La mère et l'enfant
CHAPITRE SEPTIÈME
Je me souviendrai toute ma vie du soir où j'eus vingt ans. Assis dans ma petite chambre, la nuit tombant sur le jardin éteignait mes fleurs et mes oiseaux pendant que le ciel devenait tendre comme une âme souffrante. L'air du crépuscule est formé de petites perles sonores qui se renvoient les dernières paroles des arbres et des routes. Maman tira de l'eau, le treuil du puits grinça, le seau heurta les parois avec retentissement. C'est à ce moment surtout que je sentis venir mes vingt ans. Pourquoi? Je ne suis pas un malade qui voit de merveilleuses correspondances. Mais le puits criait comme une âme de fer que l'on attaque au crépuscule et ses cris entraînèrent les miens. On eût dit qu'il y avait quelque danger dans le monde. Je sentis venir mes vingt ans au fond de mon cœur frileux et je fus triste parce qu'ils n'étaient pas ce qu'ils devaient être.
Lorsque j'avais douze ans, je pensais: A vingt ans, tu seras on ne sait quoi, grand astronome ou général, mais tu seras quelqu'un de très grand parce que tu es allé au lycée et que tu y fus le premier de la classe. Lorsque j'avais quinze ans, j'étais plus précis: A vingt ans, tu seras sorti de l'Ecole polytechnique et l'on te verra, pareil aux officiers d'artillerie, passer dans ta petite ville comme une image de guerre et de gloire. Depuis, je n'ai plus voulu être officier parce que les officiers sont trop beaux et manquent de cœur en faisant souffrir les soldats. Il y avait, de plus, un de mes camarades qui voulait entrer à l'Ecole normale supérieure, et qui m'a montré que les officiers sont des êtres inutiles. Je fus bachelier et pendant les trois années suivantes, je me préparai à l'Ecole polytechnique. L'Ecole polytechnique conduit à toutes les carrières. On peut être ingénieur, commissaire de la marine, employé au ministère des finances, et l'Ecole polytechnique n'empêche pas d'être écrivain, peintre ou musicien. Les candidats à l'Ecole polytechnique se promènent dans un champ de rêves et connaissent toutes les espérances.
J'ai connu tant d'espérances que mes désirs étaient sans limites. Mais ce soir, mon âme de crépuscule est formée d'échos sonores. Les échos de mon âme se renvoient leurs bruits, tous leurs bruits froids, avec la voix impersonnelle des échos. Depuis les ennuis jusqu'aux espérances, c'est un bruit d'années captives qui marchèrent dans des cours, qui dormirent dans des dortoirs, qui vécurent chez les pions une vie triste et surveillée. Sur ma table, je vois les cahiers de trois années de mathématiques. Maman tira de l'eau, le puits rouillé grinça. Il me sembla entendre chaque X et chaque Y dans ma vie de candidat à l'Ecole polytechnique. Les X de l'algèbre, élégants et précis, raisonnaient froidement comme des personnes bien mises. Les X, les Y et les Z de la géométrie analytique semblaient des malheureux qui peinent, de malheureux journaliers qui cassent du bois. Mon âme grinça comme le puits dont on remue l'eau glacée. Ces mathématiques étaient faites avec ma substance. Une pile de cahiers, voilà mon adolescence, les premiers printemps, les feuilles qui s'ouvrent, le soleil plein de rosée et les petites amies de seize ans. C'est triste comme du bonheur perdu. F (x, y, z), théorie des équations, courbes et surfaces du deuxième degré, vieilles aventures répétées, c'est triste comme un prisonnier qui connaît toutes les pierres des murs de sa prison. Un homme avait labouré son champ. Le vent souffla sur le blé qu'il devait semer, et maintenant l'homme cherche sur la terre quelque reste des festins des fauves.
