La politique du Paraguay: Identité de cette politique avec celle de la France et de la Grande-Bretagne dans le Rio de La Plata
II
But de la politique brésilienne.
Soutenu par Rosas, comme plus tard Florès le sera par Mitre, Oribe assiége Montevideo.
Le cabinet de San-Christoval profite des embarras de l'Etat Oriental pour lui offrir ses services, contre l'ennemi commun, c'est-à-dire, contre le dictateur de Buenos-Ayres.
En même temps, ce cabinet entame des négociations avec Urquiza, gouverneur de l'Entre-Rios.
A celui-ci, il ne parle pas seulement de la pacification de l'estuaire platéen et de l'organisation de la Confédération Argentine, qui seraient le résultat d'une entente commune. Il flatte l'orgueil du général, tout en ouvrant de splendides perspectives devant son ambition.
Devenu le libérateur de son pays, par la chute de Rosas, Urquiza serait l'homme de la situation, et la reconnaissance, méritée, de ses concitoyens, lui payerait le prix de sa courageuse initiative, en l'élevant à la présidence de la République.
Cette tactique obtient un plein succès.
Une alliance offensive et défensive est formée entre le Brésil, l'Uruguay et le gouverneur de l'Entre-Rios.
Mais, toujours et absolument préoccupés des intérêts de l'Empire, les ministres de Dom Pedro II exigent, avant de tirer l'épée et comme compensation des frais de guerre, la cession du territoire de Santa-Tecla et de la Bande comprise entre le littoral et le lac Mirim.
Forcé par la nécessité, le gouvernement de l'Uruguay subit les conditions du Brésil.
Celui-ci venait de faire un nouveau pas vers l'objet de ses ardentes convoitises; et, de plus, sous le prétexte louable de porter secours au faible opprimé, il était autorisé à franchir cette frontière orientale, dont l'accès lui avait été interdit, sept ans auparavant, par les cabinets de Paris et de Londres.
En 1832, les confédérés entrèrent en campagne.
La résistance de Rosas fut de courte durée, ce qui prouva une fois de plus que la tyrannie ne prolonge son existence qu'à l'aide de la terreur qu'elle inspire, et qu'elle doit succomber après le premier choc, si elle a été vigoureusement attaquée.
La victoire de Monte-Caseros détermina l'écroulement du pouvoir dictatorial de Rosas.
Pour le coup, le Brésil crut avoir touché le but.
Montevideo qu'il venait de dégager, était occupé par ses soldats. La proie convoitée depuis des siècles se trouvait donc dans ses mains. Qui pourrait, en l'état, l'empêcher de la garder?
Qui?
Urquiza!
Ce général avait bien voulu accepter le concours des Impériaux pour détruire une tyrannie qui faisait obstacle à la prospérité des provinces argentines; mais il possédait trop la tradition nationale pour permettre à l'ennemi implacable de la race hispano-américaine de renouveler la tentative de 1821.
Rappelons au lecteur que c'est ce même Urquiza contre lequel l'inconséquent auteur de l'article intitulé: la Dynastie des Lopez lance aujourd'hui ses plus gros anathèmes.
Qui, encore?
La nation argentine tout entière.
Emancipée par la victoire de Caseros et désireuse de se constituer définitivement, cette généreuse nation ne pouvait permettre au Brésil de prendre une position formidable qui aurait assuré sa domination sur les régions platéennes.
Le Brésil établi à Montevideo, n'était-ce pas la rupture du traité du 4 octobre 1828, portant l'abandon d'une politique pour le triomphe de laquelle Buenos-Ayres avait soutenu contre l'empire des noirs une lutte acharnée de sept ans?
Le patriotisme argentin eut raison une fois encore de l'âpre ambition brésilienne, et malgré leurs lenteurs calculées, les Impériaux durent se résigner à évacuer la place en 1855.
Cependant, le séjour, à Montevideo, des bataillons esclavagistes, avait été mis à profit.
Soit par la corruption, soit par la crainte, le Brésil avait obtenu que Florès, sa créature damnée, fût nommé président de l'Etat Oriental. Florès reçut la honteuse mission de préparer les voies pour un retour prochain des Impériaux; il accepta aussi, comme double moyen d'action, un subside mensuel de soixante-mille piastres fortes et une garnison brésilienne.
Dès lors, les ministres de Dom Pedro II crurent pouvoir attendre avec confiance les effets de la mine qu'ils avaient chargée, et dont la mèche se trouvait dans la main de leur complice, c'est-à-dire dans la leur.
Néanmoins, si bien combinées qu'elles fussent, ces machinations ne produisirent pas le résultat qu'on en attendait.
L'expulsion de Florès de la République Orientale prouva bientôt que le sentiment public, un moment étouffé sous la pression qu'exerçaient les contos et les sabres brésiliens, venait de se réveiller, plus profond, plus ardent que jamais, après le départ des noirs et des mulâtres.
Un cabinet moins tenace que celui de San-Christoval aurait perdu tout espoir, en présence d'une révolution qui détruisait l'édifice si patiemment, si péniblement élevé par son ambition cauteleuse. Les hommes d'Etat du Brésil calculèrent la portée de l'événement et, convaincus que le succès était simplement ajourné, ils ourdirent une nouvelle trame.
Cette trame, nous la connaissons par le mémorandum de Don José de Herrera, envoyé le 24 mai 1864, au plénipotentiaire brésilien, senhor Saraïva; par le discours du sénateur Félix Frias, prononcé le 21 juillet 1866 dans le congrès argentin; par la note du 2 septembre 1863, que le maréchal Lopez adressait au président Mitre, trois documents que nous avons cités plus haut.
Le Brésil, d'accord en cela avec Buenos-Ayres, favorisa l'invasion du Territoire Oriental, fournit à Florès de l'argent et des soldats, entra avec lui à Montevideo où il le plaça une deuxième fois sur le siége présidentiel.
A cette heure, Florès a expié son crime, le plus grand de tous, celui d'avoir livré sa patrie à l'étranger!
Ce héros des discordes civiles avait à ce point soulevé contre lui l'indignation publique, que ses fils eux-mêmes s'étaient rangés du côté de ses adversaires. Il a été frappé au début d'un mouvement populaire, par les amis de ceux qu'il avait fait égorger à Paysandù et à Florida.
Digne fin d'une carrière sanglante!
Ce serait fermer les yeux devant l'enseignement de l'histoire, que d'admettre que la disparition de Florès de la scène politique empêchera le Brésil de poursuivre la réalisation de ses projets.
Eh quoi! depuis l'érection du fort de la Colonia del Sacramento, c'est-à-dire depuis 189 ans, les Portugais et, après eux, les Brésiliens, ont constamment, persévéramment, obstinément, soit par les armes, soit par la ruse, gagné du terrain du côté du Sud. L'objectif des ancêtres, la plage de Montevideo, est devenu celui des descendants. Quatre fois, depuis le commencement de ce siècle, en 1810, 1816, 1852, 1865, le termite brésilien est parvenu à miner le terrain sur lequel le droit des nations voisines devait se croire solidement établi; et quatre fois, à la faveur de ce travail nocturne, les forces impériales ont occupé la rive gauche de la Plata.
Aujourd'hui, les vaincus de Sarandi, de Colonia, d'Ytuzaingo, ont eu l'habileté d'associer à leurs vues ambitieuses ceux-là même qui les ont combattus en toute occasion. Grâce à la trahison de Florès et à la complicité de Mitre, le Brésil a pu envahir de nouveau le Territoire Oriental; puis il a pénétré en force dans les provinces argentines. A l'heure présente, il domine par ses armées, par ses bâtiments cuirassés, sur tout l'estuaire platéen.
Et le Brésil renoncerait magnanimement à tous ses avantages? Nous ne saurions conclure dans ce sens.
La fable intitulée: la Lice et sa Compagne qui donne une si juste idée de la tactique employée par le cabinet de San-Christoval, laisse entrevoir la solution que pour suit ce cabinet, dans sa guerre contre le Paraguay.
En l'état, la suppression d'un homme, eût-il été dictateur de l'Uruguay et inféodé à la politique impériale, ne saurait faire échec à cette politique. Les événements se sont déclarés pour le Brésil, du moment où ses noirs bataillons ont pu, avec le consentement de Buenos-Ayres, se masser en amont des fleuves argentins, et où ses flottes, effaçant à coups de canon le glorieux souvenir d'Obligado, règnent souverainement sur le cours de ces mêmes fleuves dont elles interdisent l'accès, malgré le texte formel des traités, aux navires des autres nations.
Tant d'arrogance prouve que les Impériaux restent convaincus qu'ils sont les maîtres de la situation, et que l'heure de la récolte a, enfin, sonné pour eux.
Seul, le petit Paraguay leur faisait obstacle: voilà pourquoi ils veulent écraser le Paraguay, nonobstant les offres de médiation des Etats-Unis, et malgré l'énergique protestation du Chili et du Pérou contre le traité spoliateur du 1er mai 1865.
Enhardi par l'affaiblissement, chaque jour plus grand, des Argentins et des Orientaux, que leurs gouvernements ont entraînés à une guerre désastreuse; encouragé par l'attitude de l'Europe qui, absorbée par ses propres affaires et par l'éventualité d'une conflagration continentale, paraît se désintéresser des choses du Sud-Amérique; enorgueilli par la supériorité de ses forces dans la Plata, le Brésil ne voudra pas quitter les régions où l'a conduit sa politique artificieuse, sans retenir, sous un prétexte quelconque le gage que nul, en ce moment, il se l'imagine du moins, ne saurait lui disputer.
Pour lui, ruiné, déconsidéré, affamé, il n'y a de salut que dans une transformation radicale, ou dans la possession de Montevideo.
Peut-on espérer, cependant, que le jour où l'annexion désirée serait devenu un fait accompli, le Brésil entrerait enfin sincèrement dans cette voie féconde où, d'après M. le baron de Penedo--un de ces vieux zouaves de la diplomatie qui ne doutent de rien, pas même de leur parole--il s'est depuis longtemps, à l'exemple de la France, sérieusement engagé?
Gagné tout à coup aux idées économiques et philosophiques qui régissent les sociétés modernes, l'empire des Bragance se rallierait-il aux principes équitables, vivifiants du traité du 10 juillet 1853, contre lequel il a protesté, nous le savons, le 12 septembre de la même année?
Retirerait-il sa protestation honteuse, ou bien, persistant dans son système rétrograde, étendrait-il jusqu'à l'embouchure de la Plata la réglementation étroite, égoïste, tracassière, qu'il a établie sur les fleuves qui traversent son territoire?
Ici, non plus, la réponse ne saurait être douteuse.
L'intégrité de l'empire, question redoutable qu'a traitée avec un si ombrageux patriotisme M. Limpo de Abren, dans son Mémoire du 13 novembre 1853, relatif à l'ouverture de l'Amazone 20; l'intégrité de l'empire, disons-nous, s'oppose à ce que les idées de régénération et d'affranchissement pénètrent avec les marchandises d'Europe, dans les provinces ignorantes de l'intérieur.
Et maintenant le barrage des affluents de l'Amazone et celui des affluents de la Plata qui empruntent son territoire, le gouvernement brésilien a donc indiqué d'avance le régime qu'il appliquerait à ses nouvelles possessions.
Arrêtés, au nord, les généreux principes qui servent de base aux institutions des autres peuples: libre échange, décentralisation administrative, affranchissement du travail, égalité de droits entre les citoyens, etc., etc., ne sauraient, sans danger pour l'ordre social et pour l'intégrité territoriale, franchir la frontière méridionale de l'Empire.
En conséquence, bien loin de servir, en quoi que ce soit, la cause de la civilisation, l'établissement du Brésil sur la rive gauche de la Plata, arrêterait tout à coup sur ce point le progrès des moeurs et des idées. Il aurait pour effet fatal de corrompre ensemble les corps et les âmes, dans toute l'étendue des provinces conquises, en y introduisant l'esclavage, cette lèpre des sociétés polythéistes, qui ronge encore aujourd'hui deux États catholiques; l'esclavage, avec son hideux cortége de vices sans nom, de priviléges énormes, révoltants, de maladies monstrueuses.
Nous ne parlons pas de la funeste influence qu'exercerait naturellement l'institution particulière sur les populations voisines. Quoi qu'en ait dit certaine école, la peste est contagieuse, la peste morale surtout.
Du reste, le Brésil lui-même, et aussi Buenos-Ayres, ont pris le soin de nous édifier sur leurs dispositions, relativement à la question des rivières, en rédigeant l'article 11 du traité du 1er mai 1865.
Cet article consacre, en effet, la libre navigation des rios Paranà, Paraguay et Uruguay, mais, seulement en faveur «des bâtiments marchands et des navires de guerre des Etats alliés.»
Il est vrai qu'une réserve est faite pour «les autres Etats limitrophes qui, dans le terme que leur fixeront les alliés, auront accepté l'invitation qui leur en sera faite.»
Pourquoi, même en prenant au sérieux l'invitation que les vainqueurs adresseront aux autres Etats limitrophes, pourquoi cette future réglementation, réglementation étroite, et, certes, jalouse, lorsque déjà les traités existants assurent la liberté fluviale à TOUTES LES NATIONS?
Le Brésil n'avait qu'à adhérer purement et simplement au traité du 10 juillet 1853 et, dès lors, l'article sus-indiqué devenait inutile, puisque, par le fait seul de son adhésion, l'empire des noirs rentrait dans le droit commun.
C'est là, précisément, ce que les hommes d'Etat du Brésil, entraînant à leur suite ceux de Buenos-Ayres, n'ont pas voulu.
Le droit commun, ils l'ont nié, ils l'ont audacieusement repoussé, en introduisant l'article 11 dans le traité de 1865, car cet article n'est rien moins au fond, malgré la réserve qu'il paraît contenir pour «les autres Etats limitrophes» que l'application du projet Aracaty et Garcia, dont il a été parlé au chapitre Ier de ce travail, et dont, on ne l'a pas oublié, l'article 8 portait:
«Libre navigation pour les deux nations, exclusivement en leur faveur, des rivières qui se jettent dans la Plata.»
Par leur article 11, les alliés de 1865 se sont proposé de réaliser la pensée des négociateurs de 1827.
Cela est d'une évidence telle que, en présence des deux textes, nous défions le plus retors de nos contradicteurs de s'inscrire en faux contre notre conclusion.
Quant à la question spéciale d'intégrité territoriale, elle se trouve ainsi posée par un écrivain compétent, le Dr J.-B. Alberdi, dans un ouvrage qui contient son appréciation du conflit actuel:
«La cause de la lutte est l'intérêt pressant de la sécurité, des subsistances, du peuplement du Brésil. Pour l'Empire, c'est là une question de vie et de mort 21.»
Dans les conditions économiques et sociales où il traîne sa débile existence, le Brésil ne saurait obtenir cette sécurité qu'en fortifiant son intégrité territoriale.
