La mère et l'enfant
CHAPITRE CINQUIÈME
Mais, douze ans, parfois l'Avenir les guette et s'en empare. L'Avenir est un vieil homme qui nous regarde et un très vieil homme qui sait nous regarder selon nos désirs. L'Avenir a deux faces. Avec sa face d'expérience, pour regarder nos mères, il se fait riant et sérieux à la fois, et puis il est impérieux: moi, je suis l'Avenir, et il faut compter avec moi. Avec sa vieille face, pour nous regarder, il se fait enfantin. Des clochettes à son chapeau, dig din don, c'est le bonhomme Avenir qui vient voir ses enfants et qui les conduira dans son pays. Il est notre protecteur et notre camarade. Il a la confiance de nos mères, et nous qu'il a charmés, il nous prend par la main sur la grand'route et nous conduit là-bas. Là-bas, vieil Avenir, j'ai cru que c'était le Bonheur. Maintenant, je te connais bien, c'est toi qui nous entraînes et qui nous empêches de goûter l'instant.
L'Avenir a pris des habits solides qui inspiraient confiance et au milieu desquels il garda un visage massif comme les personnes dont c'est métier de donner des conseils. Il entretint maman.
—Madame, vous avez un garçon de douze ans. Je le connais, puisqu'il est le premier à l'école. Mon métier, à moi, consiste en cette connaissance des enfants, et il consiste encore à les trier et à les diriger où il le faut. J'ai mis votre enfant à la tête des autres parce qu'il est intelligent, et je l'ai mis un peu en dehors à cause de sa petite taille et à cause de son visage. Vous savez, madame, que les hommes ordinaires, la vie les juge à leur visage, et c'est pourquoi vous ne devez pas laisser votre enfant parmi les hommes ordinaires. Vous vous dites que ceux qui sont faibles peuvent être cordonniers ou garçons coiffeurs, mais cordonnier c'est malsain, et garçon coiffeur il y a des jours où c'est fatigant. Et puis être défiguré... Madame, il faut s'y prendre de bonne heure. Je suis comme l'instituteur qui enseigne que l'Etat offre des bourses dans les lycées aux enfants comme le vôtre. C'est un bienfait, madame, dont vous allez profiter. Votre fils sera bachelier et les bacheliers, ce sont les médecins, les vétérinaires et les conducteurs des Ponts et Chaussées. La vie leur est bien douce, et quel bonheur d'avoir un métier qui remplace la fortune et qui donne tant de considération que l'on peut se passer d'être beau!
Maman pensait à ces paroles du vieil Avenir.
Ensuite l'Avenir vint me trouver. J'ai bien retenu sa physionomie parce que des rides s'y mêlaient, diversement passionnées comme mes espérances, et parce que son chapeau était un chapeau chinois à clochettes. L'Avenir n'était pas un seul homme, car il ressemblait à plusieurs personnes que je connaissais. Ses rides étaient multiples comme ses clochettes, et chacune avait sa forme, chacune avait son tintement. Tu marches, tu viens à moi, tu t'arrêtes. Je regarde ton visage qui s'anime, j'entends les clochettes de ton chapeau. Tu es beau comme un spectacle, et c'est celui de mes rêves qui défilent. Tu fronces les rides de ton front pour être grave, tu me regardes jusqu'au fond de mes sentiments, alors tu ressembles au médecin, tu es riche et savant. Tu te fais une patte d'oie autour des yeux, tu diminues tes lèvres et tu rentres tes joues afin d'être un notaire, et puis tu t'asseois dans ton cabinet pour que viennent t'y trouver les intérêts de tes concitoyens. Tu prends de gros souliers, de grosses joues et un gros sang rouge, tu marches vite pour ressembler au conducteur des Ponts et Chaussées, et parfois tu regardes dans des instruments. Tu ne me plaisais pas beaucoup dans ce cas-là. Mais tu t'avançais avec un sabre et des bottes, tu étais rouge et bleu, tu faisais tinter toutes tes clochettes. C'est un officier qui s'avance au milieu des éléments. Il brille plus que le monde, il fait du bruit comme les gros animaux dont les mouvements font plus de bruit que ceux de cent petits animaux: Hola! C'est moi qui suis le capitaine de hussards, fils du notaire. C'est moi qui suis Bougainville, La Pérouse et Monsieur le bailli de Suffren. Les îles, les vaisseaux et la guerre m'entourent, que l'on bombarde, que l'on commande et que l'on aime parce qu'ils sont pleins de gloire. Viens au collège où je t'attends et d'où je rayonne avec toutes les formes qui t'ont plu. Viens, c'est moi qui suis le bon Avenir, celui qu'on trouve aux écoles militaires et qui plaît aux hommes parce qu'il est riche et doré. Je suivais cet Avenir et je voyais encore plus loin que ses paroles.