Mais il y a le lendemain des amertumes. Un jeune homme de vingt ans ne connaît qu'un soir amer. Gloire à mon sang qui passe comme un cavalier et qui remue et qui entraîne sur sa route depuis les vieillards du Passé jusqu'aux enfants de l'Avenir. L'Ecole polytechnique n'est plus que la carcasse d'une maison brûlée. Je l'abandonne. Pardonnez-moi si j'ai regardé en arrière. Je pars et je n'ai rien perdu. Le monde est comme un coup de clairon qui m'entraîne. Je ne me reposerai pas avant d'avoir trouvé la maison où l'on se repose le mieux.
Le matin je me lève et j'interroge les quatre coins du ciel. Je ne veux rien ignorer de l'espace. Voici l'air du matin qui vient de loin et qui s'emplit de toute la fraîcheur des horizons. Je pense aux professions que peut choisir un bachelier qui fit trois ans de mathématiques spéciales. Il y a les Contributions directes qui habitent les sous-préfectures et les préfectures et qui contiennent leur petit morceau d'avenir. Il y a l'Enregistrement qui habite un chef-lieu de canton, qui se marie avec une femme charmante et qui jouit d'une considération toute particulière. Il y a les Ponts et Chaussées où sont utiles les mathématiques spéciales. Les Ponts et Chaussées conduisent même à l'Ecole des Ponts et Chaussées où l'on devient ingénieur tout comme si l'on était entré à l'Ecole polytechnique. Il y a tous les ministères, qui sont à Paris avec des examens bienveillants. Je vous dis que l'espace entier est plein de promesses. Il y a encore toutes les situations que l'on peut découvrir chez les particuliers et dans les administrations privées. Je n'ai rien perdu, bon Dieu! Le médecin m'a dit qu'échouer à l'Ecole polytechnique avait fait le bonheur d'un de ses camarades qui, maintenant dans le journalisme, gagne dix mille francs par an.
Mon frère l'Avenir était vêtu de noir et son faux-col très blanc faisait deviner un jeune homme qui ne travaille pas beaucoup et qui touche de bons appointements. Les bacheliers ont des métiers élégants qui ressemblent à une distraction. On voit même des jeunes gens riches pratiquer ces métiers parce qu'ils ont peur de s'ennuyer à ne rien faire.
Je vécus ainsi pendant un mois dans ma petite chambre de province auprès de mon père en travail et de ma mère pleine de soins. Mes vingt ans étaient un peu bouillonnants, mais dans ce pauvre village où je ne fais qu'une halte, je ne veux pas laisser bouillonner mes vingt ans. Je vécus assis et me recueillant pour choisir un métier. Les miens n'étaient pas tranquilles. On ne peut pas dire que les ouvriers de province ont de l'expérience, puisque leur esprit ne connaît que le bois et les sabots qu'on en tire. Pourtant s'il est nécessaire de travailler douze heures afin de gagner le pain de sa femme et de ses enfants, cela montre que la vie est pénible. Il faut regarder un travailleur avec ses épaules lasses. Lorsqu'il réfléchit, il se dresse et contemple quelque endroit de l'espace avec un œil qui voit partout des soucis.
Il est vrai que je suis bachelier et que l'instruction mène à tout. Mon père a de la crainte, lui qui sait que les fils d'ouvriers participent à la vie ouvrière. De plus, si cela se passait ainsi que je l'espère, cela serait trop beau. Il en cause avec ma mère. Ma mère verrait bien les choses comme je les vois, mais elle a de l'inquiétude parce qu'en fin de compte on ne sait pas...
Moi je me dresse et je chante. Mes chers parents vous êtes entêtés. La vie et ses raisonnements, vous les entendez entre les quatre murs de votre chambre, et vous les regardez passer devant la fenêtre en doutant de leur réalité. Je ne sais pas comment faire pénétrer mes paroles. Je porte en moi trois cent mille espérances, mais pour chaque espérance vous avez un doute. Pourquoi? Moi je raisonne aussi. A l'appui de chaque espérance, je place un exemple. Mes anciens camarades ont tous les emplois dont je vous parle et moi, leur égal, je suivrai leur voie et j'aurai sur eux l'avantage de suivre une voie qu'ils m'auront appris à connaître.
