La mère et l'enfant
CHAPITRE SIXIÈME
Mais aujourd'hui j'ai quinze ans, et l'Avenir qui vint me trouver jadis est mon hôte. Nos quinze ans au lycée se calment parce qu'ils ont un peu la force des hommes et peuvent vivre au loin de l'appui maternel. C'est à quinze ans que l'on devrait quitter sa mère. On dit que le mauvais temps passe et qu'un enfant de douze ans, à cause de son imagination voyageuse, trouve le chemin du bonheur. Et l'on ne s'en inquiète pas, dans le monde. Si nos mères nous regardent, elles voient la souffrance, mais le monde n'en tient pas compte et parle de la nécessité de la souffrance; nous avons tous passé par là; c'est la vie. O philosophes, qu'avez-vous fait des trois dernières années de mon enfance! Vous leur avez construit un lycée que vous avez tapissé de vos principes: Mon enfant, c'est pour ton bien. Vous avez dit: Tu sacrifies le bonheur de ton enfance, mais cela ressemble à ton père lorsqu'il place de l'argent qui lui revient un jour avec des intérêts. O philosophes! l'Avenir ne m'a rendu ni le capital ni les intérêts. Jamais il ne les a rendus à personne. Les joies de notre enfance ont un goût qui demeure et une substance qui nourrit les hommes. Moi, qui en fus privé, me voici pâle, or il n'est pas de suralimentation du bonheur qui nous redonne le bonheur intégral et l'énergie que nous avons perdus.
J'ai vu des garçons qui, parmi nous, vinrent à quinze ans. Je connais leur existence des premiers jours et je vous dis qu'ils n'ont pas trop souffert de la solitude et du lycée. C'est qu'à quinze ans notre âme vigoureuse sait lutter avec des âmes camarades qui la fortifient, et notre âme résistante peut se heurter à l'âme du pion qui ne la blesse pas plus loin que la surface. Si l'on disait qu'à douze ans il faut s'habituer aux usages et connaître les sciences du lycée, ce serait mentir, puisque des garçons de quinze ans vinrent parmi nous, qui n'ont pas souffert de notre ennui et qui devinrent aussi bien que nous les premiers de la classe. Il faut dire encore que les enfants de quinze ans, moins mobiles que ceux de douze, ne sont pas autant gênés par les fardeaux de la discipline.
Pour moi la Destinée, tout autre, doua mes quinze ans de malheur et de passivité. Il y a l'habitude. Dirai-je que j'ai souffert? Les vieux forçats ne souffrent pas non plus. Ils travaillent depuis si longtemps qu'ils ne savent plus ce qu'est le repos, et ils ont tant marché qu'ils n'ont plus envie de courir. Je crois quand même avoir connu plus de joie qu'ils n'en connaissent, à cause de mon frère l'Avenir.
Je vis à côté de l'Avenir bien plus qu'à côté du présent. Mon frère l'Avenir est un frère jumeau qui serait vif et sérieux. Mon frère me prend le matin avec un regard très bon, alors je regarde mon frère au lieu de regarder le pion. Il fait les études assidues, il fait les classes attentives, il fait aussi le professeur bienveillant. Quand je suis le premier en composition, mon frère me dit: C'est comme cela que je t'aime, parce que tu te rapproches de moi. Soyez loué, mon frère. Vous étiez jadis un chapeau chinois à clochettes, pour me plaire car j'étais un enfant. Vous êtes maintenant mon frère l'Avenir, et je vous vois entre moi et les maux.
Vous faites le professeur bienveillant, mais je crois que vous faites aussi le pion plein de haine. Les ratés et les retardataires souhaitent que toute Destinée soit mauvaise, afin d'avoir des compagnons de malheur. Je sais que le malheur est sacré, je sais encore que les ratés et les retardataires sont d'anciens hommes innocents. Je voudrais baiser un forçat et lui dire: «Tu es sanctifié, je t'aime comme je t'eusse aimé quand tu étais un enfant. Je t'aime parce que toute la douleur humaine est tombée sur ta face et l'a défigurée.»
Mais comprendre le malheur n'empêche pas de détester le mal. Et puis les pions sont des forçats, mais sont des gardes-chiourme. D'ailleurs il y a des hommes si méchants qu'au fond de nous-mêmes une joie, immonde sans doute, tressaille et approuve la destinée: Tu es pion, mais tu l'as bien mérité.
