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La politique du Paraguay: Identité de cette politique avec celle de la France et de la Grande-Bretagne dans le Rio de La Plata

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The Project Gutenberg eBook of La politique du Paraguay

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Title: La politique du Paraguay

Author: Charles Expilly

Release date: April 9, 2010 [eBook #31931]
Most recently updated: January 6, 2021

Language: French

Credits: Produced by Adrian Mastronardi, Rénald Lévesque and the
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA POLITIQUE DU PARAGUAY ***





LA POLITIQUE

DU

PARAGUAY

IDENTITÉ DE CETTE POLITIQUE
AVEC CELLE DE LA FRANCE ET DE LA GRANDE-BRETAGNE
DANS LE RIO DE LA PLATA

PAR

Claude De La Poëpe

Auteur de: L'Ouverture de l'Amazone et ses Conséquences
politiques et commerciales

Le succès serait-il donc devenu la base des
lois morales, la base du droit?

Quelle que soit la faiblesse, l'illusion, la témérité
de l'entreprise, ce n'est pas le nombre
des armes et des soldats qu'il faut compter;
c'est le droit, ce sont les principes au nom
desquels on a agi.

Plaidoyer de Berryer devant la Cour
des Pairs, 30 septembre 1840
.














PARIS
Librairie E. DENTU, Éditeur
Galerie d'Orléans--Palais-Royal

1869



Dédicace

Aux États Hispano-Américains,


y compris


Buenos-Ayres et Montevideo,


Je dédie ce Livre qui signale, en le précisant, le danger
dont ils sont menacés, par l'insatiable ambition de l'Empire
esclavagiste de l'Amérique du Sud

Claude de la Poëpe




Avant-Propos

I

MM Alfred du Graty.--Martin de Moussy.--Santiago
Arcos.--John Le Long.




Au début des hostilités engagées entre le Brésil, Buenos-Ayres, Montevideo et le Paraguay, la presque totalité de la presse européenne se contentait d'enregistrer les hauts faits des armées alliées, dont le récit lui était transmis par des correspondances peu scrupuleuses. Quant à discuter le droit que pouvait avoir le Paraguay à lancer ses bataillons en avant; quant à déterminer le but qu'il poursuivait dans cette guerre, aucune feuille, prétendue sérieuse, ne daignait s'en occuper.

Le Brésil, pays des diamants et des esclaves, était connu en Europe comme un grand empire possédant des ressources immenses. Son union avec deux des républiques platéennes ne laissait point de place au doute sur l'issue du conflit.

La marche des confédérés devait être moins une périlleuse expédition contre un infime ennemi, qu'une simple promenade militaire 1.

Note 1: (retour) Ces trois mots sont textuellement extraits d'une dépêche de M. Andrês Lamas, ministre de l'Urugay à Rio-de-Janeiro, adressée à M. Albuquerque, ministre des affaires étrangères du Brésil, à la date du 28 février 1867.

Le président Mitre, commandant en chef des forces alliées, n'avait-il pas déclaré en plein congrès que, dans trois mois, le drapeau argentin flotterait sur les remparts de l'Assomption, capitale du Paraguay?

Et les feuilles européennes d'accueillir avec une entière confiance ces rodomontades officielles et de les propager dans leurs colonnes; sans se douter que cet Etat, si dédaigné, réservait de cruelles déceptions à ceux qui venaient l'attaquer.

La question paraguayenne n'existait pas encore pour la presse du Vieux Monde.

En Angleterre, un seul journal, le Daily-News, avait pris ouvertement parti pour la vaillante petite république; en France, une feuille estimée de province, la Gazette du Midi, et un organe libéral de Paris, l'Opinion Nationale, s'étaient faits les avocats de cette même cause.

Tous les autres journaux, de ce côté et de l'autre côté de la Manche, ou bien ne se préoccupaient guère d'un conflit dont ils ne comprenaient pas l'importance, et qui, du reste, devait être incessamment étouffé par la main puissante de l'empire des noirs; ou bien n'avaient pas assez de railleries pour accabler cette Chine d'Amérique dont les habitants, pauvres Indiens asservis par les Jésuites, puis abrutis par Francia, se courbaient maintenant sous le féroce despotisme d'un dictateur idiot.

Le Brésil, dont la voix était exclusivement entendue, triomphait donc sur toute la ligne, lorsque l'Etendard, qui venait de prendre sa place parmi les feuilles parisiennes, entreprit de ramener l'opinion publique trop longtemps égarée.

Pour atteindre ce but il n'y avait qu'un moyen, moyen simple et facile, certes: c'était de consulter l'histoire et de donner la parole aux faits qu'elle avait gravés sur ses tables d'airain.

Les consciencieuses études qui parurent alors dans les colonnes de l'Etendard sur l'antagonisme de Buenos-Ayres et des provinces Argentines, sur les convoitises séculaires des Portugais et des Brésiliens, sur le rôle infâme--un rôle de traître--qu'acceptait, depuis douze ans, l'Oriental Florès, et, aussi, sur la noble, la généreuse mission que la déchéance momentanée des deux autres républiques Platéennes imposait à l'Etat paraguayen, firent circuler la lumière à travers l'ombre épaisse qu'amassaient à l'envi des correspondances datées de Buenos-Ayres et de Rio-de-Janeiro.

Les protestations furibondes, les calomnies extravagantes, les affirmations éhontées qui éclatèrent alors sur toute la ligne des feuilles dévouées, attestèrent que les révélations de l'Etendard avaient produit leur effet.

La polémique de ces feuilles, dédaigneuse et arrogante auparavant, était devenue tout à coup acerbe, injurieuse, grossière même.

Cela devait être.

Le voile étendu systématiquement sur les causes réelles du conflit platéen avait été déchiré; conséquemment, l'opinion, désormais avertie et peu à peu édifiée, commençait à prendre parti contre l'empire esclavagiste et contre ses imprudents alliés.

Ce revirement de l'esprit public, d'autant plus sensible qu'il était moins prévu, ne pouvait manquer de porter à son comble l'irritation des plumes qui s'étaient maladroitement compromises, ou qu'on avait audacieusement fourvoyées.

Nous n'aurions relevé que d'une manière générale les écarts de langage de la presse acquise à la triple alliance, si une des nouvelles recrues de cette presse n'avait dépassé dans ses articles toutes les bornes de la discussion décente, toutes les limites du droit commun et des plus simples convenances.

Oublieux du mot--si profond--de Talleyrand: «Surtout, Messieurs, pas de zèle;» et afin, sans doute, de donner à ses patrons un gage plus éclatant de son dévouement, la recrue dont il s'agit a cherché à passionner le débat, en y introduisant des personnalités d'un goût détestable et qui voulaient être blessantes.

Nous ne savons plus dans quel ouvrage se trouve cette formule axiomatique:

«De si haut qu'elle tombe, chaire ou tribune, une parole ne produit son effet qu'en raison de l'autorité morale qui lui appartient.»

On ne saurait mieux exprimer cette pensée, que le caractère d'un homme donne seul de l'autorité à ses jugements.

Or, dans un travail que la Revue Contemporaine a publié sous ce titre: le Paraguay, et avec ce sous-titre: la Dynastie des Lopez, un écrivain qui ne possède aucune notoriété, ni dans les lettres, ni dans les sciences, ni dans la politique, déverse à pleines mains l'injure et l'outrage sur la figure contemporaine la plus remarquable de l'Amérique du Sud, sur l'homme que le gouvernement français, par l'organe de son orateur le plus éminent, appelle un «héros» 2.

Note 2: (retour) M. Rouher. Discours prononcé au Corps Législatif, dans les séances de 19 et 20 mai 1868.

M. John (avons-nous affaire à un Anglais?) Le Long n'hésite pas à présenter le Paraguay comme étant le domaine d'une famille, et, comme tel, exploité à outrance par cette famille à laquelle il applique ironiquement cette désignation: Dynastie des Lopez.

L'accusation est formelle.

Sur quels documents? sur quels titres? sur quels faits s'appuie-t-elle?

Est-ce sur les connaissances personnellement acquises dans le pays même dont on apprécie l'organisation économique?

Non pas; M. Le Long avoue qu'il n'a jamais visité le Paraguay.

Est-ce sur l'ouvrage le plus complet qui ait paru dans ces dernières années, et dont l'auteur a parcouru en tous sens les régions dont il se proposait de faire connaître l'importance 3?

Nullement.

S'il avait lu le livre de M. du Graty, M. Le Long y aurait trouvé cette constatation, à savoir que, sous l'administration de celui qu'il appelle Lopez Ier, «la république du Paraguay prospérait visiblement; son commerce et son industrie avaient acquis une nouvelle importance; près de CINQ CENTS ÉCOLES PRIMAIRES donnaient l'instruction gratuite à plus de VINGT MILLE enfants...... et cet immense progrès matériel et moral du pays était l'oeuvre du président Lopez 4

Note 3: (retour) Dédicace de: la République du Paraguay, par M. Alfred du Graty. Bruxelles-Leipzig, 1862.
Note 4: (retour) Même ouvrage, page 84.

Nous ajouterons, pour notre compte, que ce même président, rendant un légitime hommage à la civilisation européenne, a envoyé de l'autre côté de l'Océan une centaine de jeunes gens, pensionnaires de l'État, pour compléter leur éducation dans les écoles universitaires de France, d'Angleterre et d'Allemagne.

Singulier moyen d'abrutir un peuple que de former des professeurs qui devront inoculer à ce même peuple les principes qui dirigent les sociétés modernes!

Notre contradicteur s'est bien gardé, avant de rédiger son acte d'accusation, de consulter M. du Graty; il a préféré se renseigner auprès de deux écrivains dont les attaches avec Buenos-Ayres sont notoires, et qui, dès lors, ne sauraient offrir toutes les garanties qu'on est en droit d'exiger de juges rendant un arrêt.

L'un, voyageur distingué sans doute, et auteur d'un volume estimé 5, avait été chargé par le gouvernement argentin d'explorer les territoires qui sont l'objet d'un litige entre ce gouvernement et celui du Paraguay. Ces territoires étant la légitime propriété de son pays, le président Carlos Lopez n'a pu permettre qu'ils fussent explorés au nom d'un État qui en revendiquait la possession. En conséquence, il en a interdit l'accès au mandataire officiel de Buenos-Ayres.

Note 5: (retour) Description géographique et statistique de la Confédération Argentine. Paris, 1860.

Naturellement, M. de Moussy a gardé rancune du procédé; naturellement aussi, n'ayant pas pu se rendre compte par lui-même des nouvelles conditions au milieu desquelles fonctionnait l'administration paraguayenne, cet écrivain a traité, dans son livre, les questions relatives au Paraguay (c'est M. du Graty qui parle) «d'après les données, ou suivant l'opinion du gouvernement qui l'avait commissionné.»

C'est sous cette double influence que M. Martin de Moussy a tenu la plume, et cette influence suffit pour expliquer la sévérité trop grande--M. du Graty dit: l'animosité--qu'accusent ses appréciations à l'endroit du gouvernement du Paraguay.

L'autre peut être plus justement récusé encore.

Le volume de M. Santiago Arcos 6 représente, à vrai dire, le prologue de la guerre actuelle. Inspiré par la politique exclusive des Porteños, ce volume a paru au début du conflit.

Note 6: (retour) La Plata, par Santiago Arcos. Paris. 1860.]

Le moment était bien choisi pour agir sur l'opinion dont on voulait capter les sympathies. Une fois ce premier succès obtenu contre le Paraguay, on poursuivrait hardiment, avec l'approbation des populations abusées, l'oeuvre d'iniquité dont on venait ainsi de préparer l'exécution.

M. Arcos est un ancien volontaire de l'armée de Buenos-Ayres. Il a assisté à la bataille de Cepeda, où les provinces, commandées par Urquiza, ont vaincu les troupes de leur intraitable capitale.

Après la défaite de Mitre, à Cepeda, M. Arcos reçut la mission de fortifier les défenses de Buenos-Ayres. Plus tard, il fut nommé secrétaire de la légation argentine à Washington. La presse de Buenos-Ayres a publié sa nomination.

M. Santiago Arcos est donc tout à la fois le soldat et l'historien des alliés.

En l'état, nous le demandons au lecteur, quelle autorité peut avoir son témoignage contre le président actuel de la République Paraguayenne?

C'est pourtant sur ce témoignage que s'est appuyé M. Le Long pour rédiger ses réquisitoires envenimés.

M. de Moussy, du moins, a eu le bon goût de rester dans les termes d'une discussion sérieuse; tout en condamnant les institutions qu'on lui a dit être mauvaises, il ne s'est point acharné contre les personnes.

Ainsi n'a pas agi M. Arcos, que possédaient, on est en droit de le croire, une curiosité malsaine et un parti-pris de dénigrement.

Sachant bien que les détails risqués feraient lire son ouvrage; convaincu, du reste, que la loi Guilloutet ne serait pas invoquée contre lui, cet écrivain n'a pas craint de pénétrer dans le domicile du maréchal Lopez, afin de mieux surprendre les secrets de ses habitants. Oubliant toute retenue, il a fini par déchirer brutalement le voile qui, pour tous les caractères dignes, protége l'intimité familiale.

L'exemple était, paraît-il, contagieux.

M. Le Long a franchi, après lui, le seuil de cette demeure que consacraient doublement l'amour et le travail; mais c'était pour y chercher le sujet de scandaleuses révélations.

Ni l'âge, ni le sexe n'ont trouvé grâce devant lui; il n'a pas eu plus de respect pour la mère vénérable, que pour la compagne dévouée du président paraguayen.

Comment, dès lors, le mérite et le patriotisme de ce président l'auraient-ils garanti contre les traits acérés de son calomniateur?

M. Le Long, il faut bien le constater, ne s'est même pas incliné devant la majesté de la mort!

Il a osé jeter l'insulte et l'outrage sur la tombe de Carlos Antonio Lopez! Confondant dans sa haine le père et le fils, il les a accusés tous deux d'avoir poursuivi l'oeuvre abrutissante de Francia; de donner l'exemple de l'immoralité; de ruiner le pays, en s'enrichissant. Ne tenant aucun compte du démenti formel que lui donnait d'avance M. du Graty, M. Le Long a eu le triste courage d'écrire cette phrase qui représente les deux Lopez comme les derniers des scélérats:

«Il n'y a guère de crime devant lequel ils aient reculé, lorsqu'il s'est agi d'augmenter leur colossale opulence.»

Ou bien ces paroles ne sont qu'une vaine déclamation qui manque absolument de portée, ou bien elles expriment réellement une opinion consciencieuse.

Dans le premier cas, nous n'avons pas à nous en occuper; dans le second, au contraire, nous avons le droit et le devoir de sommer celui qui les a signées de les appuyer de preuves précises, irrécusables;

Cette maison dont la raison sociale est Lopez ET Cie, et qui, pratiquant l'abominable système de Méhemet Ali, monopolisait toutes les denrées, tous les produits du Paraguay, où se trouve-t-elle? où est son siége? où sont ses comptoirs? avec qui fait-elle des affaires? quels sont ses correspondants?

Qu'on nous montre donc une pièce probante, facture ou bordereau, lettre de change ou acquit, qui émane de cette maison et qui porte le timbre social.

Si cette pièce avait pu être fournie, on l'aurait mise depuis longtemps sous les yeux de l'Europe qu'on abuse; on l'aurait opposée, comme un argument formidable, aux loyaux défenseurs du Paraguay.

Cette pièce, introuvable, certes, n'a figuré dans aucun volume, aucune brochure, aucun journal, par la raison bien simple que la maison Lopez et Cie n'a jamais existé que dans l'imagination enfiévrée de notre contradicteur.

Et pourtant les prétendus chefs de cette maison fantastique sont signalés à l'opinion comme «n'ayant reculé devant aucun crime pour augmenter leur colossale opulence!»

