur Mercure.
Afin de donner à la Guzla une apparence d'ancienneté, en même temps qu'un air de naïveté, qualités indispensables à un recueil de poésies populaires, Mérimée consacre une grande place au merveilleux et à la superstition. Les vampires monstrueux et les jeteurs de sort jouent un rôle très important dans ce livre qui devait avoir le semblant d'une production de l'imagination exaltée des «primitifs» ignorants.
On a déjà pu s'en apercevoir dans les ballades dont nous avons parlé aux chapitres précédents. Le Chant de Mort est fondé entièrement sur la croyance populaire. Dans les Braves Heyduques, c'est cette invitation de Christich Alexandre à son frère aîné: «Bois mon sang, Christich, et ne commets pas un crime. Quand nous serons tous morts de faim, nous reviendrons sucer le sang de nos ennemis»: allusion évidente au vampirisme. Dans le Cheval de Thomas II, il y a un cheval qui parle; dans la Flamme de Perrussich, une flamme qui voltige autour des tombeaux.
Il y a à faire une remarque avant dentrer dans notre sujet. Cet élément surnaturel et effrayant ne fut pas incorporé par hasard dans la Guzla. Tout en apportant une couleur folklorique nécessaire, il concordait si bien avec le goût régnant en ce temps, que nous devons nécessairement rattacher ces ballades à leur vraie source.
§ 1
HISTORIQUE DU VAMPIRISME
Selon une superstition populaire répandue non seulement chez les peuples slaves, comme on le veut quelquefois, mais aussi chez les Roumains, les Albanais, les Grecs modernes, les Allemands, les Anglais, les Irlandais[593], les vampires sont des morts qui sortent de leur tombeau pour venir sucer le sang des vivants pendant la nuit. On ne peut, daprès la tradition, sen débarrasser quen les exhumant pour leur percer le coeur avec un pieu, leur couper la tête et les brûler.
Le nom de vampire, quoique dorigine incertaine[594], passa, vers 1730, de la langue serbe dans toutes les langues européennes, même dans celles où la chose était déjà connue et navait besoin que dun nom, comme langlais et lallemand. On avait parlé, il est vrai, à plusieurs reprises, avant 1730, des upiorz polonais[595], des vroucolaques grecs[596], des Toten et des Blutsäuger de Silésie et de Bohème, mais toutes ces histoires n'avaient pas eu le succès qu'obtinrent, à partir de 1725, les extraordinaires nouvelles rapportées du pays serbe.
Au mois de septembre 1724 mourut le paysan Pierre Blagoyévitch de Kissilovo, petit village que les rapports du temps placent dans la «Hongrie du Sud», mais qui se trouve en Serbie actuelle, alors occupée par les Autrichiens. Dix semaines après sa mort, neuf autres personnes du même village succombèrent en huit jours, déclarant avoir vu pendant la nuit Pierre Blagoyévitch venir leur sucer le sang. Le neuvième jour, la femme du vampire raconta que la nuit précédente Pierre Blagoyévitch lui était apparu et lui avait demandé ses souliers.
Alors le village entier se présenta au proviseur impérial à Gradischka (Véliko Gradichté); celui-ci vint avec un pope et un bourreau, pour examiner l'affaire. Il ordonna d'ouvrir le tombeau du mort. On trouva Pierre Blagoyévitch «tout frais» (ganz frisch), comme nous assure l'acte officiel. Ses cheveux, sa barbe, ses ongles s'étaient renouvelés; sa bouche était pleine de sang. On lui enfonça un pieu dans le coeur et on le brûla. L'officier impérial rédigea un long rapport au Gouvernement de Belgrade, qui le fit envoyer à Vienne où il provoqua une grande sensation dans la presse et même dans les milieux scientifiques[597].
Un nouveau cas de vampirisme, plus sensationnel encore, fut signalé en Serbie en 1732. On manda au colonel Botta d'Adorno à Belgrade qu'une épidémie terrible régnait à Medvédia, près de Krouchévatz. Le colonel envoya tout de suite sur les lieux un «contagions-medicus», M. Glaser; il en reçut, quelques jours après, un rapport très confus; le médecin demandait la permission de faire une «visitation chirurgique» dans le cimetière du village, ce qui eut lieu le 7 janvier 1732[698]. Voici l'histoire entière[599]:
En 1727, un heyduque, Arnaout Pavlé de Medvédia, fut écrasé par la chute d'un chariot de foin. Trente jours après sa mort, quatre personnes moururent subitement et de la manière dont meurent, suivant la tradition du pays, ceux que poursuivent les vampires. On se souvint alors que cet Arnaout Pavlé avait souvent raconté qu'aux environs de Kossovo Polié (Vieille-Serbie) il avait été tourmenté par un vampire turc, mais qu'il avait trouvé moyen de se guérir en mangeant de la terre qui recouvrait le vampire et en se frottant de son sang; précaution qui ne l'empêcha pas cependant de devenir vampire à son tour après sa mort. Donc, on l'exhuma quarante jours après son enterrement. Son corps était vermeil, ses cheveux, ses ongles, sa barbe avaient poussé et ses veines étaient toutes remplies d'un sang fluide et coulant de toutes les parties de son corps sur le linceul dont il était enveloppé. Le hadnagi ou le bailli du lieu lui enfonça un pieu aigu dans le coeur; on lui coupa la tête et lon brûla le tout. Après cela, on fit subir la même opération aux cadavres des quatre autres personnes mortes de vampirisme, de crainte quelles nen fissent mourir dautres à leur tour.
Au bout de cinq ans, cest-à-dire en 1732, éclata à Medvédia la terrible épidémie qui fit venir la commission impériale de Belgrade. De nouveaux cas de vampirisme furent constatés, mais on nen savait pas la cause.
On découvrit enfin, après avoir bien cherché, que le défunt Arnaout Pavlé avait tué non seulement les quatre personnes dont nous avons parlée mais aussi plusieurs bêtes dont les nouveaux vampires sétaient repus. On résolut alors de déterrer tous ceux qui étaient morts depuis un certain temps, et parmi une quarantaine de cadavres, on en trouva dix-sept avec tous les signes les plus évidents de vampirisme: aussi leur transperça-t-on le coeur; on leur coupa la tête et on les brûla, puis on jeta leurs cendres dans la rivière Morava.
Un procès-verbal fut dressé par la commission impériale, signé par les officiers autrichiens et les chirurgiens-majors des régiments. Il fut expédié au conseil de guerre à Vienne, qui établit une commission spéciale pour examiner la vérité de tous ces faits.
LEmpereur Charles VI sintéressa vivement à cette histoire, qui eut tôt fait de se répandre à travers lEurope entière. Lannée suivante (1733), rapporte un écrivain du temps, «à la foire de Leipzig, on ne voyait aux magasins de livres que des brochures sur les buveurs de sang[600]». Une ville allemande déclara la guerre aux vampires et demanda secours aux Universités et aux sociétés savantes[601]. La chose suscita de lintérêt même en France, et Louis XV s'adressa à son ambassadeur à Vienne, le duc de Richelieu, pour avoir des détails[602].
En Allemagne, on publia une foule de dissertations écrites d'après les points de vue les plus différents; théologiens, philosophes, chirurgiens, historiens crurent devoir dire leur mot là-dessus: les uns, ne croyant pas, mais essayant d'expliquer la superstition par les raisons les plus étranges, les autres, prenant la chose au sérieux et se demandant si c'était le corpus, l'anima ou le spiritus qui faisait agir les vampires[603].
En France, Boyer d'Argens, d'abord, «ce d'Argens, comme l'a dit Voltaire[604], que les jésuites, auteurs du Journal de Trévoux, ont accusé de ne rien croire», raconta le plus sérieusement du monde des histoires de vampires dans ses Lettres juives qui sont, on le sait, une des nombreuses imitations des Lettres persanes. Nous ne savons si nous nous abusons, mais il nous paraît que ce fut lui qui introduisit le mot serbe dans la langue française (1737)[605].
Après lui, un érudit célèbre, le R.P. dom Augustin Calmet, l'historien de la Lorraine et le commentateur de la Bible, publia en 1746 ses Dissertations sur les apparitions des anges, des démons et des esprits, et sur les revenants et les vampires[606], livre absurde «dont on n'aurait pas cru son auteur capable[607]». Voici les conclusions auxquelles il arrive:
I. Que les Anges et les Démons ont souvent apparu aux hommes; que les âmes, séparées du corps, sont souvent revenues, et que les uns et les autres peuvent encore faire la même chose.
II. Que la manière de ces apparitions, et de ces retors, est une chose inconnue, et que Dieu abandonne à la dispute et aux recherches des hommes.
III. Qu'il y a quelque apparence que ces sortes d'apparitions ne sont point absolument miraculeuses de la part des bons et des mauvais Anges, mais que Dieu les permet quelquefois pour des raisons dont il s'est réservé la connaissance.
IV. Que l'on ne peut donner sur cela aucune règle certaine; ni former aucun raisonnement démonstratif, faute de connaître parfaitement la nature et l'étendue du pouvoir des États spirituels dont il s'agit.
V. Qu'il faut raisonner des apparitions en songe autrement que de celles qui se font dans la veille; autrement des apparitions en corps solide, parlant, marchant, buvant et mangeant, et autrement des apparitions en ombre, ou en corps nébuleux et aérien; enfin que les corps qui reviennent en Grèce, en Hongrie, en Moravie, en Silésie, demandent encore une manière de raisonner différente.
VI. Ainsi il serait téméraire de poser des principes, et de former des raisonnements uniformes sur toutes ces choses en commun. Chaque espèce d'apparitions demande son application particulière[608].
Ces Dissertations eurent un succès prodigieux qui dura longtemps. Les éditions, les traductions étrangères se succédèrent pendant une vingtaine d'années. Le nom de vampire devint si célèbre qu'en 1762 Buffon donna le nom de vespertilio vampyrus à une chauve-souris de l'Amérique du Sud[609].
On peut s'imaginer ce que les esprits forts du XVIIIe siècle eurent à dire d'une telle superstition. C'est Voltaire en personne qui se chargea de répondre.
Quoi! disait-il dans l'article consacré aux vampires dans son Dictionnaire philosophique, c'est dans notre XVIIIe siècle qu'il y a eu des vampires! c'est après le règne des Locke, des Shaftesbury, des Trenchard, des Collins; c'est sous le règne des d'Alembert, des Diderot, des Saint-Lambert, des Duclos, qu'on a cru aux vampires, et que le révérend P. dom Augustin Calmet, prêtre bénédictin de la congrégation de Saint-Vannes et de Saint-Hidulphe, abbé de Sénones, abbaye de cent mille livres de rentes, voisine de deux autres abbayes du même revenu, a imprimé et réimprimé l'histoire des vampires avec l'approbation de la Sorbonne, signé Marcilli!
Puis, après avoir parcouru le sujet d'une plume légère, il expose brièvement quels en sont les points les plus discutés, en même temps qu'il apporte de plaisantes solutions:
La difficulté était de savoir si c'était l'âme ou le corps du mort qui mangeait: il fut décidé que c'était l'un et l'autre; les mets délicats et peu substantiels, comme les meringues, la crème fouettée et les fruits fondants, étaient pour l'âme; les rosbifs étaient pour le corps.
Jean-Jacques Rousseau, dans sa Lettre à l'Archevêque de Paris, ne s'indigne et ne s'étonne pas moins d'une pareille superstition:
S'il y a dans le monde une histoire attestée, c'est celle des vampires; rien n'y manque: procès-verbaux, certificats de notables, de chirurgiens, de curés, de magistrats; la preuve juridique est des plus complètes; avec cela, qui est-ce qui croit aux vampires?
Donc, au XVIIIe siècle on ne pouvait songer à exploiter le vampirisme dans la littérature, du moins en le prenant au sérieux. Le revenant sanguinaire avait été tué sous le ridicule avant d'être sorti de sa tombe. Aussi faudra-t-il le romantisme frénétique du XIXe siècle pour le déterrer et lui donner la vie.
Ce fut un illustre écrivain qui ouvrit la brèche. En 1797, Goethe composa sa Fiancée de Corinthe, «une histoire vampirique», comme il l'appela lui-même (eine vampirische Geschichte[610]), cet impressionnant poème «où chaque mot produit une terreur croissante» et «indique, sans l'expliquer, l'horrible merveilleux de la situation[611]». Une véritable orgie vampirique y est décrite dans la scène principale, «la plus extraordinaire que l'imagination en délire ait jamais pu se figurer», où, à l'heure de minuit, la jeune fille promise au jeune païen d'Athènes, puis faite chrétienne et religieuse, apparaît à son fiancé et «partage avec lui les dons de Cérès et de Bacchus», dans ce «mélange d'amour et d'effroi où il y a comme une volupté funèbre dans le tableau» et où «l'amour fait alliance avec la tombe, la beauté même ne semble qu'une apparition effrayante»:
«Je suis poussée hors de la tombe—pour chercher encore le bien qui me fut ravi,—pour aimer encore l'homme déjà perdu,—et sucer le sang de son coeur.—Quand c'est fait de lui,—je dois passer à d'autres,—et les jeunes gens succombent à ma fureur.»
On a voulu voir dans ce poème une reconstitution poétique du monde païen; mais d'après M. Stefan Hock qui s'en est tout particulièrement occupé, le fond de la Fiancée de Corinthe n'est pas du tout antique, mais au contraire moderne, et, chose des plus curieuses, absolument étranger aux personnages et au décor[612]. La Grèce moderne n'ignorait pas les vampires, mais ce n'est pas de ces études sur la Grèce moderne que Goethe tenait l'idée de cette jeune fille qui sort de sa tombe pour sucer le sang du coeur de son bien-aimé. Le poète allemand fut initié au vampirisme par le livre de dom Calmet et par quelques pages sur la même superstition dans le Voyage en Dalmatie de Fortis, d'où il avait déjà traduit, vingt ans auparavant, la Triste Ballade. «Dans la Fiancée de Corinthe, dit M. Hock, Goethe a changé les costumes serbo-hongrois (sic) pour les costumes grecs, parce que, après son voyage en Italie, ces derniers lui semblaient plus universellement humains»[613].
La Fiancée de Corinthe n'eut pas un gros succès en France. Mme de Staël, si avancée qu'elle fût, n'aimait pas beaucoup cette ballade. «Je ne voudrais assurément défendre en aucune manière, disait-elle dans son livre De l'Allemagne, ni le but de cette fiction, ni la fiction elle-même; mais il me semble difficile de n'être pas frappé de l'imagination qu'elle suppose… Sans doute un goût pur et sévère doit blâmer beaucoup de choses dans cette pièce[614].» Le baron d'Eckstein, directeur du Catholique, qui aimait peut-être le plus intelligemment en France, après Fauriel, la ballade étrangère, accusait la Fiancée de Corinthe, pour des raisons faciles à comprendre, d'être d'une profonde immoralité[615]; et le Mercure de France au XIXe siècle, qui ne manquait pourtant pas de sympathie pour les hardiesses de la nouvelle école, déclara, dans une critique amère de la traduction d'Emile Deschamps[616], que «ce poème n'a rien de touchant pour nous[617]». Mme Panckoucke, qui traduisit aussi la Fiancée de Corinthe dans ses Poésies de Goethe (Paris, 1825), jugea les allusions au vampirisme de mauvais goût et les supprima purement et simplement. Le Moniteur (22 octobre 1825) loua surtout «l'art avec lequel Mme Panckoucke a adouci quelques teintes un peu crues de l'original de cette poésie». La Fiancée de Corinthe inspira à Théophile Gautier sa pièce de vers intitulée: les Taches jaunes et sa nouvelle vampirique la Morte amoureuse.