A son tour, cette intégrité ne peut être garantie que par le maintien et, s'il y a lieu, par l'extension, au Sud, du système prohibitif qui fonctionne dans le Nord, et par une action plus directe sur les provinces impériales qui appartiennent aux régions platéennes.
C'est là, pour l'empire esclavagiste, ainsi que vient de le déclarer M. Alberdi, avec l'autorité que chacun lui reconnaît, «une question de vie et de mort» dont la solution se trouve à Montevideo.
Notre conclusion est conforme, on le voit, à celle du publiciste argentin.
Quelle que soit l'issue de la guerre qu'il poursuit contre le Paraguay, le Brésil mettra la main sur Montevideo qui est, «pour ainsi dire, son garde-manger et son magasin de vivres 22,» et dont l'occupation définitive peut seule, en lui donnant la sécurité et les subsistances, retarder pour quelque temps encore la formation de cette CONFÉDÉRATION PLATÉENNE entrevue par Rivera et Ferré, prédite, en ces termes, par le même M. Alberdi:
«Les affluents de la Plata, le Paraguay, le Paranà et l'Uruguay, unissent si fortement, dans une destinée commune, les provinces méridionales du Brésil et les contrées argentines des grands bassins fluviaux, que si l'Empire ne parvient pas à annexer ces régions à son territoire, les provinces méridionales du Brésil auront à se séparer du reste de la monarchie avant un demi-siècle, afin d'entrer dans la famille des nations de la Plata. 23.»
C'est ce démembrement que le Brésil veut prévenir aussi par la suppression du Paraguay, dont l'indépendance, tout en garantissant celle de l'Etat Oriental, mieux que le traité de 1828, doit fatalement amener l'indépendance des provinces de Matto-Grosso, de San-Pedro-do-Sul, de Santa-Catarina et de Paranà.
Donc, répétons-le une dernière fois, l'intention bien arrêtée du Brésil est de saisir et de garder Montevideo.
Le rêve ambitieux poursuivi depuis 1680 est ainsi à la veille d'être réalisé, à la faveur des complications redoutables dont l'Europe est menacée par l'arrogant vainqueur de Sadowa, et surtout, en conséquence de l'abandon, par Buenos-Ayres, de sa politique nationale.
CHAPITRE IV
Antagonisme entre Buenos-Ayres et les 13 autres
provinces argentines
I
Prétentions exorbitantes de la province de Buenos-Ayres
Comment, demanderont les lecteurs impartiaux qui ont bien voulu suivre jusqu'ici notre démonstration, comment expliquer raisonnablement, logiquement, l'abandon d'une politique qui fut celle de tous les patriotes hispano-américains: Bolivar, Sucre, Rivadavia, Paz, Lavalle, Rivera, Bello, Monteagudo, Varela, etc., etc., dont le but est de refouler, de maintenir l'empire des Bragance derrière les limites que les traités lui ont imposées?
Cette politique, si essentiellement argentine et, surtout, buenos-ayrienne, que Rosas lui-même l'avait adoptée, comment le président Mitre a-t-il pu la renier, sans soulever contre lui l'indignation générale des populations?
Ce ne sont pas les protestations qui ont fait défaut, protestations armées, pour la plupart, contre l'alliance de Mitre avec le Brésil.
Le Moniteur du 17 novembre 1866 constate que, malgré le pressant appel adressé par Buenos-Ayres aux provinces, les contingents de celles-ci se sont presque tous révoltés et dispersés.
Les milices de Cordova, la deuxième province, par son importance, de la République, n'ont pas rallié l'armée dite improprement nationale 24, non plus que celles de l'Entre-Rios dont la population, dévouée à son gouverneur, le général Urquiza, «est mal disposée pour la guerre contre le Paraguay» affirme le Moniteur du même jour.
Quant aux Correntinos, non-seulement ils n'ont pas répondu à l'appel de Buenos-Ayres, mais encore, en janvier 1866, commandés par les généraux Caceres et Reguera, ils ont attaqué les Brésiliens, auxquels ils ont tué beaucoup de monde.
Un grand nombre de Correntinos ont passé le Paranà avec les Paraguayens et, depuis lors, ils n'ont cessé de combattre dans leurs rangs.
Loin de s'affaiblir, ce sentiment de vigoureuse répulsion contre l'alliance brésilienne n'a fait que se fortifier, non seulement dans les provinces, mais même à Buenos-Ayres.
Écoutez plutôt les énergiques paroles prononcées devant l'Assemblée législative de cette province, par le docteur Adolfo Alsina, fils du président du Sénat, gouverneur de l'orgueilleuse cité, et l'un des chefs les plus populaires du parti localiste ou Crudo:
«La guerre contre le Paraguay, déclarait le docteur Alsina, devient de plus en plus barbare et ne peut finir que par l'extermination de l'un des belligérants; c'est une guerre atroce, où plus de la moitié des combattants ont déjà succombé; une guerre funeste à laquelle nous sommes enchaînés par un traité plus funeste encore, dont les clauses sont calculées pour que la lutte se prolonge jusqu'à ce que la République tombe épuisée et sans vie... Le moment est venu pour les pouvoirs publics de décider si l'honneur de la nation n'est pas suffisamment lavé par le sang répandu de 100,000 combattants.»
Ce noble langage, qui signalait courageusement au pays le but réel poursuivi par l'empire des noirs, a été vivement applaudi, parce qu'il n'était que l'expression sincère de l'esprit public; aussi, a-t-il provoqué une manifestation des plus graves dans le sein de l'assemblée.
Quelques provinces seulement ont envoyé de faibles détachements à l'armée, qui se recrute presque exclusivement parmi les Buenos-Ayriens et parmi les soldats libérés, racolés en France et en Italie, par les agents du président Mitre, à la tête desquels se trouve le colonel Ascazubi.
«Ces troupes, dit M. Élisée Reclus, en parlant des volontaires argentins, se composent presque en entier de soldats engagés en Europe 25.»
Voici, au sujet de la composition de cette armée, des chiffres produits par un ministre argentin, M. Rufino Elizalde.
Dans une communication officielle, faite au ministre anglais, M. Thorton, M. Elizalde déclarait que son pays pouvait joindre aux 20,000 soldats envoyés par le Brésil une force s'élevant à 50,000 combattants.
Cette force, représentant les contingents des provinces argentines, était fournie dans la proportion suivante:
|
Total: |
10,000 10,000 5,000 5,000 20,000 --------- 50,000 ====== |
hommes, -- -- -- -- hommes. |
par -- -- -- -- |
Buenos-Ayres. Entre-Rios. Santa-Fé. Corrientes. Les autres provinces. |
Or, dans une remarquable étude intitulée: la Guerre du Paraguay, que contient le numéro de la Revue des Deux-Mondes du 13 septembre 1866, M. Duchesne de Bellecourt nous apprend que le contingent argentin,--c'est bien, argentin et non pas buenos-ayrien--n'a jamais dépassé 10,000 hommes.
M. Thorton réduit même ce chiffre à 7,500, et un officier de la marine anglaise écrit de la Plata que l'effectif de l'armée entière de Buenos-Ayres «ne compte pas plus de 6,000 hommes, y compris la légion étrangère.»
Mieux qu'une savante démonstration, ces chiffres établissent les véritables dispositions du peuple argentin, à l'endroit de l'alliance avec le Brésil.
Cependant, puisque quelques provinces, nous venons de le dire, ont répondu à l'appel patriotique qui leur était adressé, nous croyons utile de mesurer la profondeur de l'enthousiasme qui pousse les citoyens de ces mêmes provinces à abandonner leurs foyers, pour se rendre sur le théâtre de la guerre.
Le degré de faveur dont jouit auprès d'eux la politique du président Mitre, est exactement indiqué par cette réponse du gouverneur d'une des provinces argentines, à qui ce président demandait un nouveau contingent de recrues:
«Si vous voulez que je vous envoie des volontaires, réexpédiez-moi les chaînes et les menottes qui ont servi à vous envoyer le dernier détachement.»
Quelle ironie dans cette expression: volontaires!
Si nous ajoutons que ce mode de recrutement est également usité au Brésil--nous ne tarderons pas à le prouver--et que le contingent oriental, tombé sur les champs de bataille, n'a pas été remplacé, on conviendra avec nous que la guerre faite au Paraguay blesse le sentiment public, tant dans l'Empire que sur les bords de la Plata, partant, que les gouvernements de ces pays sont bien coupables d'avoir, depuis cinq ans, sacrifié tant d'existences humaines, gaspillé tant de millions, pour une cause aussi manifestement impopulaire.
Plus la réprobation générale du peuple argentin est un fait avéré, plus, reprendront les lecteurs impartiaux auxquels nous nous adressons, il devient nécessaire d'expliquer la conduite tenue par le général Mitre et qui a amené le conflit actuel.
L'observation est fondée; nous nous empressons d'y répondre.
Ceux-là se trompent fort qui s'imaginent que la République Argentine forme réellement une fédération d'Etats souverains, régis, chacun, par des institutions particulières, mais tous obéissant à un pouvoir central, fortement organisé en vue de la défense commune et de la prospérité générale.
La souveraineté de ces Etats, émancipés, au même titre, par la révolution qui chassa les Espagnols de leurs anciennes colonies américaines, est reconnue:
1º Par la Convention signée à Santa-Fé, le 25 janvier 1822, entre les provinces de Buenos-Ayres, d'Entre Rios, de Corrientes et de Santa-Fé, laquelle Convention établit une solidarité nominale, hélas! entre les parties contractantes, puisque, par l'article 1er, elles se garantissent leur liberté, leur indépendance, leur représentation et leurs droits respectifs;
2º Par les traités:
Du 21 septembre 1827, entre Buenos-Ayres et Cordova;
Du 20 octobre suivant, entre Buenos-Ayres et Santa-Fé;
Du 29 octobre, entre Buenos-Ayres et Entre-Rios;
Du 11 décembre de la même année, entre Buenos-Ayres et Corrientes.
3º Par le traité du 4 janvier 1831, auquel Corrientes adhéra plus tard, entre Buenos-Ayres, entre Rios et Santa-Fé.
Tous ces pactes, inspirés par la Convention de 1822, stipulent également la liberté, l'indépendance, les droits et la représentation des signataires.
Cette année vit la fin de la lutte sanglante où étaient engagés les deux partis qui divisaient l'Etat Argentin. Les Unitaires, ayant Lamadrid pour chef, furent écrasés en décembre 1831, devant San-Miguel-de-Tucuman, par Quiroga, lieutenant de Rosas. Les Fédéraux restèrent les maîtres de la situation 26.
Note 26: (retour) Ces deux partis, qui représentent les intérêts opposés de Buenos-Ayres et des provinces, existeront tant que ces mêmes intérêts n'auront pas été conciliés. Ils ont changé de nom, voilà tout.Aujourd'hui, les localistes ou unitaires s'appellent Crudos, Crus, et les fédéraux, Cocidos, Cuits.
Cette victoire, il est important de le dire, eut pour résultat l'adhésion des autres provinces argentines au traité du 4 janvier 1831, mais sans amener l'organisation puissante qui, en donnant satisfaction à leurs besoins légitimes, à leurs intérêts divers, opposés, eût rattaché indissolublement les parties contractantes à la patrie commune.
Un congrès pouvait seul, en prenant pour base de ses travaux le règlement provisoire promulgué le 3 décembre 1817, décréter cette organisation sur laquelle Rivadavia, en 1821, et la Constituante de 1824, avaient essayé de fonder l'unité nationale.
Le congrès, réclamé par Corrientes et Cordova, ne se réunit point, parce que Buenos-Ayres ne voulut jamais y consentir.
Et l'anarchie, un moment domptée, régna de nouveau dans les faits et dans les esprits, comme après la retraite de Rivadavia.
Et, faute d'une loi constitutionnelle qui, en établissant une réelle solidarité entre les provinces, eût créé un État compacte, la ligue de ces mêmes provinces ne cessa pas de représenter une union bâtarde, incomplète, soumise aux égarements d'une politique envieuse et rancunière; de sorte que la grande Confédération que la révolution de 1810 devait produire, cette Confédération, assise sur la base indestructible du dévouement à la cause nationale, fut étouffée avant de naître, par l'implacable volonté de Buenos-Ayres.
En retirant son mandataire de la commission de Santa-Fé, Rosas fit avorter l'oeuvre, contradictoirement, mais vaillamment poursuivie, depuis 22 ans, par les chefs des Unitaires: San-Martin, Puyrredon, Rivadavia, Alvear, Paz, Lavalle, Aguirre, Varela, et par les chefs des Fédéraux: Viamont, Balcarce, Lopez, Quiroga, Dorrego, Anchorena.
Cette oeuvre, c'était la création de la PATRIE ARGENTINE.
L'anarchie, érigée en système de gouvernement, dura, sur les deux rives de la Plata, jusqu'en 1852, époque de la chute du dictateur argentin.
Déjà, du temps de la vice-royauté, un sentiment de rivalité jalouse existait entre la capitale de ce gouvernement et les territoires soumis à sa juridiction. Le système de Rosas, instrument de compression à outrance dans ses mains, envenima ce sentiment et lui donna les proportions d'un antagonisme, méprisant, d'un côté, haineux, de l'autre, que les années n'ont pu affaiblir.
Ce fait, qui pourrait résumer l'histoire de la République Argentine à partir de la proclamation de son indépendance, et que met en pleine lumière, depuis le début de la guerre actuelle, l'attitude respective de Buenos-Ayres et des provinces; ce fait, conséquence forcée du rôle prépondérant que la métropole s'est toujours attribué dans la direction des affaires platéennes, va nous aider à pénétrer la secrète pensée du président Mitre, à l'occasion de l'alliance qu'il a formée avec le cabinet de San-Christoval et Florès, contre le Paraguay et, quelque invraisemblable que cela paraisse, contre l'Etat Oriental.
Précisons d'abord le rôle de Buenos-Ayres.
En signalant dans un précédent chapitre la revendication de Montevideo, alors occupé par les troupes de Jean VI, nous avons indiqué les motifs de cette revendication.
Buenos-Ayres réclamait Montevideo, en 1823, au même titre qu'elle avait réclamé le Paraguay, en 1810, c'est-à-dire, comme un territoire faisant partie intégrante de la vice-royauté de la Plata, aux droits de laquelle la Révolution l'avait substituée, elle, Buenos-Ayres.
Or, quels sont ces droits?
Ces droits sont ceux d'une capitale arrogante, hautaine, rapace, habituée à commander et à être obéie; ils consistent pour elle à concentrer dans son sein toutes les forces politiques et économiques de la Confédération.
Sous la domination espagnole, Buenos-Ayres, où se centralisait l'action administrative, était aussi le seul port ouvert au commerce. Cette ville recevait directement d'Europe les produits que lui apportaient les navires d'une ombrageuse métropole; de là, ces produits, surgrevés des droits de douane, étaient transportés sur les territoires qui composaient la vice-royauté de la Plata.
De leur côté, les populations de l'intérieur n'avaient d'autre débouché pour la vente de leurs denrées que le même port de Buenos-Ayres.