Lorsqu'on formule une accusation aussi monstrueuse et qu'on fait ainsi le procès aux morts et aux vivants, il est nécessaire, il est indispensable, il est strictement honnête, enfin, d'abriter son dire derrière le témoignage de l'histoire austère et impartiale. Quand ce témoignage fait défaut, de pareilles allégations s'appellent des calomnies; elles provoquent alors des protestations indignées qui couvrent de honte ceux qui les ont mises en circulation.

Egaré par l'excès de son zèle, M. Le Long n'épargne personne. Après avoir déversé sa bile sur la mémoire du successeur de Francia, et amèrement critiqué l'administration du président actuel, M. Le Long prend à parti les agents paraguayens et même, sans qu'il s'en doute, peut-être, les journalistes qui poussent la candeur--le mot lui appartient--jusqu'à suspecter les intentions de l'empire esclavagiste.

Il fait à ces agents précisément le même reproche que l'opinion publique adresse à la diplomatie brésilienne, au sujet des télégrammes mensongers que publient les journaux à l'arrivée de chaque packet.

D'après M. Le Long, «à la fin de 1867, il en parut un plus extraordinaire que tous les autres, et comme quelques journalistes se plaignaient à l'un des agents de Lopez II, à Paris, qu'on se fit ainsi un jeu de tromper leur bonne foi, celui-ci répondit: «Ces dépêches télégraphiques ne sont pas faites pour l'Europe, mais par le maréchal Lopez.»

M. Le Long ajoute: «Il n'est pas un seul agent qui ne soit soigneusement surveillé et espionné.»

Oh! oh! voilà une autre affirmation qui pourrait bien attirer un nouveau démenti à son auteur.

Comment, Monsieur, vous connaissez l'agent paraguayen qui se moque impudemment du public et vous ne le nommez pas hautement? Mais c'est un devoir; que disons-nous? c'est une nécessité pour vous de le faire connaître, si vous tenez à ce que votre parole soit crue.

Et les journalistes dont «on trompe la bonne foi» et qui se contentent de «se plaindre»; sont-ils assez candides ceux-là, pour accepter le rôle de comparses que l'agent en question leur fait jouer?

Allons donc! on est un peu plus soucieux de sa dignité, en Europe, du moins lorsqu'on a l'honneur de tenir une plume; et parce qu'on se respecte, on veut être respecté.

Nommez-les donc aussi, ces hommes de la presse qui, loin de flétrir de pareilles manoeuvres, s'y seraient associés, soit par un silence complaisant, soit en continuant à prêter à leur auteur la publicité de leur journal!

Après avoir énoncé le fait de publication de fausses nouvelles, désignez par leur nom, et l'agent qui a fabriqué ces nouvelles, et les journalistes indignes qui les ont sciemment propagées.

Vous avez posé la question de loyauté, Monsieur; nous acceptons volontiers le débat sur ce terrain; mais à la condition que le jugement rendu par l'opinion, sur les pièces que vous aurez produites, couvrira de confusion ou l'accusateur ou les accusés.

II

Les télégrammes brésiliens.--Attitude nouvelle de la
presse, en France et en Angleterre.

Nous avons expliqué, n'est-ce pas justifié qu'il faut dire? nos réserves, à propos des appréciations de MM. de Moussy et Arcos, à propos des appréciations de ce dernier principalement, sur le gouvernement et sur la société du Paraguay. Il convient maintenant de déterminer la somme d'autorité qui appartient à M. John (est-ce donc un anglais?) Le Long, dans la discussion où nous sommes engagés tous les deux.

Sans imiter le procédé de cet écrivain qui fouille, à l'exemple de l'auteur de la Plata, dans la vie privée de ceux dont il prétend juger la conduite politique, nous pouvons dire que l'avocat de l'empire esclavagiste est un ancien entrepreneur de colonisation, échoué sur les rives des fleuves platéens.

Gêné dans ses opérations par la loi française, M. Le Long troqua la houe de l'exploitation agricole contre la plume du journaliste. Il embusqua alors son ambition dans les colonnes de la Tribuna de Buenos-Ayres. C'est dans cette feuille gouvernementale que notre contradicteur combattit longtemps les adversaires de la domination implacable de Buenos-Ayres; c'est de là qu'il lança ses plus violentes diatribes contre le général Urquiza, d'abord l'ami de Rosas, devenu ensuite le mortel ennemi du dictateur argentin.

Voilà, certes, une attitude bien résolue.

Le nouveau collaborateur de la Tribuna défend la suprématie de Buenos-Ayres contre les légitimes réclamations des provinces argentines.

En 1843, M. Le Long fait volte-face; son esprit a été subitement éclairé, comme celui de S. Paul sur le chemin de Damas, et il a compris que la vérité, c'est-à-dire la justice, se trouvait du côté des ennemis de Rosas: les Varela, Alsina, Rivera, Paz, Yndarte, sans oublier Carlos Antonio Lopez, aujourd'hui l'objet de ses attaques rétrospectives.

C'est à cette époque que, insuffisamment protégés dans leurs biens et dans leur personne par suite de la politique équivoque du cabinet de Paris, les Français résidant à Montevideo s'organisèrent militairement, et s'entendirent avec leurs compatriotes établis à Buenos-Ayres pour nommer un délégué chargé de défendre leurs intérêts.

Ce délégué des Français de la Plata fut un négociant honorable, M. Battmar.

M. Le Long ne dit donc pas exactement et complétement la vérité lorsque, pour donner plus de poids à ses jugements et pour mieux établir sa compétence, il fait suivre sa signature de cette qualification:

Ancien délégué des Français résidant dans la Plata.

M. Battmar fut obligé de quitter momentanément le pays. Avant de partir, et de son autorité privée, il transmit ses pouvoirs à M. Le Long.

C'est donc la volonté du négociant susdit, et non point le vote populaire de ses compatriotes, qui a élevé M. Le Long au rang de sous-délégué provisoire.

M. Le Long voudra bien nous pardonner cette indiscrétion qui l'atteint peut-être dans sa vanité, mais qui ne saurait le blesser sérieusement.

Comme défenseur des intérêts français, M. Le Long unissait ses efforts, contre le despotisme de Rosas, à ceux de l'Oriental Rivera et des Argentins Lavalle, Lamadrid, Paz, chefs des forces de l'Entre-Rios, de Corrientes et des autres provinces de la Confédération.

Tous ces patriotes illustres avaient pris les armes pour renverser une dictature qui entretenait la guerre civile sur le territoire de l'Uruguay, et qui ruinait 13 des provinces argentines au profit de la 14e, Buenos-Ayres.

Or, nous le démontrerons bientôt, la question qui s'agite, à cette heure, dans les régions platéennes est, sous une autre face, la même qui ensanglantait alors les deux rives de la Plata et qui avait nécessité l'intervention de la France.

En affirmant, à cette heure, le droit de la triple alliance, notre contradicteur devient donc aussi le sien, et, de plus, son patriotisme s'égare, puisqu'il combat une cause qui a eu, qui possède encore les sympathies de son pays.

Nous croirions volontiers que M. John Le Long est, comme son prénom semble l'indiquer, de nationalité anglaise, si cette cause, dont il se déclare aujourd'hui l'adversaire, après l'avoir soutenue en 1843, n'avait pas été également protégée, à cette époque, par le gouvernement de la Grande-Bretagne.

Qui nous expliquera la nouvelle évolution que l'ex-collaborateur de la Tribuna vient d'accomplir?

Nous ne ferons pas l'injure à M. Le Long d'attribuer cet étrange revirement d'opinion à la nouvelle donnée par la presse de Buenos-Ayres, et relative à un traitement mensuel de 500 francs qui lui aurait été accordé pour subvenir à ses frais de campagne contre le Paraguay.

A notre avis, un publiciste qui défend, par conviction, un gouvernement, gagne aussi honnêtement le prix attaché à son travail, que l'avocat, ses honoraires, lorsqu'il plaide une cause qu'il croit juste. Aussi, en admettant que les feuilles argentines aient dit vrai, nous trouvons bien modique la rétribution allouée à l'ancien délégué de M. Battmar.

Un dévouement qui va jusqu'aux personnalités les plus blâmables, jusqu'à l'outrage pour les femmes, jusqu'à la profanation des tombeaux, mérite mieux, il faut en convenir, qu'une mesquine rémunération de deux mille écus par an.

M. Le Long partage notre opinion à ce sujet, si, comme on le prétend, il a réclamé une augmentation de salaire, laquelle, hélas! lui a été refusée.

Le gouvernement de Buenos-Ayres qui paye généreusement ceux qui, comme le colonel Ascazubi, embauchent en France et en Italie des soldats pour sa légion étrangère, estimerait donc à un prix plus élevé la besogne des agents recruteurs que celle des journalistes, de certains journalistes, devrions-nous dire, peut-être?

Ceci est affaire entre notre contradicteur et ceux qui l'emploient.

Pour ce qui nous concerne, nous n'avons pas à rechercher si l'auteur de l'article publié dans la Revue Contemporaine sous ce titre: Le Paraguay, reçoit un traitement, et si ce traitement est proportionné à ses mérites.

Nous pensons qu'un gouvernement est un client tout comme un autre, plus riche qu'un autre, par exemple, partant, qu'il n'accomplit qu'un acte de stricte justice en rétribuant, selon ses moyens, ceux qui le servent.

Quant à ceux-ci, ils n'ont pas à rougir de recevoir le prix d'un travail que leur conscience approuve.

Un écrivain ne se dégrade que lorsqu'il ment publiquement à ses convictions; lorsqu'il affirme cyniquement l'excellence d'une politique que, dans son for intérieur, il juge détestable; lorsque, enfin, pour une somme quelconque, il a vendu à des patrons qu'il méprise son âme avec sa plume.

Ce n'est point là, assurément, le cas de M. Le Long, défendant la cause de la triple alliance, et à qui sa conscience ne fait aucuns reproches, même quand il jette, souillés, mutilés, aux pieds du président Mitre, le cadavre des morts illustres du Paraguay et l'honneur des chefs qui leur ont survécu.

La bonne foi de notre contradicteur n'est donc pas mise en question: ce qu'il nous importe de déterminer, c'est le degré d'autorité qui appartient à ses jugements.

Etant établi que M. Le Long est devenu en 1867 le champion féroce d'un système qu'il a combattu avec acharnement de 1843 à 1852.

Et que ce publiciste, sans se soucier de se donner un triple démenti, rétrograde de 24 ans, pour harceler de nouveau le général Urquiza qu'il a violemment attaqué avant 1843, mais dont il a été l'allié à Caseros.

Nous avons le droit, cette énorme contradiction étant acquise, de demander à M. Le Long laquelle de ses opinions il adopte définitivement, celle d'avant 1843, celle de 1852, ou bien celle de 1867?

L'enseignement qui jaillit du choc de ces deux dates, en achevant de fixer le lecteur sur la somme de confiance que mérite, quant à ses articles contre le Paraguay, le commentateur de M. Arcos, nous dispense de formuler autrement nos conclusions à son égard.

Ces brutalités de langage qui ne respectaient rien de ce qui touche à la République Paraguayenne, ni l'histoire, ni le caractère des citoyens, ni les institutions, ni le président Lopez, ni les membres de sa famille, ni la mémoire de son père couché depuis huit ans dans le tombeau, ni les publicistes candides qui affirmaient le bon droit de la petite république, accusent le diapason choisi par les feuilles alliées, pour répondre à l'argumentation précise, calme, serrée, de l'Étendard.

En faisant face à ses nombreux contradicteurs, cet organe sérieux des vrais intérêts platéens dérangeait donc toutes les ingénieuses combinaisons qui avaient été imaginées, en vue de capter les sympathies des peuples.

De là ce débordement de propositions extravagantes, insensées, odieuses aussi, les lecteurs le savent, qui se produisit brusquement, comme à un signal donné, sur toute la ligne des journaux dévoués.

Par l'accaparement de la publicité, en France et en Angleterre, les alliés avaient pu jusqu'alors refaire l'histoire à leur profit, et accommoder les faits de guerre à la convenance de leur orgueil, sans qu'on leur eût répondu. Bientôt, parce qu'ils venaient de bloquer le Paranà, ils se flattèrent d'avoir définitivement étouffé la voix du Paraguay.

La polémique soutenue dans l'Étendard ne tarda pas à leur prouver qu'ils avaient nourri de fausses espérances.

Leur cause, qu'ils croyaient avoir gagnée devant les populations, commençait à être compromise, par ce fait seul que d'autres que leurs amis parlaient au monde civilisé.

Le président Lopez avait désormais des avocats, tout comme le président Mitre, l'empereur Dom Pedro II, et même, proh pudor! comme le sinistre vainqueur de Florida.

La question paraguayenne était née, en un mot; elle s'imposait pour une discussion sérieuse, approfondie.

N'allez pas croire que devant ce revirement de l'opinion, les agents de toute sorte, officiels et officieux, que la triple alliance entretenait en Europe, aient renoncé à leurs télégrammes effrontés. Ces déloyales manoeuvres ont été chaque fois éventées et hautement flétries; elles l'ont été vainement.

Il semble, en vérité, qu'aux yeux des agents susdits, altérer systématiquement la vérité soit une tactique savante, un moyen stratégique pour mener à bien la guerre de plume où ces agents se sont imprudemment engagés.

L'immoralité de l'acte leur échappe; dès lors ce qui paraissait être du cynisme au premier chef, n'est au fond, pour ces esclavagistes inconscients, qu'une extrême naïveté qui rappelle la stupidité de l'autruche.

Parce qu'ils ne veulent pas remarquer la défaveur que toutes nos rectifications jettent sur leur cause, ils s'imaginent que le public est dupe de leur procédé.

Aussi, chaque paquebot continue-t-il à apporter des correspondances qui, habilement manipulées en certains lieux, présentent sous un faux jour les hommes et les choses de la Plata.

Vous prenez là, bonnes gens, une peine désormais inutile, depuis, surtout, qu'un des ministres des États Confédérés a stigmatisé publiquement vos pratiques, dans une apostrophe indignée--protestation d'une conscience honnête--qui a été entendue de ce côté de l'Atlantique.

Dans sa dépêche, déjà citée, qu'il adressait, le 28 février 1867, à S. Exc. le ministre des affaires étrangères du Brésil, M. Antonio Coelho da Sa e Albuquerque, le ministre oriental à Rio-de-Janeiro, M. Andrès Lamas, signale d'abord les illusions que nourrit ce personnage sur l'issue du conflit platéen, l'inflexibilité arrogante et l'imprévoyance de sa politique qu'il juge incapable de donner à la guerre une prompte fin, etc., etc.

(Nous reviendrons en temps et lieu sur ce document dont l'origine garantit l'impartialité.)

Puis, ne pouvant contenir le sentiment qui l'oppresse, M. Lamas s'écrie:

«Ne fabriquons (le mot y est) pas, monsieur le ministre, des vérités de convention, d'amour-propre, ou de courtoisie.»

Nonobstant ce sage conseil qui surnage au milieu de beaucoup d'autres, la fabrique de nouvelles mensongères ne cesse pas de fonctionner, répétons-le, à l'arrivée de chaque paquebot, mais c'est en pure perte.

Les articles rédigés en vue de l'emprunt brésilien, à Londres, et qui affirment, tantôt, la reprise des affaires à Buenos-Ayres et à Montevideo; tantôt, la prospérité toujours croissante de l'Empire, dont le chef se rend au Sénat dans un carrosse d'or massif; tantôt, l'enthousiasme des populations brésiliennes et platéennes pour la guerre contre le Paraguay: ces articles, disons-nous, ne parviennent pas plus aujourd'hui à abuser la crédulité trop longtemps éprouvée des lecteurs, que les bulletins pompeux qui changent de désastreuses défaites en victoires éclatantes.