Ajoutons que Goethe, tout en condamnant plus tard les excès du «genre frénétique», conserva jusqu'à sa mort un intérêt bienveillant pour les vampires dont il fait deux fois mention dans la seconde partie de son Faust[618].
Un autre grand poète a associé son nom au même sujet. Après Goethe, Byron, dans son poème du Giaour, fait allusion à cette superstition (1813):
Vampire affreux, et contraint de poursuivre,
Dans ta fureur, tous ceux qui te sont chers;
Tu suceras le sang de ta famille;
Bientôt ta soeur, ton épouse, ta fille,
Expireront sous ta cruelle dent;
Tu maudiras le banquet dégoûtant
Qui doit nourrir ton cadavre vivant[619].
Trois ans plus tard, une petite société romantique anglaise se forma à Genève. Byron, Mrs. Shelley, le docteur William Polidori et M.G. Lewis en faisaient partie. On s'amusa pendant un certain temps à lire les histoires de revenants allemands. À cette occasion, Mrs. Shelley écrivit son roman de Frankenstein; Byron se rappela une nouvelle effrayante qu'il s'était proposé d'écrire depuis longtemps, le Vampire et il la raconta à ses amis. Le docteur Polidori jeta l'histoire sur le papier et la publia, au mois d'avril 1819, sous le nom de Byron, dans le New Monthly Magazine[620].
Cette nouvelle, toute remplie de scènes macabres, et d'une morale plutôt douteuse, avait pour héros un jeune débauché, lord Ruthwen, qui, tué en Grèce, devint vampire, séduisit la soeur de son ami Aubrey et l'étouffa la nuit qui suivit sa noce. Elle eut un éclatant succès: chose incroyable, le vieux Goethe la proclama la meilleure oeuvre de Byron[621]. En France, elle fut traduite immédiatement par un certain H. Faber. Son succès fut si grand que le traducteur de Byron, Amédée Pichot, se trouva obligé de l'insérer dans son édition des OEuvres complètes du poète anglais. «Cette production apocryphe, disait-il dans l'Essai sur le génie et le caractère de lord Byron, a autant contribué à faire connaître le nom de lord Byron en France que ses poèmes les plus estimés[622].» Protégé par le nom de l'auteur du Corsaire et de Lara, le Vampire fit fortune dans les salons. Il inspira un roman de vogue, Lord Ruthwen ou les vampires, par Cyprien Bérard, roman que l'éditeur Ladvocat lança sous le nom de Charles Nodier. Les théâtres s'emparèrent du sujet. Au Théâtre de la Porte-Saint-Martin on donna, le 13 juin 1820, la première du Vampire, mélodrame de Nodier, Carmouche et A. Jouffroy, musique d'Alexandre Piccini. Alexandre Dumas a laissé une relation intéressante de cette mémorable première et de la fièvre vampirique qui régnait alors[623]. Et l'auteur de Smarra écrivait:«Le Vampire épouvantera de son horrible amour les songes de toutes les femmes: et bientôt, sans doute, ce monstre encore exhumé prêtera son masque immobile, sa voix sépulcrale, son oeil d'un gris mort… tout cet attirail de mélodrame à la Melpomène des boulevards; et quel succès alors ne lui est pas réservé[624]!»
Cette pièce était «dégoûtante» selon le Conservateur littéraire des frères Hugo[625]; elle offrait, disaient les Lettres Normandes, «des tableaux qu'une honnête femme ne peut voir sans rougir[626]». Mais elle faisait fureur et tout Paris y allait. «Il n'était pas de petit théâtre qui ne voulût avoir son Vampire, dit M. Estève dans son étude Byron et le romantisme français; une lignée de ces monstres sortait de la nouvelle de Polidori et de son adaptation française: au Vaudeville, le Vampire de Scribe et Mélesville; aux Variétés, les Trois Vampires de Brazier, Gabriel et Armand; sans compter les charges et les parodies: le Vampire, mélodrame en trois actes, paroles de M. Pierre de la Fosse, de la rue des Morts, et un Cadet Buteux au Vampire de Désaugiers[627].» Malgré les plaisanteries dont il fut souvent la victime, le vampirisme resta longtemps à la mode: trois ans après la première représentation, la pièce de Nodier attirait encore la foule à la Porte-Saint-Martin, comme l'attirera à l'Ambigu, vingt-huit ans plus tard, un drame d'Alexandre Dumas père, où l'on ressuscitait de nouveau le sinistre lord Ruthwen[628].
Du reste, cela tenait à l'époque. La révolution romantique fut précédée—et non pas par hasard—d'une vogue assez prolongée de la magie, du surnaturel monstrueux, effrayant. Mme de Staël ne songeait pas qu'un tel goût soit possible quand elle affirmait qu'en France «rien de bizarre n'est naturel». On savourait la Lénore de Bürger et on dévorait les romans de Lewis, Mrs. Radcliffe et Maturin[629]. Collin de Plancy rédigea, en 1818, une vraie encyclopédie de ce genre, le Dictionnaire infernal, qui contenait déjà des articles spéciaux sur le vampirisme. Cet ouvrage est un des cinq ou six livres qui ont servi à Hugo pour sa Notre-Dame de Paris[630]. En 1819, Gabrielle de Pahan fit paraître une Histoire des fantômes et des démons qui se sont montrés parmi les hommes; en 1820, on publia sans nom d'auteur une Histoire des Vampires et des spectres malfaisants et les Notes sur le Vampirisme, dont fut augmentée la seconde édition de Lord Ruthwen; en 1822, Infernaliana, édité par Charles Nodier, livre plein d'histoires de vampires. C'est alors que florissait «l'école du cauchemar», inaugurée en France par Nodier que suivirent les jeunes auteurs, comme Balzac et Hugo, dans leurs premiers romans[631].
C'était le temps où les amoureux se promenaient sous le balcon de leurs belles, non une guitare, mais une tête de mort à la main. Relativement à ce trait de moeurs romantiques, M. Anatole France note cette curieuse anecdote: «Sainte-Beuve, environ vers ce temps, reçut la visite d'une jeune et illustre dame [G. Sand?]; elle lui remit une tête de mort préparée pour l'étude. Le crâne scié formait couvercle et s'ouvrait sur charnière. Elle avait mis dedans une mèche de ses cheveux: «Vous remettrez cela à A… [Alfred?], dit-elle[632].» Également intéressante est la description qu'a donnée Théophile Gautier de dîners romantiques de ce genre. «On se réunissait à la barrière de l'Étoile, chez Graziano, au cabaret du Moulin-Rouge, pour manger du macaroni au sughilo et boire du vin dans une tête de mort. Le doux Gérard de Nerval se chargea de fournir cet accessoire. Il apporta un crâne de tambour-major dérobé à la collection paternelle. Une poignée de commode en cuivre vissée à la boîte osseuse en faisait une coupe très présentable[633].» Et dans le Pandæmonium de Philothée O'Neddy (Théophile Dondey), Pétrus Borel exalte les anciens jours où il faisait bon vivre,
Lorsqu'on avait des flots de lave dans le sang,
Du vampirisme à l'oeil, des volontés au flanc[634]!
Dans le grand manifeste romantique qu'est la préface de Cromwell, la chose fut sanctionnée comme faisant partie du fameux grotesque:
Les naïades charnues, les robustes tritons, les zéphyres libertins ont-ils la fluidité diaphane de nos ondins et de nos sylphides? N'est-ce pas parce que l'imagination moderne sait faire rôder hideusement dans nos cimetières les vampires, les ogres, les aulnes, les psylles, les goules, les brucolaques, les aspioles, qu'elle peut donner à ses fées cette forme incorporelle, cette pureté d'essence dont approchent si peu les nymphes païennes[635]?
Ceci est d'autant plus significatif que Victor Hugo, six ans avant cette préface, traitait le Vampire de Nodier de pièce «dégoûtante».
Goethe, qui s'intéressait vivement à la littérature française de cette époque, jugea sévèrement cette «direction ultra-romantique» qui se manifestait chez «quelques talents remarquables», direction dont il est lui-même jusqu'à un certain point responsable, car plusieurs de ses ballades de ce genre furent célébrées en France en ce temps-là. Voici ce qu'il disait à son «fidèle Eckermann»:
Dans aucune révolution il n'est possible d'éviter les excès. Dans les révolutions politiques, ordinairement, on ne veut d'abord que détruire quelques abus, mais avant que l'on ne s'en soit aperçu, on est déjà plongé dans les massacres et dans les horreurs. Les Français, dans leur révolution littéraire actuelle, ne demandaient rien autre chose qu'une forme plus libre, mais ils ne se sont pas arrêtés là, ils rejettent maintenant le fond avec la forme. On commence à déclarer ennuyeuse l'exposition des pensées et des actions nobles; on s'essaie à traiter toutes les folies. À la place des belles figures de la mythologie grecque, on voit des diables, des sorcières, des vampires, et les nobles héros du temps passé doivent céder la place à des escrocs et à des galériens. «Ce sont des choses piquantes! Cela fait de l'effet!» Mais quand le public a une fois goûté à ces mets fortement épicés et en a pris l'habitude, il veut toujours des ragoûts de plus en plus forts.—Un jeune talent qui veut exercer de l'influence et être connu, et qui n'est pas assez puissant pour se faire sa voie propre, doit s'accommoder au goût du jour et même il doit chercher à dépasser ses prédécesseurs en cruautés et en horreurs. Dans cette chasse des moyens extérieurs, toute étude profonde, tout développement intime régulier du talent et de l'homme est oublié. C'est là le plus grand malheur qui puisse arriver au talent, mais cependant la littérature dans son ensemble gagnera à ce mouvement[636].
§ 2
LE VAMPIRISME DANS «LA GUZLA»
Avec la Guzla, qui contient un assez grand nombre d'histoires terrifiantes, Mérimée, lui aussi et à sa manière, avait pris cette «direction ultra-romantique» dont parle Goethe. En 1819 et 1820, il s'était mis à étudier la magie[637]; il lisait alors le Monde enchanté du «fameux docteur Balthazar Bekker», le Traité sur les apparitions du père Calmet, la Magie naturelle de Jean-Baptiste Porta[638], ouvrages dont il se servira en composant la Guzla et dont il se souviendra au chapitre XII de la Chronique de Charles IX. Il faisait, en effet, de l'«ultra-romantisme» avec ses ballades sur les vampires et les jeteurs de sort, qui tiennent une place considérable dans son recueil de poésies illyriques.
Mais il serait injuste de prétendre que Mérimée a introduit dans la Guzla ce monde merveilleux uniquement pour faire de l'«ultra-romantisme». Le surnaturel se retrouve fréquemment dans la véritable poésie populaire et Mérimée dut s'en souvenir lorsqu'il se mit à confectionner ses contrefaçons du folklore.
De plus, il crut donner ainsi plus de «couleur» à ses ballades illyriques. En effet, le vampirisme est une superstition particulièrement remarquée chez les peuples de l'Adriatique et des Balkans. Chez son guide Fortis, il avait trouvé une page qui suffit à le décider:
Les Morlaques croient avec tant d'obstination aux sorciers, aux esprits, aux spectres, aux enchantements, aux sortilèges, comme s'ils étaient convaincus de l'existence de ces êtres par mille expériences réitérées. Ils sont persuadés aussi de la vérité des vampires, à qui ils attribuent, comme en Transylvanie, le désir de sucer le sang des enfants. Lorsqu'un homme soupçonné de pouvoir devenir vampire, ou comme ils disent voukodlak[639], meurt, on lui coupe les jarrets et on lui pique tout le corps avec des épingles; ces deux opérations doivent empêcher le mort de retourner parmi les vivants. Quelquefois, un Morlaque mourant croyant sentir d'avance une grande soif du sang des enfants, prie ou oblige même ses héritiers à traiter son cadavre en vampire avant de l'enterrer. Le plus hardi heyduque se sauve à toutes jambes à la vue de quelque chose qu'il peut envisager comme un spectre ou comme un esprit follet; de telles apparitions se présentent souvent à des imaginations échauffées, crédules et remplies de préjugés. Ils n'ont aucune honte de ces terreurs et les excusent par un proverbe qui rappelle bien un vers de Pindare: «La crainte des esprits fait fuir même les enfants des dieux.» Les femmes morlaques sont, comme il est très naturel, cent fois plus craintives et plus visionnaires que les hommes[640].
L'auteur du Voyage en Bosnie avait, lui aussi, parlé des vampires: nouvelle preuve pour Mérimée que la «couleur» serait insuffisante s'il ne leur accordait une place importante dans la Guzla[641].
Ainsi, persuadé que l'âme serbo-croate était constamment tourmentée par les monstrueuses histoires des buveurs de sang, il n'hésita pas à composer cinq ballades exclusivement consacrées aux vampires. Une sorte de dissertation folklorique servait d'introduction à cette partie de son ouvrage.
La note Sur le Vampirisme[642] n'est, en somme, qu'une transcription fidèle de quelques pages de dom Calmet, suivie d'une paraphrase sur le même thème. S'il y a là vraiment ce ton «candide et pédant» dont parle M. Filon[643], le mérite en revient surtout au savant bénédictin qui a fourni la matière,—Mérimée le reconnaît,—de huit pages sur vingt-deux.
Dans cette paraphrase, l'auteur de la Guzla raconte le plus sérieusement du monde un «fait du même genre dont il a été témoin». Ce récit est, lui aussi, arrangé à l'aide de nombreuses histoires rapportées dans le Traité sur les apparitions, mais on y reconnaît facilement les passages où dom Calmet cède la plume à notre spirituel auteur.
Selon son habitude, Mérimée y raconte une visite qu'il aurait faite à un Morlaque «riche, très jovial, assez ivrogne», Vuck Poglonovich. «Je voulais rester quelques jours dans sa maison, dit-il, afin de dessiner des restes d'antiquités du voisinage; mais il me fut impossible de louer une chambre pour de l'argent; il me fallut la tenir de son hospitalité.» Ce Vuck Poglonovich avait une fille de seize ans, charmante enfant, nous assure Mérimée.
Un soir les femmes nous avaient quittés depuis une heure environ, et, pour éviter de boire, je chantais à mon hôte quelques chansons de son pays, quand nous fûmes interrompus par des cris affreux qui partaient de la chambre à coucher. Il n'y a en qu'une ordinaire dans une maison, et elle sert à tout le monde. Nous y courûmes armés, et nous y vîmes un spectacle affreux. La mère, pâle et échevelée, soutenait sa fille évanouie, encore plus pâle qu'elle-même, et étendue sur de la paille qui lui servait de lit. Elle criait: «Un vampire! un vampire! ma pauvre fille est morte!» Nos soins réunis firent revenir à elle la pauvre Khava[644]: elle avait vu, disait-elle, sa fenêtre s'ouvrir et un homme pâle et enveloppé dans un linceul s'était jeté sur elle et l'avait mordue en tâchant de l'étrangler. Aux cris qu'elle avait poussés, le spectre s'était enfui, et elle s'était évanouie. Cependant elle avait cru reconnaître dans le vampire un homme du pays, mort depuis plus de quinze jours et nommé Wiecznany. Elle avait sur le cou une petite marque rouge; mais je ne sais si ce n'était pas un signe naturel, ou si quelque insecte ne l'avait pas mordue pendant son cauchemar. Quand je hasardais cette conjecture, le père me repoussa durement; la fille pleurait et se tordait les bras, répétant sans cesse: «Hélas! mourir si jeune avant d'être mariée!» et la mère me disait des injures, m'appelant mécréant et certifiant qu'elle avait vu le vampire de ses deux yeux et qu'elle avait bien reconnu Wiecznany. Je pris le parti de me taire[645].