Voici pourquoi je subis le concours pour l'obtention des bourses dans les lycées et collèges.
La rentrée! Au mois d'octobre, pour les nouveaux collégiens, la rentrée est pleine de nouveautés, et puis elle est le commencement de l'Avenir. Je suis avec maman dans le train qui nous conduit au lycée. Des champs, des gares et des villages s'en vont derrière moi bien vite et la Ville s'avance, la bonne Ville-au-lycée, devant laquelle s'enfuient les champs, les gares et les villages. Mais mon cœur va bien plus vite encore, puisqu'il est arrivé déjà. Je vois la Ville et le lycée, non pas comme des choses en pierre, mais comme des personnes accueillantes qui ressemblent l'une au sous-préfet, l'autre au proviseur. Ma bonne maman, j'étais heureux parce que j'allais te quitter. Au coin du feu, ma vie s'était ennuyée, mes rêves avaient bouilli, et maintenant, mes rêves entraînaient ma vie dans l'espace. Ma bonne maman, j'avais douze ans, je connaissais quelques circonstances et je me croyais expérimenté. Moi, assis à ton côté, je pense que ce soir, lorsque tu m'auras quitté, je serai mon maître avec une bourse, avec des idées et des gestes qui seront à moi, puisque personne ne les surveillera. Je pense à mes camarades, aux récréations et aux promenades pendant lesquelles on joue à des jeux de lycée qui sont plus savants et plus beaux que ceux de l'école. Je pense aux professeurs qui enseignent des sciences, grâces auxquelles on est intelligent et distingué. Je pense à tout ce que je ne connais pas et que j'espère. Toi, tu es le passé, tu représentes le vieux champ borné que j'ai parcouru, moi je vais à l'Avenir. Je vais à l'Avenir, comme on part à douze ans, avec trois sous dans son bagage et parce qu'on croit le monde pavé d'or.
Toi, maman, tu penses aussi. Le train court vers la ville et fait courir ton imagination dans ta tête. Elle laisse derrière elle les champs, les gares et les villages; elle n'est plus à mon côté, car notre imagination devance la douleur. Pendant que mon âme habite le lycée où nous allons, ton âme habite la maison que j'ai quittée. Tu sens que les murs seront davantage des murs, que les chaises ne seront plus que des chaises et que le lit où je couchais s'étendra, vaste et vide comme une âme en peine. Tu sens que ta vie se heurtera aux murs et s'ennuiera sur les chaises parce que le lit est vide et parce que les choses sont des êtres qui se répondent. Les murs te diront: Vois, nous sommes nus. Les chaises te diront: C'est ici qu'il s'asseyait et qu'il lisait un livre, car il était un bon petit enfant studieux. Le lit dira: Je suis inutile comme un mort. Moi, je serai tout seul au lycée. Je serai mon maître avec une bourse, des idées et des gestes que tu ne pourras pas surveiller. Les enfants ne savent pas être des camarades et leurs jeux sont durs comme des combats. Et puis, mon petit, les jeux sont bons, mais l'amour d'une mère est bien meilleur, lui qui vous couvre les épaules et qui vous tient chaud à tous les instants. Les jeux c'est du plaisir, mais l'amour d'une mère c'est du bonheur. Certes, il est beau que le fils d'un sabotier s'instruise au lycée. Il ne fera pas un sabotier comme son père, dont les sabots sont pleins de peine. Mais pourquoi faut-il qu'il nous quitte! Voici l'Avenir qui commence, mais le Passé valait bien mieux. Tu penses à tout ce qui était et qui ne sera plus. Tu penses à tout ce qui sera et tu t'en défies. Un lycée, c'est une maison de confiance, mais il ne faut se confier qu'à soi-même. Je suis un enfant de douze ans qui s'en va seul, avec trois sous dans son bagage, pour un monde difficile où il faut que l'expérience soit riche comme un tonneau d'or.
