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La politique du Paraguay: Identité de cette politique avec celle de la France et de la Grande-Bretagne dans le Rio de La Plata

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V

Établissement de l'équilibre platéen.

La paix à tout prix, pourvu que l'accord existât avec l'Angleterre, telle était la devise de la monarchie de juillet.

Cette politique effacée, qu'on a si cruellement caractérisée en l'appelant une halte dans la boue, produisait de déplorables effets dans la Plata, où elle paralysait l'action de nos agents.

Les instructions envoyées de Paris à l'amiral Massieu de Clerval, qui commandait la station française du Brésil et de la Plata, portaient textuellement:

«Revenus à la position de neutres, entre Buenos-Ayres et Montevideo, depuis la signature de la convention du 29 octobre 1840, nous devons et nous entendons conserver cette position. Telle est aussi la règle formelle des obligations imposées au chef de la station navale, dans toutes les éventualités présentes et futures de la guerre engagée entre les Républiques Argentine et de l'Uruguay.»

Louis Philippe avait déterminé la limite que ses ministres ne devaient jamais dépasser, par cette formule pittoresque dans laquelle il avait condensé sa volonté:

«Des notes, souvent; des blocus, quelquefois; des pantalons rouges, jamais.»

Rosas connaissait-il la résolution arrêtée dans les conseils de la monarchie, de ne plus engager sérieusement le drapeau de la France?

Il y a lieu de le croire, lorsqu'on se rappelle l'audacieuse soustraction accomplie, en 1840, dans les archives du consulat général, à Montevideo, d'une dépêche originale du maréchal Soult. Cette dépêche, qui exprimait la pensée secrète du gouvernement français, coûta, dit-on, 50,000 francs au dictateur argentin.

Celui-ci trouvait donc jusque dans nos rangs des agents dévoués à ses intérêts; dès lors, il ne serait pas étonnant que le mot de Louis Philippe lui eût été rapporté, et qu'il fût instruit des dispositions exactes du cabinet des Tuileries au sujet des affaires de la Plata.

Du reste, les ménagements excessifs dont il se voyait l'objet auraient suffi pour lui révéler le sens des instructions envoyées de Paris, aux représentants de la politique française dans ces contrées.

L'attitude pleine de réserve de nos agents et l'esprit de conciliation qu'ils apportaient dans leurs rapports avec le dictateur, apprirent donc à celui-ci qu'il n'avait pas à redouter, pour le moment, une action énergique de la part de la France. Cette conviction enhardit Rosas et le poussa à ne plus garder de mesure pour atteindre son but; ce but, nous le connaissons.

Rosas n'oubliait pas l'utile concours que nous avait donné l'Etat Oriental, en mettant ses ports à la disposition de notre escadre. C'est la concession de cette base d'opérations qui nous avait permis de rendre effectif le blocus de Buenos-Ayres. Rosas conservait dans le coeur cet amer souvenir; mais il était une chose, surtout, qu'il ne pouvait pardonner à Montevideo, c'était sa prodigieuse et toujours croissante prospérité.

Favorisé par sa position spéciale à l'embouchure de la Plata, position qui fait de ce port l'intermédiaire naturel entre l'Europe et les populations de la rive gauche, Montevideo n'a besoin que de la paix pour développer immédiatement et considérablement les éléments de richesse qu'il possède. Trois années lui avaient suffi--de 1838 à 1841--pour augmenter de 60,000 immigrants le nombre de ses citoyens, et pour tripler presque le chiffre de ses revenus qui, de 5 millions de francs, s'étaient élevés à 12 millions.

L'activité et le travail français avaient principalement contribué à produire ces magnifiques résultats.

D'après M. de Brossard, qui était à même, on le sait, de puiser ses renseignements aux sources officielles, 8,000 seulement de nos compatriotes résidaient, en 1841, à Buenos-Ayres, tandis que la colonie française de Montevideo comprenait, à la fin de cette même année, un nombre approximatif de 25,000 âmes; en tout, 33,000 individus qui avaient droit, sur les deux rives de la Plata, à la protection du drapeau français.

Naturellement, le développement de nos relations commerciales avec l'État Oriental avait accompagné le mouvement progressif de cette immigration sur la rive gauche de la Plata.

La balance en notre faveur qui était,

en 1838, de
atteignait, en 1842, le chiffre de
2,215,755 fr.
5,413,859 fr.

De même pour notre navigation, qui comprenait:

En 1839, 56 bâtiments jaugeant ensemble 10,040 tonneaux
En 1841, 90 bâtiments jaugeant ensemble 15,230 tonneaux
En 1842, 195 bâtiments jaugeant ensemble 40,950 tonneaux

Le jeune diplomate qui a publié les Considérations historiques et politiques sur les Républiques de la Plata, ajoute à ce sujet:

«La seule année 1842, pendant laquelle nos relations avec la Plata avaient repris leur cours normal, donne un mouvement commercial de 37,500,000 francs.»

Par ce rapide aperçu, on comprendra combien devait être profonde la jalousie haineuse de Rosas. Ce mauvais sentiment avait grandi chez lui, en raison de la prospérité inouïe de Montevideo.

Les prétextes de guerre contre la pacifique, mais brillante rivale de Buenos-Ayres, ne manquèrent pas au dictateur argentin. Excipant de la réserve qui terminait l'article 4 du traité Mackau, Rosas prétendit que la sécurité de la Confédération était compromise par la présence de Rivera sur le siége présidentiel de l'Uruguay, et que «les véritables et durables garanties de paix ne se trouveraient que dans le rétablissement de l'autorité légale, violemment expulsée.»

Cette autorité légale, que le Gaucho effronté prenait ainsi hautement sous sa protection, était celle de don Manuel Oribe, président démissionnaire depuis le 20 octobre 1838.

Pour mieux apprécier la nécessité où la France et l'Angleterre se trouvèrent d'intervenir, en 1845, sur les rives de la Plata, et, aussi, la vigoureuse détermination que dut prendre le Paraguay, en 1864, contre la ligue formée par les ministres brésiliens et le général Mitre, il convient d'insister sur la politique cauteleuse, envieuse, perfide, que les pouvoirs publics, à Buenos-Ayres, n'ont cessé de pratiquer à l'égard de l'État Oriental, depuis la proclamation de son indépendance.

Pendant sa longue dictature et jusqu'au jour de sa chute, Rosas n'a eu qu'une pensée: absorber ou ruiner Montevideo.

«Oribe, dit M. de Brossard, n'était qu'un prétexte pour Rosas; le but réel de ce dernier était la ruine, l'annexion ou, tout au moins, l'asservissement indirect à son influence de l'Etat Oriental.»

«Cette question de la présidence d'Oribe ou de Rivera, dit, à son tour, M. Massieu de Clerval, dans sa dépêche à l'amiral Lainé, n'est qu'un prétexte que prend Rosas pour rester dans un état de guerre qui convient à sa politique.»

C'est parce que Oribe était l'instrument docile de ses projets ultérieurs, que le dictateur de Buenos-Ayres l'avait soutenu dans sa lutte contre Rivera. Après la journée de Palmar (10 juin 1838), où il fut battu par son compétiteur, ce président oriental comprit, enfin, que l'opinion n'était pas avec lui; il résigna alors un pouvoir qu'il devait en grande partie à l'influence de Rivera, et se retira à Buenos-Ayres, auprès de celui dont les conseils l'avaient perdu.

Rosas accueillit généreusement le vaincu de Palmar; il l'admit dans son intimité, afin de se l'attacher davantage et, comme il lui fallait pour le moment un ministre implacable de ses vengeances, il le plaça à la tête de son armée.

Oribe, vainqueur de Lavalle au Quebrachito, en 1840, et une deuxième fois à Famalla, en 1841, mit en pleine déroute, le 6 décembre, à la bataille de l'Arroyo-Grande, son rival détesté, Rivera, qui commandait les insurgés argentins.

La médiation amicale de la France et de l'Angleterre avait été précédemment repoussée. Les ministres de ces deux puissances, le comte de Burde et M. de Mandeville, réclamèrent plus énergiquement la cessation des hostilités. La réponse de Rosas aux protestations du second et aux menaces du premier, fut l'ordre donné à Oribe de franchir l'Uruguay et de se porter sur le territoire oriental.

Le 16 février 1843, l'armée argentine prenait ses positions de siége devant Montevideo, en même temps que l'escadre de Buenos-Ayres bloquait les ports de la République.

Les lecteurs remarqueront que la tactique fut la même en 1864, pour arriver à l'envahissement de la Bande-Orientale. La seule différence qu'on est en droit de signaler, dans la trame ourdie à ces deux époques par les ennemis de Montevideo, se trouve dans la manière dont les hostilités furent engagées.

Rosas proclamait hautement son intention de rétablir Oribe sur le fauteuil présidentiel, et, en vue du but indiqué, il mettait ses forces de terre et de mer à la disposition de celui qu'il appelait son allié.

Mitre et les ministres de Dom Pedro II, au contraire, préparaient les voies, mais sans oser avouer leurs projets. Tout en conservant des relations diplomatiques avec l'État Oriental, ils fournissaient sournoisement des armes et des subsides à l'homme sinistre qui avait déjà vendu son pays au Brésil.

Ces menées ténébreuses ne prirent fin que lorsque le Paraguay eut arraché les masques. Alors eut lieu l'explosion de la mine dont la poudre avait été fournie, et par Buenos-Ayres et par Rio-de-Janeiro.

Mais, répétons-le, au fond, la tactique était la même en 1864 qu'en 1843. A chacune de ces deux époques, le complot s'appuyait également sur la trahison.

L'Oriental Florès avait accepté la honteuse mission d'introduire les bataillons esclavagistes au sein de sa patrie, tout comme l'ex-président Oribe, à la tête de l'armée argentine, s'apprêtait à conquérir Montevideo, pour soumettre ensuite cette ville au joug de Buenos-Ayres.

Les intérêts du commerce et ceux de l'humanité se trouvaient donc sérieusement compromis par la marche d'Oribe en avant.

Malgré la résolution prise de maintenir sa neutralité, la France ne pouvait pas oublier qu'elle avait prescrit à ses agents «de ne pas souffrir que dans cette lutte armée, non plus que dans la guerre civile qui pourrait s'en suivre sur le territoire de l'État de Montevideo ou de Buenos-Ayres, les intérêts et les personnes de nos compatriotes aient à éprouver la moindre atteinte 38

Note 38: (retour) Instructions données les 12 et 23 mars 1842, à l'amiral Massieu de Clerval.

Dans cette circonstance encore, les événements furent plus forts que la volonté humaine, et la France, d'accord avec la Grande-Bretagne, releva le défi de l'insolent Gaucho.

Mais, nous le demandons à nos contradicteurs, n'est-ce pas cet exemple qu'a suivi l'héroïque Paraguay lorsque, ne comptant ni le nombre, ni la puissance de ses ennemis, il a volé au secours de Montevideo?

La France et l'Angleterre avaient déjoué les projets de Rosas, favorisés par la complicité d'Oribe; le Paraguay voulait faire échouer la perfide combinaison de Mitre et du cabinet de San-Christoval, servie par la complicité de Florès.

Le Paraguay,--qu'on lui reproche sa témérité, si l'on veut, mais qu'on lui accorde, du moins, le tribut de sympathique admiration que mérite sa généreuse initiative; le Paraguay s'est levé pour défendre l'oeuvre de la France et de l'Angleterre, qui consacre son existence.

Nous avons dit que cette oeuvre--l'établissement de l'équilibre platéen--reposait sur trois garanties essentielles: l'indépendance de l'État Oriental, l'existence indépendante du Paraguay, et la liberté de navigation des affluents de la Plata.

Le traité du 29 octobre 1840, en plaçant l'indépendance de Montevideo sous la protection directe de la France, donnait la première de ces garanties; la seconde ne pouvait exister qu'avec la troisième, et celle-ci, momentanément acquise, après la victoire d'Obligado, n'a été réellement obtenue qu'un an après la chute de Rosas.

Il va être péremptoirement démontré, toujours à l'aide de documents officiels, que la liberté des fleuves, non admise encore, en 1869, par le Brésil, ne l'oublions pas, et la reconnaissance du Paraguay, étaient bien, avec l'indépendance de Montevideo, l'objectif de l'intervention anglo-française.

Le dernier point, relatif à l'Etat Oriental, n'a plus besoin d'être traité; il s'affirme avec une évidence égale à l'importance des intérêts commerciaux dont les deux grandes puissances venaient prendre la défense.

Le deuxième, qui a trait à la reconnaissance du Paraguay, dépend absolument du premier. Et, en effet, on ne pouvait songer à créer diplomatiquement ce nouvel Etat qu'après lui avoir assuré les moyens de vivre et d'exercer sans obstacle son initiative souveraine.

Pour Montevideo, comme pour le Paraguay, la liberté de navigation était la condition essentielle de l'équilibre que la France et l'Angleterre se proposaient d'établir dans la Plata.

On comprenait excellemment à Paris, comme à Londres, que la complète pacification de ces belles contrées ne serait jamais obtenue, et que leur développement industriel, commercial, moral--moral surtout--ne cesserait pas d'être entravé, tant qu'on n'aurait pas eu raison des prétentions persistantes de Buenos-Ayres, sur la propriété exclusive des fleuves et des territoires qui avaient appartenu à l'ancienne vice-royauté de la Plata.

Aussi, toutes les instructions données à leurs agents, par les ministres français et anglais, portent la trace de cette préoccupation. Il y avait là un problème dont la solution importait à l'avenir de vastes territoires à peine explorés, presque inconnus pour la plupart, et qui offraient à l'activité sociale un magnifique champ d'exploitation.

Dans la pensée des hommes d'Etat qui dirigeaient la politique des Tuileries et celle du Foreign-Office, cette solution ne pouvait être obtenue que par l'application du principe qui avait prévalu dans le Congrès de Vienne. Le moment propice était arrivé d'une revendication solennelle, faite au nom de l'intérêt général des nations, sur un domaine usurpé, depuis près de quatre siècles, par une politique ombrageuse et oppressive.

Comme l'avaient fait le Rhin, le Weser et le Pô; le Paranà, le Paraguay et l'Uruguay devaient, enfin, renverser leurs barrières fiscales et s'ouvrir au commerce et à la civilisation.

«L'objet important pour les parties médiatrices, celui que, surtout, on ne doit pas perdre de vue un seul instant, c'est la conservation de l'indépendance de Montevideo. L'honneur de l'Angleterre, comme celui de la France et du Brésil, est engagé à soutenir cette indépendance.»