Maintenant, en Europe, on apprécie à sa juste valeur la solidité tant vantée du colosse impérial, et le patriotisme de ses enfants qui confient à des esclaves et à des forçats la défense de l'honneur national.

Ses ressources, qu'on disait immenses, inépuisables, on sait qu'elles ont été dévorées par la guerre actuelle, à la faveur d'une entente qui s'est établie entre les fournisseurs de l'armée et certains fonctionnaires civils et militaires.

Quelque invraisemblable qu'il soit, ce fait rencontre fort peu d'incrédules sur les bords de la Plata. M. Elisée Reclus qui l'a recueilli dans un article intitulé: l'Élection présidentielle de la Plata et la guerre du Paraguay, dit textuellement, en parlant des officiers impériaux:

«On dirait qu'en effet ils cherchent à prolonger la guerre, jusqu'à ce qu'ils soient devenus riches aux dépens de la nation épuisée de ressources 7

Revenant sur le même sujet, ce publiciste ajoute:

«Il ne serait pas étonnant que des fournisseurs génois, argentins ou brésiliens de l'armée d'invasion se chargent eux-mêmes d'approvisionner les assiégés (d'Humaïta), car, si l'on en croit la rumeur publique, c'est par l'entremise d'officiers alliés--en train de devenir millionnaires--que les Paraguayens reçoivent déjà presque toutes leurs munitions. Les magasins d'Ytapirù et de Curupaïty servent d'entrepôt aux troupes de Lopez aussi bien qu'à celles du marquis de Caxias 8

Note 7: (retour) Revue des Deux-Mondes, livraison du 15 août 1868.
Note 8: (retour) Même livraison, même article.

D'après les bruits qui courent à Rio-de-Janeiro même, les dilapidations et les rapines pratiquées sur les rives du Paranà, auraient dépassé les excès scandaleux de 1852, dans la campagne entreprise contre Rosas 9.

Note 9: (retour) En rappelant que ces excès donnèrent lieu à une double enquête qui n'aboutit point, à cause du nombre des individus compromis et de la haute position de quelques-uns d'entre eux (parmi ces derniers figurait un maréchal de l'Empire), nous devons expliquer par la force de la tradition et par la certitude de l'impunité la cynique audace des officiers alliés, qui sont en train de devenir millionnaires aux dépens de la nation. De pareilles manoeuvres s'harmonisent parfaitement avec l'état des moeurs publiques au Brésil.

L'on est fondé à adopter cette conclusion, quelque triste qu'elle soit, en présence des paroles adressées, en 1853, par un membre du gouvernement, à un groupe de députés qui exigeaient que le ministère compétent justifiât de l'emploi des sommes votées pour l'entretien de l'armée. Ces paroles les voici:

«Vous vous plaignez bien fort des vols scandaleux qui ont été commis. Eh! mon Dieu! il n'y a pas là de quoi faire tant de tapage. Il est arrivé, en cette circonstance, ce qui arrive tous les jours ici et dans toutes les administrations.»

Cette déclaration, officielle, nous est un sûr garant que si, sous la pression de quelques députés indignés, une enquête s'ouvre jamais sur l'ignoble tripotage qui s'exerce présentement dans les lignes du maréchal Caxias, le résultat en sera forcément négatif, et, cela, pour les mêmes causes qui firent échouer l'instruction de 1853. La justice aurait à frapper un trop grand nombre de coupables dans les hautes régions de l'administration et dans les hauts grades de l'armée.

La solidarité dans le crime, par suite de l'énervement de la loi, tel est le seul genre de moralité que puisse produire l'esclavage.

L'on sait, surtout, que la résistance du Paraguay est fondée sur le droit et sur la justice; et que les soldats du maréchal Lopez combattent pour la liberté et pour la civilisation, contre une ligue formée en vue de la suppression de deux républiques dont l'existence est un obstacle à la domination exclusive du Brésil et de Buenos-Ayres sur les fleuves et sur les territoires platéens.

La lumière s'est faite, répétons-le, et nous en avons une preuve manifeste dans les nouvelles dispositions de la presse, tant en France qu'en Angleterre et en Amérique.

Aujourd'hui, à l'exception des Débats et du Mémorial diplomatique, dont les attaches sont connues, toutes les feuilles parisiennes qui ont une réelle importance: la Revue des Deux-Mondes, le Siècle, la Gazette de France, l'Opinion Nationale, l'International, auxquelles sont venus se joindre deux adversaires désabusés, la Patrie et le Pays, proclament le bon droit du Paraguay.

La presse anglaise est entrée dans la même voie, depuis que les projets de spoliation et de conquête du Brésil et de Buenos-Ayres sont devenus évidents pour tous.

Au Standard, qui est resté le champion de l'empire esclavagiste, nous opposerons le Star, le Daily-News, le Pall-Mall Gazette, le Times, et surtout l'organe le plus autorisé du commerce britannique, la Shipping and mercantile Gazette. Ces journaux, avec lesquels font chorus les principales feuilles de Liverpool, de Manchester, d'Edimbourg, défendent avec une énergique persistance la cause de l'État Paraguayen.

Parmi les journaux américains qui sont gagnés à cette cause, nous citerons un des plus estimés et des plus répandus, le New-York Herald, dont l'article publié le 2 novembre dernier sous ce titre: le Roman et la Réalité dans la guerre du Paraguay, restitue à cette guerre le caractère essentiellement national qui lui appartient, quoi qu'en disent les écrivains esclavagistes, sur la rive droite du Paranà.

Si nous rappelons la protestation indignée des Républiques latines du Pacifique contre le traité spoliateur du 1er mai 1865, puis les deux offres de médiation présentées par le gouvernement des États-Unis, et la troisième tentative de ce genre due à l'initiative du Pérou et du Chili; si nous signalons enfin, avec le Moniteur du 23 novembre dernier, le mécontentement général que vient de causer dans la Plata la déclaration du nouveau président argentin, M. Sarmiento, relative au maintien de l'alliance avec le Brésil, c'est pour mieux indiquer le véritable état de l'opinion sur les deux rives de l'Atlantique à propos du conflit platéen, et, partant, pour constater le nombre et la valeur des sympathies que le monde civilisé accorde aux persévérants efforts du maréchal Lopez et de ses vaillants compagnons d'armes.

Sans doute, cette situation, désormais acquise, d'un petit peuple infligeant défaites sur défaites aux arrogants envahisseurs de son pays, n'implique pas logiquement que la justice, au début de la guerre, ait été du côté de ce peuple héroïque.

Malheureusement, encore, dans l'état de perturbation morale où les usurpations violentes et les iniquités victorieuses ont jeté les sociétés modernes, le bon droit, reconnu, du Paraguay, ne suffirait pas pour expliquer la réprobation générale et vengeresse qui s'élève contre le Brésil et ses alliés.

Quelque triste qu'il soit, cet aveu devait être fait.

Mais ce qui, aux yeux des plus prévenus, justifiera l'énergique attitude prise par la République du Paraguay et la résistance désespérée qu'elle oppose aux brutales attaques dont elle est l'objet; ce qui, en même temps, achèvera d'établir que la cause que nous avons embrassée est réellement celle de la civilisation, c'est cette démonstration fournie par l'histoire, que la protestation armée du peuple paraguayen procède essentiellement des traités conclus avec les Etats platéens, par les grandes puissances de l'Ancien et du Nouveau-Monde.

Ces traités ayant été audacieusement violés par l'empire esclavagiste, Buenos-Ayres et Montevideo, le Paraguay n'a pas hésité, malgré son infériorité apparente, à tirer l'épée pour faire respecter les engagements internationaux qui garantissent l'équilibre des Etats dont il est ici question.

On n'ignore ces vérités ni dans les conseils du président Mitre, ni dans ceux de l'empereur Dom Pedro II; il convient, toutefois, de les rappeler ou de les révéler aux publicistes qui s'obstinent encore à solliciter les sympathies de l'opinion en faveur de la triple alliance.

Notre proposition, si catégorique, ne peut manquer d'effaroucher ceux d'entre nos contradicteurs qui s'imaginent, dans leur profonde ignorance des choses de la Plata, que Buenos-Ayres, sortie enfin de cet état de barbarie guerrière où elle se débat stérilement depuis la proclamation de son indépendance, s'occupe aujourd'hui, non-seulement à développer son commerce et son industrie dans les conditions de liberté qui lui sont communes avec les treize autres provinces argentines, mais encore qu'elle «travaille généreusement,» suivant les termes de sa Constitution, «au bonheur du genre humain.»

Cette même proposition révoltera davantage les écrivains naïfs qui, sur la foi d'un présomptueux diplomate de Rio-de-Janeiro, le baron de Penedo, ont osé affirmer que l'empire des noirs est, dans l'Amérique du Sud, au même titre que la France, en Europe, le missionnaire par excellence du progrès 10.

Note 10: (retour) Consulter à ce sujet notre brochure intitulée: l'Ouverture de l'Amazone et ses conséquences politiques et commerciales, par Claude de la Poëpe. Dentu, éditeur. Paris, 1867.

Eh bien! soit! que l'indignation de ceux-là éclate, d'abord. Mais si, comme nous, ils cherchent sincèrement la vérité; si, réellement, ils sont libres dans leurs appréciations, qu'ils se décident enfin à contrôler, par le témoignage de l'histoire, les déclarations des diplomates, des ministres, des plumitifs brésiliens et argentins. L'histoire leur apprendra alors ce que, avec son aide, nous allons établir, à savoir, que la manière dont la présente guerre a été engagée et conduite par les confédérés platéens rappelle le souvenir des âges barbares, où le droit était inexorablement égorgé par la force.

La politique du Paraguay, au contraire, est l'affirmation éclatante des principes qui régissent les sociétés modernes, puisqu'elle met la force au service du droit.

Comment en serait-il autrement, lorsque cette politique est absolument, identiquement, la même que celle qu'ont défendue, les armes à la main et à différentes reprises, dans les eaux de la Plata, les deux puissances occidentales qui marchent à la tête de la civilisation: la France et l'Angleterre?




PREMIÈRE PARTIE




CHAPITRE PREMIER




La Politique du Paraguay


I

Les deux époques.--Francia et Rosas

La politique du Paraguay se résume en un seul mot: Vivre!

Le Paraguay, reconnu par la France, l'Angleterre, l'Italie, l'Autriche, les Etats-Unis, etc., etc., etc., veut enfin vivre de la vie des nations. Pour cela, il réclame justement une indépendance absolue, une entière liberté pour l'exercice et le développement de son activité nationale, le respect de sa souveraineté et celui de son intégrité territoriale.

Or, l'indépendance de cette République se trouve intimement liée à celle de l'Etat Oriental; par la raison que Montevideo, placé à l'embouchure de la Plata, commande l'entrée de cette mer intérieure qui est le débouché naturel des territoires supérieurs.

On n'a qu'à jeter les yeux sur une carte d'Amérique pour être convaincu de cette vérité.

Isolé, enclavé, perdu dans les terres, le petit Paraguay possède de telles conditions d'existence que, n'en déplaise à l'agent anglais, M. Gould, une atteinte portée à l'indépendance de l'Uruguay doit nécessairement, fatalement, tout en détruisant l'économie politique des Etats platéens, avoir son contre-coup sur la rive droite du Paranà.

Aussi la géographie, d'accord en cela avec le soin de sa propre conservation, oblige le Paraguay à suivre d'un oeil attentif tous les mouvements de quelque importance qui se produisent dans la République Orientale, et à se préoccuper surtout des éventualités qui affecteraient plus ou moins sensiblement, sur ce point, l'ordre établi par les traités.

L'affaiblissement de cette république, au profit d'un de ses puissants voisins, serait pour le Paraguay, celui-ci le sait bien, une cause de faiblesse.

Quant à l'absorption ou à l'annexion de Montevideo par l'Empire Brésilien ou par la Confédération Argentine, elle marquerait la première étape d'une spoliation qui franchirait forcément le Paranà pour ne s'arrêter qu'à l'Assomption, si elle s'y arrêtait, toutefois!

Le Paraguay sent que ses destinées sont également attachées à celles des provinces argentines que baignent les grands fleuves platéens. Pour ces provinces, comme pour lui-même, l'existence, puis la prospérité, ne sont possibles qu'à l'aide des transactions extérieures qui les affranchiront du monopole de Buenos-Ayres. Mais comment nouer et entretenir des relations au dehors, si la navigation des rivières constitue un privilège pour le Brésil ou pour la métropole de la Plata, par suite de la suppression de l'Etat Oriental?

Outre qu'elle détruirait un équilibre établi par les traités, cette suppression pourrait donc entraîner des conséquences déplorables pour l'intérêt général du commerce. En mettant dans les mains de la puissance qui l'aurait accomplie les clés de la Plata, elle permettrait à cette puissance de fermer, à son gré, l'accès de l'Océan, c'est-à-dire de l'Europe, du monde entier, aux Etats méditerranéens de cette partie de l'Amérique.

Voilà pourquoi aussi le Paraguay demande, avec le Bolivie et les provinces argentines de Corrientes et d'Entre-Rios, la liberté de parcours sur les trois grands fleuves, le Paraguay, le Paranà et l'Uruguay, y compris leurs principaux affluents, que la Providence a destinés à favoriser les communications de ces territoires avec le reste de l'univers.

L'histoire du passé--un passé qui ne remonte qu'à 28 ans--contient à ce sujet un enseignement que le Paraguay a sans cesse devant les yeux, et qui inspire tous les actes de sa politique extérieure.

On a souvent reproché à cet Etat, les écrivains qui se sont rangés sous la bannière esclavagiste du Brésil lui reprochent encore chaque jour, le complet isolement où il a vécu pendant une longue suite d'années.

L'auteur de la Plata, M. Arcos, pousse plus loin ses aigres récriminations, puisqu'il rend responsable le Paraguay actuel du régime auquel Francia a soumis arbitrairement les précédentes générations.

Nous disons que, dans le premier, comme dans le second cas, nos contradicteurs font acte d'ignorance ou d'injustice.

L'internement absolu qui a été imposé au Paraguay comprend deux périodes distinctes: l'une qui commence en 1814 et qui s'arrête à 1840; l'autre qui part de cette date et qui finit en 1845.

Ces deux époques, qu'il convient de ne pas confondre, rappellent, la première, la dictature d'un despote ombrageux, mais profond politique, qui voulait à tout prix soustraire son pays aux dissensions intestines qui désolaient les Etats voisins; la deuxième, la tactique perfide d'un autre dictateur qui poursuivait un but de conquête.

Nous n'avons pas à juger ici le système exclusif de Francia, auquel son plus grand ennemi, Rosas, payait un tribut de sincère admiration, ainsi que nous l'apprend un de nos diplomates les plus estimés, M. Deffaudis 11.

Des publicistes sud-américains ont également rendu justice au célèbre docteur, en confessant que, «par sa politique d'isolement, il évita l'effusion de torrents de sang et il préserva de la contagion le caractère d'un peuple moral et pacifique 12

M. de Brossard, consul général de France au Paraguay 13, n'hésite pas à reconnaître, dès 1850, «les heureux résultats de son système.»

Note 11: (retour) «Rosas est grand admirateur du docteur Francia. La tyrannie et l'isolement que celui-ci a si longtemps fait subir au Paraguay sont, toutes les fois que l'occasion d'en parler se présente, l'objet de ses éloges.»

M. Deffaudis.--Dépêche du 27 mars 1847.

Note 12: (retour) Archivo Americano, journal de Buenos-Ayres.
Note 13: (retour) Considérations historiques et politiques sur les républiques de la Plata, par M. Alfred de Brossard. Paris, 1850. Guillaumin, éditeur.