C'était un grand lycée de pierre où j'ai beaucoup souffert. Les pierres des lycées neufs sont froides et les lycées neufs sont pleins de pierres. Une galerie faisait le tour de chaque étage, dont les dalles sonnaient sous nos talons comme des pierres qui parlent. Parfois, il n'y avait pas de pierres, mais c'est qu'alors il y avait des fenêtres. Les fenêtres étaient grandes, pleines d'air et pleines de vent. Fenêtres des lycées, vous vous ouvrez sur des cours, vous êtes grandes et vides, avec deux ou trois petits arbres et vous êtes grandes et vides comme un désert. Vous êtes trop claires encore, et nous n'avons pas besoin de cette clarté dans nos salles parce qu'elle nous montre trop bien le silence, les livres et la discipline. Mais les dortoirs! Les dortoirs étaient cirés et rangés et froids. Trois rangs de lits égaux, des fenêtres égales et des lavabos à cuvette se tenaient raides et durs en un alignement qui faisait deviner la règle. Le sommeil qu'on y dort est un sommeil ordonné, sous l'œil d'un pion, et qui ne ressemble pas à l'Ange du sommeil qui prend les âmes et les porte en des pays. Le sommeil du dortoir nous laisse au lycée pour nous y reposer avec méthode.
Un enfant vient de quitter sa mère le jour de la rentrée. C'est une porte qui claque brutalement alors que c'est une mère qui s'en va. Je souris, parce que la porte s'ouvrait sur l'avenir, maman était triste parce que la porte se fermait sur le passé. Je souris, j'avance avec mon cœur, l'air est plus doux et vient en moi, et vient jusqu'en mon cœur. La soirée d'automne suspendait une atmosphère au-dessus des cours, à laquelle le ciel bleu semblait mêlé, puis, baignant les bâtiments monumentaux qui nous entouraient, s'exhalait religieuse et haute. Je n'ai jamais vu tant d'orgueil et tant de bonheur en moi. Oui, ces bâtiments je vais les habiter ainsi qu'un palais, moi le fils d'un sabotier, et je connaîtrai toute la science qu'ils contiennent. Deux ou trois élèves étaient rentrés. Des anciens. On accueille un nouveau sans moquerie et sans curiosité, avec le bon désir de s'habituer à un camarade. Ils causèrent. Les camarades dont ils parlaient, je gardais leurs noms, à force d'attention, et je les mettais dans mon cerveau pour commencer à vivre au milieu d'eux. Ils parlaient de leurs classes. Il y avait des noms, rhétorique et philosophie, dont je ne comprenais pas le sens et qui semblaient enfermer un enseignement si élevé que je n'osais pas même en rêver. Un élève dit qu'il passerait son baccalauréat ès-sciences l'année suivante. Je le contemplai comme un grand homme. Un pion nous surveillait. Je le regardais à la dérobée, pensant qu'il était professeur, pour voir comment est faite la physionomie d'un savant. Que la soirée fut courte! Tous les hommes, toutes les choses et toutes les paroles entraient dans mon cœur comme un sentiment. Puis nous mangeâmes, puis nous allâmes au dortoir, et la nuit fut bien longue qui me séparait du lendemain où je devais vivre un jour désiré.
Le lendemain me donna son spectacle et me plut ainsi que toute nouveauté plaît aux enfants. Le matin, la messe du Saint-Esprit nous réunit dans la chapelle du lycée, avec les professeurs en redingote noire, et qui avaient l'air graves et distingués comme leur redingote même. Puis il y eut une récréation pendant laquelle je me mêlai à quelques-uns de ceux que j'avais connus la veille. Promenades en rond, conversations à souvenirs des anciens, et nouvelle existence à laquelle on essaie de plier ses goûts! Il y eut le repas dans un grand réfectoire en marbre, et l'on nous donnait de la soupe, de la viande et des légumes. Le soir, il y eut la classe. C'est pour la classe que je suis venu ici, et je m'assieds au milieu des autres, avide et curieux. Le professeur portait une grande barbe noire comme on n'en porte pas dans nos pays, parce qu'elle montre qu'on est sérieux et instruit. Il nous dicta une dictée pour connaître nos capacités. Les compositions sont trop impressionnantes, et moi qui avais toujours zéro faute, la classe, le professeur, la composition me troublèrent jusqu'au fond de mes facultés et me firent commettre huit fautes. Lorsque, plus tard, j'appris cela, et que je fus classé le treizième, j'en conclus que toute composition du lycée est plus difficile et toute science plus élevée que les compositions et les sciences de l'école. Mais être treizième porte bonheur parce que cela donne envie de gagner douze places.