Tel est le langage de lord Aberdeen dans les instructions qu'il donnait au plénipotentiaire anglais, le 25 février 1845; mais le noble lord ajoutait immédiatement:

«Si on réalise l'espérance conçue par le gouvernement de S. M. Britannique et par celui de France, de terminer les hostilités par une médiation amicale, alors je me disposerai à vous transmettre des instructions pour unir vos efforts à ceux du ministre de France, pour assurer la libre navigation de la Plata et de ses affluents... vous aurez soin de ne prendre aucun engagement qui puisse lier le gouvernement de S. M. Britannique et l'empêcher de négocier par la suite sur un sujet d'un aussi grand intérêt

M. Guizot partageait entièrement les vues de lord Aberdeen, au sujet des importants débouchés que procurerait au commerce européen l'ouverture des fleuves.

Dans une de ses dépêches à M. de Saint-Aulaire, notre ambassadeur à Londres, le ministre de Louis Philippe disait:

«Nous ne pourrions que demander, comme une conséquence de notre intervention, l'application des principes établis par le Congrès de Vienne, pour la libre navigation des rivières, à celles qui descendent des frontières du Brésil et du Paraguay, pour se jeter dans le Rio de la Plata.»

M. Guizot reprenait cette thèse le 22 mars 1845; il écrivait alors:

«Il est encore convenu que s'il était possible de profiter de la situation qui va commencer pour obtenir que les affluents de la Plata soient ouverts à la libre navigation, les représentants des deux grandes puissances s'occuperont de cette question...»

«Nul doute qu'il serait avantageux d'ouvrir au commerce européen ces grands canaux fluviaux qui pénètrent au coeur même de l'Amérique du Sud; mais il serait imprudent d'augmenter, dès le commencement, par une exigence quelconque, le malaise et la défiance du gouvernement argentin.»

La marche de la médiation est ainsi arrêtée: d'abord, cessation des hostilités et conservation de l'indépendance de l'Etat Oriental; puis, comme conséquence rationnelle, de l'intervention, application des principes établis par le Congrès de Vienne.

La recommandation de lord Aberdeen est tout aussi formelle: réserver l'action de son gouvernement pour de futures négociations sur un sujet d'un aussi grand intérêt.

Le principe de la liberté fluviale était nettement posé dans l'article 5 du projet que les plénipotentiaires français et anglais avaient mission de présenter au gouvernement de Buenos-Ayres.

On connaît sur ce point l'opinion exclusive de Rosas.

Ne pouvant obtenir le retrait des troupes argentines du territoire de l'Uruguay, les ministres alliés ordonnèrent le blocus de Buenos-Ayres, le 18 septembre 1845. Le 17 novembre, l'escadre anglo-française pénétra dans le Paranà et, le 20, elle écrasa sous le feu de son artillerie l'armée buenos-ayrienne qui occupait la pointe d'Obligado.

Ce beau fleuve, sur lequel le despotisme du dictateur argentin prétendait exercer à jamais une domination absolue, venait d'être ouvert par le canon des deux grandes puissances européennes. La force avait fait triompher le droit universel, opprimé lui-même par la force depuis près de 400 ans.

C'est en vain que le cabinet de Saint-James, après l'insuccès des missions Deffaudis et Ousseley, Hood, Walewski et Howden, parut abandonner, malgré les protestations de la Cité de Londres et de la colonie anglaise de Montevideo, la politique généreuse qu'il avait suivie jusqu'alors avec la France; c'est en vain que, cédant à l'influence de son allié, notre gouvernement ordonna, à son tour, la levée de blocus de Buenos-Ayres; mesure malheureuse autant qu'illogique, puisqu'elle avait pour effet de restituer à Rosas le moyen de fermer au Paraguay l'embouchure du Paranà, et d'annihiler ainsi les résultats obtenus à Obligado.

L'article 5 du projet rédigé en commun par les gouvernements de France et d'Angleterre, avait reçu un germe qui ne pouvait plus être étouffé. L'esprit vivifiant des articles 14, 96, 108, 109, 110, 111, 113, 117 de l'acte final du Congrès de Vienne animait cet article; les défaillances momentanées des puissances médiatrices ne parvinrent pas à effacer de son texte la légitime revendication qu'il contenait.

L'ordre du jour du 7 janvier 1850 sur le traité Le Prédour, est la protestation énergique de la civilisation contre cette prétendue souveraineté de Buenos-Ayres sur le Paranà, dont la navigation serait exclusivement une navigation intérieure de la Confédération Argentine 39.

Note 39: (retour) Les mots soulignés sont textuellement extraits du traité Le Prédour, que l'Assemblée nationale a justement refusé de ratifier.

Mais le principe posé dans l'article 5, proclamé à coups de canon à Obligado, affirmé de nouveau par l'Assemblée nationale, le 7 janvier 1850, ne fut réellement et définitivement consacré que par le traité d'amitié, de commerce et de navigation conclu le 4 mars 1853, entre la République du Paraguay et la France, la Sardaigne, les États-Unis et l'Angleterre.

Il n'est pas inutile de constater que Buenos-Ayres n'est entrée que plusieurs années après dans cette voie libérale.

Ici, quelques mots d'explication sont nécessaires.

Le lendemain de la victoire de Monte-Caseros, Urquiza, si calomnié depuis, avait hautement rendu hommage, par son décret du 3 octobre 1852, au principe de la liberté fluviale. Urquiza prit, de plus, des engagements internationaux, en signant avec la France et l'Angleterre le traité du 10 juillet 1853, qui ouvrait le rio Paranà à tous les pavillons.

Malheureusement, ce traité, conclu au nom de la Confédération Argentine, ne pouvait lier Buenos-Ayres qui, depuis la révolution du 11 septembre 1852, avait reconquis son autonomie provinciale et vivait séparée de ladite Confédération. Aussi, le gouvernement provincial de Buenos-Ayres s'empressa-t-il de protester contre la convention du 10 juillet 1853, qui consacre la liberté fluviale. Nonobstant l'opposition diplomatique de cette province, la convention de 1853 produisit ses conséquences rationnelles, par le traité conclu le 29 juillet 1856, entre le Paraguay et la Confédération Argentine.

Quant à la province, isolée, de Buenos-Ayres, son adhésion ne fut acquise aux deux traités de 1853 et de 1856 que lorsque, après sa défaite à Cepeda, elle rentra, à la suite de la paix que le Paraguay avait ménagée, dans le giron de la famille argentine. Il est bon de rappeler, cependant, que le motif déterminant de cette adhésion se trouvait dans une considération toute particulière qui se rattachait à la possession de l'île de Martin-Garcia. Cette position qui commande les principales embouchures du Paranà ne pouvait, en effet, être confiée qu'à un État qui se serait rallié à la doctrine de la libre navigation des rivières.

Cette garantie, Buenos-Ayres devait la fournir à la Confédération, comme celle-ci l'avait donnée diplomatiquement à la France et à l'Angleterre, le 10 juillet 1853 et au Paraguay, le 29 juillet 1856.

Mais, antérieurement à la première de ces dates, les grandes puissances avaient reconquis le terrain perdu depuis la journée d'Obligado. Profitant de l'occasion que leur offrait le décret du 3 octobre 1852, elles avaient agi d'un commun accord pour atteindre, malgré Buenos-Ayres, le triple but poursuivi, en 1845, par l'intervention anglo-française.

Ce but, nous l'avons constaté, fut atteint le 4 mars 1853.

Ce jour-là, l'ombre d'une des plus illustres victimes de Rosas, celle de Florencio Varela, dut tressaillir d'aise dans sa tombe, car le rêve du publiciste patriote venait d'être réalisé. L'équilibre platéen était créé; il reposait sur ses trois bases essentielles: liberté de navigation, indépendance réelle de l'État Oriental, existence assurée de la République du Paraguay.

Désormais, les lecteurs n'ont plus besoin de nous pour conclure.

Il a été démontré dans la première partie de ce travail:

1º Que le Paraguay, en se levant en armes, se proposait de secourir la République de l'Uruguay, menacée par le Brésil;

2º Que le Brésil n'avait pas adhéré au traité du 10 juillet 1853, qui consacre la liberté de navigation, partant, que cet empire, une fois qu'il serait établi à Montevideo, devait, forcément, entraver la navigation de la Plata et de ses affluents, en soumettant leurs eaux au système prohibitif qu'il maintenait au nord de son vaste territoire;

3º Que la conséquence de ce système, sans parler des idées d'usurpation que pouvait nourrir le gouvernement de Buenos-Ayres à l'endroit des régions trans-paranéennes, devait être la ruine complète du Paraguay.

Dans la deuxième partie, nous venons de prouver:

1º Que l'État Oriental a été créé, en 1828, sous l'influence directe de l'Angleterre;

2º Que l'indépendance du même État a été garantie par la France, en 1840;

3º Que la France et l'Angleterre, par leur victoire d'Obligado, par le traité du 4 mars 1853, ont introduit dans le droit américain le principe de libre navigation sur les rivières platéennes;

4º Que le susdit traité, conclu avec le Paraguay, contient virtuellement la reconnaissance de ce pays, comme État souverain et indépendant.

Il reste donc acquis:

D'un côté, que l'équilibre platéen--cette oeuvre profondément démocratique, sociale, humanitaire, de la France et de la Grande-Bretagne--représente réellement le pivot de la politique adoptée, dans la Plata, par ces deux grandes puissances;

De l'autre côté, que le Paraguay, en volant au secours de Montevideo, dont l'indépendance garantit la sienne, en même temps qu'elle garantit la liberté de navigation, n'avait pour but, ne pouvait avoir pour but que la défense de cet équilibre.

Conséquemment, notre proposition qui, d'abord, a pu paraître téméraire, se trouve pleinement justifiée:

Le Paraguay, dans le conflit actuel, a suivi une politique parfaitement identique à celle de la France et de l'Angleterre.

Dans le plaidoyer du 30 septembre 1840, auquel nous avons emprunté notre épigraphe, Berryer a placé cette énergique apostrophe: «Le succès serait-il donc devenu la base des lois morales, la base du droit?»

Ceux-là seuls aux yeux de qui le succès justifie tout, pourront soutenir que le fait d'avoir élevé sa politique à la hauteur de celle de la France et de l'Angleterre, constitue pour le petit Paraguay le péché d'orgueil.

C'est une noble ambition, pourtant, de vouloir, quand on est faible soi-même, faire respecter le droit des faibles et, pour cela, de marcher dans le sillon lumineux tracé par les deux États que leur génie a placés à la tête de la civilisation!

Néanmoins, même considérée comme un crime impardonnable, cette ambition serait trop sévèrement punie si le Paraguay, mutilé, démembré, dépecé, était condamné, lui qu'on a si longtemps appelé la Chine d'Amérique, à ne plus vivre que dans l'histoire sous le nom de Pologne américaine.

Il faut tout prévoir dans une question de cet ordre, même le cas où les héroïques compagnons du maréchal Lopez finiraient par être écrasés sous le nombre toujours croissant de leurs ennemis. Si cette hypothèse venait malheureusement à se réaliser, la suppression de la nationalité paraguayenne livrerait l'estuaire de la Plata à la domination de l'Empire des noirs et retarderait ainsi de cent ans, peut-être, qu'on le sache bien, la régénération de ces belles contrées.

En présence d'une pareille éventualité, les puissances signataires du traité du 4 mars 1853 comprendront-elles, enfin, que la cause du Paraguay est intimement liée à celle de la civilisation, partant, que l'abandon où cette petite république a été laissée jusqu'à ce jour ne pourrait se prolonger sans entraîner des conséquences déplorables.

En l'état, et d'après la logique inexorable des intérêts qui s'affirment cyniquement dans les stipulations du traité du 1er mai 1865, le succès définitif des armes confédérées conduirait à une deuxième édition du partage de 1772. Et lorsqu'on pense au caractère de barbarie que le Brésil a donné à cette guerre (le fait va être établi dans le chapitre suivant), on est fondé à croire que cet acte odieux de spoliation ne serait pas la dernière des iniquités que se propose de commettre un gouvernement qui ne reconnaît d'autre droit que celui de la force victorieuse.

Demandez à l'histoire qu'elle fut la condition à laquelle les Athéniens réduisirent leurs prisonniers megariens; et, aussi, quel fut le destin des Messéniens vaincus par les Spartiates; et, encore, celui des habitants d'Hélos, après la destruction de leur ville par le Laconien Alcamène.

On ignore trop, en Europe, les épisodes hideux qui se sont produits dans la Plata, après chaque rencontre entre les parties belligérantes. En évoquant ces navrants souvenirs, nous apprendrons à nos lecteurs que les chaînes et les couteaux qui ont servi au Yatay et à Uruguayana se trouvent toujours entre les mains de ces noirs abrutis auxquels, à défaut de volontaires patriotes, le Brésil a confié le soin de venger l'honneur du drapeau national. Nous frissonnons en pensant que si des crimes effroyables ont déjà été commis contre les lois divines et humaines, de plus grands attentats encore se préparent.

Voilà pourquoi nous devions avertir les puissances qui ont signé le traité du 4 mars 1853, que leur responsabilité s'aggrave à chaque pas que fait en avant l'armée de l'empire esclavagiste.

Voilà pourquoi, appuyé sur le principe de la solidarité des peuples, nous renvoyons aux quatre points cardinaux ce cri lamentable qui n'avait pas été entendu depuis l'invasion d'Attila, et qui nous arrive des bords des fleuves platéens:

Les Barbares s'avancent!

La civilisation est en danger!



CHAPITRE II




Caractère de barbarie imprimé par les alliés
à la présente guerre.


I

Florida, Paysandù, Yatay, Uruguayana

L'accusation que nous venons de formuler contre l'empire des noirs, pourra paraître exagérée à ceux qui n'ont pas suivi dans tous leurs détails les phases dramatiques du conflit platéen. Malheureusement pour les alliés, il existe des précédents horribles qui justifient cette accusation.

Un honorable membre de l'Institut, M. Frank, donnait dernièrement au collège de France, et dans le langage élevé qui lui est habituel, cette remarquable définition du droit des gens:

«L'histoire du droit des gens n'est pas autre chose que l'histoire des conquêtes de la justice sur la force, de la raison sur les passions, de l'ordre sur le chaos, de l'intelligence sur la matière.»

Il est regrettable que les hommes d'État du Brésil n'aient pas assisté à cette première leçon, consacrée à préciser le rôle de la guerre dans le passé et dans l'avenir. La parole du savant professeur arrivera-t-elle, du moins, jusqu'à eux? Cela est à désirer, dans l'intérêt de la civilisation de leur pays.

Sa Constitution fait du Brésil un État à part, qui, au milieu du progrès universel des moeurs, est resté étranger au mouvement qui a essentiellement modifié la législation des autres peuples. Par le maintien de l'institution servile, cet empire se rattache aux âges sombres où florissait le polythéisme et où la puissance était considérée comme une marque de la protection spéciale des dieux; par son régime économique, il appartient aux siècles féodaux. Naturellement, sa politique subit l'influence de cette double origine.