Buenos-Ayres était ainsi, malgré sa rade incommode et même périlleuse, l'unique marché de la région qui s'étendait de la Plata au versant oriental des Andes.
Les provinces tributaires de la capitale et exploitées au profit de cette capitale; tel était le régime, connu dans l'histoire sous le nom de Lois des Indes, que l'Espagne avait imposé à ses possessions américaines.
C'était là, sans aucun doute, un monopole exorbitant accordé à Buenos-Ayres, mais qui, pourtant, avait logiquement sa raison d'être dans le système impitoyablement concentrateur adopté par les conquérants, soit espagnols, soit portugais.
Rio-de-Janeiro remplissait le même rôle absorbant, à l'égard des provinces brésiliennes, cela va sans dire.
Ce que la logique réprouve virtuellement, c'est le maintien de cet infécond système, après la chute du gouvernement qui le faisait fonctionner sous la protection de ses canons.
Il semble rationnel, en effet, que le lendemain du jour où elles eurent brisé à tout jamais le joug de la métropole, les colonies hispano-américaines dussent être affranchies de toutes les restrictions qui paralysaient leur activité intérieure et qui s'opposaient au développement des rapports qu'il leur importait d'établir, soit avec leurs voisins, soit avec le monde extérieur.
Pas plus que le Brésil, émancipé par la Révolution, Buenos-Ayres n'admettait ces effets généraux de la Révolution. Toutes les libertés conquises par les victoires de Cotagayta, de Tupiza (1810), de Tucuman (1812), de Salta (1813), Buenos-Ayres les réclamait pour elle, mais elle les refusait à ses alliés.
La vice-royauté espagnole s'était effondrée sous les coups des populations insurgées, mais en laissant sa succession, dans son intégrité, s'il vous plaît, à l'ancienne capitale de la Plata, devenue la capitale de la République Argentine.
En d'autres termes, les provinces n'auraient obtenu d'autre bénéfice du sang versé que le résultat dérisoire d'avoir changé de maître. A la domination espagnole aurait succédé pour elles la suprématie de Buenos-Ayres.
C'est ainsi que raisonnaient, ou plutôt, que déraisonnaient les fortes têtes de ce parti localiste qu'on désigne sous le nom de porteño.
Oubliant qu'elles avaient approuvé cette théorie monarchique, lorsqu'elles s'étaient jointes à Buenos-Ayres pour revendiquer et le Paraguay et la Bande-Orientale, les provinces argentines, illogiquement, si l'on veut, mais justement indignées des prétentions de leur capitale, n'ont jamais voulu accepter, ni cette subordination, ni cette exploitation qui auraient continué pour elles le régime colonial.
Nous les avons vues affirmer leurs droits dans les traités passés avec Buenos-Ayres en 1822 et 1827. Ces traités étaient conclus entre États également souverains. Mais nous avons constaté aussi que les garanties stipulées sur le papier étaient restées à l'état de lettre morte, et que, en empêchant l'organisation définitive de la Confédération Argentine, Rosas avait soumis à son pouvoir dictatorial les provinces terrifiées.
En 1852, éclata la protestation armée des provinces.
Commandés par leur gouverneur Urquiza, les Gauchos de l'Entre-Rios, auxquels s'étaient joints un corps brésilien et le contingent de l'Uruguay, écrasèrent, à Caseros, l'armée de Buenos-Ayres.
Cette victoire groupa autour d'Urquiza 13 des provinces argentines, et le général fut nommé président de la Confédération.
La prédiction du cabinet de San-Christoval venait de s'accomplir.
Mais, si le rêve d'une ambition légitime--nous disons légitime, parce qu'elle s'appuyait sur un intelligent et sincère patriotisme--commençait à se réaliser pour Urquiza, l'élévation de ce général, nous le savons, ne fut d'aucune utilité aux Impériaux, pour l'exécution de leurs projets.
Déçu dans ses espérances du côté d'Urquiza, le Brésil se rabattit sur Florès qu'il prit à sa solde. Ce ne fut que 16 ans plus tard que, par ses manoeuvres ténébreuses, il parvint à trouver un complice dans les hautes sphères du gouvernement argentin. Ce complice nous le connaissons, c'est le président Mitre.
N'anticipons pas, toutefois, sur les événements que nous avons à raconter.
La tâche d'Urquiza était loin d'être terminée par la victoire de Caseros. Le dictateur était à bas; fort bien! Il s'agissait maintenant de se constituer sur les ruines de la dictature; pour cela, il fallait obtenir le concours de la quatorzième province.
Insensible à toutes les sollicitations, Buenos-Ayres ne consentit point aux sacrifices qui lui étaient demandés au nom de l'intérêt général, et persista à ne rien vouloir aliéner de son autonomie.
En présence du redoutable faisceau que formaient ses anciennes satrapies, elle s'isola dans un dépit farouche et hautain.
C'est pendant la période où nous sommes arrivés, que se produisit le fait étrange de deux ministres représentant auprès du gouvernement français, l'un, Buenos-Ayres, l'autre, la Confédération Argentine.
Le partage en deux groupes de la famille argentine, partant, la constatation de deux intérêts opposés, ne pouvait être mieux accusé que par cette double représentation, bien que l'article 3 de la Constitution, votée par les provinces, déclarât Buenos-Ayres capitale de la République.
Il est vrai que cette constitution ne liait pas Buenos-Ayres qui ne l'avait pas acceptée.
La situation était excessivement tendue, on le comprend.
Si, d'un côté, les confédérés regrettaient l'absence parmi eux d'une province riche et puissante, maîtresse d'un port où affluaient les produits du monde, et à qui sa douane procurait des revenus considérables; d'un autre côté, Buenos-Ayres voyait d'un mauvais oeil la prospérité toujours croissante de Rosario, nouveau port créé par la Confédération sur le Paranà, et le fonctionnement régulier du régime constitutionnel que les 13 provinces s'étaient donné.
La paix, dans les conditions de rivalité où les deux parties se trouvaient placées, ne pouvait être de longue durée.
Le choc eut lieu à Cepeda, en 1859.
Urquiza, nommé, à l'expiration de son pouvoir présidentiel, généralissime des forces de terre et de mer de la Confédération, battit une deuxième fois l'armée de Buenos-Ayres que commandait le général Mitre.
Un moment réconciliés, par suite de la médiation du Paraguay 27, les belligérants ne tardèrent pas à déchirer la Convention de 1859 et à reprendre les armes.
Note 27: (retour) La médiation du Paraguay fut préférée, par les deux parties, à celle de la France et de l'Angleterre, à cause de la confiance particulière qu'inspirait le caractère du président Carlos Lopez, si étrangement travesti par M. Le Long. Carlos Lopez donna au général Lopez, alors ministre de la guerre, la difficile mission de réconcilier les deux fractions de la famille argentine.Francisco Solano Lopez méritait la distinction que ce choix comportait. Parti de son pays en 1853, il s'était rendu en Europe, où il avait ratifié le traité d'amitié, de commerce et de navigation conclu en mars 1853 par son gouvernement avec la France, l'Angleterre et la Sardaigne. Ce traité, il convient de le rappeler, est le premier consacrant la libre navigation des rivières qui ait été signé entre les puissances européennes et les Etats du Sud-Amérique. C'est après l'échange des ratifications avec la France que notre gouvernement, qui avait pu apprécier le mérite de l'homme, conféra au ministre paraguayen la croix de commandeur de la Légion d'honneur.
Pendant son séjour--il dura trois ans--sur le vieux continent, le général Solano Lopez étudia toutes les questions relatives au progrès des sciences, des arts et de l'industrie. Sa nature exceptionnelle lui permit, en outre, de s'assimiler notre civilisation, au point de s'approprier toutes les élégances de la société parisienne. Les connaissances qu'il acquit dans ce voyage profitèrent singulièrement au Paraguay, où il introduisit l'emploi de la vapeur, les chemins de fer, la télégraphie, en même temps qu'il propageait autour de lui les idées fécondes d'une sage liberté, de travail et de conquêtes pacifiques.
Tel est l'homme qui reçut la délicate mission de mettre un terme à l'anarchie qui désolait la République Argentine. Les difficultés étaient d'autant plus grandes, qu'il s'agissait peu des principes et beaucoup des personnes; or, personne ne l'ignore, les questions personnelles sont toujours les plus difficiles à régler. Cependant le général Solano Lopez parvint à triompher de tous les obstacles.
Grâce à l'action, tout à la fois énergique et conciliante du jeune médiateur, les sabres rentrèrent au fourreau et la paix fut signée en novembre 1859.
L'oeuvre glorieuse que venait d'accomplir don Solano Lopez rendit celui-ci on ne peut plus populaire dans la Plata. Comme les gouvernements, les populations, le commerce lui-même, lui donnèrent des marques éclatantes de leur gratitude.
Tous les citoyens notables de Buenos-Ayres se présentèrent chez le général Lopez; le peuple avait orné la maison du ministre de guirlandes de fleurs, et les dames les plus distinguées de la ville allèrent en députation lui offrir des bouquets. Deux riches albums couverts de signatures, l'un des dames de Buenos-Ayres, et l'autre des négociants étrangers établis dans la ville, ont été dédiés au pacificateur des Etats de la Plata. Jamais pareil enthousiasme n'avait accueilli des services aussi méritants.
Ces hommages spontanés de tout un peuple, rendus à celui que le vieux général Paz appelait, dès 1845: «un vaillant compagnon, rempli de talent et de génie» placent dans le cadre qui lui convient la noble figure du président actuel du Paraguay. Cette figure, qui nous apparaît au milieu des acclamations enthousiastes de populations reconnaissantes, ne ressemble guère, sans doute, à celle qu'a dessinée la plume de nos contradicteurs. Ce n'est pas à nous qu'il faut s'en prendre si le prétendu sauvage du Chaco est un vrai civilisé; plus encore, un philosophe humanitaire de la bonne école. Un barbare n'aurait pas manqué, dans cette occasion, d'envenimer la querelle, avec l'arrière-pensée de profiter de l'affaiblissement des deux parties pour s'agrandir aux dépens du territoire argentin. Un demi-civilisé se serait empressé d'accueillir la proposition, portée secrètement à l'Assomption, de s'unir aux Provinces, pour abattre, une fois pour toutes, l'intraitable orgueil de Buenos-Ayres. Le général paraguayen avait des vues plus hautes; aussi, a-t-il travaillé avec autant de persévérance que de désintéressement, dans le but unique d'arrêter l'effusion du sang, en rapprochant les frères divisés de la famille argentine, de rendre la sécurité au commerce, de préparer l'union des Etats platéens, et, cela, en substituant l'action diplomatique à l'emploi de la force.
Quoi d'étonnant alors, si, ministres, citoyens, étrangers, ont été unanimes pour s'incliner devant la supériorité généreuse et bienfaisante du magistrat intègre, du négociateur habile, de l'Américain patriote?
Et c'est ce même homme: le compagnon de génie du général Paz; le gentleman aimable et distingué auquel les belles dames de Buenos-Ayres offrent leurs bouquets, un album couvert de leurs signatures; le pacificateur, aussi intelligent que modeste, des Etats de la Plata, qu'on voudrait transformer en un tyran sanguinaire, insoucieux du droit des gens, affamé de pouvoir, cupide au point de commettre tous les crimes pour «augmenter sa colossale opulence,» et tellement dépourvu de sens moral qu'il ne reconnaît d'autre droit que celui de la force!
La tentative est odieuse; mais elle est insensée.
L'histoire ne permet pas que la passion altère aussi impudemment les faits qu'elle a recueillis.
Les Confédérés et les Buenos-Ayriens, ayant toujours les mêmes chefs à leur tête, se rencontrèrent à Pavon, en 1862. Bien que les premiers fussent restés maîtres du champ de bataille, cependant, les seconds ont pu s'attribuer le succès de la journée, puisqu'ils ont recueilli tous les avantages que donne la victoire.
Par les conditions qu'elle a imposées pour sa rentrée dans la Confédération, la province de Buenos-Ayres a reconquis, avec son ancienne suprématie, le droit d'exploiter à l'avenir, comme par le passé, les provinces-soeurs et a compromis, une fois encore, les destinées de la Patrie Argentine.
En effet, d'après la convention de 1859, le budget provincial de Buenos-Ayres était hypothéqué sur les recettes réalisées par l'administration nationale. Cette concession, faite dans un but louable de concorde, sera déjà trouvée excessive, lorsqu'on saura que le susdit budget atteint un chiffre égal à celui de tous les revenus nationaux.
En accédant, sur ce chef, aux prétentions léonines de Buenos-Ayres, la convention de 1859 avait donc favorisé cette province; néanmoins, on aura de la peine à le croire, l'impitoyable métropole ne se tint pas encore pour satisfaite. Après la journée de Pavon, elle exigea et elle obtint, par l'introduction de 22 amendements dans la Constitution de 1853, une garantie plus large, plus efficace, pour le payement de ses dépenses locales, que celle qui était portée dans la convention dite Pacte de novembre.
Cette convention accordait la garantie pour cinq ans; la Constitution réformée la donne pour toujours, et, comme sanction indiscutable, suprême, elle appuie cette garantie sur la reconnaissance de l'intégrité territoriale de la province de Buenos-Ayres.
En conséquence de cette dernière clause, «la cité, avec le port, la douane et le trésor des provinces, cesse d'être la capitale et la propriété de la nation, pour devenir chef-lieu et partie intégrante de la province de Buenos-Ayres 28.»
N'est-ce pas là, sous une autre forme, le retour au régime colonial?
Sur les 14 provinces qui composent la République Argentine, 13 d'entre elles travaillent pour alimenter le luxe de la 14e.
Semblable à une courtisane éhontée dont plusieurs fils de famille se sont simultanément épris, Buenos-Ayres a le talent, triste talent! de se faire entretenir par ses amoureux argentins. Elle fait miroiter aux yeux de tous--comme un écrin précieux--son port et sa douane qui remplissent le trésor national; mais elle les garde pour elle seule.
Bref, Buenos-Ayres reçoit tout de l'union fédérale et, en échange, elle lui donne..... zéro!
II
Le programme arrêté à Rio-de-Janeiro et à Buenos-Ayres
Nous étions fondé, on le voit, lorsque nous déclarions naguère que l'antagonisme existant entre les provinces et Buenos-Ayres, provenait du rôle absorbant que s'était toujours attribué l'orgueilleuse capitale.
Cet antagonisme crée deux nations dans la nation, deux peuples dont l'un, le vaincu est audacieusement exploité par le vainqueur.
Un état de choses qui repose sur une aussi révoltante iniquité ne saurait longtemps durer; Buenos-Ayres le sait, et le président Mitre a manoeuvré en vue de la nouvelle rupture qui se prépare.
Les provinces étant considérées comme des ennemis avec lesquels il faudra prochainement compter, Mitre qui, tout président qu'il soit de la République Argentine, est resté l'homme exclusif des Porteños, a cherché des alliés pour mater définitivement les provinces. Ces alliés, il les a trouvés dans l'empire esclavagiste, mais au prix d'une complète répudiation des traditions argentines.
