← Retour

La mère et l'enfant

16px
100%

CHAPITRE DEUXIÈME

J'ai bien mal parlé de toi, ma bonne maman. Il me semble qu'on doit le sentir. J'ai parlé des mères ordinaires qui sont des femmes merveilleuses, avec des mains pour les langes, mais j'ai mal parlé de toi, ma bonne mère au bonnet blanc, qui vivais auprès de moi comme auprès de quelque chose d'essentiel. Il n'y a pas assez de bonheur dans mes phrases, pas assez de piété dans mes sentiments. Y a-t-il même assez de bonté pour plaire à ton cœur? Oh! maman, je voudrais mettre ici des mots blancs comme ton bonnet, des idées pures comme ton front, des émotions simples comme ton corsage et l'image d'une vie de travail qui fît penser à ton tablier bleu! Je voudrais surtout qu'il y eût tout plein d'amour pour toi afin que chacun dise:

—Sa mère était si bonne qu'il l'aimait par-dessus tout au monde.

Ceci, je voudrais que chacun le dise. Mais je voudrais encore que tu penses:

—Mon fils est un bon fils qui m'aime et qui parle de moi.

Et ce livre, maman, je l'écris pour que tes mains le touchent, pour que tes yeux le lisent, et pour qu'il plaise à ton cœur.

Lorsque j'avais deux ans, maman, tu étais forte comme une force de Dieu, tu étais belle de toutes sortes de beautés naturelles, tu étais douce et claire comme une eau courante. Tu étais pour moi la plus complète représentation du monde. Je te vois et je te sens. Tu ressembles à la terre facile et calme de chez nous qui s'en va, coteaux et vallons, avec des champs et des prés de verdure. Tu prends ton enfant sur ton sein, tu le caresses, tu es bienfaisante, et c'est bon comme lorsqu'un homme, un dimanche soir d'été, se couche à l'ombre d'un chêne. Il m'est impossible d'imaginer le monde sans toi. Tu es le ciel qui s'étend au-dessus de nous, frère bleu de la plaine. Tu es là, autour de mon cœur, avec un amour également bleu et qui va plus loin que l'horizon. Je pense que la vie est heureuse et légère, qui met auprès de nous une mère attentive. Une mère attentive qui nous regarde, une mère délicate qui nous sourit, une mère forte qui nous prend par la main. Je pensais à bien d'autres choses encore, que je ne sais plus. Tu étais surtout, maman, un large fleuve tranquille qui se promène entre deux rives de feuillages, sous des cieux calmés. J'étais une barque neuve qui s'abandonne au beau fleuve et qui a l'air de lui dire: Emmène-moi, beau fleuve, où tu voudras. J'ai mis ma vie sur la tienne parce que je sais que tu connais de beaux pays où l'on se trouve heureux. Et tel j'allais. Et je voyais le monde en passant parce qu'il se mirait dans ton sein.

Maman, je te regarde avec attention. Comme on le dit dans nos pays, mes yeux s'ouvrent comme des portes de grange. C'est pour laisser passer ton image, semblable au chariot de foin qui nourrira les excellentes bêtes de l'étable. Tu entres en moi avec ton visage, tes vêtements et tes gestes, et tu t'y installes à jamais, et tu es chez toi, dans une maison que tu ordonnas. On y voit ton bonnet blanc qui te coiffe, comme un toit modeste la maison d'un bon homme, ton corsage noir où des aiguilles sont piquées, ton tablier bleu, de travail et de simplicité. On y voit tes jupes aussi, tes pauvres jupes couleur des choses et qui ne craignent pas la poussière. Voilà, maman, et je comprends que si tu n'es pas parée, c'est parce que la vie des femmes se compose de besognes plutôt que de toilettes. Je comprends, c'est-à-dire que j'amasse les éléments qui aujourd'hui me font comprendre. Et je me dis encore que le costume que tu portes, c'est l'uniforme des mères.

