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La Provence: Usages, coutumes, idiomes depuis les origines; le Félibrige et son action sur la langue provençale, avec une grammaire provençale abrégée

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Une Cour d’amour. [↔]

A certaines dates, les châtelaines d’une province se réunissaient; la plus noble d’entre elles présidait l’assemblée, formée en docte aréopage. On discutait les articles d’un Code d’amour, on délibérait sur les cas qui étaient soumis, on jugeait et souvent on condamnait à des peines sévères.

On peut se demander quelles étaient l’autorité de ces tribunaux et la sanction appliquée à leurs arrêts. L’autorité ressortait de leur composition même, qui n’admettait que l’élite de la noblesse après une sage sélection; quant à la sanction, il n’y en avait qu’une: l’opinion publique. Mais cette sanction était d’autant plus redoutable que les jugements librement sollicités étaient rendus de même. Si affaiblie qu’elle puisse être de nos jours, on ne peut nier la force morale de l’opinion publique qui flétrit les indignes, alors qu’assez habiles pour éluder la loi ils ne peuvent, judiciairement, être condamnés. C’est l’opinion qui ne permet pas de refuser un duel, défendu cependant par le Code; c’est l’opinion également qui force à payer, comme sacrée, une dette de jeu, que la loi ne veut pas reconnaître. C’est, enfin, l’opinion publique qui contraint les tyrans eux-mêmes à reculer devant certains actes odieux. Au moyen âge, époque des Cours d’amour, cette force devait être d’autant plus grande que le scepticisme qui, de nos jours, envahit peu à peu la société ne pouvait être alors qu’exceptionnel et que, par conséquent, l’opinion faisait loi.

Avant de citer quelques exemples des questions soumises au jugement des Cours d’amour, il est essentiel de connaître les principales dispositions du Code amoureux appliqué dans le Nord, suivant l’ouvrage d’André le Chapelain; il repose sur une légende que nous rapportons textuellement, d’après cet auteur.

«Un chevalier breton s’était enfoncé seul dans une forêt, espérant y rencontrer Artus; il trouva bientôt une damoiselle, qui lui dit: Je sais ce que vous cherchez; vous ne le trouverez qu’avec mon secours. Vous avez requis d’amour une dame bretonne, et elle exige de vous que vous lui apportiez le célèbre faucon qui repose sur une perche dans la cour d’Artus. Pour obtenir ce faucon, il faut prouver par le succès d’un combat que cette dame est plus belle qu’aucune des dames aimées par les chevaliers qui sont dans cette cour.

«Après bien des aventures romanesques, il trouva le faucon sur une perche, à l’entrée du palais, et il s’en saisit. Une petite chaîne d’or tenait suspendu à la perche un papier écrit; c’était le Code des amoureux que le chevalier devait prendre et faire connaître, de la part du roi d’amour, s’il voulait emporter paisiblement le faucon.»

La cour, composée d’un grand nombre de dames et de chevaliers, adopta les règles de ce Code qui leur avait été présenté, en ordonna fidèlement l’observation à perpétuité sous les peines les plus graves et le fit répandre dans les diverses parties du monde. Ce Code contient trente et un articles, et des considérations qu’il serait trop long d’énumérer ici.

Un grand nombre d’historiens ont attribué au mariage du roi Robert avec Constance, fille de Guillaume Ier, vers l’an 1000, l’introduction à la cour de France des Troubadours provençaux, dont l’influence se fit sentir rapidement. En effet, ce fut à partir de cette époque que les manières agréables, les mœurs polies, les usages galants de la France méridionale commencèrent à se propager. Le mariage d’Eléonore d’Aquitaine avec Louis VII, en 1137, fut une nouvelle occasion pour les poètes de Provence de répandre et faire apprécier l’art du gai savoir. Petite-fille du célèbre comte de Poitiers, Eléonore d’Aquitaine reçut les hommages des Troubadours, les encouragea et les honora. Bernard de Ventadour, un des plus célèbres, lui consacra ses vers et continua même de lui adresser ses œuvres lorsqu’elle fut reine d’Angleterre.

L’extension que prit bientôt la langue Romane sous l’impulsion des Troubadours explique la création de Cours d’amour au-delà de la Loire, et les noms d’Eléonore d’Aquitaine, de la comtesse de Champagne, de la comtesse de Flandres et d’autres, qui les présidaient.

