La Légende des siècles tome II
WELF
CASTELLAN D’OSBOR
WELF.
CYADMIS.
HUG.
OTHON.
SYLVESTRE.
UNE PETITE FILLE, mendiante.
L’HUISSIER DE L’EMPIRE.
Paysans, Bourgeois, Étudiants de l’université carlovingienne, Soldats.
Devant le précipice d’Osbor.
Le rebord d’un précipice. Au delà du précipice, qui est très étroit, se profile une haute tour crénelée sans fenêtres. Des meurtrières çà et là. Le pont levis dressé cache la porte. Le précipice sert de fossé à cette tour. Derrière la tour, monte, à perte de vue, la montagne couverte de sapins. On ne voit pas le ciel.
SCÈNE PREMIÈRE.
L’HUISSIER DE L’EMPIRE, un groupe de GENS DU PEUPLE.
L’huissier de l’empire, en dalmatique d’argent semée d’aigles noirs, entre, précédé des quatre massiers de la Diète. Il est suivi d’un groupe de paysans et de bourgeois. Il se tourne vers la tour, où l’on ne voit personne.
L’HUISSIER.
A toi, baron, rebelle à la Diète de Spire.
Rends-toi, sors. Comparais.
Silence profond dans la tour. On n’y distingue ni un bruit, ni une lumière.
Elle semble inhabitée.
UN BOURGEOIS, survenant, aux autres.
UN PAYSAN.
L’HUISSIER.
Il passe, et disparaît avec les quatre massiers.
LE BOURGEOIS, montrant la tour.
UN ÉTUDIANT, de l’université carlovingienne.
LE PAYSAN.
L’ÉTUDIANT.
Ainsi cet homme libre est demeuré debout.
LE BOURGEOIS.
L’ÉTUDIANT.
UN VIEILLARD.
Il est le protecteur d’un pays inconnu.
Qui troublerait ces monts serait le mal venu.
Il est père des bois. Sa tour fait sentinelle.
Il défend le sapin, l’if, la neige éternelle,
La route avec ses fleurs, la biche avec ses faons,
Et les petits oiseaux sont ses petits enfants.
Il guette. Son regard a des éclairs funèbres
Pour quiconque oserait attaquer ces ténèbres.
On voit la silhouette âpre du chevalier
Dans l’entre-croisement des branches du hallier.
Une sérénité nocturne l’environne.
Son casque n’a jamais salué de couronne.
Il se tient là, barrant le chemin, rassurant
La forêt, le ravin, le rocher, le torrent,
Et garde vierge, aux yeux de toute la contrée,
L’ombre où cette montagne auguste donne entrée.
LE BOURGEOIS.
LE VIEILLARD.
LE PAYSAN à un autre paysan, montrant la tour.
L’ÉTUDIANT.
LE VIEILLARD.
D’introduire en son antre une timidité.
L’ÉTUDIANT.
LE VIEILLARD.
LE BOURGEOIS.
Qu’il se fait apporter à manger par les aigles,
Et qu’il n’a jamais ri.
LE VIEILLARD.
Il est veuf.
LE BOURGEOIS.
LE VIEILLARD.
L’ÉTUDIANT.
LE VIEILLARD.
Son fossé, tient dressé son pont-levis, regarde
Par les trous de sa herse, et n’a jamais d’ennui,
Sentant le mont immense en paix derrière lui.
LE BOURGEOIS, regardant à ses pieds.
L’ÉTUDIANT, regardant au-dessus de sa tête.
LE BOURGEOIS.
LE VIEILLARD.
L’ÉTUDIANT.
LE VIEILLARD.
LE BOURGEOIS.
LE VIEILLARD.
Montrant le revers de la montagne opposée au précipice.
LE BOURGEOIS.
LE VIEILLARD.
Le roi d’Arle, et les deux formidables amis
Qui ne se quittent pas,—l’un maudit, l’autre frappe,—
Othon trois, empereur, et Sylvestre deux, pape.
L’ÉTUDIANT.
Welf ignore la peur, mais connaît le péril.
LE BOURGEOIS.
L’ÉTUDIANT.
Il ne tremble, et pas plus qu’Achille il ne recule.
LE BOURGEOIS.