Mon père se renferme dans son corps rugueux d'ouvrier et parce que ses épaules ont reçu les grands coups que la Vie donne aux travailleurs, il est empli de craintes. Tes camarades étaient riches ou bien ils avaient des protections. Dans le monde, les métiers ressemblent à la fortune. C'est pourquoi les riches ont de bons métiers pendant que les pauvres n'en ont pas.
Nous commençâmes par les protections.
On voit à cinq kilomètres de ma petite ville un village avec un château. Le village montre une rue et demie le long de laquelle c'est le commerce des auberges et celui des métiers, qui ne font pas grand bruit. Presque en face de l'église il y a l'école. L'église est vieille et n'a pas de place pour montrer son visage, l'école est large et blanche avec une place immense pour qu'on la voie et pour que l'on sache qu'en ce village instruction occupe une place immense.
Mais le village n'est rien. Il faut parler du château. Le parc et le château sont plus grands que le village et appartiennent à M. Gaultier. M. Gaultier est un homme plusieurs fois millionnaire et qui est ce que l'on appelle un agriculteur. Les agriculteurs sont ceux qui possèdent des domaines, les louent à des paysans et se font des revenus grâce à l'agriculture que pratiquent leurs fermiers. Ils vont souvent à Paris, gardent des relations de toutes sortes et se plaignent d'avoir beaucoup d'occupations. La plupart d'entre eux ont des opinions royalistes, mais M. Gaultier était républicain. Sinon l'on eût trouvé le moyen de donner une place à l'église et d'enfoncer l'école derrière les maisons.
De M. Gaultier, républicain et agriculteur, je ne connais pas la nuance républicaine, mais je sais qu'il était l'ami de tous les préfets. M. Gaultier avait une table exquise, une de ces tables exquises que nos gouvernements adorent. Les tables royalistes sont compromettantes parce qu'elles servent à conspirer contre la République. Les tables républicaines sont rares comme les véritables plaisirs. Aussi M. Gaultier avait le bras long. Oh! combien de facteurs, combien de cantonniers, qui ne pouvaient manger que du pain et des pommes de terre, doivent à M. Gaultier d'être facteurs ou cantonniers! C'est un bonheur pour les petites communes de posséder un châtelain influent.
Mais la puissance et l'éclat de M. Gaultier ruisselaient par les routes. La fortune ne reste pas stagnante dans un village, non, elle s'épand et brille afin d'éclairer les endroits d'alentour. D'abord la fortune est bienfaisante. C'est le cocher de M. Gaultier qui, dans les petites villes, va aux provisions ou bien promène ses chevaux. Et puis, les fermiers de M. Gaultier font partie de son personnel, de sorte que l'on peut dire qu'il fait marcher le commerce. Ensuite la fortune est un spectacle. Des victorias à deux chevaux contiennent Monsieur ou Madame ou Mesdemoiselles Gaultier. Belles voitures à beaux chevaux, on les entend de loin et l'on se range bien vite sur l'accotement, non pas parce qu'on craint d'être écrasé, mais pour ne pas les déranger et pour mieux les regarder passer. Belles voitures à beaux chevaux, cela distrait quand on se promène et leur luxe nous console du fumier qui est aux cours des fermes et des paysans épais qui travaillent dans les champs.
Tout le monde saluait M. Gaultier. Les riches, conservateurs, le saluaient comme un homme de leur monde et les ouvriers de toutes opinions le saluaient comme on salue la richesse. Je sais bien que quelques-uns, qui étaient ses fournisseurs, s'inclinaient davantage, mais cela ne fait rien puisque tout le monde saluait M. Gaultier. Lui répondait avec aisance, ayant l'habitude des bonnes manières. Il avait l'air très simple. Il ne se gênait pas pour causer à n'importe qui, si bien que chacun, dans le pays, savait que M. Gaultier était un homme affable auquel on pouvait demander service.
Voici pourquoi nous partîmes un soir, maman et moi, pour aller lui demander sa protection. Maman m'accompagna pour donner plus de poids à notre démarche et parce que les mères de ceux qui ont des ennuis à vingt ans sont leurs camarades et leurs sœurs afin de leur donner du courage.
