La Provence: Usages, coutumes, idiomes depuis les origines; le Félibrige et son action sur la langue provençale, avec une grammaire provençale abrégée
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Title: La Provence: Usages, coutumes, idiomes depuis les origines; le Félibrige et son action sur la langue provençale, avec une grammaire provençale abrégée
Author: Henri Oddo
Release date: August 3, 2022 [eBook #68675]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
Original publication: France: H. Le Soudier, 1902
Credits: Laurent Vogel, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
LA
PROVENCE
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
| UN FÉLIBRE AVANT LE FÉLIBRIGE à la cour de la duchesse du Maine, à Sceaux.—Mouret (J.-J.), d’Avignon. Broch. in-18 | 1 fr. » |
| LE CHEVALIER PAUL (lieutenant-général des armées navales du Levant), 1598-1668. Préface
de M. de Mahy, ancien ministre de la Marine. Édition non illustrée, 1 vol. in-18 jésus |
3 fr. 50 |
| — illustrée, 1 vol. in-18 jésus | 5 fr. » |
| DE L’UTILITÉ DES IDIOMES DU MIDI pour l’enseignement de la langue française. Broch. in-8o |
1 fr. 50 |
| LE CHEVALIER ROZE (campagne d’Espagne, 1707; peste de Marseille, 1720). 1 vol. gr. in-8o. Édition illustrée, brochée |
3 fr. 50 |
| — reliée | 5 fr. » |
| LA PROVENCE. Usages, coutumes, mœurs et idiomes depuis les origines jusqu’au Félibrige. 1 beau vol. in-4o avec illustrations. Broché |
7 fr. » |
| Relié | 8 fr. 50 |
POUR PARAITRE PROCHAINEMENT |
|
| AU PAYS DES CIGALES. Contes, nouvelles et légendes provençales. 1re série, 1 vol. in-8o |
3 fr. 50 |
HENRI ODDO
LA
PROVENCE
USAGES, COUTUMES, IDIOMES
DEPUIS LES ORIGINES
LE FÉLIBRIGE
ET SON ACTION SUR LA LANGUE PROVENÇALE
AVEC UNE GRAMMAIRE PROVENÇALE ABRÉGÉE
OUVRAGE ORNÉ D’ILLUSTRATIONS ET DE PORTRAITS
PARIS
LIBRAIRIE H. LE SOUDIER
BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 174
1902
LA PROVENCE
I
LES FÊTES
Histoire.—Caractère.—Mœurs.—Usages.—Fêtes, jeux et coutumes des Provençaux.—Fêtes civiles.—Le Jour de l’an.—Les Rois.—Le Carnaval.—Danse des olivettes.—Les Jarretières.—Les Bergères.—La Cordelle.—Les Moresques et les Épées.—Leis Bouffet, Leis Fieloué.—La Falandoulo.—La Reine de Saba.—Caramantran.—Fêtes religieuses.—La Chandeleur.—Les Rameaux.—La Semaine sainte.—Pâques.—La Pentecôte.—Les Jeux de la Tarasque.—La Fête-Dieu.—La Saint-Jean.—La Toussaint.—Les Morts.—La Noël.—La Messe de minuit.—Leis calénas.—Jeux.—Les Roumerages.—Les Joies.—La Targo.—La Bigue.—Courses d’hommes et d’animaux.—Combats de taureaux.—La Lutte.—Le Saut.—La Barre et le Disque.—Les Boules.—La Cible.—Les Palets.—Mât de cocagne.—Les Grimaces.—Les Cartes.—Le Coq.
Provence! Ce nom, évocation de tout un passé prestigieux dans les arts et les lettres, célèbre dans le commerce et l’industrie, glorieux par ses victoires, sympathique dans le malheur, est gravé en lettres d’or dans l’histoire des peuples.
La place que cette ancienne province a occupée au cours des siècles a été assez importante pour expliquer l’intérêt dont elle a toujours été l’objet de la part des poètes, des romanciers et des historiens. Aujourd’hui, quelques départements représentent ce que fut l’ancienne Provence, et si, mêlée et confondue dans la grande patrie française, avec laquelle elle ne fait plus qu’un tout, elle a perdu une partie de son originalité en perdant sa couronne et le côté pittoresque qu’elle pouvait avoir au temps de ses comtes, du moins elle a acquis le bénéfice de la sécurité. Elle jouit des bienfaits dont la Révolution de 1789 a doté la France lorsqu’elle lui a donné sa devise, qui devrait être celle de l’humanité tout entière: «Liberté—Égalité—Fraternité.» Ces bienfaits, d’ordre surtout économique, n’ont changé en rien l’aspect général de la Provence, qui est restée ce que la nature l’a faite: attrayante par son climat, sa situation admirable, ses fleurs et ses fruits, sa mer de saphir, son ciel bleu et son soleil resplendissant. Ses enfants sont dignes de leurs ancêtres. Comme eux, ils ont gardé l’amour du sol natal, des usages, des mœurs et des coutumes du vieux temps, à peine atténués par les effets de la centralisation et par la civilisation caractéristique de ce siècle. Ils doivent à leur climat un caractère vif et enjoué, ce qui ne les empêche nullement d’apporter dans les affaires sérieuses un esprit de suite et une expérience incontestés.
Afin de mieux faire connaître cette partie si intéressante du sol français, nous remonterons jusqu’à l’époque où la Provence, pays riche et jouissant d’une civilisation avancée, vit son influence décroître après les ravages causés par l’invasion des Sarrasins et par les guerres qui suivirent la mort de Charlemagne.
Les faibles successeurs de ce prince ne purent la conserver et dès lors, séparée de l’Empire, elle fut livrée sans défense aux incursions incessantes des hordes africaines. Elle perdit ainsi, non seulement le rang qu’elle occupait dans le monde, mais aussi un état social intérieur qui avait fait sa renommée au point de vue des lettres et des arts.
Pendant cette période troublée, cette magnifique province, jadis si florissante, n’offrit plus que le spectacle lamentable d’un pays ruiné. A la prospérité matérielle, à la culture intellectuelle avaient succédé la misère et l’ignorance, et le manteau de l’obscurantisme s’étendit sur elle, éteignant les lumières de l’esprit et lassant tous les courages.
Le spectacle qu’elle présente est alors lamentable: ses plaines, naguère couvertes de riches moissons et de villes florissantes, ne sont plus que landes et marais, ou ruines noircies par l’incendie. Les chemins sont défoncés, les ponts brisés; de sombres forêts, qui remontent les pentes des vallées, rendent les communications impossibles. La crainte de l’ennemi a forcé les paysans à construire de nouvelles maisons sur les hauteurs et dans les lieux les plus escarpés, sous la protection des châteaux forts. Ces constructions sont élevées, pressées les unes contre les autres, séparées par des ruelles étroites recouvertes souvent elles-mêmes par une voûte sombre qui supporte d’autres maisons: le tout entouré de remparts et de ponts-levis. Le matin, toute la population s’empresse de sortir pour se disperser dans la campagne et se livrer aux travaux agricoles. Cette campagne, hélas! se borne aux penchants des collines dominées par la forteresse. Plus bas, dans la plaine, il n’y a plus que marais ou forêts, et la culture y est devenue impossible par les incursions qu’y font constamment les Sarrasins.
L’ingéniosité, la patience laborieuse de nos paysans se retrouvent jusque dans l’aménagement de ces collines pierreuses. Ils construisirent des murs en terrasse pour soutenir les terres et y cultivèrent l’olivier, la vigne, le blé et quelques légumes. Des sentiers étroits et pavés de cailloux formèrent des marches, que les bêtes de somme pouvaient gravir, et qui furent en même temps les seuls moyens de communication de l’homme avec ses semblables. Le soir, toute cette population rentrait pour se mettre sous la protection de la citadelle, où nuit et jour veillaient des sentinelles. Bien souvent elles signalaient l’ennemi, et alors la petite garnison sortait pour livrer bataille aux pillards ou protéger la retraite des ouvriers agricoles surpris dans leurs travaux. Ces alertes continuelles, ces combats incessants avaient fini par transformer le caractère de la population, qui passait facilement du travail des champs au métier des armes. Bientôt, sous les ordres de Boson, premier comte de Provence, elle put repousser les hordes barbares et soutenir ses droits contre le comte de Toulouse, qui lui disputait son territoire. Boson, par une sage administration des revenus de la province et la mise en culture des vallées, à l’aide des moines à qui il les avait abandonnées, changea l’aspect de ce malheureux pays, replongé, par près d’un siècle de misère, dans une quasi-barbarie. La sécurité ayant remplacé la crainte, les villes se repeuplèrent peu à peu et le pays reconquit bientôt, par l’énergie et le travail de son peuple, le rang qu’il occupait autrefois. Le régime municipal fut remis en vigueur sous le nom de Consulat. Marseille, Arles, Tarascon furent les premières villes qui s’érigèrent en républiques sous la protection de l’empereur et du pape. Ce fut pour la Provence le commencement d’une réforme politique complète et de la répartition des habitants en trois ordres distincts: clergé, noblesse, tiers-état. Chacun des ordres participait à l’administration, mais dans des conditions différentes. Le tiers-état se composait des bourgeois, des artisans et du peuple, dont les évêques et les abbés étaient les curateurs et les défenseurs, afin que le pouvoir de la noblesse fût pondéré. Enfin, par un acte daté du mois d’octobre 1247, les artisans furent groupés en corporations de métiers, avec statuts et privilèges. Chaque corporation avait à sa tête un chef de métier, qui fut admis dans le corps municipal[1].
Ces dernières améliorations avaient été préparées sous les comtes de Barcelone, qui transformèrent également l’administration. Les mœurs s’adoucirent, la protection accordée aux lettres hâta les progrès de la civilisation, que la maison d’Anjou s’appliqua à étendre à toutes les classes de la société. Le roi René, particulièrement, favorisa le commerce avec l’Italie et l’Espagne, protégea les arts et la littérature, et lorsque à sa mort la Provence fit retour à la France, elle forma l’un des plus beaux fleurons de la couronne de Louis XI.
La description des fêtes religieuses et civiles, des usages, des costumes et des mœurs des Provençaux demanderait un volume entier, surtout si, à l’exposé complet, on voulait joindre un commentaire détaillé. Nous élaguerons du cadre restreint de cet ouvrage tout ce qui est tombé en désuétude, faisant toutefois exception pour les parties du sujet qui, quoique n’ayant pas d’actualité, offrent un attrait particulier.
FÊTES CIVILES
Les fêtes religieuses communes à tous les peuples catholiques se relient à des coutumes civiles populaires, qui diffèrent selon les pays et l’histoire de chaque nation. Ce sont ces coutumes qui, seules, doivent fixer notre attention, parce qu’elles font partie intégrante de l’état social de la Provence et le caractérisent.
Jour de l’an.—Il est spécialement consacré aux visites et aux souhaits de bonne année, comme dans toute la France. L’usage de le célébrer existait chez les Romains, qui s’envoyaient de petits présents désignés sous le nom de Strenæ, d’où le mot Étrennes; on remarquera d’ailleurs que la forme latine est mieux conservée dans le provençal: Estrenos. A Marseille, la période des étrennes commençait la veille de Noël et se continuait jusqu’au jour de l’an. Les femmes pétrissaient des gâteaux appelés Poumpos, dont elles se faisaient des cadeaux réciproques. De nos jours, à l’envoi des bonbons et des jouets, que l’on donne à Marseille comme partout, les gens des classes inférieures ajoutent celui de la Poumpo, qui est d’origine grecque[2]. Dans les communes environnantes, les parents et alliés seuls se font visite au jour de l’an; les personnes étrangères se souhaitent la bonne année dans la rue, lorsqu’elles se rencontrent.
A Maillane, on choisit parmi les familles les moins aisées des enfants qui parcourent le pays et à qui l’on donne un pain. Cette sorte d’honnête mendicité suffit, au dire des habitants, pour éviter la disette pendant toute l’année; l’on a remarqué, en effet, qu’à Maillane il n’y a de mendiants d’aucune espèce. Avant la Révolution, l’usage de donner un pain aux enfants qui venaient vous souhaiter la bonne année existait aussi à Alleins, et le pain était appelé Lou pan calendal.
Les Rois.—La cérémonie du roi de la fève se célèbre le jour de l’Épiphanie. Dans quelques vieilles familles marseillaises, voici comment elle se passe. Le chef de famille, ayant réuni tous les parents et amis autour de sa table, bénit le repas, qui est ordinairement le souper. Au dessert, on apporte sur un plat, que la tradition voudrait d’argent, le gâteau dont les portions, coupées par un jeune enfant, sont mises sous une serviette. Le premier morceau tiré, dit Part de Dieu, est mis de côté pour être donné à un pauvre. Puis, prenant au hasard les autres portions, l’enfant offre la première au chef de famille et continue par tous les convives en terminant par les serviteurs. Celui qui a la fève prend au haut de la table la place du chef de famille et celui-ci lui cède les honneurs auxquels il a droit. Chacun se lève alors et crie: Vive le roi! Après avoir choisi la reine, le couple rend les santés et, le repas fini, ouvre le bal.
Le soir, le roi accompagne la reine jusqu’à son domicile, suivi de tous les invités. Une collecte est faite et le produit remis aux pauvres.
L’idée d’introduire une fève dans le gâteau semble avoir été empruntée aux Grecs, qui donnaient leur suffrage en déposant une fève. Ici l’élection du roi est due au hasard, mais c’est par une fève qu’elle se manifeste.
Il n’y a pas encore bien longtemps que le village de Trets donnait à la fête des rois un caractère religieux. La veille de l’Épiphanie, la jeunesse se rassemblait à l’entrée de la nuit pour aller au-devant des trois Mages, leur portant comme présents des corbeilles de fruits secs. Arrivée à la chapelle de Saint-Roch, elle se trouvait en face de trois jeunes gens costumés comme l’indique l’Écriture. Après avoir reçu corbeilles et compliments, ceux-ci donnaient à l’orateur une bourse remplie de jetons, qu’il emportait aussitôt en courant, pour ne pas partager avec ses compagnons. Il s’ensuivait une course folle qui se transformait en une Falandoulo, dans laquelle le fuyard restait pris.
Le Carnaval.—Le carnaval, qui semble un reste des saturnales, est, en Provence, à peu de chose près, ce qu’il est dans les autres départements français. Cependant, il paraît se rapprocher davantage du carnaval italien, qui a le mieux conservé la physionomie des anciennes fêtes païennes. Quant au nom lui-même, Pasquier le fait dériver de Carne vale (chair, adieu). On retrouve, en effet, ces mots dans le dialecte roman, et le peuple, aujourd’hui encore, les prononce: Carneval.