Il en est un qui empoisonna mes quinze ans. Je vois cet homme jaune et chauve, avec sa calvitie vieillissant ses vingt-quatre ans comme un mauvais sentiment vieillit notre âme. Son nez substantiel et courbé, son menton, sa barbe jaune et son front semblaient des os et des poils comme ceux des bêtes inhumaines. Ses yeux, implacables et rigides, se posaient sur nous, pareils à du froid bleu, et ses grosses mains aux gros doigts, on les eût prises pour des poings. Je vois cet homme avec sa correction. Vêtu comme un homme civilisé, sans doute faisait-il l'admiration des garçons de café ou l'envie des jeunes filles et peut-être même disait-on: Monsieur un tel est toujours propre et il a l'air convenable.
J'aurais voulu que vous le vissiez au milieu de nous, là où ses vêtements élégants contrastaient avec sa méchanceté. Il avait essayé toutes sortes d'apprentissages et surtout celui de comédien. Les comédiens qui font des poses et qui ont le geste de toutes les circonstances humaines sont enviés par les ratés, car le raté est un homme qui pose et qui se sent doué pour chaque circonstance. Le pion avait pris des leçons de déclamation qui lui firent obtenir un petit succès dans un théâtre d'étudiants, à Grenoble. Maintenant, il était comédien au milieu de nous. Il y a une façon de serrer les dents et d'avoir une voix nette pour aller jusqu'au fond de l'élève que l'on veut punir, et si à cela l'on joint de la froideur et un certain regard, les punitions deviennent cruelles et crient: Vengeance! Le pion s'exerçait à produire un tel effet. Il se servait de son habitude de la déclamation pour satisfaire ses mauvais instincts et se servait de ses mauvais instincts pour rendre sa froideur plus méchante. Je ne sais pas comment il se comporta au théâtre de Grenoble, mais je vous assure que chez nous il avait beaucoup de talent.
A l'époque où je le connus il était en outre auteur dramatique. Si dans le monde vous avez vu représenter une pièce qui s'appelle Politique et horticulture, je ne pense pas que vous l'ayez trouvée belle, parce qu'il n'y a que les hommes beaux qui sachent composer des belles pièces. Je me souviens encore qu'il fit copier par un nègre, élève de son étude, une nouvelle intitulée: Le Châtiment. Il s'y passe un événement extraordinaire, puisqu'un père, mort par la faute d'un de ses fils, alors qu'approche le coupable pour lui donner un baiser, détend ses muscles et lance un soufflet. On explique cela physiologiquement, mais on l'explique aussi mystérieusement afin d'obtenir une impression de terreur. Je pensais que si l'on châtiait ainsi ses persécuteurs et si le pion s'approchait du lit de mort de ses anciens élèves, il recevrait bien des soufflets.
Notre pion était homme de lettres. J'ai souffert à cause de la littérature. Il croyait, puisque j'étais un bon élève dans une classe de sciences, que je devais détester la littérature. Il me persécutait, comme on commet une bonne action, il poursuivait en moi le philistin et l'imbécile qui laisse mourir de faim les hommes de génie. En ce temps-là, je lisais les Annales politiques et littéraires, et le pion souriait avec supériorité parce que je ne devais pas y comprendre grand'chose.
C'étaient d'affreuses punitions que les punitions du lycée. Il y avait d'abord les «arrêts» qui nous prenaient nos meilleurs instants. Les arrêts se font pendant la récréation, être aux arrêts, c'est se promener en file, les bras croisés, silencieux, avec la présence d'un pion. Ils se composent d'une grande tentation, car près de nous les jeux se livrent à la joie, les conversations circulent, et les appels, et la liberté. Nous regardions ces choses en faisant nos arrêts, nous les regardions avec nos yeux tentés, comme un enfant infirme regarde par sa fenêtre les jeux, les mouvements et le bonheur. Les arrêts se composent, en outre, de fatigue et d'hébètement, parce que la marche ne repose pas le corps ainsi que les jeux et parce que le silence ne repose pas l'esprit ainsi que les conversations. Je ressens encore ces marches quand le temps se mesurait à nos pas et quand chaque heure comptait des milliers de pas. Le premier quart d'heure est bientôt passé, mais pendant le second quart d'heure, on commence à fatiguer ses jambes et ses idées. On arrête une pensée sur la borne-fontaine, où de l'eau coule, sur les fenêtres du réfectoire et sur le mur, on regarde les cabinets, la cour et les camarades, on attend que la demi-heure sonne, et quand la demi-heure a sonné l'on est triste parce qu'il faut attendre à sonner moins-le-quart, on est las parce qu'on ne sait plus à quoi penser et l'on sent marcher ses pauvres jambes sans but sous l'œil d'un pion qui contemple leur fatigue avec indifférence. Et nous avions douze, treize ou quatorze ans, nous avions ri pendant l'étude ou causé dans les rangs, nous avions suivi quelque pente de notre imagination; nous étions punis parce que nous avions douze, treize ou quatorze ans.