Maman! Tu marches au milieu des choses. Je vois des objets que tu ranges, d'autres que tu époussètes et des meubles dont tu prends soin. Je ne comprends pas bien ce que cela signifie, mais je comprends que c'est une tâche importante et difficile. Rangements, soins domestiques, simples besognes de nos mères, de l'aube au soir c'est vous dans la maison! Vous passez sur la cheminée, sur les meubles et partout, vous accompagnez maman comme une qualité nous accompagne. Vous établissez une harmonie claire entre les chaises, la table, les lits, l'armoire, simples choses, et qui est si belle que l'on ne concevrait pas qu'il en fût une autre. Oh! ne croyez-vous pas que c'est comme ceci, la place de nos meubles, et qu'un rien troublerait leur harmonie comme un rien troublerait l'harmonie de l'Univers. N'est-ce pas, il y a le Bon Dieu du monde, mais une mère, c'est le Bon Dieu de la maison.

Mais surtout, maman, tu étais ma citadelle. Magnifique et calme tu te tiens debout sur la colline et ton enfant n'a pas peur lorsqu'il va dans la vallée. Pourtant tu n'es pas une forteresse aux grands murs et compliquée pour la défense, non, et tu n'as pas cet air grondant des remparts pleins de canons. Mais tu te dresses sur la colline, robuste et grave comme un guerrier, et assurée. L'on voit que tu es là et l'on se dit: C'est là-haut celle qui domine la campagne et qui garde son petit contre les méchants. Je me rappelle encore qu'il y a dans notre église un grand saint Georges à l'épée auprès d'une petite cathédrale. Il me semble que tu portes dans tes mains la forte épée du grand saint. Et moi, cathédrale, je laisse chanter les petits Jésus de mon cœur: le mal ne peut pas venir lorsque veille le grand saint Georges.

J'avais deux ans et demi, maman. C'est l'âge essentiellement clair où les petits enfants se promènent dans la vie avec des lueurs. Ils ont de jolis désirs qui les emportent comme des feux follets dans la plaine. Ils courent sans savoir pourquoi auprès des gens et des voitures, ils s'arrêtent capricieusement, non pas parce qu'ils sont fatigués, mais parce qu'il faut bien s'arrêter quelque part. Vois-tu, maman, ils sont sauvages. Sauvages, ô petits sauvages, vous êtes bien doux aussi et vous vous arrêtez comme les feux follets au pied des croix pour vous prosterner aux pieds de Dieu. Vous accourez vers votre mère, vous mettez la tête dans ses jupes et, fermant les yeux, vous vous sentez tout couverts de tendresse. Un enfant de deux ans et demi est fait avec du mouvement, des rires et de l'amour.

Il s'éveille à sept heures du matin. Il semble venir de très loin et cela fait penser que la nuit est une vieille femme qui, chaque soir, engloutit les petits enfants. Mais lorsque son âme mobile revient à la vie, bien vite elle s'harmonise avec le soleil rajeuni. Il ignore que l'on peut vivre de beaux instants, assis ou couché, à condition de penser à des choses. La vie consiste à jouer des pieds et des mains dans la maison, dans la rue ou dans les champs. C'est aussi ce que croient les animaux, et ils n'ont pas tout à fait tort, car Dieu nous a mis au monde pour que nous nous servions le plus possible de notre corps. Il veut se lever tout de suite, afin de ne pas perdre de temps. Maman, il faut te dépêcher: ton enfant, assis sur sa couche, n'est pas très patient. Tu n'avais pas encore remarqué que les enfants sont égoïstes, qui dérangent leurs mères des besognes importantes du ménage.

Il est levé: regardez-le. Sa grande chemise de nuit comme une tunique est décorative, mais il n'en a souci: il s'élance et bat le sol de ses pieds nus tandis que sa traîne le suit en balayant la maison: Petit fou, tu vas t'enrhumer. Sa mère court après lui, le saisit par un bras, l'entraîne, l'asseoit sur ses genoux, et il remue encore. Vous qui croyez à des nécessités, vous mettez gravement vos bas, sachant que pour vivre il faut avoir des bas. Mais lui ne connaît rien que le mouvement qu'il veut se donner, et pendant que sa mère lui met ses bas, il remue les jambes impatiemment. Ceci veut dire: Ne vois-tu pas que tu m'ennuies: j'ai des bras et des jambes, c'est assez; or, mon désir m'appelle, et c'eût été un bel instant de ma vie celui que tu consacres à me mettre des bas.