Danse des Olivettes.—Cette danse, un peu tombée en désuétude, n’est plus conservée que dans quelques localités: Toulon, Aubagne, Roquevaire et Cuges. Autrefois, elle était surtout prisée à Cuges, Aubagne et Gémenos. Son nom lui vient de ce qu’elle coïncidait dans le temps avec la cueillette des olives. Quant à son origine, on l’attribue à la rivalité de César et de Pompée, qu’elle est censée représenter. En conséquence, elle a été réglée ainsi qu’il suit:
Seize jeunes gens, vêtus à la romaine, ayant à leur tête divers officiers désignés par les titres de roi, prince, etc., et précédés d’un arlequin et d’un héraut, marchent sur deux rangs, au son des tambourins, qui jouent une marche guerrière. Ils exécutent différentes figures, telles que la chaîne simple, la chaîne anglaise, le pas de deux, le tricoté. Pendant ce temps, le héraut bat des entrechats et fait des tours de canne, qu’Arlequin contrefait d’une façon burlesque.
Arrivés sur une place publique, les danseurs miment un combat en croisant les épées et les frappant en cadence. Le roi et le prince, c’est-à-dire César et Pompée, vident leur querelle par un duel simulé pendant lequel les danseurs poussent des cris de joie pour souligner la valeur de leurs chefs respectifs, puis se divisent en deux camps; Arlequin se place au milieu. On l’entoure en formant le cercle et en dansant une ronde qui finit par le croisement des épées. On l’élève sur cette espèce de plate-forme comme sur un pavois, et il chante en français le couplet suivant:
On termine par un soi-disant défilé de cavalerie, que l’on imite en chevauchant les épées, et par la passe au cercle, qui se fait avec beaucoup d’agilité[3].
Les Bergères.—Les Jarretières.—La Cordelle.—A peu de chose près, le costume est le même dans ces trois danses. Les hommes, en bras de chemise, ont un petit jupon blanc, très court, garni de rubans; sur la tête, une calotte d’enfant ornée de dentelles. Les femmes conservent le vêtement du pays avec très peu de changements, mais plus élégant et de meilleur goût que celui des hommes. Des airs appropriés se jouent sur le tambour de guerre et le fifre.
Dans la danse des Bergères, les danseurs dévident leurs fuseaux et les danseuses filent à la quenouille en cadence. Dans celle des Jarretières, hommes et femmes, rangés sur deux files, tiennent de chaque main une jarretière, s’enlacent et se dégagent tour à tour. Dans la Cordelle, le jeu est un peu plus compliqué. De l’extrémité d’une longue perche, que l’on place au milieu d’un cercle formé par les danseurs, pendent des cordons ou tresses de diverses couleurs, appelés Cordelas en provençal. Chacun s’emparant d’un cordon s’écarte de façon que tous ces cordons tendus forment un cône parfait. On saute en cadence et l’on forme la chaîne simple, dont le but est d’entrelacer régulièrement les cordons de manière à recouvrir la perche d’une sorte de natte à carreaux dont les nuances doivent correspondre. En dansant en sens contraire, on rétablit le premier motif de cette danse, dont l’effet est charmant.
Ces danses, très anciennes, ont été, dit-on, introduites en Provence par les bergers qui transhument avec leurs troupeaux dans les Alpes, d’où elles seraient originaires. Peu ou pas usitées aujourd’hui, elles exigeaient autrefois des costumes très frais et relativement chers.
Les Moresques et les Épées.—Ces danses, que l’on attribue aux Sarrasins qui, d’après la tradition, voulurent les opposer aux précédentes, s’exécutent encore quelquefois dans le Var, à Fréjus, à Grasse, et aussi à Istres, où les Arabes firent un séjour prolongé.
Dans les Moresques, le costume consiste en une tunique blanche très courte; les genoux sont entourés de petits grelots. Comme c’est surtout le soir qu’on se livre à ces ébats, le danseur tient d’une main une gaule, au bout de laquelle se balance une lanterne en papier de couleur, et de l’autre une orange qu’il présente alternativement à chacune des danseuses qui sont à ses côtés. Puis les hommes et les femmes se mettent sur deux files qui se croisent. Le premier en tête de chaque file fait des gestes fort animés et variés, successivement imités par ceux qui suivent.
La danse des Épées a toujours lieu le soir. La seule différence qui existe entre cette danse et la précédente consiste dans le jeu des épées que l’on brandit et frappe en cadence, de manière à figurer un combat qui a pour objet de défendre ou d’enlever les bergères. La musique se rapproche de celle du boléro espagnol, où les grelots remplacent les castagnettes.
Leis Bouffet.—Leis Fieloué.—La Falandoulo.—Dans les Leis Bouffet, les jeunes gens portent une serviette nouée autour du cou, et un soufflet à la main. Ils sautent l’un derrière l’autre, en manœuvrant avec le soufflet et en chantant des couplets qu’ils improvisent sur un air fort gai consacré spécialement à cette danse.
Les Fieloué, ou quenouilles, semblent une représentation satirique des travers des femmes. Les jeunes gens sont travestis en femmes, leurs costumes sont toujours une exagération des costumes féminins. Ils portent tous de grandes quenouilles enveloppées de papier de différentes couleurs, formant des lanternes dans lesquelles brûlent des chandelles. Leur chaîne parcourt les rues du village en faisant entendre des couplets plaisants sur les quenouilles et les lanternes. Ces danses fort gaies, accompagnées du tambourin et du galoubet, sont anciennes et probablement nationales, mais on ne sait rien sur leur origine.
La Falandoulo est assurément la plus ancienne de toutes, et la plus caractéristique du peuple qui l’a conservée. Le nom lui-même est absolument grec et le sens qui lui est donné exprime bien cette phalange ou troupe d’individus liés les uns aux autres en une chaîne indissoluble.
Apportée par les Phocéens à Marseille, elle s’est répandue, non seulement dans toute la Provence, mais encore sur toutes les côtes où les Marseillais avaient fondé des établissements et jusqu’en Catalogne. Elle est aussi en usage dans les îles de l’Archipel. Expression la plus vive de la gaieté provençale, elle s’exécute aux sons du tambourin et du galoubet, qui sont aussi des instruments grecs. Elle est formée spontanément par toutes les personnes présentes, de tout âge et des deux sexes, sur les places publiques, à l’occasion d’une réjouissance ou d’une fête. Le conducteur, placé en tête, entraîne la chaîne en lui faisant faire beaucoup de détours. Il lui arrive ainsi d’en rejoindre la queue; il défile alors, avec toute la bande, sous les bras levés des derniers danseurs. Son habileté se manifeste par sa course sans arrêt, ses retours brusques, son passage dans des endroits difficiles, où il cherche à rompre la chaîne, tandis que ceux qui la composent, liés entre eux par des mouchoirs qui enveloppent leurs mains, s’efforcent de le suivre sans se séparer. La falandoulo, aussi vieille que la vieille cité phocéenne, est encore de nos jours l’accompagnement obligé de toutes les fêtes et réjouissances publiques dans le Midi. Les Félibres de Paris, qui ne manquent jamais de l’improviser à l’issue de leur fête estivale de Sceaux, l’ont fait adopter par les Parisiens qui les suivent en se mêlant à eux dans ce divertissement: symbole de la fusion plus profonde accomplie par le félibrige entre les races du Nord et du Midi, elle les unit momentanément dans un même sentiment d’allégresse et de sympathie.
La Reine de Saba.—Parmi les divertissements disparus, il en est un que nous nous plaisons particulièrement à signaler, parce que le roi René, qui l’avait emprunté aux Sarrasins, l’avait introduit dans les jeux de la Fête-Dieu, dont nous donnerons la pittoresque description. Par son caractère et le déguisement de ceux qui y prennent part, il a un côté carnavalesque qui l’a fait adopter à Tarascon et à Vitrolles, où longtemps il a joui d’une grande faveur. La Reyno sabo, nom sous lequel on le désigne à Tarascon, a été réglée par le roi René. Pour représenter la reine, on choisissait un homme très grand. Il était coiffé d’un bonnet de femme en papier découpé et portait des manchettes, également en papier, et que l’on appelait des Engageantes. La reine donnait le bras à deux princes de sa maison; un page tenait un parasol sur sa tête. Une troupe de jeunes gens richement vêtus représentaient les seigneurs de sa cour et composaient le cortège. Des danseurs la précédaient, exécutant des pas et des figures aux sons de la musique. A chaque entr’acte, ils venaient la saluer et elle leur répondait par trois révérences faites avec une affectation comique qui excitait l’hilarité de la foule. A Vitrolles, la tradition voulait que la Reyno sabo fût une importation sarrasine. Les jeunes gens y étaient vêtus à l’orientale. L’un d’eux, couvert d’un drap, élevait une poêle noircie au-dessus de sa tête; c’était la reine. Les danseurs venaient à tour de rôle la saluer, et, armés d’un bâton, frappaient en cadence un coup sur la poêle.
Caramantran.—Ce mot, qui n’est qu’une altération de carême entrant, désigne les divertissements du mercredi des Cendres, et aussi le mannequin qui personnifie le carnaval. Traîné sur un chariot ou porté sur une civière, Caramantran est entouré de gens du peuple chargés de Flasco[4], qu’ils vident en imitant les gestes désordonnés des ivrognes. Le cortège est précédé d’hommes travestis en juges et en avocats; l’un d’eux, grand et maigre, représente le carême. D’autres, montés sur des rossinantes, les cheveux épars et vêtus de deuil, affectent de pleurer sur le malheur de Caramantran. Enfin, après avoir parcouru les principaux quartiers de la ville, on s’arrête sur une place publique. On dispose le tribunal et Caramantran, placé sur la sellette, est accusé dans les formes usitées au Palais. Le défenseur répond, le ministère public conclut à la peine capitale et le président, après avoir consulté ses collègues, se lève gravement et prononce l’arrêt ou sentence de mort. Alors le peuple pousse des gémissements. Les gendarmes saisissent le condamné, que son défenseur embrasse pour la dernière fois. Caramantran, placé contre un mur, est lapidé et, pour comble d’ignominie, on lui refuse la sépulture. Puis on le jette à la mer ou à la rivière.
Dans l’accusation aussi bien que dans la défense, des poètes provençaux ont su parfois trouver d’excellents motifs qui rappelaient les Plaideurs de Racine.
Suivant les pays, Caramantran subit quelques variantes. Ainsi, aux Saintes-Maries, le premier jour de carême est appelé Paillado, et Caramantran devient un mari battu qui porte plainte contre sa femme. Celle-ci cherche à justifier les coups de bâton qu’elle a donnés, à la grande joie de la foule, qui chante des couplets ironiques sur la victime.
A Trets, c’est le mariage du vieux Mathurin que l’on célèbre. C’est une sorte de répétition de M. Denis. Un chœur de basses chante l’épithalame en accompagnant les époux.
Dans quelques communes, on fête Bacchus. Le dieu, monté à califourchon sur un tonneau placé dans une charrette traînée par des ânes, a la tête coiffée d’un entonnoir. D’une main il tient une bouteille et de l’autre un verre. Il chante le vin et la folie. Sa chanson est répétée par un nombreux cortège de jeunes gens travestis en satyres.
A Château-Renard, la clôture du carnaval prend une tournure de galanterie. Une foule de jeunes gens, montés sur des chevaux ou mulets caparaçonnés, entrent en ville à la nuit. Des chars ornés de fleurs et de verdure les suivent. Des chanteurs et des musiciens parcourent les principales rues et, à la lueur des torches, donnent des sérénades aux demoiselles qui se sont fait remarquer dans les bals par la grâce et la correction de leur danse.
Le mercredi des Cendres voit paraître sur toutes les tables un mets essentiellement local, l’Aioli. La veille, à minuit, la tradition voulait qu’à la fin du repas, le roi de la fête se levât et, s’érigeant en pontife, distribuât les cendres, pour inviter les convives au repentir.
FÊTES RELIGIEUSES
La Chandeleur.—Comme nous avons eu l’occasion de le dire précédemment, les Provençaux ont conservé, des anciennes coutumes du paganisme, un caractère assez superstitieux qui se décèle dans les campagnes plus ouvertement que dans les villes, où le peuple seul le manifeste. La Chandeleur en fournit une occasion. Ce jour-là, chacun se munit d’un cierge de couleur verte autant que possible, et le présente à la bénédiction de la messe[5]. On doit le rapporter chez soi tout allumé; si par hasard il venait à s’éteindre, ce serait un mauvais pronostic. Une fois rentrée, la mère de famille parcourt toute la maison, suivie de ses enfants et des domestiques; elle marque toutes les portes et les fenêtres d’une croix qui est considérée comme un préservatif contre la foudre.
On suspend le cierge bénit à côté du lit et on ne le rallume qu’en temps d’orage, pour les accouchements ou autres circonstances critiques.
Au même ordre d’idées se rattachent les fêtes patronales où les prieurs distribuent du pain bénit et des fruits, suivant la saison. Ainsi, pour la Saint-Blaise, on bénit du pain, du sel et des raisins, qui sont regardés comme des spécifiques contre le mal de gorge. Les biscotins, fabriqués pour la Saint-Denis, sont, dit-on, un remède contre la rage, et les gousses d’ail rôties dans le feu de la Saint-Jean chassent les fièvres. Le jour de Saint-Césaire, à Berre, on bénit des pêches, et l’on se trouve ainsi à l’abri des fièvres paludéennes assez communes dans le pays. Ces quelques exemples suffisent pour démontrer un état d’esprit où les superstitions et la religion ont fusionné jusqu’à un certain point.
Les Rameaux, la Semaine sainte et Pâques.—La fête des Rameaux, qui rappelle l’entrée triomphale du Christ à Jérusalem, est une des plus populaires en Provence. Les fidèles arrivent à l’église avec des branches d’olivier, de laurier ou des palmes, qui sont bénites pendant la messe. Ces rameaux, comme les cierges de la Chandeleur, sont conservés pieusement, car ils ont les mêmes vertus. Il y a dans le peuple une opinion très ancienne en ce qui concerne l’olivier: c’est, dit-on, un arbre sacré qui n’a jamais été frappé de la foudre. Les Grecs, qui avaient consacré l’olivier à Minerve, sont les auteurs de cette croyance et l’ont transmise aux Provençaux. L’usage de charger les rameaux de fruits confits ou de cadeaux paraît remonter aussi très loin. Thésée, à son retour de la Crète, ayant institué des fêtes en l’honneur de Bacchus et d’Ariane, les Athéniens s’y rendirent, portant des rameaux d’olivier chargés de fruits. Le pape Grégoire XIII défendit l’usage des friandises et des fruits pour le jour des Rameaux, dans un concile tenu à Aix, en 1585. En dépit de sa décision, on offre aujourd’hui encore aux enfants des rameaux (rampaù) ornés de fruits confits; ceux qui sont destinés aux dames portent souvent de riches cadeaux. De même que le mercredi des Cendres est le jour de l’Aioli, de même le dimanche des Rameaux est, dans toute la Provence, le jour obligatoire des pois chiches[6]. A Marseille, pour en faciliter la consommation, on les vend tout cuits dans les rues qui conduisent à l’église des Chartreux, où l’usage veut que l’on aille entendre la messe. Comme en France la gaieté ne perd jamais ses droits, on profite de l’occasion pour jouer un tour aux montagnards nouvellement arrivés, en leur persuadant que ces pois sont distribués gratuitement. Alors on voit, à la risée générale, des théories entières de ces crédules Bas-Alpins, portant chacun une énorme marmite qu’ils se proposent de faire emplir sans bourse délier. Souvent, pour ceux qui n’ont pas goûté la plaisanterie, les marmites brisées font les frais d’une explication plutôt vive.