En Provence, les Cours d’amour les plus célèbres furent celles de Pierrefeu et de Signe, de Romanin et d’Avignon.

Les dames qui présidaient les Cours de Pierrefeu et de Signe étaient:

Stéphanette, dame de Baulx, fille du comte de Provence;

Adalazie, vicomtesse d’Avignon;

Alalete, dame d’Ongle;

Hermyssende, dame de Posquières;

Bertrane, dame d’Urgon;

Mabille, dame d’Yères;

La comtesse de Dye;

Rostangue, dame de Pierrefeu;

Bertrane, dame de Signe;

Jausserande de Claustral.

La Cour de Romanin était présidée par:

Phanette de Gantelmes, dame de Romanin;

La marquise de Malespine;

La marquise de Saluces;

Clarette, dame de Baulx;

Laurette, de Saint-Laurens;

Cécille Rascasse, dame de Caromb;

Hugonne de Sabran, fille du comte de Forcalquier;

Hélène, dame de Mont-Pahon;

Isabelle des Berrilhans, dame d’Aix;

Ursynes des Ursières, dame de Montpellier;

Alaette de Méolhan, dame de Curban;

Elys, dame de Meyrargues.

La Cour d’amour d’Avignon était présidée par:

Jehanne, dame de Baulx;

Huguette de Forcalquier, dame de Trest;

Briaude d’Agoult, comtesse de la Lune;

Mabille de Villeneuve, dame de Vence;

Béatrix d’Agoult, dame de Sault;

Ysoarde de Roquefeuilh, dame d’Anseys;

Anne, vicomtesse de Talard;

Blanche de Flassans, surnommée Blankaflour;

Doulce de Moustiers, dame de Clumane;

Antonette de Cadenet, dame de Lambese;

Magdalène de Sallon, dame de Sallon;

Rixende de Puyverd, dame de Trans.

Les Cours d’amour brillèrent du plus vif éclat depuis le XIIe siècle jusqu’à la fin du XIVe. Vers cette époque, il se créa dans les provinces du Nord de la France, à Lille, en Flandre et Tournay, des institutions à peu près semblables, mais avec cette particularité qu’elles étaient présidées par un prince d’amour. Sous Charles VI, il a existé à la Cour de France une Cour amoureuse. Elle était organisée d’après la mode des tribunaux du temps et se composait:

Des auditeurs;

Des maîtres de requêtes;

Des conseillers;

Des substituts du procureur général;

Des secrétaires, etc...

Mais les femmes n’y siégeaient pas[76].

En Provence, nous voyons enfin, comme une réminiscence des cours d’amour, le roi René instituer un prince d’amour qui figurait dans la procession de la Fête-Dieu, à Aix. Ce prince jouissait même de certains droits, puisqu’il imposait une amende nommée Pelote à tout cavalier qui faisait aux demoiselles du pays l’affront d’épouser une étrangère, et à toute demoiselle qui, en épousant un cavalier étranger, semblait signifier que ceux de la région n’étaient pas dignes d’elle.

Des arrêts du Parlement d’Aix avaient maintenu le droit de Pelote.

Pour apprécier les Cours d’amour, il faut non pas les juger avec l’esprit de notre temps, mais se reporter à l’époque où elles furent instituées. Vivantes images des mœurs et des idées du moyen âge, elles ont eu leur raison d’être et ont affirmé les principes de l’amour pur, libre et sincère. N’auraient-elles obtenu que ce résultat, qu’il suffirait amplement à leur renommée. Mais elles nous ont aussi transmis l’amour et le respect de la femme, sans lesquels toute société est bientôt vouée à la grossièreté des mœurs, à la barbarie et à l’oubli de toute dignité personnelle. La galanterie française, proverbiale dans le monde entier, ne nous vient-elle pas un peu des Cours d’amour? Ce titre seul les justifierait aux yeux de ceux qui ne les ont tenues que pour frivoles.

NOTES:

[75] G. Chaucer, né en 1328, avait épousé la sœur de Catherine Swynford, veuve du duc de Lancastre, dont le fils régna sous le nom de Henri IV. Il mourut en 1400.

[76] Cité par Renouard d’après un manuscrit de la Bibliothèque Nationale, no 626.

X
DE L’INFLUENCE DE LA LITTÉRATURE ROMANE SUR LES PREMIERS ESSAIS DU THÉATRE EN FRANCE

Croisade contre les Albigeois.—Décadence de la langue Romane.