Comme ce pays catholique professe la doctrine païenne du respect exclusif dû à la force, il ne craint pas de violer le droit, chaque fois qu'il peut le faire impunément, et que cela lui est avantageux. Son alliance a eu cela de funeste pour les généreuses populations de la Plata, qu'elle les a entraînées dans cette voie et qu'elle leur a ainsi fait partager, dans une certaine mesure, cependant, la responsabilité d'actes odieux, qui sont comme un défi jeté à la civilisation moderne par la barbarie antique.

Ce sont des actes de cette nature que nous allons relever pour expliquer, pour justifier les craintes ci-dessus exprimées. Le passé contiendra l'enseignement de l'avenir.

Jusqu'ici, on nous rendra cette justice, nous avons abrité notre opinion personnelle derrière l'appréciation d'hommes impartiaux dont la parole jouit, en ces matières, d'une incontestable autorité. MM. du Graty, Elisée Reclus, J.-B. Alberdi, de Brossard, sans oublier MM. Guizot, Thiers, Aberdeen, Massieu de Clerval, ont fourni, tour à tour, des arguments en faveur de notre thèse. Cette méthode nous paraît bonne; nous continuerons à l'employer. L'appui que nous trouvons chez des écrivains et des hommes d'État, également versés dans la connaissance des affaires de l'Amérique du Sud, nous encourage à poursuivre notre démonstration, en nous prouvant que la voie où nous nous sommes engagé est la seule qui conduise à la vérité. Avec des auxiliaires de cette valeur, nous pouvons légitimement espérer que la conviction qui nous anime sera partagée par nos lecteurs.

Nous avons dit que, aussitôt après l'entrée de l'armée brésilienne sur le territoire oriental, un corps paraguayen avait franchi le Paranà et s'était porté à la rencontre des Impériaux. De son côté, le général Florès opérait un mouvement en avant et investissait Florida. Cette petite place, défendue, par une poignée d'hommes vaillants, subit plusieurs assauts meurtriers. Un des fils de Florès ayant été tué à la tête de la bande brésilienne qu'il conduisait au feu, cette perte exaspéra le général rebelle, qui redoubla d'efforts pour avoir raison de la résistance opiniâtre des assiégés.

Ceux-ci succombèrent enfin sous le nombre.

La formule du grand capitaine: Honneur au courage malheureux! est l'expression du profond respect que ressentent les nations civilisées, en présence des braves que la fortune a trahis, mais qui ont fait leur devoir jusqu'au bout. Ce sentiment de sympathique admiration ne pouvait trouver place dans le coeur du Caudillo qui venait, une deuxième fois, de vendre sa patrie au Brésil. Aveuglé par la haine et par la vengeance, Florès fit traîner sur la Grand'Place les officiers survivants, parmi lesquels quelques sergents, sans oublier le commandant Parragon. D'après ses ordres, ces hommes, dont tout le crime était d'avoir combattu pour le gouvernement légal de leur pays, furent fusillés, PAR DERRIÈRE, comme des lâches!

Florès ne se contentait pas de faire périr les citoyens qui avaient défendu, contre lui, le point du territoire qui leur avait été confié; il essayait encore de flétrir leur noble conduite, en leur infligeant une mort infamante!

La trahison souffletant la loyauté et le dévouement au devoir! N'est-ce pas le renversement de toutes les idées reçues dans les sociétés civilisées? Bien loin d'honorer le courage malheureux et de rendre ainsi justice aux conquêtes de la justice sur la force, de l'intelligence sur la matière, l'exécution du commandant Parragon et celle de ses officiers ne témoigne-t-elle pas d'un souverain mépris pour l'opinion publique, et ce mépris, que signifie-t-il, sinon le culte exclusif de la force brutale?

Le premier pas vers les pratiques de la barbarie a été fait à Florida; le deuxième à Paysandù. Ici, l'outrage au droit des gens a été plus marqué encore.

Le général Léandro Gomès s'était renfermé, avec quelques compagnons, décidés, comme lui, à mourir, dans une petite ville sans murailles, sans arsenal et insuffisamment approvisionnée. Les Orientaux, attaqués à la fois par Florès et par les Brésiliens, étaient dans la proportion de 1 contre 10; néanmoins, par des prodiges de valeur, ils prolongèrent la résistance pendant 50 jours! Ce poste d'honneur que protégeait seulement, en l'absence de remparts, la poitrine de ses défenseurs, finit par capituler. Leandro Gomès rendit son épée à un officier brésilien.

Savez-vous quel fut le sort des hommes qui composaient la garnison de Paysandù?

Rappelez-vous le destin du capitaine Le Clère, qui n'avait, lui aussi, déposé les armes, qu'à la condition d'avoir la vie sauve. L'acte de sauvagerie commis en 1711 eut une deuxième édition en 1865. Au mépris des termes formels de la capitulation, Gomès et ses compagnons furent barbarement égorgés.

Dans notre brochure déjà citée: l'Ouverture de l'Amazone, nous disions, à la page 21: «Grattez le brésilien et vous retrouverez le nègre,» c'est-à-dire l'être abruti qui n'a qu'une idée confuse de l'honneur et qui a perdu à ce point le sentiment du juste et de l'honnête, qu'il ne croit pas déchoir en violant son serment.

A la même page, nous rappelions, en note, l'appréciation émue d'un de nos compatriotes qui appartient à la marine impériale, au sujet de l'exécution des défenseurs de Paysandù. M. Gasquy écrivait les lignes suivantes dans un recueil publié à Paris, sous le patronage du ministre de la marine et des colonies:

«Nous ne pouvons nous défendre d'un sentiment d'admiration pour les nobles victimes du devoir militaire, en même temps que de dégoût et de mépris pour ceux qui les mirent lâchement à mort, ou laissèrent s'accomplir un tel crime à l'ombre de leur drapeau.

«Gomès s'était rendu à un officier brésilien» 40.

Note 40: (retour) Revue Maritime et Coloniale, décembre 1866, page 732.

Ce cri d'indignation devait trouver un nouvel écho, dans un chapitre spécialement consacré à l'énumération des atteintes portées au droit des gens, par les confédérés platéens.

Hâtons-nous d'apprendre à nos lecteurs que le gouvernement brésilien, ne partageant ni l'admiration, ni le mépris du correspondant de la Revue Maritime et Coloniale, a conféré au baron Tamandaré, commandant de l'escadre qui coopérait à l'attaque de Paysandù, le titre de vicomte. Dans son numéro du 5 novembre 1866, le journal de Buenos-Ayres, El Pueblo, rappelle ce brillant fait d'armes du baron de Tamandaré, «jugé digne du titre de vicomte, pour avoir commis la lâcheté de démolir à coups de canon une ville sans remparts, et d'enterrer sous les ruines des maisons la poignée d'hommes qui les défendaient.»

Le marin brésilien qui glissa, nuitamment, à la faveur des brouillards et d'une crue d'eau extraordinaire, devant les batteries d'Humaïta, a reçu comme récompense de cette fuite rapide et, sans doute, glorieuse, le titre de baron. Baron du Passagem, ce n'est que grotesque; vicomte de Paysandù, c'est sinistre!

Après cela, chaque pays apprécie à sa manière l'honneur et le courage.

Nous n'avons pas à exposer le plan de campagne dressé par le maréchal Lopez, et dont le but était de menacer tout à la fois les alliés, au sud par les corps d'armée de Robles, de Duarte et d'Estigarribia, et au nord, par les corps des généraux Barrios et Resquin.

L'inaction inexplicable du corps principal, confié au général Robles, avec la mission de pénétrer hardiment dans le pays ennemi, fut cause que les chefs Estigarribia et Duarte, qui opéraient sur le fleuve Uruguay, eurent bientôt sur les bras toutes les forces de la triple alliance.

Pour comble de malheur, les canonnières brésiliennes dominaient sur l'Uruguay; elles coupaient ainsi les communications des deux chefs paraguayens qui suivaient, l'un, la rive gauche, l'autre, la rive droite du fleuve. Désormais, chacun de ces deux chefs se trouvait réduit à la nécessité de ne pouvoir compter que sur ses propres ressources pour faire face aux événements qui se préparaient.

Le 17 août 1865, le corps du major Duarte, composé de 2,500 hommes, rencontra sur les bords du Yatay l'avant-garde ennemie que Florès commandait. L'avant-garde comprenait 5,000 Orientaux, 3,000 Brésiliens et 1,500 Argentins, dont le chef expérimenté, le général Paunero, brûlait du désir de venger l'échec précédemment essuyé devant Corrientes. Bien qu'ils fussent dans la proportion de 1 contre 4, les Paraguayens acceptèrent le combat.

Nous ne raconterons pas les prodiges de valeur dont le Yatay fut témoin ce jour-là. Un fait suffira pour donner une idée de la brillante audace des soldats du Paraguay. Pendant que les fantassins soutenaient le choc des masses profondes qui les enveloppaient, les cavaliers, ayant Duarte à leur tête, chargeaient impétueusement l'ennemi, coupaient les lignes, culbutaient les rangs et revenaient à leur point de départ, en se frayant de nouveau un passage à travers les bataillons stupéfiés. Trente-deux fois, le Murat paraguayen et ses compagnons exécutèrent ainsi de sanglantes trouées. Ils ne cessèrent de charger que lorsque, tous, hommes et chevaux, furent mis hors de combat.

D'après le journal El Pueblo, de Buenos-Ayres, cette victoire coûta cher aux alliés. Plus de 500 Orientaux et Argentins tombèrent sous les coups de l'ennemi. Deux Brésiliens seulement furent atteints «par deux balles perdues qui portèrent plus loin que d'ordinaire.»

C'est El Pueblo qui parle, ne l'oublions pas.

Les pertes furent, naturellement, plus fortes du côté des Paraguayens. Des 2,500 hommes du corps de Duarte, plus de la moitié gisait sur le champ de bataille; mais, dans quel état, mon Dieu! se trouvaient ces nobles victimes du devoir! L'Evening-Star du 24 décembre 1865 va nous l'apprendre.

Le journal de Londres dit textuellement:

«On peut se faire une idée des atrocités commises par les Brésiliens dans la guerre contre le Paraguay, par les lignes suivantes qui proviennent d'une source privée et tout à fait indépendante:

«Yatay est un nom qui rappelle un sentiment d'horreur à tous ceux qui ont vu le champ de bataille, après le 17 août. C'était un spectacle horrible! Quatorze cents Paraguayens étaient là, sans avoir reçu de sépulture; la plupart d'entre eux avaient les mains liées et la gorge coupée. Comment cela était-il arrivé? Ils avaient été faits prisonniers et, après avoir été désarmés, ils furent égorgés et laissés sur le champ de bataille, tandis que les plus jeunes parmi les prisonniers étaient distribués comme esclaves entre les chefs.

«Tels sont les faits commis par les alliés et restés impunis!»

Non, non, affirmerons-nous à notre tour, de pareilles atrocités ne peuvent pas rester impunies. La réprobation générale qu'elles ont soulevée sur les deux rives de l'Atlantique a commencé le châtiment de ceux qui les ont commises. L'expiation continue pour eux dans les profondes sympathies acquises à leurs victimes et dont la cause, recueillie par l'histoire, vouera à l'exécration des siècles les vainqueurs du Yatay.

L'Evening-Star accuse formellement les Brésiliens, et non pas leurs alliés, de ces hideux attentats; ce qui prouve que si les esclavagistes se sont tenus loin du danger, pendant la bataille, ils ont été les plus ardents à la besogne, lorsqu'il s'est agi d'égorger des prisonniers désarmés et de mutiler des cadavres.

Il ne faut pas que l'indignation qui remplit notre âme nous empêche d'accomplir la tâche pénible que nous nous sommes imposée. Donc, poursuivons notre récit.

Complétement séparé du quartier général par l'inaction coupable de Robles, par la défaite de Duarte et, surtout, par les canonnières brésiliennes qui remontaient le cours de l'Uruguay; menacé tout à la fois par les canonnières, par l'armée de 18,000 hommes; que commandait Mitre, et par la cavalerie de Rio-Grande, le colonel Estigarribia se crut perdu. Sa position était, sans doute, difficile, critique même; elle n'était pourtant pas désespérée. Un coup d'audace pouvait faire cesser son isolement, en lui donnant des alliés dévoués.

S'il avait pénétré sur le territoire oriental, le parti blanco, exaspéré par le massacre de Paysandù et l'occupation de Montevideo par les esclavagistes, aurait couru aux armes et aurait accueilli les Paraguayens comme des libérateurs; si, au contraire, il avait poussé une pointe hardie dans la province de Rio-Grande et proclamé la liberté des esclaves, Estigarribia aurait groupé autour de lui une foule de noirs frémissants, qui l'auraient aidé à repousser, à vaincre, le corps de cavalerie où servaient leurs anciens maîtres. Dans l'un comme dans l'autre cas, des ressources importantes lui auraient été acquises, et, en conduisant vigoureusement les opérations, il aurait fait éprouver à l'ennemi des pertes considérables.

Mais, nous devons le répéter, au lieu de prendre une énergique initiative qui lui aurait procuré des moyens de salut, Estigarribia alla s'enfermer dans la ville brésilienne d'Uruguayana, où il ne tarda pas à être enveloppé par 40,000 hommes. Le chef paraguayen se rendit, avec les 5,500 hommes qu'il commandait, à l'empereur du Brésil.

Nous n'ignorons rien des accusations dont le colonel Estigarribia a été l'objet. On a dit, de l'autre côté du Paranà, que, après la désastreuse journée du Yatay, et en se voyant abandonné sur le territoire ennemi, Estigarribia avait complétement perdu la tête. D'aucuns, plus sévères, ont prononcé le mot de subornation.

Nous nous garderons bien d'intervenir dans un débat d'une nature aussi délicate; d'autant plus que nous ne possédons pas des éléments suffisants de conviction. Ce qui reste établi, toutefois, c'est qu'Estigarribia a commis une faute grave, en n'accomplissant pas, dans la mesure de ses forces, la mission qu'il avait acceptée. Il a compromis les intérêts de son pays, en se jetant dans une place ouverte où la résistance ne pouvait se prolonger, et en paralysant ainsi l'action de la division qui lui avait été confiée.

Dans les circonstances où le Paraguay se trouvait placé, la perte des 5,500 hommes d'Estigarribia, ajoutée à la suppression du corps de Duarte, ne pouvait manquer d'exercer une sérieuse influence sur la marche des événements. Dans tous les cas, coupable de trahison, ou, seulement, d'une impardonnable faiblesse, Estigarribia dut être bourrelé de remords, lorsqu'il connut les lamentables résultats de sa conduite.