Pendant la Semaine sainte, les enfants sont armés de crécelles, de tourniquets, claquettes et autres instruments semblables, avec lesquels ils font un vacarme épouvantable à la porte de l’église, pendant l’office des Ténèbres. Puis, se rangeant en file, ils parcourent les rues en continuant leur tapage.
Le jeudi saint, on visite les églises, qui rivalisent de richesses et d’ornements luxueux. Le samedi saint, l’usage veut que l’on fasse porter leurs premières chaussures aux enfants qui doivent quitter le maillot. C’est ordinairement la marraine qui en fait les frais; puis, accompagnée de la mère, elle va présenter l’enfant au prêtre. Au moment où l’on entonne le Gloria in excelsis, toutes les femmes qui ont des enfants nouvellement chaussés les font marcher dans l’église.
Rien de particulier à signaler quant aux solennités religieuses du jour de Pâques. Dans quelques communes, et entre autres aux Saintes-Maries, les jeunes gens donnent, la veille, des sérénades; et, le matin, ils passent avec des corbeilles ornées de fleurs et de rubans, dans lesquelles les personnes qui ont été honorées de leurs chants, accompagnés de musique, s’empressent de déposer des œufs. Car, fait digne de remarque, dans le Midi le jour de Pâques est le jour des œufs; on en sert de toutes couleurs et sous toutes les formes. On y mange aussi l’agneau pascal, qui semblerait une réminiscence de l’usage établi par Moïse, en souvenir de la sortie d’Egypte et du passage de la mer Rouge.
La fête des Rogations a lieu le jour de saint Marc et les trois jours qui précèdent l’Ascension. Les pénitents des confréries portent en procession sur un brancard un coffre en forme de châsse, dans lequel sont enfermées des reliques; de chaque côté est suspendue une étole. On a donné au coffre le nom de Vertus, par allusion aux reliques qu’il renferme et qui restent exposées trois jours dans l’église. A la campagne, les paysans font passer par-dessus les Vertus des poignées d’herbe et de blé qu’ils donnent ensuite à manger aux bêtes de somme, persuadés qu’après cette opération elles seront préservées de la colique.
La Pentecôte et les jeux de la Tarasque.—Au point de vue religieux, la Pentecôte provençale, comme Pâques, se conforme à l’usage ordinaire. Mais les jeux qui l’accompagnent ont un caractère absolument local, et méritent, par leur importance et leur variété, d’être décrits en détail.
Mentionnons, d’abord, les jeux de la Tarasque, fondés sur l’ancienne tradition relative à sainte Marthe et que tout le monde connaît. Le roi René, tout en les célébrant conformément à la coutume, voulait, pour leur donner plus d’éclat, que chacun des trois ordres y participât, sans oublier les corps de métiers dont les chefs ou prieurs faisaient partie du conseil municipal. Il faut voir ici, dans la pensée du bon roi, une haute leçon de fraternité et d’égalité chrétienne. Le peuple qu’il gouvernait était considéré par lui comme une grande famille, dont il aimait à rassembler les divers membres pour faire sentir à chacun l’étroite liaison qui doit exister entre eux et l’estime réciproque qui doit en résulter.
Les chevaliers dits de la Tarasque étaient choisis parmi les premières familles de la ville de Tarascon; ils représentaient la noblesse. L’un d’entre eux, l’Abbat, ou abbé de la jeunesse, présidait aux jeux, et avait la police de la ville pendant la durée de la fête. Les étrangers étaient invités à dîner par eux. Leur costume, très élégant, se composait d’une culotte de serge rose, justaucorps de batiste, manches plissées garnies de mousseline et ornées de dentelle; bas de soie blancs, souliers blancs, talons, houppe et bordure rouges; chapeau monté, cocarde rouge, collier de ruban rouge. Les insignes de la Tarasque, en argent, étaient suspendus à un ruban de soie de la même couleur, porté en sautoir.
Le jour de la Pentecôte, les chevaliers, en habits bourgeois, parcouraient la ville avec tambours et trompettes et distribuaient des cocardes écarlates que les hommes portaient à la boutonnière de l’habit et les femmes sur le sein. Les mariniers du Rhône, qui les suivaient, distribuaient des cocardes bleues attachées avec du chanvre. Puis venaient tous les corps de métiers, chacun dans le rang que lui assignait le cérémonial.
Le lendemain, cette procession était renouvelée à l’issue de la messe, avec cette différence que les chevaliers étaient en costume. Vers midi, un groupe d’hommes en uniforme allait chercher la Tarasque pour la conduire hors la porte Jarnègues. Cet animal fabuleux, sorte de dogue énorme, avait le corps formé par des cercles recouverts d’une toile peinte; le dos était une forte carapace pourvue de pointes et d’écailles; des pattes armées de griffes puissantes, une queue recourbée animée d’un balancement funeste aux curieux, une tête qui tient du taureau et du lion, une gueule béante qui laisse voir une double rangée de dents, complètent le portrait du monstre. Porté par douze figurants, tandis qu’à l’intérieur un autre produisait les mouvements de la tête et de la queue, il donnait le signal de la course au moyen de fusées attachées à ses naseaux et auxquelles un chevalier mettait le feu. Alors il s’agitait en tous sens, comme animé de rage et de fureur. Malheur à ceux qui se trouvaient à sa portée: heurtés, culbutés, meurtris, ils n’avaient pas la consolation de se plaindre. S’ils cherchaient à s’enfuir, il les poursuivait, et leur affolement ne faisait qu’exciter les quolibets et la gaieté de la foule. La course terminée, on portait la Tarasque à l’église de Sainte-Marthe, où elle exécutait trois sauts en manière de salut devant la statue de la sainte. Pendant l’intervalle des courses, les chevaliers et les corporations procédaient à divers jeux en rapport avec leur rôle et leur condition sociale.
Ainsi les Portefaix désignaient un des leurs qui représentait saint Christophe, patron de la corporation, pour porter sur ses épaules un enfant richement vêtu, figurant le Christ. Six autres promenaient un tonneau sur un brancard. Ils imitaient les ivrognes et se heurtaient volontairement aux spectateurs. Cela s’appelait la Bouto ambriago. Les prieurs présentaient à tout le monde une gourde remplie de vin, où il était malséant de refuser de boire.
Les Paysans, pour imiter l’alignement que l’on trace en plantant la vigne, tenaient un cordeau qui ne servait, il est vrai, qu’à faire trébucher les badauds, au grand contentement de la foule.
Les Bergers escortaient trois jeunes filles élégamment vêtues et montées sur des ânesses. Un berger à l’air niais barbouillait d’huile de genièvre (huile de cade) la figure des curieux qui s’avançaient trop près d’elles.
Les Jardiniers jetaient des graines d’épinard aux demoiselles.
Les Meuniers, armés de poignées de farine, s’en servaient pour blanchir les visages indiscrets qui s’avançaient pour les examiner.
Les Arbalétriers faisaient pleuvoir sur la foule des flèches sans pointes.
Les Agriculteurs, montés sur des mules richement harnachées et précédés par la musique, distribuaient du pain bénit.
Les Mariniers pratiquaient le jeu de l’Esturgeon. Six chevaux du halage du Rhône traînaient une grosse charrette sur laquelle était un bateau que l’on remplissait d’eau à tous les puits que l’on rencontrait. Une pompe placée à l’intérieur servait à asperger les badauds qui s’enfuyaient, inondés, aux éclats d’un rire général. Venaient ensuite les Bourgeois, sous le patronage de saint Sébastien, précédés par des tambours et une fanfare, portant de petits bâtons blancs surmontés d’un pain bénit. Enfin le clergé de la ville, le Chapitre et le corps municipal fermaient le cortège qui entrait dans l’église de Sainte-Marthe. Les prieurs de chaque corporation déposaient les pains bénits aux pieds de la sainte et versaient des aumônes dans le tronc des pauvres. A la sortie, une immense Falandoulo se formait et parcourait les rues de la ville. C’était le dernier épisode de la fête de la Tarasque.
La Fête-Dieu.—Dans toute la Provence, les processions de la Fête-Dieu se sont toujours distinguées par la pompe qu’on y déployait. La décoration des rues pavoisées de drapeaux de toutes nuances, les fenêtres et balcons ornés de riches draperies, les reposoirs improvisés avec goût, les chaussées jonchées de pétales de fleurs, le peuple dans ses plus beaux vêtements accourant en foule sur le passage, offraient un spectacle pittoresque rehaussé par le défilé de la procession elle-même. Alors se déroulaient en longues théories les pénitents de toutes les confréries, coiffés de la cagoule, les corporations d’hommes et de femmes ayant chacune son guidon ou sa bannière, les tambourins, les trompettes et les musiques militaires escortant les prêtres revêtus de riches chasubles, les lévites avec des palmes et des corbeilles de fleurs, les jeunes filles, la tête couverte d’un voile de tulle et couronnées de roses blanches, les autorités civiles et militaires en grand costume. Enfin, sous un dais d’une grande richesse, l’évêque ou le curé portait le Saint-Sacrement, resplendissant dans les nuages d’encens qui s’échappaient des cassolettes agitées en un mouvement régulier par les enfants de chœur, vêtus de pourpre et de surplis de dentelles. Tels étaient, tels sont encore, dans quelques localités, la composition et l’aspect d’une procession de la Fête-Dieu.
Dans certaines villes, telles qu’Aix et Marseille, on y adjoignait des jeux, tombés maintenant en désuétude. Nous les décrirons néanmoins sommairement.
Les officiers des jeux étaient choisis dans les trois corps qui avaient accès au conseil municipal. La noblesse fournissait le Prince d’Amour, le barreau, le Roi de la Basoche, et les corps de métiers, l’Abbé de la Jeunesse. Le clergé s’abstenait.
Le Prince d’Amour était le premier officier. En cette qualité, il siégeait au conseil de ville après les consuls et avait voix délibérative. Mais, comme cette charge occasionnait de grandes dépenses, sur la demande de la noblesse le roi la supprima en 1668, et ce fut un lieutenant du Prince d’Amour qui le remplaça. Il lui fut accordé une indemnité de 1.000 livres et le droit de Pelote[7]. Il avait droit aux trompettes, tambours, violons, et au porte-guidon. Son costume était ainsi composé: justaucorps et culotte à la romaine, de moire blanche et argent tout unie, manteau de glace d’argent, bas de soie, souliers à rubans, chapeau à plumes, rubans de soie à la culotte, cocarde au chapeau, nœud à l’épée, bouquet avec rubans; ce bouquet se portait à la main, et le lieutenant s’en servait pour saluer les dames.
Le Roi de la Basoche était élu le lundi de la Pentecôte par les syndics des procureurs au parlement et par les notaires, sous la présidence de deux commissaires du Parlement. Son costume était semblable à celui du Prince d’Amour, mais il portait en plus le cordon bleu et la plaque de l’Ordre du Saint-Esprit.
De tous les cortèges, celui de la Basoche était de beaucoup le plus beau et le plus nombreux. Le premier bâtonnier ouvrait la marche, suivi par une compagnie de mousquetaires portant l’écharpe en soie bleu de ciel; le porte-enseigne avait aussi une compagnie de mousquetaires avec écharpes roses. Le deuxième bâtonnier, le capitaine des gardes, portaient une lance ornée de rubans. Le connétable, l’amiral, le grand maître et le chevalier d’honneur étaient suivis de vingt-quatre gardes en casaques de soie bleu de ciel doublées de blanc, avec des croix en dentelle d’argent sur la poitrine et dans le dos, le mousquet sur l’épaule et l’épée au côté. Le troisième bâtonnier était escorté par une compagnie de mousquetaires avec écharpes bleues; puis venaient le guidon du roi, la musique et les pages. Le Roi de la Basoche, entre deux gardes du Parlement, suivi de ses invités, fermait la marche. Une de ses prérogatives consistait, avant de se rendre à l’église, à faire acte d’apparition au Palais, où il siégeait quelques instants à la place du roi.
L’Abbé de la Jeunesse était nommé sur une liste de candidats présentés par les syndics des corporations. Cette nomination avait lieu après celle du Prince d’Amour, et, comme celui-ci, l’abbé jouissait du droit de pelote. Les six bâtonniers commandaient les compagnies de fusiliers attachés à l’Abbadie pour exécuter les feux ou décharges appelées Bravades.
Le porte-guidon et le lieutenant avaient l’habit noir, le plumet et la cocarde au chapeau, l’épée et le hausse-col. L’abbé était en pourpoint et manteau noir de soie, avec rabat, etc. Il était accompagné des deux autres abbés, et portait à la main un bouquet pour saluer les dames. Sa suite était formée de nombreux parents et amis, gantés de peau blanche et tenant un cierge dont il leur avait fait cadeau.
Les jeux des trois ordres avaient lieu simultanément et toujours aux dates et heures convenues. Ils commençaient la veille de la Pentecôte et se continuaient à toutes les fêtes qui suivaient.
La Passade.—La veille de la Fête-Dieu, vers les trois heures et demie du soir, les bâtonniers de l’Abbadie et de la Basoche parcouraient la ville, accompagnés de fifres et de tambourins qui jouaient des airs de la composition du roi René. Après s’être arrêtés à des endroits convenus, ils simulaient des combats à la lance, comme dans les tournois, et saluaient les dames après chaque pose d’armes. Ce jeu, emprunté à la chevalerie, s’appelait en provençal La Passade. Vers dix heures lui succédait Le Jeu du guet.
Le cortège, en tête duquel était placée la Renommée à cheval et sonnant de la trompette, était ainsi composé. D’abord un groupe de deux personnages grotesques, drapés dans un manteau rouge à rubans jaunes, coiffés d’un casque empanaché, montés sur des ânes et entourés de toutes sortes d’animaux, qu’on avait bien de la peine à contenir au milieu des cris des enfants et des huées de la foule. Ces deux caricatures représentaient ordinairement de hauts personnages politiques dont le peuple et le roi avaient à se plaindre. A la suite, un groupe mythologique: Momus et ses grelots, Mercure avec les ailes et le caducée, la Nuit en robe de gaze noire parsemée d’étoiles d’argent et tenant à la main des pavots. Mais ce groupe, on ne sait pourquoi, était brusquement coupé en deux par un autre allégorique, composé de Rascassetos: quatre individus ayant des poitrails de mulets et trois d’entre eux des têtières, armés, l’un d’une brosse, l’autre d’un peigne, le troisième d’une paire de ciseaux, entourent le quatrième Rascasseto, affublé d’une énorme perruque, et font semblant de le brosser, de le peigner, puis de le tondre. On avait l’intention de figurer ainsi les lépreux de l’ancienne loi mosaïque, qui avait aussi fourni la matière du jeu suivant.