L'intérêt égoïste de Buenos-Ayres a donc prévalu sur l'intérêt national, et les Brésiliens ont pu, avec le consentement de Mitre, accomplir l'invasion de la Bande-Orientale et prendre position sur le territoire argentin.
Le lecteur commence déjà à entrevoir le but poursuivi en commun par Mitre et par le cabinet de San-Christoval.
L'alliance conclue le 1er mai 1865 n'est pas autre chose qu'un formidable engin de guerre dirigé tout à la fois contre l'Etat Oriental, contre le Paraguay et contre les provinces argentines.
Celles-ci, sans comprendre, au début des hostilités, le machiavélisme de cette alliance, se défiaient instinctivement d'un pacte qui introduisait sur le sol platéen l'ennemi le plus acharné des libertés et de la prospérité platéennes.
On avait bien cherché à surexciter les susceptibilités nationales, à propos des deux vapeurs saisis par les Paraguayens dans le port de Corrientes; mais l'opinion publique, un moment égarée, n'avait pas tardé à revenir sur cette première impression, à la suite d'une plus saine appréciation des choses.
Par le fait seul d'avoir permis au Brésil, alors en guerre avec le Paraguay, d'établir dans le port de Corrientes des dépôts de charbon, des magasins de munitions et de vivres, ou avait donné au Paraguay le droit d'occuper ce point du territoire argentin.
Voilà ce que disaient d'abord, avec leur bon sens pratique, les masses populaires.
Il restait à dégager le motif véritable de cette flagrante partialité en faveur du Brésil. Le Paraguay se trouvait évidemment provoqué; pourquoi l'était-il?
Dès que les provinces connurent la teneur du casus belli qui avait été posé par le cabinet de l'Assomption à celui de San-Christoval, au sujet de l'invasion préméditée du Territoire Oriental, la lumière commença à se faire dans les esprits.
Le Paraguay se disait prêt à voler au secours de Montevideo, dans le but de défendre, au prix des plus grands sacrifices, l'équilibre des Etats platéens et leur indépendance menacée. L'exécution avait immédiatement suivi la menace. La cause du Paraguay étant ainsi liée à celle de la République Orientale et à celle des provinces argentines, ces provinces auraient méconnu leurs plus chers intérêts, en prenant parti pour le Brésil, soutenu par Buenos-Ayres, contre l'Etat Paraguayen.
L'attitude expectante d'Urquiza acheva d'éclairer l'opinion, en justifiant ses inquiétudes.
Si l'ancien et toujours populaire généralissime des provinces s'obstine à ne pas rallier le drapeau de Mitre, c'est, évidemment, que ce drapeau où brillent les couleurs argentines, n'abrite, en réalité, qu'un intérêt absolument buenos-ayrien, partant, un intérêt contraire à celui des provinces.
L'abstention d'Urquiza porte sa signification avec elle; en déchirant les derniers voiles, elle laisse apercevoir les sinistres lueurs qui traversent le ciel argentin.
Les provinces sont menacées et le vieux général s'apprête à les défendre.
Voilà pourquoi, parmi les provinces, les unes--c'est le plus grand nombre--ont refusé de fournir des défenseurs à la politique anti-nationale de Mitre, tandis que les autres se sont organisées pour prévenir, en ce qui les concerne, l'effet des rancunes de cette même politique.
Les 10,000 Gauchos qui forment le contingent de l'Entre-Rios et que Urquiza tient dans sa main, représentent l'avant-garde de la nouvelle armée des provinces.
Ces symptômes de la vigoureuse résistance qui se prépare n'ont échappé à personne, à Buenos-Ayres. Nul n'ignore parmi les Porteños que, en dehors des principes engagés, une inimitié profonde divise Mitre et Urquiza. Aussi, ceux-là même qui désapprouvent le plus la conduite du gouvernement, et dans le nombre se trouvent des Crudos ou localistes purs, tournent des regards inquiets du côté des provinces riveraines.
Dans son discours d'inauguration de l'Assemblée législative, le docteur Alsina, gouverneur de Buenos-Ayres, se fait l'organe de ces craintes, en signalant le nuage chargé d'électricité qui apparaît à l'horizon.
«La situation est des plus critiques et tout nous présage des jours de tempête, dit le jeune chef des Crudos... Si la République brûle, que, du moins, Buenos-Ayres se sauve de l'incendie; qu'elle conserve l'autonomie dont elle jouit actuellement et, bien préparée pour résister aux mauvais éléments qui cherchent à l'entraîner, elle pourra devenir une fois encore l'arche de salut pour la nationalité argentine.»
Toujours l'autonomie de Buenos-Ayres! Toujours, et avant tout, et par-dessus tout, même si la République brûle.
Nous avons dit notre opinion sur l'attitude indécise du général Urquiza. Nous n'avons pas craint de déclarer que cette attitude, au début des hostilités, a été une faute, au point de vue de la cause platéenne, et, par conséquent, de l'intérêt argentin. Nous ajouterons que cette faute a été aussi pour Urquiza, personnellement, une grosse maladresse.
Cela est de toute évidence.
En ne prenant ouvertement parti, ni pour la triple alliance, ni pour le Paraguay, le gouverneur de l'Entre-Rios a mécontenté l'un et l'autre. Il est des cas où il faut absolument se prononcer. Loin d'être une mesure sage, l'abstention devenait, ici, une imprudence des plus graves, puisqu'elle assumait sur la tête de celui qui la pratiquait toute la responsabilité de la défaite subie par un des partis, sans lui garder la reconnaissance de l'autre parti.
Comment Urquiza a-t-il pu se faire illusion à cet égard?
Chacun des belligérants comptait sur son concours; or, ne pas accorder ce concours, c'était le refuser et ce refus constituait, en l'état, un acte d'hostilité qui posait son auteur en ennemi devant ceux qui avaient espéré l'avoir pour allié.
Cette situation est si bien celle d'Urquiza, que ce général doit s'attendre à une demande de reddition de compte de la part du vainqueur, quel qu'il soit.
Nous n'affirmerons pas que le vieux Gaucho ne se soit pas repenti du rôle effacé qu'il a gardé, en présence des perspectives douloureuses qu'ouvre devant lui l'éventualité d'un succès complet pour Mitre et pour ses alliés. Ces regrets, certes, seraient facilement compris.
Ce qui est indiscutable, toutefois, c'est qu'Urquiza connaît le danger qui plane, tant sur les libertés argentines, que sur sa propre tête. On est même fondé à croire que c'était pour conjurer ce danger, que le gouverneur de l'Entre-Rios avait opposé sa candidature à celle de M. Domingo Sarmiento, pour la présidence de la République.
Dans l'état d'agitation où se trouvaient les esprits, cette candidature était un heureux expédient. Si elle réussissait, elle sauvait le pays de la ruine où l'entraînent ces mauvais éléments auxquels faisait allusion naguère le gouverneur de Buenos-Ayres.
Et, en effet, la nomination d'Urquiza avait pour sanction logique la rupture de l'alliance avec le Brésil et la paix, une paix honorable, avec le Paraguay, ce qui est dans les voeux des populations argentines et orientales; mais, d'un autre côté, cette nomination affirmait si nettement le blâme et l'abandon de la politique présidentielle, que Mitre se sentit perdu, déshonoré, si son ennemi arrivait au pouvoir suprême.
Rappelons la récente tentative, faite dans le congrès, pour décréter d'accusation le président de la République. L'acte menaçant était toujours dressé, puisque les causes qui l'avaient inspiré n'avaient pas disparu. Si donc Urquiza triomphait devant le scrutin, c'est que la nation se rangeait, du côté des députés opposants. Ceux-ci renouvelaient alors leur demande, et la condamnation de Mitre devenait certaine.
Ainsi s'explique la vivacité, nous pourrions dire, l'acharnement, de la lutte électorale: des intrigues, des manoeuvres de toute sorte ont été employées, en vue de capter la confiance des électeurs délégués par le suffrage universel, et que l'on savait être généralement hostiles à l'alliance avec l'empire des noirs.
La Tribuna, organe avéré de M. Sarmiento, a leurré l'opinion au point de prendre devant elle, et, cela, au nom de son patron, des engagements formels dans le sens d'une solution prochaine et pacifique du conflit platéen. La Tribuna, il faut le proclamer bien haut, n'a pas été désavouée.
On a poussé la tactique jusqu'à sacrifier le ministre des affaires étrangères, Ruffino Elizalde, parce qu'on le jugeait trop compromis aux yeux des masses, tant pour avoir été le principal rédacteur du traité de la triple alliance, qu'à cause de ses rapports d'amitié avec Mitre, et, aussi, à cause de ses attaches familiales avec la société brésilienne.
C'est pour la même raison que le gouverneur de Buenos-Ayres, docteur Alsina, dont la popularité s'était accrue depuis son discours au Parlement contre le traité du 1er mai 1865, figurait comme candidat à la vice-présidence, sur la liste qui patronnait la candidature présidentielle de M. Sarmiento.
Seules, les provinces riveraines ne se sont pas laissé abuser par la combinaison porténienne. Leur candidat naturel était Urquiza; elles ont donné toutes leurs voix à leur ancien général. Corrientes aurait, certainement, suivi l'exemple de Santa-Fé et d'Entre-Rios, si, pour empêcher le vote, les amis de Mitre et du Brésil n'eussent provoqué opportunément une émeute qui a fourni un prétexte pour mettre la province en état de siége.
Tous les moyens, tous les stratagèmes étaient bons, on le voit, pour annihiler, ne pouvant le détruire, le prestige qui s'attache au nom du vainqueur de Caseros.
Le scrutin a sauvé Mitre, mais en ajoutant de nouvelles complications à celles qui existaient déjà. La réunion, à la tête du gouvernement, de M. Sarmiento, le continuateur de la politique de Mitre, et de M. Alsina, l'adversaire déclaré de cette même politique, n'est pas la moins grave de ces complications.
La nomination d'Urquiza permettait de revenir sur les fautes passées; elle garantissait son dénoûment logique au conflit actuel, par la satisfaction donnée aux intérêts légitimes qui y sont engagés. Au contraire, l'échec essuyé, sous la pression des Porteños, par le gouverneur d'Entre-Rios, ne laisse plus d'issue pour un arrangement pacifique. Des deux côtés l'irritation est à son comble, et déjà plusieurs provinces se sont prononcées contre le nouveau président, parce que celui-ci, désireux sans doute de donner un pendant à son volume intitulé; Campaña del teniente coronel Sarmiento en el ejército grande, a déclaré vouloir poursuivre l'exécution du traité du 1er mai 1865.
Si, comme l'affirme le docteur Alsina, la situation était critique, avant l'élection présidentielle, elle l'est devenue davantage, depuis que le scrutin a éliminé Urquiza. Aussi, M. Elisée Reclus a-t-il exactement traduit l'état de l'opinion, lorsqu'il dit dans son article, cité, plus haut, de la Revue des Deux-Mondes:
«Chacun s'attend à la guerre, tant cette triste solution des difficultés pendantes semble naturelle sur les bords de la Plata.»
Urquiza sera-t-il assez fort, même en arborant la bannière de Cepeda, pour empêcher de se produire les funestes conséquences de sa longue, de son étrange inaction? C'est ce que l'avenir, un avenir prochain, nous apprendra. Si «la République brûle» toutefois, il n'est pas sûr que «Buenos-Ayres se sauve de l'incendie» suivant le voeu du vice-président argentin.
Toujours est-il que, en négligeant l'alliance du maréchal Lopez, Urquiza s'est fâcheusement privé d'un puissant auxiliaire avec lequel il aurait pu accomplir de grandes choses; tandis que s'il est contraint à tirer l'épée, il devra soutenir seul le choc d'un ennemi nombreux et, de plus, aguerri par une campagne de plusieurs années.
Complétons le tableau, en signalant les autres points du programme arrêté à Rio-de-Janeiro et à Buenos-Ayres.
Aussi bien, il est temps de conclure.
«Dans trois mois, avait déclaré Mitre, nous dicterons la paix aux Paraguayens dans leur capitale.»
Le veni, vidi, vici, de César, allait être surpassé par le président argentin. Celui-ci se proposait de cueillir la victoire entre deux cigarettes, avec une vitesse de locomotive.
Si cette prédiction avait pu être autre chose qu'une ridicule fanfaronnade, la deuxième partie du plan des confédérés aurait eu le même succès que la première.
Or, ce plan, le voici:
Réduit par l'exécution du traité du 1er mai 1865 au tiers de son territoire; privé de ses arsenaux, de ses forteresses, de ses armes, du chef auquel il a, librement, confié ses destinées; accablé sous le poids des contributions de guerre 29; enfin, ravagé, pillé, humilié, ruiné pour un demi-siècle et condamné pour toujours à une impuissance absolue, le Paraguay cessait de compter parmi les nations indépendantes, puisqu'il restait à la merci de ses ennemis.
Ceux-ci, enorgueillis par leur rapide victoire, imprimaient une terreur salutaire aux provinces argentines et écrasaient toutes les résistances qui pouvaient se produire. Alors avait lieu la prise de possession de l'État Oriental par le Brésil.
L'installation définitive du Brésil à Montevideo achevait de garantir à Buenos-Ayres sa suprématie sur toutes les sections de la terre argentine, en même temps qu'elle bridait l'humeur turbulente des mulâtres de Rio-Grande et qu'elle empêchait, en les arrêtant à l'embouchure de la Plata, les idées régénératrices de pénétrer dans les régions intérieures de l'empire esclavagiste.
Puis, un beau jour, Buenos-Ayres étendait la main sur la rive droite du Paranà et, ressuscitant ses vieilles prétentions de 1810 et de 1840, relatives à l'héritage de la vice-royauté de la Plata, elle effaçait le souvenir de sa double défaite à Paraguari et à Tacuari, en s'annexant les lambeaux de territoire qu'on avait laissés à l'ancienne République Paraguayenne.
Il ne doit pas être plus difficile de supprimer un État en Amérique qu'en Europe. Sans remonter jusqu'au partage de la Pologne, ni même jusqu'aux remaniements de 1815, on peut bien admettre que l'étouffement des deux nationalités: orientale et paraguayenne, ne soulèverait pas plus de protestations sérieuses que l'incorporation, au mépris de traités solennels, de la République de Cracovie à l'Autriche, des duchés de l'Elbe à la Prusse.
Et puis, quelle belle théorie que celle du fait accompli, pour les voleurs de provinces!
Encouragés par le succès; invoquant, à l'occasion, le droit, supérieur, certes, de Sadowa, qui annule le décret du 23 février, relatif à l'indépendance de la Bolivie, les Porteños, entraînant à leur suite les provinces domptées, franchissaient le rio Paraguay et, toujours au même titre d'héritiers, revendiquaient la possession du Haut-Pérou, au risque de se heurter, comme le fait se produisit, en 1829, pour le général Santa-Cruz, contre la ligue des États du Pacifique.
