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La Légende des siècles tome II

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IV
MASFERRER

Or dans ce même temps, du Llobregat à l’Ebre,
Du Tage au Cil, un nom, Masferrer, est célèbre;
C’est un homme des rocs et des bois, qui vit seul;
Il prend l’ombre des monts tragiques pour linceul;
Avant d’être avec l’arbre, il était avec l’homme;
Comme un loup refusant d’être bête de somme,
Fauve, il s’est du milieu des vivants évadé,
Au hasard, comme sort du noir cornet le dé;
Et maintenant il est dans la montagne immense;
Sa zone est le désert redoutable; où commence
La semelle des ours marquant dans les chemins
Des espèces de pas horribles presque humains,
Il est chez lui. Cet être a fui dès son jeune âge.
De l’énormité sombre il est le personnage;
Il rit, ayant l’azur; ses dents au lieu de pain
Cassent l’amande huileuse et rance du sapin;
La montagne, acceptant cet homme sur les cimes,
Trouve son vaste bond ressemblant aux abîmes,
Sa voix, comme les bois et comme les torrents,
Sonore, et de l’éclair ses yeux peu différents;
De sorte que ces monts et que cette nature
Se sentent augmentés presque de sa stature.
Il va du col au dôme et du pic au vallon.
Le glissement n’est pas connu de son talon;
Sa marche n’est jamais plus altière et plus sûre
Qu’au bord vertigineux de quelque âpre fissure;
Il franchit tout, distance, avalanches, hasards,
Tempêtes, précédé d’une fuite d’isards;
Hier, il côtoyait Irun; aujourd’hui l’aube
Le voit se refléter dans le vert lac de Gaube,
Chassant, pêchant, perçant de flèches les hérons,
Ou voguant, à défaut de barque et d’avirons,
Sur un tronc de sapin qui flotte et qu’il manœuvre
Avec le mouvement souple de la couleuvre.
Il entre, apparaît, sort, sans qu’on sache par où;
S’il veut un pont, il ploie un arbre sur le trou;
La façon dont il va le long d’une corniche
Fait peur même à l’oiseau qui sur les rocs se niche.
A-t-il apprivoisé la rude hostilité
Du vent, du pic, du flot à jamais irrité,
Et des neiges soufflant en livides bouffées?
Oui. Car la sombre pierre oscillante des fées
Le salue. Il vit calme et formidable, ayant
Avec la ronce et l’ombre et l’éclair flamboyant
Et la trombe et l’hiver de farouches concordes.
Armé d’un arc, vêtu de peaux, chaussé de cordes,
Au-dessus des lieux bas et pestilentiels,
Il court dans la nuée et dans les arcs-en-ciels.
Il passe sa journée à l’affût, l’arbalète
Tendue à la cigogne, au gerfaut, à l’alète,
Suit l’isard, ou, pensif, s’accoude aux parapets
Des gouffres sur les lacs et les halliers épais,
Et songe dans les rocs que le lierre tapisse,
Tandis que cet enfer qu’on nomme précipice,
Faisant vociférer l’eau dans le gave amer,
Dans la forêt la terre et dans l’ouragan l’air,
Emploie à blasphémer trois langues différentes.
Avec leurs rameaux d’or et leurs fleurs amarantes,
La lande et la bruyère au reflet velouté
Lui brodent des tapis gigantesques l’été.
Pour la terre, il s’éloigne, et, pour l’astre, il s’approche.
Il avait commencé par bâtir sur la roche,
A la mode des rois construisant des donjons,
Un bouge qu’il avait couvert d’un toit de joncs,
Ayant l’escarpement pour joie et pour défense;
Car l’abîme l’enivre, et depuis son enfance
Qu’il erre plein d’extase et de sublime ennui,
Il cherche on ne sait quoi de grand qui soit à lui
Dans ces immensités favorables à l’aigle.
L’ouragan emporta sa cabane.—Espiègle!
Dit l’homme, en regardant son vieux toit chassieux
S’en aller à travers les foudres dans les cieux.