Le Jeu du Chat.—C’était encore une allégorie. Un Israélite portait une perche surmontée du veau d’or; trois autres, dont l’un tenait un chat à la main, se prosternaient devant l’idole. Arrivait Moïse, avec les tables de la loi, le visage empreint d’une grande colère; le grand prêtre Aaron, revêtu de ses habits pontificaux, cherchait à calmer son courroux. Enfin celui qui portait le chat le jetait en l’air, circonstance dont le jeu a tiré son nom. C’est cet animal qui, adoré en Egypte, amena les Hébreux à l’idolâtrie du veau d’or. Ici, l’action de le jeter en l’air signifiait que Moïse reçut la soumission des Israélites, qui renoncèrent aux superstitions de l’Egypte.
Avec Pluton et Proserpine à cheval, précédant l’Armetto, la mythologie reparaissait. Cette armetto se composait d’un premier groupe de quatre petits diables vêtus de noir; une bandoulière de grelots, un trident à la main et un masque surmonté de deux cornes complétaient leur costume. Ils voulaient s’emparer d’une Ame, figurée par un jeune enfant vêtu de blanc et à demi nu. L’enfant se cramponnait à une croix qu’un ange lui présentait. Ne pouvant enlever l’Armetto[8], les diables se vengeaient sur son protecteur qui recevait leurs coups sur un coussin placé entre les ailes. Le second groupe se composait de douze grands diables, dont le chef se distinguait par des cornes plus longues et plus nombreuses. Ils entouraient Hérode, en casaque cramoisie et jaune, avec couronne et sceptre, accompagné par un homme habillé en femme représentant la diablesse. Dans le principe, elle se tenait à côté de saint Jean-Baptiste et représentait Hérodiade.
Le tableau que nous allons esquisser est celui des divinités de la mer. On voyait Neptune et Amphitrite, escortés par une foule de Dryades et de Faunes, dansant au son des tambourins; le dieu des bergers à cheval, poursuivant la nymphe Syrinx, qui, pour indiquer sa métamorphose, portait un roseau; Bacchus, assis sur un tonneau, la coupe d’une main et le thyrse de l’autre; Mars et Minerve, Apollon et Diane, Saturne et Cybèle à cheval avec leurs attributs et suivis de deux troupes de danseurs. Du char de l’Olympe, où trônaient Jupiter et Junon, Vénus et Cupidon, qui président aux jeux, aux ris et aux plaisirs, souriaient à la foule en envoyant des baisers. Le cortège finissait par les trois Parques, pour rappeler que la mort termine tout.
A ces jeux, à ces cortèges, succédaient, le lendemain et pendant la procession même de la Fête-Dieu, des groupes nouveaux ayant plutôt un caractère d’allégorie religieuse.
La mise en scène du massacre des Innocents, désignés sous le nom de Tirassouns, était en quelque sorte une pantomime. Hérode présidait à l’exécution, escorté d’un tambourin, d’un porte-enseigne et d’un fusilier[9] qui, au signal donné, faisait une décharge, abattant quelques enfants. C’étaient ces enfants qu’on appelait tirassouns, à demi nus, qui tombaient et se roulaient dans la poussière. Moïse, indigné, montrait au roi sanguinaire les tables de la loi.
La Belle Etoile (la bello Estello).—Les trois Mages, partant pour Bethléem, étaient précédés d’un enfant vêtu en lévite et portant une étoile d’argent à l’extrémité d’un long bâton. Trois pages chargés de présents les suivaient.
Les Apôtres, revêtus du costume oriental, étaient munis chacun d’un symbole propre à le faire reconnaître; Jésus, au milieu d’eux, marchait recueilli et comme accablé sous le poids de la croix.
Les Chevaux Frux, que la tradition fait remonter aux Phocéens, furent en grand honneur sous la chevalerie et le roi René. Longtemps regardés, d’après la légende, comme l’image des combats entre les Centaures et les Lapithes, on y voit aujourd’hui une reproduction grotesque des anciens tournois. Ces chevaux en carton, richement caparaçonnés, la tête ornée de panaches, étaient mis en mouvement par leurs cavaliers. Une ouverture pratiquée dans le dos permettait à l’homme, au moyen de courroies, de suspendre sa monture, qui avait l’air de faire corps avec lui; les draperies masquaient les jambes, et les mouvements imprimés par le cavalier casqué, armé d’une lance, imitaient toutes les figures usitées dans les tournois. Cet escadron, composé d’une vingtaine de chevaux, était précédé d’un héraut d’armes, d’un coureur et d’un Arlequin, qui faisait toutes sortes de tours. A sa suite, la musique, fifres et tambourins, jouait des airs gais de la composition du roi René.
La Mort, comme aux jeux du Guet, apparaissait enfin, mais sous un aspect plus repoussant. La personne qui la représentait, grande, la figure noire, la tête couverte d’ossements, était armée d’une faux avec laquelle elle écartait les curieux. Ces derniers attachaient une grande importance à n’être pas touchés par la faux qui, d’après eux, désignait ceux qui devaient mourir dans l’année.
Un usage qui s’est perpétué jusqu’à nos jours, c’est la promenade du bœuf, pendant la semaine précédant la Fête-Dieu. La corporation des bouchers de la ville de Marseille a toujours eu le monopole de cette cérémonie. On choisit le bœuf le plus beau, on lui dore les sabots et les cornes auxquelles on suspend des guirlandes de roses. On couvre son dos d’une housse de velours à crépines d’or, et l’on y fait asseoir le plus bel enfant que l’on peut trouver. Il est vêtu d’une tunique blanche comme un lévite et couronné de roses. Parfois aussi il est tout nu, avec une peau de léopard sur les épaules et la poitrine, et, sur la tête, des feuilles de vignes entremêlées de grappes de raisin. Quatre bouchers l’accompagnent; leur vêtement consiste en une robe de damas de différentes couleurs, attachée à la taille et assez courte pour laisser voir au-dessous du genou des bas de soie et des souliers à boucles. Une ceinture de soie à franges et crépines d’or, une chemise plissée à manches, ornée de rubans, enfin un chapeau d’abbat bordé d’or et entouré de plumes blanches complètent le costume. Le cortège, suivi de fifres et de tambourins, parcourt les rues où doit passer la procession. Les bouchers portent des plats d’étain et font la quête, dont le produit sert à payer les frais de cette exhibition. Le soir venu, on abat le bœuf, dont les quartiers sont distribués aux pauvres de la ville. On s’est livré à de longues dissertations pour expliquer ces usages, et surtout la mort du bœuf. Les uns ont voulu y voir le sacrifice du bouc émissaire des Hébreux, chargé de toutes les iniquités du peuple. Mais alors pourquoi un bœuf, quand il était si simple de se procurer un bouc? D’autres ont pensé que les bouchers tiennent la place des anciens sacrificateurs romains, idée justifiée par une certaine ressemblance de costume. Nous croyons simplement que tous les corps de métiers étant représentés à la procession de la Fête-Dieu, sauf les bouchers, qu’aucune bonne raison n’excluait, ils avaient pris un bœuf comme emblème de leur corporation. Quant à l’enfant, sa robe de lévite est une réminiscence de la religion juive. Avec les attributs de Bacchus, il perpétue un souvenir du paganisme.
A Salon, la confrérie des paysans dite de Diou lou payre (Dieu le père) élisait tous les ans, le jour de l’Ascension, un laboureur qui prenait le titre de Rey de l’Eyssado[10]. Il paraissait à la procession de la Fête-Dieu tenant une pioche en guise de sceptre, précédé de pages portant des épées nues. Une paysanne partageait avec lui les honneurs de la royauté. Des dames d’honneur tenant des bouquets, précédées par un autre paysan portant un drapeau, un autre jouant du tambour de guerre, un berger portant une écharpe en sautoir et jouant du bâton, enfin quatre danseurs suivis de tambourins complétaient le défilé.
Pour la Saint-Jean, les artisans élisaient le Roi de la Badache[11]. Cette cérémonie était annoncée la veille au son des cloches et des tambourins par un grand feu de joie. A la procession de la Fête-Dieu, le Roi de la Badache se montrait en habit à la française avec, sur les épaules, un manteau bleu parsemé d’étoiles d’or et à la main un chapeau Henri IV. Il était précédé d’un courrier, d’un porte-drapeau, d’un joueur de pique, de trois princes d’amour, de huit danseurs et de deux pages. Derrière lui, un second courrier annonçait la reine et ses dames d’honneur.
La Saint-Jean.—A huit heures du soir, la veille de cette fête, le corps municipal, le clergé et les prieurs des corporations se rendaient en grand cortège sur la place où l’on avait disposé des fagots de sarments et des fascines. Le maire a encore aujourd’hui le privilège d’y mettre le feu et il fait trois fois le tour du bûcher, suivi de tous les assistants. La flamme monte et éclaire la foule, les cloches sonnent à toute volée, les boîtes à poudre font entendre leurs détonations, les serpenteaux éclatent, traversent l’air et tombent sur les spectateurs effarés. Bientôt la falandoulo se forme, et c’est en dansant et en chantant que l’on voit s’éteindre le feu de la Saint-Jean. A Marseille, on dispose sur la colline de Notre-Dame de la Garde des tonneaux de goudron qui brûlent toute la nuit. Par intervalles, des feux de bengale de toutes couleurs changent l’aspect de cette partie de la ville, où l’on termine la fête par un brillant feu d’artifice. Le marché aux herbes de la Saint-Jean est trop intimement lié à ces réjouissances pour que nous n’en disions pas un mot. Qui ne le connaît, à Marseille? C’est un des plus anciens que nous ait légués la tradition provençale, et c’est aux allées de Meilhan, sous les ormes séculaires et les platanes grecs, qu’il se tient.
Les paysans de la banlieue ou du Terradou, comme l’on dit en provençal, y apportent leurs plus beaux produits. A peine a-t-on fait quelques pas que des émanations singulièrement piquantes s’échappent d’un amoncellement d’aulx, promesse, pour les amateurs d’aioli, d’un festin savoureux que n’aurait pas dédaigné Homère. Les plantes et les fleurs, sauge, romarin, verveine, menthe, lavande, mêlent leur parfum et leur couleur aux roses, jasmins, cassies, géraniums, pétunias, chrysanthèmes et à toute la gamme florale si riche de la Provence, pour arriver aux arbustes, câpriers, ifs, pistachiers, orangers, citronniers, lentisques, palmiers, syringas, arbousiers, néfliers, azeroliers, jujubiers: le tout soigneusement étiqueté et aligné, dans l’arrangement le plus propice à tenter l’acheteur. Dès la première heure la foule s’empresse, et chacun fait ses provisions pour l’année. La coutume veut aussi que les plantes aromatiques soient cueillies sur la montagne de la Sainte-Baume, lorsque les premiers rayons du soleil viennent frapper le Saint-Pilon. D’après la légende, les herbes et les plantes acquièrent à ce moment des vertus qu’elles n’ont pas si on les cueille avant ou après; voilà pourquoi les marchandes n’oublient jamais de vous dire, en vous offrant de la sauge, de la lavande ou du romarin: «C’est de l’aurore.»
Les Morts.—Le soir de la Toussaint, on se réunit en famille et l’on prend en commun le repas dit des Armettos[12]. Les châtaignes et le vin cuit sont de rigueur. Ce repas est donné en commémoration des parents décédés, dont on raconte la vie aux enfants; on le termine par une prière pour le repos de leur âme.
La Noël.—De toutes les fêtes religieuses célébrées en Provence, la Noël est certainement la plus importante, la plus populaire, la plus généralement observée par les riches comme par les pauvres. Elle se divise en quatre parties: la Crèche, les Calenos, la Messe de minuit et le Jour de Noël. La crèche a la même origine que les mystères; ce sont les Pères de l’Oratoire qui, les premiers à Marseille, en donnèrent le spectacle. De nos jours, la semaine qui précède la Noël, il s’établit sur le Cours une foire où l’on vend des crèches toutes préparées. On y trouve également les Santons[13] et les accessoires pour ceux qui veulent les composer eux-mêmes. Ces santons représentent saint Joseph, la sainte Vierge, le petit Jésus, le bœuf, l’âne, les rois maures et, en général, tous les personnages et les animaux qui se trouvaient à Bethléem à la naissance du Christ. Le soir, les familles s’assemblent et, à la lueur des cierges, chantent les noëls de Saboly.
Les Calénos, altération du mot Calendes, consistent en cadeaux que l’on échange à cette époque. Ce sont des fruits, des poissons et surtout un certain gâteau au sucre et à l’huile que l’on appelle Poumpo taillado. Les boulangers et les confiseurs ont conservé l’usage d’en envoyer à leurs clients. La veille de la Noël, au soir, les familles se réunissent dans un banquet, et rivalisent d’efforts pour lui donner plus d’éclat. On voit même de pauvres gens qui n’hésitent pas à porter un gage au mont-de-piété, afin d’en pouvoir faire les frais. A Marseille, il est désigné sous le nom de Gros soupé; mais, pour retrouver vraiment les anciens usages, il faut aller dans les communes rurales. Là, le père de famille conduit par la main le plus jeune des enfants jusqu’à la porte de la maison où se trouve une grosse bûche d’olivier, tout enrubannée, qu’on appelle Calignaou ou Bûche de caléno. L’enfant, muni d’un verre de vin, fait trois libations sur la bûche en prononçant les paroles suivantes:
Ce qui se traduit ainsi:
Soyons joyeux, Dieu nous rende joyeux. Feu caché vient, tout bien vient. Dieu nous fasse la grâce de voir l’an qui vient; si nous ne sommes pas plus, ne soyons pas moins.
Dans le verre, qui passe à la ronde, chacun boit une gorgée. L’enfant soulève le calignaou par un bout, l’homme par l’autre et ils le portent jusqu’au foyer en répétant devant les assistants les paroles de la libation. Puis on l’allume avec des sarments et on le laisse brûler jusqu’au coucher, moment où on l’éteint, pour le rallumer le lendemain, en ayant soin qu’il se consume entièrement avant le jour de l’an. On célèbre par cette cérémonie le renouvellement de l’année au solstice d’hiver. La flamme que la bûche recèle dans ses flancs représente les premiers feux du soleil qui remonte sur l’horizon. L’enfant est le symbole de l’année qui commence, le vieillard de celle qui va finir. Là où l’usage du Calignaou a disparu, il a été remplacé par la lampe de Caléno ou Calen. C’est un carré de fer-blanc avec un rebord, dont les quatre angles en forme de bec contiennent des mèches. On le suspend par un crochet fixé à une tige en fer et il sert à éclairer la crèche sur le devant de laquelle pousse, dans deux soucoupes, le blé de Sainte-Barbe. Il doit brûler huit jours et ne s’éteindre que la veille du jour de l’an.