Le cas est tellement dans la logique des choses, étant acquis l'orgueil intraitable de Buenos-Ayres, qu'il a dû préoccuper les hommes d'État et les publicistes de l'Amérique latine. Voici comment, en présence d'une pareille éventualité, s'exprime l'auteur judicieux d'une brochure espagnole, traduite en français, et qui a eu un grand retentissement sur les deux rives de l'Atlantique:
«A condition d'obtenir Montevideo, c'est-à-dire l'embouchure du fleuve, le Brésil céderait gracieusement à Buenos-Ayres les Chines de l'intérieur, c'est-à-dire les provinces argentines, le Paraguay, la Bolivie; il l'aiderait aussi à reconstituer la vice-royauté de Buenos-Ayres, sous le nom républicain de Confédération Argentino-Paraguayo-Bolivienne. Alors il faudrait se battre avec le Chili, qui, au nom de l'équilibre américain, renverserait Mitre, comme il renversa, en 1829, le général Santa-Cruz et sa Confédération Péruviano-Bolivienne 30.»
Craignant que l'enseignement contenu dans ce rapprochement historique ne soit pas suffisamment indiqué, l'auteur de la brochure ajoute cette phrase que les Etats latins de l'Amérique ne méditeront jamais assez profondément:
«Jusque-là, tout irait de mieux en mieux pour le Brésil, car les guerres civiles des républiques hispano-américaines sont des guerres faites pour le Brésil, sans que le Brésil y prenne part.»
Tel est le programme arrêté entre les ennemis du Paraguay, et dont le prologue était, avec le livre de M. Santiago Arcos, La Plata, l'invasion de l'Uruguay par les bandes pillardes de Flores. Ce programme, Mitre se flattait de l'exécuter dans ses parties essentielles; il rentrerait ensuite dans sa capitale bien-aimée, le front ceint du laurier de la victoire, sauf à compter bientôt avec son impérial allié pour le règlement de la navigation des fleuves platéens.
La résistance héroïque du Paraguay a trompé les calculs de Mitre et ceux du cabinet de San-Christoval. Cette campagne qui devait être terminée en trois mois dure depuis plus de QUATRE ANS, et Lopez retiré dans l'intérieur du pays, non point qu'il redoute les armes des Confédérés, mais afin de séparer ceux-ci de leur escadre cuirassée, tient toujours tête aux forces de ses ennemis.
Complétant cette patriotique affirmation du docteur Francia:
«Le Paraguay est idolâtre de son indépendance.»
Le président Carlos Lopez déclarait fièrement, dans sa note du 28 juillet, adressée à Rosas, que:
«Le peuple du Paraguay ne saurait être conquis; il peut être écrasé par quelque grande puissance, mais il ne sera l'esclave de personne.»
Nous savons, par les prodiges de valeur accomplis depuis le commencement de la guerre, si le caractère de ce peuple mérite d'être ainsi apprécié.
Non, Lopez et ses fidèles soldats ne seront pas vaincus par les efforts
supérieurs de leurs ennemis; mais ils pourront, à la longue, être
accablés sous le nombre. Dans ce cas, ils succomberont comme Léonidas
et ses compagnons aux Thermopyles, couverts d'une gloire immortelle; et,
avec eux, auront péri les libertés platéennes.
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Le lecteur connaît les pièces du procès; il peut juger maintenant si les craintes du Paraguay étaient fondées, lorsque cet Etat a vu une menace contre sa propre indépendance dans l'invasion de la Bande-Orientale par les forces esclavagistes, et dans l'alliance, cimentée par la trahison de Florès, des cabinets de San-Christoval et de Buenos-Ayres.
L'indépendance du Paraguay et celle de la Bande-Orientale sont inséparablement liées, sur l'estuaire platéen, à la cause de l'ordre, du commerce et de la civilisation. Une dernière citation à ce sujet; cette citation nous est fournie par l'auteur de la brochure déjà signalée: la Crise de 1866.
«Tous les hommes dont le voeu est de combattre l'état de choses qui permet à Buenos-Ayres de se servir des provinces argentines comme d'instruments d'une politique de clocher, turbulente et rétrograde; tous ces hommes se sont jusqu'ici appuyés sur la Bande-Orientale et ont cherché à s'appuyer sur le Paraguay. Ils ont eu raison: ces deux pays sont bien les leviers dont la civilisation doit se servir dans les pays de la Plata, jusqu'au jour de la victoire définitive 31.»
Répétons-le donc encore, mais, cette fois, avec l'autorité d'une démonstration que nous croyons complète:
Le Paraguay n'a pris les armes que pour défendre, les traités à la main, l'indépendance de Montevideo, à laquelle sa propre indépendance est attachée, et la liberté de navigation fluviale sans laquelle il ne saurait vivre; cette liberté serait compromise, entravée, sinon entièrement confisquée au profit de Buenos-Ayres et du Brésil, si l'empire esclavagiste étendait ses frontières jusqu'à l'embouchure de la Plata.
C'est là notre première proposition.
La deuxième, la voici:
Le but que veut atteindre le Paraguay est absolument le même que celui qu'ont poursuivi, ensemble ou séparément, par les négociations et par la force, la France et la Grande-Bretagne dans les eaux de la Plata.
C'est ce que l'histoire, dont nous ne sommes que le fidèle écho, va péremptoirement établir.
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
La politique de la France et celle de l'Angleterre
dans la Plata.
I
Le Congrès de Vienne et la Liberté des Fleuves
Quel est le caractère essentiel de la politique suivie dans la Plata par la France et par l'Angleterre?
Les actes par lesquels cette politique s'est affirmée nous le diront bientôt en la définissant mieux que ne pourraient le faire les phrases le plus habilement agencées.
Quel est le point de départ de cette politique?
C'est l'idée, rationnelle, certes, que plus on facilitera et l'on multipliera les relations internationales, plus on adoucira les moeurs et l'on développera la prospérité publique.
Quelle est la base légale de cette politique?
Ce sont les plénipotentiaires des puissances représentées à Vienne, en 1815, qui l'ont établie, à la suite d'une discussion des plus intéressantes et des plus élevées.
La base légale de la politique anglo-française dans la Plata se trouve dans les articles 14, 96, 108, 109, 110, 111, 113, 117 de l'Acte final dressé par le Congrès de Vienne 32.
Note 32: (retour) Afin de mettre toutes les pièces du procès sous les yeux du lecteur, sans ralentir la marche de notre démonstration, nous transcrivons ici le texte des articles dont il s'agit:Libre navigation des rivières.
Art. 14.--Les principes établis sur la libre navigation des fleuves et canaux dans toute l'étendue de l'ancienne Pologne... sur la circulation des productions du sol et de l'industrie... et sur le commerce de transit, tels qu'ils se trouvent énoncés dans les articles... du traité entre l'Autriche et la Russie et dans les articles... du traité entre la Russie et la Prusse, seront invariablement maintenus.
Navigation du Pô.
Art. 96.--Les principes généraux adoptés par le Congrès de Vienne, pour la navigation des fleuves, seront appliqués à celle du Pô.
Navigation des rivières.
Art. 108.--Les puissances dont les Etats sont séparés ou traversés par une même rivière navigable, s'engagent à régler d'un commun accord tout ce qui a rapport à la navigation de cette rivière... elles prendront pour bases de leurs travaux les principes établis dans les articles suivants:
Liberté de la navigation.
Art. 109.--La navigation dans tout le cours des rivières indiquées dans l'article précédent, du point où chacune devient navigable jusqu'à son embouchure, sera entièrement libre et ne pourra, sous le rapport du commerce, être interdite à personne; bien entendu que l'on se conformera aux règlements relatifs à la police de cette navigation, lesquels seront conçus d'une manière uniforme pour tous et aussi favorables que possible au commerce de toutes les nations.
Uniformité de système.
Art. 110.--Le système qui sera établi, tant pour la perception des droits que pour le maintien de la police, sera, autant que faire se pourra, le même pour tout le cours de la rivière, et s'étendra aussi, à moins que des circonstances particulières ne s'y opposent, sur ceux de ses embranchements et confluents qui, dans leur cours navigable, séparent ou traversent différents Etats.
Tarif.
Art. 111.--Les droits sur la navigation seront fixés d'une manière uniforme, invariable et assez indépendante de la qualité différente des marchandises, pour ne pas rendre nécessaire un examen détaillé de la cargaison, autrement que pour cause de fraude et de contravention... on partira, néanmoins, en dressant le tarif, du point de vue d'encourager le commerce en facilitant la navigation.
Droits de relâche.
Art. 113.--On n'établira nulle part des droits d'étape, d'échelle ou de relâche forcée.
Navigation du Rhin, du Necker, de la Moselle, etc., etc., etc.
Art. 117.--Les règlements particuliers relatifs à la navigation du Rhin, du Necker, du Mein, de la Moselle, de la Meuse et de l'Escaut, tels qu'ils se trouvent joints au présent acte, auront la même force et valeur que s'ils y avaient été textuellement insérés.
.............................................................................................
.............................................................................................
.............................................................................................Fait à Vienne le 9 de juin de l'an de grâce 1815.
Et ont signé.....
Ces articles constituent, en effet, une dérogation, importante autant que formelle, aux règles étroites, oppressives, du droit féodal, puisqu'ils suppriment les servitudes imposées par la force victorieuse et qu'ils proclament la libre navigation sur les principaux fleuves de l'Europe; le Rhin, le Weser, l'Elbe, le Mein, le Pô.
Le souffle de l'esprit moderne, qui aurait pu le croire? a passé sur ces articles dont la teneur atteste qu'une première concession a été imposée aux anciens régimes, par les aspirations nouvelles et par les nouveaux besoins de la société.
En généralisant le droit de navigation intérieure, les ministres des monarchies absolues venaient de démocratiser cette même navigation qui avait été jusqu'alors pour leurs gouvernements, au grand préjudice de l'intérêt des peuples, l'objet d'un fructueux monopole.
Le principe, d'après lequel les cours d'eau ne sont pas la propriété exclusive des territoires qu'ils traversent, mais représentent, au contraire, un domaine commun dont toutes les nations doivent être considérées comme les usufruitières naturelles et légitimes; ce principe a donc marqué, du jour où il s'est incarné, à Vienne, dans un texte de loi, l'avénement d'une ère féconde pour les rapports généraux du commerce, entre les différentes fractions de la grande famille humaine.
Mais s'il y a loin, parfois, de la coupe aux lèvres, il y a bien plus loin encore de la vérité formulée, à la vérité pratiquée et obéie. Il peut même arriver que, sous prétexte qu'il n'existe pas de vérité absolue, l'ignorance et l'égoïsme des hommes empêchent un principe--hautement reconnu comme excellent--de produire toutes ses conséquences logiques.
Ne faut-il pas tenir compte du tempérament des nations et de leurs besoins immédiats; des conditions géographiques, climatériques du pays; du rôle, prétendu historique, qui lui est dévolu; de l'état de l'industrie; du degré d'instruction auquel les masses sont parvenues, toutes choses invoquées par certains gouvernements pour expliquer leur pétrification dans un système suranné, et pour excuser leur refus d'introduire dans la Constitution, soit les modifications généreuses, soit les réformes radicales qu'exige le progrès des moeurs et des idées.
De ce côté de l'Atlantique, c'est la protection à outrance qui accuse le libre échange de menées révolutionnaires qui doivent forcément ruiner l'industrie nationale; de l'autre côté, c'est le régime colonial qui persiste à sacrifier le bien-être de nombreuses populations à la rapacité d'une capitale ombrageuse: régime désastreux qui, par ses dispositions restrictives, paralyse le développement des relations internationales et comprime ainsi l'essor de l'activité humaine.
Il faut bien le reconnaître: les articles précités de l'Acte final affirmaient un principe vivifiant, destiné à être la loi de l'avenir, mais dont l'application restait alors bornée à quelques fleuves de l'Ancien Monde. Néanmoins, par l'adoption de ces articles, une brèche, relativement considérable, venait d'être faite à la citadelle des iniquités fiscales et des préjugés économiques.
Cette brèche, qui l'avait pratiquée?
Ceux-là mêmes qui s'étaient armés pour reprendre ses conquêtes à la Révolution; ces hommes du passé qui, aveuglés par le triomphe momentané de la force sur l'idée, s'imaginaient que le destin des peuples devait être subordonné à celui des dynasties; et, aussi, que tout progrès est dangereux, qui s'accomplit par la suppression des priviléges; et, enfin, que la loi suprême des sociétés est l'immobilité, l'incrustation, dans les vieilles formes politiques.
Quelle éclatante constatation de la marche incessante, nécessaire, fatale de l'humanité, que cette dérogation au droit féodal, consentie, sur les instances de la libérale Angleterre, par les absolutistes du Congrès de Vienne!
Cependant, s'il avait été entamé en Europe par les puissances qui s'étaient levées pour le défendre, ce droit barbare, installé à l'embouchure des grands cours d'eau américains, persistait à se dire maître souverain des voies fluviales sur lesquelles il avait dominé jusqu'alors sans conteste; partant, il continuait à maintenir ses tarifs arbitraires, sa réglementation tracassière, oppressive.
Le besoin d'une législation uniforme sur ces matières étant reconnu, il importait d'introduire dans les contrées fréquentées par les pavillons européens la doctrine qui venait de prévaloir dans les conseils de la Sainte-Alliance.
Des démarches furent faites, en conséquence, au nom des intérêts généraux du commerce et des intérêts supérieurs de la civilisation, pour obtenir du Brésil l'ouverture de l'Amazone.
Déclarons tout de suite que cette tentative, due à l'initiative des Etats-Unis et sérieusement appuyée par la Grande-Bretagne et par la France, échoua contre le parti pris des hommes d'Etat de Rio-de-Janeiro.
Ce résultat devait être prévu.
Comment, en effet, pouvait-on croire qu'un empire qui ne soutient sa débile existence qu'à l'aide du monopole colonial, et dont la Constitution consacre l'exploitation d'une race par une autre race, ouvrirait les yeux à la lumière nouvelle qui mettait en relief la monstrueuse iniquité de son double système économique et social?
La solution désirée fut renvoyée à cent ans!
Mais, ici encore, les événements furent plus forts que les systèmes. Les nécessités inexorables que produisirent les désastres d'Estero-Bellaco et de Curupaïty abrégèrent considérablement le terme indiqué.
Dans l'espoir de contre-balancer la profonde impression causée sur les deux rives de l'Atlantique par les glorieux faits d'armes des Paraguayens, le Brésil se résigna, enfin, en 1866, à décréter l'ouverture du grand fleuve équatorial.
Dans une étude spéciale qui porte pour titre: l'Ouverture de l'Amazone 33, nous avons examiné consciencieusement le décret rendu, à cet effet, par l'empereur Dom Pedro II; nous avons signalé le mobile qui conseillait cette mesure, et précisé la portée qu'on devait lui attribuer.