Ainsi, et dès les premières lignes de son récit, Mérimée prend nettement position: il ne croit pas aux vampires, mais il cherche à donner de cette superstition une explication rationnelle. Hallucination ou folie, maladie de l'imagination, tel est son pronostic. «Elle avait vu, disait-elle… elle avait cru reconnaître un homme du pays… elle avait sur le cou une petite marque rouge; mais je ne sais si ce n'était pas un signe naturel, ou si quelque insecte ne l'avait pas mordue…» Il y a là un cas pathologique qui intéresse au plus haut point Mérimée, curieux observateur de pareils phénomènes. Dès lors c'est en docteur, en psychologue, qu'il va étudier les effets de cette maladie singulière: mais aussi en artiste, car il saura nous rendre palpables tous les progrès de cette étrange affection. Et d'abord, il lui faut établir que certains peuples croient sincèrement à l'existence des vampires; un tableau d'un réalisme saisissant, habilement amené par quelques phrases de transition, convaincra l'incrédule qu'il existe bien réellement des vampires, sinon en vérité, du moins dans l'imagination de certaines gens.
«La mère avait vu le vampire de ses yeux et l'avait bien reconnu.» Suit une scène de sauvagerie, la plus horrible qu'on puisse imaginer, et qui étonne chez des peuples qui ont cependant le respect de la mort; mais la superstition ne connaît point de mesures. Ce crâne fracassé à coups de fusil, ce cadavre déchiqueté par la morsure des hanzars, ce liquide rougeâtre qu'on recueille sur des linges blancs pour servir de compresses aux épaules de la pauvre Khava: Mérimée accumule tant de détails repoussants et dégoûtants qu'on est bien forcé de convenir que ce n'est pas chose ordinaire qu'une maladie où il faut employer des remèdes de cette nature. Il y aune telle précision dans le récit, l'auteur donne tant d'indications circonstanciées sur tout ce qui s'est passé, à ce qu'il dit, sous ses yeux, qu'on a peine à ne pas l'en croire sur parole et qu'il réussit bien mieux que ne l'avaient su faire dom Calmet, Chaumette-Desfossés et Fortis, à nous initier à ce qu'est véritablement le vampirisme: abominable et effrayante superstition dont il va nous dire tous les effets funestes. Comme un médecin qui, au chevet d'un malade, note au jour le jour tous les progrès de la maladie, Mérimée indique avec une exactitude qui paraît scrupuleuse tout ce qui peut nous faire connaître le mal dont meurt la malheureuse Khava. «Les craquements du plancher, le sifflement de la bise, le moindre bruit la faisaient tressaillir… Son imagination avait été frappée par un rêve et toutes les commères du pays avaient achevé de la rendre folle en lui racontant des histoires effrayantes.» Rien à faire contre le mal qui la dévore; la bonne volonté, le dévouement sont impuissants, impossible de prendre sur elle la moindre autorité; absorbée dans la méditation de sa misère, elle a cette perspicacité des malades qui, mortellement atteints, savent discerner toute la fausseté des espérances qu'on essaie de leur donner. Observateur attentif, Mérimée n'en est pas pour autant impassible; il se meut peu, il est vrai, dans ce récit de la mort d'une jeune fille, tout juste autant qu'il faut pour pouvoir nous découvrir, phase par phase, la maladie, et pour «donner enfin, de bon coeur, au diable les vampires, les revenants et ceux qui en racontent les histoires[646]».
Mais si sa sensibilité est contenue, elle n'en est pas moins évidente: il a su donner la vie à la touchante et infortunée Khava et pour cela il fallait bien qu'il fût ému lui-même. Il l'a fait gracieuse et dévouée, superstitieuse il est vrai, mais quelle jeune fille ne l'est un peu? Pleine d'attentions délicates: elle sait éloigner sa mère à ses derniers moments, elle laisse à son garde fidèle une amulette pour souvenir; victime d'un sort funeste, résignée, affectueuse et tendre elle fait songer à plus d'une jeune fille du répertoire romantique.
Ce qui ressort de cette notice Sur le Vampirisme, c'est que Mérimée s'est intéressé à la superstition morlaque d'abord parce que c'était pour lui matière à peintures saisissantes et horribles qu'il se plaira de nous tracer dans toute leur hideur, ensuite parce qu'il y avait là un phénomène moral, quelque chose de bizarre dont les raisons étaient obscures à démêler et dont il fallait rendre compte. Aussi bien nous retrouverons dans les cinq ballades qu'il a consacrées aux vampires cette double tendance: nous y découvrirons le peintre de tableaux réalistes affreux et le froid psychologue qui examine, juge et critique une superstition.
LA BELLE SOPHIE[647].—Est-ce une habileté? la première des ballades vampiriques de Mérimée peut se comprendre dans une certaine mesure. Ce n'est pas, là, du merveilleux à haute dose: une jeune fille méprise un jeune amant qui l'aime, pour se donner à un homme riche et déjà vieux; le jeune homme se suicide et la belle Sophie, avant que d'entrer dans la chambre nuptiale, meurt épuisée dans les bras d'un spectre qui la mord à la gorge. Nous y pouvons voir comme un symbole du remords qui un jour poursuivra la glorieuse épouse du riche hey Moïna. Le vampirisme se glisse dans cette ballade, plutôt qu'il n'y paraît. Ce n'est pas le bey Moïna qui enserre, étouffe et tue la jeune épousée, c'est le spectre vengeur de Nicéphore qui vient demander rançon de son sang qu'il a répandu. Or, les spectres, c'était le «genre frénétique» le plus pur; nous ne remarquerons donc rien de très original dans cette ballade, si ce n'est ces derniers mots: «Il m'a mordue à la veine du cou et il suce mon sang.»
La ballade, d'ailleurs, a d'autres mérites. Scène lyrique dit Mérimée à très juste titre: lyrique par la façon dont elle est composée en strophes d'à peu près égale longueur et finissant sur un refrain qui varie très peu: «Le riche bey de Moïna épouse la belle Sophie», ou «Tu es l'épouse du riche bey de Moïna», etc.; mais pathétique aussi, par le contraste que fait la joie des cérémonies nuptiales avec l'atrocité du dénouement.
La «couleur», comme toujours, Mérimée l'emprunte à Fortis, ainsi que la matière de ses notes. Couleur toute superficielle qui n'a d'autre raison d'être que de situer la scène dans un pays plutôt que dans un autre. Simple prétexte pour citer le Voyage en Dalmatie et faire preuve d'érudition.
VOYAGE EN DALMATIE: LA GUZLA
On conduit à l'église l'épouse voilée, [Les svati] Ce sont les membres au milieu des svati à cheval. Après des deux familles réunis pour le la cérémonie de la bénédiction, on la mariage. Le chef de l'une des ramène à la maison de son père, ou à deux familles est le président celle de son époux, si elle est peu des svati, et se nomme éloignée, parmi les décharges d'armes à stari-svat. Deux jeunes gens, feu et parmi les cris de joie et des appelés diveri, accompagnent témoignages d'une allégresse barbare… la mariée et ne la quittent Le stari-svat est le premier qu'au moment où le kuum la remet personnage de la noce, et cette dignité à son époux. Pendant la marche se donne toujours à l'homme le plus de la mariée, les svati tirent considéré parmi les parents… Les deux continuellement des coups de diveri destinés à servir l'épouse, pistolets, accompagnement obligé doivent être les frères de l'époux. Le de toutes les fêtes, et poussent kuum fait les fonctions de parrain… des hurlements épouvantables. Ajoutez à cela les joueurs de Avant d'entrer dans la maison, guzla et les musiciennes, qui la mariée se met à genoux et baise chantent des épithalames souvent le seuil de la porte; sa belle-mère improvisées, et vous aurez une ou quelque autre femme de la parenté idée de l'horrible charivari lui met alors en main un crible, rempli d'une noce morlaque. de grains et de menus fruits, comme noix et amandes, qu'elle doit répandre La mariée, en arrivant à la derrière elle par poignées. maison de son mari, reçoit des mains de sa belle-mère ou d'une des parentes (du côté du mari), un crible rempli de noix; elle le jette par-dessus sa tête et baise ensuite le seuil de la porte.
Quand les époux sont déshabillés, le Le kuum est le parrain de l'un
kuum se retire et écoute à la porte, des époux. Il les accompagne à
s'il y en a une. Il annonce l'événement l'église et les suit jusque dans
par un coup de pistolet, auquel les leur chambre à coucher où il
svati répondent par une décharge de délie la ceinture du marié, qui,
leurs fusils. ce jour-là, d'après une ancienne
superstition, ne peut rien
couper, lier ni délier. Le kuum
a même le droit de faire
déshabiller en sa présence les
deux époux. Lorsqu'il juge que
le mariage a été consommé, il
tire en l'air un coup de
pistolet, qui est aussitôt
accompagné de cris de joie et de
coups de feu par tous les
svati[648].
JEANNOT[649].—La deuxième ballade, Jeannot, tout entière, a trait au vampirisme; mais c'est pour s'en moquer. Mérimée se décide avec peine à en parler sérieusement. Il ménage son lecteur et veut à l'avance lui bien faire connaître quelle est sa propre pensée au sujet de cette superstition. Jeannot est un petit conte qui veut être drolatique et qui est à peine amusant; Mérimée réussit peu dans ce genre; et puis on peut penser qu'il y a comme un manque de goût à introduire si brusquement un personnage aussi couard dans un recueil où tous les héros ont pour moindre défaut la poltronnerie. De plus, ce pauvre Jeannot a le tort de nous faire par trop songer au fameux «Jeannot lapin» de La Fontaine. L'aventure de l'infortuné poltron, mordu par un chien qu'il croit être un vampire, est à peine plaisante; elle n'a pour nous d'autre intérêt que de nous faire remarquer encore une fois que Mérimée se défend d'avoir jamais cru, le moins du monde, aux histoires de vampires. Ceci bien établi, son imagination pourra se donner libre cours; se complaire à des tableaux effrayants et raconter avec un semblant de sincérité des histoires à faire frémir.
LE VAMPIRE[650].—Le Vampire la troisième ballade du genre, se réduit à un tableau: c'est la description d'un vampire tel que Mérimée l'imagine d'après les renseignements que lui a donnés dom Calmet. Remarquons que ce portrait, type du vampire selon l'auteur de la Guzla, présente tous les traits principaux qu'on rencontre chez les autres vampires du recueil. Comme lui, Nicéphore de la Belle Sophie, le «Grec schismatique» de Constantin Yacoubovich], et très probablement aussi Cara-Ali de la ballade du même nom, sont de jeunes hommes: comme lui, ils sont étrangers et doublement dignes de mépris, comme vampires et comme «chiens d'infidèles»; ils sont généralement séduisants: le «Vénitien» s'est fait aimer de Marie, comme Cara-Ali s'est fait aimer de Juméli. Les yeux bleus, le teint pâle, cet air de jeunesse qui jamais ne les quitte, même quand ils ont les cheveux blancs, sont les signes distinctifs auxquels on peut reconnaître un vampire tandis qu'il est en vie; mort, ses yeux se ternissent, mais n'en gardent pas moins une étrange puissance de fascination; son sang circule toujours chaud à travers les veines; les corbeaux évitent de l'approcher. Malheur à qui passe près de ce cadavre!
Le vampire selon Mérimée,—nous parlons de ses ballades,—c'est un héros, fatal encore après sa mort. Fatal à lui-même et fatal à ceux qui se trouvent sur sa route; son amour est maudit; il entraîne dans sa perte celle à qui il s'attache; c'est un vampire très byronien que le vampire de Mérimée. Nicéphore se tue comme Werther, parce qu'il n'a pu épouser la belle Sophie; le «Vénitien» du Vampire et Cara-Ali sont des damnés qui excitent plus de pitié que de haine; à tout cela on ne reconnaît guère le vampire traditionnel que la superstition déclare tel, parce que durant sa vie il a vécu en original, ou parce que la nature avait placé dans ses yeux et dans ses traits quelque chose d'anormal; ou parce que, enfin, des circonstances bizarres ont accompagné sa mort.
CARA-ALI[651].—Héros fatal, le vampire est dévoué à ceux qu'il aime; car ce n'est pas sa faute s'il provoque leur ruine; le «Vénitien» est mort pour l'amour de Marie: «Une balle lui a percé la gorge, un ataghan s'est enfoncé dans son coeur»; Cara-Ali meurt pour l'amour de Juméli: «Juméli! Juméli! ton amour me coûte cher. Ce chien de mécréant m'a tué, et il va te tuer aussi.» Mais si le vampirisme est au fond de cette ballade, il n'en forme pas le véritable sujet: c'est un poème à tendance moralisatrice auquel nous avons affaire.
Cara-Ali a séduit la belle Juméli parce qu'«il est couvert de riches fourrures», tandis que son mari «Basile est pauvre». Quelle est, en effet, la femme qui résiste à beaucoup d'or?» se demande le sauvage poète illyrien. Pour ses richesses, Juméli a aimé l'infidèle. «Où es-tu, Basile? Cara-Ali, que tu as reçu dans ta maison, enlève ta femme Juméli que tu aimes tant.» Le vampire est non seulement séducteur, mais il se fait un jeu, nouveau Pâris, de violer les lois de l'hospitalité. Le mari tire une terrible vengeance de celui qui l'a trompé; de son «beau fusil orné d'ivoire et de houppes rouges» il tue le pervers mécréant. Et non content d'avoir blâmé dans sa première partie la cupidité de la femme; d'avoir châtié comme il le mérite, le crime honteux d'un étranger peu soucieux de ce qu'il doit à son hôte, Mérimée, pour une fois farouche moraliste, punit d'abominable façon la sotte curiosité de l'homme qui, lui aussi, se laisse prendre à l'appât des richesses et de la domination. Avant de mourir, en effet, Cara-Ali a remis à l'épouse infidèle «un talisman précieux», le Coran qui lui vaudra sa grâce, mais causera la perte de l'infortuné Basile. «Basile a pardonné à son infidèle épouse; il a pris le livre que tout chrétien devrait jeter au feu avec horreur.» Mal lui en prend, car «en ouvrant le livre à la soixante-sixième page» il se livre, «pour avoir renoncé à son Dieu» aux mains du vampire «qui le mord à la veine du cou et ne le quitte qu'après avoir tari ses veines».
Étrange histoire où le merveilleux ne paraît que dans la seconde partie, selon un procédé habituel à Mérimée qu'il nous sera plus commode d'étudier dans la ballade suivante. La morale, sans doute, est au fond de cette pièce; mais est-elle bien sincère? ce sont de vieux thèmes que la cupidité de la femme, la violation des droits de l'hospitalité, l'ambition des hommes. Mérimée, il faut le dire, nous paraît un moraliste quelque peu ironiste; son vampire qui représente ici le doigt de Dieu, nous semble tout juste bon à effrayer les petits enfants; il a voulu faire très gros, pour produire beaucoup d'effet; on ne saurait nier qu'il y a dans son poème beaucoup de choses qui surprennent et frappent l'attention.
CONSTANTIN YACOUBOVICH[652].—La cinquième ballade que Mérimée a consacrée aux histoires de vampires est bien faite, elle aussi, pour nous étonner. Vampire dans la première partie du poème,—car il a mordu le fils de Constantin à la veine du cou,—le «Grec schismatique» se transforme dans la seconde partie en un fascinateur. C'est trop pour un seul homme: on n'est pas à la fois vampire et «mauvais oeil»; l'un ou l'autre devrait suffire.
Extraordinaire, cette ballade, et cependant meilleure au point de vue de la couleur, que ne l'étaient les précédentes.