Dans la bonté matinale, les jeux des enfants de deux ans et demi brillent au soleil. Ils sont faits avec des pâtés de sable si l'enfant est sage, et avec des promenades ou des pas de course quand il est agité. Leur mouvement se compose de gestes maladroits qui se mêlent et s'embrouillent comme les sentiments d'une âme indécise, mais il est plein de vie comme les désirs d'une âme naissante. Petits pâtés avec des petits seaux: c'est une occupation sérieuse pour laquelle on s'assied et qui contient un peu d'esthétique: une esthétique de petits pâtés. Promenades et pas de course: c'est une occupation glorieuse comme celle d'un Monsieur Va-t'en-guerre, qui vous remue et qui vous donne un air crâne parce que vous êtes un bel homme utilisant son corps. Ces spectacles laissent au cœur une grande clarté, et lorsqu'une mère se les rappelle elle se dit qu'alors il faisait un bien beau temps. Elles ont raison, les mères, car tout cela, c'est un seul sentiment de soleil, d'innocence et de bonté.

Puis il faut manger la soupe. La soupe aussi est embêtante, qui vient prendre les petits aux moments de leur joie pour leur rappeler qu'il y a des actions nécessaires. Comprenez-vous: au beau milieu d'un enthousiasme on redescend au terre à terre de la soupe quotidienne. Un beau matin, alors qu'il faisait une expérience de chimie, on rappela à l'illustre Monsieur Pasteur que ce jour même il avait promis de se marier. Le bon savant dut penser: Voilà qui est désagréable et je voudrais bien que le mariage n'eût jamais été inventé. Semblablement l'enfant se dit: Au diable la soupe et ceux qui ont imaginé de la manger! Il se met à la besogne pourtant. Les enfants gâtés, à deux ans et demi, ne savent pas manger seuls. Alors, comme les petits oiseaux, ils ouvrent le bec et leur mère y met la pâtée. Mais ce qui est facile pour les petits oiseaux attentifs ne l'est point pour les petits enfants joueurs. Continuellement occupés d'autres choses, ils regardent partout et leur tête suit leurs yeux, si bien qu'une mère doit prendre garde pour ne pas mettre la cuiller dans le nez, dans l'oreille ou dans les yeux, au lieu de la mettre dans la bouche remuante.

Tout n'est pas fini qu'il s'échappe déjà; oh! qu'il n'aille pas trop loin, avec sa pauvre ignorance, au milieu de notre monde compliqué. Il y a des choses dangereuses: des voitures et des cailloux, des voitures aux roues méchantes et des cailloux qui vous attirent pour vous faire tomber. Et puis, le plus petit trou d'eau est un endroit de mort qui attend sa victime. Car la rue, comme une créature mauvaise, fait du mal aux petits enfants. Reste devant chez nous, auprès de moi, répète la mère. Elle est une gardienne. Maman, je l'ai dit, tu étais ma citadelle. Je ne voulais pas m'éloigner non plus, à cause de différentes peurs que j'avais. A deux ans et demi, je craignais les chats. Ils ne sont pas rassurants, eux qui sont pleins de mouvements vifs, et dont les dents et les griffes contiennent une méchanceté diabolique. Que l'un d'eux s'approche, j'accours vers maman sans lui avouer mes craintes, car nous avons notre fierté, et là, auprès des bonnes jupes, je sens qu'une main s'étend au-dessus de ma tête, qui repousse les dangers. Je n'étais pas bien tranquille non plus lorsque des mendiants passaient avec de grands sacs où il y a place pour les enfants déplaisants.

Tant d'hommes ont des intentions que l'on ne connaît pas. Visages enfermés dans des barbes épaisses, j'en voyais quelques-uns qui auraient pu me prendre et m'emporter je ne sais où. Parfois maman leur disait: Emmenez-le donc, vous me débarrasserez, mais je vous réponds que vous ne ferez pas une bonne acquisition. Je riais à moitié pour faire comme elle, mais je tremblais à moitié aussi parce qu'on ne sait pas ce qui peut arriver.