Il y a toujours eu des histrions, des bateleurs, des montreurs d’animaux savants et des comédiens; mais il faut attendre un état social assez avancé pour trouver chez un peuple un théâtre régulier. C’est que le goût des spectacles dramatiques ne se développe largement que lorsque la littérature est arrivée à un degré de perfection qui lui permet d’exposer, dans une langue épurée, les grands faits de l’histoire, les traits héroïques des guerriers, les actions des hommes illustres. La Grèce a été la première nation qui soit entrée dans cette voie. Sa civilisation était assez développée pour que les œuvres de ses grands poètes fussent goûtées de tous les citoyens. Quand Rome fut devenue la capitale du monde, que les sciences et les arts lui eurent porté les plus nobles tributs du génie, ce fut un besoin pour les Romains d’assister à des spectacles dramatiques. Cependant, moins lettrés que les Grecs, les jeux du cirque les attiraient de préférence. La population oisive se ruait aux portes des amphithéâtres et demandait à grands cris du pain et des jeux. Le pain était noir, mais les spectacles étaient les plus splendides de l’Univers.

En France, après l’ignorance qui a signalé les premiers siècles de monarchie, ce furent les Troubadours suivis de leurs jongleurs et d’une nombreuse troupe d’artistes, musiciens, chanteurs, montreurs de bêtes savantes, qui, visitant les cours et les châteaux, donnèrent un avant-goût de notre art dramatique. D’après une légende provençale du XIe siècle sur sainte Foy d’Agen, vierge et martyre, il y avait dès cette époque des jongleurs ambulants, qui allaient de ville en ville chantant des légendes, non seulement en France, mais aussi en Aragon et en Catalogne, où ils avaient pénétré. Il y a même à leur sujet un édit de saint Louis, qui règle le droit de péage pour leur entrée dans Paris. Il était ainsi conçu: «Tout marchand qui entrera dans la ville avec un singe paiera, s’il l’apporte pour le vendre, la somme de quatre deniers; tout bourgeois le passera gratis s’il l’a acheté pour son plaisir, et enfin tout jongleur qui vivra des tours qu’il lui fait faire acquittera l’impôt en le faisant jouer devant le péager.» D’où est venu le proverbe payer en monnaie de singe.

Peu à peu les jongleurs se perfectionnèrent, à ce point que plusieurs d’entre eux passèrent du rôle d’interprètes à celui d’auteurs. Il arrivait alors que, protégés par un puissant seigneur, ils amassaient de véritables fortunes, et parfois même, justifiant leur renommée par un talent réel, ils étaient faits chevaliers et de droit pouvaient prétendre au titre de Troubadours. Il en est quelques-uns parmi eux que l’on peut citer comme exemples.

Gaucelm Faydit, dont les œuvres gracieuses sont pleines de noble galanterie, était le fils d’un bourgeois d’Uzerches, près de Limoges. Après avoir dissipé l’héritage de sa famille, il tomba dans la misère, épousa une fille de mauvaise vie, d’Alais, et fut réduit pour vivre à se faire jongleur. Il courait les fêtes et les villages, composant des chansons que sa femme, Guillelmette Monja, chantait aux applaudissements de la foule qui lui jetait quelques sous. Enfin, après vingt ans de cette vie nomade et misérable, sa renommée grandissant, il acquit le titre de Troubadour et trouva son puissant protecteur dans Richard, comte de Poitou, qui l’appela à sa cour. A l’inverse de beaucoup de ses confrères, qui obtenaient les bonnes grâces des femmes de haut rang, Faydit ne paraît pas avoir réussi dans ses entreprises amoureuses; mais l’échec qu’il éprouva auprès de Marie de Ventadour et de Marguerite, comtesse d’Aubusson, qui se jouèrent de sa folle tendresse, fut largement compensé par les faveurs et les biens dont il fut comblé par Richard, devenu roi d’Angleterre.

Giraud Riquier (de Béziers), célèbre par sa requête au roi Alphonse de Castille, fut le premier à rédiger une sorte de Code des Troubadours et des jongleurs. Il les plaçait par ordre de mérite et sut obtenir de son protecteur, le roi Alphonse, une déclaration conforme à sa demande. Les pastourelles de ce troubadour l’ont placé au premier rang des poètes de son temps, et lui ont mérité du roi de Castille le titre de Docteur en l’art de trouver.

