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La Légende des siècles tome II

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V
LE CASTILLO

Noir ravin. Hors un coin vivant où retentit
Dans la forêt le son des buccins et des sistres,
Tout est désert. Halliers, bruit de feuilles sinistres,
Tristesse, immensité; c’est un de ces lieux-là
Où se trouvait Caïn lorsque Dieu l’appela.
Le Caïn qui se cache en cette ombre est de pierre,
C’est un donjon. Des gueux à la longue rapière
Le gardent; des soudards sur ses tours font le guet.
Il date du temps rude où Rollon naviguait.
A quelque heure du jour qu’on le voie, il effraie;
Quelque couleur qu’il prenne, il convient à l’orfraie;
S’il est noir, c’est la nuit; s’il est blanc, c’est l’hiver.
L’archer fourmille là comme au cercueil le ver.
Dans la tour, une salle aux murailles très hautes.
Avec ses grands arceaux qui sont comme des côtes,
Cette salle, où pétille un brasier frémissant,
Écarlate de flamme, a l’air rouge de sang.
Ouvrez Léviathan, ce sera là son ventre.
Cette salle est un lieu de rendez-vous.
Au centre,
Autour d’un tréteau vaste où fument tous les mets,
Perdrix, pluviers, chevreuils tués sur les sommets,
Mouton d’Anjou, pourceau d’Ardenne ou de Belgique,
Des hommes radieux font un groupe tragique;
Ces hommes sont assis, parlant, buvant, mangeant,
Sur des chaires d’ivoire aux pinacles d’argent,
Ou sur des fronts de bœuf, entre les larges cornes.
Leur rire monstrueux et fou n’a pas de bornes;
Leur splendeur est féroce, et l’on voit sortir d’eux
Une sorte de lustre implacable et hideux;
Le nœud de perles sert d’agrafe aux peaux de bêtes;
Ils sont comme éblouis de guerre et de tempêtes;
Tous, le jeune homme blond et le vieillard barbu,
Causent, chantent, beaucoup de vin chaud étant bu,
De la fin du repas la nappe ayant les rides;
Chasseurs vertigineux ou bûcherons splendides,
Chacun a sa cognée et chacun a son cor;
L’âtre fait flamboyer leurs torses couverts d’or;
La flamme empourpre, autour de la table fournaise,
Ces hommes écaillés de lumière et de braise,
Étranges, triomphants, gais, funèbres, vermeils;
D’un ciel qui serait tombe ils seraient les soleils.
Ce sont les rois,
Ce sont les princes de l’embûche
Gigantesque où le nord de l’Espagne trébuche,
Les seigneurs du glacier, du pic et du torrent,
Les vastes charpentiers de l’abatage en grand,
Les dieux, les noirs souffleurs des trompes titaniques
D’où sortent les terreurs, les fuites, les paniques.
Germes du maître altier que l’avenir construit,
Semences du grand trône encor couvert de nuit,
Grains de ce qui sera plus tard le roi d’Espagne,
Ils sont là. C’est Pancho que la crainte accompagne,
Genialis, Sforon qu’Urgel a pour fardeau,
Gildebrand, Egina, Pervehan, Bermudo,
Juan, Blas le Captieux, Sanche le Fratricide;
Le vieux tigre, Vasco Tête-Blanche, préside.
Près de lui, deux géants, Padres et Tarifet;
L’armure de ceux-ci, dans les récits qu’on fait,
Avec le plomb bouillant de l’enfer est soudée,
Et les clous des brassards sont longs d’une coudée.
Au bas bout de la table est Gil, prince de Gor,
En huque rouge avec la chapeline d’or.
Cependant le haillon sur leur pourpre se fronce;
Ce sont des majestés qui marchent dans la ronce;
La montagne est là toute avec son fauve effroi,
Ils sont déguenillés et couronnés; tel roi
Qui commence en fleurons finit en alpargates.
Vases, meubles, émaux, onyx, rubis, agates,
Argenterie, écrins étincelants, rouleaux
D’étoffes, se mêlant l’un à l’autre à longs flots,
Tout ce qu’on peut voler, tout ce dont on trafique,
Fait dans un coin un bloc lugubre et magnifique;
Rien n’y manque; ballots apportés là d’hier,
Joyaux de femme avec quelque lambeau de chair,
Lourds coffres, sacs d’argent; tout ce tas de décombres
Qu’on appelle le tas de butin.
Dans les ombres
Marche et se meut l’armée horrible des sierras;
Secouant des tambours, courant, levant les bras,
Des femmes, qu’effarouche une sombre allégresse,
Avec des regards d’ange et des bonds de tigresse,
Tâchant de faire choir les piastres de leur main
A force de seins nus, de fard et de carmin,
Dansent autour des rois; car ils sont les Mécènes
De la jupe effarée et des groupes obscènes.
Parmi les femmes, deux, l’une grande aux crins blonds,
L’autre petite avec des colliers de doublons,
Toutes deux gitanas au flanc couleur de brique,
Mêlent une âpre lutte au bolero lubrique;
La petite, ployant ses reins, tordant son corps,
Rit et raille la grande, et la géante alors
Se penche sur la naine avec gloire et furie,
Comme une Pyrénée insulte une Asturie.
La cheminée, où sont creusés d’étroits grabats,
Remplit un pan de mur du haut jusques en bas;
On voit sur le fronton saint George, et sur la plaque
Le combat d’un satyre avec un brucolaque.
Autour de ces rois luit le pillage flagrant.
Le deuil, les campagnards par milliers émigrant,
La plaine qui frémit, l’horizon qui rougeoie,
Les pueblos dévastés et morts, voilà leur joie.
C’est de ces noirs seigneurs que la misère sort.
Peut-être ce pays serait prospère et fort
Si l’on pouvait ôter à l’Espagne l’épine
Qu’elle porte au talon et qu’on nomme rapine.
De ce dont ils sont fiers plus d’un serait honteux;
Ils sont grands sur un fond d’opprobre; devant eux
Des parfums allumés fument; cet encens pue.
Du reste, arceaux géants, colonnade trapue;
Des viandes à des crocs comme dans un charnier;
La même joie allant du premier au dernier;
Plus de cris que le soir au fond des marécages;
D’affreux chiens-loups gardant des captifs dans des cages
Dans un angle un gibet; partout le choc brutal
Du palais riche, heureux, joyeux, contre l’étal.
Les murs ont par endroits des trous où s’enracine
Un poing de fer portant un cierge de résine.
Vaguement écouté par Blas et Gildebrand,
Un pâtre, près du seuil, sur le sistre vibrant,
Chante des montagnards la féroce romance;
Et des trois madriers brûlant dans l’âtre immense
Il sort tout un dragon de flamme, ayant pour frein
Une chaîne liée à deux chenets d’airain.
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