Le lecteur, qui sait avec quelle fidélité scrupuleuse les peuples civilisés exécutent une capitulation, s'attend à voir les vainqueurs d'Uruguayana concilier les exigences de leur sécurité, avec le respect que commande le malheur. Comme les Autrichiens de Solferino et de Magenta, et, aussi, comme les Mexicains de Puebla, qui furent internés dans des villes françaises où l'administration pourvut à tous leurs besoins, les Paraguayens d'Uruguayana reçurent, sans doute, pour résidence, une localité éloignée du théâtre de la guerre? Mis désormais dans l'impossibilité de prendre part à la lutte, les subsides ne leur manquèrent pas et ils furent entourés de tous les égards que méritait leur triste position?

Voici quel fut le sort de ces malheureux:

A peine eurent-ils déposé les armes, qu'une nuée de cavaliers s'élança du côté des murailles. C'étaient les farouches mulâtres de Rio-Grande. Chaque peone saisit un jeune Paraguayen, le jeta en croupe derrière lui et le transporta au camp. Le maître venait de prendre possession de son esclave.

Ce fait, incroyable pour un Européen, vrai, pourtant, s'est passé devant une armée rangée en bataille et dont les canons, dont les fusils étaient chargés. Cette armée était commandée par l'empereur Dom Pedro II, le président Mitre et le dictateur Florès. Nous devons ajouter, afin que chacun ait sa part de responsabilité devant l'histoire, que, parmi les officiers qui entouraient S. M. Brésilienne, se trouvaient ses deux gendres, le comte d'Eu--un d'Orléans!--et le duc de Saxe-Cobourg; et encore le général de Beaurepaire-Rohan, un nom appartenant à la vieille, à la chevaleresque noblesse française!

C'est en présence de cet empereur, de ces présidents de République, de ces princes français et allemand, de ces brillants officiers qui représentaient l'élite des trois nations, brésilienne, orientale, argentine; c'est en leur présence, répétons-le, que se produisit cette irruption de barbares. Et ils ne l'ont ni empêchée, ni punie!

Comme les Mégariens dont il a été parlé plus haut, une partie des prisonniers de guerre fut donc réduite en esclavage, malgré les termes de la capitulation, au mépris des droits sacrés de l'humanité.

Que devint l'autre partie de la division Estigarribia?

Conformément à l'article 3 du protocole 41, qui complète le traité du 1er mai 1865, chacun des alliés reçut pour sa part de butin 1,300 Paraguayens qu'il incorpora dans ses rangs, et qui furent ainsi forcés de marcher contre leurs frères, leurs pères, leurs fils, rangés sous la bannière nationale.

Note 41: (retour) Cet article est ainsi conçu: «Les trophées et le butin qui pourra être fait sur l'ennemi seront partagés entre les alliés qui en feront la capture.»

Disons tout de suite que ces malheureux, placés aux premières lignes, au combat de l'Estero-Bellaco, et maintenus par la légion étrangère de Buenos-Ayres, qui touchait leurs gibernes avec la pointe de ses baïonnettes, tombèrent presque tous sous les balles de leurs compatriotes. Ceux-ci durent se résigner à tirer sur eux pour se frayer un chemin jusqu'aux mercenaires de la République Argentine, qui furent sabrés sans pitié et rejetés en désordre sur le gros de l'armée. Les alliés expièrent cruellement, ce jour-là, leur conduite barbare envers leurs prisonniers de guerre. Exaspérés par l'horrible sacrifice qu'ils avaient été contraints de faire à la patrie, au début de l'action, les Hispano-Guaranis n'accordèrent pas de quartier. Le désastre fut complet pour les confédérés. Il est vrai de dire que c'est au prix du sang le plus pur que la victoire resta aux Paraguayens.

Ajoutons encore ce détail navrant, mais qui contient un enseignement utile:

Le 3 novembre 1867, les troupes du maréchal Lopez attaquèrent les lignes formidables de Tuyuty, que gardaient 10,000 Brasilo-Argentins, et firent essuyer de grandes pertes aux alliés.

«Dépôts de munitions détruits; 30 pièces de campagne enlevées; plus de 50 canons de gros calibre encloués; magasins de vivres et d'habillements saccagés, puis livrés aux flammes; 3,000 hommes mis hors de combat, parmi lesquels 365 officiers de tous grades; 1,500 prisonniers; tel a été le résultat de l'attaque de Tuyuty.»

Ces détails ont été fournis par les feuilles platéennes et, entre autres, par la Republica de Buenos-Ayres et par et Siglo de Montevideo. D'après ces journaux, le succès de la journée a été principalement déterminé par une manoeuvre des Paraguayens incorporés, après la capitulation d'Uruguayana, dans les troupes confédérées. Au commencement de l'action, ces prisonniers, inspirés par leur patriotisme, se sont débandés et ont ainsi porté le désordre dans les rangs des alliés.

C'est là la moralité du combat du 3 novembre 1867, et cette moralité, nous avons voulu la dégager en passant. Nous verrons bientôt si la leçon profita aux chefs de la triple alliance, et si, à partir de ce moment, ces chefs renoncèrent à leur abominable système d'enrôlement forcé.

Donc, la garnison d'Uruguayana comprenait 5,530 soldats dont 3,900, incorporés dans les bataillons confédérés, durent se battre contre leurs anciens frères d'armes, et dont 1,630 devinrent les esclaves des vainqueurs.

On croirait lire une légende des temps antérieurs à l'ère chrétienne, lorsqu'on parcourt les documents qui ont trait à ce hideux épisode de la guerre platéenne. Le lecteur, épouvanté, terrifié, indigné, troublé tout à la fois, ne peut se résoudre à croire que de pareils actes de barbarie aient pu se produire en plein dix-neuvième siècle. Malheureusement pour l'humanité, les preuves--des preuves authentiques--abondent; elles ont été recueillies par un publiciste qui a fait une étude spéciale des choses de l'Amérique du Sud, et qui a traité du conflit platéen dans un ouvrage qui a eu l'honneur de la traduction, à Buenos-Ayres même.

Dans cet ouvrage, intitulé: le Brésil, Buenos-Ayres, Montevideo et le Paraguay devant la civilisation 42, M. Charles Expilly énumère, avec pièces à l'appui, les attentats commis par les confédérés contre le droit des gens, depuis le commencement des hostilités jusqu'au moment où son livre fut publié. Les textes reproduits appartiennent à des feuilles brésiliennes, argentines et orientales, la plupart dévouées à la triple alliance: Diario do Rio-de-Janeiro,--el Pueblo,--la Tribuna,--el Siglo,--la Republica;--ils appartiennent aussi à des journaux français et anglais: le Temps,--l'Opinion Nationale,--le Siècle,--la Gazette de France,--les Débats eux-mêmes, si favorables au Brésil, l'Evening-Star, etc., etc., etc.

Note 42: (retour) Le Brésil. Buenos-Ayres, Montevideo et le Paraguay devant la civilisation, par Charles Expilly. Henri Willems et Dentu, éditeurs. Paris, 1866.

Parmi les documents officiels figurent le rapport, nous devrions dire le réquisitoire, du colonel oriental Palleja; un autre rapport de M. Julio Herrera, secrétaire particulier du dictateur Flores, et la protestation motivée, adressée le 20 novembre 1865, par le maréchal Lopez au président Mitre.

Ceux qui ont lu dans l'ouvrage sus-indiqué, de M. Charles Expilly, le passage consacré par le colonel Palleja à l'irruption des cavaliers de Rio-Grande, s'associeront au cri de généreuse indignation poussé par el Pueblo.

Habia que bayonetearlos ó dejarlos hacer.

Il fallait, ou les percer à coups de baïonnette, ou les laisser faire, disait le rapport de l'officier oriental.

--Eh bien! pourquoi ne les a-t-on pas percés à coups de baïonnette? s'est écrié la feuille de Buenos-Ayres.

Le secrétaire particulier de Flores déclare sans vergogne que, sur les 1,500 prisonniers échus au contingent oriental, 450 ont formé le bataillon Elias; 200 ont été attribués au bataillon Florida; 200 à celui du 24 avril; 300 au bataillon Bustamante; 100 à la cavalerie; 80 à l'escorte; 80 aux volontaires de Fidelis. Le reste a été distribué comme asistentes (serviteurs). Les renseignements, on en a la preuve, ne peuvent être plus complets.

Quant à la lettre du maréchal Lopez, c'est la digne protestation d'un chef d'Etat qui a conscience de ses devoirs, et qui rappelle à ceux qui les ont méconnus les principes fondamentaux des sociétés chrétiennes. Ce document, qui se recommande par l'élévation des idées, en même temps que par l'énergie du langage, signale, entre autres atrocités, deux exécutions dont les victimes furent deux blessés paraguayens, le sous-lieutenant Marcelino Ayala et l'enseigne Faustino Ferreira, tombés au pouvoir de l'ennemi, l'un à Salados, l'autre à Bellavista. Au lieu de les secourir, le général argentin Cacères,--ce nom doit être attaché au poteau infamant--les acheva froidement lui-même, parce qu'ils refusaient de tourner leur épée contre leur pays.

La lettre du président paraguayen se termine par la phrase suivante, qui en est la conclusion logique:

«Ce mépris, non pas seulement des lois de la guerre, mais de celles de l'humanité; cette coërcition, aussi barbare qu'infâme, qui place les prisonniers paraguayens entre la mort et la trahison, entre la mort et l'esclavage, est le premier exemple que je connaisse dans l'histoire des guerres, et c'est à Votre Excellence, à l'empereur du Brésil, et au chef actuel de la République Orientale, que revient l'opprobre d'avoir produit et exécuté tant d'horreurs.»

Ce jugement a déjà été ratifié par l'histoire.

C'est en vain que le général Mitre, dans l'espoir de se soustraire à la redoutable responsabilité qu'il a encourue, prétend que les enrôlements de prisonniers ont été volontaires. Premier aveu: il y a eu des enrôlements de ce genre dans l'armée argentine. Quant à soutenir que c'est bien de leur plein gré, que les prisonniers ont repris le fusil confié à leur valeur et à leur loyauté par la patrie paraguayenne, pour s'en servir contre cette même patrie, c'est là une allégation manifestement calomnieuse.

Ce sont ces hommes dont l'indomptable courage, après la sanglante journée du Yatay, a été ainsi apprécié par un des chefs alliés: «Ils ont combattu comme des barbares. Aucun pouvoir humain n'aurait obtenu leur soumission; ils préféraient mourir, plutôt que de se rendre 43.» Ce sont ces hommes à qui l'honneur est plus cher que la vie, témoin Marcelino Ayala et Faustino Ferreira, qui auraient trahi volontairement leur pays, en se plaçant librement dans les rangs de la triple alliance!

Allons donc! Une pareille accusation est tout à la fois monstrueuse et insensée. Il ne manquait plus à la gloire des libérateurs 44 du peuple paraguayen qu'une seule chose, c'est, après avoir égorgé une partie de leurs prisonniers et avoir réduit l'autre moitié en esclavage, d'essayer de déshonorer les glorieux vaincus du Yatay et d'Uruguayana.

Note 43: (retour) Han combatido como barbaros. No hay poder humano que los haga rendir; y prefieren la muerte cierta antes que rendirse.

Lettre de Venancio Florès au président Mitre, 18 août 1865.

Note 44: (retour) Dans la proclamation qu'il a lancée, après le combat du Yatay, le général Florès déclare que les alliés s'avancent en libérateurs, pour briser les fers de leurs frères, les Paraguayens, auxquels ils donneront, après l'expulsion du tyran Lopez, une patrie, une constitution, la liberté!

Cynisme et hypocrisie vont bien ensemble.

C'est en vain aussi que le ministre de la guerre de Rio-de-Janeiro, M. Angelo Muniz da Silva Ferreira, a démenti, dans les Débats du 22 janvier 1866, le double fait d'enrôlement et de réduction en esclavage des prisonniers de guerre. Que les ministres des États confédérés se mettent donc d'accord avec leurs organes dévoués, et qu'ils imposent silence à leurs adversaires, s'ils prétendent continuer à abuser l'opinion.

El Pueblo du 25 octobre 1865 dit textuellement: «L'esclavage est donc le présent que ces infortunés ont reçu de la croisade qui devait les délivrer!»

Le Diario do Rio-de-Janeiro, un journal ami, celui-là, puisqu'il a publié dans son numéro du 25 décembre 1865 la protestation de M. Angelo Muniz da Silva Ferreira, avait imprimé, le 14 octobre précédent, les lignes suivantes:

«Un nouvel envoi de cinq jeunes Paraguayens vient d'arriver à Sant'Anna-do-Livramento (quelle ironie dans ce mot! Livramento signifie délivrance) pour être donnés: un à M. Francisco Pinto Barreto; un autre au lieutenant Cypriano da Corta Ferreira; le troisième au capitaine Antonio Mendez de Oliveira, et les deux autres à M. Antonio Thomez Martins.»

El Siglo de Montevideo (29 décembre 1865) déclare à son tour que, «à cause des fréquentes désertions, tous les Paraguayens INCORPORÉS dans la division orientale seront désarmés, traités comme prisonniers de guerre, et envoyés à Montevideo.»

Et le rapport accablant du colonel Palleja?

Et celui non moins précis de M. Julio Herrera?

Le caractère véridique de ces rapports a-t-il été nié, soit par le président Mitre, soit par le général Florès, soit par le cabinet de San-Christoval?

D'aucune façon.

L'auteur de l'ouvrage intitulé: le Brésil, Buenos-Ayres, Montevideo et le Paraguay devant la civilisation résume son appréciation en ces termes:

«Répétons-le une dernière fois:

»Toutes les protestations, officielles ou officieuses, des présidents, des ministres, des journaux de la triple alliance ne réussiront point à tromper l'opinion.

«Tant que M. Julio Herrera ne sera pas hautement DÉSAVOUÉ par le général-président Florès, et restera son SECRÉTAIRE PARTICULIER; tant que le colonel Palleja n'aura pas été condamné comme CALOMNIATEUR et chassé COMME TEL de l'armée orientale, leurs rapports, qui impriment une flétrissure indélébile aux chefs des armées alliées, seront tenus par tous les esprits impartiaux pour être l'expression vraie d'une indignation généreuse et justifiée.»

Est-il besoin de dire que M. Julio Herrera n'a pas été désavoué, et que le colonel Palleja, loin d'être chassé comme calomniateur de l'armée orientale, a été jusqu'au jour de sa mort un des officiers généraux de cette armée les plus méritants et les plus estimés 45.

Note 45: (retour) Le colonel Palleja, nommé bientôt général, a été tué à la tête de sa division, dans les combats de Tuyuty, le 18 juillet 1866.

«La ville entière, dit le correspondant du Moniteur officiel, a reçu, avec des larmes, sa dépouille mortelle.»

On ne reçoit pas ainsi la dépouille d'un calomniateur!

D'où il faut conclure que les faits horribles, articulés par ces deux officiers, restent à la charge des confédérés platéens.


II

La capitulation du Chaco

Nous n'avons pas fini encore avec ces scènes de barbarie.