La route est longue de chez nous à chez lui. Une soirée d'août, entre cinq et six heures, conserve la chaleur du jour et fatigue ceux qui marchent. N'importe, il faut marcher lorsqu'il s'agit d'avoir une place.
Nous arrivâmes à six heures dans le parc de M. Gaultier où l'ombre est grande comme aux riches demeures d'été. Ce parc merveilleux est un composé de toutes les beautés naturelles. On y voit une longue allée d'arbres, un taillis, des pelouses, des bosquets, des bordures de fleurs, des corbeilles de fleurs. Je me souviens de belles roses thé que j'aurais voulu cueillir, mais je m'en gardai bien, parce qu'il faut respecter les propriétés des riches. On arrive à un château semblable à ceux qu'on voit dans les livres de M. Francis Jammes. D'une part, il est bordé d'ombre pour les personnes qui aiment la fraîcheur; d'autre part, il y a une pelouse et de l'espace pour les jeunes filles qui aiment à jouer au volant. Des statuettes sur le perron ou au milieu des pelouses ajoutent l'Art à la Nature.
Mais nous étions intimidés en entrant dans le château. D'abord les vestibules en pierre sonore, puis la peur de déranger M. Gaultier à l'heure de son dîner. On nous introduisit dans un petit cabinet de travail que nous trouvâmes simple et de bon goût. Il y avait un grand désordre sur la table, parmi lequel on apercevait des brochures relatives à l'agriculture, des documents officiels qui portaient en tête: Ministère de l'Agriculture ou Préfecture de ***. Un peu de poussière y était répandue. J'ai lu que certains savants défendent à leur valet de chambre de faire leur cabinet de travail, par crainte qu'il ne dérange les papiers. C'est sans doute à cette cause qu'il faut attribuer la poussière du cabinet de travail où nous étions assis.
M. Gaultier arriva. Comme nous nous excusions de le déranger à cette heure: «Ça ne fait rien», dit-il. Un sourire accompagnait sa bienveillance et nous fûmes à notre aise, chez un homme charmant. Sa tête s'inclinait pour nous écouter.
Maman parla. M. Gaultier comprit tout de suite qu'il faudrait une place dans laquelle pourraient s'employer mes connaissances en mathématiques. L'entrevue ne fut pas longue. M. Gaultier constata qu'il avait beaucoup d'amis à Paris, grâce auxquels j'aurais l'emploi désiré. Quant à dire maintenant quel il serait, on ne le pouvait pas parce qu'il fallait réfléchir et «frapper à plusieurs portes». Dans une quinzaine de jours, nous aurions une lettre et M. Gaultier estimait que dans deux ou trois mois à peu près je serais casé. Ensuite, je pourrais me tirer d'affaire moi-même. L'important est d'avoir le pied à l'étrier.
Merci, ô Monsieur Gaultier, merci! Nous le quittâmes, M. Gaultier est un homme qui porte toute sa barbe un peu grisonnante et si propre qu'elle donne à son visage un air sain. Le visage même de M. Gaultier est bruni par ses promenades et ses travaux d'agriculteur. Il a de bons yeux où passent des regards brillants comme la fortune et la santé. M. Gaultier, vêtu d'habits solides et chaussé de gros souliers, est un de ces propriétaires qui se portent bien parce qu'ils mènent une vie active et simple en gérant leurs propriétés. Nous avons vu un autre M. Gaultier, celui qui sourit et qui connaît des personnes à Paris. Ce M. Gaultier-là est un homme raffiné dont un frère est médecin, un autre ingénieur, et qui doit connaître les hautes idées de la grande société parisienne. D'ailleurs il est chevalier de la Légion d'honneur, c'est-à-dire qu'il a beaucoup de capacités.
Nous pensions ainsi, maman et moi, sur la route de notre maison. Tantôt nous parlions, tantôt nous ne disions rien, et les paroles de M. Gaultier marchaient devant nous, laissant entrevoir de mystérieuses profondeurs.