Ces résultats apparaissent, à cette heure, dans leur splendide réalité, par le fait du petit Paraguay tenant tête à trois Etats ligués contre lui.

Sans la forte organisation que lui a donnée Francia et que les successeurs de ce puissant génie ont développée dans le sens d'un ardent patriotisme, le peuple paraguayen serait resté incapable des prodigieux efforts qu'il dépense depuis près de cinq ans pour défendre son indépendance.

En conséquence, avec quelque sévérité qu'on juge Francia; en présence des faits dont nous sommes témoins, il faut bien convenir que l'écrivain de l'Archivo Americano est fondé, lorsqu'il affirme que le système du sombre dictateur a produit «plus de bien que de mal.»

Nous défions les avocats de Buenos-Ayres de formuler les mêmes conclusions à propos du système de Rosas.

L'isolement du Paraguay a été maintenu par Francia pendant 26 ans, c'est-à-dire pendant toute la durée de son gouvernement. La mort du dictateur marque la fin de la première période et le commencement de la deuxième.

A peine Francia eût rendu le dernier soupir que son successeur, le président Carlos Antonio Lopez, renversa les barrières, jusqu'alors infranchissables, derrière lesquelles une implacable volonté avait créé l'homogénéité d'une nation nouvelle. Mais l'esprit libéral de ce président se heurta contre la politique absorbante de Buenos-Ayres.

Buenos-Ayres a toujours élevé la prétention d'être, en tout et pour tout, la légitime héritière de la vice-royauté de la Plata. C'est à ce titre qu'elle a réclamé, dans le temps, la réincorporation de Montevideo, de la Bolivie et du Paraguay dans la Confédération Argentine.

Nous aurons bientôt l'occasion de revenir sur ce sujet; nous le traiterons alors avec les développements qu'il comporte. Ici, quelques dates et quelques faits suffiront pour la démonstration que nous avons entreprise.

Le traité de 1828, qui a consacré l'indépendance de l'Etat Oriental, a soustrait cet Etat aux revendications armées, sinon aux convoitises de Buenos-Ayres.

La Bolivie lui a également échappé par le décret du 23 février 1825 qui entérine l'indépendance de cette province, indépendance conquise dans la glorieuse journée d'Ayacucho.

Si, plus tard, au congrès de Paranà, la République Argentine renonça formellement à ses prétendus droits sur le territoire du Paraguay; à l'époque dont nous nous occupons, pareille déclaration n'avait pas été faite; cette question partielle était donc restée au même point où l'avaient laissée les deux échecs essuyés, en 1811, par l'armée de Belgrano. Il y avait une solution de fait, non de droit.

Ajoutons, en passant, que la province de Buenos-Ayres n'a jamais ratifié, pour son propre compte, la reconnaissance, faite par le Congrès de Paranà, du Paraguay comme État indépendant et souverain.

Or, en 1840, Rosas, alors dictateur de Buenos-Ayres, persistait à considérer le Paraguay comme territoire argentin, par cette raison qu'il avait été partie intégrante de la vice-royauté de la Plata. Et cela est si vrai que quatre ans plus tard, en 1844, il devait protester officiellement auprès des cabinets de Rio-de-Janeiro, de Paris, de Londres et de Washington, contre la reconnaissance du Paraguay, que le Brésil venait de consentir.

Trop occupé ailleurs et convaincu, du reste, par le double souvenir de Paraguary et de Tacuary, qu'il ne parviendrait jamais à obtenir par la force ouverte la réincorporation de ce territoire, Rosas espéra arriver à ses fins en rétablissant les barrières que le président Carlos Lopez venait de renverser.

Maître, par la position de Buenos-Ayres, des bouches du Paranà, le dictateur argentin commença par barrer ce passage; il interdit ainsi l'accès de l'océan au commerce paraguayen.

Ce résultat ne lui suffit pas.

Le Paraguay pouvait encore exporter ses produits par la province brésilienne de Rio-Grande.

La soumission de Corrientes, après la bataille de Vences (1847), ayant permis à Rosas d'intercepter cette voie, le Paraguay se trouva bloqué derrière le Paranà et resta sans communication aucune avec le monde extérieur.

«Rosas empêchait au Paraguay tout commerce, obligeant, par ses hostilités incessantes, la République à se maintenir sur le pied de guerre.»

Déclare M. du Graty dans l'introduction de son substantiel ouvrage intitulé: la République du Paraguay.

M. de Brossard dit à son tour 14:

«Ce dernier (Rosas) ne se borne pas à discuter par notes; il en appelle à la contrainte. C'est en pesant sur les relations commerciales du Paraguay qu'il espère le réduire et l'amener à son obéissance.»

Note 14: (retour) Ouvrage déjà cité, page 312.

Toutes les protestations du président Carlos Lopez échouèrent contre la détermination de Rosas, de réduire par la misère un ennemi qu'il ne pouvait soumettre par les armes.

Et le Paraguay resta la Chine d'Amérique, avec la perspective, soit d'étouffer derrière ses limites, soit de devenir le Hanovre du Nouveau-Monde.

Eh bien! c'est l'emprisonnement d'un peuple entier, décrété par l'ambition féroce du dictateur de Buenos-Ayres, qui est reproché à ce même peuple par les avocats de Buenos-Ayres!

Le prisonnier est déclaré criminel au premier chef, parce que, privé de la liberté de ses mouvements par une force supérieure, il s'est momentanément résigné à subir son sort, au lieu de se briser sottement la tête contre les barreaux de fer de son cachot!

Ici, l'odieux le dispute au ridicule; passons.

La triste situation où se trouvait placé le Paraguay dura jusqu'au 20 novembre 1845.

A cette date, les canons de la flotte anglo-française délivrèrent, à Obligado, les malheureuses populations refoulées entre les rios Paraguay et Paranà, en même temps qu'ils ouvraient au commerce des nations l'accès de ces voies fluviales sur lesquelles le tyran argentin prétendait exercer une souveraineté absolue.

Rosas tomba en 1852, mais sans avoir reconnu le principe de la liberté des rivières.

Ce principe, proclamé par le Congrès des provinces réuni à Paranà et adopté par les autres États de l'Amérique latine, fut solennellement consacré par le traité du 10 juillet 1853, où figurent la signature de la France, à côté de celles des États-Unis et de la Grande-Bretagne.

Ce ne fut qu'à son corps défendant et uniquement, on est en droit de le supposer, pour obtenir la garde de cette formidable position qu'on appelle l'île de Martin Garcia, que Buenos-Ayres adhéra à ce traité.

Quant au Brésil, il est nécessaire de le constater, «non-seulement il ne signa point, mais son ministre à Buenos-Ayres protesta, le 12 septembre 1853, contre les traités argentins qui proclament la liberté pour tous les pavillons exclusivement sur le parcours des fleuves platéens 15

Note 15: (retour) Extrait de notre travail intitulé: l'Ouverture de l'Amazone. Dentu, éditeur. Paris, 1867.

Ajoutons que depuis cette époque, l'empire sud-américain a maintenu son système d'exclusivisme, en tenant fermés au commerce les affluents de la Plata, dans leur parcours sur son territoire, et aussi les nombreux affluents de l'Amazone.

Il est même à remarquer que le blocus actuel des rios Paranà et Paraguay, si préjudiciable aux nations dont les navires fréquentaient ces riches parages, n'est qu'une conséquence logique du système en question.

S'il avait signé le traité du 10 juillet 1853, le Brésil aurait renoncé au droit exorbitant qu'il s'arroge d'entraver la navigation des rivières. Il n'a pas voulu le faire. Sa politique oblique bénéficie donc aujourd'hui de ce refus audacieux, mais en sacrifiant, avec l'intérêt, considérable, certes, du commerce, l'intérêt supérieur de la civilisation et de la liberté.

Or, le Paraguay qui, depuis Obligado, a conclu des traités, non-seulement avec ses voisins, mais encore avec les grandes puissances maritimes de l'Europe et de l'Amérique, affirmant ainsi sa ferme volonté de mêler sa vie à celle des autres peuples et d'élever peu à peu sa civilisation au niveau de celle des sociétés modernes.

Le Paraguay, dont la prospérité n'a fait que s'accroître depuis qu'il est entré dans cette voie de progrès pacifique et qui, par la richesse de ses mines et de ses forêts, la fertilité de ses terres, l'activité et le caractère industrieux de ses habitants, se sent appelé à de brillantes destinées.

Le Paraguay n'a pu, sans inquiétude, voir poindre à l'horizon platéen une coalition qui, en raison des circonstances au milieu desquelles elle se formait, menaçait de le ramener aux mauvais jours qui précédèrent 1845.

Il importe de le rappeler.

Les alliés sont; d'un côté, Buenos-Ayres qui n'a jamais reconnu son indépendance et qui croit toujours être aux droits de l'Espagne, au sujet des territoires qui ont composé la vice-royauté de la Plata; de l'autre, un empire qui, on vient de le dire, n'existe que par l'oppression d'une race et le monopole commercial; un empire qui refuse obstinément d'adhérer aux dispositions libérales qu'ont signés, avec les Républiques latines d'Amérique, la France, l'Angleterre et les États-Unis, et qui, de plus, traîne à sa suite l'homme sinistre qui lui a déjà vendu son pays en 1852.

Évidemment, ces alliés--au fond, ennemis irréconciliables--ne peuvent s'être momentanément entendus que pour l'accomplissement d'une oeuvre d'iniquité qui leur serait également profitable.

Cette oeuvre, quelle est-elle?

Les indications qui précèdent nous autorisent à croire que cette oeuvre a pour point de départ la répudiation de la généreuse politique inaugurée par Urquiza au Congrès de Paranà, et même l'abandon, par le président Mitre, du système abusivement argentin de Rosas, en matière de navigation intérieure; et qu'elle aboutit à l'application, plus ou moins dissimulée, des idées émises, en 1827, par le brésilien d'Aracaty et le porteño Manuel Garcia, dans un projet de convention dont l'article 8 portait:

«Libre navigation pour les deux nations, exclusivement en leur faveur, des rivières qui se jettent dans la Plata.»

Le programme de 1827 ne pouvait être exécuté que par l'annexion, au profit d'une des parties belligérantes, du territoire de l'Uruguay.

Cette condition s'imposera toujours à toutes les combinaisons qui auront pour but d'assurer la domination, sur les fleuves platéens, à un État quelconque.

La situation est donc la même en 1869 qu'en 1827, avec cette différence, cependant, que le Paraguay, dont MM. Garcia et d'Aracaty ne tenaient aucun compte dans leur projet de monopole à deux, sait aujourd'hui qu'il signera son arrêt de mort, le jour où il consentira à l'absorption de l'État Oriental.

Le Paraguay a le droit de vivre; il veut vivre et, malgré les efforts de ses ennemis, il vivra. Mais, répétons-le, par suite de sa position géographique, il a besoin, pour se développer dans la plénitude de sa souveraineté, que l'indépendance de Montevideo soit respectée et aussi que la navigation soit libre sur le Paranà comme sur l'Uruguay.

«Il s'agit donc pour le gouvernement de l'Assomption d'être ou de ne pas être, dit M. de Brossard, et la liberté des fleuves est dès lors si intimement liée à l'indépendance du Paraguay, que celle ci est nulle sans la première.»

Dans un autre chapitre, M. de Brossard revient sur le même sujet en ces termes:

«Pour ce dernier État (le Paraguay), la liberté des rivières est une question de vie et de mort; car son indépendance y est attachée.»

Nous venons d'indiquer le double but que poursuivent, dans la guerre actuelle, le maréchal Lopez et ses héroïques soldats.

Et ce double but ressort avec une telle évidence du fond des choses, que les plumes dévouées à la triple alliance n'ont pas pu prêter un autre objectif à la politique du Paraguay.


II

Le Paraguay contraint à faire la guerre.

Il nous sera permis d'insister sur ce point qui n'a pas été suffisamment mis en lumière, à notre avis, dans la polémique engagée depuis le commencement des hostilités, et, cela, malgré l'importance considérable des déductions qu'il comporte.

On a beau prétendre encore et toujours que l'agresseur a été le maréchal Lopez.

A différentes reprises, des publicistes autorisés qui s'appellent MM. J.-B. Alberdi, Charles Expilly, Elisée Reclus, etc., etc., ont fait justice de cette imputation absurde; mais, puisque la passion politique--nous ne voulons pas chercher un autre mobile chez nos contradicteurs--trouve toujours quelque feuille complaisante qui lui permet de la reproduire, nous entreprendrons, à notre tour, d'en démontrer l'inanité.

Les faits, c'est-à-dire l'histoire, se chargeront d'établir, une fois encore, que la généreuse revendication du Paraguay, provoquée, à son origine, par les événements qui étaient en train de s'accomplir sur le territoire oriental, n'a pas été la cause du conflit actuel; mais qu'elle a été la conséquence forcée d'une situation prévue.

Néanmoins l'ordre de notre travail a ses exigences auxquelles nous devons nous soumettre.

Avant de refaire l'historique de la guerre platéenne, d'en déterminer la cause et d'en préciser le but, il nous importe de mettre en relief la loyauté et la générosité dont le cabinet de l'Assomption a fait preuve, afin de prévenir la conflagration que recherchait le Brésil.

Le silence de nos contradicteurs sur ce point spécial n'est rien moins qu'un aveu que nous avons le droit de retenir, pour le signaler à l'opinion publique.

Certes, cela a déjà été constaté, les défenseurs du Brésil et de Buenos-Ayres ont été bien osés, lorsque, dans leurs comptes-rendus mensuels, ils transformaient en glorieux triomphes les défaites honteuses essuyées par les armes confédérées. Les mensonges, les calomnies coûtaient si peu à leur fertile imagination, que le grave Moniteur lui-même avertissait ses lecteurs de se tenir en garde contre les nouvelles provenant de cette source suspecte. Il fallait, disait-il, «accueillir avec la plus grande réserve les rapports officiels des généraux alliés.»

Mais, là où leur audace a atteint des proportions monstrueuses, c'est quand ces prétendus avocats du droit ont vanté le libéralisme de l'empire esclavagiste, le désintéressement de Buenos-Ayres, le patriotisme de Florès; c'est quand ils nous ont montré ces trois gouvernements contraints à se défendre contre une agression brutale, à entrer dans le conflit auquel ils venaient d'être provoqués, avec les sentiments les plus généreux, les plus loyaux, les plus humanitaires!

La proclamation de Florès, au début de la campagne, cette proclamation dans laquelle le héros de la trahison et des exécutions sanglantes appelle les Paraguayens ses frères, en affirmant que lui et ses alliés leur apportent la liberté et la civilisation, a servi de point de départ et de modèle aux appréciations étranges qu'ont publiées les journaux européens, et qui nous montraient les égorgeurs de Yatay comme les libérateurs du peuple paraguayen, les négriers d'Uruguayana comme autant de petits Vincent-de-Paul.

La vérité a donc été constamment outragée dans l'exposition des causes de cette guerre, aussi bien que dans la relation des faits qu'elle a produits; mais jamais, répétons-le, jamais, les organes des cabinets de San-Christobal et de Buenos-Ayres n'ont osé déclarer que le Paraguay, en pénétrant, à travers la province argentine de Corrientes, sur le territoire de l'Empire, était mû par des idées d'ambition et de conquête.

Il est vrai qu'il y a des hommages forcés.

Et, en effet, cet Etat microscopique, presque perdu sur la carte d'Amérique et qu'enserrent à l'étouffer les territoires de ses puissants ennemis; cet Etat si bafoué, si dédaigné, au commencement des hostilités, pouvait-il être soupçonné de nourrir des projets d'agrandissement par la violence et la spoliation?

Voyez-vous le Paraguay, qu'on devait écraser au premier choc, rêver l'annexion de l'immense empire des noirs et des vastes provinces argentines.

Une pareille accusation aurait été ridicule, sans contredit.