Le souper, dans ces pays primitifs, comprend trois services; pour y correspondre, la table est couverte de trois nappes de dimensions différentes. Le premier service se compose de la Raïto, plat de poissons frits auquel on ajoute une sauce au vin et aux câpres, et qui, d’après la tradition, fut apporté de la Grèce par les Phocéens. Des artichauts crus, des cardes, du céleri et différents légumes lui servent d’accessoires. On enlève ensuite la première nappe et l’on sert les Calénos qui consistent en gâteaux, Poumpo taillado ou autres, des fruits secs ou confits, des biscuits, des sucreries, des marrons, etc. On les arrose de vins vieux du pays et d’une espèce de ratafia appelé Saouvo-Chrestian (sauve-chrétien) fait avec de la vieille eau-de-vie dans laquelle ont infusé des grains de raisins. Pour le troisième service, on prend le café et les hommes fument une sorte de pipe appelée Cachinbaù. La gaieté préside à ces agapes; on y chante des noëls et l’on ne se sépare que pour aller à la messe de minuit.
La Messe de Minuit.—Elle diffère par certains détails originaux de celle qui est célébrée dans les villes. C’est ainsi qu’au moment de l’offrande on voit s’avancer de l’autel le corps des bergers précédés du tambourin, de la cornemuse et de tous les instruments rustiques que l’on peut se procurer. Ils portent de grandes corbeilles remplies de fleurs et d’oiseaux. A Maussanne, les femmes qui accompagnent les bergers, ou prieuresses, sont coiffées du Garbalin, sorte de bonnet conique assez haut et garni tout autour de pommes et de petites mandarines. Suit un petit char couvert de verdure, éclairé par des cierges et traîné par une brebis dont la toison éclatante de blancheur est piquée çà et là de pompons de rubans: c’est le véhicule de l’agneau sans tache. Une seconde troupe de bergers et de bergères jouant et chantant des noëls ferme la marche. Après avoir fait don de l’agneau et des corbeilles, le cortège retourne dans le même ordre et la messe s’achève sans autres variantes.
La Noël est essentiellement dans toutes les classes de la société une fête de famille. On se réunit à table le soir en face d’un excellent repas dont la dinde fait le fond. Puis l’on se groupe autour du foyer, où le chef de famille raconte les vertus des ancêtres, et répète devant les enfants les traits capables de leur servir d’exemple ou d’enseignement; ce jour-là, il revêt ainsi que sa femme ses habits de mariage conservés tout exprès. Dans le peuple, le troisième jour de la fête, le dîner se termine par un plat d’Aioli ou de Bourrido, mets traditionnels en Provence. En se retirant, l’on se donne rendez-vous pour l’année suivante.
LES JEUX
Outre les fêtes que nous venons de décrire et qui sont assez généralement célébrées dans toute la Provence, il existe d’autres réjouissances particulières à diverses communes: ce sont les Trains ou Roumevages[14].
La fête d’une commune est le plus souvent une fête patronale, qui provoque l’affluence des fidèles des environs. A part les cérémonies religieuses, qui sont les mêmes qu’ailleurs, la population et les étrangers se livrent à des jeux qui, nés et pratiqués en Provence depuis un temps immémorial, portent l’empreinte indiscutable de leur origine, quoiqu’on ait pu les imiter et les conserver dans d’autres pays.
Les instruments de musique primitifs y sont restés obligatoires, malgré les progrès de la lutherie. Ce sont: le tambour ou Bachias, mot qui paraît dériver de Bassaren, surnom appliqué à Bacchus, pour les fêtes duquel on faisait beaucoup de bruit avec un énorme tambour; le tambourin, plus long et sur lequel on ne joue qu’avec une seule baguette; le galoubet ou petit fifre, sur lequel on joue des airs vifs et gais, autrefois employé surtout le matin pour saluer l’aurore, d’où son nom, galoubet ou gai réveil, gaie aubade; les Timbalons ou petites timbales en cuivre attachées à la ceinture, et que les musiciens frappent avec des baguettes; les cymbalettes les accompagnent ordinairement: ce sont de petits cylindres en acier dont l’usage remonte aux Grecs.
Les Joies forment la partie essentielle du Roumevage. On appelle ainsi une perche dont l’extrémité est munie d’un cercle qui sert à suspendre les prix destinés aux vainqueurs des différents jeux, prix consistant en plats d’étain, montres en argent, écharpes de soie, rubans, etc...
La Targo, ou joute sur mer, est un des jeux les plus intéressants de la catégorie dont nous nous occupons. Les ports où elle acquiert le plus d’importance sont Marseille et Toulon. Les bateaux employés sont des bateaux de pêche ou des canots de navires de guerre, armés de huit rameurs, d’un patron et d’un brigadier. Ils sont divisés en deux flottilles, peints en blanc avec bande de la couleur adoptée par chaque flottille. Cette couleur se retrouve dans les rubans que portent les rameurs, qui sont aussi en blanc, la tête coiffée de chapeaux de paille. A l’arrière des bateaux qui doivent concourir pour la joute se trouvent des sortes d’échelles appelées Tintainos[15] qui font une saillie d’environ trois mètres. A l’extrémité, une planche très légère soutient le jouteur, debout, tenant de la main gauche un bouclier en bois, de la droite une lance terminée par une plaque. Au signal donné par les juges, deux barques se détachent du groupe des concurrents. Les patrons naviguent de façon à éviter un abordage, mais en se rapprochant assez pour que les jouteurs puissent se porter un coup de lance; le plus faible est précipité dans la mer et regagne à la nage le bateau le plus voisin. La lutte continue, et, si le même champion a raison de trois de ses adversaires, il est proclamé Fraïre. Tous les fraïres joutent entre eux et celui qui reste le dernier debout est proclamé vainqueur. On le couronne, on lui donne le prix de la targue et on le promène en triomphe dans toute la ville. Pendant la joute, la musique des galoubets et tambourins exécute les airs les plus variés, entre autres la Bédocho et l’Aoubado. Le port offre un spectacle ravissant, les navires arborent le grand pavois; des chattes[16] bien alignées forment un avant-quai et supportent des tribunes destinées aux autorités de la ville, aux invités et à la musique. Ce jeu[17] constitue un spectacle assez imposant, dans tous les cas intéressant et curieux. Il semble, dans l’antiquité, avoir remplacé, à Marseille, les exercices des arènes, que ne possédait pas cette ville.
Le jeu de la Bigue a lieu le même jour. Il consiste à marcher sur un long mât enduit de suif ou de savon. Ce mât ou Bigue est posé horizontalement sur un ponton près du quai ou au bord d’une rivière. Celui qui atteint l’extrémité sans tomber gagne le prix, mais il est malaisé d’obtenir promptement ce résultat. Ce n’est qu’après un nombre considérable de chutes dans l’eau, à la grande joie des spectateurs, que, le frottement continu des pieds ayant peu à peu fait disparaître le suif, le plus adroit concurrent parvient enfin à atteindre le but et à être proclamé vainqueur.
Nous ne citerons que pour mémoire les courses de bateaux ou régates, qui ne diffèrent pas beaucoup des régates usitées dans tous les ports français.
La Course des hommes et des femmes ne se voit plus que dans quelques villages. Le droit de porter le caleçon de soie ou Brayettos[18], qui est l’unique vêtement des hommes, est le privilège de celui qui a été trois fois vainqueur de la course. Lorsque à son tour il est battu, il le remet à son heureux rival. Les brayettos sont conservées avec soin dans les familles; on se les transmet de père en fils.
Course des animaux.—Bien avant qu’il ait été question des courses de Longchamp, Auteuil ou autres, célèbres aujourd’hui, la Provence connaissait les courses de chevaux. Tout Roumevage un peu important les inscrivait à son programme. Les conditions d’âge, de race, d’entraînement n’étaient pas imposées; tout propriétaire d’un cheval qu’il croyait capable de gagner le prix n’hésitait pas à concourir. Au signal donné par un coup de fusil, le peloton s’ébranlait dans un nuage de poussière; bientôt le nom du vainqueur retentissait dans la foule qui l’acclamait, tandis qu’il allait recevoir, des mains du maire de la commune, le prix qui lui était destiné. Les mulets, nombreux dans le Midi, étaient aussi admis à concourir entre eux; la course, plus longue, présentait aux concurrents des chances de succès plus égales. Mais la plus amusante, celle à laquelle le peuple a toujours donné et donne encore sa préférence, est, sans contredit, la course des ânes. Conduits par des enfants armés d’une gaule, ils partent au galop. Libres de leurs mouvements, sans cavaliers pour les maintenir, sans autre direction que celle des gamins qui courent après, leur humeur vagabonde se donne libre carrière et ils se dispersent dans tous les sens. Quelques-uns, irrités par les coups de houssine, se jettent dans les fossés, d’autres ruent ou s’en retournent, et les spectateurs, que ce désordre amuse, se livrent à une joie bruyante et battent des mains lorsqu’un baudet atteint enfin le but et gagne la course. Le vainqueur ramené, on lui octroie une muselière en cuir, insigne peu agréable de son triomphe.
Le Combat de taureaux, jeu national en Espagne, est aussi usité en Provence. Mais si, dans ces dernières années, on lui a enlevé le caractère régional qu’il avait primitivement, il est bon de constater que, dans certaines localités, il est resté ce qu’il était, c’est-à-dire un amusement, un exercice où l’astuce et le courage suffisent pour attirer et intéresser les spectateurs, sans dégénérer en cruautés répugnantes pour nos mœurs et pour notre caractère. Pas d’épées, pas de sang versé; un simple bâton suffit. L’habileté, l’agilité, la force sont les trois qualités seules requises.
Arles a la spécialité de ce genre de spectacle depuis que les arènes ont reçu les réparations nécessaires. Excité par les bandilleros, le taureau, dont la tête est ornée d’une rose ou cocarde de ruban, se précipite sur celui qui l’a provoqué; un coup de bâton appliqué sur le mufle le rend plus furieux. Il bondit et cherche à atteindre son adversaire. Après une série de tours rapides, celui qui est désigné pour vaincre l’animal se rapproche de lui et, d’un brusque mouvement, le saisissant par les cornes, le renverse, lui enlève la rose piquée sur sa tête et la présente à la foule qui l’acclame. Le taureau a en quelque sorte le sentiment de sa défaite; il se relève honteux et se sauve vers le torril sous les huées des spectateurs. Ce jeu n’est pas sans dangers; quelquefois le taureau, poussé à bout, se précipite sur son adversaire avec une telle impétuosité que celui-ci n’a pas le temps de le saisir ou de l’éviter et se trouve atteint par ses cornes terribles. Heureusement, l’habileté des toréadors arlésiens est telle que les blessures graves sont rares. La course landaise, la course à la perche sont des variétés que les Provençaux ne dédaignent pas. Dans la seconde, le Pouly et son quadrille se sont acquis une célébrité bien méritée.
On a toujours pensé que les courses de taureaux avaient passé d’Espagne en Provence sous les comtes de Barcelone. Nous croyons que l’importation en est plus ancienne et nous l’attribuons plus volontiers aux Romains, inventeurs des jeux du cirque. Ce qui pourrait donner une certaine vraisemblance à cette opinion, ce sont les résultats des fouilles opérées dans les arènes de Nîmes lorsqu’il fut décidé de reconstituer ce monument romain. Les terrassiers ont alors mis au jour une certaine quantité de crânes de taureaux, des défenses de sangliers et des pattes de coqs pétrifiées. Cette découverte tendrait à faire croire que de temps immémorial la Provence a été le théâtre de combats de taureaux, de sangliers et de coqs, et qu’elle n’a pas eu besoin de les emprunter à l’Espagne.
La Lutte.—Héritiers des Grecs et des Romains, les Provençaux ont, de tout temps, aimé les jeux athlétiques. On luttait devant les tombeaux des guerriers, dans le cirque et aux camps. De nos jours, il n’y a pas de Roumevage un peu important sans lutteurs. Dans un grand espace sablonneux, autour duquel prend place le public, les athlètes se rassemblent pour mesurer leurs forces. Deux d’entre eux se présentent vêtus seulement d’un caleçon, se serrent la main et jurent devant les juges de combattre loyalement et sans colère. Puis, se mesurant de l’œil, ils s’observent, se heurtent et s’enserrent, leurs bras s’entrelacent, leurs jambes, leurs genoux buttent les uns contre les autres; ils paraissent immobiles et on les prendrait pour deux statues groupées si la tension des muscles qui font saillie, le gonflement des veines et la sueur qui coule de leurs fronts n’indiquaient les efforts et la concentration des forces. Soudain le plus robuste soulève son adversaire et cherche à le renverser; mais celui-ci, plus souple, se fait un point d’appui du corps auquel il est cramponné et le combat continue, indécis. Enfin, le plus musclé, dans un effort suprême, fait perdre pied à son adversaire. Si ce dernier tombe sur le côté, le combat n’est pas terminé, mais reprend, au contraire, avec plus de vivacité que jamais, car, pour être vainqueur, il faut, en Provence, que l’adversaire soit renversé sur le dos et maintenu le genou sur la poitrine. Quand ces conditions sont réalisées, la lutte est finie et la foule applaudit. Le couple engagé va boire un verre de vin et se reposer, pour laisser le champ libre au couple suivant. Les vainqueurs luttent entre eux, le dernier est couronné et reçoit le prix. Ce jeu est un de ceux qui excitent toujours le plus vif intérêt; les gens du pays s’y rendent en grand nombre pour admirer le déploiement d’adresse unie à la force, de souplesse unie à la vigueur, requis pour le triomphe.
Le Saut est un exercice qui demande beaucoup d’agilité. Il est pratiqué dans toutes les fêtes locales ainsi qu’il suit. Après avoir tiré à terre une ligne sur laquelle ils se rangent, les sauteurs partent sur un pied, font ainsi deux sauts, et retombent immobiles sur leurs deux pieds au troisième saut, qui est énorme et dépasse souvent en envergure les deux premiers réunis. Les sauteurs habiles peuvent ainsi franchir des espaces considérables, parfois plus de dix-sept mètres. Une variante de ce jeu consiste à l’exécuter en sac. Le sauteur, enfermé dans un sac d’où ne sortent que les bras et la tête, est obligé de procéder par petits sauts, entremêlés de chutes fréquentes qui sont l’amusement des spectateurs. Il y a aussi le saut de l’outre. Après avoir bien gonflé une outre, on la place à terre à l’endroit convenu. Pour gagner, il faut, après avoir fait deux sauts, atteindre l’outre au troisième et s’y maintenir en équilibre. Si elle éclate ou si elle glisse sous les pieds, l’homme roule dans la poussière à la grande joie du public.
Deux autres jeux usités chez les Grecs et dont les Provençaux ont hérité sont la Barre et le Disque. L’instrument du premier est une barre de fer qui sert aux carriers pour soulever les pierres, et que l’on désigne dans le pays sous le nom de Prépaou. La barre lancée vers un but, il faut, pour que le coup soit bon, que la pointe seule touche la terre. Quant au Disque, il faut le lancer le bras levé au-dessus de l’épaule, et il n’y a que le coup de volée qui soit tenu pour bon.
Dans le jeu de Boules, on retrouve encore un exercice grec. Le lieu choisi, chacun jette sa boule le plus loin possible; on reprend ensuite de ce point en commençant par la boule restée en arrière. Celui qui arrive au but avec le moins de coups gagne le prix. Cette façon de jouer aux boules s’appelle le Butaband ou but en avant. On les joue également à la roulette et au mail.