Pendant l'année où j'eus quinze ans, je passai toutes mes récréations aux arrêts. Il y avait la récréation du matin qui est fraîche, après la soupe, et qui entre dans les cerveaux, celle de dix heures, après la classe, qui nous fait danser comme des poulains échappés, et ces deux récréations sont les plus mauvaises pour les enfants punis parce qu'elles les privent d'un peu de leur jeunesse. Il y avait la grande récréation de midi et demie et celle de quatre à cinq. Sitôt qu'il y avait cinq minutes de récréation, il fallait que je m'en aille aux arrêts. Parfois je disais au pion:
—Mais, monsieur, vous ne m'avez pas puni.
Il répondait:
—Eh bien! je vous punis.
J'ai senti les yeux et les mains de cet homme pendant une année entière. Ses mains étaient des poings, mais ses yeux étaient plus durs que ses mains. J'entendais la voix de ses dents serrées, ses yeux passaient sur ma chair, la punition, énoncée avec clarté par un grand artiste qui ne déclame point, traversait l'air et faisait silence autour d'elle. J'ai dit que cet homme était méchant. Qui sait? Les tigres ne mettent pas de méchanceté dans leurs actes et mangent un homme simplement parce qu'ils ont faim.
Les arrêts étaient moins mauvais que le pion. Les arrêts ont le silence et marchent à pas égaux comme la méditation. On finit par oublier que l'on est aux arrêt. C'est Kant qui se promène dans l'allée de Königsberg, avec l'habitude du ciel et des tilleuls, et pour qui chaque pas est une pensée. Il a fallu trois ans pour m'habituer aux arrêts, puis les arrêts m'ont promené dans leur allée et m'ont rendu comme eux méchant et pensif. Mon premier orgueil, l'orgueil d'être un persécuté. J'ai sondé mon âme, j'ai vu qu'elle ne contenait pas de mal et que les hommes étaient injustes. Alors j'ai dit à mon âme: Va, c'est ton chemin qui te mène à la prison, mais suis ton chemin, puisque la prison ne te fait pas peur.
Il y avait aux arrêts mon frère l'Avenir. Mon frère l'Avenir se tient à ma droite et marche, et dans les arrêts qui tournent, marche, comme la délivrance auprès des prisonniers. Mon frère m'entraîne et c'est mon corps qui marche à pas égaux, c'est le Présent que l'on torture, mais l'esprit garde sa liberté et la Vie se compose d'Avenir. Qu'importe un pion et sa rage! Les fleuves qui coulent, souillés d'ordure humaine, coulent vers la Mer qui purifie. Les arrêts et leur ennui m'ont rendu plus grave, j'ai causé de choses sérieuses avec mon frère l'Avenir. On a dit que la souffrance était fortifiante, je le sais bien. A moi la souffrance a d'autant plus servi qu'il s'y est joint l'esprit de vengeance. Mais voyez comme la souffrance fait de mauvais enfants. En ce temps-là, je voulus être officier parce qu'un officier commande à des hommes. J'avais souffert et le pion m'avait montré toute son autorité, de sorte que je voulais avoir un peu d'autorité afin de faire souffrir les pions à mon tour. Le bel uniforme est un bonheur parce qu'à l'autorité il ajoute l'éclat. Je me voyais dans la rue, un sabre et un dolman, et mon regard serait plus brillant et plein de mépris, lorsque passant auprès du pion, je le regarderais en pensant: Homme vil et pion! Il y avait des moments où je marchais comme si j'avais des bottes. J'eus l'orgueil de cet avenir et j'eus l'orgueil du présent qui comportait un tel avenir. Va, c'est ton chemin qui te mène à la prison, mais suis ton chemin puisque la prison ne te fait pas peur. C'est derrière elle que la gloire se cache et la gloire brille davantage sur le front d'un ancien prisonnier.