L'empire des noirs avait, une fois de plus, essayé de tromper l'opinion publique. Mais, les restrictions capitales imposées à l'exercice du droit qu'il prétendait concéder, et, surtout, le barrage formellement maintenu sur les affluents de l'Amazone, réduisirent à ses véritables proportions l'acte magnanime qu'on avait annoncé avec tant de bruit. Ce fameux décret retirait d'un main ce qu'il paraissait accorder de l'autre. La mise en scène pouvait être habile, mais elle ne parvenait pas à dissimuler la pauvreté de la pièce.
Nous avons cette satisfaction de croire que notre appréciation du décret du 7 décembre 1866, a quelque peu contribué à arracher le masque de faux libéralisme dont le cabinet de San-Christoval s'était affublé. Notre conviction se base sur le concert d'invectives et d'imprécations qu'a soulevé contre nous, dans les feuilles brésiliennes, l'apparition de la susdite brochure l'Ouverture de l'Amazone. Plus les injures étaient violentes, plus elles établissaient que nous avions frappé juste.
Mais, répétons-le, à l'époque dont nous nous occupons, les ministres brésiliens avaient énergiquement repoussé, sous prétexte de sauvegarder l'intégrité de l'Empire, la demande des grandes puissances maritimes, relative à la libre navigation de l'Amazone.
Profitant des circonstances qui légitimaient leur intervention dans les eaux de la Plata, la France et l'Angleterre poursuivirent l'application du principe posé dans le Congrès de Vienne. Le but de cette action était, d'abord, d'assurer la pacification complète et définitive d'une contrée avec laquelle l'Europe entretenait un mouvement d'affaires considérable; c'était encore d'ouvrir aux pavillons marchands de tous les peuples, à la faveur d'une nouvelle législation fluviale, le riche marché situé sur les territoires supérieurs et dont l'accès avait été jusqu'alors interdit aux bâtiments étrangers, par deux gouvernements jaloux et ombrageux.
L'oeuvre que la France et l'Angleterre avaient en vue se rattachait donc essentiellement, on le comprend déjà, au libre transit sur les trois principales artères commerciales de la Plata: les fleuves Paraguay, Paranà et Uruguay et sur les tributaires de ces fleuves.
L'idée était belle, très-belle; mais sa réalisation trompait trop les ardentes convoitises du Brésil et de Buenos-Ayres pour ne pas amener, à la longue, entre ces deux Etats, une entente cimentée par l'espoir de détruire les effets de la combinaison anglo-française.
Tels sont, en réalité, la cause et l'objet de la ligue actuelle, formée contre Montevideo et contre la petite république trans-paranéenne.
Mais une simple affirmation ne suffit pas, assurément, pour trancher l'importante question que soulève le programme des deux grandes puissances européennes. Nous ne nourrissons pas, Dieu merci! à l'exemple de certains de nos contradicteurs, la prétention niaise d'imposer nos croyances comme autant d'articles de foi qui échappent à toute discussion sérieuse.
A notre avis, une polémique n'est réellement loyale, que lorsque les arguments fournis de chaque côté s'appuient sur des faits vrais, exacts et, s'il se peut, irréfragables.
Ce sont des faits de ce genre que nous allons présenter aux lecteurs, en donnant à notre proposition les développements qu'elle comporte.
Nous voulons--on verra bientôt si c'est là de la présomption--que la lecture de ces pages sincères produise, chez ceux qui l'auront poursuivie jusqu'au bout, la conviction raisonnée que le Paraguay défend, à ses risques et périls, les généreux principes--attaqués depuis plus de quatre ans par les confédérés platéens--que les canons de la France et ceux de l'Angleterre ont fait triompher à Obligado, en 1846.
II
Origine du commerce français dans la Plata
Les relations commerciales de la France avec l'Amérique du Sud datent des premières années de la conquête de ce territoire par l'Espagne et par le Portugal.
Nous avons parlé, dans le IIIe chapitre de cette étude, du fort de la Colonia élevé par les Portugais sur la rive gauche de la Plata, en face même de Buenos-Ayres, et détruit, en 1680, par les Espagnols de cette ville.
La contrebande considérable que les Portugais faisaient par la Colonia et par un autre de leurs établissements fondé sur la plage même de Montevideo, fut l'appât qui commença à attirer les bâtiments français dans les eaux platéennes.
Mais, bien avant cette époque, non-seulement notre pavillon s'était montré dans les mers qui baignent la côte orientale, mais, encore, ce même pavillon avait été arboré sur différents points de la nouvelle colonie portugaise.
D'abord, ce furent des aventuriers normands qui se firent adopter par certaines tribus indigènes appartenant à la puissante nation des Tupinambas, et qui, vivant au milieu de ces tribus avec le titre de parfaits alliés, facilitaient à leurs compatriotes de fructueuses opérations d'échange, dont le bois de teinture était l'objet.
Puis, vinrent des expéditions d'un ordre plus élevé. Celle de Villegagnon avait pour but, on le sait, de créer des colonies protestantes, en même temps qu'elle offrait une issue aux ardeurs généreuses et aux convoitises moins nobles du Vieux Monde, également surexcitées par les récits merveilleux qui circulaient en Europe, sur les trésors de toute sorte que recélait la terre américaine.
L'échec de 1559 n'empêcha point la tentative de Riffault en 1594, et le destin de ce hardi capitaine, qui fit naufrage au port, ne découragea ni son compagnon Des Vaux, ni ces vaillants soldats nommés La Rivardière, Rasilly, Harley, qui bâtirent dans l'île de Maranham la ville de Saint-Louis.
Abandonnés par Louis XIII, comme les fondateurs du fort Coligny l'avaient été par François II et par Charles IX, les colons de Maranham finirent par succomber sous le nombre de leurs ennemis. Malgré leur héroïque résistance et les secours qu'ils recevaient des anciens et toujours fidèles alliés des Français, les Tupinambas, La Rivardière et ses frères d'armes durent battre en retraite devant les forces supérieures que commandaient Moura et Albuquerque.
Cayenne reçut les débris de la colonie de Maranham.
Nous ne parlerons que pour mémoire des expéditions du capitaine Du Clerc (1710) et de Duguay-Trouin (1711) contre Rio-de-Janeiro; mais, nous signalerons, en passant, l'assassinat de Du Clerc, au mépris de la capitulation qui garantissait la vie pour lui et pour ses compagnons 34.
Note 34: (retour) Un écrivain, dont les sympathies pour le Brésil sont connues, M. Ferdinand Denis, dit textuellement, en parlant de ce capitaine:«Il eut la vie sauve pour lui et les siens; mais il demeura prisonnier de guerre avec tous ceux qui faisaient partie de l'expédition. Dans la nuit du 18 mars 1711, il fut assassiné, et le sort de ses compagnons devint encore plus déplorable.»
C'est-à-dire que les prisonniers de guerre--des blancs, des Français,--furent traités comme des esclaves!
Nous établirons dans le chapitre suivant que la tradition barbare de 1711 n'a pas été abandonnée en 1866, par les descendants de ceux qui furent si rudement châtiés, pourtant, à la fin de la même année, par le célèbre Duguay-Trouin.
Dès la fin du XVIIIe siècle, répétons-le, les bâtiments français trafiquaient avec les populations de la Plata. Ces rapports, établis à la faveur de la contrebande, se multiplièrent, tout en acquérant plus de solidité, lorsque fut rendu l'édit de 1777, qui accordait la liberté de commerce entre l'Espagne et la vice-royauté de la Plata. L'article 24 du Pacte de famille (1761) ayant assimilé les Français aux Espagnols sur tous les territoires soumis à la couronne de Castille, nos nationaux bénéficièrent naturellement de l'édit de 1777, et reprirent avec plus d'ardeur le chemin de l'opulente colonie espagnole.
Quelque restreinte qu'elle fût, cette modification du régime appliqué aux régions platéennes profita immédiatement à ces belles contrées.
Entièrement étouffé pendant plus d'un siècle, à cause de l'interdiction formelle de trafiquer directement avec la métropole, le commerce de la vice-royauté n'avait commencé qu'en 1618 à nouer quelques relations avec l'Europe, par le moyen de deux navires dont les lettres patentes du 8 septembre autorisaient l'expédition annuelle vers Buenos-Ayres.
Cet état de choses dura jusqu'en 1777, où les transactions prirent tout de suite une extension relativement considérable. Un petit rayon de liberté avait suffi pour féconder le sol et pour créer une situation nouvelle. Au lieu des deux pauvres bâtiments de cent tonneaux chacun, précédemment autorisés, 200 navires affectés annuellement à l'entrecourse déterminaient, vers la fin du XVIIIe siècle, un mouvement d'importation et d'exportation qui atteignait le chiffre de 40 millions de francs.
Nous ne possédons pas es documents nécessaires pour établir la part exacte qui revient à notre pavillon dans ces expéditions lointaines; mais, l'activité intelligente de nos négociants étant connue, on est fondé à croire que cette part représentait des sommes importantes.
Du reste, ce qui prouve que le marché de la Plata offrait réellement de grands avantages à notre commerce, c'est l'empressement avec lequel la République et, après elle, l'Empire, consacrèrent par de nouveaux traités avec l'Espagne, les dispositions favorables à nos nationaux que contient l'article 24 du Pacte de famille.
La Restauration avait trop de préoccupations au sujet de ses affaires intérieures, pour s'intéresser autrement que théoriquement aux choses de l'Amérique du Sud. Et puis, indépendamment des menées des partis hostiles qu'il fallait songer sans cesse à déjouer, l'état du trésor, qu'avaient épuisé une double invasion, les contributions de guerre payées à la Sainte-Alliance, le milliard des émigrés, aurait empêché les Bourbons de la branche aînée de s'employer activement pour ramener les provinces émancipées de l'Amérique latine sous le sceptre de leurs anciens maîtres.
Néanmoins, fidèle à son origine et aux principes qui avaient triomphé à Waterloo, la monarchie restaurée rétablit dans son intégrité, au Trocadéro, le pouvoir royal de Ferdinand VII; mais, en même temps, elle obligea l'Espagne à rendre le décret du 9 février 1824, lequel, en élargissant la base de l'édit de 1777, ouvrit un vaste champ au commerce de l'Europe avec les anciennes possessions hispano-américaines.
L'importance des intérêts français engagés dans ces contrées vient d'être constatée. Sous l'influence du décret de 1824, les relations de notre pays avec la Plata se développèrent de telle sorte que, à la fin de 1825, Buenos-Ayres comptait 6,000 résidents français.
Le chiffre élevé de nos nationaux qui s'étaient établis sur ce point de l'Amérique du Sud, sans compter le nombre plus considérable encore de ceux qui s'étaient arrêtés à Rio-de-Janeiro, s'explique par la perturbation profonde que le retour des Bourbons avait causée dans l'économie sociale de la nation.
Aussitôt après la chute de l'Empire, un courant d'émigration se forma, qui transporta de l'autre côté de l'Atlantique des milliers d'individus déclassés, compromis, ruinés par les événements qui venaient de s'accomplir.
Parmi ces individus se trouvaient de vieux soldats, des négociants, et jusqu'à des artistes et des membres de l'Institut, que la politique forçait à s'expatrier; mais la majorité se composait d'aventuriers avides et prêts à toutes les audaces pour arriver à la fortune.
Un écrivain qui a traité ce sujet avec une expérience acquise sur les lieux mêmes d'immigration, peint dans les termes suivants les membres de cette majorité:
«L'indépendance, le mouvement, la fortune, voilà ce que demandaient ces hommes inquiets, turbulents et peu scrupuleux. Le calme qui régnait en Europe ne pouvait leur convenir. L'air allait leur manquer. Il fallait à leur activité dévorante un théâtre tumultueux, un pays tourmenté, secoué, déchiré par des divisions intestines, abandonné aussi à toutes les passions qui servent ordinairement d'escorte à la liberté naissante 35.»
Certes, le tableau n'est pas flatté; toutefois, le même écrivain a eu le soin de reconnaître, quelques pages plus haut, dans son appréciation des émigrants français, qu'un tiers de ces émigrants appartenait alors, appartient encore aujourd'hui, à la partie malheureuse, pauvre, mais honnête de la population 36.
Dans tous les cas, les hommes dont il est ici question représentaient également, à des titres divers, bien entendu, des éléments hostiles au nouveau pouvoir; aussi, apprendra-t-on sans étonnement que le gouvernement de la Restauration leur ait facilité les moyens de passer en Amérique.
«M. de La Ferronnays, ministre des affaires étrangères, mettait la marine royale à la disposition d'une association privée, formée pour encourager l'émigration européenne à Buenos-Ayres.»
Ainsi s'exprime M. de Brossard, dans son ouvrage déjà utilement consulté, et qui, plus que jamais, nous servira de guide dans cette partie délicate de notre travail.
La colonie française à Buenos-Ayres s'est donc sensiblement augmentée sous la double influence des événements politiques de 1815 et du décret de 1824.
Naturellement, le mouvement des affaires a suivi la même progression; alors, afin d'assurer à nos nationaux la protection à laquelle ils avaient droit, un consulat fut établi, dès 1824, à Buenos-Ayres.
La situation de nos compatriotes était ainsi régularisée, bien que le gouvernement français n'eût pas reconnu--le principe qu'il représentait ne le lui permettait pas--l'ordre de choses créé par la victoire du peuple américain.
Il était réservé à la royauté de juillet de tendre la main, conformément à son origine révolutionnaire, aux jeunes Républiques issues de la révolution de 1810, et de déchirer le programme bourbonien que Châteaubriand avait développé, en 1822, au Congrès de Vérone.
Il lui incombait de plus, toujours au nom de cette souveraineté populaire dont il était l'expression légitime, de s'approprier le principe déposé en germe dans les articles 14, 96, 108-117 de l'acte du 24 mars 1815; de féconder ce principe démocratique, et de lui faire produire ses conséquences rationnelles.
La protection des Français résidant dans la Plata va fournir aux ministres de Louis Philippe l'occasion d'inaugurer, de l'autre côté de l'Océan, la véritable politique internationale et humanitaire, un moment entrevue par les plénipotentiaires du Congrès de Vienne, qui en avaient timidement limité l'exercice sur quelques fleuves européens; cette politique de liberté commerciale et d'affranchissement des peuples, pour la défense de laquelle le Paraguay, qu'elle a régénéré, risque à cette heure même de perdre son indépendance.
Mais, comme la France ne sera pas seule engagée dans cette revendication du droit de libre navigation sur les rivières platéennes, nous allons sommairement indiquer les motifs particuliers qui déterminèrent l'Angleterre à unir ses efforts aux nôtres, en vue d'un but commun à atteindre.
III
Politique commerciale et humanitaire de la
Grande-Bretagne dans la
Plata.
Le Pacte de famille qui consacrait l'assimilation des Français aux Espagnols, et l'édit de 1777 qui décrétait la liberté de commerce entre Buenos-Ayres et la métropole, ne pouvaient profiter en rien aux Anglais. Ceux-ci, toutefois, avaient déjà mis un pied sur le territoire platéen, par suite d'une disposition du traité d'Utrecht (1715) qui enlevait à la France, pour l'accorder à sa rivale, un privilége honteux, celui de fournir des esclaves aux colonies hispano-américaines.