Les ennemis du Paraguay ne lui ont donc pas fait cet outrage, le seul, du reste, qu'ils lui aient épargné, de calomnier ses intentions, à propos de la prise d'armes qu'il a ordonnée 16.

Note 16: (retour) En corrigeant les épreuves de cette page, nous nous apercevons que notre affirmation est trop absolue.

Une exception doit être faite en faveur de M. Le Long.

Cet écrivain bilieux et facétieux tout à la fois n'a pas craint d'imprimer, au sujet de l'ambition démesurée du Paraguay, la phrase suivante, qui fait plus d'honneur à son imagination qu'à son jugement:

«C'est une guerre d'annexion qu'il (le Paraguay) méditait, et sa proie devait être, d'un côté, la province brésilienne de Mato-Grosso, et de l'autre, les Missions de Corrientes.»

Personne n'ignore que certains serpents parviennent, grâce à une dilatation prodigieuse des mâchoires, à engloutir un boeuf tout entier dans leurs entrailles; mais si les pratiques perfides, déloyales, d'un des belligérants, peuvent éveiller l'idée du reptile qui, ayant guetté silencieusement sa proie, rampe sournoisement vers elle pour la dévorer, cette figure ne saurait s'appliquer au vaillant, au chevaleresque Paraguay.

Dès lors, prétendre que cet État minuscule a voulu s'annexer, avec le territoire des Missions, une province aussi vaste que toute l'Allemagne, c'est comme si l'on accusait Charles III de Monaco de rêver l'incorporation de la France et de l'Italie dans sa principauté.

Autant soutenir qu'un éperlan, même affamé, peut être possédé de l'envie d'avaler une baleine!

Risum teneatis.

Et cependant, répétons-le encore, les organes de la triple alliance ne cessent pas de représenter ce petit État comme ayant attaqué le premier; seulement, ils négligent d'indiquer et le mobile et le but de cette initiative vigoureuse, paraissant ainsi ignorer qu'ils enlèvent d'avance toute autorité à leur parole.

La Légation brésilienne à Paris a dû constater le mauvais effet produit par cette tactique de ses amis; c'est pourquoi elle a eu l'ingénieuse idée d'essayer de ramener à son pays les sympathies européennes, à l'aide d'un stratagème grammatical qui consiste à introduire l'affirmation dans la négation.

Dans une communication qu'elle a faite au journal la Presse (10 novembre 1867), la susdite Légation déclare gravement que le maréchal Lopez, «sans motifs et même sans prétexte, a rompu la paix par une agression complètement inattendue.»

En vérité, après avoir douté d'avoir bien lu, on se demande si l'on est en présence, soit d'une plaisanterie forcée, soit d'un outrage à la raison humaine.

Cette note singulière, bizarre, qui a pu l'inspirer? Une naïveté sans exemple dans les annales de la diplomatie? Un souverain mépris de l'opinion publique?

Le lecteur choisira entre ces deux explications.

Que diable! Toute querelle a une cause.

Quand un individu se rue perfidement sur un autre individu, c'est qu'il est résolu à le dépouiller ou à le tuer.

La cause, dans ce cas, c'est la cupidité ou la haine.

Or, on attribue au Paraguay le rôle de l'assaillant et, tout en parlant de ce fait qu'on présente comme acquis, on n'ose pas conclure dans le sens d'une convoitise malsaine.

Il y a plus:

On a proclamé sur tous les tons que cet État n'était pas assez fort pour lutter contre les ennemis qu'il s'était volontairement créés.

Ah! c'est trop compter, vraiment, sur la bonasserie des lecteurs européens.

Sans nous préoccuper, pour le moment, de la question de bonne foi, nous sommes fondé à dire que la logique proteste contre une argumentation aussi évidemment boiteuse.

Le cabinet de l'Assomption aurait agi comme un bourdon affolé, si l'accusation, aussi téméraire qu'incomplète, qu'on lance contre lui pouvait être prise au sérieux.

Il arrive qu'un homme soit égaré par la passion, lorsqu'il provoque un autre homme à un duel sans merci.

Les gouvernements, surtout les gouvernements relativement faibles, n'ont pas de ces emportements aveugles dont les résultats seraient désastreux pour les nations.

Alors qu'un peuple tire l'épée pour courir les chances des batailles, il n'est pas admissible de déclarer à priori qu'il n'avait «ni motifs, ni prétexte» pour agir dans ce sens, et qu'il a obéi à un entraînement irréfléchi.

Le recours à l'argument suprême du canon est une extrémité à laquelle les États les plus pacifiques sont parfois amenés malgré eux, mais qui procède toujours de la logique des faits.

Avec la conviction qu'un grand péril le menaçait, le peuple paraguayen avait surtout la conscience de son bon droit. En courant aux armes, sans se préoccuper du nombre et des ressources de ses ennemis, le Paraguay obéissait donc à ce mobile supérieur qui inspirait au roi de la parole, le regretté Berryer, la judicieuse, la noble, la magnifique déclaration qui sert d'épigraphe à notre volume: «Quelle que soit la faiblesse, l'illusion, la témérité de l'entreprise, ce n'est pas le nombre des armes et des soldats qu'il faut compter: c'est le droit; ce sont les principes au nom desquels on a agi.»

Cette appréciation est surtout exacte pour le Paraguay.

Le passé de cette République, un passé de plus d'un demi-siècle, nous montre une société absorbée, sous la direction de chefs intelligents, actifs, circonspects, et au milieu des circonstances exceptionnelles qui ont présidé à sa formation, par l'oeuvre patiente de son organisation intérieure. Pour qu'elle ait renoncé tout à coup à la politique expectante qui est dans sa tradition et qu'elle ait engagé contre deux voisins redoutables une lutte qui peut, après l'avoir complétement ruinée, compromettre son indépendance, son existence même, il faut bien admettre que cette société, si prudente jusqu'à ce jour, ait eu des motifs sérieux pour agir ainsi.

Un écrivain qui connaît parfaitement les choses de l'Amérique latine et qui s'est occupé du conflit brasilo-paraguayen, donne de la conduite du maréchal Lopez une explication qui concorde avec la nôtre. Voici, textuellement, l'appréciation de M. Théodore Mannequin dans l'Avertissement qu'il a mis à sa traduction d'un ouvrage sorti d'une plume éminente et autorisée:

«Peut-on supposer que le général Lopez qui, jusqu'à-lors, n'avait montré aucune disposition à jeter son pays dans les aventures, eût, de gaîté de coeur, entrepris une guerre qui pouvait coûter l'indépendance à son pays, en même temps qu'elle l'aurait fait descendre lui-même de la haute position qu'il occupait à la tête du peuple paraguayen? Ajoutons qu'il s'attaquait à deux puissances réputées, avec raison, les plus fortes de l'Amérique du Sud. Il devait donc croire qu'un danger réel, grave, inévitable, menaçait son pays et qu'il fallait se hâter de le combattre, tandis qu'on pouvait encore avoir pour allié le gouvernement de Montevideo que le même danger menaçait; et une pareille croyance, chez lui, devait avoir des fondements sérieux 17

Note 17: (retour) Antagonisme et Solidarité des Etats Orientaux et des Etats Occidentaux de l'Amérique du Sud.

Paris, 1866.--Dentu, éditeur, p. XXXIII.

Quels sont donc les fondements de cette croyance qui a motivé la prétendue agression du maréchal Lopez? ou mieux, pour rester absolument dans la vérité historique, quelle est la cause déterminante de la marche en avant des forces paraguayennes?

Cette cause, que nos contradicteurs s'obstinent à ne pas voir, elle se trouve, nettement indiquée, dans le casus belli posé au Brésil par le cabinet de l'Assomption.




CHAPITRE II




Le Conflit Platéen


I

Provocations du Brésil

C'est donc à recommencer l'historique du conflit platéen que nous sommes condamné! soit! Notre récit sera court, mais substantiel; il aura pour base des dates authentiques.

En 1864, l'État Oriental était en proie à la guerre civile que le général Florès, soutenu par le Brésil et par Buenos-Ayres, avait portée sur son territoire.

La présidence de M. Berro avait atteint son terme légal.

Dans l'impossibilité de procéder à une nouvelle élection, Don Anastacio Aguirre, président du Sénat, avait, d'après les termes de la Constitution, saisi les rênes du gouvernement.

La situation est indiquée.

C'est au moment où l'Uruguay, déchiré par des discordes intestines, épuisé par la nécessité impérieuse de repousser les bandes dévastatrices de Florès, se débattait au milieu de complications de toute sorte; c'est à ce moment, disons-nous, que le Brésil envoya un ministre plénipotentiaire, chargé d'exiger la réparation de prétendus préjudices causés à des sujets brésiliens domiciliés sur le territoire oriental, et ce, pendant la période comprise entre 1852 et 1864.

Un corps considérable de troupes posté, l'arme au bras, à la frontière méridionale, et une escadre composée de navires de tout bord, devaient, au besoin, appuyer de leurs baïonnettes et de leurs canons les réclamations du ministre impérial.

Cet appareil belliqueux laisse déjà deviner la nature des instructions données au conseiller José Antonio Saraïva.

La note présentée par ce diplomate porte la date du 18 mai.

Dès le 24, le ministre des affaires étrangères de la République, Don José de Herrera, répondait par un memorandum qui opposait 46 procès-verbaux de vols, de meurtres, d'abigéats, de rapts d'hommes, de femmes et d'enfants commis par des Brésiliens, aux 59 griefs contenus dans la note émanée du cabinet de San-Christoval.

Le premier paragraphe de ce memorandum met à jour la pensée qui se cache derrière la réclamation brésilienne; il est ainsi conçu:

«La situation difficile qui est faite à mon pays et qui a été amenée par une invasion méditée, organisée et pourvue d'armes, sur les territoires argentin et brésilien, a produit la guerre la plus ruineuse et la moins justifiée, sans que jusqu'ici les autorités de ces deux territoires aient mis le moindre obstacle aux attentats commis.»

Les négociations se poursuivirent pendant près de trois mois sans amener aucun résultat satisfaisant.

Le 4 août, le conseiller Saraïva adressa au gouvernement oriental un ultimatum, qui accordait six jours à ce gouvernement, pour faire droit à la réclamation du Brésil.

Cet ultimatum était, en réalité, un ordre donné à l'escadre de charger et de pointer ses canons.

Que pensera le lecteur impartial d'une pression aussi brutale?

Un pareil procédé ne rappelle-t-il pas la manière d'agir de ces gentilshommes nocturnes, si communs en Italie et en Espagne, qui menacent de saccager une habitation et d'en exterminer les propriétaires, si une somme déterminée ne leur est pas comptée dans les 24 heures?

Pour peu qu'on sache lire dans les documents de ce genre, on trouvera la formule sacramentelle des susdits gentilshommes, au fond de l'acte inexorable du ministre brésilien.

On donnait donc six jours à l'Etat Oriental pour s'exécuter, s'il ne voulait pas être soumis par la force.

Deux ans après, la Prusse se montra moins magnanime envers la Saxe, le Hanovre et la Hesse, lorsqu'elle les somma de rallier son drapeau. Quelques heures de réflexion seulement leur furent accordées pour se décider; et comme ces Etats souverains ne répondirent pas immédiatement, ils furent immédiatement conquis.

L'Espagne y avait mis moins de façon, au début de son différend avec le Chili et le Pérou. Elle s'était bravement emparée des îles Chinchas, en attendant que son escadre bombardât avec la même vaillance une ville sans défense, Valparaiso.

Ainsi que nous l'avons déjà constaté, l'ancien droit de la force, dont le christianisme a fait justice, venait d'être ressuscité par l'Espagne catholique. Invoqué à son tour par le Brésil, également dévoué à l'Eglise romaine, ce droit allait bientôt être pratiqué par la Prusse protestante.

Nous n'affirmerons pas que ce dernier Etat ait voulu imiter l'empire des noirs; mais il est incontestable que cet empire a été entraîné par l'exemple de l'Espagne, lorsque ses bâtiments cuirassés ont lancé leurs bombes incendiaires sur l'Assomption privée de ses défenseurs.

Mais n'anticipons pas sur les futurs événements.

Au milieu de l'anarchie où s'agitait l'Uruguay, exiger qu'une réparation fût accordée dans un délai de 6 jours, c'était demander l'impossible et, par conséquent, c'était intimer nettement, audacieusement, cyniquement, à la République Orientale de se résigner à être conquise.

Dans les circonstances critiques où ils se trouvaient, les ministres de ce malheureux pays se montrèrent admirables de modération digne et de fermeté calme.

Dans une nouvelle note, envoyée le 9 août, M. José de Herrera déclare qu'il ne se refuse pas à donner satisfaction au Brésil, quant aux griefs qui seraient reconnus fondés; toutefois, il proclame l'inopportunité de la réclamation, et il termine par une proposition d'arbitrage, en se fondant sur les principes du Congrès de Paris, acceptés par le Brésil et récemment invoqués par cet empire pour régler ses propres différends avec le gouvernement britannique.

Cette demande, d'autant plus juste, d'autant plus légitime qu'elle s'appuyait sur un précédent qui datait de la veille, fut néanmoins repoussée, le lendemain, par M. José Antonio Saraïva, et ce, au grand regret du Corps diplomatique étranger, qui, dès lors, ne pouvait plus se méprendre sur le but réel de la mission confiée au ministre brésilien.

Il est important de signaler à cette place une offre de médiation faite, sur la sollicitation du gouvernement oriental, par le cabinet de l'Assomption à celui de San-Christoval, et que le ministre paraguayen notifia aux gouvernements amis, le 17 août, ainsi que l'établit péremptoirement la réponse du ministre des Etats-Unis, M. Charles Washburn, au ministre du Paraguay, à la date du 12 novembre 1864.

En présence de cette offre amicale, certes, mais dont l'acceptation pouvait amener une solution différente de celle qu'elle poursuivait, la diplomatie brésilienne craignit d'avoir été devinée. Toutefois, dans l'espoir d'endormir les craintes du Paraguay, elle n'hésita pas à recourir à un de ces procédés qu'une plume, amie tout à la fois de la vérité et des convenances, répugnera toujours à appeler du nom qui le caractérise.

De chaleureux remerciements furent adressés au ministre paraguayen, avec cette déclaration que la tournure pacifique des négociations rendait une médiation inutile.

C'était là, il faut bien en convenir, une manoeuvre perfide, laquelle, pour être dans l'esprit de la tradition portugaise, ne mérite pas moins d'être signalée au mépris public.

Pendant que cette affirmation éhontée d'une prochaine solution pacifique parvenait au maréchal Lopez, le ministre Saraïva se montrait intraitable envers le gouvernement de Montevideo, et précipitait la rupture qu'il était chargé d'amener. Il annonça à ce gouvernement, le lendemain de la réception de la note de M. José Herrera, c'est-à-dire le 10 août, que «des instructions allaient être expédiées à l'amiral, baron de Tamandaré, et aux chefs des corps d'armée stationnés sur la frontière, afin qu'ils procédassent à des représailles.»

La rupture, on le voit, était un fait accompli.

Dès lors, le conflit brasilo-oriental allait entrer dans sa deuxième phase par l'intervention énergique, cette fois, du Paraguay.

Cet Etat a été trop souvent engagé dans des négociations avec l'empire esclavagiste, pour ne pas connaître à fond les pratiques de la diplomatie brésilienne. Aussi le maréchal Lopez surveillait-il avec soin ceux qui prétendaient l'abuser, et, par conséquent, il ne pouvait être la dupe des fausses assurances qui lui étaient données.