Voici un nouvel épisode tout aussi lamentable, qui achèvera de démontrer que l'influence des moeurs esclavagistes n'a pas cessé de prévaloir dans les conseils des chefs confédérés. Or, comme depuis la retraite de Mitre, la conduite de la guerre a passé, des mains du président argentin, dans celles du marquis de Caxias, c'est à ce général brésilien qu'incombe la plus grande part de responsabilité, dans l'attentat inouï que nous allons raconter.

Humaïta venait d'être évacuée, parce que ses défenseurs manquaient de vivres, mais non pas sans que les Paraguayens eussent infligé, avant d'abandonner la place, une sanglante leçon aux troupes alliées.

La bataille du 16 juillet 1868 devant Humaïta, où le corps de 15,000 hommes du général Osorio fut mitraillé à bout portant par l'artillerie paraguayenne et forcé de battre en retraite pour n'être pas entièrement détruit; puis la bataille de Acáyuasá livrée dans le Chaco, le 18 juillet, et où les Argentins, commandés par le colonel Martinez de Hoz, furent, à leur tour, taillés en pièces, avaient réduit les alliés à se renfermer dans leurs retranchements.

La garnison d'Humaïta, victorieuse par les armes, mais vaincue par la famine, se résigna à évacuer le poste qu'elle avait si bien défendu. Après avoir encloué ses canons, elle passa sur la rive droite du rio Paraguay, au nombre de 2,500 hommes, non compris les femmes et les enfants. Là, ces stoïques soldats continuèrent à se battre, malgré la disproportion du nombre, malgré la pénurie de vivres, malgré les ravages que faisait dans leurs rangs l'artillerie de l'armée ennemie, combinée avec celle de la flotte cuirassée. Les malheureux se trouvaient pris entre deux feux.

A différentes reprises, le marquis de Caxias leur fit proposer de se rendre. On pourrait supposer qu'un sentiment involontaire d'admiration pour l'héroïsme de cette poignée d'hommes dictait sa conduite au chef brésilien, si les faits ultérieurs n'étaient venus prouver qu'aucun mobile généreux n'avait inspiré ces démarches, en apparence, pacifiques. Toutefois, les Paraguayens refusèrent formellement de capituler. Le souvenir de leurs frères d'armes du Yatay et d'Uruguayana leur enlevait, non sans raison, toute confiance dans la loyauté des Brésiliens.

La lutte continuait donc pendant le jour; mais, la nuit, des centaines de Paraguayens se pelotonnaient au fond de quelques pirogues qu'on avait réussi à soustraire aux regards de l'ennemi; et ces embarcations, entourées de branchage, ce qui, à la clarté douteuse de la lune, leur donnait l'aspect de ces îles flottantes dont le rio Paraguay est parsemé, transportaient ceux qui les montaient sur l'autre rive de la lagune Verà. Une foule considérable de femmes et d'enfants, et 1,500 soldats à peu près, parvinrent, à la faveur de ce poétique stratagème, qui rappelle la Forêt qui marche, de Macbeth, à rallier Timbó, d'où ils se dirigèrent plus tard vers les nouvelles lignes que Lopez avait établies sur les bords du Tebicuary.

Malheureusement, la flottille fut surprise pendant une nuit plus claire que les précédentes; alors, une horrible boucherie eut lieu. Ni l'âge, ni le sexe, ni la force, ni la faiblesse, ne furent épargnés. Le nourrisson fut égorgé sur le sein ouvert de sa mère, ou roula avec elle dans les eaux ensanglantées du lac.

Il fallait bien venger les honteuses défaites d'Humaïta et de Acáyuasá! Il fallait bien aussi punir les ingénieux auteurs d'une ruse, dont le succès, jusqu'à ce moment couvrait les alliés de confusion, tout en diminuant leur part de butin!

La lutte se prolongea quelques jours encore entre les soldats de la triple alliance et les débris de la garnison d'Humaïta. De nouvelles propositions furent faites, auxquelles il fut répondu par un nouveau refus.

Un matin, cependant, un homme noir s'avança vers la lisière de la forêt où s'étaient réfugiés les Paraguayens. Cet homme tenait à la main une grande croix de bois, pendant qu'à ses côtés on agitait un drapeau blanc. C'était un prêtre.

C'était même plus qu'un simple soldat de la milice sacerdotale; c'était, d'après les feuilles brésiliennes, un dignitaire de l'ordre ecclésiastique, âme d'élite qu'avait profondément touchée le triste sort des soldats paraguayens. Le padre Esmerata--ce nom appartient désormais à l'histoire--remplissait les fonctions d'aumônier, à bord de l'escadre impériale.

Quelques figures hâves apparaissaient par moments, à travers les arbres.

Le ministre d'un Dieu de paix et de charité prononça des paroles en rapport avec son caractère. Il supplia les Paraguayens, qu'il appelait ses frères, de cesser une résistance inutile. La capitulation qu'il leur apportait serait observée scrupuleusement; il le jurait sur le signe sacré de la Rédemption, sur cette croix où le Christ était mort pour le salut des hommes.

Le tableau est tout indiqué.

Les figures hâves sont celles des vedettes qui se sont repliées sous bois, en poussant le cri d'alarme. Bientôt des groupes armés sont accourus, suivis d'autres groupes également menaçants. Les Paraguayens, craignant un guet-apens, se tiennent sur la défensive, le doigt à la gachette du fusil. Mais l'aumônier leur présente la croix, qu'il serre ensuite contre sa poitrine. Cette action et le langage ému qui l'accompagne adoucissent insensiblement ces visages farouches. Les Paraguayens font un pas en avant; ils en font deux. Les femmes devancent leurs frères et leurs époux; finalement, ils entourent ensemble celui qui se dit envoyé par le général en chef et qui leur promet, en son nom, qu'ils seront traités en prisonniers de guerre, en hommes libres, et, surtout, qu'ils ne seront pas contraints de porter les armes contre leur patrie.

Cette scène du grand drame platéen a un caractère incontestable de simplicité grandiose et de majesté imposante 46. Le dénoûment approche.

Note 46: (retour) Cette scène, reproduite par le crayon d'un Brésilien qui accompagnait le padre Esmerata, M. Paranhos, figure parmi les dessins qu'a publiées le journal parisien l'Illustration.

La légende du dessin dit textuellement: «Le Révérend père Esmerata, aumônier de l'escadre brésilienne, exhortant les Paraguayens à se rendre.»

Les Paraguayens ont presque épuisé leurs munitions et ils n'ont pas mangé depuis 50 heures. Pourtant, soutenus par la haine implacable que leur inspirent les envahisseurs de leur pays, ils pourraient, avant de succomber, se préparer de sanglantes funérailles. La parole d'un prêtre suffit pour chasser de l'âme de ces hommes, aussi naïfs que braves et religieux, les conseils d'un désespoir qui ferait de nombreuses victimes.

Le ministre de l'Evangile a vaincu. La capitulation est conclue en présence, disons mieux, avec la garantie de cette croix vénérée, qui éloignait toute idée de parjure et de trahison.

Les Paraguayens ont déposé les armes; ils sont à la merci de leurs ennemis.

Les journaux de la Plata, notamment el Mercantil, el Orden, de Montevideo, et el Pueblo, de Buenos-Ayres, nous ont appris, avec des frémissements d'indignation et de colère, que cette capitulation, consentie sous les auspices de la religion, n'avait pas été plus respectée que celle d'Uruguayana.

Ils étaient encore 1,200, résolus à mourir, et qui s'étaient rendus. Le maréchal Caxias choisit les plus vigoureux et les expédia au Brésil «pour en faire des bêtes de somme,» dit el Mercantil; en d'autres termes, pour devenir esclaves de l'État. Les blessés, les malades et les femmes n'étant pas comptés, il restait un nombre de 500 prisonniers qui furent incorporés dans la légion dite orientale. Il convient de déclarer que cette légion, commandée par le général Castro, n'a d'oriental que le nom 47, ses cadres étant remplis, en dehors de 20 ou 25 Orientaux, par des Brésiliens et par les prisonniers paraguayens d'Uruguayana qui ont survécu au combat d'Estero-Bellaco.

Note 47: (retour) Consulter la proclamation, reproduite ci-après, du maréchal Lopez, à la nation et à l'armée paraguayenne, au sujet des légionnaires rangés sous le drapeau oriental.

Et cette nouvelle atteinte à la parole donnée, aux lois de l'humanité, aux droits de la civilisation, est constatée par les généraux alliés eux-mêmes, dans leurs rapports officiels. Seulement, ces généraux ont renouvelé l'odieuse calomnie imaginée par le président Mitre, à propos de 3,900 Paraguayens d'Uruguayana. Ils ont prétendu que les 500 prisonniers du Chaco s'étaient librement enrôlés dans la légion orientale.

Le maréchal Caxias et le général argentin Gelly y Obes, dont el Orden a publié le rapport, ne réussiront pas mieux que le président Mitre à tromper l'opinion publique à cet égard. Ils ne feront croire à aucun homme sensé que «ces soldats, dont on connaît le patriotisme ardent, qui ont la haine de leurs ennemis et le fanatisme de la cause pour laquelle ils combattent, soient devenus volontairement et si promptement des traîtres 48

Un écrivain sérieux, honorable, et, de plus, dévoué au Brésil, le comte Baril de la Hure, ne nous a rien laissé ignorer de l'immoralité, à peu près générale, dans laquelle vit le clergé brésilien. Cependant, habitué à respecter le caractère sacerdotal, nous répugnons à admettre qu'il se soit trouvé un prêtre assez indigne pour accepter le rôle de comparse, dans l'ignoble comédie que voulait jouer le marquis de Caxias.

«La vie privée de certains prêtres est scandaleuse: le jeu, l'ivrognerie et d'autres passions honteuses, les mettent au-dessous des particuliers les plus répréhensibles à cet égard,» déclare M. de la Hure, après avoir dit que «la simonie est pratiquée presque à tous les degrés de la hiérarchie ecclésiastique 49

Note 48: (retour) L'Étendard, du 11 octobre 1868.
Note 49: (retour) L'Empire du Brésil, par V. L. Baril, comte de la Hure, pages 568, 569.

Malgré ce tableau écoeurant dont l'auteur de l'Empire du Brésil affirme avoir supprimé «les plus odieux côtés,» nous ne pouvons croire, répétons-le, que l'instrument de notre rédemption ait servi à masquer une trahison infâme, et qu'un homme voué au sacerdoce n'ait pas reculé devant la profanation dont cet instrument sacré devait être l'objet.

Tromper systématiquement des hommes libres; les amener par un serment sacrilége à livrer leurs armes, et les vendre ensuite sans remords, comme un immonde troupeau, à leurs ennemis; n'est-ce pas là un acte de simonie au premier chef, un acte qui révolte justement toute créature honnête, à quelque culte qu'elle appartienne?

Il n'est pas possible, répétons-le encore, quelle que soit la dégradation de son âme, qu'un prêtre, même brésilien, se soit souillé d'un pareil forfait. Non, il n'y a pas eu complicité volontaire, et, alors, le ministre du Christ aura été la dupe, lui aussi, de la fausse humanité du maréchal Caxias.

Il nous importe de déclarer, toutefois, pour rester entièrement dans la vérité, que cette opinion est toute personnelle, et qu'elle ne s'appuie sur aucun fait particulier qui la justifie. Le padre Esmerata a-t-il flétri hautement, comme c'était son devoir, du reste, l'exécrable trahison dont il aurait, sans le savoir, préparé les voies? Nous l'ignorons absolument. Dans l'hypothèse où la parole véhémente de l'aumônier brésilien aurait tonné contre l'ignominie des chefs de la triple alliance, le bruit de cette parole vengeresse n'a pas franchi l'Atlantique et n'est point arrivé jusqu'à nous, ce que nous regrettons extrêmement. Nous sommes en mesure d'affirmer, par exemple, que les protestations énergiques adressées par les colonels Martines, Cabral et Gill, au gouvernement argentin, contre l'incorporation des Paraguayens du Chaco dans la légion orientale, n'ont pas obtenu le succès que leurs auteurs en attendaient.

Nous conservons, cependant, un espoir: c'est que l'histoire qui nous a transmis les saintes colères de Las Casas, contre la conduite cruelle des Espagnols à l'égard des Indiens, enregistrera, prochainement, les plaintes indignées du prêtre, dont la déloyauté des chefs alliés a si gravement compromis l'honneur et le caractère. En l'état, une relation exacte de la capitulation du Chaco, écrite par l'auteur de cette capitulation, est seule capable de rejeter sur ceux qui l'ont violée, la grave responsabilité des iniquités que nous venons de raconter. Cette relation, surtout si elle comprend les attentats commis devant Uruguayana, ajoutera un appendice intéressant à l'ouvrage du courageux évêque de Chiapa 50, ouvrage qui produisit une si douloureuse impression dans toute la chrétienté, vers le milieu du XVIe siècle.

Note 50: (retour) Brevissima relacion de la destruccion de las Indias. Seville, 1552.

Cet ouvrage, qui était une réponse à la doctrine d'extermination des Indiens, prêchée par Ginez Sepulveda, a été traduit de l'espagnol, en 1679, sous ce titre: Tyrannie et cruautés des Espagnols, par J. de Miggrode.

Une horrible pensée vient de traverser notre esprit: si cet homme, revêtu des habits sacerdotaux et jurant sur la croix que la capitulation serait respectée, n'était pas un prêtre! Si c'était un de ces malfaiteurs que le gouvernement brésilien a tirés du bagne, pour remplir les cadres de son armée? Quelque incroyable qu'il paraisse, ce fait du recrutement de soldats parmi les gens de sac et de corde qu'a frappés la justice, sera bientôt établi par des preuves irrécusables. Un galérien seul, en effet, a pu concevoir l'idée d'une profanation aussi monstrueuse et y donner suite.

Mais, dans ce cas, le maréchal Caxias qui n'a pas empêché le forçat de remplir son rôle infâme, aurait donc été son complice? On connaît l'axiome de droit: is autor cui prodest. Néanmoins, nous suspendrons notre opinion à cet égard, dans l'espoir que nos révélations amèneront des explications catégoriques, sur l'identité de l'auteur de la mise en scène dont il vient d'être question.

Pour le moment, il nous suffit de constater que la capitulation du Chaco a été indignement violée.

En regard des atrocités commises par les alliés à Paysandù, au Yatay, à Uruguayana et au Chaco, il convient de placer la conduite tenue par les Paraguayens vainqueurs envers leurs prisonniers.

La parole appartient à un journal de Buenos-Ayres, l'Estafeta, qui avait des correspondants sérieux sur les bords du Paranà. Voici ce qu'a imprimé cette feuille, dans son numéro du 22 octobre 1866, 16 jours seulement après le désastre des alliés à Curupaïty, le 22 septembre. C'est un officier de l'armée alliée qui tient la plume, ne l'oublions pas:

«Les Paraguayens à Curupaïty.