Giraud de Calanson qui se place après ces deux premiers, comme troubadour et jongleur, se distingue de Riquier en ce que, plus pratique que celui-ci, il enseignait à ses élèves et à ses amis qu’il faut avant tout faire de bons vers et capter la faveur du public pour arriver à la fortune et à la renommée. Les titres étaient par lui relégués au second plan, et il pensait qu’ils ne pouvaient d’ailleurs manquer d’échoir à ceux qui avaient du succès.

«Va, dit-il à un jongleur, applique-toi à bien trouver et rimer, sache proposer avec grâce un jeu parti; apprends à faire retentir le tambour et les cymbales; jette et rattrape avec adresse des petites pommes avec des couteaux; imite le chant des oiseaux; fais des tours avec des corbeilles; saute à travers quatre cerceaux; joue de la cithare[77] et de la mandore[78]; pince convenablement de la manicorde[79] et de la guitare[80] si douces à entendre, de la harpe et du psaltérion[81]; garnis la roue (la vielle) de dix-sept cordes... Va, jongleur, aie neuf instruments de dix cordes et, si tu sais en bien jouer, ta fortune sera bientôt faite... apprends comment l’amour court et vole, comment on le reconnaît, nu ou couvert d’un manteau; comment il sait repousser la justice avec des dards aigus et ses deux flèches dont l’une d’or éblouit les yeux et l’autre d’acier fait de si profondes blessures qu’on ne peut en guérir. Apprends de l’amour les privilèges et les remèdes, et sache expliquer les divers degrés par où il passe. Dis bien d’où il part, où il va, ce dont il vit, les cruelles tromperies qu’il exerce et comment il détruit ses serviteurs.

«Quand tu seras bien instruit de toutes ces choses, alors, jongleur, va trouver le jeune roi Aragon, car je ne connais personne qui soit meilleur juge du mérite.»

Outre le talent poétique, qui ne verra, dans ces conseils aux jongleurs, une haute leçon de philosophie? Giraud de Calanson connaît l’âme humaine, il l’a étudiée dans les foules aussi bien que dans les châteaux et les cours princières. La forme extérieure que donnent l’éducation et la condition sociale n’est pour lui qu’un manteau sous lequel se cache la vérité, une pour tous, partout et en tout semblable. La logique, qui se complaît moins dans les hautes régions de la poésie idéale que dans la réalité des faits, nous montre l’homme tel que la nature l’a créé, avec un égoïsme personnel doublé d’un sentiment de vanité dont notre Troubadour sait se servir au mieux de ses intérêts. Il connaît le monde et en joue assez habilement pour en tirer honneurs et profits.

Ses élèves profitèrent de ses conseils. Ils établirent parmi eux une certaine discipline, appliquée à maintenir le rang et les fonctions de chacun, ils cherchèrent et trouvèrent à varier leurs spectacles. Le public prit alors plaisir à les voir et à les entendre. C’est ainsi que ces jongleurs, en représentant des pantomimes, en exécutant des tours de force et d’adresse, en composant des morceaux de musique, des chants d’amour, de guerre et de politique, et enfin en introduisant à la scène les pantomimes parlées dont les sujets appelés mystères étaient tirés des dogmes principaux du christianisme, furent en France les fondateurs de la comédie et les pères des comédiens.

Peu à peu le cercle dramatique s’élargit; chaque province eut ses poètes qui, s’inspirant des chroniques religieuses du pays, composèrent des pièces spéciales.

Les premiers théâtres de ce genre de spectacles furent les églises, et les prêtres, autant qu’ils le purent, retinrent la direction exclusive des mystères et fêtes religieuses. Ils en arrivèrent même, pour conserver ce monopole, à tolérer des représentations absurdes et quelquefois inconvenantes.

Telles furent les fêtes burlesques de l’enterrement, de la déposition de l’Alleluia, la Messe de l’Ane ou des fous, les Offices farcis, les Mystères de sainte Catherine, etc... Le mystère des Vierges sages et des Vierges folles[82] présente un cas assez curieux pour être noté. Il est écrit en trois idiomes différents. Dans cette pièce, Jésus-Christ parle en latin; les vierges sages et les marchands, en français, et les vierges folles, en provençal. On se demande comment un tel poème pouvait être utilement écouté par un public peu lettré, qui devait forcément perdre le bénéfice d’une audition aussi confuse.