Le surlendemain ma vie commença. Nos enthousiasmes s'éteignent et vont à l'eau et s'y plongent et la sentent autour de leur bouche pour noyer leur voix. Le surlendemain, après avoir assisté aux classes, je vis bien ce qu'étaient les classes avec leur science froide qui tombe. Je vis les récréations où des enfants causent, puis ne causent plus, parce que les enfants ne savent pas causer longtemps. Je vis les récréations où la promenade autour des murs, des bâtiments et palissades continue le soir après avoir commencé le matin, triste comme une vieille femme noire qui fut une jeune femme blanche. Je vis les études, le pion à son pupitre, les bancs, les tables, les livres et la loi qui nous rappelle le travail et la discipline. Oh! les livres et la science! Auprès de ma mère ils s'asseyaient et ils n'étaient pas loin d'être mes frères parce que mon cœur était attendri et qu'il aimait toute chose. Le pion dit: Travaillez donc, un tel! Et c'est un ordre implacable qui nous apprend que personne ici ne nous aime et que le travail est dur puisqu'on a besoin de nous l'imposer. Je vis cela dès le surlendemain de la rentrée.
Puis je connus la solitude, toute la solitude des enfants. Avez-vous connu la solitude à douze ans? C'est une pauvre solitude qui grelotte et s'asseoit parmi les autres solitudes. Les solitudes de douze ans ne s'unissent pas entre elles, car elles sont faibles et n'aiment pas le bruit. Si l'on s'unit, c'est lorsqu'on lutte et non pas lorsqu'on souffre. Les classes s'unissent aux récréations et s'unissent aux études, elles qui nous combattent afin de secouer nos pauvres solitudes. Elles se dressent, parlent et nous emmènent. Les classes sont méthodiques et je les écoute, mais il faut être joyeux pour aimer ce que l'on écoute.
Il y a surtout l'étude. Je n'oublierai jamais les études du lycée. Non, ce ne sont pas les livres qui font souffrir. La science est trop froide pour être bonne ou mauvaise, mais nous pourrions nous y intéresser. C'est le pion qui fait souffrir. On dit que la discipline des lycées est paternelle: le pion c'est la discipline, et le pion n'est pas notre père. Le pion ce sont des yeux froids qui nous surveillent et une voix raide qui nous rappelle à l'ordre. Le pion c'est le règlement, c'est la nécessité, c'est la loi, c'est la main qui nous empoigne. J'ai douze ans, j'ai besoin d'amour et vous me donnez un pion. A toute ma fantaisie, à mon âme et à mon cœur vous donnez un pion. Je suis faible, mais un pion ne me soutiendra pas puisqu'il n'y a que l'amour qui soutienne un enfant. Un pion c'est comme un adjudant qui peut nous haïr mais qui ne peut pas nous aimer. Vous me faites étudier mes leçons sous l'œil de cet homme: ma vie est triste, les leçons sont froides et cet homme est mon ennemi; alors les leçons, qui étaient déjà froides, deviennent tristes et je les hais comme ma vie et comme le pion.
Il y a trois jours, l'atmosphère du lycée était bleue lorsque j'entrai dans la cour; et les trois jours ont passé. Le premier était bleu comme une fête et comme la première communion, et j'étais blanc dans le jour bleu. Le second était sérieux et toujours bleu, comme une draperie bleu-sombre que l'on tend au passage d'un cortège. Et le troisième jour il y eut tant de vent que la draperie s'envola. Les trois jours sont trois frères, et le premier rit, et le second regarde, et le troisième pleure. Elle a fini ma joie d'un jour, dans un lycée, auprès d'un pion, entre quatre murailles qui bornent la classe, qui bornent la cour et qui bornent mon rêve.
J'habite un beau lycée. Les habitants de la ville sont orgueilleux de leur gare et de l'avenue de la gare qui conduit au lycée, mais du lycée même ils sont plus orgueilleux encore. On dirait un palais parce qu'il est immense, parce qu'il a treize paratonnerres. Sa façade est précédée d'une grille et d'une cour dans laquelle deux rangs de caisses de lauriers font la haie et conduisent les visiteurs sur le seuil et sous un drapeau. La cour d'honneur est sablée et ne sert que dans les grandes circonstances, comme un riche et comme un homme plein d'honneur... C'est un beau lycée avec de grands couloirs, de grandes salles, de grandes cours. Maman disait: J'espère que tu seras fier d'habiter là-dedans. Il y a un concierge et toute une domesticité, car nous sommes ici pour étudier. Les hommes d'études n'ont pas le temps de s'occuper de la vie matérielle et puis, comme l'étude enrichit, ils n'en auront jamais le besoin. Maman disait: Tu seras servi comme un bourgeois.