Comme le «Vénitien» du Vampire, le «Grec schismatique» ne porte point de nom. C'est un inconnu, venu d'on ne sait où; un être fatal, prédestiné, qui n'ose dire ni qui il est, ni où il va, toujours forcé de fuir les lieux où il voudrait s'attacher. Un jour, blessé à mort, il tombe au milieu d'une famille paisible qui prend soin de ses derniers moments, et c'est son dernier crime. Ce cimetière, ces arbres verts qu'il voit là-bas, dorés par le soleil, ce dernier refuge dans lequel il voudrait dormir son dernier sommeil, il ne pourra y reposer car il est poursuivi jusque dans la mort par son mauvais destin. Funeste à tous ceux qui l'entourent, même à ceux qui lui veulent du bien, pourquoi faut-il que Constantin Yacoubovich ne se soit pas demandé «si la terre latine souffrirait dans son sein» ce «Grec schismatique». Et nous découvrons ici, toujours et encore, ce perpétuel souci de Mérimée de faire accepter ses histoires, en leur donnant, en dehors de la notion du vampirisme même, quelque motif plausible qui puisse faire passer le merveilleux. Deux personnages jouent un rôle important dans cette ballade: c'est l'inconnu et le saint ermite qui lui aussi est anonyme; et pourtant Constantin Yacoubovich, qui y tient une place insignifiante, a donné son nom au poème; c'est lui, en effet, qui noue le drame en commettant le sacrilège, c'est lui qui aurait dû chasser comme un chien, loin de sa porte, ce mécréant maudit.
Toute cette ballade nous paraît assez bien venue et bien composée; c'est insensiblement que Mérimée nous fait passer de la réalité dans le domaine du merveilleux; quelque part il a donné sa recette pour y plonger le lecteur sans qu'il s'en aperçoive.
Commencez par des portraits bien arrêtés de personnages bizarres, mais possibles, et donnez à leurs traits la réalité la plus minutieuse. Du bizarre au merveilleux, la transition sera insensible, et le lecteur se trouvera en plein fantastique bien avant qu'il se soit aperçu que le monde réel est loin derrière lui[653].
Cette ballade nous offre une excellente occasion d'étudier la manière dont Mérimée s'y prend pour y réussir en effet.
Un tableau d'abord, en quelques lignes, pour situer la scène: Constantin Yacoubovich est assis devant sa maison; devant lui son fils joue avec un sabre; sa femme Miliada est accroupie à ses pieds. Survient un inconnu; ce sera le personnage important du drame, il faut donc attirer l'attention sur lui: ici et là quelques traits qui nous le feront reconnaître tout à l'heure pour ce qu'il est véritablement: figure jeune, cheveux blancs, yeux mornes, joues creuses. Ce personnage énigmatique nous intrigue plus qu'il ne nous étonne; avant qu'il ne meure, Mérimée place dans sa bouche quelques mots seulement qui nous font deviner tout un passé de douleurs et de nouvelles misères: «Triste, triste fut ma vie; triste sera ma mort…» Enfin deux traits qui attirent et retiennent notre attention: Et sa bouche a souri et ses yeux sortaient de leurs orbites.» Puis, quand l'auteur a déclaré que Constantin «l'a porté au cimetière sans s'inquiéter si la terre latine souffrirait dans son sein le cadavre d'un Grec schismatique», nous sommes bien persuadés que ce mort est un être étrange, nous l'admettons pour tel à l'avance et nous n'avons qu'une curiosité, savoir qui il est. Mérimée est bien trop habile pour nous le dire de suite: il nous montre d'abord le jeune fils de Constantin qui se meurt d'un mal inconnu; ce qui ne fait qu'accroître notre désir de connaître le pourquoi de toutes ces choses; puis un grand mot nous met davantage en éveil: «La Providence a conduit dans la maison de Constantin un saint ermite, son voisin.» Enfin, nous allons savoir, et, à l'avance, nous acceptons toutes les explications merveilleuses qui nous seront données. Ce mort est un vampire, c'est lui qui vient sucer le sang du fils de Constantin; on le déterre:
Or, son corps était frais et vermeil; sa barbe avait crû, et ses ongles étaient longs comme des serres d'oiseau; sa bouche était sanglante, et sa fosse inondée de sang. Alors Constantin a levé un pieu pour l'en percer; mais le mort a poussé un cri et s'est enfui dans les bois.
Nous sommes en plein merveilleux; il n'y a plus de raison pour nous arrêter; et c'est la fuite fantastique du mort à travers les bois; et ces apparitions consécutives et ces conjurations sans cesse renouvelées. Du domaine des choses possibles, où nous étions dans la première partie, nous avons passé, par des transitions habiles et presque sans nous en apercevoir, en pleine fantaisie.
Est-il besoin de dire qu'ici encore, lorsque Mérimée a besoin d'un document précis,—qui, à vrai dire, n'ajoute rien à son poème parce que le plus souvent il n'est pas nécessaire,—c'est à ses sources bien connues qu'il s'adresse.
VOYAGE EN DALMATIE: LA GUZLA
Le plus poli Morlaque en parlant de sa Dans un ménage morlaque le mari femme, dit: Da prostite, moya xena, couche sur un lit, s'il y en a pardonnez-moi, ma femme. Ceux en petit un dans la maison, et la femme nombre, qui possèdent un mauvais sur le plancher. C'est une des châlit, où ils dorment sur la paille, nombreuses preuves du mépris n'y souffrent jamais leur femme, qui avec lequel sont traitées les est obligée de coucher sur le plancher. femmes dans ce pays. Un mari ne J'ai couché souvent dans les cabanes cite jamais le nom de sa femme des Morlaques, et j'ai été témoin de ce devant un étranger sans ajouter: mépris universel qu'ils marquent au Da prostite, moya xena (ma sexe[654]. femme, sauf votre respect)[655].
Mérimée a compris le vampirisme de deux façons très différentes: dans sa notice et dans ses ballades.
Dans la notice, s'inspirant directement de dom Calmet et de Fortis, il a pénétré le véritable esprit du vampirisme; hallucination ou folie, maladie de l'imagination: le vampirisme n'est rien autre chose.
Dans ses ballades, au contraire, Mérimée l'a interprété à la façon de Byron et de Nodier; c'est un vampirisme fantaisiste, un vampirisme romantique. Le vampire est un type particulier du héros fatal; s'il est nuisible, c'est parce qu'il est maudit, ou parce que sont maudits ceux dont il vient réclamer vengeance.
Ce vampirisme littéraire n'a rien de commun avec le vampirisme traditionnel et populaire qui n'est qu'une superstition analogue à la peur du loup-garou.
Mais si Mérimée, dans ses ballades vampiriques, s'est éloigné du véritable esprit populaire, il s'est écarté bien davantage de la poésie populaire serbo-croate qui ne chante jamais les vampires. Histoires de bonnes femmes, ce sont des récits que racontent parfois les vieilles grand'mères aux petits enfants dans les campagnes. Le guzlar rougirait de chercher son inspiration à des sources aussi grossières; et c'est faire les peuples de ce pays par trop naïfs que de croire qu'ils ont sans cesse l'imagination tourmentée de terreurs aussi puériles. Le merveilleux sans doute ne manque pas dans les piesmas, mais ce merveilleux, jamais effrayant, est le plus souvent symbolique. Tous les peuples, en effet, ont divinisé à une certaine époque les forces de la nature: les souffles du vent, le murmure des ruisseaux sont le langage que parlent les esprits de la forêt et des monts. Les nymphes et les sylphides sont connues en tous pays; le peuple serbo-croate lui aussi a sa nymphe qui habite la montagne, la Vila, qui est souvent l'amie des héros; les poètes de ces pays, comme tous les poètes, aiment la fiction; les chevaux ailés, les miracles sont pour eux choses assez familières; mais comme les poètes sincères qui sentent encore vibrer en eux les vraies cordes du lyrisme, ce sont les riantes et gracieuses images qu'ils aiment et non pas des tableaux tout remplis d'horreurs que seule peut apprécier une société quelque peu corrompue et avide de sensations nouvelles.
§ 3
LE MAUVAIS OEIL
La superstition du mauvais oeil est plus ancienne et mieux connue que les croyances relatives aux vampires. Aussi pensons-nous ne pas devoir nous étendre aussi longuement sur ce sujet que nous l'avons fait à l'occasion des précédentes ballades.
Théocrite s'inspire de cette superstition dans ses idylles[656]; Pline l'Ancien en parle dans ses histoires[657]; Ovide enfin dans ses Amours explique ce qu'est le mauvais oeil:
Oculis quoque pupula duplex
Fulminat, et gemino lumen ab orbe venit[658].
Au XVIe siècle, un célèbre physicien italien, Jean-Baptiste Porta, consacre au mauvais oeil tout un chapitre de son gros ouvrage: Magiæ naturalis sive de miraculis rerum naturalium lib. XX, Naples 1589[659]. Ce livre où, à côté d'une quantité de choses ridicules compilées sans critique, il se trouve de nombreuses observations très judicieuses sur les phénomènes naturels, eut une renommée universelle; on en fit des traductions en plusieurs langues et même en arabe; toutefois il n'en existe pas de version française complète. Mérimée a connu Porta et l'a très longuement cité à la fin de sa dissertation sur le mauvais oeil; dans la seconde édition il supprima cet emprunt.
Avec le romantisme, le mauvais oeil et les jeteurs de sorts redevinrent à la mode. En 1820, Nodier en parle en détail dans un appendice de Lord Ruthwen de Cyprien Bérard. En 1835, un certain M. Brisset écrit un Mauvais oeil qui n'est en somme qu'une imitation plus horrible et plus fantastique encore du Smarra de Nodier[660]. Théophile Gautier, en 1857, écrit une Jettatura[661]. Dumas père dans le Corricolo, lui aussi, traite en un chapitre de cette superstition et, comme le folkloriste anglais Elworthy[662], constate que les femmes à Naples sont heureuses si l'on crache à la figure de leurs enfants qu'elles croient ensorcelés; c'est le plus sûr moyen de rompre le charme fatal qu'exercent sur eux les paroles louangeuses.
L'un des maîtres de Mérimée, Fauriel, estimait déjà en 1824 la matière trop connue pour s'en occuper particulièrement:
Mais, pour en venir aux superstitions restées des anciens Grecs à ceux d'aujourd'hui, il en est auxquelles je ne m'arrêterai pas, parce qu'elles se trouvent partout… Telles sont, par exemple… l'opinion que certains individus sont doués de ce qu'on appelle le mauvais oeil, ou la faculté de porter malheur aux autres en les regardant, etc.[663]
La croyance au mauvais oeil est en effet une superstition universelle et fort ancienne; c'est qu'aussi bien cette superstition a pu avoir à l'origine, pour point de départ, l'observation de phénomènes réels; ce mystérieux pouvoir qu'ont certains tempéraments sur d'autres, l'hypnotisme dont on ne connaît pas bien encore aujourd'hui les raisons, était bien fait pour effrayer les imaginations primitives; les anciens voyaient dans ce que nous désignons aujourd'hui d'un simple mot: catalepsie, sans nous en étonner outre mesure, comme un avant-goût de la mort. Quoi qu'il en soit, Mérimée était bien renseigné sur ce sujet, soit par ce qui traînait çà et là, un peu partout dans les livres, soit enfin par les ouvrages que nous l'avons vu consulter si souvent à l'occasion de la Guzla. Fortis parle, en effet, et très amplement, de ces superstitions, encore qu'il insiste davantage sur les moyens de se garantir contre ceux qui ont ce pernicieux pouvoir[664].
SUR LE MAUVAIS OEIL[665].—Comme pour le vampirisme, Mérimée a jugé qu'une introduction était nécessaire à ses ballades sur le mauvais oeil. Il en parle en homme entendu; est-il besoin de dire que nous n'y trouverons rien qui ne se rencontre dans les ouvrages que nous venons de citer? Mais si le fond ne lui appartient pas, la forme est bien à lui; dans cette introduction, comme dans les précédentes, aux choses qui lui viennent des autres, Mérimée a mis sa marque personnelle. Après avoir indiqué en quelques mots les effets funestes du pouvoir qu'exercent sur autrui certains personnages mystérieux, Mérimée cite sa propre expérience: il a vu, de ses yeux vu, par deux fois, des victimes du mauvais oeil. Et au lieu de faire sur le mauvais oeil un long et plat exposé en termes très généraux et abstraits, il nous traduit en termes sensibles, dans un récit presque entièrement composé de vivantes anecdotes, toutes les manifestations de cette superstition. «Une jeune fille est abordée par un homme du pays qui lui demande le chemin; elle le regarde, pousse un cri et tombe par terre sans connaissance.» Puis c'est la visite chez un prêtre; les pratiques superstitieuses auxquelles elle est soumise «et deux jours après… elle était en parfaite santé». Ici nous reconnaissons les précieux renseignements de Fortis[666]. Une autre fois c'est un jeune homme qui tombe fasciné sous le regard d'un heyduque; «sa figure était repoussante et ses yeux étaient très gros et saillants»; il maudissait lui-même ce pouvoir fatal que la nature avait placé en lui. Jamais, bien qu'il l'en priât, il ne voulut consentir à lever son regard sur Mérimée. Mais un cas plus étrange, c'est la double prunelle qui brille dans les yeux de certains hommes. «J'ai entendu aussi parler de gens qui avaient deux prunelles dans un oeil, et c'étaient les plus redoutables, selon l'opinion des bonnes femmes qui me faisaient ce conte.» C'est le mauvais oeil traditionnel, celui de Théocrite, de Pline et d'Ovide, celui aussi de Porta qu'il citera à la fin de sa préface. Il y a plusieurs moyens de se préserver du mauvais oeil: des cornes d'animaux, des morceaux de corail vous en garantissent; on peut également toucher du fer ou jeter du café à la tête de celui qui vous fascine; mais le plus sûr moyen c'est un coup de pistolet tiré en l'air; bien plus sûr encore, si on le dirige contre l'enchanteur prétendu. Les louanges aussi sont funestes à ceux auxquels elles s'adressent, surtout aux enfants; Mérimée s'est vu contraint, sous menace de mort, de cracher au visage d'un bel enfant pour rompre l'enchantement qu'il avait involontairement provoqué; suit un extrait des idées de Jean-Baptiste Porta sur le sujet[667].
Disons-le encore, il n'y a rien de bien original pour le fond dans cette introduction; elle n'a d'autre mérite que d'être agréable à la lecture par la vie et le mouvement que l'auteur de la Guzla a su y mettre.
LE MAUVAIS OEIL[668].—Parmi les ballades que Mérimée a consacrées à ce genre de superstition, l'une a pour titre le Mauvais oeil. Toutes ces croyances s'y résument en quelque sorte; elle est comme une illustration poétique de toutes les idées contenues dans la dissertation. Le personnage funeste est «mauvais oeil» et sait aussi des paroles magiques dont le charme est fatal. Une mère au chevet de son enfant se lamente sur le mal cruel qui le mine: un maudit étranger est venu dans la maison, «il a vanté la beauté de l'enfant, il a passé la main sur ses cheveux blonds… Beaux yeux, disait-il, bleus comme un ciel d'été et ses yeux gris se sont fixés sur les siens… Et les yeux bleus de l'enfant sont devenus ternes par l'effet de ses paroles magiques, et ses cheveux blonds sont devenus blancs comme ceux d'un vieillard». Ah! s'il était ici ce maudit étranger, comme elle l'obligerait à cracher sur le joli front de son enfant! Mais on le sauvera, car son oncle est allé à Starigrad et rapportera de la terre du tombeau du saint; car l'évêque, son cousin, a donné à la bonne mère une relique qu'elle va pendre au cou de son enfant.