Je n'ai jamais été brave, ayant possédé toujours une grande imagination. C'est qu'en effet l'imagination nous montre la vie, de cieux, de femmes et de douleurs parée, qui nous font sentir la mort comme une caverne noire sans femmes et pleine d'oublis. On hésite à s'aventurer sur son chemin. Ainsi n'étaient point mes réflexions de petit enfant, mais je songeais pourtant à des supplices d'oreilles et de nez coupés, d'yeux crevés, de langues arrachées, à des captivités dans des armoires ou dans des sacs et à des bêtes féroces qui vous mordent pendant des années. Je me disais: Il faut te méfier. Les événements nous guettent, et quelque chose peut venir te prendre par le bras pour te conduire quelque part où tu serais très mal. Ne t'éloigne pas trop de ta mère qui saura te défendre.

Quand midi sonnait, heure de l'appétit, je ne me laissais pas appeler deux fois à déjeuner. Les bons exercices matinaux sur qui passe l'air frais des villages emplissent le corps de santé. J'ai faim, maintenant. Nous n'avons pas de grande chaise pour enfant, me voilà sur une chaise ordinaire et la table me vient au menton. Cela ne fait rien, puisqu'il s'agit de manger et non pas d'être à son aise. Et puis il ne disconvient pas qu'un objet manque dans une maison lorsque son absence nous apprend à nous gêner un peu. Mon père disait: Vois donc, il a l'air d'une petite grenouille qui sort la tête de l'eau. Tant pis, la petite grenouille est pleine d'appétit et il faut voir la joie de maman. Elle me met les bouchées dans la bouche et l'une suit l'autre. Elle pense: C'est bien heureux, et ce soir il aura de la force pour jouer et courir. Elle m'encourage: mange, mon petit, tu deviendras bien grand.

Mais après le repas je suis alourdi. On comprend alors combien est faible l'énergie d'un enfant. Il n'y a pas longtemps vous aviez devant vous un petit garçon éveillé qui tournait autour de vos jambes pour qu'à ses jeux vous joigniez les vôtres. Regardez-le maintenant, sur les genoux de sa mère, las et empâté, qui s'endort. Maman écarte ses ailes qui me couvent et agrandit son cœur qui s'apitoie. Elle m'aime davantage à me savoir fragile et lorsqu'elle me porte au lit, c'est en silence, avec une âme qui me protège, qui me sourit et qui tremble.

A trois heures, je m'éveille. L'après-midi s'étend sous le ciel calme et les heures se suivent, égales et glissantes, comme de belles personnes dorées. On les voit passer dans la rue et s'asseoir et s'avancer avec l'ombre. Tout est doux, et je vais jouer encore. Mon père fait des sabots et son bruit nous donne du courage. Maman coud sur notre seuil, bonne et appliquée. Je suis auprès d'elle avec deux petits pieds qui marchent et deux grands yeux qui regardent. Ils sont clairs ces soirs de mon village et me donnent un enseignement simple de la vie. Les bêtes, les voitures et les gens passent. Vous, chiens flâneurs, vous faites les quatre coins de la rue en inspectant les tas d'ordure comme des agents de la voirie. Vous m'inquiétez un peu, mais je pense qu'au fond, vous êtes des bêtes pacifiques qui ne pensent qu'à manger. Il y a les vaches aux grands pas solides qui marchent sans faire de manières. Les chevaux que l'on emmène chez le maréchal ferrant ont quatre jambes qui sautent. Mais j'aime surtout les petits cochons roses, parce qu'ils ont l'air d'être en jambon.

Il y a aussi les voitures à âne sur lesquelles sont assises une femme et une petite fille, et qui montent la côte si lentement qu'elles doivent s'ennuyer. Maman me surveille et craint que je n'aille me fourrer sous les roues. Mais il y a les voitures à cheval qui vont très vite et l'on comprend à leurs grelots que quelque chose d'important va passer. Alors maman a peur et m'appelle. Méfiez-vous, petits enfants, des voitures orgueilleuses, car elles vous feraient du mal pour montrer qu'elles en ont le pouvoir.