Vingt jours seulement s'étaient écoulés depuis la déclaration hostile du conseiller Saraïva, et déjà, à la date du 30 août, le ministre des affaires étrangères de l'Assomption protestait, dans une note loyale, mais ferme, contre l'occupation permanente ou temporelle, par le Brésil, de quelque point du territoire oriental; cette occupation étant «attentatoire à l'équilibre des Etats de la Plata, qui intéresse la République du Paraguay, en tant que garantie de sa sécurité, de sa prospérité et de la paix.»

La note se termine par cette phrase comminatoire qui pose nettement un casus belli:

«Son Excellence le Président de la République proteste de la manière la plus solennelle contre un pareil acte, en repoussant, dès ce moment, toute responsabilité pour les conséquences ultérieures de la présente déclaration.»

Le Brésil crut à une rodomontade, et ses bataillons franchirent la frontière de l'Uruguay.

Et ses bâtiments de guerre procédèrent au blocus du littoral oriental.

Ah! si le cabinet de San-Christoval avait su que le petit peuple du Paraguay possédait une énergie à toute épreuve; que ses ressources étaient à la hauteur du patriotisme de ses enfants, et, enfin, qu'il était prêt, pour conserver son indépendance, à faire ces «étonnants sacrifices» dont parlaient ses consuls de 1813, s'il avait pu prévoir la résistance formidable qui lui serait opposée, les sanglants échecs qui l'attendaient sur les bords des fleuves platéens, la perturbation économique que cette guerre lointaine causerait dans tout l'empire et jusque dans les cités de l'Uruguay et de l'Etat Argentin, le Brésil aurait certainement réfléchi devant l'ultimatum du gouvernement paraguayen.

Mais, répétons-le, le Brésil dédaigna de s'arrêter devant une protestation qui n'était, dans la pensée de ses hommes d'Etat, qu'une puérile bravade; aussi, refusant d'admettre l'éventualité d'un choc avec les forces paraguayennes, il poussa en avant ses escadrons et ses vaisseaux.

La guerre était donc réellement engagée entre l'Empire des noirs et la République du Paraguay, par le fait seul de l'entrée sur le territoire oriental des soldats brésiliens, et, naturellement, le provocateur, c'était le Brésil.

Le maréchal Lopez releva fièrement le défi qui lui était adressé; il envoya un corps d'armée de 10,000 hommes au secours du gouvernement oriental.

Disons tout de suite que ces troupes, par suite de circonstances que nous expliquerons plus tard, ne purent barrer le chemin aux Impériaux et qu'elles n'empêchèrent ainsi, ni le sac de Paysandù et le massacre de ses héroïques défenseurs, ni la prise de Montevideo et l'occupation de cette capitale par les Brésiliens, auxquels s'étaient joints, depuis l'assassinat de Léandro Gomez, Florès et ses dignes compagnons.

Comme l'a proclame hautement le sénateur Frias, dans le Congrès argentin (21 juillet 1866), les baïonnettes brésiliennes venaient de renverser «le gouvernement le plus honnête qu'ait jamais possédé la République de l'Uruguay.»

Nous reviendrons, dans un chapitre spécial, sur la capitulation de Paysandù, cruellement violée par les vainqueurs, et aussi sur celle d'Uruguayana, violée non moins ignominieusement, à l'égard des Paraguayens, par les Brésiliens et leurs alliés.

A cette heure, nous devons nous borner à indiquer la marche des événements qui ont déterminé l'intervention armée du Paraguay dans le conflit brasilo-oriental.

Cette partie de notre tâche est remplie.

Que les plumes dévouées à l'empire esclavagiste ne cherchent donc plus à présenter le Paraguay comme l'agresseur; qu'elles s'abstiennent, par pudeur, de qualifier d'actes contraires au droit des gens l'invasion de la province brésilienne de Matto-Grosso, et la prise du vapeur qui conduisait à son poste le gouverneur de cette province.

L'agresseur, ici, cela est désormais établi, n'était autre que le cabinet de San-Christoval qui, n'ayant tenu aucun compte de la protestation du maréchal Lopez, avait, par cela seul, accepté la rupture dont il était menacé.

Le casus belli posé pour le cas où l'armée des noirs et des mulâtres franchirait la frontière orientale, a été signifié bien avant l'occupation de Matto-Grosso et la capture du steamer Marques-de-Olinda; conséquemment, le double fait de l'occupation et de la capture est conforme aux lois de la guerre; il ne saurait, dès lors, être imputé à crime au cabinet de l'Assomption.

Nous n'ignorons pas que, devant la réprobation générale qui s'élève contre eux, de chaque côté de l'Atlantique, l'Empire et ses alliés s'évertuent à décliner la terrible responsabilité du sang versé depuis près de cinq ans; mais nous savons aussi que, quoique obstinément, habilement pratiqué, ce système de dénégations audacieuses ne saurait prévaloir contre le témoignage accablant des dates.

Or, ces dates, qui représentent un réquisitoire foudroyant, les voici:

Ultimatum adressé au gouvernement oriental par le ministre
brésilien, Antonio Saraïva. 4 août 1864.

Déclaration de guerre lancée contre la République de l'Uruguay
par le même Saraïva. 10 août 1864.

Protestation du Paraguay posant un casus belli.30 août 1864.

Note de M. José Bergès, ministre des affaires étrangères du
Paraguay, corroborant cette protestation.3 sept. 1864.

Envahissement du territoire oriental par le Brésil et occupation
par les esclavagistes de la ville orientale de Melo.16 oct. 1864.

Capture du navire brésilien Marques-de-Olinda dans les eaux
du Paraguay.12 nov. 1864.

Occupation de la province de Matto-Grosso par les Paraguayens.24 déc. 1864.

Osera-t-on soutenir encore que la responsabilité de cette guerre incombe au Paraguay?

Nous userons du même procédé--le témoignage des dates--pour justifier l'attitude prise par le cabinet de l'Assomption à l'égard de la République Argentine.


II

Provocations de Buenos-Ayres

Nous avons dit précédemment que Florès, en déchaînant la guerre civile dans la République Orientale, était soutenu par le Brésil et par Buenos-Ayres.

Le Memorandum de don José de Herrera, dont nous avons cité le premier paragraphe, affirme hautement cette entente, hostile à son pays, de l'Empire et de l'Etat Argentin avec le chef de bandes oriental.

Nous citerons encore ce témoignage, non suspect, celui-là, du sénateur Frias qui, en plein congrès, disait, au sujet de l'expédition de Florès:

«Le gouvernement de Montevideo ne nous a point offensés, et, cependant, nous n'avons pas su le respecter. La neutralité n'a pas été réelle... Le feu de la sédition fut attisé par nous-mêmes et, comme personne ne l'ignore, il fut attisé aussi d'un autre côté.»

Cet autre côté, c'est le Brésil.

Le gouvernement du Paraguay aurait manqué à tous ses devoirs, s'il était resté indifférent à un état de choses qui «affectait la tranquillité et la prospérité d'une République soeur et amie et ne pouvait avoir qu'une influence funeste sur les intérêts généraux du Paraguay.»

Ainsi que le déclare le ministre des affaires étrangères, dans son Mémoire présenté au Congrès paraguayen, le 5 mars 1865.

Déjà, le 2 septembre 1863, le maréchal Lopez, dont la vigilance ne pouvait être prise en défaut, avait demandé des explications au général Mitre, au sujet des sympathies par trop évidentes qu'il nourrissait à l'endroit de Florès, lesquelles sympathies faussaient la politique de neutralité à laquelle Buenos-Ayres était tenue vis-à-vis de l'État Oriental.

La réponse du gouvernement argentin, à la date du 2 octobre, n'ayant pas été trouvée satisfaisante, le cabinet de l'Assomption lança, le 6 février 1864, une note très-explicite qui portait que:

«Vu l'impossibilité d'obtenir les explications demandées, il suivrait à l'avenir ses propres inspirations, selon la portée des faits qui pourraient compromettre l'autonomie de l'État Oriental, au sort duquel il ne lui était pas permis de rester indifférent, soit par rapport à la dignité nationale, soit pour ses propres intérêts dans le Rio de la Plata.» (Même Mémoire, du 5 mars 1865.)

Recueillons cette date du 6 février 1864 qui doit servir de point de départ à notre démonstration.

La guerre était donc engagée entre le Paraguay et le Brésil.

Le premier de ces États comprenant que, par suite de sa position géographique, il serait forcé, pour les besoins de sa défense, de franchir la frontière argentine, envoya une note, à la date du 14 janvier 1865, au cabinet de Buenos-Ayres, à l'effet d'être autorisé à traverser le territoire de la province de Corrientes «au cas où ses armées y seraient obligées par les opérations de la guerre dans laquelle il est engagé avec l'Empire du Brésil.»

Le gouvernement du Paraguay était d'autant mieux fondé à demander cette autorisation, qu'il invoquait un précédent qui s'appliquait en tout point au cas actuel.

En effet, en 1855, le transit par les eaux argentines avait été accordé à l'Empire, dont les bâtiments de guerre se dirigeaient avec des intentions hostiles vers le Paraguay.

En conséquence, José Bergès, ministre des affaires étrangères de ce dernier Etat, rappelait le précédent de 1855, pour obtenir une juste réciprocité du cabinet de Buenos-Ayres.

Excipant de la neutralité qui était imposée à son pays, le ministre argentin, Rufino Elizalde, repoussa la réclamation du Paraguay, dans sa dépêche du 9 février 1865. Il y a plus: interprétant à sa guise les devoirs de cette même neutralité, le gouvernement argentin ne craignait pas d'abandonner à l'escadre brésilienne, destinée à opérer contre le Paraguay, la ville et le territoire de Corrientes, pour y établir des dépôts de charbon, de vivres et de munitions.

Ce n'est pas tout: de même que le comité des exilés orientaux avait publiquement fonctionné à Buenos-Ayres, afin de préparer l'invasion de Florès; un comité révolutionnaire, composé de 8 émigrés paraguayens, s'était constitué sous les veux de l'autorité locale, dans le but avoué de recruter des auxiliaires et de marcher ensuite, sous le drapeau national, contre la patrie paraguayenne.

C'était là, on le voit, le noyau d'une petite armée de Condé, qui se proposait d'unir ses efforts à ceux du duc de Brunswick, nous voulons dire: du président Mitre, afin de satisfaire des rancunes malsaines et des haines insensées.

Ce n'est pas tout encore: comme nous l'apprend M. José Bergès dans son Mémoire présenté le 5 mars au Congrès paraguayen, non content de répondre par un refus à la légitime réclamation du cabinet de l'Assomption, le gouvernement de Buenos-Ayres profita de l'occasion pour «demander des explications, avec beaucoup d'instance, relativement à la réunion de forces paraguayennes sur le territoire de la rive gauche du Paranà, en déclarant que la propriété de ce territoire est contestée par la République Argentine.»

Enfin, à ce même moment, la presse buenos-ayrienne, subventionnée, se déchaînait avec une violence inouïe contre la nation et le gouvernement paraguayens.

Cette presse, qui a un caractère officiel, «fait des voeux pour le triomphe du Brésil sur le Paraguay, se constituant ainsi comme l'organe du comité révolutionnaire et travaillant en faveur du Brésil.»

C'est M. Bergès qui, sans passion, mais avec la juste sévérité que donne la conscience du droit, résume en ces termes le système d'attaques sourdes, de manoeuvres tortueuses, d'expédients perfides, derrière lequel Buenos-Ayres dissimule mal son désir de rompre avec le Paraguay et de joindre ses forces à celles de l'empire esclavagiste.

Ainsi placé entre l'hostilité déclarée du Brésil et la fausse neutralité de Buenos-Ayres, quel parti devait prendre le chef du gouvernement paraguayen?

Devait-il attendre que le président Mitre eût détaché son masque trompeur et que le Brésil, grâce à la complicité de ce président, eût renforcé l'arsenal de guerre établi sur le territoire argentin, en vue de barrer le chemin à l'ennemi et d'empêcher ainsi tout mouvement offensif de sa part contre les territoires transparanéens?

Ç'aurait été là, convenons-en, un rôle de dupe; or, ce rôle ne pouvait être accepté par l'homme remarquable auquel le peuple paraguayen a confié ses destinées.

Nous avons dit que le refus de Buenos-Ayres d'accorder le transit sur le territoire de Corrientes portait la date du 9 février 1865.

A la réception de cette dépêche, le maréchal Lopez convoque un Congrès extraordinaire qui se réunit le 5 mars.

Le 18 du même mois, le Congrès approuve la conduite du président de la République et déclare la guerre à l'État Argentin.

Le 29 mars, le cartel est communiqué officiellement au gouvernement de Buenos-Ayres.

Le 15 avril, enfin, un corps paraguayen occupe Corrientes, localité choisie par le Brésil, ne l'oublions pas, pour être la base de ses futures opérations.

Disons tout de suite que ce coup, heureusement conçu et hardiment exécuté, pouvait produire des conséquences fécondes pour les libertés platéennes, en créant une situation nouvelle que les ennemis du Paraguay n'avaient pas su prévoir.

En effet, en même temps qu'il s'emparait des magasins où les Impériaux avaient accumulé des approvisionnements de toute sorte, destinés aux forces qui allaient opérer contre lui, le maréchal Lopez détenait une position on ne peut plus favorable à la défense des intérêts considérables, identiques à ceux de son pays, que menaçait l'alliance du Brésil et de Buenos-Ayres.

L'équilibre des États de la Plata, que cette alliance se proposait de fausser, sinon de détruire, pouvait encore être maintenu dans sa complète intégrité, si le vieil Urquiza arborait, à côté du drapeau paraguayen, le glorieux étendard qui abrita un instant sous ses plis les provinces affranchies du joug de leur orgueilleuse métropole.

Quels magnifiques résultats aurait nécessairement produits l'accord de ces deux hommes: Lopez et Urquiza!

D'abord, le traité du 1er mai 1865 n'aurait pas été conclu et, dès lors, la République Argentine ne se serait pas épuisée d'hommes et d'argent pour aider le Brésil à reconquérir sa province de Matto-Grosso.

Ayant à franchir une distance moindre que celle qui séparait les Paraguayens du territoire oriental, les Gauchos d'Entre-Rios seraient arrivés à temps pour dégager Montevideo.

Ou bien, combinant leur action avec celle du colonel Estigarribia et du major Duarte, ils auraient manoeuvré de façon à empêcher la boucherie du Yatay et la capitulation d'Uruguayana.

Ou bien encore, ils auraient laissé passer l'escadre brésilienne qui se dirigeait vers Corrientes; se massant alors en aval du rio Paranà, ils auraient placé entre deux feux l'armée des noirs et des mulâtres.

Défendu dans de pareilles conditions, Corrientes devenait le rempart où se seraient brisés tous les efforts des esclavagistes.

En supposant que ceux-ci eussent réussi à traverser le Paranà, leur avant-garde se serait choquée contre les soldats du maréchal Lopez, pendant que l'arrière-garde aurait été chargée par les Gauchos d'Urquiza, auxquels se seraient joints les contingents des autres provinces qui avaient combattu à leur côté, et vaincu avec eux à Cepeda.

En somme, les Impériaux devant faire face aux adversaires redoutables que nous connaissons, et ayant derrière eux des populations hostiles qui auraient intercepté les communications, auraient été réduits à cette alternative: ou de périr sous la triple étreinte du fer, de la faim et des fièvres paludéennes, ou de battre prudemment en retraite, à la faveur de leurs bâtiments cuirassés.

Il est hors de doute que les Brésiliens auraient pris ce dernier parti, tant pour échapper à une destruction complète, que pour aller combattre chez eux l'insurrection qu'y auraient provoquée les proclamations d'Estigarribia, appuyées de la présence de son corps d'armée.

Dans tous les cas, la terre platéenne aurait été délivrée pour longtemps, sinon pour toujours, de ses implacables ennemis, et la paix aurait ramené la prospérité dans ces belles contrées, aujourd'hui ravagées, ensanglantées, ruinées par une guerre fratricide.