La Compagnie anglaise de l'Asiento eut dès lors un comptoir à Buenos-Ayres.
Bien que les opérations négrières de ce comptoir favorisassent un certain mouvement de contrebande, cependant, l'Angleterre ne faisait aucun commerce sérieux avec les possessions espagnoles d'Amérique. Toute l'activité de nos voisins se portait vers le nord du nouveau continent qui était devenu et qui resta pour eux, même après la mémorable proclamation du 4 juillet 1776, leur débouché principal.
Ce n'est, à vrai dire, qu'en 1806 que les Anglais prirent le chemin de la Plata; et, encore, à cette date, ils s'y présentèrent en ennemis.
L'Espagne, entraînée, comme un vulgaire satellite, dans l'orbite de la politique napoléonienne, avait déclaré la guerre à la Grande-Bretagne (1804). Le désastre de Trafalgar (1805), où ses vaisseaux combattaient à côté des nôtres, laissant la mer libre aux Anglais, ceux-ci firent une première tentative contre Buenos-Ayres.
Un Français, Liniers, au service de l'Espagne, délivra la ville et força le général ennemi à la retraite.
L'année suivante, une armée anglaise de 12,000 hommes attaqua Montevideo.
La place comptait parmi ses défenseurs un corps de Français que commandait un de leurs compatriotes, le colonel Mordell.
La fortune sourit un moment à sir Samuel Auchmuty; Montevideo tomba en son pouvoir.
Mordell avait péri pendant l'assaut.
Ces faits se passaient le 3 février 1807.
Dans le mois de juillet suivant, les Anglais, qui avaient reçu des renforts, assaillirent de nouveau Buenos-Ayres. Là, ils se retrouvèrent en présence du brave Liniers, que sa belle conduite de l'année précédente avait fait nommer vice-roi de la Plata.
Liniers infligea aux envahisseurs une deuxième leçon, plus terrible encore que la première.
Le général Whitelock, qui se nattait de prendre la revanche de Beresford, se vit contraint comme lui de signer la capitulation que le vice-roi lui imposa.
Cette double victoire exalta le patriotique orgueil des platéens. En leur inspirant un juste sentiment de leur valeur, elle rendit plus ardentes leurs aspirations vers l'indépendance.
Au fond de toutes les résolutions de la Grande-Bretagne, il est rare de ne pas trouver une arrière-pensée commerciale.
En 1771, les Anglais avaient été chassés violemment des îles Malouines dont ils s'attribuaient la découverte, et que, pour ce motif, ils avaient eu la malencontreuse idée d'appeler Maiden's Islands, îles de la Vierge, en l'honneur de la royale maîtresse du comte d'Essex.
Au commencement de notre siècle, le gouvernement britannique n'avait pas encore digéré cet affront; mais, après la journée de Trafalgar, il avait cru le moment favorable, et pour satisfaire sa haine contre l'alliée de la France, et pour réparer la perte des Malouines par la conquête d'un territoire plus vaste et plus riche.
De là, les deux expéditions de 1806 et de 1807.
Repoussés par la force des armes de ce splendide marché qu'ils prétendaient accaparer, les Anglais changèrent de tactique. La perspective de brillantes transactions leur inspira la pensée de ramener à eux l'opinion chez ces mêmes peuples qu'ils avaient vainement tenté de subjuguer. Dans ce but, la Grande-Bretagne plaida auprès des Cortès et auprès de Ferdinand VII la cause des colonies soulevées, mais non encore séparées de la monarchie espagnole. Elle demandait principalement pour elles l'abandon du régime colonial et la liberté complète du commerce.
Par leur déclaration du mois d'octobre 1810, les Cortès de Cadix avaient accordé l'égalité politique et civile à tous les Hispano-Américains; mais cette mesure, qui n'était qu'une tardive réparation, fut annulée, le 18 mars 1812, par l'article de la Constitution qui enlevait aux hommes de sang mêlé (ceux-ci composent la majorité des habitants) le droit d'élire et d'être élu.
La proclamation du mois de juin 1814, par laquelle Ferdinand VII enjoignait impérieusement à ses sujets d'Amérique de déposer les armes et de se soumettre à l'autorité métropolitaine, précipita le dénoûment du drame de l'émancipation.
Depuis le remplacement de Cisneros y la Torre par la Junte Suprême (1810), les Platéens s'étaient gouvernés au nom de Ferdinand VII; ce qui n'avait pas empêché ces mêmes Platéens de battre en différentes rencontres les troupes de ce même monarque: à Cotagayta et à Tupiza, les 24 octobre et 7 novembre 1810; à Tucuman, le 24 septembre 1812; à Salta, le 20 février 1813; enfin, à Montevideo, le 20 juin 1814.
Après toutes ces victoires gagnées contre les soldats royaux, la proclamation hautaine de Ferdinand VII n'était autre chose qu'un acte insensé qui devait exciter l'indignation et le mépris. C'est, en effet, ce qui arriva.
Il ne s'agissait plus désormais de compromis à négocier, ni de concessions plus ou moins larges à obtenir des anciens maîtres du pays. La fiction maintenue jusqu'alors, malgré l'état de guerre, n'avait plus sa raison d'être. L'heure avait sonné de donner la sanction légale à la situation de fait que les événements avaient créée. La révolution commencée par la Cabildo de la place de la Victoria fut consacrée, le 9 juillet 1816, par le Congrès de Tucuman.
L'indépendance absolue des provinces de la Plata venait d'être proclamée, au nom de la souveraineté du peuple.
Nous avons eu l'occasion de signaler l'attitude du duc de Wellington au Congrès de Vérone.
Conformément à la politique que son pays avait adoptée dans la question américaine, le représentant de l'Angleterre défendit, au sein du Congrès, la cause des jeunes Républiques; et, même, il ne cacha pas l'intention où était son gouvernement de reconnaître l'indépendance de ces nouveaux États.
L'opposition unanime des grandes puissances n'influa en rien sur la détermination indiquée par le noble lord. Le but de l'Angleterre fut atteint le 2 février 1825, date du traité que conclut avec elle la République Argentine.
Ce traité ne se contentait pas d'ouvrir le marché de Buenos-Ayres aux produits du Royaume-Uni; il plaçait encore les citoyens de ce royaume dans une situation exceptionnellement avantageuse, et accordait à son commerce tous les priviléges qui résultaient de la déclaration faite, en 1821, par Rivadavia.
Cette déclaration portait:
«Le gouvernement de Buenos-Ayres n'accueillera aucune communication diplomatique ou commerciale de la part des négociateurs qui se présenteraient à main armée, ou sans les formalités voulues par le droit des gens.»
Ce qui revenait à dire que la République Argentine fermait ses ports et son territoire aux États qui n'avaient pas reconnu son indépendance.
Combinées avec ses fières, mais téméraires paroles, les dispositions contenues dans le traité du 2 février 1825 livraient le marché platéen au pavillon britannique, à l'exclusion de tous les autres pavillons.
Et afin que rien ne manquât à la victoire commerciale remportée par le cabinet de Saint-James, les stipulations de ce traité ne devaient point cesser de produire leurs effets. Contrairement à la règle adoptée, à l'exemple de la grande République du Nord, par les autres États du continent américain, ces stipulations étaient consenties pour un temps indéfini; elles sont perpétuelles.
Le droit, reconnu, de l'Angleterre, d'intervenir dans les affaires de la Plata, date donc de l'année 1825. Ce droit, le gouvernement britannique l'exerça utilement, en 1828, alors que la compétition armée du Brésil et de Buenos-Ayres, pour la possession de la province de l'Uruguay, désolait l'estuaire platéen et arrêtait le mouvement des affaires.
C'est à cette occasion que le principe déposé dans les articles 14, 96, 108, 109, 117 de l'Acte final du Congrès de Vienne, reçut un commencement d'application sur la terre américaine.
Buenos-Ayres, nous le savons, prétendait avoir un droit de souveraineté sur les fleuves platéens, et nul doute que le Brésil ne revendiquât le même droit sur la mer intérieure que forment ces fleuves, si l'annexion de Montevideo mettait dans sa main la clef de la Plata.
Dans cette situation, il y aurait eu péril pour le commerce général et, par conséquent, pour la civilisation de ces contrées, si le territoire de la Bande-Orientale eût appartenu à l'un des belligérants. Le monopole de la navigation ne pouvant être accordé ni au Brésil ni à Buenos-Ayres, il s'agissait de constituer un état de choses qui laissât libre l'accès de la Plata et qui, en même temps, enlevât tout prétexte au cabinet de San-Christoval pour s'immiscer désormais dans les affaires de ce pays.
La solution désirée se trouva indiquée dans le mémorandum de lord Ponsomby, dont l'article 1er porte:
«La Province Orientale sera érigée en Etat libre, indépendant et séparé.»
La combinaison du ministre anglais était la seule, en effet, qui conciliât les intérêts divers engagés dans la question.
D'un côté, les Orientaux ne voulaient être ni Espagnols, ni Brésiliens, ni Argentins, ni Porteños; ils réclamaient le droit de vivre de leur vie propre, en formant une nationalité distincte.
Certes, on ne contestera pas qu'ils fussent fondés, au même titre que les autres provinces émancipées par la révolution, à disposer de leur sort et à obtenir ainsi le bénéfice du sang versé dans la lutte contre les anciens dominateurs du pays.
D'un autre côté, la faiblesse du nouvel Etat offrait toutes les garanties désirables contre la confiscation, à son profit, de la navigation intérieure.
Des négociations furent poursuivies par l'Angleterre, tant à Buenos-Ayres qu'à Rio-de-Janeiro, sur la base du mémorandum de lord Ponsomby. Après deux ans de cette médiation active, on tomba enfin d'accord. Le traité de paix signé à Rio-de-Janeiro, le 27 août 1828, par les ministres plénipotentiaires des deux puissances belligérantes, fut ratifié à Montevideo, le 4 octobre de la même année.
Les articles 1 et 2 du traité portaient reconnaissance de la Bande-Orientale comme État libre et indépendant.
Il n'était pas question, sans doute, dans ce document, d'ouvrir les fleuves aux navires marchands de toutes les nations; mais il faut tenir compte tout à la fois des préjugés économiques dont les parties contractantes avaient hérité de l'Espagne et du Portugal, et de la situation exceptionnelle que le droit monarchique faisait au jeunes Républiques américaines.
Dans tous les cas, ni Buenos-Ayres, ni Montevideo n'avaient à sauvegarder les intérêts commerciaux des États qui les considéraient encore comme des provinces insurgées, et faisant toujours partie du domaine espagnol.
Quant à l'Angleterre, satisfaite du privilége que lui accordait le traité de 1825, elle n'avait rien à désirer actuellement pour elle-même, et rien à demander pour les autres puissances maritimes. Au Congrès de Vérone, ses sympathies pour les nouveaux États de l'Amérique latine s'étaient fermement, loyalement affirmées, et, depuis lors, sa politique, sur ce point, n'avait pas varié. Pourquoi les monarchies européennes avaient-elles persisté dans leurs doctrines absolues, à l'égard des anciennes colonies espagnoles? Chacun récoltait ce qu'il avait semé; c'était justice.
Cependant, il convient de le reconnaître, le traité du 27 août 1828 conclu, nous ne dirons pas sous la pression, mais sous l'influence de la parole énergique de l'Angleterre, constitue un véritable progrès, au point de vue des relations internationales.
Parce qu'elle possédait les deux rives de la Plata, l'Espagne se considérait comme souveraine maîtresse de cette mer intérieure; naturellement, la République Argentine, que la Révolution victorieuse avait substituée aux droits de l'Espagne, avait hérité de la même somme de souveraineté.
Or, d'après un article additionnel du susdit traité, la navigation de la Plata, autrefois propriété exclusive de la couronne de Castille; devenue, depuis 1810, une partie du patrimoine de Buenos-Ayres, était déclarée libre pour les sujets des deux nations belligérantes, pendant une période de 15 années.
Si nous ajoutons que le droit de navigation s'étendait sur les affluents de la Plata et que, forcément, par le fait de son existence, la nouvelle République de l'Uruguay participait aux précieux priviléges que se réservaient le Brésil et Buenos-Ayres, on admettra bien que là, aussi, une brèche venait d'être faite à l'ancien droit féodal, et que cette brèche était assez large pour livrer passage à la doctrine adoptée, 13 ans auparavant, par le Congrès de Vienne.
Montevideo reconnu comme État indépendant, c'était le trait d'union entre les vieilles traditions économiques et les idées nouvelles; c'était, pour ces belles contrées, la garantie diplomatique d'un meilleur avenir; c'était, enfin, la pierre d'attente d'un système général ayant pour but la régénération de l'Amérique latine.
Par les stipulations du traité qu'elle avait élaboré, la Grande-Bretagne n'avait pas seulement accru, au profit de son commerce, l'influence déjà acquise; tout en soignant ses intérêts particuliers, elle venait d'ouvrir à de généreuses populations la voie conduisant aux brillantes destinées qui leur étaient réservées.
La création de l'Etat Oriental marquait donc l'avénement d'une ère de progrès pacifiques, succédant à des siècles d'oppression, à 18 ans d'agitations stériles.
Désormais, la civilisation européenne allait veiller, avec l'Angleterre, à la porte de l'estuaire platéen, conviant les citoyens des bas et des hauts territoires à s'unir pour la sainte croisade de la liberté et du travail, qui produisent l'ordre et la prospérité, contre la superstition, les préjugés, l'ignorance, qui engendrent la misère et l'anarchie.
Tels étaient les magnifiques résultats que promettait le traité du 27 août 1828; ces résultats, tout indiquait qu'ils auraient été obtenus, sans l'aveugle ambition d'un despote rusé.
L'indépendance de Montevideo--devenue le palladium du commerce platéen--représenta dès lors, avec le traité de 1825, la base de la politique anglaise dans ces contrées. Aussi, lorsque, après la défaite de Rivera, à India-Muerta, cette indépendance parut être menacée, le cabinet de Saint-James n'hésita pas à tirer l'épée pour la défendre.
La France possédait depuis plusieurs années de justes motifs de plainte contre le dictateur argentin.
Les deux puissances européennes s'entendirent pour une action commune, bien décidées, l'une et l'autre, puisque l'occasion leur en était offerte, à poser la grave question de navigation fluviale, et à la résoudre dans le sens de l'acte final du Congrès de Vienne.
IV
Le traité Mackau, et ses conséquences.
Nous sommes arrivés à la partie fondamentale de ce travail, à la partie qui représente la pierre de voûte de notre démonstration.
Ici, hâtons-nous de le déclarer, les preuves abondent; nous allons les puiser à des sources officielles; ce seront des présidents du conseil, des amiraux et des ambassadeurs qui nous les fourniront.
La thèse à soutenir est celle-ci:
Lorsqu'il a enjoint au Brésil de ne pas franchir la frontière orientale, le Paraguay s'est inspiré de la politique anglo-française dans la Plata.