»Il est des faits qui honorent et qui méritent d'être inscrits dans l'histoire des peuples, surtout lorsque ces peuples sont privés des éléments de la civilisation, ainsi que le prétendent certains écrivains entachés de partialité. Des faits semblables se racontent sans commentaire, et on laisse au public le soin de les juger.

»La conduite des Paraguayens, après la triste journée du 22 septembre, a été noble et digne. Les nations les plus civilisées de l'Europe pourraient la revendiquer; et, cependant, faux rapports, lettres fabriquées, tout a été employé pour irriter le peuple argentin et pour le porter à repousser toute proposition de paix. C'est ainsi qu'après des mensonges et des calomnies, ayant pour but d'exciter l'horreur et la haine, certains énergumènes politiques, s'adressant toujours au peuple, s'écrient: Est-il possible de faire la paix avec ces sauvages! Guerre! Guerre à mort! Le sang de nos frères nous appelle au Paraguay pour les venger de leurs vils assassins.»

»Et tandis que ces faux républicains poussent le cri de guerre pour exciter le peuple à la vengeance, que font ces sauvages, et qu'ont fait ces prétendus assassins, après la bataille du 22?

»Ils ont parcouru le champ de bataille, secourant les blessés, et leur procurant tous les moyens d'alléger leurs souffrances. Ils ont fait plus encore, car ils ont accompagné ou porté dans leurs bras, pendant la nuit, jusque tout près de notre campement, ceux des blessés qui les en priaient et qui n'étaient que légèrement atteints, afin que, au point du jour, ils pussent être recueillis par les alliés. C'est ce que nous lisons dans les lettres de plusieurs officiers supérieurs. Les Paraguayens ne s'en sont pas tenus là: ils ont recueilli les morts et, avant de leur rendre les suprêmes devoirs, ils ont mis de côté ceux dont la mère patrie réclamait le corps, et ils les ont rendus afin que les familles, inconsolables de n'avoir pu recevoir leurs derniers adieux, eussent au moins la triste satisfaction de déposer ces dépouilles chéries dans leur dernière demeure, pour y venir arroser de leurs larmes la pierre funéraire qui les recouvrira.

»Ainsi se comportent ces ennemis sanguinaires; ainsi se conduisent ces sauvages qui sont l'objet de tant de violentes diatribes, de la part des journaux qui subissent l'influence brésilienne.

»..... Aujourd'hui la lumière s'est faite, et peu à peu le peuple se détrompera. Quant à nous, fidèles à notre doctrine, nous nous efforcerons de l'accompagner dans cette voie qui est la seule qui conduise à la cessation de nos malheurs. C'est ainsi qu'ayant appris la belle conduite des Paraguayens envers les blessés sur le champ de bataille, et particulièrement au sujet des dépouilles mortelles du vaillant commandant Rosetti, nous nous empressons de la faire connaître; c'est pourquoi nous ne craignons pas de dire, que les hommes qui se comportent de cette façon ne sont ni des sauvages, ni des assassins. On ment et on les calomnie, car les sauvages et les incivilisés sont ces journalistes qui, par des paroles trompeuses, veulent pousser le peuple à la vengeance, etc.»

Il résulte de la relation envoyée à l'Estafeta par un témoin oculaire, que la conduite des Paraguayens «a été noble et digne» et que «les nations les plus civilisées de l'Europe pourraient la revendiquer,» tandis que les confédérés platéens, nous venons également de le démontrer, se sont comportés, depuis le commencement des hostilités, comme de véritables barbares qui, n'ayant ni foi ni loi, ne reconnaissent d'autre droit que celui de la force.

Mais, ajouterons-nous aussitôt, quelque expéditive qu'elle soit, la force, même lorsqu'elle s'appuie sur l'impiété, ne procure pas toujours, dans une guerre de conquête, la solution rapide que la Prusse a obtenue à Sadowa. Il peut arriver que, par suite de circonstances exceptionnelles, de calculs erronés, d'obstacles imprévus, l'agresseur soit trompé dans ses espérances, relativement aux résultats immédiats qu'il devait enlever à coups de canon. Le but qu'il poursuivait avec acharnement s'est éloigné, par cette raison que le succès définitif s'est fait attendre. Ce but n'apparaît plus guère qu'au fond d'une perspective assombrie, pendant qu'à l'horizon opposé se forment des nuages menaçants.

C'est là le cas des confédérés, mais principalement celui du Brésil. La guerre contre le Paraguay qui ne devait être qu'une simple «promenade militaire» a compromis, en se prolongeant, la situation commerciale, économique et politique de l'Empire du Sud-Amérique.

Nous ne parlons pas ici du prestige perdu; encore moins de l'honneur du pays qui resterait en souffrance.

Cet honneur existe-t-il réellement dans un Etat où les hommes libres se dérobent au plus sacré des devoirs patriotiques, et chargent de vils esclaves, d'ignobles forçats d'aller, à leur place, venger les affronts qu'a reçus le drapeau national?

La résistance, inattendue, du Paraguay, a donc tari les ressources du Brésil et affecté sensiblement son crédit sur les marchés européens. Comme celui de Buenos-Ayres, l'emprunt tenté par l'Empire n'a pas eu de succès à Londres.

L'organe de la cité et du stock-exchange a poussé le cri d'alarme, en signalant l'énorme dépréciation que subissait le papier du Brésil, et ce cri a été entendu. Dans l'espoir d'une victoire prochaine et décisive, les capitalistes anglais s'étaient risqués jusqu'à verser plus d'un milliard de francs (50,000,000 liv. st.) dans les coffres de l'Empire; mais, en présence d'une baisse toujours croissante (de 27% elle était arrivée à 12%) du papier-monnaie, ils refusaient de fournir les 5 millions de francs par jour que coûtait au Brésil la continuation d'une guerre dont le terme ne pouvait plus être prévu.

Chose inconnue jusqu'alors dans cet Etat dont tous les revenus provenaient de ses douanes, la propriété, sous la pression des circonstances, venait d'être grevée de charges excessives. Chaque maison de Rio-de-Janeiro devait payer un impôt de 27% ainsi réparti: 12% pour le propriétaire et 15% pour le locataire.

On le voit: après le désastre de Curupaïty (22 septembre 1866) le désarroi était grand à ce point que le change qui, au pair, donne le chiffre de 365 reis, s'était élevé jusqu'à 560 reis 51. Naturellement, la situation économique était aussi déplorable à Buenos-Ayres, où le change était coté à 48 et les bons nationaux à 52-1/8. Le papier du gouvernement, avec un bon endos, ne pouvait se négocier qu'à 2% par mois.

Note 51: (retour) Au moment où nous écrivons ces lignes (fin février) le change est encore à 520 reis.

Jamais, il faut bien qu'on le sache, jamais les ruineuses aventures d'un gouvernement aveuglé n'avaient, en provoquant une déconfiance générale, apporté une pareille perturbation dans les affaires. Derrière les faillites quotidiennes du négoce, on commençait à distinguer le spectre hideux de la banqueroute du pays et de plus il y avait à craindre que, dans la liquidation sociale qui était à la veille de s'accomplir, la couronne impériale ne tombât dans la boue sanglante des ruisseaux.

Acculé par ses propres fautes dans une impasse redoutable, que dominait l'imprenable citadelle d'Humaïta, le Brésil pouvait encore opérer une retraite honorable. Il n'avait qu'à reprendre pour son compte les propositions faites par le maréchal Lopez, à l'entrevue de Yataïti-Cora, le 12 septembre 1866, et traiter de la paix avec son généreux ennemi. La voie étant indiquée, il fallait s'y engager résolûment et sans fausse honte, afin de donner au plus tôt satisfaction aux intérêts considérables que la guerre avait compromis.

Que de milliers d'existences humaines, que la mort a fauchées depuis le 22 septembre 1866, auraient été ainsi rendues à l'agriculture et au commerce, pour le plus grand avantage des belligérants eux-mêmes!

Il est vrai qu'en faisant la paix, l'Empire devait, forcément, ajourner la réalisation de ses projets ambitieux, en même temps qu'il confessait publiquement son impuissance à soumettre le Paraguay par les armes.

Mais, d'un autre côté, ainsi que le dit excellemment M. Andrès Lamas, ministre de la République Orientale de l'Uruguay à Rio-de-Janeiro, dans sa dépêche adressée, le 28 février 1867, à M. Antonio Coelho da Sa é Albuquerque, ministre des affaires étrangères:

«La guerre convertie en vengeance, en satisfaction donnée à l'orgueil et à la haine, au désir de ruine et de destruction, est un crime et une atrocité.

»La guerre, poursuit M. Lamas, a ses règles dictées par la raison, l'humanité et la civilisation. Ces règles sont sacrées, parce qu'elles tendent à diminuer l'effusion du sang, à restreindre l'oeuvre de destruction.»

Le ministre de l'Etat Oriental parlait ainsi, à l'occasion de la médiation (médiation providentielle porte la susdite dépêche) offerte aux Etats confédérés par le gouvernement de Washington, afin de mettre un terme à la guerre contre le Paraguay.

La réponse hautaine du Brésil est connue.

«L'honneur national» «la dignité nationale» 52, se refusaient à traiter avec le maréchal Lopez; mais cet honneur, cette dignité n'avaient pas craint de violer au Yatay, à Uruguayana, au Chaco, «ces règles dictées par la raison, l'humanité et la civilisation.» Ce même honneur, cette même dignité ne répugnaient pas, en vue du but à atteindre, à tramer dans l'ombre des complots monstrueux, à dresser des guet-apens perfides: moyens déloyaux, que peut seule adopter une politique matérialiste aux abois, mais que réprouvent énergiquement la conscience publique, le moderne droit des gens, les principes éternels qui régissent les sociétés chrétiennes.

Note 52: (retour) 52: Expressions empruntées au discours prononcé par l'empereur Dom Pedro II, devant l'Assemblée Générale Législative, le 23 septembre 1867.

Et, en effet, sacrifier au but tous scrupules, toute pudeur, toute morale, n'est-ce pas répudier cyniquement ces conquêtes précieuses dont parle M. Frank, et, partant, n'est-ce pas, au milieu du progrès incessant des moeurs, rétrograder jusqu'aux âges de barbarie?

Telle a été la ligne de conduite suivie par les hommes d'Etat de Rio-de-Janeiro, ces Machiavels au teint bistré qui croient être aussi forts que leur modèle parce que, tout en repoussant, avec la Russie, l'emploi des balles explosibles, ils s'inspirent dans leurs actes de la fameuse devise: finis coronat opus, combinée avec cette sentence que Virgile met dans la bouche du sceptique Corèbe:

...Dolus an virtus quis in hoste requirat?

Nous allons établir, pour la complète édification des lecteurs, que les Huns et les Boticudos de la triple alliance ne se sont pas contentés d'abuser odieusement de la force brutale, mais encore qu'ils n'ont reculé devant aucune pratique détestable, y compris l'assassinat, pour ruiner, après avoir terni sa gloire, une noble nation qu'ils se reconnaissaient impuissants à vaincre.


III

Enrôlements des esclaves et des forçats.

Nous avons dit que le désastre de Curupaïty avait suffi pour placer les Etats confédérés dans une situation critique.

Le fait a été prouvé, il n'a pas été expliqué.

Comment la mise hors de combat de 10,000 hommes: 7,000 Impériaux, 3,000 Argentins, peut-elle avoir produit des conséquences aussi graves dans trois pays qui comptent ensemble près de 10,000,000 d'habitants et qui, pour réparer cet échec, pouvaient armer plus de 500,000 hommes?

Ces chiffres ne sont pas fantastiques; nous allons le démontrer, et, en même temps, nous établirons l'énorme disproportion qui existe entre les ressources de la triple alliance et celles du Paraguay.

Le Brésil mesure 4,000 kilomètres de longueur et 3,500 kilomètres dans sa plus grande largeur. Sa superficie totale est de 7 millions 516 mille 840 kilomètres carrés (7,516,840 kilomètres, plus de 14 fois l'étendue de la France, affirme l'auteur de l'Empire du Brésil). Cet empire a 8 millions d'habitants environ, dont 4 millions sont esclaves. Il possède ainsi une population libre de 4 millions, dont la moitié est représentée par les femmes. Nous avons donc un chiffre de 2 millions d'hommes. En abandonnant les 4/5 de ce chiffre pour les vieillards, les enfants et les infirmes, il reste un cinquième de citoyens dans la force de l'âge et qui peuvent, à un moment donné, accourir à l'appel de la patrie en danger. Ce cinquième est de 400,000 hommes.

Nous laissons de côté les esclaves, comme indignes de défendre le drapeau national. Il importe, cependant, de constater, et pour cause, que, à l'occasion, la population serve fournirait un nombre égal de combattants.

La République Argentine possède une superficie territoriale de 175 millions d'hectares, sur laquelle sont disséminées, d'après M. de Moussy, 1,240,000 âmes. En faisant la même opération que pour l'empire esclavagiste, et en laissant de côté les fractions, on obtient un chiffre de 124,000 hommes en état de supporter les fatigues de la guerre.

L'Etat Oriental s'étend sur une superficie de 30 millions d'hectares. Sa population, considérablement réduite par les guerres antérieures avec le Brésil et Buenos-Ayres, les sanglantes divisions intestines et les exils volontaires qui en sont la conséquence fatale; mais, sans cesse alimentée par l'immigration européenne, pouvait être raisonnablement estimée au début du conflit actuel, à 300,000 âmes, soit, d'après la proportion ci-dessus, 30,000 hommes aptes au service militaire.

Récapitulons:

Brésil
(non compris 400,000 esclaves)

République Argentine

Uruguay


Total:
400,000 hommes


124,000 hommes

  30,000 hommes
________

554,000 hommes

que, à un moment donné, les trois États confédérés pourraient mettre sur pied.

Pour résister à des forces aussi considérables, quelles étaient les ressources du Paraguay?

La superficie du territoire paraguayen est la même que celle de la Bande-Orientale: 30 millions d'hectares, comptant environ 1,300,000 habitants. Les femmes étant comprises pour la moitié de ce chiffre, la population virile est représentée par 650,000 individus, dont le cinquième est 130,000.

La base de ce calcul peut être repoussée, car, en temps ordinaire, on ne prend pas un homme sur cinq pour faire face à l'ennemi. Nous avons pressé l'argumentation, en nous plaçant dans le cas extrême où l'honneur national demanderait des sacrifices exceptionnels. Or, nous avons établi, d'après les paroles mêmes de l'empereur Dom Pedro II, que l'honneur national, que la dignité nationale étaient réellement engagés dans cette guerre.