D'une inspiration émue, cette originale mélopée d'une mère au chevet de son enfant agonisant est d'un charme à la fois triste et pénétrant; on y sent comme une émotion contenue; la mère enveloppe son enfant d'une tendresse si grande que ce dernier espoir qu'elle se donne, cette foi si sincère qu'elle a en des pratiques superstitieuses, nous paraissent tous naturels.
MAXIME ET ZOÉ[669].—En bien des endroits, nous l'avons vu, Mérimée en composant la Guzla a dû songer à ses auteurs classiques. Pour ce poème il avoua, dans une note supprimée dans les éditions postérieures, s'être inspiré de Virgile. «On voit ici, dit-il, comment la fable d'Orphée et d'Eurydice a été travestie par le poète illyrien qui, j'en suis sûr, n'a jamais lu Virgile.[670]»
C'est plus qu'un travestissement que Maxime et Zoé. C'est un déguisement sous lequel il eût été impossible de reconnaître Virgile si Mérimée n'avait pris la précaution de nous en avertir, ce qui nous fait croire de plus en plus que les quelques rapprochements que nous avons pu faire entre les autres ballades et la littérature classique, s'ils ne sont évidents, sont du moins très probables. Il n'y a d'autre ressemblance, en effet, entre le récit de Virgile et la ballade de Mérimée si ce n'est que, chez l'un comme chez l'autre, l'un des amants se retourne pour causer la perte de l'autre.
Échappé de tous les dangers, Orphée revenait des sombres bords, et Eurydice, qui lui était rendue, marchait vers les régions de la lumière, le suivant sans qu'il la vît; Proserpine ne la lui rendait qu'à ce prix. Mais, ô délire soudain d'un amant insensé, et bien digne de pardon, si l'enfer savait pardonner! il s'arrête, et presque aux portes du jour, s'oubliant lui-même, hélas! et vaincu par l'amour, il regarde son Eurydice. En ce moment tous ses efforts s'évanouirent; les traités furent rompus avec l'impitoyable tyran des enfers, et trois fois les gouffres de l'Averne retentirent d'un épouvantable fracas. Mais elle: «Quelle folie m'a perdue, malheureuse que je suis! et te perd en ce jour, ô mon Orphée[671]!»
Orphée, le divin poète, s'est transformé en un troubadour mystérieux: la nuit, on entend sous la fenêtre de la belle Zoé un grand jeune homme soupirer et chanter son amour sur la guzla[672]. Les nuits qu'il préfère sont les nuits obscures. «Quand la lune est dans son plein, il se cache dans l'ombre.» Zoé seule sait son nom, mais ni elle ni personne n'a vu son visage. Car aussi grand chasseur qu'excellent chanteur, tout le jour il «court à la poursuite des bêtes fauves»; toujours «il rapporte des cornes du petit bouc de la montagne et dit à Zoé: Porte ces cornes avec toi et puisse Marie te préserver du mauvais oeil!» Et Zoé est tombée éperdument éprise de l'étranger, car dans la nuit elle a reconnu qu'il était beau; et elle s'en est enfuie avec lui «sur un coursier blanc comme lait, sur la croupe duquel était un coussin de velours pour porter plus doucement la gentille Zoé». N'étaient cette allure mystérieuse du ravisseur et ces allusions fréquentes au mauvais oeil, jusqu'ici l'on dirait d'une gracieuse ballade moyenageuse. Mais Zoé, trop coquette, a négligé d'emporter les amulettes que lui avait données Maxime; elle a voulu partir en plein jour pour emporter ses beaux habits; mais elle est trop amoureuse pour obéir en tout à son amant.
—«Arrête, arrête, ô Maxime! dit-elle, je vois bien que tu ne m'aimes pas; si tu ne te retournes pour me regarder, je vais sauter du cheval, dussé-je me tuer en tombant.»
Alors l'étranger d'une main arrêta son cheval, et de l'autre il
jeta par terre son voile; puis il se retourna pour embrasser la
belle Zoé: sainte Vierge! il avait deux prunelles dans chaque oeil!
Et mortel, et mortel était son regard! avant que ses lèvres eussent
touché celles de la belle Zoé, la jeune fille pencha la tête sur
son épaule, et elle tomba de cheval pâle et sans vie.
Désespéré, Maxime Duban, comme un nouvel OEdipe, s'est arraché les yeux avec son hanzar; et, bientôt, «l'on ouvrit le tombeau de la belle Zoé pour y placer Maxime à côté d'elle[673]».
Pas plus que le vampirisme, un guzlar n'aimerait à chanter le mauvais oeil. Plus ancienne que la précédente, cette dernière superstition est moins grossière et trouve un fondement véritable dans l'observation de certains phénomènes naturels. Les Grecs ont eu terreur du mauvais oeil; ils ont cru au charme funeste des paroles louangeuses; ne pouvant trouver d'explications à certaines maladies qui s'abattaient sur les troupeaux ou sur les hommes, il leur était commode de croire aux jeteurs de sort. Ce sont là des superstitions universelles et qui, même actuellement, ont laissé des traces; mais la poésie populaire n'a jamais, que nous sachions, chanté de tels sujets.
§ 4
«L'AMANT EN BOUTEILLE»
Il y a dans la Guzla trois autres ballades dont le merveilleux est aussi l'un des éléments importants, mais qui ne sauraient former de catégories spéciales; il nous faudra donc les étudier isolément.
Dans la première, l'Amant en bouteille, Mérimée s'est inspiré d'un célèbre théologien hollandais, Balthazar Bekker (1634-1698). C'était un étrange personnage que Balthazar Bekker: ministre protestant, il s'attacha à la philosophie de Descartes et voulut démontrer qu'elle pouvait s'allier à la théologie. Il le fit dans un livre De philosophia cartesiana admonitio sincera (1665), qui lui attira beaucoup d'ennemis. Adversaire déclaré des croyances superstitieuses, il combattit d'abord dans ses Recherches sur les comètes le préjugé qui attribue à ces astres une influence sur la destinée; mais son ouvrage le plus considérable est le Monde enchanté (1691), livre dans lequel il s'éleva avec une hardiesse singulière pour son temps contre l'opinion du peuple sur le pouvoir des démons. Ce livre, qui a été traduit en allemand, en anglais, en italien et en français[674], souleva contre son auteur une tempête de calomnies et d'injures, le réduisit enfin à une vie vagabonde. Bekker mourut sept ans après avoir donné son chef-d'oeuvre.
Ce pauvre homme était très sympathique à Voltaire qui fit de lui un éloge quelque peu ironique, mais sincère. «On ne peut pas parler du diable, dit-il, sans mentionner un de ses plus grands ennemis, Balthazar Bekker. Ce Balthazar, très bon homme, grand ennemi de l'enfer éternel et du diable, et encore plus de la précision, fit beaucoup de bruit en son temps par son gros volume du Monde enchanté. Le diable alors avait encore un crédit prodigieux chez les théologiens de toutes les espèces, malgré Bayle et les bons esprits qui commençaient à éclairer le monde. La sorcellerie, les possessions et tout ce qui est attaché à cette belle théologie étaient en vogue dans toute l'Europe et avaient souvent des suites funestes. Tous les tribunaux retentissaient d'accusations portées contre les sorciers. De telles horreurs déterminèrent le bon Bekker à combattre le diable. On eut beau lui dire, en prose et en vers, qu'il avait tort de l'attaquer, attendu qu'il lui ressemblait furieusement, étant d'une laideur horrible, rien ne l'arrêta; il commença par nier absolument le pouvoir de Satan et s'enhardit encore jusqu'à soutenir qu'il n'existe pas. S'il y avait un diable, disait-il, il se vengerait de la guerre que je lui fais[675].»
Dans une note, Mérimée reconnaît avoir trouvé dans le Monde enchanté du «fameux docteur Balthazar Bekker» une histoire qui avait beaucoup de rapport avec la sienne[676]. C'était un demi-aveu. Il n'y a pas qu'une simple coïncidence entre la ballade de Mérimée et l'anecdote qu'il emprunte à Bekker; on peut dire, au contraire, que, fondue avec une autre page de ce même écrivain, cette anecdote lui a fourni tout le sujet de l'Amant en bouteille.
De quoi s'agit-il, en effet, dans cette ballade? D'une jeune fille qui porte dans une bouteille un amant mystérieux qui satisfait tous ses désirs. Or, que trouvons-nous dans l'anecdote de Bekker rapportée par Mérimée: l'histoire d'une jeune fille, fiancée à un esprit également mystérieux qui, comme celui de la ballade, remplit tous ses voeux. Il est vrai que ce dernier amant n'est pas renfermé dans une bouteille; mais les quelques lignes qui suivent et que nous extrayons du même Monde enchanté, nous persuadent aisément que c'est encore à Balthazar Bekker que Mérimée doit d'avoir eu idée de placer son étrange héros dans cette prison:
La première chose de celles que j'ai remarquées dans mon premier livre, dit l'écrivain hollandais, qui demande que nous y fassions réflexion, est ce que je cite à l'article 18 du chapitre 19, des diables qui s'enferment dans du cristal ou dans des bagues. Et comme à l'endroit que j'ai cité, Gaspar Schot me renvoie à Wierus, j'y trouve cette commodité, que je n'ai qu'à traduire ses propres termes, sans y ajouter la moindre annotation de ma part. Wierus en parlant des diables enchâssés dans le verre ou dans les bagues, au chapitre premier de son sixième livre, articles 3 et 4: «Il ne faut pas, dit-il, oublier ceux qui portent le pauvre diable sur eux, enfermé dans une bague par l'artifice d'un habile orfèvre, avec plusieurs parfums et grimaces circonstanciées; non plus ceux qui le montrent si étroitement enchaîné dans un cristal de roche, qui ne se rompe pas, comme l'on sait, ou dans un verre…» Là-dessus il nous raconte comment la cour de Gueldre reconnut et punit, en 1548, un nommé Joffe Rosa de Courtray, qui fut «obligé, par une sentence légitime, d'ouvrir et de rompre à coup de marteau, sur un billot, en plein marché, en présence de la cour et d'un nombre infini de spectateurs, cette prison de diable, à savoir son anneau, et de donner la liberté au prisonnier qui y était enfermé; à moins que quelqu'un ne s'imagine que le diable pouvait être écrasé de ce marteau, s'il croit qu'il ait pu être retenu dans cet anneau par sa dureté[676]».
Dans sa ballade, Mérimée s'est tout simplement proposé d'exciter la curiosité du lecteur; c'est de la pure fantasmagorie; nous l'acceptons comme telle, car dès les premiers mots nous sommes prévenus.
Jeunes filles qui m'écoutez en tressant des nattes, vous seriez
bien contentes si, comme la belle Khava, vous pouviez cacher vos
amants dans une bouteille.
La ville de Trebigne a vu un grand prodige: une jeune fille, la
plus belle de toutes ses compagnes, a refusé tous les amants,
jeunes et braves, riches et beaux.
Mais elle porte à son cou une chaîne d'argent avec une fiole
suspendue, et elle baise ce verre et lui parle tout le jour,
l'appelant son cher amant.
Ses trois soeurs ont épousé trois beys puissants et hardis.—«Quand
te marieras-tu, Khava? Attendras-tu que tu sois vieille pour
écouter les jeunes gens?»
—«Je ne me marierai point pour n'être que l'épouse d'un bey: j'ai
un ami plus puissant. Si je désire quelque objet précieux, à mon
ordre il l'apporte.
«Si je veux une perle au fond de la mer, il plongera pour me
l'apporter: ni l'eau, ni la terre, ni le feu ne l'arrêtent, quand
une fois je lui ai donné un ordre.
«Moi, je ne crains point qu'il me soit infidèle: une tente de
feutre, un logis de bois ou de pierre est une maison moins close
qu'une bouteille de verre.»
Et, de Trebigne et de tous les environs, les gens sont accourus
pour voir cette merveille: et, si elle demandait une perle, une
perle lui était apportée.
Voulait-elle des sequins pour mettre dans ses cheveux, elle tendait
sa robe et en recevait de pleines poignées. Si elle eût demandé la
couronne ducale, elle l'aurait obtenue.
L'évêque, ayant appris la merveille, en a été irrité. Il a voulu
chasser le démon qui obsédait la belle Khava, et lui a fait
arracher sa bouteille chérie.
—«Vous tous qui êtes chrétiens, joignez vos prières aux miennes
pour chasser ce noir démon!» Alors il a fait le signe de la croix
et a frappé sur la fiole de verre un grand coup de marteau.
La fiole s'est brisée: du sang en a jailli. La belle Khava pousse un cri et meurt. C'était bien dommage qu'une si grande beauté fût ainsi victime d'un démon[677].
Ne plaignons pas la belle Khava plus que ne l'a plaint le poète de la Guzla. C'est ici du merveilleux auquel nous avons affaire et rien autre chose. Disons toutefois qu'un merveilleux aussi merveilleux nous paraît de beaucoup dépasser ce qu'ont pu jamais se permettre les véritables poésies populaires.
§ 5
«LA BELLE HÉLÈNE»
Le sujet de la Belle Hélène[678] présente bien des analogies avec celui de la célèbre légende de Geneviève de Brabant. C'est l'histoire d'une femme accusée d'infidélité par un prétendant rebuté, auprès de son mari qui revient après une longue absence; mais la vérité finit par éclater au grand jour. Citons ici le commencement d'une complainte populaire qui chante l'histoire de Geneviève:
Approchez-vous, honorable assistance,
Pour entendre réciter en ce lieu
L'innocence reconnue et patience
De Geneviève, très aimée de Dieu;
Étant comtesse
De grande noblesse,
Née du Brabant était assurément.
Geneviève fut nommée au baptême.
Ses père et mère l'aimaient tendrement;
La solitude prenait d'elle-même,
Donnant son coeur au Sauveur tout-puissant.
Ses grands mérites
Firent qu'à la suite,
À dix-huit ans fut mariée richement.
En peu de temps s'éleva grande guerre:
Son mari, seigneur du Palatinat,
Fut obligé, pour son honneur et gloire
De quitter la comtesse en cet état:
Étant enceinte
D'un mois sans feinte,
Fit ses adieux ayant les larmes aux yeux.
Il a laissé son aimable comtesse
Entre les mains d'un méchant intendant
Qui l'a voulu séduire par finesse,
Et l'honneur lui ravir subitement;
Mais cette dame
Pleine de charmes
N'y voulut consentir nullement.
Composée d'abord en latin, cette légende doit sa popularité surtout au célèbre ouvrage du jésuite René de Cerisier: l'Innocence reconnue, ou Vie de Sainte Geneviève de Brabant (Paris, 1638)[679]. Elle a inspiré plusieurs écrivains français; Corneille-Blessebois[680], D'Aure[681], La Chaussée, Lévrier de Champriontz[682], Cécile, Anicet Bourgeois, ont fait de cette touchante histoire le sujet de tragédies, de drames, de mélodrames. Duputel et Louis Dubois ont publié chacun un roman sur ce sujet, 1805, in-8º, et 1810, 2 vol. in-12. Berquin en a fait l'objet d'une romance fort connue. En Allemagne, des romanciers, des auteurs dramatiques, Tieck et Hebel entre autres, ont exploité la même matière[683].