Lorsque, plus tard, après des chocs sanglants sur terre, il lançait ses frêles embarcations de bois contre les navires cuirassés de l'empire esclavagiste, afin d'empêcher cet empire de barrer le Paranà et d'imposer sa domination aux eaux platéennes, le Paraguay suivait fidèlement le sillage tracé dans ces mêmes eaux par l'escadre combinée de la France et de l'Angleterre.
A cette heure, encore, si les citoyens du Paraguay défendent pied à pied le sol sacré de la patrie contre une triple agression: si, tous, serrés autour du chef qu'ils se sont librement donné, ils ont juré de vaincre avec lui, ou de s'ensevelir avec lui sous les ruines de la République, c'est qu'ils sentent bien que l'oeuvre accomplie par l'intervention anglo-française et à laquelle se lie leur existence, comme nation souveraine, est sérieusement menacée.
Quelle est donc cette oeuvre?
C'est l'établissement de l'équilibre platéen avec ses trois garanties essentielles: l'indépendance de Montevideo, celle du Paraguay et la liberté des fleuves.
Il convient de dire comment la France a été amenée, en poursuivant le redressement de griefs personnels sur le territoire argentin, à rédiger, de concert avec l'Angleterre, le programme de cette politique généreuse, progressive, humanitaire; et, aussi, comment ce programme a été exécuté, nonobstant la résistance acharnée de Buenos-Ayres, par les marins et les soldats des deux grandes nations européennes.
Fidèle à son principe, la monarchie de juillet s'était empressée de reconnaître les États américains issus de la révolution de 1810. Moins avisé que celui de la Grande-Bretagne, toutefois, le gouvernement français n'avait stipulé aucuns avantages, demandé aucunes garanties pour ses nationaux, en retour de cette reconnaissance.
Ce fut là l'origine de graves dissentiments qui ne tardèrent pas à altérer les bons rapports de notre pays avec l'État Argentin.
Le vieil adage dit:
«Les affaires ne sont pas choses de sentiment. Traitez-les donc avec votre intime ami, comme si celui-ci devait devenir demain votre ennemi irréconciliable.»
Cet adage est vrai, surtout, pour les affaires politiques, où des intérêts considérables peuvent être compromis par l'omission, dans un traité entre deux États, d'une clause éventuelle, d'une réserve prévoyante, d'un mot limitatif, quelquefois.
Les résidents français à Buenos-Ayres qui n'étaient pas protégés, comme les sujets de la Grande-Bretagne, par des stipulations spéciales, se virent tracassés, molestés de toutes les façons, par un gouvernement inquisitorial, despotique et sanguinaire.
Les lecteurs n'attendent pas de nous une appréciation détaillée et approfondie de l'administration du général Rosas. Tout le monde a entendu parler de cet homme audacieux, cruel et rusé, qui, des rangs les plus infimes, a su s'élever à la direction suprême des affaires de la République, et dont le système de gouvernement reposait sur cette double base: l'assassinat et l'anarchie.
Caussidière faisait de l'ordre avec le désordre.
Rosas pratiquait une doctrine tout opposée; il troublait l'économie sociale de son pays, et consolidait son pouvoir à la faveur de la désorganisation, qu'il développait soigneusement dans les moeurs et dans les idées des populations argentines.
Nous citerons pour mémoire la Mazorca, cette bande d'égorgeurs qui avait pour mission de débarrasser Rosas de ses ennemis et d'entretenir la terreur dans la cité.
Les Mazorqueros, habiles à jouer du couteau, étaient les ministres nocturnes de ce régime infâme auquel--signe honteux du temps!--les représentants de la nation livrèrent par deux fois leur vie et leur honneur (1839-1840).
A quoi bon, pour donner une idée de cette dictature farouche, sinistre, inexorable; à quoi bon évoquer le souvenir des généraux Quiroga et Lopez, et celui du colonel bolivien Rodriguez, l'un empoisonné, les deux autres assassinés; et, encore, le souvenir des trois frères Reinafé, du général Domingo Cullen, du jeune Maza, fusillés; du publiciste Varela, du président de la haute cour de justice, Manuel Maza, poignardés tous deux, ce dernier, par Rosas lui-même, dit-on?
Toutes les appréciations, tous les commentaires seraient pâles devant le tableau suivant, dressé par Rivera Indarte, et relatif au nombre des victimes du tyran argentin, pendant une période de 14 ans:
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Empoisonnés Égorgés Fusillés Assassinés Total: |
4 3,765 1,393 722 --------- 5,884 ====== |
Cinq mille huit cent quatre-vingt-quatre existences humaines supprimées sur un signe, dans le but de consolider le pouvoir du despote de Buenos-Ayres!
En présence de ces sanglants sacrifices, froidement ordonnés et servilement accomplis, on n'accusera pas M. Deffaudis d'avoir assombri la situation, lorsqu'il dit dans sa dépêche, à la date du 27 mars 1847:
«Le traitement national à Buenos-Ayres consiste à être taxé, dépouillé, enrégimenté, emprisonné et égorgé, selon le bon plaisir du maître.»
Tel était le régime que Rosas imposait aux Espagnols, aux Italiens, aux Allemands, aux citoyens des autres républiques latines, et auquel il aurait voulu entièrement soumettre nos nationaux.
En 1837, les causes de mésintelligence qui existaient déjà entre le gouvernement français et le dictateur argentin s'étaient encore multipliées, et tout faisait présager une rupture prochaine.
La rupture éclata, en effet, en 1838.
Le décret de Lavalle (1829), qui rendait le service militaire obligatoire pour tous les hommes valides, indistinctement, qu'ils fussent étrangers ou nationaux, devint la goutte d'eau qui fit déborder le vase des colères contenues.
Oubliant que le refus de Lavalle, de retirer ce décret, avait nécessité l'attaque de l'escadre argentine par la frégate française la Magicienne, et que notre action hostile avait déterminé la chute de ce chef, Rosas exhuma le décret de 1829 et voulut le faire exécuter.
Cette prétention, et une autre non moins excessive qui consistait à s'approprier le règlement de certaines successions françaises, sous prétexte que tous les enfants nés sur le territoire argentin sont, de fait et de droit, citoyens argentins, abstraction faite de la nationalité de leurs pères; ces deux prétentions, disons-nous, venaient couronner l'odieux système d'impôts exorbitants, de contributions forcées, de spoliations audacieuses, d'emprisonnements arbitraires, de condamnations effrontées, pratiqué par Rosas envers, ou plutôt, contre l'immigration étrangère.
A nos compatriotes pressurés, molestés, pillés, ruinés, jetés dans des cachots où, parfois, ils succombaient aux mauvais traitements, comme Bache; arrachés nuitamment de leur domicile, brutalisés, puis égorgés dans la rue, comme Varangot, on voulait imposer encore la dette du sang et, de plus, la dénationalisation de leurs enfants!
C'en était trop.
Malgré sa répugnance à se lancer dans des complications lointaines, la monarchie de juillet se résolut à prendre en main la défense de ses nationaux. Le blocus de Buenos-Ayres fut signifié le 28 mars 1838, et le 11 mars de l'année suivante, l'État Oriental, notre allié de fait 37 déclara la guerre à la République Argentine.
Il n'entre point dans notre plan de raconter les incidents de cette campagne, entreprise par le cabinet dont M. Molé était le chef; faiblement poursuivie par le maréchal Soult, et à laquelle mit fin le traité de Mackau, le jour même où M. Thiers cédait sa place, dans les conseils du roi, à M. Guizot.
Nous nous contenterons de relever, dans la convention du 29 octobre 1840, les dispositions qui démontrent l'excellence de la thèse que nous avons adoptée; mais, constatons d'abord, avec M. de Brossard, l'importance des intérêts français engagés dans la Plata. On appréciera mieux alors le préjudice causé à notre commerce par le système, tyrannique à l'intérieur, agressif au dehors, de Rosas, et, partant, la nécessité où se trouvait notre gouvernement d'exiger des garanties sérieuses de protection pour nos nationaux.
Notre commerce général, pour la période comprise entre 1827 et 1836, donne la moyenne annuelle suivante:
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Importations Exportations Total |
3,800,000 fr. 3,500,000 " ------------ 7,300,000 " |
Le mouvement de notre commerce spécial, pendant la même période, est ainsi indiqué sur les documents officiels:
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Importations Exportations Total |
3,400,000 fr. 3,300,000 " ------------ 6,700,000 " |
Ces résultats sont considérables, si l'on considère l'état continuel d'agitation et de trouble que les partis opposés entretenaient dans l'Uruguay, et, encore, les divisions intestines de la République Argentine et le régime oppressif qu'y avait établi le général Rosas; toutes circonstances peu favorables au développement des relations extérieures. Mais, telle est l'attraction qu'exercent ces contrées sur notre commerce que, à l'époque même où le blocus était établi devant Buenos-Ayres, le mouvement français d'importation et d'exportation, dans la Plata, se traduisait par des chiffres plus élevés encore.
Voici le tableau officiel de ce mouvement pour l'année 1839:
COMMERCE GÉNÉRAL:
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Importations Exportations Total |
6,000,000 fr. 5,000,000 " ------------ 11,000,000 " |
COMMERCE SPÉCIAL:
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Importations Exportations Total |
5,000,000 fr. 4,000,000 " ------------ 9,000,000 " |
Maintenant, veut-on connaître le rang qu'occupait notre marine marchande, dans le classement des nations qui avaient des relations suivies avec ces régions lointaines? Notre pavillon distançait tous les autres, dans une proportion de 78 pour cent; il représentait donc les 8 dixièmes, à peu près, de la navigation de la Plata.
Ces chiffres ont une incontestable éloquence.
En dehors de la triple question d'humanité, de dignité, de justice, qui obligeait la monarchie de juillet à protéger ses nationaux dans leurs biens et dans leur vie, se posait, s'imposait, devrions-nous dire, la double question commerciale et maritime.
Toutes ces considérations réunies décidèrent les ministres de Louis Philippe à accentuer davantage leur politique, dans les rapports de la France avec la République Argentine.
Le blocus de Buenos-Ayres, la prise de l'île de Martin Garcia par nos marins, l'envahissement de l'Etat Oriental par Echague, la victoire de Cagancha, remportée par Rivera, les opérations des généraux alliés, Paz, Lavalle, Lamadrid, qui commandaient les forces d'Entre-Rios et de Corrientes, placèrent Rosas dans une situation critique, d'où le rusé Gaucho se tira momentanément, en signant le traité Mackau.
Nous trouvons dans ce document la preuve manifeste que l'idée de l'équilibre platéen, idée primitivement anglaise, sans doute, et qui avait reçu un commencement d'exécution, en 1828, par la création de l'Etat Oriental, avait été adoptée en principe par le cabinet des Tuileries.
En effet, une lettre de M. Thiers, publiée dans le Constitutionnel du 16 mai 1846, nous apprend que «les instructions de M. de Mackau lui enjoignaient d'exiger une indemnité pour les Français qui avaient souffert des cruautés de Rosas... et des conditions honorables pour nos alliés. Ces alliés étaient de deux espèces: les insurgés de Buenos-Ayres... lesquels avaient reçu des subsides de nous, et l'Etat de Montevideo, qui était un allié, agissant avec nous comme un Etat indépendant. Pour les uns, il y avait à obtenir une amnistie; pour les autres, une garantie d'existence.»
Naturellement, le plénipotentiaire français s'inspira des instructions qu'il avait reçues; aussi l'article 3 du traité du 29 octobre stipule une amnistie pour les Argentins insurgés, en même temps que l'article 4 dit textuellement: «Il est entendu que le gouvernement de Buenos-Ayres continuera à considérer en état de parfaite et absolue indépendance la république orientale de l'Uruguay, de la manière qu'il l'a stipulé dans la convention préliminaire de paix conclue, le 27 août 1828, avec l'empire du Brésil, sans préjudice de ses droits naturels, toutes les fois que le demanderont la justice, l'honneur et la sécurité de la Confédération Argentine.»
Interpellé à la chambre des pairs au sujet de la réserve qui termine l'article 4, M. Guizot en a précisé ainsi la portée, dans la séance du 15 janvier 1842:
«Le sens que nous attachons à cet article, c'est que le gouvernement de Buenos-Ayres est tenu de respecter l'indépendance de la République de l'Uruguay, et de ne point conquérir cette république, de ne point se l'incorporer, de ne point en faire une province de la Confédération, sans que, cependant, il lui soit interdit, comme cela peut se faire entre Etats indépendants, de faire la guerre à la République de l'Uruguay, si l'honneur et la sécurité de la Confédération Argentine l'exigent.»
Dans son rapport présenté, le 17 décembre 1849, à l'Assemblée législative, M. Daru a dissipé les dernières ombres que pouvait laisser subsister encore la rédaction de l'article 4. La pensée du gouvernement est mise en pleine lumière dans ces franches et loyales paroles:
«Cette réserve ne peut changer la signification de l'article lui-même. Il y avait là évidemment deux droits consacrés: celui du général Rosas d'intervenir, les armes à la main, si son intérêt ou son honneur le lui commandait; celui de la France, d'examiner si le gouvernement argentin, sous prétexte de venger son honneur ou de servir ses intérêts, ne porterait pas atteinte à l'indépendance de l'Etat Oriental.»
Mais ce droit que la France se réserve, de protéger Montevideo, au besoin, contre l'astucieuse politique du tyran de Buenos-Ayres, le dénierait-on au Paraguay qui a besoin pour vivre qu'on respecte les garanties d'existence, exigées par M. Thiers pour l'Etat Oriental en 1838, et accordées depuis par les traités? On oublierait alors que le Paraguay est placé dans le cas de légitime défense, du moment où l'on attaque la République de l'Uruguay.
En 1840, la diplomatie européenne n'avait pas encore admis le Paraguay au rang des nations. L'indépendance de Montevideo, à laquelle se rattachait l'intérêt général du commerce, représentait, à cette époque, la première garantie essentielle de l'équilibre platéen. C'est pour maintenir cette garantie que la France, armée de l'article 4 du traité Mackau, se tenait prête à agir, dans l'hypothèse d'une agression injustifiée de la part de Rosas.
On acquerra bientôt la preuve que les ministres de Louis Philippe se montraient bien avisés, en prenant leurs précautions, dans la prévision de complications futures.
Que signifiait donc réellement l'article 4 du traité Mackau?
Cet article contenait l'injonction formelle adressée au gouvernement argentin «de respecter l'indépendance de la République de l'Uruguay et de ne point conquérir cette république, de ne point se l'incorporer, de ne point en faire une province de la Confédération», sous peine de se heurter contre les forces de la France.
Que disait le casus belli posé au Brésil, en 1864, par le maréchal Lopez?
Exactement la même chose que l'article 4 du traité Mackau.
Jusqu'ici, on le voit, la politique suivie par le Paraguay est bien identique à celle que la France et l'Angleterre ont inaugurée sur les rives de la Plata.