Savez-vous ce qui arriva? D'abord, pendant quinze jours il n'arriva rien du tout. Ensuite, nous attendîmes le facteur. Avec sa boîte pleine de lettres nous attendions le facteur. Au milieu de la rue, vers huit heures, on me voit guettant son passage, puis lorsqu'il va passer je rentre et j'attends. Le facteur passe. Le facteur est passé. Oh! comme on se sent seul alors! Mais dans les premiers temps, on renfonce l'amertume au fond de son cœur, on met l'espérance tout autour et l'on pense: Je voudrais bien être à demain.
Au bout d'un mois nous retournâmes chez M. Gaultier. Il y a de bons sourires et de bons accueils qui consolent les malades. M. Gaultier les connaît. Il ne nous gronda pas de nous être dérangés, mais nous assura qu'il ne m'oubliait pas. Il avait «frappé à plusieurs portes» et attendait qu'on lui répondît. Quel homme affable et sans cérémonie! Il nous serre la main et nous parle comme à des égaux. Il est doux d'avoir affaire avec des personnes bien élevées.
Au bout d'un mois nous retournâmes encore chez M. Gaultier. Cette fois-ci, nous pensions n'être pas loin du résultat. Un jeune homme à bicyclette que nous croisâmes était le neveu de M. Gaultier. Il était grand, avec beaucoup d'élégance. Ses gestes et ses regards aisés s'associaient à sa taille, élancée comme celle de certains fils de famille qui ont l'habitude du monde. Il nous salua gracieusement sur la route et semblait un reflet de M. Gaultier,—un reflet parisien parce qu'il était le fils d'un riche médecin de Paris. Ce jeune homme avait été refusé à son baccalauréat ès-lettres, mais il allait entrer à l'Ecole d'Agriculture de Grignon. Peut-être M. Gaultier avait-il écrit à son père, lui demandant d'user de son crédit pour nous. Quand M. Gaultier nous eut dit qu'il n'y avait rien encore, nous ne fûmes pas trop attristés, parce que nous avions rencontré quelqu'un qui était l'une des nombreuses relations qu'à Paris possédait M. Gaultier.
Alors le Temps passa. Chaque mois était séparé de son voisin par notre visite à M. Gaultier. Cet homme contient une provision d'espérance et ressemble aux bons spectacles et aux bonnes paroles qui nous aident à attendre l'Avenir. D'ailleurs, nous attendions l'Avenir au lendemain de chaque jour. Parfois le facteur s'avance, une lettre à la main, alors notre cœur s'élance vers lui, nos mains se tendent et ce sont des mains qui prennent et gardent un trésor. Nous fûmes toujours déçus parce que ce n'étaient que des lettres d'amis. Les amis sont consolants, mais bienheureux les hommes qui n'ont pas besoin de consolations! D'autres fois, le domestique de M. Gaultier était en ville avec sa grande voiture. Alors nous ne nous écartions pas trop de notre maison, parce que M. Gaultier aurait pu dire: «Il vaut mieux que j'envoie mon domestique les prévenir. De cette manière ils sauront plus vite que j'ai une place à leur donner.» D'autres fois nous sommes tous trois à la maison. On frappe à la porte. Nous nous regardons en nous demandant si ce n'est pas quelqu'un qui apporte l'emploi que nous cherchons.
Puis il n'y eut rien autre chose. Immobiles dans notre maison, les yeux braqués vers un château, nous attendions une grande grâce, pareils à ceux qui prient et croient en Dieu. Nous attendions une bien grande grâce en effet. Nous attendions que les riches prissent en pitié les pauvres. Nous nous étions dit: Les riches sont des hommes comme nous, que la fortune élève afin d'en faire nos gouvernements et nos protecteurs. Nous nous adressâmes à M. Gaultier parce que la Justice veut que les bacheliers qui sont instruits soient protégés par les gouvernements qui aiment l'instruction. Au fond de nous-mêmes nous doutions un peu de la Justice puisque les ouvriers travaillent sans connaître le plaisir ou le repos, ce qui est une chose injuste. Mais nous comptions sur la bonté de nos frères les riches. Nos frères doivent trop aimer la joie pour vouloir que nous restions dans le malheur. Si mes mains sont vides, M. Gaultier comprendra que j'en souffre et que je devrais travailler au lieu de manger le pain de mon père. Nous attendions, dis-je, que les riches prissent en pitié les pauvres.