À ce récit, devenu quelque peu banal pour avoir été trop raconté, Mérimée a donné une couleur nouvelle; un enchantement produit par un crapaud noir met la belle Hélène dans une situation telle que son mari a bien quelque raison de l'accuser. C'est à Porta encore qu'il doit d'en avoir eu idée; voici, en effet, ce que raconte à ce sujet l'auteur de la Magie naturelle:
Aussi par non moindre efficace le sang des Menstruës putréfié peut engendrer des Crapaux & Raines, car facilement il se corrompt & se convertit, & mesme souventes fois femmes engendrent d'iceluy avec portée humaine des Crapaux, Lesards, & autres bestes semblables. Et nous lisons que les femmes de Salerne au commencement de leur conception, & alors que le fruit doit estre vivifié, sont coustimières de les tuer par Jus d'Ache, ou Persil, ou de Porreaux. Or estant quelquesfois advenu qu'une femme contre espérance semblast estre enceinte, enfin elle enfanta quatre bestes semblables à Raines: Voilà qui fait que souvent par un tel cas elles avortent, & ne doit-on cercher d'autre cause de cette monstrueuse generation, que cette qui a esté cy-dessus déclarée. Aussi par la corruption de la semence humaine s'engendrent és entrailles de petites bestes qui sont comme vermisseaux. Alcipe a enfanté un Éléphant, & sur le commencement de la guerre des Marses une chambriere engendra un serpent[684].
Combinant les renseignements que lui donne le physicien italien, à la vieille légende bien connue, Mérimée a écrit la Belle Hélène.
L'héroïne de ce poème n'a pas grand mérite à se refuser aux avances de Piero Stamati; il est laid et méchant, et il ne sait offrir pour la séduire que de l'or. Grande et forte, Hélène a jeté sur le dos le vieillard camus et rabougri qui est rentré dans sa maison pleurant, les genoux à demi ployés et chancelant. Il a juré de se venger; un juif lui en donne le moyen: et c'est une scène de magie à laquelle nous assistons.
Il lui apporta un crapaud noir trouvé sous la pierre d'une tombe, et il lui a versé de l'eau sur la tête et a nommé cette bête Jean. C'était un bien grand crime de donner à un crapaud noir le nom d'un si grand apôtre!
Alors ils ont lardé le crapaud avec la pointe de leurs ataghans,
jusqu'à ce qu'un venin subtil sortît de toutes les piqûres; et ils
ont recueilli ce venin dans une fiole et l'ont fait boire au
crapaud. Ensuite ils lui ont fait lécher un beau fruit.
Et Stamati a dit à un jeune garçon qui le suivait: «Porte ce fruit à la belle Hélène, et dis-lui que ma femme le lui envoie. Le jeune garçon a porté le beau fruit, comme on le lui avait dit, et la belle Hélène l'a mangé tout entier avec une grande avidité.
Dans une note, Mérimée s'explique: «C'est une croyance populaire de tous les pays que le crapaud est un animal venimeux. On voit dans l'histoire d'Angleterre qu'un roi fut empoisonné par un moine avec de l'ale dans laquelle il avait noyé un crapaud. Ce détail est emprunté à sir Walter Scott[685]; quelques lignes plus loin il s'inspire d'une autre anecdote également connue du monde littéraire et que le Globe rapporta vers la même époque. On voit, en effet, dans le Rozier historial qu'en 1460, on brûla à Reims une sorcière qui, pour servir la vengeance d'un prêtre du diocèse de Soissons, «baptisa un crapaud au nom de Jean, et le fit communier[686]».
Dans la seconde partie, nous sommes en plein merveilleux; c'est d'abord l'étrange maladie de la dolente dame; puis le retour de son mari, qui revient tout juste après avoir passé à l'étranger le temps nécessaire pour être convaincu de l'infidélité de sa noble épouse. D'un seul coup de son sabre il lui tranche la tête; puis il veut arracher de «son sein si blanc» l'enfant innocent, pour reconnaître plus tard, à ses traits, l'infâme séducteur; mais il n'a trouvé qu'un crapaud noir. Et la tête de sa femme bien aimée a parlé, et lui a dit que Piero Stamati lui avait jeté un sort, aidé par un méchant juif; et Théodore Khonopka a coupé la tête de Piero Stamati, il a tué aussi le méchant juif et a fait dire trente messes pour le repos de l'âme de sa femme.
§ 6
«LE SEIGNEUR MERCURE»
Quant à la ballade intitulée le Seigneur Mercure[687] qui, elle aussi, est pleine de merveilleux, son fond, malgré les broderies plus ou moins ingénieuses, n'est pas d'une invention originale.
Le commencement du Seigneur Mercure rappelle la Belle Hélène. Comme le héros de cette ballade, le seigneur Mercure quitte sa maison, y laisse seule sa femme. Il ne s'en va pas à Venise comme Théodore Khonopka, mais «à la guerre» contre «les mécréants». Pendant ce temps, sa femme reçoit les déclarations d'amour, non pas d'un vieillard «camus et rabougri», comme l'est Stamati, mais du jeune Spiridion Pietrovich, cousin de son mari.
Avant de partir, le seigneur Mercure a donné à sa femme un collier magique. Il restera entier tant qu'elle lui restera fidèle. Mais celle-ci le trompe avec le cousin et le collier se brise.
Le mari revient, après de longues aventures, et demande le collier; mais la femme en avait préparé un autre tout semblable et empoisonné.—«Ce n'est pas là mon collier, dit Mercure.»—«Comptez bien tous les grains, dit-elle; vous savez qu'il y en avait soixante-sept.»
Et Mercure comptait les grains avec ses doigts, qu'il mouillait de temps en temps de sa salive, et le poison subtil se glissait à travers sa peau. Quand il fut arrivé au soixante-sixième grain, il poussa un grand soupir et tomba mort[688].
Ce collier magique, le collier dénonciateur, n'est, sous une autre forme, que «le lotus rouge des contes de l'Inde, le lotus qui change de couleur et se flétrit lorsque l'un des deux époux trahit ses serments[689]; c'est le bouquet du conte persan, qui reste frais tant que la femme reste sage; c'est la source qui se trouble, le lait qui rougit, le vin qui écume, la plante qui se dessèche, la bague qui se brise, le couteau qui se rouille, le portrait dont les couleurs pâlissent, la ceinture qui ne se noue plus, etc., etc., de tant de récits et des légendes populaires; c'est le cornet à boire des romans de Tristan et de Perceval, que les dames ne peuvent approcher de leurs lèvres si elles ont été infidèles, sans que le vin ne s'élance hors du vase; le court mantel ou le mantel mautaillé du célèbre fabliau[690] et de Messire Gauvain; la coupe enchantée de l'Arioste et de La Fontaine; le miroir magique de la nouvelle XXI de Bandello, de la Quenouille de Barberine d'Alfred de Musset».
Il est difficile de dire à qui Mérimée a emprunté l'idée de sa ballade. Tant de récits, contes ou légendes ont trait au même sujet que M. Child, à les énumérer seulement, emploie quatorze pages de son recueil in-4º[691].
D'autre part, si les légendes authentiques du moyen âge étaient peu connues du temps de Mérimée, il en était cependant arrivé jusqu'aux hommes de sa génération certains échos affaiblis par l'intermédiaire des conteurs populaires d'une époque postérieure. Ici et là le récit de Mérimée rappelle le conte à la manière du bon La Fontaine.
Alors Euphémie a poussé un grand cri, et elle s'est roulée par terre, déchirant ses habits. «Mais, dit Spiridion, pourquoi tant s'affliger? ne reste-t-il pas au pays des hommes de bien?»… Et la même nuit elle a dormi avec le traître Spiridion.
Euphémie se console plus vite encore que «la jeune veuve» du célèbre fabuliste.—N'est-ce point ici tout à fait l'allure du conte:
«Bien est fou qui s'attaque au diable, dit Mercure. J'ai vaincu un démon, et ce qui m'en revient, c'est un cheval fourbu et une prédiction de mauvais augure.»
Quoi qu'il en soit, nous demeurons persuadés qu'ici encore l'auteur de la Guzla n'a fait que se ressouvenir; il a fondu en un tout diverses vieilles impressions qu'il devait à ses études ou à ses lectures; dans le fonds, dans l'ensemble du récit, dans l'expression, dans les détails on rencontre trop de choses qui font songer à d'autres choses pour qu'on puisse s'imaginer que c'est là un simple effet du hasard.
Au reste, ce qui importe, c'est que le motif lui-même de la ballade est un motif folklorique incontestable; et c'est ce qui arrive quelquefois, nous l'avons vu, dans les ballades où Mérimée a introduit le merveilleux comme nouvel élément. Son merveilleux, très souvent, est plus littéraire que véritablement populaire; si dans certains pays il y avait des gens pour croire sincèrement à l'existence des vampires, la poésie populaire de ce pays ne les a jamais chantés; ces sortes de terreurs superstitieuses ne durent en effet qu'autant que leur objet est encore flottant, vague, indéterminé. Sitôt qu'elles trouvent dans les vers leur expression, on peut être sûr qu'il n'y a plus grand monde pour y croire, ni celui qui les chante, ni ceux qui l'écoutent. Les bouviers de Théocrite avaient peur des jeteurs de sort, mais l'auteur des Idylles assurément ne partageait pas cette crainte. Ovide, lui aussi, en a parlé; mais pourrait-on prétendre un instant que l'auteur des Amours est un poète populaire? Lorsque la poésie s'attache à des objets de ce genre,—ou nous nous abusons fort,—elle est déjà littéraire. C'est presque une nécessité: la poésie naturelle et spontanée, la véritable poésie populaire ne chante pas de pareils sujets; ils sont exclusivement du domaine du conte, de la légende merveilleuse. C'est en écrivain qui fait «un extrait de ses lectures» et en romantique stendhalien que Mérimée découvre l'esprit des nations «primitives» plutôt qu'il n'approche de la véritable ballade traditionnelle.
CHAPITRE VII
«La Ballade de l'épouse d'Asan-Aga.»
§ 1. Analyse du poème.—§ 2. Traductions étrangères: en Allemagne; en Angleterre; en France; autres traductions.—§ 3. La traduction de Mérimée. Conclusion.
La Triste ballade de la noble épouse d'Asan-Aga est la seule pièce authentique qui se trouve dans la première édition de la Guzla. Elle y occupe la dernière place[692], et c'est aussi par elle que nous finirons cette partie de notre étude.
Nous avons dit comment, en 1774, l'Italien Fortis révéla à l'Europe littéraire ce poème «morlaque» destiné à devenir célèbre[693]. Nous n'avons pas cru devoir mentionner ici la longue série—toute une bibliothèque—des travaux spéciaux qui furent consacrés, particulièrement en Allemagne, à ce petit chef-d'oeuvre de quatre-vingt-onze vers[694]. Nous avons voulu, dans les pages qui suivent, donner seulement une interprétation en partie nouvelle de cette ballade; tracer à un point de vue purement bibliographique la fortune de l'Épouse d'Asan-Aga en France et Angleterre, dans ces deux pays surtout, car en Allemagne et dans les pays slaves cette question a provoqué déjà bien des curiosités et la bibliographie des travaux qui la concernent est presque complète. Pour l'Angleterre et la France elle était encore à faire; nous nous sommes efforcés de combler cette lacune. Nous terminerons, enfin, par une étude détaillée de la version de Mérimée, étude qui ne sera pas, croyons-nous, sans intérêt ni sans utilité à qui veut connaître jusqu'à quel point l'auteur de la Guzla sut être un traducteur consciencieux.
§ 1
ANALYSE DU POÈME
Nous ne chercherons pas à classer la Triste ballade dans aucun des cycles connus des chants populaires serbo-croates; on lui a réservé une place à part sous le titre de poésie de famille, nom qui lui fut donné par Goethe (Familienlied)[695]. Chez les Slaves du Sud, elle est l'unique spécimen de poésie qui soit exclusivement une peinture de la vie privée, et qui touche vraiment à une question sociale, tout en conservant le développement dramatique et la forme traditionnelle que prend généralement la ballade chez ce peuple.
La scène de la Triste ballade se passe chez les Serbes musulmans de Bosnie, pays où cette piesma fut composée à une époque difficile à déterminer; le style et la langue des poésies serbes sont, en effet, par trop uniformes en tous temps[696]. Le poème débute par des antithèses qu'affectionnent les chanteurs slaves:
Quelle est cette blancheur dans la verte montagne?
Sont-ce des neiges, ou sont-ce des cygnes?
Si c'étaient des neiges, elles seraient déjà fondues,
Des cygnes, ils auraient déjà pris leur vol.
Ce ne sont ni des neiges, ni des cygnes,
Mais la tente de l'aga Asan-Aga.
Il y est étendu navré de cruelles blessures[697].
L'histoire d'Asan-Aga est des plus simples: il a été mortellement atteint; sa mère et sa soeur viennent le visiter dans sa tente; mais sa femme, par pudeur ou par retenue, n'ose y venir aussi. Voilà qui nous paraît extraordinaire, mais qui n'en est pas moins surpris sur le vif. La femme compte pour si peu de chose dans ces pays d'Orient; elle est mère, elle est soeur, mais c'est à peine si elle est épouse; elle est bien plutôt l'esclave d'un maître qu'elle redoute et qu'elle n'ose froisser: «élevée dans la cage» comme le dit très souvent le poète national. Mérimée ne pouvait comprendre «comment la timidité empêche une bonne épouse de soigner un mari malade[698]»; nous le comprenons mieux: c'est qu'il n'y a pas de «bonnes épouses» dans ces pays, au sens où l'entendait Mérimée. Une femme peut librement s'intéresser au sort de son père, de ses fils ou de son frère; la pitié est permise à une parente, mais il n'est pas permis à une femme d'en témoigner à son époux; les démonstrations qu'elle en ferait blesseraient celui dont elle est l'humble servante; ses soins, en lui valant de la reconnaissance, porteraient atteinte à l'omnipotence qu'un mari doit avoir sur sa femme. Une femme doit tout attendre de son mari et celui-ci ne lui rien devoir. Ch. Nodier, qui a donné une mauvaise traduction de ce poème, en a fait une des meilleures analyses; il a voulu essayer d'y prouver «que le poète dalmate connaissait bien les grands ressorts du pathétique[699]». Il remarque très justement, quoique en idéalisant un peu, que «les femmes morlaques sont assujetties à une obéissance plus servile qu'en aucun autre pays» et qu'elles «ne pénètrent presque jamais dans l'appartement du chef sans y être appelées. Cette simple circonstance, ajoute-t-il, transporte déjà l'auditeur au temps des moeurs primitives; elle lui rappelle Esther tremblante au pied du trône d'Assuérus, dont aucun mortel n'ose tenter l'accès, et attendant que le roi daigne la frapper, en signe de grâce, d'un coup de son sceptre d'or[700]».
Si cette pudeur est donc toute naturelle, la conduite d'Asan-Aga nous paraît plus difficile à justifier. Il croit sa femme insensible et s'irrite contre elle:
Quand il fut un peu guéri de ses blessures,
Il fit dire à sa fidèle épouse:
«Ne m'attends pas dans mon blanc palais,
Ni dans mon palais, ni dans ma famille.»
Il la répudie, mais on n'en voit pas la raison, la possibilité d'un malentendu étant exclue. Voudrait-il que sa femme s'affranchisse de la coutume? Ou est-ce dans l'excès de sa douleur physique qu'il s'oublie et prononce les mots irrévocables qu'il devait regretter plus tard? On a voulu adopter cette dernière explication, mais elle ne nous semble pas assez solide. Il est plus probable que le poète dans ses sympathies pour la malheureuse femme a caché quelque motif plus sérieux,—oh, pas bien compromettant!—qui, dans la réalité, a provoqué cette rupture; car, on le sait, toutes les piesmas ont un fond véridique[701]. Mais revenons à notre poème.