La Cible, les Palets, le Mât de Cocagne, les Grimaces, les Cartes et le Coq sont des jeux assez connus partout pour que nous nous dispensions de les narrer. Il y a cependant une différence dans le jeu des palets.
On fiche en terre une tige de fer à large tête. Les concurrents ont trois anneaux de fer qu’ils doivent lancer sur cette tige de façon à les y faire entrer; le prix est à celui qui les place le premier.
Les Grimaces excitent toujours l’hilarité du public et les juges sont bien souvent embarrassés pour décerner le prix. Cet amusement burlesque, inventé par des jongleurs qui avaient suivi des troubadours provençaux en Espagne, s’est perpétué jusqu’à nous, et l’on voit de nos jours des dessinateurs profiter des fêtes de village pour reproduire en croquis ces contorsions du visage qu’à l’occasion ils utilisent pour leurs travaux artistiques.
Parmi les jeux de cartes usités dans les Roumevages, on ne peut guère citer que l’Estachin, qui se rapproche de l’écarté.
Le jeu du Coq termine ordinairement la fête. Assez cruel du reste, il paraît abandonné dans la plupart des petites communes; on ne l’introduit dans les grands Roumevages que pour corser le programme ou sur la demande d’amateurs. La veille de la fête communale, on promène à travers les rues et les places un beau coq qui, aux sons des galoubets et des tambourins, pousse de temps en temps un triomphant cocorico; le lendemain, on le suspend par les pattes à une corde tendue entre deux poteaux. Chaque concurrent, les yeux bandés, armé d’un sabre, se tient au milieu du cercle formé par le public. Pour gagner le prix, qui est le coq lui-même, tous sont placés successivement à dix mètres de la bête dont ils doivent trancher le cou avec leur sabre. A un signal donné, ils s’avancent en manœuvrant avec leur arme. Mais, quand ils croient l’atteindre, leurs coups le plus souvent se perdent dans le vide, et, le temps donné étant écoulé, il leur faut se retirer bredouilles après avoir payé le prix de leur maladresse, jusqu’à ce qu’enfin un plus adroit ou plus malin décapite le coq et l’emporte. Les tambourins et les galoubets se font entendre, le public applaudit.
Si l’on ajoute aux Roumevages les fêtes des corporations et les fêtes votives, qui, les unes comme les autres, sont composées en grande partie des éléments constitutifs de toutes les manifestations publiques en Provence, on aura le tableau complet des divertissements et des solennités dont la tradition nous a conservé le souvenir ou qu’elle nous a légués.
NOTES:
[1] Parmi les principales corporations, on peut citer: les Drapierii, Drapiers; les Cambiatores, Changeurs; les Cannabacerii, Marchands de chanvre; les Macellarii, Bouchers; les Sartores, Tailleurs; les Fabri, Ouvriers en métaux; les Sabaterii, Cordonniers, etc., etc.... Chaque corporation occupait une rue qui portait son nom.
[2] Le mot poumpo appartient au dialecte marseillais; dans les pays limitrophes, on dit fougasso qui vient du roman foua.
[3] Le comte de Provence en 1777, le comte d’Artois en 1814 eurent les honneurs de l’olivette, lors de leur voyage dans le Midi, et c’est Aubagne qui leur offrit ce divertissement.
[4] Flacons de vin.
[5] C’est à l’église de l’ancienne abbaye de Saint-Victor, à Marseille, que la tradition veut que l’on aille entendre la messe ce jour-là et faire bénir les cierges, que l’on choisit verts pour les différencier des autres. C’est également à la Chandeleur que l’on vend un excellent gâteau, qui affecte la forme d’une navette, probablement en souvenir des tisseurs de chanvre qui allaient ce jour-là à Saint-Victor faire bénir leur instrument de travail pour s’assurer une bonne année.
[6] En français; en espagnol, barbanzanos; en provençal, cèse.
[7] Le droit de pelote fut fixé par un arrêt du Parlement de Provence, le 3 août 1717, à 15 livres pour les dots au-dessous de 3.000 livres. L’Abbé de la Jeunesse le percevait sur les artisans, le lieutenant du Prince d’Amour sur la noblesse et le Roi de la Basoche sur la bourgeoisie. De nos jours, c’est l’État qui perçoit le droit de pelote sous la forme de droits d’enregistrement des contrats de mariage.
[8] Armetto ou petite âme.
[9] La présence et le rôle du fusilier au temps d’Hérode n’est pas ce qu’il y a de moins original dans ce spectacle.
[10] Roi de la pioche.
[11] Badache, altération du provençal Besaïsso: double pioche.
[12] Armetto, en provençal, pour âme malheureuse, âme du purgatoire.]
[13] Santon, petite statuette en argile moulée et peinte représentant des saints et tous les personnages bibliques et autres de la crèche.
[14] Roumevage est formé de deux mots: Roumo viaggi, voyage à Rome. En souvenir de Roumieu, mot employé pour désigner un pèlerin qui allait à Rome. D’où l’usage de ce nom appliqué aux fêtes communales et pèlerinages.
[15] Tintaino, léger, fragile; ce mot exprime également la pose incertaine du jouteur, rendue plus instable par les mouvements du bateau.
[16] Sorte de pontons.
[17] Nous donnerons, par la suite, sur le jeu de la Targo, dans le chapitre relatif à la poésie provençale, un couplet qui indique combien il est apprécié à Marseille.
[18] Brayettos, petite culotte.
II
USAGES
Le Baptême.—Le Mariage.—Les Funérailles.—Les Quatre Saisons.—Le Costume.—Les Mœurs.—La Vie domestique.—La Vie sociale.
Dans la vie civile de tous les peuples, une foule d’usages consacrent les événements marquants et leur impriment un caractère solennel et national. En Provence, le paganisme, comme nous l’avons vu précédemment, a laissé dans les esprits des idées superstitieuses contre lesquelles l’amélioration des mœurs, une instruction plus avancée, effets de la civilisation, n’ont pu réagir assez pour qu’il n’en subsiste pas quelques vestiges, surtout dans les classes inférieures. C’est ainsi que les femmes grosses sont persuadées que, si elles ne satisfont pas un désir de gourmandise, l’enfant naîtra avec un signe qui aura quelque ressemblance avec l’objet convoité. On donne à ces signes le nom d’Envegeos[19]. Cette croyance est si répandue qu’elle excuse tout et que l’on n’ose rien refuser à une femme enceinte. Dans un milieu semblable, les tireuses de cartes, les charlatans, bohémiens, diseurs de bonne aventure et somnambules extra-lucides trouvent de nombreuses dupes et vivent largement de la crédulité populaire.
Le Baptême.—La célébration du baptême est une fête de famille; il est d’usage que l’aïeul paternel et l’aïeule maternelle soient le parrain et la marraine du premier enfant. Le cortège, auquel ont été conviés parents et amis, se rend à l’église précédé d’un tambourin. A l’issue de la cérémonie, une bande d’enfants courent après le parrain en criant: Peyrin cougnou[20]. Ils ne cessent de crier que lorsqu’on leur a jeté des pièces de monnaie et des dragées. De retour au logis, une collation suivie d’un bal est offerte aux invités. Aux relevailles, il est d’usage que la marraine donne au filleul un pain, un œuf, un grain de sel et un paquet d’allumettes, en lui disant: Siégués bouan coumo lou pan, plen coum’un uou, sagi coumo la saou et lou bastoun de vieillesso de teis parens. C’est-à-dire: Sois bon comme le pain, plein comme un œuf, sage comme le sel, et le bâton de vieillesse de tes parents. La Baïlo, ou sage-femme, remet au nouveau-né un petit coussinet bénit qu’on désigne sous le nom d’Évangile et qui, dans son esprit, est destiné à le préserver de toutes sortes de maléfices. Chaque fois qu’il éternue, on s’empresse de dire: Saint Jean te bénisse, parce que l’on croit que ces paroles le délivreront des mauvais génies.
Le Mariage.—Lorsqu’un mariage est arrêté, on s’occupe de fixer la date de la célébration, en ayant bien soin d’écarter le vendredi et le mois de mai, considérés comme néfastes aux nouveaux mariés. Le futur s’empresse d’offrir à sa fiancée la Lioureio, c’est-à-dire la corbeille de noces, dont l’importance varie suivant la condition des époux. Les fermiers du territoire d’Arles avaient la réputation d’être très généreux; on estime que leurs cadeaux pouvaient valoir jusqu’à 10.000 francs. Les diamants, les parures, dentelles, robes de soie formaient les objets principaux. Le cortège, le jour de la noce, est composé quelquefois de cent personnes, marchant deux à deux et précédées des tambourins et galoubets qui jouent des airs d’allégresse. En tête est la Novi[21], sous le bras de celui qui a été chargé de la conduire et que l’on désigne sous le nom de débooussaïré; c’est ordinairement un proche parent ou le parrain, ou encore l’ami intime de l’époux. La cérémonie à l’église est suivie d’un repas, puis d’un bal qui termine la fête. Les vêtements de la mariée varient suivant le pays et la condition sociale, mais le voile et les souliers sont toujours blancs; elle porte les bijoux que son époux lui a donnés. Au dessert, on chante des couplets en son honneur et c’est lorsque l’attention des convives est distraite par la musique qu’un jeune garçon, passant sous la table, lui enlève sa pantoufle, qui, aussitôt, fait l’objet d’une enchère dont le prix est distribué aux domestiques. Cet usage subsiste encore dans le vieux quartier de Saint-Jean, à Marseille. Le soir venu, on s’inquiète de savoir quel sera des deux époux celui qui éteindra le flambeau nuptial, une vieille croyance le désignant comme devant mourir le premier. Souvent, pour éviter l’ennui de ce pronostic sinistre, on laisse brûler la bougie toute la nuit, ou la plus proche parente vient l’enlever à un moment donné.
Quand les époux convolent en secondes noces, l’événement est marqué par un vacarme infernal ou charivari, auquel des jeunes gens armés de sonnettes, de pelles, poêles, chaudrons et trompettes se livrent sous les fenêtres des fiancés. Ceux-ci ne peuvent s’en délivrer qu’en donnant une somme d’argent aux chefs de la bande, qui l’emploie à faire un excellent repas. Ce singulier usage semble avoir remplacé le Droit de Pelote qui existait sous l’ancienne monarchie. Nous ne reviendrons pas sur l’historique de ce droit déjà mentionné, qui frappait les gens étrangers à la localité, mariés à des jeunes filles ou à des veuves du pays. Fixé d’après l’importance de la dot de la femme, il se percevait aux portes de la ville, au son de la musique et au bruit de la mousqueterie.
Les Funérailles.—Pendant fort longtemps on a conservé en Provence, et surtout à Arles, les coutumes funéraires romaines. Jusqu’au XIIe siècle, les habitants des deux rives du Rhône mettaient le mort dans un tonneau enduit de goudron avec une boîte scellée contenant l’argent des funérailles. Puis, remontant le fleuve à une certaine distance, ils abandonnaient au courant le tonneau, qui était arrêté à Arles par des commissaires préposés à cet effet. Le cadavre était ensuite enseveli dans les Aliscamps, ou Champs-Elysées, et les droits de sépulture perçus par le chapitre de Saint-Trophime. Il faut croire que ces revenus étaient considérables, car ils donnèrent lieu à des contestations sérieuses entre les bénéficiaires d’Arles et l’abbaye de Saint-Victor, de Marseille, à qui appartenait l’église de Saint-Honorat, située dans l’enceinte des Aliscamps.
Au XIIIe siècle, les sépultures étaient réglées ainsi qu’il suit. Les évêques avaient seuls le droit d’être enterrés dans les églises. Dans les abbayes et les monastères, les chapitres avaient, au centre de leur cloître, un jardin dans lequel étaient des caveaux pour les moines et les chanoines. Les comtes de Provence, suivant leurs dernières volontés, avaient été admis à la sépulture des cloîtres. La même faveur fut accordée par la suite aux grands dignitaires de la cour. Enfin il arriva un moment où tout le monde voulut y avoir part. On comprend aisément que l’espace fit bientôt défaut. On creusa alors des caveaux dans les églises, et il n’y eut plus dans les cimetières que le bas peuple. La Révolution, par raison d’hygiène, fit cesser ces abus et même ferma et reporta dans la banlieue les cimetières contigus aux églises paroissiales. La veillée du mort se fait, en Provence, dans la chambre où il est exposé. La personne qui le garde est remplacée de deux heures en deux heures; la famille et les amis se tiennent dans la pièce voisine. Il n’y a pas encore bien longtemps, l’usage voulait qu’une fois arrivé auprès de la tombe le cercueil fût ouvert, afin que les assistants pussent contempler une dernière fois les traits du défunt et que toute méprise sur son identité devînt impossible. Ces scènes toujours pénibles, ayant occasionné des accidents chez les personnes impressionnables, souvent même des cas de folie et d’épilepsie, furent supprimées.
Les Quatre Saisons.—L’usage d’inaugurer ou célébrer par des réjouissances publiques ou familiales les quatre saisons de l’année a été conservé dans la campagne.
Le printemps.—Le paysan provençal est attentif à l’arrivée des hirondelles, dans lesquelles il a plus de confiance que dans le calendrier. Si l’un de ces oiseaux établit son nid sous le toit de sa maison, il s’en estime très heureux et fête avec des amis ce présage de bonheur.
Le 1er avril ramène périodiquement certaines plaisanteries consistant en messages trompeurs; on en profite encore pour servir au prochain, sous le couvert de l’anonymat, des vérités quelquefois très dures. Cet usage, connu sous le nom de Poissons d’avril, est un souvenir du temps où l’année commençait en avril. Les étrennes que l’on donnait alors furent reportées au 1er janvier, et l’on réserva pour le 1er avril des compliments ironiques à ceux qui n’avaient adopté qu’à regret le nouveau régime. Mais, comme c’est au mois d’avril que le soleil quitte le signe des poissons, les compliments, ainsi que les objets qui les accompagnent souvent, furent nommés Poissons d’avril. A la fin de ce mois, on plante dans les villages, devant la maison qu’habite une fiancée, un Mai d’amour. C’est une longue perche terminée par un bouquet de fleurs qui arrive au niveau de la fenêtre que l’on sait être celle de la chambre de la jeune fille; quelquefois, c’est un jeune peuplier garni de rubans qui s’offre à sa vue, lorsque le matin elle ouvre les volets. A ce moment, le prétendu, accompagné par des amis et des musiciens, exécute une aubade et chante un couplet en son honneur.
En voici quelques-uns appropriés à la circonstance et empruntés au langage des fleurs:
POUR UNE DÉCLARATION D’AMOUR
DOUTE OU SOUPÇON
PLAINTE
RUPTURE
Avec la fête de la Belle de mai ou Maïa, et la tonte des moutons, qui rappelle les usages des bergers de Virgile, se terminent les fêtes agricoles du printemps.