J'ai honte, aujourd'hui, pour tous ces sentiments. Nous les avions conçus au milieu de notre petite ville dans laquelle on ne connaît rien. Mais j'ai honte parce que demander une faveur aux riches c'est entrer dans le cortège de leurs protégés et de leurs serviteurs. C'est demander: «Mon bon Monsieur, voulez-vous me rendre un service? Grâce à votre fortune vous le pouvez.» Or, demander cela, c'est s'incliner devant la fortune et le pouvoir. Je vois mon âme indépendante qui rougit en pensant à sa servitude ancienne comme un homme rougit d'avoir jadis démérité.
Le Temps passa. Il y eut d'abord l'automne, l'automne en cendre où le ciel semble un feu qui s'éteint mais qui éclaire et chauffe encore. Cette année-là, l'automne avait une douceur dans la campagne merveilleuse et mélancolique. Puis, l'hiver sembla descendre de l'automne et le continuer comme un fils continue son père, avec plus de force mais avec autant de bonté. Il y avait mes vingt ans et des bouillonnements fous. Vingt ans, c'est l'âge où l'Amour, mêlé à toutes les passions généreuses, fait du monde un champ d'action pour le Bonheur. Les riches poètes ont chanté nos vingt ans. On y voit des amoureuses qui sont parfois des Andalouses en feu, d'autres fois des grisettes légères comme le plaisir, ou bien des jeunes filles dont on ne connaît pas la profession, mais qui sont intelligentes et que l'on couvre de fleurs. Les premiers pas d'un jeune homme qui lève la tête et regarde la Vie sans défaillance en sachant que le Monde est immense pour ceux de vingt ans. Les poètes riches nous ont fait connaître les joies et les orgueils qu'ils ont connus et nous ont dit: Nos vingt ans triomphent comme des fleurs et se posent sur les seins des femmes.
Moi je n'avais pas le cœur à penser à l'Amour. L'Amour est beau pour ceux qui ont de quoi vivre, mais les autres doivent d'abord penser à vivre. Ah! les vingt ans des pauvres! Les vingt ans des sans-travail, les vingt ans des ouvriers qui suent, les vingt ans des pions qui travaillent sans savoir si le travail conduit à l'Avenir! Les vingt ans des filles publiques que la syphilis a crevées! Nos vingt ans sont des bêtes dans des cages qui tournent et cherchent un trou, un joint, une fente pour y passer la tête et s'en aller. Nos vingt ans sont d'autant plus mauvais que vous les avez chantés. Nous les comparons aux vôtres. Vos joies nous ont remplis d'amertume, notre malheur se mêle à vos rires et se lamente comme un pauvre à vos portes. Ah! je vous le dis, poètes riches qui avez chanté l'Amour, soyez maudits!
Vous avez créé des bourses dans les lycées et collèges pour que les fils des ouvriers deviennent pareils à vous. Et lorsqu'ils sont bacheliers comme vous, vous les abandonnez dans leurs villages. Vous gardez pour vous les riches professions qu'ils devaient avoir et vous riez, vous avez vingt ans, quelques-uns des vôtres sont des poètes! Et cela démontre que si l'on est fils d'ouvrier, il ne faut pas s'élever au-dessus de sa classe. Le curé parlait de moi à des maçons: Voyez-vous, on fait instruire des enfants et ensuite on ne sait pas qu'en faire.