A cette heure, parmi les crevasses bourrues
Pleines du tournoiement des milans et des grues,
Un repaire, ébauchant une ogive au milieu
D’une haute paroi toute de marbre bleu,
Souterrain pour le loup, aérien pour l’aigle,
Est son gîte; le houx, l’épi barbu du seigle,
L’ortie et le chiendent encombrent l’antre obscur,
Sorte de trou hideux dans un monstrueux mur;
Au-dessus du repaire, au haut du mur de marbre,
Se tord et se hérisse une hydre de troncs d’arbre;
Cette espèce de bête immobile lui sert
A retrouver sa route en ce morne désert;
On aperçoit du fond des solitudes vertes
Ce nœud de cous dressés et de gueules ouvertes,
Penché sur l’ombre, ayant pour rage et pour tourment
De ne pouvoir jeter au gouffre un aboiement.
L’antre est comme enfoui dans les ronces grimpantes;
Parfois, au loin, le pied leur manquant sur les pentes,
Dans l’entonnoir sans fond des précipices sourds,
Comme des gouttes d’encre on voit tomber les ours;
Le ravin est si noir que le vent peut à peine
Jeter quelque vain râle et quelque vague haleine
Dans ce mont, muselière au sinistre aquilon.
Un titan enterré dont on voit le talon,
Ce dur talon fendu d’une affreuse manière,
Voilà l’antre. A côté de la haute tanière,
Un gave insensé gronde et bave et coule à flots
Dans le gouffre, parmi les pins et les bouleaux;
L’antre au bord du torrent s’ouvre sur l’étendue;
La chute est au-dessous. Quand la neige fondue
Et la pluie ont grossi les cours d’eau, le torrent
Monte jusqu’à la grotte, enflé, hurlant, courant,
Terrible, avec un bruit d’horreur et de ravage,
Et familièrement entre chez ce sauvage;
Et lui, laissant frémir les grands arbres pliés,
Profite de l’écume et s’y lave les pieds.
Dans un grossissement de brume et de fumée,
Entouré d’un nuage obscur de renommée,
Quoique invisible au fond de ses rocs, mais debout
Dans son fantôme allant, venant, dominant tout,
Cet homme s’aperçoit de très loin en Espagne.
Chacun des rois a pris sa part de la montagne.
Fervehan a Lordos, Bermudo Cauterez;
Sanche a le Canigo, pic chargé de forêts
Que blanchit du matin la clarté baptismale;
Padres a la Prexa, Juan tient le Vignemale;
Sforon est roi d’Urgel, Blas est roi d’Obité;
La part de Masferrer s’appelle Liberté.
Pas un plus grand que lui sur ces monts ne se pose.
Qu’est-ce que ce géant? C’est un voleur. La chose
Est simple; tout colosse a toujours deux côtés;
Et les difformités et les sublimités
Habitent la montagne ainsi que des voisines.
Le prodige et le monstre ont les mêmes racines.
Monstre, jusqu’où? Jamais de pas vils et rampants;
Jamais de trahisons, jamais de guets-apens;
Masferrer attaquait tout seul des groupes d’hommes.
Au pâle rustre allant vendre au marché ses pommes,
Il disait: Va! c’est bien! Il laissait volontiers
Aux pauvres gens, tremblant la nuit dans les sentiers,
Leur âne, leur cochon, leur orge, leur avoine;
Mais il se gênait moins avec le sac du moine;
Il n’écrasait pas tout dans ce qu’on nomme droit;
Si quelqu’un avait faim, si quelqu’un avait froid,
Ce n’était pas son nom qui sortait de la plainte;
La malédiction, cette voix fauve et sainte,
Ne le poursuivait point dans son farouche exil;
Aux actions des rois il fronçait le sourcil.
Un jour, devant un fait lugubre et sanguinaire:
—Ces hommes sont méchants, et plus qu’à l’ordinaire,
Cria-t-il. A-t-il donc neigé rouge aujourd’hui?—
Les rois déshonoraient la montagne; mais lui
N’importunait pas trop l’ombre du grand Pélage.
Voilà ce que disaient de lui dans le village
Les pâtres de Héas et de l’Aquatonta.
Du reste confiant et terrible. Il lutta
Tout un jour contre un ours entré dans sa tanière;
L’ours, l’ayant habitée à la saison dernière,
La voulait; vers le soir l’ours fatigué râla.
—Soit, nous continuerons demain matin. Dors là,
Dit l’homme. Il ajouta:—Fais un pas! je t’assomme!
Puis s’endormit. Au jour, l’ours, sans réveiller l’homme,
Et se souciant peu de la suite, partit.
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