Et puis, j'ai des amis. Avec son grand tablier de cuir, son chapeau affalé et sa pomme d'Adam comme une pomme qu'il ne peut avaler, c'est Limousin le charron, qui se dandine et se balance. Il me fait rire, lorsqu'il se campe et, de sa voix qui lui passe par le nez: «Tu n'as pas l'air de t'ennuyer.» Il est grave, drôle et profond et l'on dirait Polichinelle énonçant une vérité. Je le vois marcher: ses bras écartés tiennent la largeur de la rue et ses grandes jambes sont cotonneuses et ses grands pas sont très lents.

Voici le vieil épicier aux lunettes et sa voiture à bâche et son âne blanc. Il sort sa tête de sous sa bâche et me regarde avec des yeux si familiers que je l'appelle mon oncle Charles. Il est un bon vieil épicier joyeux qui vend de l'huile et du chocolat dans la campagne et qui chemine doucement, parce qu'il ne désire rien. Je l'aime comme il faut aimer ceux qui conservent une voix gaie pour les petits enfants.

Mais au-dessus de tous, le maréchal ferrant est bon comme un grand-père. Lui, c'est mon vieux, et sa femme, c'est ma vieille, l'un avec sa grande barbe blanche et l'autre avec un bonnet sur sa tête riante. Ils habitent une maison noire et une forge calme où la soirée s'arrête et s'amuse comme une personne qui donne des coups de marteau sur une enclume. Que j'ai passé d'heures à leurs côtés! Mon vieux m'apprend deux ou trois choses réjouissantes qu'il connaît. D'abord, il m'enseigne des plaisanteries sur moi-même par lesquelles j'apprends qu'il fait bon vivre et se soigner. Il m'agace si je mange et me dit: «Ton ventre, c'est un bienheureux», ou bien: «As-tu fini de manger les confitures? Il faut te dépêcher. J'ai vu un chat qui rôde autour de la maison, et les chats sont des voleurs.» Je n'y crois pas beaucoup, mais l'amour des confitures et la peur des chats se combinent et me poussent vers maman. Elle me rassure: «Mais non, mon petit. Je suis à côté d'elles, avec un bâton pour les défendre, et quand le chat viendra, je le tuerai.—Oui, maman.» Il faut de grands châtiments pour les grands crimes, et je ne sais pas que la vie d'un chat vaut mieux qu'un peu de friandise. Je reviens trouver mon vieux: Ça n'est pas vrai. Petite confiance trompée, mon vieux en est ému. Alors il me saisit à pleins bras, puis avec sa bouche et sa barbe, il me baise à grands coups. Et sa bouche est molle et chaude, et sa barbe, comme les choses qui ont beaucoup vécu, est pleine de douceur.

C'est ainsi que les joies et les jours s'accompagnent et qu'un bonheur est dans la maison des miens. L'on s'asseoit, l'on se repose et l'on songe: notre petit garçon commence à se débourrer. Il marche couramment, il parle, il connaît des jeux et il comprend des histoires. Le monde lui entre dans les yeux et dans les oreilles. Il va dans la rue, devant notre maison et, comme une poule picore entre tous les pavés, il s'arrête et cueille quelque sensation des choses. La Vie l'entoure lorsqu'il se promène. Nous n'avons plus qu'à le laisser pousser. L'eau, le soleil et la terre le feront fleurir, puis il aura des fruits, car les hommes sont pareils aux arbres et portent des fruits qu'une créature de Dieu vient ramasser, afin d'assimiler un peu de leur substance.

Bons parents, ne vous endormez pas. Voici ce qui arriva au petit Auguste. Le petit Auguste avait trois ans et vivait en face de notre maison, chez ses parents, une vie délicate d'enfant malade. C'était une maladie de cœur qui le faisait pâle et bon. Il ne se promenait pas beaucoup dans la rue et ne courait pas et ne criait pas non plus, mais on le voyait auprès de sa mère, d'un air triste. On voudrait toujours les embrasser, ces enfants malades, et le petit Auguste plus que les autres, parce que le médecin avait dit qu'il était bien fragile. Ses parents le soignaient avec toutes sortes de précautions. Mais la Nature se rit de nous et nous en prépare un nouveau, lorsqu'elle nous désigne un danger.