Si j'ai dit que les arrêts m'avaient rendu grave, ce n'est pas parce qu'ils voulaient que je fusse officier, mais parce qu'ils me donnaient du courage pour l'être. Théorèmes de mathématiques, vous n'étiez pas des théorèmes de mathématiques, je vous voyais comme un sabre et comme un dolman galonné. Je vous voyais comme de la vengeance et comme un regard méprisant que l'on jette à un pion. Je vous voyais comme une existence de gloire et de bonheur qui nous fait oublier les arrêts de nos quinze ans. Physique et chimie, histoire et géographie, je me suis penché sur vos livres qui me préparaient à la Vie. J'aimais moins les discours et les compositions françaises parce que le pion était un homme de lettres et parce que les officiers sont des hommes d'action qui n'aiment pas les phrases. Je fus le plus assidu à l'étude et le premier en classe. Cela même donnait au pion une rage froide, sentir que je lui échappais et me voir plus fort qu'une punition. Il y eut entre nous un duel, car ce pion croyait que les punitions pourraient me vaincre et ce raté voulait que je devinsse un raté comme lui. Sois loué, ô chien, tes morsures et ta gueule m'ont appris qu'il faut combattre et m'ont donné du courage.
Mes camarades de quinze ans ont été de bons camarades. Au fond de l'humanité, où sont les forçats du bagne, les soldats de la caserne, les mendiants des routes et les enfants du lycée, l'on trouve de bons sentiments. Je me souviens, un soir d'automne, dans mon enfance, de deux trimardeurs assis au bord d'un fossé. Ils se passaient un bras autour du cou, ils s'approchaient bien près l'un de l'autre, ils se pressaient la main et s'embrassaient. La vie leur était dure comme un pion, mais ils unissaient leurs cœurs. Ils n'avaient pas de femme, pas de mère, pas de frère, alors chacun d'eux fut pour l'autre une femme, une mère et un frère. Nous avions déjà besoin de certaines choses, et nous étions de bons camarades unis contre l'ennemi commun.
Mais toi, ma bonne maman, je t'aimais comme je t'ai toujours aimée. Je t'aimais avec élan comme on aime le ciel à travers les barreaux d'une fenêtre, je pensais à toi comme un prisonnier pense à l'espace. Maman, tu ressembles aux vacances, alors que le Monde nous ouvre ses portes. On ne te voit que deux ou trois fois par an, et tu es d'autant plus belle que tu fais partie de la liberté.
Les vacances de quinze ans, plus vives que celles de douze, je les compare à nos quinze ans qui sont nos douze ans agrandis. A douze ans, notre cœur rentre au nid, mais nos sens et nos sentiments de quinze ans prennent les sensations du monde, et celle du nid n'est que la plus douce, formée d'amour et de repos. Voici qu'ayant parlé d'un pion et des misères qu'il créa, j'ai presque menti en nommant le malheur. Oui, puisqu'en ce jour de vacances le pion s'enfuit comme un mauvais souvenir et devient un souvenir de souffrance pour augmenter la bonté d'un instant heureux, ce sont nos poitrines qui respirent, avec nos yeux qui voient et nos pieds qui vont et ce sont nos quinze ans qui ont tout oublié, généreux, et n'ont gardé de la prison qu'un désir d'aller dans l'étendue.
Les vacances de Pâques furent, cette année-là, un printemps qui correspondait à mon âme. Il y eut sans doute des vacances de Pâques aussi belles, mais il n'y en eut jamais d'autres pendant lesquelles j'eus quinze ans. La Nature s'ouvre tout entière et m'appelle: Viens donc, je suis là pour te plaire, et pour que tu me comprennes je me suis donné quinze ans.
Nature qu'autrefois je connus, vous m'apparûtes charmante et brouillée comme moi-même, vos prés se mêlant à vos champs, vos arbres, vos haies, et Vous, tout verts et tout bleus, et vous formiez un ensemble agréable qui est la campagne. Mais maintenant, Nature que je connais, vous semblez plus grande, avec des formes, des couleurs et la vie, et vous avez tant de faces, et si distinctes, qu'à chaque instant je les découvre et les comprends.
Lorsque je m'éveillais, le matin, un soleil jeune, un beau soleil d'Avril avait déjà passé sur la Terre afin de l'éveiller. Tu éveilles, mon beau soleil, la maison, la rue et le ciel. On ouvre la porte et la fenêtre, tu entres et tu nous apportes ces bonnes idées des matins de printemps. J'ai quinze ans, mon beau soleil. Tu cherches dans les champs les germes assoupis et tu en fais de l'herbe, des bourgeons et des fleurs. Tu cherches dans ma tête les sentiments d'amour et tu leur fais aimer l'herbe, les bourgeons et les fleurs. Bonjour, Monsieur le Soleil! Vous êtes un beau Monsieur de dimanche, un beau Monsieur de vacances et je vous aime comme le père du Printemps.