Dans des cas de ce genre, ce n'est pas le cinquième de la population mâle qui est appelé sous les drapeaux; c'est la nation tout entière qui doit se lever en masse pour courir aux frontières. L'enthousiasme populaire de la nation française en 1792 est là pour le prouver.

Du reste, que nous prenions un cinquième ou un vingtième de la population, du moment où nos calculs reposent sur une base commune pour tous les belligérants, nous arriverons toujours à cette conclusion que, en soutenant le choc de leurs ennemis, les Paraguayens se battaient dans la proportion de 1 contre 4 et au delà.

Ce n'est pas tout encore. L'Albion, de Liverpool, nous apprend que, sous le rapport de l'armement, les alliés avaient une supériorité marquée sur leurs ennemis. Ainsi, leur infanterie était pourvue d'armes à percussion et principalement de carabines Minié; leur cavalerie, de la carabine Spenser. L'artillerie du Brésil possédait des canons rayés du meilleur système connu en Europe et en Amérique, et ses monitors portaient des canons Armstrong de 150.

Quant aux Paraguayens, ils n'avaient aucuns navires de guerre à opposer aux cuirassés impériaux. Leur infanterie était, en partie, armée de fusils à silex, et leurs plus fortes pièces d'ordonnance, placées sur les remparts d'Humaïta, consistaient en canons de 68, ancien modèle.

La feuille anglaise ajoute textuellement:

«Complétement séparé du monde civilisé, le maréchal Lopez ne pouvait procurer à ses soldats une partie du bien-être qui abondait chez les alliés. Sa position l'empêchait, soit d'acheter, soit de construire ces navires cuirassés que le marquis de Caxias recevait tout faits, armés et pourvus de tout 53. Il ne pouvait donc baser sa résistance que sur les ressources, incomparablement insuffisantes, qu'offrait le Paraguay. Une ressource, toutefois, ne lui a jamais fait défaut, et elle a suffi pour combler tous les vides: c'est le patriotisme, le courage et le dévoument de ces braves Paraguayens, si mal connus et tant insultés.»

Note 53: (retour) Les monitors brésiliens étaient au nombre de 18, dont plusieurs, entre autres le Brazil et la Némésis (depuis débaptisée) sortaient des fabriques françaises.

La France étant en paix avec les Etats belligérants, on pourrait supposer que son gouvernement a voulu favoriser un de ces Etats, le plus fort, au détriment d'un autre, le plus faible, en ne s'opposant pas à la sortie des cuirassés construits sur son territoire et destinés à agir contre le Paraguay. L'explication de ce fait, hostile, en apparence, est bien facile, et nous nous empressons de la donner.

Sans attendre les réclamations du ministre qui représentait alors, (1865) à Paris, la République Paraguayenne, le gouvernement français ordonna de mettre l'embargo sur le Brazil qui venait d'être construit à la Seyne. Cette mesure, que commandait une neutralité loyale, contraria vivement le cabinet de San-Christoval. Ce cabinet envoya immédiatement en France un ministre plénipotentiaire, ce fameux baron de Penedo que nous avons fait connaître à nos lecteurs, avec la mission d'obtenir la livraison du Brazil. Les négociations entamées à ce sujet réussirent parfaitement, grâce à l'inaction persistante du représentant de l'Etat Paraguayen à Paris. L'embargo fut levé, sans qu'aucune opposition se fut produite, et le Brazil partit pour sa destination.

La Némésis avait été mise sur les chantiers Armand, de Bordeaux, par ordre du même diplomate paraguayen. Par suite de quelles circonstances ce cuirassé, commencé pour le compte du Paraguay, fut terminé aux frais du Brésil, et alla tranquillement rejoindre l'escadre qui opérait sur les rives du Paranà? C'est ce qu'il nous serait impossible de dire. Ce que nous savons, par exemple, c'est que plusieurs autres monitors sont sortis des eaux françaises, postérieurement à la déclaration de guerre, sans que le gouvernement français eût été averti que ces bâtiments appartinssent à l'empire esclavagiste.

Il en a été de même pour les autres cuirassés qui ont été construits en Angleterre. Or, le ministre paraguayen, à Paris, était également accrédité auprès du gouvernement de ce pays. Aucune réclamation ne leur ayant été adressée par le principal intéressé, les gouvernements de France et de la Grande-Bretagne n'ont pas dû intervenir dans une affaire qui conservait à leurs yeux un caractère purement commercial.

Seul, l'ex-ministre du Paraguay, qui se trouve actuellement à Buenos-Ayres, malgré les ordres formels de son gouvernement, pourrait expliquer le silence qu'il a gardé à cette époque; silence extrêmement regrettable, puisqu'il a permis au Brésil de former cette escadre cuirassée qui lui donnait une incontestable supériorité sur ses ennemis, et sans laquelle il n'occuperait pas aujourd'hui la capitale du Paraguay.

Dans les conditions que nous venons d'indiquer, il semble qu'il devait être bien facile pour les alliés de remplacer les 10,000 hommes tombés sous le feu des batteries de Curupaïty, et de reprendre une vigoureuse initiative. Les réserves de l'armée ne suffisaient-elles pas pour rétablir l'avantage, en faveur des gros bataillons? Comme au Paraguay, le patriotisme des citoyens ferait le reste.

Quoique procédant d'une logique sévère, ce raisonnement est victorieusement combattu par les faits qui ont suivi l'échec de Curupaïty.

Nous avons dit quelle était la situation commerciale et économique à Buenos-Ayres et dans la capitale de l'Empire esclavagiste. Un document, provenant d'une source officielle, apprécie en ces termes l'effet produit sur les troupes confédérées par la journée du 22 septembre.

«Avec les restes impuissants de son armée, il (l'ennemi) s'était renfermé, immobile, dans ses retranchements de Tuyuty. Son escadre avait perdu quelques-uns de ses meilleurs vaisseaux cuirassés et n'osait pas se présenter devant nos batteries...

»D'un autre côté, les événements de la guerre le forçaient à nous respecter et à nous craindre, et la résolution de nous subjuguer, si obstinée jusque-là, était fortement ébranlée.

»La guerre lui paraissait donc sans avantage désormais, et la paix devenait pour lui une nécessité 54

Note 54: (retour) Circulaire adressée de Luque, le 28 octobre 1868, par le ministre des affaires étrangères du Paraguay, Luis Caminos, aux gouvernements des puissances amies, au sujet de la guerre et de la conspiration découverte à l'Assomption. Voir à la fin du volume la note A.

On nous dira peut-être: l'auteur de cette pièce a jugé les choses un point de vue des intérêts de son pays; dans tous les cas, il nous est suspect par cela seul qu'il est Paraguayen.

Ce mode de récuser ceux qui peuvent apporter dans la discussion des vérités désagréables, nous paraît trop absolu; mais, n'importe; nous ne nous y arrêterons pas. Bien plus, nous céderons la parole, sur la question qui nous occupe, au ministre d'un des États confédérés.

L'impartialité de celui-là ne sera pas contestée, sans doute.

M. Andrès Lamas, il est bon de l'apprendre au lecteur, est l'ami particulier du président Mitre, sur l'esprit duquel il exerce depuis longtemps une grande influence. Ses sympathies pour le Brésil sont également connues.

Quoique sa résidence fût à Rio-de-Janeiro, comme ministre plénipotentiaire de l'État Oriental, M. Lamas avait quitté son poste pour se rendre à Buenos-Ayres, au moment de la négociation du traité du 1er mai 1865. Après la signature de ce traité, il retourna à Rio, sans même s'arrêter à Montevideo. L'opinion publique lui attribue la pensée première de la triple alliance.

Nous ajouterons encore, afin de bien faire connaître le personnage que nous allons mettre en scène, que M. Lamas avait été désigné par le Brésil à Florès, comme devant être le successeur de celui-ci à la présidence de la République de l'Uruguay. Florès avait promis de soutenir la candidature de M. Lamas, en même temps que Mitre patronerait à Buenos-Ayres celle du docteur Elizalde, dont le dévouement à l'empire brésilien était aussi éprouvé que celui de M. Andrès Lamas.

Ces faits étant établis, nous laisserons parler le diplomate oriental.

Voici ce que nous trouvons dans une note adressée, le 28 février 1867, par M. Andrès Lamas, à M. Coelho da Sa è Albuquerque, ministre secrétaire d'État aux affaires étrangères du Brésil:

«Le traité (celui du 1er mai 1865) a été rédigé sous l'empire d'une illusion que les événements subséquents ont complétement et douloureusement fait évanouir.»

Les événements auxquels il est fait ici allusion, sont ceux qui se sont accomplis devant Curupaïty.

Le ministre oriental ne cache son opinion, ni sur cette guerre, «où, à tort ou à raison, son pays est maintenant engagé,» ni sur le traité «qui contient des clauses qu'il ne convient pas de qualifier

Cet aveu d'un diplomate qui parle au nom de son gouvernement, n'est-il pas la condamnation la plus formelle de la triple alliance? Pourquoi M. Lamas a-t-il rempli un rôle officiel dans cette guerre qu'il désapprouve? Pourquoi a-t-il coopéré à l'exécution de ce traité qu'il n'ose «qualifier?»

Ceci est une affaire à régler entre lui et sa conscience.

Toujours est-il que M. Lamas est revenu loyalement sur sa première opinion, et qu'il demande hautement qu'on accepte la médiation «providentielle» des États-Unis. Lui, qui n'a jamais partagé cette illusion de croire que la guerre contre l'État Paraguayen serait «une simple promenade militaire;» lui, qui sait que l'armée du Paraguay est «la plus disciplinée et la plus aguerrie de l'Amérique,» il reconnaît la nécessité de faire la paix, parce que, dit-il, patriotiquement:

«Aujourd'hui, nous sommes en présence des plus terribles réalités 55

Note 55: (retour) Cette phrase et les mots guillemetés qui précèdent sont extraits de la note du 28 février 1867. Voir à la fin du volume la note B.

Ces terribles réalités, répétons-le, ne sont autres que les désastreux effets produits parmi les populations de la Plata et jusqu'à Rio-de-Janeiro, par la sanglante défaite des confédérés à Curupaïty.

Mais, de l'aveu même des hommes d'État de la triple alliance, la partie était donc perdue pour eux, à partir du 22 septembre 1866?

Ce point représente le pivot de notre argumentation; en conséquence, il importe de l'établir solidement.

La division orientale avait été anéantie. Bien qu'elle figurât encore dans l'effectif, elle n'existait plus que nominalement et à l'état de légende. N'ayant plus de ses nationaux à commander, Florès s'était retiré à Montevideo.

Les troupes argentines, si vaillantes au combat, avaient été décimées maintes fois, et surtout à l'affaire de San Cosme, où elles avaient soutenu, seules, le choc de l'ennemi. A Curupaïty, leur élan avait été admirable; mais, cette magnifique bravoure que les Brésiliens secondaient mollement s'était brisée contre les foudroyantes murailles de la petite citadelle paraguayenne.

Restaient l'armée de terre et l'escadre impériales. Ces troupes avaient été fortement éprouvées, moins par les «balles perdues» dont parle el Pueblo de Buenos-Ayres, que par le choléra, les fièvres et l'acclimatation. Les noirs bataillons du Brésil avaient donc fait des pertes sensibles. Quant aux farouches mulâtres de Rio-Grande, comme, en toute rencontre, ils avaient hardiment chargé l'ennemi, leurs rangs s'étaient considérablement éclaircis. De son côté, l'escadre cuirassée avait perdu, nous l'avons constaté, plusieurs de ses meilleurs bâtiments. Terrifiée, comme l'armée de terre, elle n'osait pas se présenter devant les batteries d'Humaïta.

Tel est l'aspect qu'offrait, après l'insuccès de Curupaïty, l'armée confédérée: cette armée si brillante, si fière, si arrogante à Uruguayana, lorsqu'elle paradait devant l'empereur Dom Pedro, après l'odieux partage des soldats qui venaient de capituler.

Des 40,000 hommes auxquels s'étaient rendus les 5,500 Paraguayens affamés d'Estigarribia, il n'en restait pas la moitié sous les armes et, encore, nous savons si ces troupes démoralisées étaient capables de reprendre une offensive vigoureuse.

Nous n'ignorons pas que le maréchal Caxias, avant d'accepter le commandement de l'armée brésilienne, avait exigé que son gouvernement fît un suprême effort, en vue de remplir les cadres, à cette heure, désespérément dégarnis. Les ministres de Rio-de-Janeiro, qui avaient placé leur dernier espoir dans l'habileté (ce mot ne tardera pas à être expliqué) du pacificateur de Rio-Grande, battirent le rappel sur tous les points du territoire et parvinrent, en effet, M. Lamas nous dira bientôt par quels moyens, à expédier quelques nouveaux contingents sur les bords du Paranà. Mais, ni par leur nombre, ni par l'esprit qui les animait, ces recrues n'étaient capables de changer la face des choses. Pour arracher les forces confédérées à l'état de marasme et de découragement où elles étaient arrivées, il aurait fallu réorganiser les cadres et combler les vides, à défaut de vieux soldats éprouvés, avec des volontaires pleins d'ardeur et d'enthousiasme, prêts à donner leur vie pour la patrie qui les appelait sous les drapeaux.

Or, nous avons signalé, dans un précédent chapitre, les dispositions fort peu belliqueuses des populations argentines; nous avons constaté l'attitude hostile de certaines provinces, la révolte des milices de certaines autres; nous avons prouvé, enfin, que ce n'était qu'en les chargeant de chaînes qu'on parvenait à diriger vers le théâtre de la guerre quelques malfaiteurs tombés dans les traquenards de la police, quelques vagabonds ramassés dans la rue, quelques malheureux arrachés nuitamment à leur famille.

Déclarons tout de suite que les choses se passaient de la même manière au Brésil, mais, cependant, avec un caractère plus marqué d'expédients violents et ignominieux.

Les Argentins ont bien prouvé, trop prouvé, certes, depuis la proclamation de leur indépendance, que le bruit du canon et le heurt des sabres formaient une musique agréable pour leurs oreilles. Leur humeur batailleuse est connue; si, donc, ils n'ont pas rallié l'armée du président Mitre, c'est uniquement parce qu'ils désapprouvaient la politique de ce président, et qu'ils considéraient la guerre contre le Paraguay comme une lutte fratricide, qui ne pouvait profiter qu'à l'ennemi séculaire de la race hispano-américaine.

Au Brésil, au contraire, la guerre avait compté, au début, de nombreux partisans. Mais l'enthousiasme s'était refroidi, à mesure qu'on avait eu à enregistrer un nouveau revers. Après Curupaïty, alors qu'il aurait fallu redoubler d'efforts et s'imposer de plus grands sacrifices, le gouvernement ne rencontra dans les populations qu'apathie et mauvais vouloir.--L'honneur du drapeau était engagé; qu'importe! Le mobile de cet élan généreux qui poussait le peuple paraguayen tout entier aux frontières et qui fait dire à l'Albion, de Liverpool: «En vérité, il est douteux que l'histoire ait jamais présenté un spectacle plus extraordinaire de fidélité spontanée, de courage indompté et de puissance à savoir souffrir»; ce mobile qui s'appelle: l'amour du pays, le souci de sa dignité, le patriotisme, enfin, était un mot vide de sens pour la nation, nous voulons dire, pour l'agglomération brésilienne.