L’Été aux blonds épis voit la magnifique manifestation des moissonneurs, dont le tableau de Léopold Robert peut donner une idée. La dernière charrette de blé est ornée de guirlandes de feuillage, ainsi que l’attelage. Les faucheurs, les botteleurs, les glaneuses chantent et reviennent à la ferme en farandole joyeuse. Le soir, un bon repas leur est servi et l’on boit à la santé du fermier.
La Provence, en automne, est la vivante image de la Grèce antique, célébrant aux vendanges les fêtes de Bacchus. La plupart des coutumes des anciens sont encore celles des habitants du littoral méditerranéen. Quand on cueille le raisin, les vendangeurs barbouillent de moût les vendangeuses. C’est ce qu’on appelle la Moustouisso. Lorsque se fait le soutirage de la cuve et qu’on presse le marc, on donne à boire du vin nouveau à tous les passants qui en demandent. Il y en a qui abusent de cette faveur et ne tardent pas à être gris. Ils font alors toutes sortes d’extravagances qui amusent les badauds. La récolte des raisins secs et des figues, la fabrication du vin cuit donnent également lieu à des réjouissances. Le jour où l’on fait le vin cuit et la confiture au moût que l’on appelle Coudounat, on réunit dans un festin parents et amis, sous prétexte de goûter aux produits nouveaux; en réalité, c’est l’occasion d’un excellent repas, où le vin donne la note dominante, et qui se termine par de joyeux couplets ou par une farandole, aux sons des galoubets et des tambourins.
Enfin l’hiver, si dur dans le Nord, est assez clément dans le Midi pour permettre la cueillette des olives et le travail des moulins à huile qui deviennent les lieux de réunion des villageois. On y chante, on y rit, on y conte des histoires, car la gaieté est le trait caractéristique des Provençaux. La cueillette des olives a été de tout temps l’occasion de jeux et de divertissements. Un sarcophage des Aliscamps, orné d’un bas-relief où sont reproduites toutes les phases de la cueillette des olives, permet de constater la similitude exacte qui existe entre ces manifestations d’autrefois et celles de nos jours. C’est là un document lapidaire qui prouve mieux que tout le reste l’antiquité de l’olivier en Provence et celle des fêtes auxquelles il donne lieu.
LE COSTUME
L’histoire du costume pourrait tenir dans cet ouvrage une place importante, si l’on remontait à la fondation de Marseille, en passant par la domination romaine, puis française, et enfin par le gouvernement des comtes. Nous nous bornerons à mentionner le costume tel qu’il existait avant la Révolution sur tout le territoire provençal, tel que quelques rares communes rurales l’ont conservé. Dans les villes, il a dû faire place à la mode générale et céder le pas aux vêtements confectionnés que Paris ne se lasse pas d’expédier aux départements. Les effets de la centralisation sont, dans ce cas encore, loin d’être heureux et cette manie de prendre en toute circonstance le mot d’ordre à Paris a fait perdre à nos provinciaux leurs habillements si pittoresques, si bien appropriés à leurs mœurs et à leurs usages. Nous vivons sous le régime du convenu; ceux qui ne s’y conforment pas courent le danger redouté de passer pour ridicules.
Quant à nous, nous préférerions voir les ouvriers des ports avec leur ancien costume du dimanche si ample et si dégagé: large pantalon de coutil, ceinture de couleur, veste ronde, cravate de soie nouée à la matelote, chemise blanche à col rabattu, chapeau rond et souliers en peau blanche. Nous préférerions, disions-nous, ce vêtement au travestissement actuel qui nous les montre serrés dans une jaquette qu’ils ne savent pas porter, gauchement affublés d’un gilet noir, d’un pantalon trop étroit, de bottines à boutons, d’un chapeau haut de forme, maladroitement renversé en arrière ou penché sur l’oreille comme la tour de Pise. Tout cela n’est pas gracieux, mais c’est la mode et chacun d’y sacrifier. Le seul costume ancien qui ait subsisté à Marseille est celui des prud’hommes. Sauf une légère modification, qui a consisté à substituer la culotte aux Grégaillos et l’habit au pourpoint, cette corporation a conservé les guêtres, la petite cape appelée Traversière, le chapeau à plumes noires relevé par devant à la mode catalane. D’ailleurs, elle n’est de mise, cette parure devenue étrange, que dans des cérémonies de plus en plus rares.
Les réflexions que nous venons de faire peuvent s’appliquer aussi aux femmes du peuple; mais, plus coquettes et plus gracieuses, elles savent mieux se parer et ont eu le goût de ne pas abandonner la chaussure spéciale qui fait valoir la petitesse de leurs pieds. Leurs yeux de flamme et la blancheur éclatante de leurs dents, qu’elles ont petites et bien rangées, leur font pardonner l’adoption de certaines modes, mal appropriées à leurs corps souples et vigoureux. C’est en remontant par Saint-Chamas, Istres, Pélissane, Salon, etc., que l’on retrouve leur ancien costume, qui se rapproche beaucoup de celui des Arlésiennes. Elles portent, l’hiver, la robe de drap brun, et, l’été, la robe d’indienne. La jupe est toujours courte, le bas en filoselle et les souliers attachés autour de la jambe avec des rubans.
Les pièces principales de leur ajustement, agréable à l’œil et bien choisi pour faire valoir leur beauté, sont un corsage de soie noire ouvert sur le devant, une collerette de mousseline plissée fixée autour de la chemise et rabattue sur le corsage, un foulard de l’Inde de couleur claire, un bonnet de mousseline serré autour de la tête par un ruban très large dont les bouts relevés sur le devant forment une sorte d’aigrette. Mais le costume des Arlésiennes lui-même, sur lequel celui-ci semble calqué, a subi bien des transformations, et ne rappelle que de loin ce qu’il fut au temps de l’occupation romaine, sous Constantin. La robe aujourd’hui est de la même étoffe que le droulet ou pelisse, et cachée partiellement par un tablier de soie qui monte jusqu’à la gorge. Le pluchon a été remplacé par une pointe de mousseline en couleur, nouée sous le menton. La coiffure est surtout remarquable; sur les cheveux lissés en bandeaux est posé un petit bonnet terminé en pointe et entouré d’un large ruban de soie ou de velours fixé par une épingle de prix. Le corsage, ouvert sur le devant, est garni d’une sorte de guimpe de mousseline, ouverte, appelée Chapelle. La jupe ne descend que jusqu’à la cheville, laissant voir le pied chaussé d’un soulier découvert, à boucle d’acier, en peau vernie. Ce costume, très seyant, existe encore à Saint-Remi, à Tarascon, à Château-Renard et dans quelques autres communes, avec de légères variantes. Il nous revient sur son antiquité une anecdote historique qui pourra donner une idée de l’importance qu’y attachaient les habitants de la ville d’Arles.
C’était au temps où la Bourgogne transjurane, réunie à la Bourgogne cisjurane, formait le royaume d’Arles.
Ce royaume avait une certaine importance, n’en déplaise aux sceptiques et railleurs d’aujourd’hui, car il comprenait la Provence, le Dauphiné, la Savoie, le Bugey, la Bresse, le Lyonnais, le Velay, le pays de Vaud, les cantons de Berne, Soleure, Fribourg, Bâle, la Franche-Comté et le Mâconnais. Les arrêts prononcés par le roi avaient force de loi et devaient être exécutés dans toute l’étendue de ces régions sous peine d’amende et même de mort.
Le fait suivant, que nous empruntons aux Chroniques de la Cour du roi d’Arles[24], non seulement prouve l’ancienneté du costume des Arlésiennes, mais en indique d’une façon exacte les divers détails, avec défense d’y rien changer dans le territoire dépendant de la capitale.
Nous avons vu que ces fidèles sujettes, non contentes d’observer les lois et règlements de l’époque, prirent à tâche de perpétuer précieusement jusqu’à nos jours, du moins dans ses traits caractéristiques, ce vêtement si coquet, qui rehausse leur beauté, y ajoute une note pittoresque et évoque dans l’esprit des étrangers un souvenir du pays du soleil.
Vers 1193, le roi Rodolphe avait bien voulu, sur la demande du comte français Adhémar de Valence, parti pour la Croisade, recueillir à la cour d’Arles ses trois filles: Marie, Marthe et Madeleine. Ce fut l’origine de divisions dont la cause futile n’empêcha pas les tragiques résultats. Madeleine avait introduit à la Cour les modes françaises, d’où son partage en deux camps: l’un composé de gens attachés au costume national, l’autre de partisans de l’innovation.
Madeleine, la plus jeune, était naturellement le chef du second parti; à la tête du premier se trouvait le sire de Bédos, fou du roi, qui s’était tourné contre Madeleine après l’avoir demandée en mariage et s’être vu repoussé avec mépris.
Or, désireux de prendre femme, bien qu’il fût nain et outrageusement contrefait, il adressa ses hommages à Marthe, la sœur cadette.
Depuis quelque temps, il courait sur le compte de Madeleine des bruits assez injurieux pour sa vertu; et le fou, jaloux de voir qu’elle accordait facilement à d’autres des faveurs qu’il lui était interdit d’espérer, se vengea d’elle par un mot plein de méchanceté.
Un jour qu’en devisant avec les trois sœurs Marie lui dit en riant de l’invoquer, il prit la parole et répondit sur-le-champ:
—«O Marie, pleine de grâce, soyez bénie entre toutes les femmes; priez Dieu qu’il dispose favorablement pour moi le cœur de votre sœur Marthe et qu’il pardonne à Madeleine, qui a péché.»
Rouge de confusion, Madeleine se retira; mais elle alla, tout en larmes, trouver le roi, à qui elle raconta l’impudent sarcasme de son fou; elle le supplia de lui permettre de venger son honneur faussement attaqué.
Rodolphe avait pour Madeleine une affection des plus vives; il se sentit tout disposé à lui accorder ce qu’elle demandait et l’autorisa à faire choix d’un chevalier pour épouser sa querelle et la soutenir en champ clos.
Non seulement Madeleine rencontra autant de champions qu’elle désira, mais, comme elle était le chef des partisans de la mode française, et le fou celui des amateurs de la mode nationale, il se présenta pour l’offenseur autant de combattants que pour l’offensée.
La lice fut ouverte et appelée la «Lice de la mode».
Tous les partisans de Madeleine furent vaincus, quelques-uns tués, tous les autres blessés.
Ce que voyant, le roi s’inclina devant ce jugement de Dieu et défendit, sous les peines les plus sévères, les modes françaises, ordonnant qu’à l’avenir: «Toute dame ou demoiselle, dans le royaume et cité d’Arles, ne porterait robes ou mantels, affiquets ou enjolivements à la mode du pays de France, et se vêtirait à l’us et coutume du pays.»
Le récit n’est pas banal. Il prouve d’abord que du dicton: changeant comme la mode, les Arlésiennes ne sauraient être rendues responsables. Peu de modes, en effet, si toutefois il en existe datant d’aussi loin, ont donné lieu à un combat en champ clos suivi de mort d’hommes, et sanctionné par un arrêt royal.
Dans la campagne, il n’y a, pour ainsi dire, plus de costume spécial pour les hommes. Les fermiers des Mas portent quelquefois une culotte courte avec de grandes guêtres de peau, une veste ronde assez longue, un gilet croisé sous la cravate et un chapeau rond à larges bords. Les bergers, comme les charretiers, ont pour l’hiver un grand manteau ou roulière, un chapeau de feutre noir ou gris, la culotte et les grandes guêtres, une veste courte et un gilet croisé. Dans leur poche se cache invariablement un couteau recourbé à usages multiples: il sert à manger ou bien à façonner des petits objets en bois: sifflets, castagnettes, maints jouets d’enfants. Les paysans l’utilisent également pour ébrancher les arbres ou battre le briquet, lorsque, après le repas dans les champs, ils prennent à leur ceinture une blague à tabac en peau, bourrent leur pipe qu’ils appellent Cachimbaou, et l’allument en tirant du feu d’une pierre à fusil, nommée Peyrar. Le costume des mariniers du Rhône se rapproche beaucoup de celui des Catalans.
Si l’on compare les trois villes de Marseille, d’Aix et d’Arles, il est aisé de voir que la première décèle son origine grecque par son langage, ses coutumes et ses mœurs; que la seconde, plus directement soumise à toutes les dominations qui ont pesé sur la Provence, se ressent de ce mélange apporté dans ses usages par tant de peuples différents, sans avoir perdu pourtant un certain caractère national qui remonte aux premiers âges et qui a résisté à toutes les révolutions; enfin, que la troisième est celle qui s’est le plus identifiée avec Rome, et que, seule peut-être à notre époque, elle reproduit, par le costume de ses femmes imité de celui des dames romaines, certains traits de ce peuple remarquable.
LES MŒURS
La Vie domestique.—Le fait d’avoir successivement vécu sous l’influence des Grecs, des Romains, puis de la monarchie franque, créa une sorte de fluctuation dans les mœurs et le caractère des Provençaux. Plus tard, Marseille, Arles, Tarascon, Avignon, Grasse et Nice secouèrent le joug des comtes de Provence et s’érigèrent en républiques. Ce fut à partir de ce moment, et malgré tous les éléments de discorde qui naissaient de la jalousie mutuelle de tous ces petits États, que commença à se dessiner un ensemble de traits capables d’intéresser l’observateur. Voici ce qu’écrivait à ce sujet Gervais de Tilburi, maréchal d’Arles, vers le commencement du XIIIe siècle:
«Il est, disait-il, une nation que nous appelons Provençale, éclairée dans le conseil, capable d’agir lorsqu’elle veut, trompeuse dans ses promesses, belliqueuse quoique mal armée; qui se nourrit largement malgré sa pauvreté. Artificieuse dans ses moyens de nuire, elle sait supporter froidement les outrages pour attendre l’occasion favorable de se venger. Sa prudence dans les combats de mer lui donne la victoire. Elle endure patiemment le chaud et le froid, la disette et l’abondance, et ne consulte en toutes choses que sa volonté. Si cette nation avait un souverain héréditaire qu’elle craignît, aucune autre plus qu’elle ne serait capable de tendre vers le bien; mais, comme elle n’est gouvernée par personne, il n’en est pas non plus qui soit plus disposée à faire le mal. La terre qu’elle habite est fertile par-dessus toutes les autres; mais, dans cette abondance de toutes sortes de biens, une seule chose lui manque: c’est un prince bon et juste.»
En Charles d’Anjou, les Provençaux trouvèrent le prince sévère, en René le prince bon et juste. Le premier soumit toutes les petites républiques et réunit tous les Provençaux sous ses lois. Il les gouverna avec vigueur et, comme l’avait prévu Gervais de Tilburi, ils surpassèrent tous les autres sujets de Charles dans la guerre et dans les arts.