Quand j'étais enfant, parfois je vis des officiers et des saltimbanques. Les officiers rouges et bleus, pareils à nos cerveaux de dix ans, m'attiraient comme un désir, et les saltimbanques ressemblaient aux officiers. Je les suivais, ainsi qu'un satellite, pour recevoir un peu de lumière et de chaleur et je les examinais, officiers et saltimbanques, avec un grand amour. Aujourd'hui je cours après du soleil. Les images plus variées de mon imagination et le sentiment poétique du monde que l'on possède à quinze ans m'entraînent sur la route et m'en font goûter le spectacle. Je suis le soleil, ainsi qu'un satellite, pour recevoir un peu de lumière et de chaleur et je le suis bien mieux qu'un officier car il est plus brillant.
Voici les rues et les routes. Je salue les routes du Printemps qui suivent leurs pentes et marchent dans la Nature. Elles ne sont pas très belles puisqu'elles sont utiles, mais je les regarde quand même. Je leur trouve une couleur café au lait et les haies qui les bordent semblent poussées sur leur sol. Je salue les prés et l'herbe, où vont les bœufs: ils s'étendent sous le soleil limpide. On ne sait pas s'ils sont verts ou bleus. La raison dit qu'ils sont verts, puisqu'ils sont pleins d'herbe, mais le cœur dit qu'ils sont bleus à cause de leurs reflets. On les regarde et l'on pense qu'ils ont été créés pour faire notre admiration. Et les champs qui environnent les prés sont pareils à de la terre et font croire que les prés sont des champs sur lesquels on a mis un tapis. Je salue les arbres, et surtout les pêchers. Il est un poème qui parle de la Vierge vêtue d'une robe couleur fleur-de-pêcher. Je priai maman de m'indiquer un pêcher en fleur et je courus à lui. Ah! voici des fleurs de pêcher qui sont bien mieux que si elles étaient roses et qui sont si belles que l'on ne peut pas les décrire! Je les regardai longtemps, je fus ébloui, je les sentais comme entrer en moi pour me donner un bonheur couleur fleur-de-pêcher. Ah! voici des fleurs de pêcher.
Mais le ciel de Pâques! Le ciel de Pâques est fait tout entier avec de la lumière. Il est blanc, bleu et brillant. On dirait qu'il a dissous le soleil, on dirait encore qu'il est tout couvert de rosée. Et puis j'ai tort de parler du ciel. Depuis la Terre jusqu'au ciel, l'air est brillant et bleu comme le ciel de Pâques. Oh! printemps! Les haies en fleur, le ciel, la Terre et mes quinze ans se contemplent, comme des amis qui se connaissent depuis hier, mais qui sentent qu'ils se connaîtront toujours, et comme des amis dont l'amitié fut soudaine et qui se confient déjà leurs sentiments profonds.
C'est ainsi que mes sentiments faisaient partie de la nature et contenaient un peu de sa beauté. Il ne fallait pas leur demander davantage: nos poitrines de quinze ans suffisent à peine à notre respiration. Maman ne fut pas Celle que j'espérais, la mère aux choses, et l'ancienne mère de douze ans qui tenait lieu de n'importe quoi qui m'aurait manqué. Mon corps est tout droit, le Printemps qui le fortifie l'appelle et le tente. La seule chose qui puisse me manquer, le Printemps me la donne, c'est l'air avec la liberté.
Jadis ma mère eut une main qui prenait la mienne parce que mes jambes vacillaient et parce que ma tête ne savait pas les conduire. Maman possédait tout ce que je n'avais pas. Elle me guidait avec ses idées fortes et m'appuyait sur ses mains protectrices. Que les temps sont changés! Ma mère encore était un centre où allaient tous mes sentiments. Mes petits sentiments d'autrefois sortaient de mon cœur afin de parcourir l'Univers, et puis voyaient que l'Univers est trop grand pour les petits sentiments. Alors ils couraient tous auprès de ma mère comme une petite troupe qui ne sait pas quoi faire et qui reste où il fait bon. Voilà. Parfois la mère promenait ses oiseaux dans les champs. Savez-vous ce qui arriva? Un jour, la mère était absente et les petits oiseaux se sont promenés seuls. Ils se sont aperçus qu'on ne se perd pas dans le monde et qu'on y respire.
Ne dites pas que je n'aime pas ma mère, puisque ma prison contient son image. L'homme heureux est seul, en tête à tête avec le Bonheur. Le Printemps est mon bonheur, c'est pourquoi je suis seul en face du Printemps. C'est à Pâques qu'il faut venir nous voir, au son des cloches, et l'on apprendra que les cloches sonnent, que la Joie les suit et que les enfants l'accompagnent.