Il y a des Administrations inférieures dans lesquelles nous pouvons entrer. Mon titre de bachelier permet d'être commis des Ponts et Chaussées sans examen. J'ai fait une demande à M. l'ingénieur en chef, laquelle lui fut recommandée par M. Gaultier. Je gagnerai mille francs par an, mais c'est «le pied à l'étrier». Jamais je n'ai reçu de réponse. Vous avez établi des droits, vous les avez inscrits dans des documents officiels afin que tout le monde les connaisse. Ils sont peu de chose mais ils disent: La vie des pauvres est d'abord pénible, mais quand les pauvres se sont donné de la peine, il y a des examens qui les récompensent. Vous mentez. Jamais je n'ai reçu de réponse à ma demande pour entrer dans les Ponts et Chaussées. On croirait que vous avez créé des droits pour nous donner de fausses espérances et pour nous faire souffrir.
Les autres professions ne sont pas abordables. Les bureaux d'Enregistrement, tranquilles et indépendants, font de leur titulaire un homme qui peut se promener, faire des études ou fréquenter la société, mais pour être titulaire d'un bureau d'Enregistrement, il faut accomplir cinq ou six années de stage pendant lesquelles on ne gagne pas d'argent. Il faut aussi verser un cautionnement, car les riches seuls peuvent avoir un bon métier. Les examens des ministères sont comme s'ils n'existaient pas et puis l'on fait pour s'y présenter le voyage de Paris, au risque de revenir sans succès. Les situations que l'on peut découvrir chez les particuliers ou dans les administrations privées s'obtiennent par des relations de famille ou d'amitié. Or, les parents et amis des ouvriers sont des ouvriers comme eux. Les Messieurs Gaultier pourraient bien nous être utiles, mais la richesse les éloigne de nous et leur situation d'agriculteur ne leur laisse pas de loisir.
De quel côté que nous contemplions l'horizon, nous les pauvres aux yeux fixes, les riches se dressent entre l'horizon et nous avec des châteaux et des murailles, avec des règlements et des chiens qui les défendent. Nous marchons et nous voulons respirer, au milieu du monde, l'air des eaux et des forêts, nous marchons et nous sommes des gueux pleins de courage. Nous sommes allés bien loin et nous avons vu les riches assis dans leurs parcs et riant comme si le Bonheur recouvrait le monde. Nous aurions voulu posséder un enclos avec un champ pour y gagner notre pain. Les enclos sont gardés par les gardes des riches. Il y a tant de plaisirs sur la Terre, depuis le travail jusqu'au repos, et tant d'espace pour les goûter que nous étions bien sûrs de rire en route et de nous arrêter un soir, sous les chênes, avec une besace pleine et des cœurs pleins. Il n'y a plus de plaisir, il n'y a plus d'espace, les châteaux s'étendent et entourent tous les chênes de la forêt profonde.
Mais ce qui se passa fut bien heureux. A tout jamais j'abandonnai les rêves de grandeur qui, depuis l'enfance, poussaient mes idées dans l'orgueil. J'abandonnai tous mes rêves supérieurs, ceux qui traînaient des sabres et ceux qui rêvaient d'un emploi riche et fainéant. Je partis, mais ce ne fut pas un départ, ce fut un retour. Je revins auprès des miens avec des désirs sages comme un travailleur revient auprès de son travail. Orgueil fou, beaux emplois, beaux habits, splendeur blanche et plaisir des femmes, on ne peut pas dire que j'ai souffert en vous quittant. J'ouvre la porte de la maison paternelle. Les voici. Mon père aux grosses mains fait des sabots comme son père et dans la maison bien rangée ses sabots s'entassent et seront vendus à ceux qui font le pain, à ceux qui font les habits et aux ménagères actives qui ordonnent les maisons. Ma mère travaille aussi, c'est un travail utile pour cuire les aliments et c'est un travail d'amour qui embellit les chambres et qui embellit la vie. Je suis le voisin du charron, du tonnelier et du maréchal ferrant. Ceux qui travaillent pour gagner le pain qu'ils mangent m'entourent et vivent selon la loi qui veut que l'on gagne son pain à la sueur de son front. Moi, je suis un homme du peuple et je veux travailler comme les autres.