Déjà, nous avons traité cette délicate question dans un autre de nos ouvrages 56, et nous avons démontré que le noble, le viril sentiment de la solidarité des citoyens, pour la défense de l'honneur national, ne pouvait prévaloir sur l'intérêt particulier, parmi des populations abruties, dégradées par l'exercice du pouvoir absolu. Notre indignation éclatait en ces termes:

«C'est la patrie commune, ou, plutôt, c'est une mère éplorée, humiliée, blessée au coeur, depuis la défaite de Curupaïty, qui appelle ses enfants à son secours.

Note 56: (retour) L'Ouverture de l'Amazone. Paris, 1867, pages 8, 9, 19, 11 et 12.

Comme le lien familial n'existe pas pour eux, les enfants font la sourde oreille et ne répondent pas à ce pressant appel.»

Nous citions plusieurs faits à l'appui de notre opinion, entre autres: le refus des gardes nationaux de la capitale de rallier l'armée, et la suspension, pour ce motif, de leurs officiers; les troubles qui venaient d'éclater simultanément à Bahia et à Pernambuco, toujours à l'occasion du service militaire, et, encore, la déplorable nécessité qu'accusait le décret du 6 novembre 1866, de remplacer les volontaires absents par des esclaves immédiatement affranchis.

L'empereur Dom Pedro donnait ainsi l'exemple des sacrifices demandés à la propriété. Le décret susdit libéra 400 esclaves, sur les 25,000 qui composaient le troupeau humain de la couronne.

Nous ignorions, à cette époque, à quelles extrémités plus fâcheuses encore devait être réduit le cabinet de San-Christoval, pour expédier quelques centaines de recrues à l'armée du Paranà. M. Andrès Lamas a déchiré tous les voiles, à cet égard. Dans une deuxième note adressée, le 7 mars 1867, au ministre brésilien Coelho da Sa è Albuquerque, le diplomate oriental expose ainsi la situation:

«Le jour même où est parvenue ici la première nouvelle du DÉSASTRE (le mot y est) de Curupaïty, M. le ministre argentin et moi nous avons exprimé à l'honorable prédécesseur de Votre Excellence la nécessité d'envoyer un nouveau corps d'armée.

»Depuis cette conférence, le Brésil a envoyé de nombreux, mais de petits contingents. Néanmoins, cet effort du gouvernement impérial a suffi à peine pour réparer les pertes qu'a subies et que subit encore l'armée des alliés. La manière dont ces renforts sont expédiés n'est pas de nature à produire le moindre effet moral...

»Il est démontré, du moins pour moi, que l'armée actuelle est, par le nombre, par la composition et par la direction, incapable de donner à la guerre une prompte fin.»

Sans se préoccuper de l'effet que produiraient ses paroles «vibrantes d'indignation contenue et de profonde amertume» (textuel), M. Andrès Lamas s'écrie courageusement:

«Ne fabriquons pas, Monsieur le Ministre, des vérités de convention, d'amour-propre et de courtoisie.

»La vérité est que l'armée ne possède pas de réserves convergeant sur son plan d'opérations, et, ce qui est plus grave, elle ne peut en avoir.

»Dans la situation intérieure du Rio de la Plata, situation amenée par la guerre actuelle, nos Républiques ne peuvent envoyer de troupes nouvelles; au contraire, elles retirent une partie de celles qu'elles avaient déjà expédiées sur le Paraguay...

»Que Votre Excellence ne se blesse pas d'entendre la vérité; qu'elle me permette de dire ce que je vois.

»Aujourd'hui, le Brésil forme les contingents qu'il envoie dans le Paraguay par trois moyens seulement:

»1º L'enrôlement forcé, accompagné de menaces d'une extrême violence. De mes propres yeux, j'ai vu les recrues qu'on amenait de la province de Minas. Elles viennent sous escorte, avec un carcan et une chaîne de fer qui les prennent au cou. Jamais je n'ai assisté à un spectacle plus douloureux!

»2º Les esclaves libérés, en échange de titres de noblesse et de décorations honorifiques 57.

Note 57: (retour) Le bon citoyen qui envoyait un esclave se battre pour lui, recevait la décoration de la Rose ou celle du Christ. Celui qui donnait deux esclaves à la patrie était nommé baron, etc., etc.

»3º Les condamnés au bagne 58

Vous avez bien lu. Nous retrouvons ici les chaînes dont les gouverneurs argentins chargeaient les volontaires qu'ils expédiaient à l'armée nationale; mais avec cette aggravation du carcan, dont l'idée pouvait seule être inspirée par l'usage de la chicote.

Note 58: (retour) Voir à la fin du volume la note C.

Une feuille grave et estimée, de Londres, l'Observer, confirme en ces termes l'appréciation du ministre oriental, au sujet du recrutement forcé:

«Dans certains districts de l'Empire, des troubles se sont produits, parce que les autorités militaires, non contentes de la conscription, ont recours à des moyens exceptionnels, pour enrôler de force les recrues que réclame la guerre.»

Et le journal anglais ajoute, dans le même numéro du 8 mars 1868:

«Des soldats de cette espèce ne sont pas fort à craindre, pour des patriotes aussi indomptables que les Paraguayens.»

La remarque finale est très-juste; elle fait mieux comprendre la démoralisation de l'armée, après l'attaque de Curupaïty; nous n'accepterons cependant, dans les lignes précédentes, le mot exceptionnels, qu'à propos du carcan. Quant aux chaînes dont on chargerait les recrues récalcitrantes, elles sont d'un emploi usuel, grâce au mode adopté pour le recrutement des troupes impériales. On ne sait pas assez en Europe que la presse florit toujours au Brésil, en même temps que l'esclavage, et que les chaînes sont nécessaires pour paralyser la résistance des malheureux qu'on conduit--contraints et forcés--au dépôt de leur régiment.

Nous avons sous les yeux, à cette heure même, un document officiel qui ne laisse pas subsister le moindre doute à ce sujet, en expliquant le peu de sincérité du serment prêté au drapeau.

De 1836, date de sa création, à 1854, le corps de la marine impériale a reçu:

Hommes enrôlés

Sur lesquels:
     Ont déserté
     Retournés, ou capturés

         Perte totale:
2,913


1,668
   717
--------
   951 59
Note 59: (retour) Extrait d'un rapport adressé à l'empereur Dom Pedro II, le 22 avril 1867, par la section de la guerre et de la marine du conseil d'Etat de l'Empire du Brésil. Ce rapport a été approuvé par l'empereur, le 24 août de la même année.

Que pense le lecteur de la composition d'un corps de 2,913 hommes, sur lesquels 1,668--plus de la moitié!--prennent la fuite, afin de se soustraire à l'honneur de servir leur pays?

De 1855 à 1865, le même corps a reçu:

Hommes enrôlés

Sur lesquels:
     Ont déserté
     Retournés, ou capturés

         Perte totale:
3,814


1,706
   896
--------
   810 hommes.

1,706 déserteurs sur 3,814 hommes! 201 de moins que la moitié. C'est égal, c'est encore un joli chiffre, et l'on a la preuve que, dans ce corps d'élite, la tradition des anciens a été précieusement conservée.

De pareils exemples devaient naturellement porter leurs fruits.

La statistique officielle nous apprend que, de 1836 à 1854, 130 volontaires se sont enrôlés dans le corps de la marine impériale; 77 seulement se sont enrôlés de 1855 à 1865. Sur les 130 de la première période, 50 ont déserté; sur les 77 de la deuxième, 37 ont abandonné leur drapeau.

Ici, encore, la tradition a été respectée.

Nous recommandons le chapitre des Désertions au littérateur qui écrira l'Histoire militaire du Brésil. Ce chapitre pourra être dédié à la confrérie de la Sainte-Croix des Militaires, à laquelle est affilié, sans doute, le corps de la marine impériale du Brésil.

Que dire des titres et des décorations que le gouvernement de Rio-de-Janeiro accorde pour prix du sang des esclaves? Ce marché ne vous glace-t-il pas jusqu'à la moelle des os? L'idée est peut-être ingénieuse, de spéculer sur la vanité humaine; mais, convenez-en, quelle déchéance morale! quel raffinement d'égoïsme! quelle absence complète de patriotisme accuse, dans l'agglomération brésilienne, une mesure de ce genre!

Quant à vider les bagnes dans les cadres de l'armée et à charger les forçats de venger l'honneur national, ce serait à ne pas y croire, si le fait n'était affirmé par un ministre de la triple alliance. On se demande avec épouvante de quelle nature est cet honneur, pour être confié aux hommes sinistres que la société--cette société corrompue que nous connaissons--avait été forcée de rejeter de son sein.

Et ces turpitudes, ces infamies, disons le mot: ces crimes ont été commis, en plein XIXe siècle, par l'Etat qui ose se poser comme le propagateur, dans l'Amérique latine, des idées de progrès dont la France est, en Europe, le représentant naturel et reconnu; par un Etat qui prétend défendre, contre le Paraguay, la cause de la civilisation et de l'humanité!

En présence de pareils attentats contre le droit humain, il y a lieu d'être profondément étonné de la persistance que mettent certains publicistes à vanter le libéralisme éclairé de l'empire esclavagiste. Nous le répéterons encore: nous ne voulons pas introduire dans ce débat la question de bonne foi; mais il nous est bien permis de diriger contre la sincérité de nos contradicteurs les deux pointes de ce dilemme:

Ou bien, les rapports de MM. Herrera et Palleja, et aussi, les deux notes de M. Andrès Lamas sont des tissus de calomnies, dont les auteurs méritent d'être voués au mépris de tous les honnêtes gens; ou bien, ces documents sont aussi exacts qu'ils sont authentiques.

Dans le premier cas, il incombe aux plumes dévouées à la triple alliance de démasquer les mauvais citoyens qui, en outrageant sciemment la vérité, ont éloigné de leur pays les sympathies publiques, sur les deux rives de l'Atlantique.

Dans le second cas, nous serons forcé de dire à nos contradicteurs: Ayez au moins la pudeur du silence, si vous ne possédez pas le courage nécessaire pour flétrir, avec nous, les actes de barbarie qui viennent d'être relevés à la charge de vos clients.

Il est désormais démontré, croyons-nous, que les funestes résultats de l'attaque de Curupaïty avaient réduit les confédérés à une impuissance radicale; tellement radicale, que les gouvernements de la triple alliance avaient imaginé cet expédient grotesque de demander--comme le firent, pendant la deuxième guerre de Messénie, les Spartiates aux Athéniens--un général aux Etats-Unis; et cet expédient perfide de provoquer un conflit entre la Grande-Bretagne et le Paraguay, à propos de quelques Anglais que le maréchal Lopez aurait retenus de force sur la rive droite du Paranà 60.

Dès lors, les «terribles réalités» que M. Andrès Lamas avait signalées au ministre Albuquerque, commandaient d'accepter avec empressement la médiation «providentielle» des Etats-Unis; médiation «appuyée par la force morale que lui donnait l'opinion, hautement exprimée, de la France et de l'Angleterre 61

Note 60: (retour) Consulter sur cette question des résidents anglais, les notes D et E qui contiennent la correspondance officielle de M. Gregorio Bénitès, représentant du Paraguay à Paris, avec lord Stanley, secrétaire d'Etat des affaires étrangères de S. M. Britannique.
Note 61: (retour) Note du 7 mars 1867, adressée par M. Andrès Lamas au ministre des affaires étrangères de Rio-de-Janeiro.

Il y a plus:

La résistance, inattendue, du Paraguay, et l'insuffisance des forces alliées, combinées avec la réprobation de l'Europe, l'hostilité latente des Républiques voisines, l'épuisement des Etats platéens, la lassitude des populations du Brésil, dont les énormes sacrifices avaient été «si mal rémunérés» 62; toutes ces causes faisaient de la paix une «nécessité suprême» 63 pour les confédérés.

Note 62: (retour) Même note, du 7 mars 1867.

Pourtant, l'offre de médiation fut repoussée par le Brésil, et aucune négociation ne fut entamée avec la République du Paraguay.

La diplomatie de l'Etat Oriental, soutenue par celle de Buenos-Ayres, avait beau rappeler que «l'alliance avait été faite entre égaux» et protester, en conséquence, contre les procédés de l'Empire, qui «disposait autocratiquement du sang, de la fortune, de l'avenir de ses alliés,» le cabinet de San-Christoval resta «inflexible» dans ses desseins.

L'intérêt commun ne fut pas écouté. La guerre avait perdu son caractère d'utilité générale; elle s'était changée «en un duel à mort entre le Brésil, un Etat, et Lopez, un homme 64

Devant une pareille obstination qui se produisait dans les conditions ci-dessus indiquées, on se demande si le gouvernement brésilien n'était pas dupe d'une déplorable illusion; ou bien, s'il tenait en réserve, pour suppléer au nombre et au courage de ses soldats, un engin exterminateur capable, en quelques décharges, de coucher sur le carreau une division ennemie et de renverser les formidables remparts d'Humaïta?

Le cabinet de San Christoval possédait, en effet, prise dans les arsenaux des âges barbares, une arme plus terrible que la mitrailleuse belge, que les balles explosibles, que les petits canons accouplés de Meudon; une arme qui agit sur une surface plus étendue que le miroir ardent d'Archimède; cette arme, réellement exterminatrice et déloyale, et que, pour cette double raison, les peuples civilisés ont rejetée avec horreur et mépris, se charge la nuit, avec des lingots d'or. Elle déshonore aussi sûrement les gouvernements qui l'emploient, qu'elle détruit les cités et les empires au milieu desquels elle éclate.

Cette arme, c'est la Trahison.

Jeter la désunion au sein de la famille paraguayenne; avilir, en les corrompant, (le Brésil trouve toujours des fonds pour des besognes de ce genre) un certain nombre de hauts fonctionnaires, et amener ces fils dénaturés à égorger leur mère--la patrie!--puis, à vendre son cadavre sanglant à l'étranger, tel est le plan exécrable que conçurent les ministres de l'Empire, après la honteuse défaite de Curupaïty.

Ce plan, inspiré, sans doute, par le hideux et lâche génie de l'esclavage, le Brésil se hâta de le mettre à exécution, afin de réaliser au plus tôt cette navrante prédiction de M. Andrès Lamas:

«Après avoir tué les jeunes, les vieux et les femmes, les alliés se trouveront en face du cadavre du Paraguay 65

Note 65: (retour) Dépêche du 28 février 1867.


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