Oui, j'étais servi comme un bourgeois, parmi les fils des bourgeois, et dans un lycée où l'on enseigne toute chose, cela m'apprit à être servi. Mais, lycée monumental et votre orgueil, combien vous étiez petit à côté de mon ennui! Vous auriez bien voulu m'attendre lorsque vous gonfliez vos couloirs, vos classes et vos titres, comme la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf. Vous dressiez vos treize paratonnerres et votre fronton et vous disiez: Vois comme j'ai l'air riche. Et dans vos cours on sentait que vous auriez bien voulu nous amuser. O lycée! je ne pense pas que vous étiez un mauvais lycée et vous auriez désiré me prendre et me guider avec votre lumière: Tu seras bachelier, tu seras un beau jeune homme qui connaîtra les belles manières et qui brillera de tout mon éclat. Vous changiez vos paroles tous les matins et vous les habilliez comme des soldats, comme des médecins, comme des notaires et comme des bacheliers. O lycée, que vous perdiez vos paroles. J'ai douze ans. Vous connaissez les sciences, mais vous ne connaissez pas les enfants de douze ans. Vous ne savez pas, lycée froid, que je suis frileux. Vous m'enseignez tout ce qu'il faut pour avoir un bel avenir, mais vous ne savez pas que la souffrance est sacrée, vous qui me faites souffrir au nom de l'Avenir! Vous m'avez cru sur parole lorsque je vous ai appelé et vous vîntes, lorsque j'appelais mon rêve, avec vos bottes de sept lieues. Vous ressembliez à l'ogre et je vous avais pris pour un chevalier! Vous vouliez bien nous lâcher un jour, mais vous vouliez nous garder sept ans auprès de vous.
O lycée, votre souvenir est à la tête de mes mauvais souvenirs, et lorsque j'en remue les cendres, je les trouve encore chaudes de votre ennui. Il est un autre coin de mes idées que vous avez atteint, là où devaient être les premières ferveurs et l'activité, mais une ombre les couvre, qui est la vôtre, et qui m'a marqué dès l'origine pour l'ennui et pour la douleur passive. O lycée, mes bons moments sont ceux où je vous quittais!
Je vous quittais pour aller penser à maman. N'ai-je pas dit que vous vouliez me retenir par vos rêves, par votre luxe et par votre mouvement? Mais je vous quitte. Il y a huit jours, j'étais encore chez moi, à six heures du matin, comme un enfant dans son lit, au fond du duvet, au fond du sommeil. A huit heures, maman m'éveillait avec des douceurs. Et puis il y avait la soupe épaisse et bonne qui nous ressemblait un peu et de laquelle nous approchions, le cœur ouvert, parce que nous la connaissions. Je me rappelle que le dimanche était plus beau et que maman faisait un chocolat qui semblait une soupe endimanchée. Ensuite la journée, ayant ainsi commencé, devenait notre amie. Les journées de douze ans, auprès de notre mère, ouatées dès l'aube, se poursuivent et sont tendres, avec une soupe chaude et des sentiments protecteurs. Il le faut pour notre bonheur.
Il y a huit jours, j'étais encore chez moi, à six heures du matin, comme un enfant dans son lit, au fond du duvet, au fond du sommeil. Vous m'avez pris sur ma couche, vous m'avez porté dans vos dortoirs et vous m'avez enlevé toutes les tendresses nécessaires. Vous m'éveillez au son du tambour, avec vos baguettes. Pan, pan, pan! et le tambour n'étant pas assez brutal, le pion tape dans ses mains et nous arrache de nos draps. Pauvres levers de douze ans, qu'ils sont tristes alors que le matin nous éveille avec ses baguettes! Nous sortons de nous-mêmes et nous voyons le dortoir, son eau froide et la journée qui commence au son du tambour. Les matins du lycée nous enlèvent un peu de bonheur qui venait du sommeil et nous donnent à l'avance tout l'ennui que produira la journée.