L’ÉTUDIANT.
LE VIEILLARD.
Le grand ermite armé de la montagne sombre.
Il se penche et leur désigne du doigt un point qu’on ne voit pas.
Du ravin, à l’abri de l’aquilon sifflant?
C’est là que les rois sont assemblés.
LE BOURGEOIS.
LE PAYSAN.
LE VIEILLARD.
C’est dit. Pour vaincre ils ont leurs troupes et leurs gens,
Et le dépit amer, force des assiégeants.
LE PAYSAN.
Baisser le pont, céder aux rois?
LE BOURGEOIS.
L’ÉTUDIANT.
LE VIEILLARD.
L’ÉTUDIANT, montrant la tour.
Tiendra ferme, ayant Welf tout seul pour garnison;
Le vieux songeur n’est pas d’humeur accommodante.
Il mettra des chaudrons sur de la braise ardente,
Et saura leur payer, va, ce qui leur est dû
De poix bouillante, d’huile en feu, de plomb fondu!
LE PAYSAN.
L’ÉTUDIANT.
Au ruissellement large et fumant du bitume.
On voit une fumée sortir du haut de la tour.
LE VIEILLARD.
Voyez-vous la fumée!
L’ÉTUDIANT.
Faire sa fête, offrir la bataille.
LE BOURGEOIS.
D’un héros!
LE PAYSAN.
LE BOURGEOIS.
Devant ce flamboiement de sinistres rayons;
Welf les brave.
Montrant le burg.
L’ÉTUDIANT.
LE VIEILLARD.
D’ordinaire, tout est dans la proportion,
Et le petit est grand près du moindre, et l’arbuste,
Si vous le comparez au brin d’herbe, est robuste.
Mais Welf dépasse tout. C’est un dieu.
On entend une fanfare de trompettes.
LE BOURGEOIS.
Silence! Où sont nos trous dans les rochers? Rentrons.
Tous se dispersent de divers côtés. Entre une troupe de valets de la lance avec de longues piques. En tête les clairons. Puis un gendarme portant un pennon de guerre. Derrière le pennon, paraît un homme à cheval entièrement couvert d’une chemise de fer à capuchon, et ayant sur le capuchon une couronne ducale. Les soldats s’arrêtent, le pennon s’arrête, l’homme à cheval s’arrête, et se tourne vers la tour. Les clairons se taisent. L’homme à cheval tire son épée. La tour continue de fumer.
SCÈNE II.
CYADMIS, LA TOUR, puis HUG, puis OTHON, puis SYLVESTRE.
CYADMIS, parlant à la tour.
Au prince armé par Dieu d’un titre héréditaire.
S’isoler, c’est trahir. Welf, castellan d’Osbor,
Toi qu’on doit comme un ours traquer au bruit du cor,
Je te provoque au bruit du clairon, comme un homme:
Mais d’abord je te parle en ami. Je te somme
D’être un garçon prudent, docile aux bons avis.
Chevalier, haut la herse et bas le pont-levis!
Je veux entrer. Je veux passer. Cette montagne
N’est pas, comme la Crète et comme la Bretagne,
Une île, et ce fossé n’est pas la mer. Baron,
Viens, je te chausserai moi-même l’éperon;
Je t’admets dans ma troupe, à vaincre habituée;
Tu seras capitaine, avec une nuée
De trompettes courant et sonnant devant toi.
Descends, ouvre ta porte, et causons. Par ma foi,
Tu n’es pas fait pour vivre entre quatre murailles.
Ami, nous gagnerons ensemble des batailles.
C’est beau d’avoir l’épée au poing, d’être le bras
De la victoire, et d’être un soldat! Tu verras
Comme c’est un bonheur de partir pour la guerre,
Et comme avec orgueil, quittant tout soin vulgaire,
Rois et vassaux, soldats et chefs, nous nous offrons
Un vaste gonflement des drapeaux sur nos fronts!
Quelle joie et quels cris lorsqu’on force une ville!
On se vautre à travers la populace vile!
La femme qu’on fait veuve, on lui prend un baiser.
Tu n’es pas encor d’âge à ne point t’amuser.
En échange d’un burg sur un rocher, je t’offre
Une tente de soie et de l’or à plein coffre,
Et l’altière rumeur des camps et des clairons.