Voici ce que j'ai vu à vingt ans, pendant que les fils des riches dansaient. Moi, j'ai souffert parce que je ne travaillais pas. Mes membres ont souffert, mon cœur avait son orgueil, et mes idées, toutes mes idées criaient que celui qui ne travaille pas est une honte. Il ne faut pas dire qu'il y a des hommes inutiles, mais qu'il y a des hommes nuisibles.
Je cherche une place, mon Dieu, dans quelque coin du monde, une place qui serait pour moi. N'importe laquelle, pourvu que je travaille avec utilité et pourvu que je gagne ma vie, cette vie que vous m'avez donnée. Je suis si petit et le monde est si grand qu'il y a sans doute quelque place avec un travail que je saurai faire. Si j'étais agile et grand, je monterais en haut des échafaudages, au milieu des maçons. Je voudrais pouvoir aller à Nantes ou au Havre, comme les débardeurs. Je voudrais pouvoir faire la moisson. Si je savais creuser les sabots, je resterais à la maison et je dirais à mon père: «Assieds-toi, il y a longtemps que tu travailles, et c'est moi maintenant qui creuse les sabots.» Puisqu'on m'a mis au monde, c'est qu'il y a dans le monde une place pour moi. Il y en a qui refusent des places, mais moi je prendrai toutes celles que vous m'offrirez.
Oh! je ne mens pas. Il y eut un jour où je pensai: Je vais prendre dans ma besace du pain, des habits et cent sous et je partirai. Je partirai pour mendier. Dans les fermes, dans les châteaux, dans les usines, dans les bureaux, je m'arrêterai. On me dira: Mon garçon, vous êtes trop jeune pour mendier. Alors je répondrai: Voulez-vous me donner du travail? Je demanderai l'aumône s'il le faut, mais je partirai. J'économiserai de quoi m'acheter des souliers et je marcherai tout le temps qu'il faudra. Je finirai bien par trouver du travail puisque toute ma vie j'en chercherai.
Un matin, nous n'y comptions plus, lorsqu'une bonne nouvelle arriva. Il y avait dans ma petite ville un sellier dont le fils était pharmacien à Paris. Nous autres, fils d'ouvriers, nous nous regardons et nous nous tendons la main. Ce jeune homme m'annonçait qu'une place dans un bureau m'était réservée, où je gagnerais 3 fr. 75 par journée de travail. On ne travaille pas le dimanche. J'ai le pied à l'étrier. Et c'est ainsi que finit mon livre parce que la peine des pauvres gens ne finit guère, et c'est le travail qui commence, quand une peine a fini.
Et ce livre, maman, on croira que je l'ai fini sans penser à toi. Mais non. J'ai dit d'abord: Il n'y aura que maman dans ce livre. C'est parce que je ne me rappelais que des instants heureux: or j'ai subi beaucoup de malheurs. C'est la Vie qui se dresse entre nos mères et nous, et qui les cache. Mais nous les aimons quand même, et si nous sommes tristes parfois, c'est quand la Vie nous empêche de penser à nos mères. Tu prendras des lunettes pour lire ces phrases. Tu épèleras mot à mot en disant:—C'est un gros livre plein de mots.
Eh bien, maman, chacun de ces mots est pour toi. Ma vie de fils, la voici racontée. Maintenant, je gagne 3 fr. 75 par jour, et c'est ma vie d'homme qui commence.
ACHEVÉ D'IMPRIMER PAR
L'IMPRIMERIE BELLENAND
A FONTENAY-AUX-ROSES
LE VINGT JUILLET 1918
NOTE:
[1] Cette plaquette, parue en 1900, à la Bibliothèque de La Plume, était considérée par l'auteur comme formant un tout complet. Elle contenait, de la présente édition, les chapitres:
Deuxième, moins les vingt-cinq premières lignes;
Troisième, à partir de ces mots: Cinq ans, six ans et sept ans, la joie...;
Cinquième, en entier;
Septième, moins les seize dernières lignes.
Notes de transcription:
Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.
L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.