L'épouse d'Asan-Aga apprend la cruelle décision de son mari et «demeure désespérée à penser quelle est sa misère»; on entend piétiner les chevaux devant le «palais». L'infortunée croit son mari revenu et, n'osant l'attendre, elle s'enfuit par les degrés de la tour pour se rompre le cou en se précipitant de la fenêtre; mais ses deux petites filles, effrayées, courent après elle en criant:
«Reviens-t'en, notre chère maman,
Ce n'est pas notre père, Asan-Aga,
Mais notre oncle, le bey Pintorovitch.»
La pauvre femme revient, elle embrasse son frère en sanglotant: «Oh! mon frère, quelle grande honte! Il veut me séparer de cinq enfants.» Le bey garde gravement le silence, «garde le silence et ne dit rien», mais il met la main dans sa poche de soie et en tire la lettre de répudiation:
Afin qu'elle reprenne son douaire entier,
Afin qu'elle revienne avec lui chez sa mère.
Quand la dame eut lu cette lettre, «elle baisa ses deux fils au front, ses deux filles sur leurs joues vermeilles»; elle put s'en séparer, mais elle ne put se séparer de l'enfant qui était au berceau.
Alors son frère la prit par la main
Et à grand'peine l'éloigna de l'enfant,
Et la prit avec lui sur son cheval,
Avec elle il partit pour son blanc palais.
Après cette exposition «qui est aussi bonne, dit Ch. Nodier, que si Aristote lui-même en avait fourni les règles», le vrai drame commence. La dame était «bonne et de bonne famille», aussi un grand nombre de prétendants la «demandaient»; le kadi d'Imoski insistait davantage. Le poète, qui ne voit d'autre cause à ce drame que le fatal asservissement de la femme levantine, ne dit aucun mal de cet aspirant à tous égards digne de considération.
Répudiée, en vain l'épouse d'Asan-Aga supplie son frère: «Mon frère, puissé-je ne jamais désirer te revoir [si tu ne veux m'écouter]!—Veuille ne me donner à personne,—afin que mon pauvre coeur ne se brise,—à la vue de mes petits orphelins!» Le frère, qui n'est pas un tyran moins impitoyable que le mari, n'eut point souci de ses plaintes; il accorde la jeune femme au kadi d'Imoski.
Le rôle fatal du bey Pintorovitch ne s'explique que par certaines modifications apportées dans le poème à l'histoire véritable dont nous parlions tout à l'heure. Le poète ne parle point des relations antérieures des deux beaux-frères, comme il a évité de faire la moindre allusion au caractère de la mère d'Asan-Aga, qui seule avec sa fille visita son fils blessé. Tout cela est intentionnel, car le guzlar ne veut absolument accuser personne. Le frère est aussi un «maître», il a le droit d'ordonner, il ordonne; la soeur est une esclave, elle doit obéir, elle obéit. Elle le fait en vraie héroïne de tragédie, poursuivie par son destin. La fatalité seule est cause de tout.
Résignée, la dame demande une grâce à son frère; elle le prie d'écrire et d'envoyer une «feuille de lettre blanche» au kadi d'Imoski:
«L'accordée te salue bien,
Et bien te prie par cette lettre,
Quand tu rassembleras les seigneurs svats,
D'apporter un long voile pour l'accordée,
Afin qu'en passant devant le palais de l'aga
Elle ne voie point ses petits orphelins.»
Son frère ne lui refuse point cette grâce. Il envoie la lettre au kadi; celui-ci rassemble ses amis («les seigneurs svats») et part pour chercher l'accordée, lui portant le long voile qu'elle a demandé[702]. Et nous voici en pleine action dramatique:
À bon port les svats arrivèrent chez l'accordée
Et en bonne santé avec elle repartirent.
Mais quand ils arrivèrent devant le palais de l'aga,
Les deux filles les regardent de la fenêtre,
Et les deux fils sortent au-devant d'eux,
Et à leur mère ils parlent:
«Reviens chez nous, notre chère maman,
Que nous te donnions à dîner.»
À ces paroles, l'épouse d'Asan-Aga
Parla ainsi au premier des svats:
«Mon frère en Dieu! premier des svats,
Fais arrêter les chevaux devant le palais,
Que je donne des cadeaux à mes orphelins.»
On arrêta les chevaux devant le palais.
À ses enfants elle fait de beaux cadeaux:
À chaque fils, des couteaux dorés,
À chaque fille, une robe de drap [longue] jusqu'au pré,
Et à l'enfant au berceau
Elle envoie des habits d'orphelin.
Le brave Asan-Aga, qui a vu de loin cette scène, rappelle autour de lui ses enfants: «Venez ici, mes orphelins,—puisqu'elle ne veut pas avoir pitié de vous,—votre mère au coeur infidèle.» Le dénouement du poème tient en quatre vers:
Quand l'épouse d'Asan-Aga entendit cela,
De son visage blanc contre terre elle donna,
À l'instant rendit l'âme,
L'infortunée, de la douleur qu'elle eut à regarder [ses orphelins].
«Il n'y a point ici de ces sentiments frénétiques, écrivait Nodier en 1813, de ces passions outrées, turbulentes, convulsives, qui se retrouvent à tout moment dans les écrivains de nos jours; et c'est par là que ces fragments se rapprochent des meilleurs modèles, sans en avoir eu d'autres que la nature. La douleur poétique des anciens était souvent déchirante; quoiqu'elle fût toujours grave et presque immobile comme celle de Niobé. Quand l'Hercule d'Eschyle a tué ses enfants, il se voile et se couche sur la terre. Chez nous il déclamerait. Maintenant, les nations vieillies se plaignent de n'avoir plus de poètes, et elles oublient qu'elles n'ont plus d'organes. S'il se rencontrait encore par hasard un génie créateur comme celui d'Homère, il lui manquerait une chose qu'Homère a trouvée: c'est un monde qui pût l'entendre… J'avais besoin d'un poème qui offrît les beautés de l'antique sans y réunir les défauts choquants, la puérile afféterie, la froide enluminure de la littérature à la mode; et ce n'est pas ma faute si tant de poètes, mes contemporains, m'ont forcé à le choisir chez les sauvages. Je ne demanderais pas mieux que de l'avoir trouvé dans leurs livres[703].»
§ 2
TRADUCTIONS ÉTRANGÈRES
I. ALLEMAGNE.—Nous avons déjà parlé du succès estimable qu'obtint en Allemagne la chanson «morlaque» du Viaggio in Dalmazia[704]. D'abord traduite par un poète médiocre, Werthes (1775), la Triste ballade trouva bientôt en Goethe un meilleur interprète; et bien que cette traduction ne soit pas très conforme à l'original, nous croyons ne pas nous tromper en disant que c'est elle surtout qui fit comprendre aux étrangers les beautés du poème serbo-croate. Il ne rentre pas dans le cadre de notre travail d'étudier dans le détail la fortune de la Triste ballade en Allemagne: le sujet, du reste, a été suffisamment traité dans les nombreux écrits dont nous avons donné la liste au début de ce chapitre. Ajoutons seulement que la version de l'illustre poète n'a nullement découragé les nouveaux traducteurs. Ainsi, en 1826, Mlle von Jakob, croyant reconnaître dans le texte défectueux de Karadjitch une version plus exacte que celle de Fortis, en donna la traduction dans ses Volkslieder der Serben (t. II, pp. 165-168). Une année plus tard, M. Gerhard, le malheureux traducteur de la Guzla, mit également la Triste ballade en vers allemands. Il se servit de la traduction de Mérimée, mais par une modestie bien compréhensible,—il avait eu l'honneur d'être reçu dans l'intimité de Goethe,—il ne voulut pas publier son poème. Ce ne fut qu'en 1858, au lendemain de la mort du brave Gerhard, qu'une revue technique, l'Archiv für das Studium neuerer Sprachen und Literaturen, inséra cette traduction à titre de document littéraire (tome XXIII, p. 211 et suiv.).
* * * * *
II. ANGLETERRE.—À notre connaissance, la Triste ballade a été traduite sept fois en anglais. Chose étonnante, elle ne figure pas dans la traduction anglaise du Voyage en Dalmatie (Londres, 1778). Est-ce le manque de quelques caractères typographiques spéciaux qui en aura empêché l'impression, ou bien Fortis avait-il alors perdu le goût de la poésie populaire? Nous n'en savons rien. Toutefois, la première version anglaise qui en ait été faite paraît être:
1º «The Lamentation of the Faithful Wife of Asan-Aga», par sir Walter Scott (1798 ou 1799). Ce poème non seulement ne figure pas dans les OEuvres complètes du poète anglais, mais il est encore inédit; son histoire sera traitée dans un appendice spécial.
2º Traduction de John Bowring, dans son livre Servian Popular Poetry, Londres, 1827, pp. 52-57, sous le titre de «Hassan Aga's Wife's Lament». Cette traduction n'est pas faite sur l'original serbe, comme son auteur le laisse entendre, mais d'après la traduction allemande par Talvj.
What's so white upon yon verdant forest?
Is it snow, or is it swans assembled?
3º Traduction d'Edgar Bowring, fils du précédent, dans The Poems of Goethe, translated in original metres, Londres, 1853, pp. 197-199, sous le titre de «Death-Lament of the Noble Wife of Asan-Aga (from the Morlack)». Elle a été réimprimée plusieurs fois depuis.
What is yonder white thing in the forest?
Is it snow, or can it swans perchance be?
4º Traduction de W. Edmondstoune Aytoun, dans les Poems and Ballads of Goethe, Edimbourg, 1859, pp. 106-110. «The Doleful Lay of the Wife of Asan-Aga.»
What is yon so white beside the greenwood?
Is it snow, or flight of sygnets resting?
5º Traduction d'Owen Meredith [sir Robert Bulwer Lytton] dans ses Serbski Pesme, or National Songs of Servia, Londres, 1861, pp. 120-127: «The Wife of Hassan Aga.» Comme le volume entier, cette traduction est versifiée d'après la traduction française en prose de Auguste Dozon (Poésies populaires serbes, Paris, 1859), mais l'auteur passe cela sous silence. Peu fidèle, elle est peut-être la plus artistique des traductions de la Triste ballade.
What is it so white on the mountain green?
A flight of swans? or a fall of snow?
6º Traduction d'Edward Chawner, dans les Goethe's Minor Poems, Londres, 1866, pp. 99-102: «Elegy on the Noble Wife of Assan Aga.»
What shines whitely in the green wood yonder?
Can it be snow, or is it swans, perchance?
7º Traduction de William Gibson, dans The Poems of Goethe, Londres, 1883, pp. 32-34: «The Lament of the Noble Wife of Asan Aga» (from the «Morlach»).
What so white is yonder by the greenwood?
Is it really snow, or white swans resting?
III. FRANCE.—Tandis que toutes les traductions allemandes et anglaises de la Triste ballade que nous venons d'énumérer sont en vers, de treize traductions françaises que nous connaissons, et dont nous donnons ci-dessous la nomenclature, douze sont en prose:
1º Traduction faite d'après la version italienne de Fortis, par l'anonyme qui donna l'édition française du Voyage en Dalmatie, Berne, 1778. Elle porte le titre de la «Chanson sur la mort de l'illustre épouse d'Asan-Aga[705]».
Quelle blancheur brille dans ces forêts vertes? Sont-ce des neiges, ou des cygnes? Les neiges seraient fondues aujourd'hui, et les cygnes se seraient envolés. Ce ne sont ni des neiges ni des cygnes, mais les tentes du guerrier Asan-Aga. Il y demeure blessé et se plaignant amèrement. Sa mère et sa soeur sont allées le visiter: son épouse serait venue aussi, mais la pudeur la retient.
2° Traduction de Marc Bruère, consul de France à Raguse (1770-1823), qui fut un poète serbo-croate distingué, comme il fut poète italien, français et latin[706]. Elle fut donnée en 1807 à Hugues Pouqueville, qui la publia en 1820 dans son Voyage de la Grèce sous le titre du Divorce[707]. Il nous paraît que Marc Bruère avait utilisé non seulement l'original serbo-croate (ce qui est incontestable), mais encore la traduction française que nous venons de citer. Il est possible que le poème ait subi quelques retouches de la part de Pouqueville.
Quelle blancheur dans ces vertes forêts! sont-ce des neiges ou des cygnes? Hélas! les neiges seraient fondues, les cygnes envolés. Ce ne sont ni des neiges ni des cygnes, mais les tentes d'Asan-Aga, où il demeure gémissant et blessé. Sa mère et sa soeur l'ont visité; son épouse serait venue aussi, mais la pudeur la retient.
3º Traduction de Charles Nodier, à la suite de Smarra ou les démons de la nuit, Paris, 1821, pp. 181-199: «La Femme d'Asan.» Nous avons déjà parlé de cette traduction.
Quelle blancheur éblouissante éclate au loin sur la verdure immense
des plaines et des bocages?
Est-ce la neige ou le cygne, ce brillant oiseau des fleuves qui
l'efface en blancheur?
Mais les neiges ont disparu, mais le cygne a repris son vol vers
les froides régions du nord.
Ce n'est ni la neige, ni le cygne; c'est le pavillon d'Asan, du brave Asan qui est douloureusement blessé, et qui pleure de sa colère encore plus que de sa blessure.
Car voici ce qui est arrivé. Sa mère et sa soeur l'ont visité dans sa tente, et son épouse qui les avait suivies, retenue par la pudeur du devoir, s'est arrêtée au dehors parce qu'il ne l'avait point mandée vers lui. C'est ce qui cause la peine d'Asan.
4º Traduction de Mme Ernestine Panckoucke, dans les Poésies de Goethe, Paris, 1825: «Complainte de la noble femme d'Azan Aga. Traduite du slave.»
Qu'aperçoit-on de blanc dans cette vaste forêt? est-ce de la neige, ou sont-ce des cygnes? Si c'était de la neige, elle serait fondue; si c'étaient des cygnes, ils s'envoleraient. Ce n'est pas de la neige, ce ne sont pas des cygnes, c'est l'éclat des tentes du fier Azan Aga. Sous l'une d'elles il est couché, dompté par ses blessures; sa mère et sa soeur viennent le visiter souvent. Sa femme, retenue par une timidité excessive, tarde à se rendre près de lui.
5º Traduction de Prosper Mérimée, dans la Guzla, Paris et Strasbourg, 1827, pp. 251-255: «Triste ballade de la noble épouse d'Asan-Aga.» Nous nous occuperons plus longuement de cette traduction.
Qu'y a-t-il de blanc sur ces collines verdoyantes? Sont-ce des neiges? sont-ce des cygnes? Des neiges? elles seraient fondues. Des cygnes? ils se seraient envolés. Ce ne sont point des neiges, ce ne sont point des cygnes: ce sont les tentes de l'aga Asan-Aga. Il se lamente de ses blessures cruelles. Pour le soigner, sont venues et sa mère et sa soeur; sa femme, retenue par la timidité, n'est point auprès de lui.
6º Traduction de Gérard de Nerval, dans ses Poésies allemandes, Paris, 1830: «La Noble femme d'Azan-Aga.» Publiée à nouveau en 1840 avec la troisième édition de Faust, en 1867, etc.
Qu'aperçoit-on de blanc, là-bas, dans la verte forêt?… de la neige ou des cygnes? Si c'était de la neige, elle serait fondue; des cygnes, ils s'envoleraient. Ce n'est pas de la neige, ce ne sont pas des cygnes, c'est l'éclat des tentes d'Azan-Aga. C'est là qu'il est couché, souffrant de ses blessures; sa mère et sa soeur sont venues le visiter; une excessive timidité retient sa femme de se montrer à lui.
7º Traduction de G. Fulgence (fragment en vers, sept quatrains), dans le recueil intitulé Cent chants populaires des diverses nations du monde, avec les airs, les textes originaux, des notices, la traduction française, accompagnement de piano ou harpe. Paris, Ph. Petit, 1830, deuxième livraison, pp. 28-29: «Asan-Aga, chant illyrien.»