Nous irons conquérir le monde, et nous aurons
Des filles et du vin, et tu feras ripaille,
Au lieu de coucher seul dans ton trou sur la paille.
Lève ta herse, accepte, et soyons bons amis.
Ouvre-moi, je tiendrai tout ce que j’ai promis.
Sinon, prends garde à toi. J’ai l’habitude d’être
Patient à l’affront comme au feu le salpêtre.
J’aurai bien vite fait d’écraser ton donjon.
Cueillir un burg ainsi qu’on sarcle un sauvageon,
Et coucher une tour tout de son long dans l’herbe,
Ce sont mes jeux. Sais-tu, de ton château superbe
Ce qui restera, dis, lorsque j’aurai passé?
Une baraque informe au fond d’un noir fossé.
Et de ta haute tour de guerre? Une masure
Bonne aux moineaux cachant leurs nids dans l’embrasure
Et du sauvage aspect de tes créneaux altiers?
Un tas de pierres, plein de houx et d’églantiers,
Où les femmes viendront faire sécher leur linge.
Je suis Cyadmis, duc et marquis de Thuringe.
Ouvre-moi.
Silence dans la tour. Paraît un étendard portant à la hampe une couronne de roi. Entre, derrière un groupe de trompettes, un homme à cheval, vêtu de drap d’or, ayant une couronne royale sur la tête. Il a un sceptre à la main. A sa suite, marche une compagnie d’arbalétriers bourguignons couronnés de fleurs; ils ont de grandes arbalètes, des boucliers faits d’une peau de bœuf et hauts comme un homme, et les pieds nus dans des chaussures de cordes. Tous s’arrêtent. Le duc et la troupe se rangent. L’homme à couronne royale fait face à la tour. La fanfare cesse.
HUG, parlant à la tour.
Et j’ai pour fiefs Orange et Saint-Paul-Trois-Châteaux;
A quiconque me brave on sait ce qu’il en coûte,
Et je m’appelle Hug, fils de Boron. Écoute,
Homme de ces monts, toi qui fais de l’ombre ici.
Je ne te vois pas, maître obscur du burg noirci;
Mais, derrière ton mur, tu songes; je te parle.
Tu n’es pas sans avoir entendu parler d’Arle,
Dont l’aïeul est Priam, car sur nos monts chenus,
Avant les phocéens, les troyens sont venus;
Arle est fille de Troie et mère de Grenoble;
Isidore la nomme une ville très noble,
Et Théodoric, comte et roi des goths, l’aima.
Les français ne l’auront jamais. Gênes, Palma,
Mayorque, Rhode et Tyr sont mes ports tributaires;
J’ai le Rhône, et l’Autriche est une de mes terres.
Arle est riche; à la diète elle achète des voix;
Les califes lui font de précieux envois;
Elle reçoit par mer les dons de ces hautesses,
Les odeurs d’Arabie et les délicatesses
De l’Asie, et telle est la beauté de ses tours
Qu’elles attirent l’aigle et chassent les vautours.
Mon sceptre est salué par cent vassaux, tous princes.
J’ai le Rhin aux sept monts, la Gaule aux sept provinces.
T’attaquer, toi vieillard, j’en serais bien fâché.
Donne-nous ta montagne, et je t’offre un duché.
Je t’offre en ma Bourgogne autant de bonne terre
Qu’on en voit de mauvaise en ce mont solitaire.
Accepte, car nos champs donnent beaucoup de blé.
Le trouvère Ericus d’Auxerre en a parlé.
Arles t’attend. Je t’offre en ma ville latine
Un palais où, vieillards à la voix enfantine,
Les poëtes viendront, hôtes mélodieux,
Te chanter, comme au temps qu’on croyait aux faux dieux.
Tu seras un seigneur dans mon pompeux cortége,
Et tu présideras des cours d’amour. La neige,
La bise, le brouillard, les ouragans hurlants,
Font une sombre fête à tes fiers cheveux blancs;
Car cet âpre sommet a, sous le vent sonore,
Plus d’hiver que d’été, plus de nuit que d’aurore.
Viens te chauffer, vieillard. Je t’offre le midi.