L'ancien général des Provinces Argentines n'a pas répondu à l'appel loyal que lui adressait l'allié naturel de ces mêmes Provinces.

Soit qu'il fût amolli par les délices de sa résidence de San-José; soit que l'âge eût amorti son énergie; soit qu'il nourrît une basse jalousie contre le président Lopez, ou qu'il ne crût pas aux formidables moyens d'action que possédait le chef paraguayen; pour toutes ces causes réunies, peut-être, Urquiza rallia ses Gauchos, mais il garda une attitude expectante.

A notre avis, ce fut là une faute.

Et cette faute qui a fait couler déjà des torrents de sang platéen au profit du Brésil, pourra, si le Paraguay succombe, entraîner des conséquences funestes pour les Provinces Argentines et pour Urquiza, personnellement.

Celui-ci a perdu une occasion unique de reprendre, pour la mener à bonne fin, cette fois, l'oeuvre généreuse et vraiment patriotique qu'il avait ébauchée à Cepeda.

Trompé dans son espoir de ce côté, le Paraguay ne perdit pas courage.

Comme on lui laissait entièrement supporter tout le fardeau de cette guerre essentiellement platéenne, il se décida à en recueillir seul l'honneur, tout en étant bien résolu à partager les bénéfices de la victoire avec les provinces riveraines qui, cependant, l'abandonnaient.

Tel est l'historique, rigoureusement exact, de l'occupation, par le Paraguay, d'un point du territoire qui lui était interdit, à l'heure même où cette partie du territoire argentin servait de place d'armes au Brésil.

Par sa coupable condescendance envers le cabinet de San-Christoval, le président Mitre s'était déjà départi de la neutralité absolue qui lui était imposée à l'égard de l'Etat Oriental. Il poussa plus loin son action ténébreuse, mais également hostile, contre le Paraguay, en provoquant avec cette république une rupture qui devait servir ses secrets desseins.

La rupture était accomplie, après les deux dépêches du 9 février, contenant, l'une le refus de passage à travers la province de Corrientes; l'autre, la réclamation aigre et arrogante au sujet de la présence d'une force paraguayenne sur le territoire des Missions.

Ici encore, le cabinet de l'Assomption releva un insolent défi, en déchirant le voile qui cachait la politique astucieuse du gouvernement de Buenos-Ayres.

Qu'on cesse donc de vouloir égarer l'opinion publique, en commentant avec perfidie la proclamation du président Mitre, à la date du 8 mai 1865, qui dit:

«Au milieu de la paix et en violation de toute loi, le gouvernement du Paraguay a commencé les hostilités, en s'emparant traîtreusement de deux steamers argentins dans notre propre territoire, et en faisant feu sur une ville sans défense.»

Les dates et les faits cités plus haut ont répondu à cette accusation insensée.

Qu'on ne nous oppose pas, non plus, cette phrase du discours prononcé par l'empereur Dom Pedro II, à l'occasion de la fermeture de la session législative, le 23 septembre 1867:

«La guerre à laquelle nous a provoqué le président de la République du Paraguay n'est pas encore finie.»

Quelque respect que nous inspire la parole impériale, nous ne pouvons admettre que cette parole infirme le témoignage de l'histoire.

Du reste, un député brésilien, M. Christiano Ottoni, avait répondu d'avance à l'allégation de son souverain, lorsqu'il faisait en pleine chambre la déclaration suivante: «Il nous faut sortir à tout prix du Paraguay, car nous y sommes sans droit et sans espérance.»

Qu'on cesse surtout de présenter le maréchal Lopez comme un chef de Boticudos sauvages, n'ayant lui-même qu'une idée imparfaite du juste et de l'honnête, et se ruant, à son heure, sur des voisins désarmés, pour satisfaire son humeur batailleuse et ses instincts de rapine. Ce n'est pas au cou d'un pareil personnage que le gouvernement français aurait passé le ruban de commandeur de la Légion d'honneur. Ceux qui ne connaissent pas suffisamment le maréchal Lopez vont pouvoir le juger d'après ses actes que nous relèverons, d'après ses paroles que nous recueillerons, dans le cours de ce travail. Comme nous alors ils s'inclineront respectueusement devant cet homme remarquable à tant de titres, et qui vient d'ajouter à sa renommée déjà acquise une gloire qui sera immortelle, quand bien même la fortune ne couronnerait pas ses héroïques efforts. Le portrait ne peut manquer d'être complet, puisque c'est l'histoire qui l'aura tracé.

Néanmoins, nous avons tenu à restituer, dès à présent, son véritable caractère à la courageuse initiative que le président paraguayen a dû prendre, en présence de l'entente dissimulée, mais trop réelle, des deux gouvernements de Rio-de-Janeiro et de Buenos-Ayres.

Il reste maintenant un point à éclaircir: c'est de savoir si les craintes du cabinet de l'Assomption étaient fondées; si l'Empire convoite sérieusement la possession de Montevideo dont l'indépendance, il importe de le rappeler, est intimement liée à celle des provinces riveraines et à celle de la République du Paraguay.

Nous serons bien malheureux si, de notre démonstration, ne jaillit pas une lumière qui nous aidera à découvrir la cause véritable de l'accord indiqué entre Buenos-Ayres et Rio-de-Janeiro, accord aussi contraire aux intérêts platéens qu'à la tradition provinciale des Porteños.





CHAPITRE III




Marche incessante des Portugais et des Brésiliens
vers la Plata


I

La tradition portugaise.

Dès les premières années de la conquête, leur humeur jalouse et avide a entraîné les Portugais dans des expéditions au-delà de leurs frontières et, naturellement, ces expéditions se sont terminées par des empiétements sur les territoires voisins.

Les Brésiliens sont, sur ce point, les dignes héritiers des premiers Portugais. La tradition des conquérants a été précieusement recueillie chez eux, et ce n'est pas faute de bonne volonté si les tentatives des descendants n'ont pas toujours obtenu le même succès que celles des ancêtres.

Elle est curieuse et instructive, l'histoire des usurpations successivement accomplies par le Portugal, au détriment des possessions américaines de l'Espagne.

Nous allons tâcher de résumer cette histoire avec l'aide d'un écrivain connu pour son impartialité, et dont l'autorité a été souvent invoquée par ceux qui se sont occupés des questions platéennes.

Dans son ouvrage, déjà cité:

Considérations historiques et politiques sur les Républiques de la Plata, dans leurs rapports avec la France et l'Angleterre, M. Alfred de Brossard remonte à l'origine des contestations qui se sont élevées, à propos des frontières respectives des deux États, entre l'Espagne et le Portugal.

Par sa bulle du 4 mai 1493, le pape Alexandre VI imagina un méridien dit de concession qui devait limiter les possessions attribuées à chacune de ces deux couronnes.

Ce méridien qui passait à cent lieues ouest des Açores, fut porté à 370 lieues, à l'ouest des îles du Cap-Vert, par le traité conclu à Tordesillas, en 1494, entre les puissances rivales.

Premier avantage obtenu par le Portugal.

En vertu du traité de Tordesillas, cet État devint possesseur légitime d'une partie du Brésil; cependant, son ambition ne se tint pas pour satisfaite.

Les Espagnols de Rio-Grande étaient trop proches voisins des Portugais de San-Paulo, pour que ceux-ci--métis de blancs et de Peaux-Rouges--ne leur cherchassent pas d'incessantes querelles.

Ce furent d'abord des excursions isolées, dans un but de vol et de pillage; puis, des expéditions s'organisèrent sur une plus grande échelle contre les réductions des Jésuites et contre les villes espagnoles.

On appela cela des entradas.

L'audace de ces mamalucos, ainsi qu'on les désignait, s'accrut avec le succès des razzias opérées.

A différentes reprises, des troupeaux considérables tombèrent en leur pouvoir, en même temps qu'ils ramenèrent prisonnières des tribus entières d'Indiens.

Le nombre de ces malheureux, ainsi réduits en esclavage, s'éleva, d'après les historiens espagnols, au chiffre de 300,000.

Quelque énorme qu'il soit, ce chiffre ne paraîtra pas exagéré à ceux qui connaissent l'humeur pillarde, cruelle, indomptée, des flibustiers qui composaient l'agglomération pauliste.

»Ces mêmes Paulistes, fameux par leurs brigandages et leur férocité, dit M. de Brossard, ruinèrent de fond en comble, dans l'espace de 20 ans (de 1620 à 1640) vingt-deux populations de Guaranis convertis et les villes espagnoles de Guayrà, Santiago-de-Jerès et Villarica.»

Et, afin de pouvoir ramener prisonniers ces 300,000 Indiens, savez-vous combien ils en ont égorgé? Le padre Vieira va vous le dire. Ce padre estime que, de 1615 à 1652, les Portugais ont fait périr DEUX MILLIONS de Peaux-Rouges!

Plus de CINQUANTE MILLE victimes par an!

L'évaluation fournie par le padre Vieira permet de se faire une idée des massacres horribles qui accompagnaient les entradas.

Détournons nos regards de ces scènes de bouchers ivres.

Le résultat que poursuivaient les mamalucos fut obtenu par l'expulsion des Espagnols du Rio-Grande.

L'usurpation de cette fertile province marque la date du projet formé par les Portugais d'étendre leur frontière méridionale jusqu'au Rio de la Plata. Ce projet reçut un commencement d'exécution et le fort de la Colonia del Sacramento, établi en pleine paix sur la rive gauche de la Plata, s'éleva inopinément, comme un témoignage de prise de possession, d'abord, et, ensuite, comme une menace permanente, en face même de Buenos-Ayres.

C'était afficher trop d'impudence.

Les Espagnols, ayant pour auxiliaires 3,000 Guaranis, les fils, sans doute, des guerriers échappés au massacre des tribus, assiégèrent le fort et s'en emparèrent le 7 août 1680.

Tenaces dans leur projet, qui était déjà devenu une idée fixe, de s'emparer de l'embouchure de la Plata, les Portugais jetèrent les bases d'un établissement sur la plage de Montevideo. Mais, cette audacieuse entreprise échoua contre l'énergique initiative du capitaine général de Buenos-Ayres, Don Bruno de Zavala.

En janvier 1724, les Portugais étaient chassés de la Plata et le 16 avril 1725, des lettres de Philippe V ordonnaient la fondation d'une ville qui fut appelée Saint-Philippe de Montevideo.

Néanmoins, habiles dans les conseils comme ils étaient entreprenants et actifs dans les expéditions armées, les Portugais plaidèrent si bien leur cause: à Utrecht, en 1715; à Paris, en 1737 et, enfin, auprès de Ferdinand VI, en 1750, qu'ils gardèrent, au mépris des stipulations de Tordesillas, la province de Rio-Grande. Ils obtinrent, de plus, comme compensation de la perte de Colonia, la cession des sept réductions indiennes, établies sur la rive gauche de l'Uruguay.

Constatons, en passant, que cette clause du traité de 1750, resta longtemps lettre morte, par suite de la résistance opiniâtre qu'opposèrent à son exécution, 14,000 Guaranis, commandés par leur cacique, Sepe Tyarazu.

Ce n'est pas la première fois, on le voit, que les deux races guaranie et portugaise se trouvent en présence, pour une question de territoire, et que ces deux races se choquent furieusement, les armes à la main.

Le souvenir de Colonia et des Missions a franchi l'Uruguay avec les survivants des guerriers de Sepe Tyarazu; il s'est perpétué, à travers les générations, sur les deux rives du Paranà, à la faveur des nombreuses et incessantes alliances contractées par les Espagnols avec les filles des tribus.

La famille paraguayenne, produite par ces alliances, n'a pas imité les mamalucos de San-Paulo, qui avaient honte de leurs ancêtres rouges. Fidèles à leur double origine, les membres de cette famille ont pieusement accepté l'héritage glorieux que leur ont transmis, avec leur sang, les vaillants soldats des XVIIe et XVIIIe siècles.

«Je m'honore qu'il en soit ainsi» disait dernièrement le ministre du Paraguay à Paris 18. «Au Paraguay, poursuivait M. Grégorio Benitès, il n'y a qu'une seule nationalité, la nationalité paraguayenne, composée de la race indigène civilisée et de la race espagnole, confondues en un seul peuple.»

Note 18: (retour) L'Avenir national du 29 octobre 1868.

Réponse de M. Grégorio Benitès, chargé d'affaires du Paraguay, à M. Balcarce, ministre argentin.

Cette affirmation patriotique d'un homme dont le coeur est à la hauteur de l'intelligence, vient corroborer opportunément notre appréciation du caractère paraguayen, tel que l'ont fait les alliances des Européens avec les filles indiennes.

En même temps que l'audace réfléchie et calme de don José Garro, le coup d'oeil profond et sûr de don Bruno de Zavala, la bravoure chevaleresque de ces deux capitaines-généraux espagnols, se retrouvent chez le maréchal Lopez et chez ses principaux officiers; l'horreur de l'oppression étrangère, le dévouement absolu à la patrie, la fidélité au devoir, le mépris de la mort, que possédaient les compagnons du cacique de l'Uruguay, combattant pour leurs foyers, remplissent aujourd'hui l'âme des Paraguayens luttant pour leur indépendance menacée.

La double tradition, castillane et guaranie, à laquelle ils se rattachent, suffit pour expliquer, avec le sentiment plus éclairé du droit et de la dignité humaine, les prodigieux efforts qu'accomplissent les enfants du Paraguay et qui excitent l'admiration du monde entier.

Et c'est ce vaillant peuple qu'un écrivain, insensé,--c'est là son excuse--n'a pas craint d'appeler abruti 19

Note 19: (retour) La Plata, par Santiago Arcos. Page 580.

Abrutis! ces hommes qui, montés sur des troncs d'arbres, osent attaquer des bâtiments cuirassés et qui les prennent à l'abordage! ces coeurs nobles et généreux qui sacrifient à leur pays tout ce qu'ils possèdent, biens, fortune, existence et qui, à l'exemple des grenadiers de notre vieille garde, meurent au pied du drapeau national, mais ne se rendent pas! Abrutis! Ces patriotes sublimes, ces géants, ces héros!

Ah! monsieur Arcos, combien ce mot est malheureux pour vous personnellement et pour la cause que vous prétendez défendre! Vous auriez été mieux inspiré, certes, en brisant votre plume, puisque vous n'aviez pas l'âme assez haute pour comprendre le magnifique dévouement du peuple paraguayen et pour vous incliner respectueusement avec nous devant lui.

Mais, poursuivons notre résumé historique.

En 1776, l'Espagne, harcelée sans cesse par les incursions de ses turbulents voisins, prit une mesure qui devait, dans sa pensée, arrêter les empiétements des Portugais, du côté de la Plata et du Haut-Pérou.

La vice-royauté du Pérou possédait une étendue territoriale trop considérable pour être efficacement protégée sur tous les points à la fois.

Le roi d'Espagne dédoubla ce gouvernement, et forma la vice-royauté de la Plata, qui comprenait les provinces platéennes, le Tucuman, les terres du Chili situées à l'est des Andes, le Paraguay et le Haut-Pérou, depuis, la Bolivie. Cette vice-royauté avait pour capitale Buenos-Ayres.

Nous appelons expressément l'attention du lecteur sur la division dont il s'agit, parce que là se trouve l'explication, qui sera bientôt fournie, du système politique et économique de Buenos-Ayres.

Bien que la concentration sur une des rives de la Plata, de toutes les forces administratives de la région sus-indiquée, permît de surveiller mieux, tant au nord qu'au sud des possessions espagnoles, l'ambition envahissante du Portugal, cependant, la question des limites, toujours aussi envenimée, après deux siècles et demi de contestations et de compétitions acharnées, restait encore à résoudre.