Je me lève, je m'habille, je me lave et je pense à tout ce qui me manque. Je sens mes douze ans au fond de moi-même et je les entends parler. Ce sont deux petits enfants qui crient. L'un se plaint et l'autre appelle. Le premier dit: C'est le pion qui me pressure et qui sur moi met ses deux poings, c'est l'étude et c'est la classe qui sont froides et qui viennent à moi comme du vent. Le second s'enferme au fond de mon cœur, loin du pion et loin du vent. Il est si délicat, il savait sentir l'amour de sa mère, et c'est pourquoi il souffre tant de la souffrance. Lorsque j'entrai au lycée, le premier me conduisait à l'avenir et maintenant le second me ramène au passé. Petit cœur au fond de mon cœur, où il fait chaud, je le sens et il revit tous mes anciens sentiments.
Maman est une bonne femme, à petits pas, qui porte un tablier et des jupes, qui travaille et qui marche dans sa maison. Je voudrais bien que vous connaissiez son visage où sont deux yeux qui m'aiment, des lèvres qui me baisent, des joues pour mes lèvres et un front qui pense à moi. Cela, je le sens. Je ne te vois pas avec ton apparence matérielle, mais je te sens avec tes qualités. Tu es belle comme le souvenir d'une belle existence, alors qu'on avait une chambre et un foyer, et tu me réchauffes encore. Je pense à toi pour occuper ma pensée quand je suis triste et si le pion gronde je me console de sa colère et de sa haine en disant: Oui, mais il y a maman qui m'aime. Sais-tu que tous les matins, je suis tes actions et j'imagine celles que je ferais à ton côté: Là maman trempe la soupe et si j'étais là-bas, je m'assoirais sur la petite chaise en attendant que la soupe soit trempée. Je pense à nos voisins et à mes anciens camarades d'école qui sont bien heureux parce qu'ils peuvent te voir chaque jour.
Nous sommes séparés pour longtemps. Il y a bien des vacances, mais il y a surtout sept années d'études qui s'allongent devant mes yeux et sont toutes grises le long des murs, parmi les pierres, avec l'immobilité de leur ennui. Où vont-elles, au fond du couloir, dans l'ombre que je ne connais pas, où vont-elles, les sept années qui m'éloignent de ma mère? Il faudrait bien qu'un cataclysme vînt bouleverser le temps. Je pense à tout ce qui peut se produire.
En vérité je vous le dis, il y eut un jour où le professeur nous avait lu «la Voulzie» par Hégésippe Moreau et nous avait appris que ce poète mourut à l'hôpital à vingt-huit ans. La Douleur et la Mort se regardent. Je pensai: Si je devenais malade et que je dusse mourir, je voudrais bien être poitrinaire et m'en retourner chez moi où je vivrais six mois encore auprès de maman. Et je voyais six mois longs comme l'éternité parce que chaque instant de maman comportait un bonheur infini. Il y avait d'autres choses en classe, comme un morceau de Chateaubriand qu'on appelle: «Le retour à la maison paternelle», et qui dit que la vie disperse les membres d'une famille: «Le chêne voit germer ses glands autour de lui, il n'en est pas ainsi des enfants des hommes.» Je sentais cette pensée comme un sentiment et parfois je me la répétais le long des cours pour bien la graver en moi et pour donner à mon malheur une portée universelle. Un autre morceau de Chateaubriand parle de l'Ecossais et dit qu'il meurt à l'étranger: «C'est une plante de la montagne, il faut que sa racine soit dans le rocher.» Je crus que je ne pourrais pas vivre au lycée: «Je suis une plante de la campagne, il faut que ma racine soit dans un champ.»
Retourner, oh! retourner auprès de toi! J'ai souffert et je n'en avais pas l'habitude, et j'ai tant souffert qu'il me semble que je t'aie quitté depuis longtemps. Ce sera «mon retour à la maison paternelle». Je viens de dire que les vacances n'avaient pas beaucoup d'importance, mais je me suis trompé puisqu'elles se passent à ton côté. Les vacances sont bonnes comme tout ce qui t'entoure. J'évoquais ton visage et tes baisers. Or, les vacances sont ton visage et tes baisers.
Un de mes camarades, sachant que je passais près de chez lui pour aller en vacances, dit: «Tu t'arrêteras à la maison et tu y resteras une demi-journée. Nous déjeunerons et nous mangerons de la charcuterie et des gâteaux.» Quoiqu'il fût un garçon riche et que je fusse curieux de connaître les salles à manger et les repas des riches, je n'acceptai pas son invitation. Je pensais à toi et je ne voulais pas m'enlever une minute de ta présence.