Tu cueilleras la rose et le lys d’Engaddi.
Accepte. On trouve ainsi moyen de plaire aux femmes;
Car il est gracieux de s’approcher des dames
En souriant, avec des bouquets dans les mains.
L’aloès, le palmier, les œillets, les jasmins
Emplissent nos jardins d’encens et d’allégresse,
Et l’ancien dieu Printemps, qu’on adorait en Grèce,
N’avait pas plus de fleurs quand il les rassembla
Toutes, pour les offrir aux abeilles d’Hybla.
Lève la herse, abats le pont, ouvre la porte,
Accepte ce que moi, roi d’Arles, je t’apporte.
Silence dans la tour. La fumée s’épaissit et devient rougeâtre. Le roi se range près du duc. Fanfare. Paraît une bannière de drap d’or, portant un grand aigle de sable, éployé. Des sonneurs de trompes et des batteurs de cymbales la précèdent. Derrière la bannière, entre un homme à cheval, vêtu de pourpre, ayant dans la main un globe, et sur la tête la couronne impériale. Il est suivi d’une poutre à tête de bélier de bronze, portée par des croates nus, hauts de six pieds. Le bélier est flanqué de montagnards tyroliens en jaquettes bariolées, armés de frondes. Tout ce cortége s’arrête et fait face à la tour. Les trompes et les cymbales se taisent.
OTHON, tourné vers la tour.
Et le bandit se cache, et l’empereur lui dit:
Vassal, ouvre ton burg. Je viens te faire grâce.
Welf, quand c’est l’empereur d’Allemagne qui passe,
La clémence au doux front marche à côté de lui.
Mais l’homme absous, c’est peu; je veux l’homme ébloui.
Quand l’empereur pardonne, il donne une province.
Le duc te fait soldat, le roi duc, et moi prince.
Chacun de nous, suivant sa taille, te grandit.
Je puis, si je le veux, te mettre en interdit;
J’aime mieux t’attirer, moi centre, dans ma sphère,
Te couvrir de splendeur et d’aurore, et te faire
Roi près de l’empereur, astre près du soleil.
Ton pennon couronné sera presque pareil
A ma bannière, alors qu’on tremble, et que la terre
Se courbe et cherche à fuir sous mon cri militaire,
Et qu’on voit s’envoler dans l’orage en avant
L’hydre noire au bec d’aigle ouvrant son aile au vent!
Welf, obéis. Je suis celui qui tient le globe.
J’ai la guerre et la paix dans les plis de ma robe.
Je t’offre la Hongrie, un royaume. Veux-tu?
Silence dans la tour. Fanfare. L’empereur se range près du roi et du duc. Paraît une grande croix d’or à trois branches. Derrière le porte-croix, qui est habillé de violet, vient, sur une mule blanche, un vieillard vêtu de blanc, qui a la tiare en tête. Il est seul, sans gardes. Le porte-croix s’arrête. La fanfare se tait. Le vieillard parle à la tour.
SYLVESTRE.
Deux mains jointes font plus d’ouvrage sur la terre
Que tout le roulement des machines de guerre.
César est grand; mais Christ, à la douceur enclin,
Près de l’homme de pourpre a mis l’homme de lin.
Je suis le Père. En moi la lumière se lève,
Et ce que l’empereur commence, je l’achève;
Il absout pour la terre, et j’absous pour le ciel.
Le grand césar ne peut rien donner d’éternel.
Il t’offre une couronne, et moi je t’offre une âme;
La tienne. En t’isolant, comme en un schisme infâme,
Triste excommunié, tu l’as perdue, hélas!
Je te la rends. Frémis, vieillard, tu reculas
Vers Satan, et tu fis outrage au ciel propice
Quand tu mis entre nous et toi ce précipice.
Fils, veux-tu regagner ta part du paradis,
Rentrer chez les élus, fuir de chez les maudits;
Cède à moi qui suis pape, héritier des apôtres.
Un homme paraît entre deux créneaux au haut de la tour. Il est tout habillé de fer. Sa barbe blanche passe sous sa visière baissée. Il se découpe en noir sur le fond de neige de la montagne. La nuit commence à tomber.
SCÈNE III.
Les Mêmes, WELF.
WELF, du haut de la tour.