René fut plutôt un bon père qu’un grand roi; malgré les malheurs qui assaillirent son long règne, il n’y eut pas à cette époque de sujets plus heureux que les siens. Ils le prirent pour modèle, imitèrent ses mœurs simples et bonnes. Jusque-là comprimée, leur gaîté se déploya et se répandit du palais du souverain jusque dans les chaumières des artisans. Toutes les haines, toutes les divisions disparurent et la nation ne forma qu’une seule famille. Depuis, bien des troubles l’ont agitée, mais l’impression laissée par ce règne si paternel ne s’est jamais effacée entièrement. Si l’amour de sa liberté, qui lui a fait prendre les armes chaque fois qu’elle l’a crue menacée, a laissé, tout d’abord, dans les mœurs une grande susceptibilité et une apparence de rudesse, on ne peut nier que l’éducation et l’instruction ne les aient ensuite sensiblement adoucies.
Sous la monarchie, l’autorité paternelle était plus entière en Provence que dans les autres provinces françaises. Le chef de famille exerçait une véritable charge publique, son pouvoir était la base de l’état social. Il gouvernait ses enfants aussi bien que toute la parenté. Les membres de la famille le consultaient dans toutes les grandes circonstances: il les convoquait et tenait conseil avec eux, rien ne se faisait sans son approbation. A sa mort, l’aîné des enfants mâles héritait de ses droits. Les généalogies, les titres, les délibérations, les actes de mariage, de partage, les limites des propriétés, l’inventaire des meubles, enfin tout ce qui pouvait avoir un intérêt familial, se trouvait consigné dans un grand registre appelé le Livre de raison. Ce livre, ainsi que les papiers, bijoux et argent, était enfermé dans un coffre en bois sculpté, dont le chef seul avait la clef. C’était le bréviaire de la maison; on avait pour lui un grand respect, on le consultait comme un oracle: il réglait la conduite à tenir. Devant cette sorte de Code, combien de procès et de dissensions avaient expiré! il faisait loi, chacun s’inclinait devant son texte. Le père vivant, c’était lui qui en signait tous les articles, écrits sous sa dictée par le fils aîné.
Depuis la Révolution, l’usage des Livres de raison a disparu et la puissance du père de famille a perdu une grande partie de son absolutisme. Les idées nouvelles ont apporté de si profonds changements dans la vie du foyer qu’elle n’a plus que de lointains rapports avec ce qu’elle était autrefois.
Les femmes ne parlaient à leurs maris qu’avec respect et soumission. Elles sortaient peu et ne se mêlaient que des affaires intérieures. A cet égard, elles avaient tous les droits et exerçaient une autorité souveraine. Quant aux affaires du dehors, on les consultait peu et elles n’y prenaient aucune part. Il n’est pas difficile de reconnaître dans ce rôle effacé une importation des premiers conquérants de la Gaule méridionale et l’application du droit romain, qui avait fait de l’épouse une sorte de vassale. La compagne et l’égale de l’homme, qui a toujours partagé ses labeurs et ses peines, au lieu de partager son autorité était élevée dans les principes de l’obéissance passive et dans une obstruction des facultés intellectuelles qui ne lui laissait même pas le mérite de la soumission. Abandonnée sans défense aux mains de l’homme, son sort dépendait entièrement de l’affection et de la bienveillance, ou des sentiments contraires qu’elle pouvait provoquer chez lui. Cette situation, indigne de notre époque, s’est largement modifiée et tend de nos jours à une transformation totale qui établira l’égalité entre les sexes, et relèvera la dignité de l’un sans compromettre les intérêts de l’autre.
L’emploi du temps était ainsi réglé: on se levait avec le jour, on déjeunait à huit heures avec une tasse de lait coupé d’une infusion de sauge; plus tard, on y substitua le cacao, puis le chocolat et aussi le café. Le dîner avait lieu à midi. Il se composait d’un potage au mouton bouilli, ou d’une soupe au poisson appelée Bouillabaisse, puis de légumes. Le dimanche était marqué par un petit extra; on ajoutait au repas une entrée ou une tourte faite en famille. Pour dessert, des fruits de saison, du fromage ou des confitures. A quatre heures, on donnait à goûter aux enfants, soit, en été, une tranche de pastèque ou de melon ou une tartine de Coudounat. A huit heures, on servait le souper, qui se composait d’une carbonade, les jours gras, de poissons frits ou bouillis, les jours maigres, de rôti et de salade, le dimanche. Les hommes seuls buvaient du vin; il n’était permis aux jeunes garçons d’user de cette boisson qu’après avoir atteint l’âge de douze ans, c’est-à-dire après avoir fait leur première communion.
Pendant les soirées d’hiver, le père de famille se faisait apporter le Livre de raison et le fils aîné en donnait lecture. Dans toutes les maisons un peu aisées, il y avait une grande pièce destinée aux réunions familiales. Ce n’est qu’à partir du règne du roi René qu’on y construisit une grande cheminée, dont le manteau très élevé permettait à chacun de prendre place sur les côtés où des bancs étaient disposés. Plus tard, sous François Ier, l’usage du jeu de cartes se répandit, et c’était surtout après le repas du soir et autour de cette cheminée monumentale qu’on jouait à la Comète, appelée en provençal la Touco, à l’Esté et à l’Estachin, qui ont quelques rapports avec l’Écarté. Plus tard encore, ce fut la mode de l’Impériale et enfin du Piquet. Les femmes jouaient à la Cadrète. Dans la haute société, on avait les Dés, le Trictrac, les Échecs, les Dames et le Reversi. A neuf heures et demie, le chef de famille faisait la prière à haute voix, tous suivaient mentalement: c’était la fin de la journée. Maintenant, avec la facilité des voyages, les relations entre les divers peuples se sont multipliées et les usages locaux, les mœurs et les coutumes ont totalement changé. La vie familiale, comme la vie publique, s’est unifiée. Il y a même une tendance assez marquée dans le Midi à accepter sans réserve tout ce qui se fait à Paris, tant au point de vue moral et intellectuel qu’au point de vue physique. Il faut y voir un résultat de la pression exercée sur les populations méridionales par une centralisation politique et administrative poussée jusqu’à ses dernières limites, imposée par la Convention et l’Empire, continuée depuis, et fatale à l’esprit d’initiative aussi bien qu’à l’intelligence et au courage. Cette lutte inégale contre une administration armée de la loi devait fatalement greffer sur le caractère des habitants une passivité absolument contraire à leur nature primitive. Cependant, leur cerveau est loin d’être atrophié; il est resté ouvert aux nobles sentiments, à la science, aux progrès modernes, et il serait à souhaiter qu’une sage décentralisation leur permît une existence plus autonome qui produirait des résultats féconds. Des pouvoirs plus étendus donnés aux conseils généraux, surtout au point de vue financier et économique, seraient le point de départ d’une évolution bienfaisante et réparatrice. Une noble émulation surgirait de ces sages mesures dont profiterait la France entière. Le commerce, cette clef d’or des nations, ne tarderait pas à reprendre l’importance qu’il avait avant d’être entravé par des barrières fiscales qui éloignent de nos ports les navires étrangers, lesquels, grâce à l’échange des marchandises, sont de véritables instruments de travail et de richesse. L’industrie, les arts et les lettres puiseraient aux sources de cette liberté une force d’expansion qui leur rendrait tout leur éclat, avec la brillante renommée qu’ils ont perdue au détriment de tous.
La Vie sociale.—Sous les comtes de Provence, tous les chefs de famille étaient appelés à prendre part aux affaires publiques, dont les charges étaient gratuites. La noblesse, le clergé, le tiers-état avaient leurs représentants aux États provinciaux. A Marseille, le bourdon des Accoules se faisait entendre et annonçait l’heure de l’assemblée, que l’on appelait le Conseil et qui se tenait toujours le dimanche ou un jour férié. Le peuple se rassemblait sur la place du Palais et se constituait en Parlement. Le podestat ou les consuls délibéraient avec le corps municipal et paraissaient ensuite sur le balcon du palais pour exposer au peuple les résolutions prises. Celui-ci approuvait par des acclamations, ou rejetait par des cris aigus et des protestations bruyantes. Le Parlement était fini, les magistrats se rendaient en cortège à l’église et, le soir, présidaient aux divertissements publics.
Aujourd’hui le peuple n’a que les lois qu’on lui donne; dans ce temps-là, il avait celles qu’il voulait avoir.
Les affaires et le commerce se traitaient pendant la semaine, soit à la Chambre dite de commerce, soit sur une place publique et à la bourse.
La Chambre de commerce de Marseille, dont la fondation remonte au 3 novembre 1650, se composait de douze membres choisis parmi les armateurs et les négociants les plus honorables, les plus actifs et les plus intelligents. Elle ne tarda pas à acquérir une importance telle que l’État, dont elle servait les intérêts, crut devoir lui prêter le secours de son autorité. L’exemple de Marseille fut bientôt suivi par Dunkerque, Paris, Lyon et les villes les plus importantes du royaume, qui créèrent à son instar des Chambres de commerce. En 1791, l’Assemblée Nationale les supprima; elles furent rétablies sous le Consulat, en l’an XI. Depuis, elles subirent différentes modifications, mais les services qu’elles ont rendus et qu’elles rendent encore en ont consacré l’utilité.
Parmi les usages locaux relatifs au commerce, on a conservé à Marseille celui de certaines mesures anciennes, dont nous allons donner l’énumération ainsi que la conversion exacte en valeurs du système métrique décimal:
L’ancienne livre de Marseille compte pour 400 grammes;
L’ancienne canne, pour 8 palmes ou 2m,012;
La charge de blé, pour 160 litres; la charge se divise en 4 émines; l’émine, en 2 panaux, à 4 civadiers, à 2 picotins;
Le picotin égale 2lit,50;
La charge d’avoine, 240 litres;
La balle de farine, 122 kilogrammes et demi, poids établi, toile perdue;
La millerolle, pour le vin et l’huile, équivaut à 64 litres;
La millerolle de vin se divise en 4 escandaux, à 15 pots, à 4 quarts ou pitchounes;
La millerolle d’huile se divise en 4 escandaux, à 40 quarterons.
Pour le tafia et le rhum, on évalue en veltes; la velte vaut 7 litres 60 centilitres.
Il semble qu’une certaine confusion dans les comptes, un embarras dans les transactions devraient résulter de la coexistence des anciennes mesures et des nouvelles. Il n’en est rien cependant, tant les unes et les autres sont bien connues et en elles-mêmes et dans leurs relations réciproques.
NOTES:
[19] Envies.
[20] Parrain crasseux.
[21] La mariée.
[22] Ce qui peut se traduire ainsi:
POUR UNE DÉCLARATION D’AMOUR
DOUTE OU SOUPÇON
PLAINTE
[23] Ce qui peut se traduire ainsi:
RUPTURE
[24] Gourdon de Genouillac, Histoire du Blason.
III
LA LANGUE PROVENÇALE AU XIXe SIÈCLE
Raynouard.—Fabre d’Olivet.—Diouloufet.—D’Astros.—Jasmin.—Moquin-Tandon, etc.
Lorsque, à l’exemple des conciles les plus célèbres, la Constituante décréta, le 14 janvier 1790, que la traduction des lois serait faite dans les dialectes des provinces, elle n’ignorait pas que la proscription des idiomes locaux est le moyen le plus puissant de désagrégation nationale. Des sentiments blessés, de la liberté outragée naît un foyer d’où peut partir l’étincelle des incendies religieux et politiques les plus redoutables pour le pays. Cet acte, non seulement de sagesse, mais aussi de haute politique, lui fut probablement inspiré par l’exemple de l’Église, ramenée par l’expérience à un sentiment plus exact de ses intérêts. En effet, cette variété de langages, loin d’y nuire, aida, au contraire, à la formation de l’unité religieuse, qui fit et fait encore sa force aujourd’hui.
La Convention fut moins libérale et partant moins clairvoyante. Dans son désir bien manifeste de pousser à la centralisation du pouvoir par tous les moyens, elle ne vit pas ou ne voulut pas voir un danger dans la suppression brutale des idiomes locaux. Elle ne songea pas que la langue provençale était l’histoire même de la Provence et que l’on ne supprime pas l’histoire par un décret. Elle fut cependant obligée de reconnaître son erreur lorsqu’elle fut saisie du rapport de son Comité de Législation[25], qui concluait au rejet de sa première décision[26], pour le plus grand bien de la nation et l’apaisement des esprits, que cette mesure vexatoire avait excités au plus haut degré.
Si le Consulat, par son décret du 27 prairial an II, imposa l’usage exclusif de la langue française à tous les représentants de la puissance nationale, du moins il les autorisait à transcrire en marge les lois, décrets, arrêtés, dans l’idiome de la province, dont l’usage oral persista. Ainsi rien ne put prévaloir contre la force irrésistible du langage populaire et le provençal, né du Roman, devait, sous peu, être l’objet d’études approfondies et de manifestations philologiques qui attestèrent une fois de plus son rôle important dans la formation de la langue française. Son influence sur l’italien, sur l’espagnol et sur toute la littérature de l’Europe est trop évidente pour être discutée et les traces qu’il a laissées dans l’histoire de la monarchie lui donnent la consécration de la langue nationale.
Il était réservé au XIXe siècle de voir s’épanouir la renaissance du provençal. Toute une pléiade de linguistes, de poètes, de romanisants et de curieux jeta, par ses recherches et ses travaux, un jour absolument nouveau sur cette langue qui, à la veille d’être proscrite, s’affirmait avec une vigueur nouvelle, en dépit des mesures arbitraires dont elle avait été si souvent frappée.
Parmi les promoteurs du mouvement, il faut citer, comme le premier en date, au XIXe siècle, Raynouard.
Raynouard.—François-Juste-Marie Raynouard naquit à Brignoles (Var), en 1761. Il fut assurément l’historien le plus remarquable du dialecte provençal. Après avoir occupé très honorablement sa place comme député à la Convention, il fut poursuivi pour ses opinions, qui l’avaient classé parmi les Girondins. Emprisonné, puis remis en liberté, il reprit sa robe d’avocat au barreau de Draguignan. Grâce à son talent, il y fit une petite fortune qui lui permit, dans ses loisirs, de se livrer à ses études favorites sur la langue romane et les poésies des troubadours. Sa science et ses patientes recherches dotèrent son pays d’un véritable monument littéraire. Ses ouvrages font autorité sur la matière; ils sont devenus classiques, et c’est à cette source que les érudits, les philologues et les romanisants sont allés puiser leurs inspirations et se renseigner sur la valeur des termes, l’orthographe et l’histoire des dialectes du Midi. Les Templiers, tragédie qu’il donna en 1805, eurent le plus grand succès. En 1807, il entra à l’Académie, dont il devint le secrétaire perpétuel la même année. En 1813, comme membre du Corps Législatif, ce fut lui qui rédigea la fameuse adresse qui prépara la chute de l’Empire. Il siégea à la Chambre jusqu’en 1814. Entre 1816 et 1824, il fit paraître successivement un Choix de poésies originales des troubadours (6 volumes), auquel il joignit une grammaire romane; et, en 1835, un Nouveau choix de poésies (2 volumes), suivi d’un lexique roman (6 volumes), qui ne fut terminé qu’en 1844. On a de lui également: Recherches historiques sur les Templiers (1813), Historique du droit municipal en France (1829) et un certain nombre de poésies manuscrites.