Nous étions deux amis. Il mettait de l'animation dans ses manières et je mettais de la douceur dans les miennes. Il faut se promener quelquefois, alors je ralentissais mes pas pour ne pas le fatiguer pendant qu'il précipitait les siens pour ne pas me faire perdre de temps. Nous ne causions guère, mais chacun de nous était heureux d'être en face des événements accompagné d'un petit garçon de son âge.

Or il y avait une cave dans une ruelle voisine et dans cette cave était une fontaine où les femmes parfois lavaient leur linge. Il y venait un peu de lumière et c'était assez.

Un jour le petit Auguste dit:

—Ma maman est à la cave.

Nous partîmes. La cave nous attirait comme un beau spectacle. Maman du petit Auguste, je connais deux petits garçons qui seront contents de vous voir. Nous arrivons. La cave est toute noire. Nous marchons. Nous ne savions pas, nous, qu'il ne faut pas marcher dans l'ombre. Deux enfants sont là. Soudain le petit Auguste tombe dans la fontaine. Je le suivis, mais j'eus le temps de me raccrocher aux parois. C'était un vieux bassin maçonné où quelques pierres tombées formaient une fissure dans laquelle je pus mettre mes pieds, tandis que mes coudes s'appuyaient au sol. Tout cela s'accomplit comme un coup de tonnerre. L'ombre, l'eau, l'ignorance, la faiblesse et la peur se tenaient à mes côtés ainsi que des êtres noirs et me faisaient du mal. Je criais. Toute mon énergie était dans ma voix. Je criais pour appeler, mais aussi pour oublier un peu. Entre deux cris j'avais le temps de penser et c'était affreux. On ne sait pas comment est fait le danger lorsqu'on a trois ans. Je pensais: Dans la fontaine habite un ours. Le petit Auguste est tombé, l'ours l'a mangé. Si je tombe à mon tour, l'ours me mangera. Je sentais au-dessous de moi quelque chose de noir qui était une tanière et dans laquelle s'accomplissait un drame. Il y avait de la mort, de la nuit, mais surtout il y avait de la souffrance. Il semblait qu'on me tirât par les pieds pour m'y mêler. Alors je criais sans cesse. Contre le danger, mes cris étaient ma seule arme et j'en usais, à la briser. Je criais avec toutes les forces de mon corps. Comme un homme combat pour ne pas mourir, je criais avec mes pieds, avec mes bras, avec ma tête, avec ma voix.

Enfin mes cris furent entendus. Maman accourut, comme accourent les mères, mettant de l'énergie à courir autant que j'en mettais à crier. Qu'est-ce qu'il y a, mon Dieu, qu'est-ce qu'il y a? Il y avait son petit enfant qui était tombé dans une fontaine et qui allait bientôt mourir. Il était là si faible, cramponné aux parois, au-dessus de la mort. C'est un grand malheur, mon Dieu. Elle me saisit, et toute tremblante encore, elle se prend à crier. Le petit Auguste, dans l'eau, elle n'avait pas la force de le chercher. Elle crie. Les pauvres femmes des villages qui n'ont jamais rien vu, plient sous la main de Dieu et attendent, en pleurant, la fin de leurs malheurs. Les voisins arrivent. Voici la maman du petit Auguste. On le retire. Elle le prend, elle court, elle est folle. Petit Auguste et sa maman: on le couche tout blanc dans son lit et sa mère est debout qui ne sait plus rien faire parce que son enfant ne peut pas s'éveiller.

Le médecin ne le ramena pas à la vie. Dieu est un trompeur. Voyez-vous ce petit Auguste, il le pétrit avec une chair blanche et lui donne un cœur malade pour que sa mère lui fasse prendre des médicaments. Elle ne craint plus rien lorsqu'il a bu ses potions. Et un jour, alors qu'on l'a soigné et qu'on espère, Dieu met la mort dans une fontaine pour attirer le petit enfant. La mère reste seule et toute la vie elle pleure en disant:

—Je lui faisais prendre des remèdes. Il aurait fallu simplement fermer la porte de la cave. Mon Dieu, mon Dieu, si j'avais su...


Chargement de la publicité...