Je hais ton glaive, ô duc. Je hais ton sceptre, ô roi.
César, je hais ton globe impérial. Et toi,
Pape, je ne crois pas à tes clefs. Qu’ouvrent-elles?
Des enfers. Tu mens, pape, et tes fureurs sont telles
Que Rome est le cachot du Christ, je te le dis.
Et pour voir en toi l’homme ouvrant le paradis,
Le père, j’attendrai, pape, que tu détèles
Tous ces hideux chevaux, Guerre aux rages mortelles,
Haine, Anathème, Orgueil, Vengeance à l’œil de feu,
Monstres par qui tu fais traîner le char de Dieu!
Les chevriers, qu’on voit rôdant de cime en cime,
Sont de meilleurs pasteurs que vous, prêtres; j’estime
Plus que vos crosses d’or d’archevêque ou d’abbé,
Leur bâton d’olivier sauvage au bout courbé.
Bénis soient leurs troupeaux paissant dans les cytises!
Oui, les femmes font faire aux hommes des sottises,
Roi d’Arles; mais j’ai, moi, c’est pourquoi je suis fort,
Pour épouse ma tour, pour amante la mort.
En guise de clairon l’ouragan m’accompagne.
Que peux-tu donc m’offrir qui vaille ma montagne,
César, roi des romains et des bohémiens?
Quand tu me donnerais ton aigle! J’ai les miens.
Que venez-vous chercher? Qu’est-ce qui vous amène?
Rois, je suis dans ces bois la seule face humaine.
La terre sait vos noms et les mêle à ses pleurs.
Vous êtes des preneurs de villes, des voleurs
De nations, les chefs de l’éternel pillage.
Que voulez-vous de moi? Je n’ai pas un village.
Vous êtes ici-bas les semeurs de l’effroi.
Le genre humain subit le duc, souffre le roi;
Tu l’opprimes, césar; saint-père, tu le pilles.
Vos lansquenets font rage, et violent les filles
Qui plongent leurs bras blancs dans le van plein de blé;
Il semble, tant par vous l’univers est troublé,
Que l’air manque aux humains et la rosée aux plantes;
Sur la sainte charrue on voit vos mains sanglantes.
Rien n’ose croître, et rien n’ose aimer. Moi je suis
Un spectre en liberté songeant au fond des nuits.
Vous êtes des héros faisant des faits célèbres.
Est-ce que j’ai besoin de vous dans mes ténèbres?
Je n’ai rien. Pas un homme auprès de moi ne vit.
On trouve dans ces monts l’air que rien n’asservit,
Le ravin, le rocher, des ronces, des cavernes,
Des lacs tristes, pareils aux antiques avernes,
Le bois noir, le vieux mur par les hiboux choisi,
Le nuage, et c’est tout. Qui vous attire ici?
Pourquoi venir? C’est donc pour me prendre de l’ombre?
Moi, baron dans ma tour, larve dans un décombre,
Je garde ce désert terrible, et j’en ai soin.
L’immense liberté du tonnerre a besoin
De gouffres, de sommets, d’espaces, de nuées
Sans cesse par le vent de l’ombre remuées,
D’azur sombre, et de rien qui ressemble à des rois,
Si ce n’est pour tomber sur leur tête. Je crois
En Dieu. Prêtre, entends-tu? Quoi! ce bois où nous sommes
Tente les rois! Les rois n’ont pas assez des hommes!
Mais contentez-vous donc, compagnons couronnés,
De ce tas de vivants que vous exterminez!
Je possède ce mont, et ce mont me possède;
Il m’abrite, et sur lui je veille. Ainsi l’on s’aide.
Moi, je suis l’âme, et vous, vous êtes les démons.
Je descends des géants qui, marchant sur les monts,
Et les pressant du pied, faisaient jaillir des marbres
Les sources au-dessus desquelles sont les arbres.
Puisqu’autour du sommet superbe tout s’éteint,
Puisque la bête brute, en son auguste instinct,
Proteste, alors que l’homme à plat ventre se couche,
Ah! puisque rien n’est libre à moins d’être farouche,
De mes noirs sangliers, de mes ours, de mes loups,
Vous n’approcherez pas, princes; j’en suis jaloux.