Heureusement, les bases d'un accord, posées par la convention du 13 février 1761, furent sérieusement adoptées par le traité de la paix de Paris, le 10 février 1763.

Le traité du 11 octobre 1777 fixa, enfin, des limites certaines entre les possessions américaines des deux couronnes.

M. de Brossard dit à ce sujet:

«Treize années de travaux importants sur le terrain suffirent à peine pour tracer les limites indiquées par ce traité qui, bien que dit seulement préliminaire, n'a été suivi d'aucun autre et fait loi entre le Brésil et les divers Etats de la Plata.»

Puisque le traité de Saint-Ildefonse fait loi pour ces Etats, il semble que tout sujet de querelle pour revendication de territoires ait définitivement disparu entre les Brésiliens, héritiers des Portugais, et les Républiques latines succédant aux droits des Espagnols.

Sans doute, il n'y a plus de motifs plausibles de contestation; mais la politique cauteleuse du Brésil n'est pas en peine de faire naître des prétextes pour s'immiscer dans les affaires de ses voisins.

Une interprétation léonine du traité de 1777, par l'empire des noirs, laisse toujours une question de démarcation en suspens entre cet empire et les Etats qui lui sont limitrophes. Cette question est un jour reprise et tranchée, au mépris des droits légitimes du faible, par l'usurpation d'un territoire.

Histoire de s'entretenir la main!

C'est ainsi qu'ont été perfidement annexées au Brésil la province de Chiquitos appartenant à la Bolivie, la vaste province de Vera, sur la rive gauche du Paranà.

Quelquefois même, la diplomatie impériale se sert du traité de Saint-Ildefonse comme d'une arme à deux tranchants.

Elle invoque alors les dispositions du susdit traité dans les négociations entamées avec le Pérou, la Bolivie et la République Argentine; mais elle répudie les articles du même traité qui sont favorables au Paraguay.

La conduite à double face du Brésil est mise en pleine lumière par le refus du cabinet de San-Christoval de ratifier la convention signée en 1844 par les plénipotentiaires brésiliens et paraguayens, parce que cette convention s'appuyait sur le traité de 1777 pour fixer les frontières entre les deux pays.

Si nous insistons quelque peu sur la politique déloyale de l'empire esclavagiste, c'est afin d'établir par des faits que jamais les engagements les plus formels n'ont pu amener cet empire au respect du droit des autres, et qu'il n'a pas dévié un seul instant de la ligne qu'il s'est tracée pour absorber à la longue les Etats qui font obstacle à son expansion.

La révolution du 25 mars 1810, qui détruisit la vice-royauté de la Plata, fournit à Jean VI, ou plutôt à Carlota de Bourbon, sa femme, réfugiés tous deux au Brésil, un de ces prétextes dont nous parlions tout à l'heure, pour reprendre l'oeuvre, deux fois avortée, de 1680 et de 1724.

Invoquant les droits qu'elle tenait, prétendait-elle, de son père Charles IV, doña Carlota revendiqua la possession de la Bande-Orientale.

Une réflexion bien naturelle se présentera ici à l'esprit du lecteur:

Si sa demande était fondée pour Montevideo, Carlota pouvait avec la même raison exiger la restitution des autres territoires qui faisaient partie de la vice-royauté de la Plata: Paraguay, Bolivie, provinces argentines, y compris Buenos-Ayres.

Et la vice-royauté du Pérou, donc, pourquoi ne subirait-elle pas le sort de celle de la Plata?

Tous ces territoires n'appartenaient-ils pas également à l'Espagne et, en dernier lieu, à Charles IV, dont ils composaient toujours le domaine, si l'on ne voulait tenir compte ni de la révolution de 1810, ni de la double abdication imposée à ce faible monarque, d'abord à Aranjuez, le 18 mars 1808, par son fils Ferdinand, ensuite à Bayonne, le 5 mai de la même année, par Napoléon Ier?

Etant admis que Carlota croyait sincèrement à la légitimité de ses droits, il faut reconnaître que cette princesse se montrait d'un rare désintéressement en se bornant à réclamer la Bande-Orientale.

Mais la femme de Jean VI nourrissait-elle réellement cette conviction? Cela importe peu. Toujours est-il que, par la force seule de la logique, la restitution de Montevideo, si elle avait été obtenue, n'aurait dû être qu'un premier pas vers la réintégration complète des anciennes possessions espagnoles.

Ç'aurait été là une solution radicale, sans doute, et qui aurait prévenu bien des conflits sanglants dans l'avenir; mais qui, d'un autre côté, aurait laissé sans explication plausible le soulèvement des provinces équatoriales et du Sud-Amérique.

Car, enfin, on n'oserait pas soutenir que c'était uniquement pour se livrer au Portugal que ces provinces avaient secoué le joug de l'Espagne!

La fille hautaine de Charles IV et de Marie-Louise poursuivait donc, pour le moment, l'incorporation de la Bande-Orientale au Brésil.

L'armistice du 26 juin 1812, conclu sous les auspices du ministre anglais à Rio-de-Janeiro, vicomte Strangfort, obligea les Portugais à repasser leur frontière; mais, en 1816, ils envahirent de nouveau l'Uruguay et s'y maintinrent, à titre de protecteurs, jusqu'en 1821.

Croyant alors ne plus avoir besoin de garder des mesures, les Portugais annexèrent à leur colonie brésilienne le territoire de Montevideo auquel ils donnèrent le nom de Province Cis-Platina.

La Bande-Orientale, le lecteur ne l'a pas oublié, faisait partie de l'ancienne vice-royauté de la Plata, dont l'héritage était aussi revendiqué par la République Argentine. C'est à titre d'héritier que le gouvernement de Buenos-Ayres somma le cabinet de San-Christoval de lui restituer un territoire usurpé sur son propriétaire légitime.

On devine la réponse du Brésil.

Les provinces de la Plata qui avaient déclaré, par l'organe de leur mandataire à Rio-de-Janeiro, Don Valentin Gomez, que:

«Elles exposeraient, si cela était nécessaire, jusqu'à leur propre existence, pour obtenir la réincorporation d'une place qui est la clef du fleuve immense qui baigne leurs côtes, ouvre les canaux de leur commerce et facilite la communication entre une multitude de points sous leur dépendance.»

Les provinces de la Plata engagèrent résolûment la lutte avec le nouvel empire du Sud-Amérique.

La situation était, vraiment, étrange; elle mérite d'être signalée.

Voilà une République et un Empire qui viennent d'être créés par la révolution victorieuse, et qui refusent à une autre province de la faire participer aux conquêtes de cette même révolution!

Le droit monarchique a été foulé aux pieds, le jour où le Brésil et Buenos-Ayres ont brisé le lien qui les rattachait à leur métropole respective; et c'est au nom du droit monarchique que Buenos-Ayres et le Brésil se disputent la possession de Montevideo!

Pour eux, les révoltés heureux, une autonomie, une souveraineté complètes.

Quant à la Bande-Orientale, qui a versé son sang en faveur de la cause qui a triomphé et qui déclare nettement, par la bouche d'Artigas, qu'elle ne veut être ni espagnole, ni portugaise, ni argentine, ni porténienne; quant à la Bande-Orientale, disons-nous, qui réclame son indépendance comme prix de la victoire, on ne lui reconnaît d'autre droit que celui de choisir un nouveau maître!

Comprend-on une pareille confusion, une perturbation aussi grande dans l'ordre des idées morales?

Une fois encore, la médiation de l'Angleterre aboutit à la cessation des hostilités.

Montevideo, également convoité par le Brésil et par la République Argentine, fut reconnu comme Etat indépendant par le traité du 4 octobre 1828.

Dom Pedro Ier abandonna, en frémissant, la position que ses armes n'avaient pas pu lui conserver, mais sans renoncer pour cela à s'en emparer de nouveau.

C'est dans ce but qu'il envoya en Europe le marquis do Santo-Amaro.

Le marquis avait reçu la mission de proposer au cabinet des Tuileries de balayer les Républiques de la Plata et de fonder une monarchie bourbonienne qui comprendrait toutes les provinces de l'ancienne vice-royauté de Buenos-Ayres.

C'était là ressusciter la solution que Châteaubriand avait fait prévaloir, malgré l'avis contraire de l'Angleterre, au sein du Congrès de Vérone, avec cette modification, toutefois, que, en échange du concours du Brésil, Montevideo et son territoire seraient définitivement acquis à l'empire des Bragance.

Ce plan, qui conciliait le respect du principe monarchique avec les ménagements dus aux faits accomplis par la Révolution, ou, pour répéter les propres expressions de l'illustre plénipotentiaire français, répondant le 26 novembre au mémorandum insidieux lancé par le duc de Wellington, le 24 novembre 1822; ce plan qui conciliait «les intérêts de la légitimité et les nécessités de la politique» avait toute chance d'être adopté, lorsqu'éclata la révolution de 1830.

L'ancien droit des dynasties, improprement appelé légitimité ou droit divin, que le Congrès de Vérone croyait avoir assis sur une base désormais inébranlable, venait d'être frappé à mort et de disparaître sous les ruines du trône de Charles X. Il faisait place au droit nouveau proclamé par les législateurs de 1789, et qui consacre la souveraineté des peuples.

La combinaison de Dom Pedro 1er, basée sur des principes désormais condamnés par la société issue des barricades de 1830, échoua devant le triomphe de la Révolution.

Pendant seize ans, on put croire que le Brésil avait renoncé à ses vieilles idées de conquête, pour se consacrer à la grande exploitation agricole.

Le commerce des esclaves avait pris un développement considérable, et les négriers débarquaient chaque jour dans les ports de l'empire de nombreuses cargaisons de bois d'ébène que se disputaient les fazendeiros et les Senhores d'engenho.

Ce fut une période brillante pour la production du café, du sucre, du coton et du tabac, des denrées de luxe, en un mot.

Mais, pendant que les grands propriétaires terriens et les négociants réalisaient d'énormes bénéfices, grâce aux féconds résultats du travail des nègres, le gouvernement de Rio-de-Janeiro profitait des rapports plus fréquents que les transactions commerciales établissaient avec l'Europe, pour préparer les bases d'une entente commune de la France, de la Grande-Bretagne et du Brésil, en vue de la pacification des deux rives de la Plata.

Le Brésil ne pouvant intervenir seul, ainsi qu'il l'aurait désiré, se résolvait à offrir sa coopération aux deux grandes puissances occidentales.

«L'humanité et l'intérêt général du commerce exigeaient que l'on fixât un terme à la guerre qui s'agite entre Buenos-Ayres et Montevideo,» déclarait textuellement, dès 1844, le plénipotentiaire impérial, vicomte d'Abrantès, dans un Mémoire remis par lui à lord Aberdeen et à M. Guizot.

L'important pour le Brésil était de remplir un rôle actif dans l'expédition qui se préparait, et d'acquérir ainsi des titres pour intervenir, avec voix délibérante, lors du règlement définitif des questions platéennes, y compris la question, capitale pour lui, de la navigation intérieure des fleuves.

Mais les deux hommes d'État qui dirigeaient la politique de la France et celle de l'Angleterre se chargèrent seuls de faire prévaloir les droits de l'humanité et du commerce.

Le concours de l'empire esclavagiste fut donc repoussé pour cette raison, dit M. de Brossard, que:

«La médiation armée offrirait aux parties intéressées plus de gages de sincérité et d'impartialité, lorsqu'elle serait conduite par des États évidemment étrangers par leur situation géographique et par leur puissance acquise à toute espèce de pensée ou de nécessité d'agrandissement territorial.»

L'appréciation est dure pour le Brésil, mais elle est juste.

Nous dirons, quand il en sera temps, quel était le but que poursuivaient en commun le cabinet de Paris et le Foreign-Office, en envoyant leurs flottes et leurs soldats dans les eaux argentines. Il nous suffit de constater, à cette heure, et après M. de Brossard, que les ministres de France et d'Angleterre se défiaient de la sincérité, de l'impartialité du Brésil, lequel, par sa situation géographique, ne restait pas étranger à toute espèce de pensée ou de nécessité d'agrandissement territorial.

Ainsi exclu de la médiation armée, l'empire des noirs rongea son frein en silence; il se fit d'autant plus humble qu'il venait d'irriter la Grande-Bretagne par son refus formel de renouveler le traité de 1826, qui consacrait le droit réciproque de visite sur les navires anglais et brésiliens.

Ceci se passait en 1844.

L'année suivante, sir Robert Peel fit adopter par le Parlement la mesure rigoureuse connue sous le nom de bill Aberdeen, qui atteignit le Brésil dans son organisation économique, en portant un coup mortel à la traite des esclaves.

Dès ce moment, la ruine de son agriculture, que le bill Aberdeen lui donnait en perspective, et la fermentation continuelle que Rosas entretenait soigneusement dans la province de Rio-Grande, rendaient plus impérieuse pour l'Empire cette nécessité d'agrandissement territorial dont il vient d'être question.

Seule, la possession des terres salubres et fertiles de l'Uruguay qu'on offrirait à l'émigration européenne et l'occupation définitive de Montevideo qui permettrait de surveiller de près, d'un côté, les turbulents mulâtres de Rio-Grande, et, de l'autre, l'embouchure de la Plata, pouvaient restituer au Brésil les conditions de sécurité, d'intégrité, et même d'existence, que son double système politique et économique lui refusait.

Aussi, à dater du moment où les flottes occidentales se furent éloignées des régions platéennes, les ministres de Rio-de-Janeiro n'eurent qu'un but: reprendre, pour le compte de l'Empire, mais pour le faire tourner à son profit exclusif, l'oeuvre péniblement poursuivie et imparfaitement achevée par la France et par l'Angleterre.

Averti, toutefois, par la preuve de méfiance dont il venait d'être l'objet de la part de ces puissances, et afin de mieux donner le change sur ses intentions, le cabinet de San-Christoval affecta de répudier la politique de Carlota et de Pedro 1er, au sujet d'une extension vers le sud.

Foin du droit monarchique qui dispose des peuples comme d'un troupeau de bétail, et des territoires comme d'une ferme que le père transmet à son fils par héritage. La révolution de 1810 d'abord, puis le traité de 1828 ont créé de nouveaux intérêts, en établissant de nouvelles frontières entre les Etats platéens; ces intérêts sont on ne peut plus légitimes; il est du devoir de chacun de les respecter.

Et le Brésil accordant, en apparence, ses actes avec ses paroles, reconnaissait le Paraguay.

Nous disons en apparence, parce que le vrai motif de cette reconnaissance était le désir de se venger de Rosas qui venait de repousser l'alliance de Rio-de-Janeiro.

Et, de même que le vicomte d'Abrantès parlait au nom de l'humanité, à l'heure précise où le bill Aberdeen flétrissait publiquement l'inhumanité de l'Empire, un des hommes d'Etat de cet Empire retardataire déclarait solennellement au ministre argentin, à Buenos-Ayres, dans une note qui porte la date du 20 juillet 1845, que: «La division de l'Amérique espagnole en vice-royautés et en capitaineries générales a disparu avec l'autorité qui l'a créée, et ne peut dès lors lier les nouvelles républiques rentrées dans leur indépendance et dans l'exercice de leur souveraineté.»

C'est là, certes, l'affirmation du droit moderne dans son expression la plus nette et la plus énergique.

Malheureusement, cette belle profession de foi visait exclusivement le Paraguay dont Rosas poursuivait toujours la réintégration; bien que, prise dans son sens général, elle pût, elle dût être appliquée tant à la Bande-Orientale qu'aux autres territoires platéens.

C'est sur cette dernière interprétation que comptait naturellement notre homme d'Etat versé dans la science occulte des restrictions mentales, afin de dissiper les derniers doutes qui subsisteraient encore, relativement aux vues ultérieures du Brésil, du côté de Montevideo.

La politique impériale est indiquée; nous allons la voir à l'oeuvre.

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