Quelle blancheur en la forêt voilée?
Est-ce la neige ou le cygne au corps blanc?
Le cygne blanc aurait pris sa volée;
La neige fond sous le soleil brûlant.
Ce ne sont point des neiges éclatantes,
Les cygnes blancs ne s'y reposent pas;
D'Asan-Aga ce sont les blanches tentes
Asan revient blessé de trois combats.
8º Traduction anonyme [d'après Goethe]: «Complainte de la noble femme d'Azan-Aga. Poésie morlaque.» Parue dans le Magasin pittoresque, 1840, nº 52, pp.406-407.
Que voit-on de blanc sur la verte forêt? Est-ce bien la neige ou sont-ce des cygnes? Si c'était de la neige, elle serait déjà fondue; si c'étaient des cygnes, ils seraient envolés. Ce n'est pas la neige et ce ne sont pas des cygnes; ce sont les blanches toiles des tentes d'Azan-Aga. Il est couché là, souffrant cruellement de ses blessures; sa mère et sa soeur sont venues le visiter, mais par timidité sa femme s'est arrêtée sur le seuil et n'ose entrer.
9º Traduction de Henri Blaze [de Bury] dans les Poésies de Goethe, Paris, 1843, 1862, etc. Elle porte pour titre: «Complainte de la noble femme d'Hassan-Aga. Imité du morlaque.»
Que vois-je de blanc là-bas dans le bois vert? Est-ce de la neige, des cygnes? Si c'était de la neige, elle se fondrait; si c'étaient les cygnes, ils s'envoleraient; ce n'est pas de la neige, ce ne sont pas des cygnes, c'est l'éclat des tentes d'Hassan-Aga. Il est là, gisant et blessé; sa mère et sa soeur le visitent; sa femme néglige de venir vers lui.
10º Traduction de Xavier Marmier [d'après Talvj] dans la Revue contemporaine, 1853, et dans ses Lettres sur l'Adriatique et le Monténégro. Paris, 1854, t. I, pp. 300-303: «Femme d'Assan.»
Que voit-on de blanc dans la verte forêt de la montagne? Est-ce de la neige? est-ce une nuée de cygnes? Si c'était de la neige, elle serait fondue; si c'étaient des cygnes, ils se seraient envolés. Ce n'est pas de la neige, ce ne sont pas des cygnes. C'est la tente de l'aga Hassan, où il s'est retiré souffrant d'une profonde blessure. Sa mère et sa soeur ont été le visiter. Sa femme, par pudeur, n'a osé faire comme elles.
11º Traduction d'Auguste Dozon, dans les Poésies populaires serbes, Paris, 1859: «La Femme de Haçan-Aga.» Cette traduction est faite d'après le texte serbe de Karadjitch et non pas d'après celui de Fortis[708]. M. Matic se trompe lorsqu'il prétend qu'elle «direkt auf dem Original beruht». (Archiv für slavische Philologie, t. XXIX, p. 67.)
Que voit-on de blanc dans la verte montagne?
Est-ce de la neige, ou sont-ce des cygnes?
Si c'était de la neige, elle serait déjà fondue,
[Si c'étaient] des cygnes, ils auraient pris leur vol.
Ce n'est ni de la neige, ni des cygnes,
Mais la tente de l'aga Haçan-Aga.
Haçan a reçu de cruelles blessures;
Sa mère et sa soeur sont venues le visiter,
Mais sa femme, par pudeur, ne pouvait le faire.
12° Traduction de Jacques Porchat, dans les OEuvres de Goethe, t. I, Paris, 1861, pp. 90-92: «Complainte de la noble femme d'Asan Aga.»
Que vois-je de blanc là-bas près de la forêt verte? Est-ce peut-être de la neige ou sont-ce des cygnes? De la neige, elle serait fondue; des cygnes, ils seraient envolés. Non, ce n'est pas de la neige, ce ne sont pas des cygnes: ce qui brille, ce sont les tentes de Asan Aga. Là il est gisant, il est blessé. Sa mère et sa soeur le visitent; la pudeur empêche sa femme de se rendre auprès de lui.
13° Paraphrase donnée par M. Colonna [d'après Mérimée] dans les Contes de la Bosnie, Paris, 1898, pp. 115-121: «Triste ballade.» Nous reviendrons ailleurs sur les plagiats de M. Colonna.
Le Bélierbey de Banialouka est à la chasse… Il a tué un cerf et un chamois, mais en rechargeant son long fusil d'or et de corail, il s'est blessé, et son sang coule sur son caftan de soie, comme le sang de l'aigle sur ses plumes blanches!
Ses serviteurs fidèles ont dressé dans la montagne sa tente de
pourpre. Sa mère et sa soeur sont accourues soigner sa blessure;
seule sa femme, la belle Militza, n'a point osé quitter le harem
sans être appelée par son seigneur…
C'est là, la fortune de la Triste ballade en France. Ajoutons qu'Adam Mickiewicz analysa longuement cette poésie serbo-croate dans son cours des littératures slaves, professé au Collège de France en 1840 et 1841, et publié en 1849.
M. Tomo Matic, qui a fait une étude spéciale sur les traductions françaises de la Triste ballade[709], mais qui n'en connaissait que cinq, en cite deux autres, sur l'autorité de M. Skerlitch, dit-il[710]. La première aurait été publiée par le baron Eckstein dans le Catholique en 1826, la seconde par Mme Sw. Belloc dans le Globe en 1827. Vérification faite, M. Matic blâme sévèrement M. Skerlitch de l'avoir induit en erreur, car ces traductions n'existent pas[711]. Nous avons lu et relu l'article qu'il cite; une seule phrase a retenu notre attention; mais il n'y est question que des traductions françaises de poésies serbes en général[712]. En effet, on trouve dans le Catholique de 1826 deux longs articles sur la poésie serbe, et dans le Globe de 1827 plusieurs chants du recueil de Karadjitch, traduits par Mme Sw. Belloc. Du reste, nous en avons déjà parlé.
IV. Autres Pays.—Outre la version de Fortis, il existe d'autres traductions italiennes: de P. Cassandrich, dans les Canti popolari epici serbi, Zara, 1888, pp. 195-202; de N. Jaksic, de Zarbarini, etc. George Ferrich a mis la Triste ballade en hexamètres latins, dans son Epistola ad Joannem Muller, Raguse, 1798, pp. 17-20. Il s'est servi de la traduction italienne de Fortis[713]. Le poète hongrois bien connu, François Kazinczy a traduit le Klaggesang de Goethe en sa langue maternelle. La ballade est traduite aussi en tchèque, par S.R. Slovak, et en russe (deux fois: par Vostokoff et, en partie, par Pouchkine). Une version espagnole figure, sans doute, dans la traduction de Smarra de Charles Nodier, parue à Barcelone en 1840[714].
§ 3
LA TRADUCTION DE MÉRIMÉE
Rien de plus intéressant—ni de plus instructif—pour qui veut bien connaître de quelle façon composait l'auteur de la Guzla, qu'un examen approfondi de sa traduction de la Triste ballade. C'est là, en le suivant de près, ligne par ligne, mot par mot, qu'on peut le mieux se rendre compte de ses scrupules et de son aptitude à interpréter la poésie populaire.
Il faut le reconnaître: avant nous, M. Tomo Matic avait déjà entrepris cette enquête et l'a conduite avec tant de soin et tant de bonheur[715] qu'il nous faut bien lui rendre hommage. Mais, si nous avons préféré refaire à notre tour ce travail au lieu de nous borner à apporter ici les résultats de notre prédécesseur, c'est qu'en dehors de notre intention de donner une monographie complète sur l'ouvrage de Mérimée, nous avons désiré pouvoir tirer quelques conclusions plus générales que ne l'avait fait M. Matic.
C'est ainsi qu'il nous faut, tout d'abord, faire remarquer la concision de la version de Mérimée. Tandis que l'anonyme bernois qui a traduit le Voyage en Dalmatie, avait eu besoin de 687 mots pour rendre en français le poème serbo-croate, tandis que Ch. Nodier n'en avait pas employé moins de 991, Mérimée se contenta de 629, sans rien omettre de ce qui se trouvait dans l'original.
La précision fut du reste l'un des principes qui le guidèrent. Dans une note qui accompagne la Triste ballade, il déclare avec une fierté peu dissimulée que «l'on sait que le célèbre abbé Fortis avait traduit en vers italiens cette belle ballade» et que, venant après lui, il n'a pas la prétention d'avoir fait aussi bien. «Seulement, dit-il, j'ai fait autrement. Ma traduction est littérale, et c'est là son seul mérite[716].» «Je crois ma version littérale et exacte, ajouta-t-il dans sa seconde édition, ayant été faite sous les yeux d'un Russe qui m'en a donné le mot à mot[717].» Et, dans la lettre à Sobolevsky, il fournit quelques détails relatifs à son travail:
Il [Fortis] a donné le texte et la traduction de la complainte de la femme d'Asan-Aga, qui est réellement illyrique; mais cette traduction était en vers. Je me donnais une peine infinie pour avoir une traduction littérale en comparant les mots du texte qui étaient répétés avec l'interprétation de l'abbé Fortis. À force de patience, j'obtins le mot à mot, mais j'étais embarrassé encore sur quelques points. Je m'adressai à un de mes amis qui sait le russe. Je lui lisais le texte en le prononçant à l'italienne, et il le comprit presque entièrement.
Il suffit de jeter un coup d'oeil sur la version de Mérimée, sur celle de Fortis et sur l'original serbo-croate pour être persuadé que le soi-disant improvisateur qui a «écrit la Guzla en quinze jours», s'était vraiment donné une «peine infinie» pour faire une traduction convenable de la Triste ballade, et qu'il a beaucoup plus droit de s'en vanter que ne le suppose le lecteur volontiers sceptique. En effet, bien qu'elle ne soit pas exempte de fautes, la traduction de Mérimée est une des plus exactes parmi toutes celles que nous avons énumérées plus haut. Goethe, qui dans la plus grande partie de son Klaggesang s'appuyait sur la traduction de Werthes, faite elle-même d'après les vers de Fortis, ne manqua pas de reproduire un certain nombre de fautes qu'avaient commises ses prédécesseurs. Mlle Talvj et M. Dozon, les deux traducteurs les plus fidèles de cette ballade, malgré leur connaissance approfondie du serbo-croate, ont utilisé tous les deux les mauvais textes de Karadjitch; ainsi s'ils ne péchèrent pas par ignorance, ils péchèrent pour avoir négligé de bien choisir leur original.
Mérimée voulut composer sa traduction sans le secours de ceux qui l'avaient précédé. Il avait une méfiance instinctive des vers italiens du «célèbre abbé Fortis», qu'il croyait même beaucoup plus inexacts qu'ils ne le sont en réalité. Préférant s'inspirer directement de l'original, ce fut, paraît-il, la seule version étrangère qu'il consentit à consulter incidemment, et il ne la consulta jamais que dans le cas où ni lui ni son mystérieux ami qui savait le russe ne purent déchiffrer le sens du texte «morlaque[718]». Il paya cette hardiesse par plusieurs méprises qu'il aurait pu éviter s'il avait voulu se fier un peu plus en l'auteur du Viaggio in Dalmazia. Ainsi, par exemple, les vers serbo-croates:
Kad kaduna kgnigu prouçila
Dva-je sîna u celo gliubila
A due chiere u rumena liza.
[Quand la dame eut étudié cette lettre,
Elle baisa ses deux fils au front,
Ses deux filles sur leurs joues vermeilles.]
Fortis les a traduits assez exactement:
Allor che vide
L'afflitta donna il doloroso scritto,
De' suoi due figliuolin' baciò le fronti,
E delle due fanciulle i rosei volti.
Quant à Mérimée, s'il remarqua bien, «en comparant les mots du texte qui étaient répétés» avec l'interprétation italienne, que les épithètes: afflitta, doloroso ne se trouvent pas dans l'original, et s'il les effaça—comme il effacera presque toutes les épithètes dont l'abbé Fortis avait surchargé le poème: magion paterna, dure parole, fratello amato, etc.[719],—il poussa la méfiance trop loin en ne voulant pas suivre la leçon de Fortis là où elle était bonne[720]. Il rendit liza (visages, joues) par bouche: «La dame a lu cet écrit; elle baise le front de ses deux fils et la bouche vermeille de ses deux filles.»
En revanche, cette passion de remonter toujours aux sources mêmes le rapprocha plus d'une fois du vrai ton de la ballade serbo-croate, là où Fortis et tous ceux qui l'avaient suivi, y compris Goethe, s'étaient trompés. Nous citerons quelques exemples d'après M. Matic.
I
Texte original:
Za gnom terçu dve chiere djevoike.
[Ses deux filles courent après elle.]
Fortis:
Ma i di lei passi frettolose, ansanti
Le due figlie seguir.
Anonyme bernois:
Les deux filles épouvantées suivent ses pas incertains.
Goethe:
Aengstlich folgen ihr zwei liebe Tõchter.
Nodier:
Mais ses petites filles tremblantes se sont attachées à ses pas.
Mérimée:
Mais ses deux filles ont suivi ses pas.
II
Texte original:
Ni-je ovo babo Asan-Ago,
Vech daixa Pintorovich bexe.
[Ce n'est pas notre père, Asan-Aga,
Mais notre oncle, le bey Pintorovich.]
Fortis:
… del genitore Asano Non è già questo il calpestio; ne viene Il tuo fratello, di Pintoro il figlio.
Anonyme bernois:
Ces chevaux ne sont point ceux de notre père Asan; c'est ton frère, le Beg Pintorovich qui vient te voir.
Goethe:
Sind nicht unsers Vaters Asan Rosse,
Ist dein Bruder Pintorowich kommen!
Nodier:
Ce n'est point notre père bien-aimé; c'est ton frère, le bey
Pintorovich.
Mérimée:
Ce n'est point notre père Asan-Aga, c'est notre oncle
Pintorovich-bey.
III
Texte original:
Kaduna-se bratu svomu moli.
[La dame supplie son frère.]
Fortis:
…Prega piagnendo Ella il fratel.
Anonyme bernois:
D'une voix plaintive elle dit alors à son frère.
Goethe:
Und die Frau bat weinend ihren Bruder.
Nodier:
Elle tombe éplorée aux pieds de son frère, elle gémit, elle prie.
Mérimée:
La dame implore son frère.
IV
Texte original:
Josc kaduna bratu-se mogliasce, Da gnoj pisce listak bjele kgnighe, Da-je saglie Imoskomu kadii: «Djevoika te ljepo pozdravgliasce…»
[La dame supplia encore son frère, D'écrire sur une feuille de lettre blanche, Pour l'envoyer au cadi d'Imoski: «L'accordée te salue bien…»]
Fortis:
Allor di nuovo ella pregò: «Deh! almeno,
(Poichè pur così vuoi) manda d'Imoski
Al cadi un bianco foglio. A te salute
Invia la giovinetta…»
Anonyme bernois:
Alors elle le prie de nouveau: «Puisque tu veux absolument me marier, envoie au moins une lettre en mon nom au Kadi, et dis-lui: la jeune veuve te salue…»
Goethe:
Doch die Gute billet ihn unendlich:
«Schicke wenigstens ein Blatt, o Bruder,
Mit den Worten zu Imoski's Cadi:
Dich begrüsst die junge Wittib freundlich…»
Nodier
Dévouée, elle prie encore: «Du moins, reprend-elle, écris en ces termes à l'époux que tu m'as choisi. Écoute bien! «Kadi, je te salue[721]…»