Messeigneurs, savez-vous pourquoi? C’est que ces bêtes,
Ces êtres lourds et durs, ces monstres, sont honnêtes.
Ils n’ont pas de Séjan, ils n’ont pas de Rufin;
Leur cruauté n’est pas le crime, c’est la faim.
Vous, rois, dans vos festins, au bruit sacré des lyres,
Gais, couronnés de fleurs, échangeant des sourires,
Pour usurper un trône, ou même sans raison,
Vous vous versez les uns aux autres du poison;
Vos poignards emmanchés de perles font des choses
Horribles, et, parmi les lauriers et les roses,
Teints de sang, vous restez éblouissants toujours;
Moi, je choisis les loups, et j’aime mieux les ours;
Et je préfère, rois qu’un vil cortége encense,
A vos crimes riants leur féroce innocence.
Allez-vous-en.—Fuyez. Quoi! ne sentez-vous pas
Tout un hérissement fauve autour de vos pas!
Vous bravez donc, puissants aveugles, le murmure
Qui répond dans l’abîme au bruit de mon armure,
L’amour qu’a pour moi l’ombre, et l’appui que j’aurais
Dans la virginité des profondes forêts.
J’ai sous ma garde un coin de paradis sauvage,
Un mont farouche et doux. Ici point de ravage
Montrant que l’homme fut heureux dans ces beaux lieux;
Point de honte montrant qu’il y fut orgueilleux.
L’onde est libre, le vent est pur, la foudre est juste.
Rois, que venez-vous faire en ce désert auguste?
Le gouffre est noir sans vous, sans vous le ciel est bleu,
N’usurpez pas ce mont; je le conserve à Dieu.
Rois, l’honneur exista jadis. J’en suis le reste.
C’est bien. Partez. S’il est un bruit que je déteste,
C’est le bourdonnement inutile des voix.
Il disparaît.
CYADMIS.
HUG.
Traînons une baliste. Apportons les échelles,
A l’assaut!
OTHON.
SYLVESTRE, montrant le précipice.
Vous ne franchirez pas cet abîme. Vos ponts
Ne pourront au roc vif enfoncer leurs crampons.
Les torrents dans ce trou tombent. Et votre armée,
Comme eux, en y croulant, y deviendra fumée.
CYADMIS, regardant.
HUG, se penchant.
OTHON, regardant et reculant.
CYADMIS, touchant le rocher.
OTHON, à Sylvestre.
SYLVESTRE.
La nuit vient. Et le temps qui s’écoule est pour nous.
Cachez dans le ravin des gardes à genoux.
Faites le guet.
Tous s’en vont. Il ne reste que des pointes de piques presque indistinctes dans un pli du ravin. Il commence à neiger. Crépuscule. Noirceur croissante de la tour et de la montagne. Un enfant paraît dans un coude du rocher. C’est une petite fille, pieds nus, en haillons; une mendiante. Elle vient du côté opposé à celui par où les rois sont sortis. Elle se traîne dans la neige, qui s’épaissit. Elle regarde autour d’elle avec inquiétude, et monte péniblement la pente qui mène au bord du précipice. Profond silence. Les pointes des piques restent immobiles.
SCÈNE IV.
UNE MENDIANTE, ENFANT.
LA MENDIANTE.
Du bruit? Je crois que c’est une cloche qui sonne.
Non, c’est le vent.
Apercevant la tour.
Frissonnant.
Jésus!
Avançant.
Aller plus loin?
Regardant dans le précipice.
Grelottant.
Pourtant je crois bien voir en face une maison.
Non, c’est noir.
Songeant.
Parce que vous allez dans les champs toute seule?
Mon Dieu, j’ai peur! Et puis les loups ouvrent la gueule
Et marchent dans les bois avec les revenants.
Où suis-je? Cette route est pleine de tournants.
J’ai perdu mon chemin. Ce n’est plus que des pierres.
Si j’essayais un peu de dire mes prières?
Regardant le burg.
Pris pour un mur. Je meurs! Ah! je n’ai pas mangé.
J’ai les pieds écorchés par les cailloux. Ma mère!
WELF, paraissant entre les créneaux.
SCÈNE V.
LA MENDIANTE, WELF.
WELF, tournant une lanterne sourde vers le précipice.
LA MENDIANTE.
WELF, regardant.
LA MENDIANTE.
WELF.
LA MENDIANTE.
WELF.
LA MENDIANTE.
WELF.
LA MENDIANTE.
Voilà tout.
WELF.
N’as-tu pas rencontré des gens armés?
LA MENDIANTE.
WELF.
Devant l’ours.
LA MENDIANTE.
Devant moi, je mendie, et le temps est mauvais,
Je voudrais me chauffer devant la cheminée,
Et je n’ai pas mangé de toute la journée.
WELF.
Dormir sur un bon lit à côté d’un bon feu.
La montagne est l’aïeule et je suis le grand-père.
Le burg sera ton nid comme il est mon repaire.
Le brasier, qui devait chasser les bataillons,
Va faire mieux encore et sécher tes haillons;
Au lieu de voir, devant sa flamme, tout l’empire
Reculer effrayé, je te verrai sourire.
Dieu soit béni! je n’ai pas fait mon feu pour rien.
Cela commençait mal et cela finit bien.
Ah! tu t’en allais donc sans savoir où, perdue,
Ne voyant que du noir dans toute l’étendue!
Il ne sera pas dit, ma fille, qu’à ton cri,
Le vieux roc foudroyé ne s’est pas attendri.
Dans la grande montagne entre, pauvre petite;
Et sois chez toi. Je vais baisser le pont.
Il disparaît. La lumière descend de meurtrière en meurtrière. Le pont commence à s’abaisser. On voit la lumière entre les barreaux de la herse. La herse se lève, le pont se baisse et rejoint le bord du précipice. Welf, la lanterne à la main, traverse le pont et vient à l’enfant.
L’enfant prend la main de Welf. Mouvement dans les piques. Clameurs dans le ravin. Des soldats sortent d’une embuscade et se précipitent sur Welf. Cyadmis est à leur tête.
SCÈNE VI.
Les Mêmes, CYADMIS, Soldats, puis les Gens du peuple.
CYADMIS, l’épée nue.
Tous sur lui!
Welf est saisi. Il se débat. On le garrotte. Le pont est occupé. Le burg est envahi. La forteresse s’emplit de soldats portant des torches. Cyadmis regarde avec triomphe Welf enchaîné et silencieux.
LA MENDIANTE, joignant les mains devant Welf.
LES SOLDATS.
CYADMIS.
Accourent les bourgeois et les paysans du commencement.
Ils se groupent autour de Welf prisonnier.
LE BOURGEOIS.
LE PAYSAN.
Prise au miroir.
LE BOURGEOIS.
LE VIEILLARD.
L’ÉTUDIANT.
Le roi!
LE BOURGEOIS.
LE PAYSAN.
LE VIEILLARD, regardant Welf garrotté.
LE BOURGEOIS.
Il est petit.
LE PAYSAN, au bourgeois.
LE BOURGEOIS.
Les hommes, passe encor.
LE VIEILLARD.
L’ÉTUDIANT.
LE VIEILLARD.
C’est ridicule.
LE BOURGEOIS.
Je le vaux. A bas Welf!
LE PAYSAN.
LE BOURGEOIS.
Huées et ricanements autour de Welf.
WELF.
LE POËTE, A WELF.
Et pardonne. La foule ingrate et vaine existe,
Elle livre quiconque est par le sort livré,
Et raille d’autant plus qu’elle a plus admiré.
Que ton souvenir reste à la sombre vallée,
Qu’on entende pleurer la source inconsolée,
Que l’humble oiseau t’appelle et te mêle à son chant,
Et que le grand œil bleu des biches te cherchant
Se mouille et soit rempli de lueurs effarées.
Si la mer prononçait des noms dans ses marées,
O vieillard, ce serait des noms comme le tien.
Tu fus l’ami, l’appui, le tuteur, le soutien
En haut, de l’arbre immense, en bas, du frêle arbuste.
Un jour les voyageurs sur ton rocher robuste
Monteront, et, penchés, tâcheront de te voir,
Vaincu superbe, au fond du précipice noir,
Et leurs yeux chercheront ton fantôme sublime
Sous l’entre-croisement des branches dans l’abîme.