Les Mystères vinrent à la mode et furent même adoptés à l’étranger. On cite entre autres l’œuvre de Guillaume Herman, poète anglo-normand, qui vivait au XIIe siècle. Son mystère, qui avait pour titre la Rédemption, eut un certain succès. Etienne de Langtow, évêque de Cantorbéry en 1207, en a aussi laissé un sur le même sujet. Enfin, un mystère sur la Résurrection du Sauveur, écrit en vers anglo-normands et dont le texte remonte au XIIe siècle, marque un progrès notable; on y trouve des indications relativement importantes sur la mise en scène:

«Avant de réciter la Sainte Résurrection, disposons d’abord les lieux et les demeures.—Il y aura le crucifix et puis, après, le tombeau,—il devra y avoir aussi une geôle pour enfermer les prisonniers,—l’enfer sera d’un côté et les maisons de l’autre, puis le ciel et les étoiles. Avant tout, on verra Pilate accompagné de six ou sept chevaliers et de ses vassaux, Caïphe sera de l’autre côté et avec lui la nation juive, puis Joseph d’Arimathie. Au quatrième lieu, on verra don Nicodème, puis les disciples et les trois Maries. Le milieu de la place représentera la Galilée et la ville d’Emmaüs où Jésus reçut l’hospitalité, et, une fois que le silence régnera partout, don Joseph d’Arimathie viendra à Pilate et lui dira, etc., etc[83]

La vogue croissante des mystères amena entre les jongleurs spécialement désignés pour les jouer une association particulière qui prit le titre de Confrères de la Passion. Ce furent les premiers acteurs tragiques. Charles VI les prit sous sa protection et les autorisa à établir leur théâtre à Paris, dans la grande salle de l’hôpital de la Charité[84]. Ils y obtinrent un succès tel que le clergé, dans la crainte de voir déserter les églises, changea et avança l’heure des vêpres. Dans ce local, mieux approprié, on joua très longtemps le Grand Jeu de la Passion, spectacle qui durait plusieurs jours, et d’autres mystères, dont l’un, dit de la Vengeance, représentait le Christ triomphant et vengé à travers les temps; des spectacles préparatoires ou parades, appelés pois-pilés, attiraient également le public en foule. Mais le genre dramatique ne devait pas se borner à ces premiers essais. Dès le XIIIe siècle, on constate l’apparition d’une sorte de comédie appelée jeu, dont Adam de la Halle, dit le bossu d’Arras, a laissé des spécimens curieux; ce sont: li Jus de la Feuillée, li Jus des pèlerins, les Giens de Robin et Marion. D’autres de Jean Bodel nous sont également parvenus.

A côté des Confrères de la Passion, se forma une seconde société, plus complète et aussi plus instruite, composée des Clercs de la Basoche. Elle s’organisa hiérarchiquement. Le chef se para du titre de roi des Basochiens et octroya à ses officiers ceux de maîtres des requêtes, chanceliers, avocats, procureurs, référendaires, secrétaires, huissiers, etc. Il présidait aux études et aux jeux de la jeunesse, il reçut le droit de porter la toque royale, et ses chanceliers la robe de chancelier de France. Les sceaux, sur lesquels étaient gravées ses armes, étaient d’argent, et le blason portait trois écritoires d’or sur champ d’azur timbrées de casques. Cette troupe, aussi gaie que la première était tragique, ne représentait que des pièces burlesques appelées soties, dont les interprètes peuvent passer à bon droit pour les premiers acteurs comiques. Peu après la création de la confrérie bouffonne de la Basoche se formèrent les corporations des Enfants Sans-Souci, de la Mère folle de Dijon, et d’autres associations dramatiques de bourgeois, d’écoliers et d’artisans, qui s’adonnèrent sous différents noms aux divertissements de la poésie, de la musique et du théâtre. Leur concours était demandé pour les fêtes et les réceptions royales, ce qui n’empêchait pas les clercs de la Basoche de s’attaquer, dans leurs satires, aux princes et au clergé; hardiesse qu’ils payèrent, à plusieurs reprises, de la suspension de leurs jeux. Dans leurs folles inventions, ainsi que dans les soties et les moralités, les Enfants Sans-Souci, présidés par le prince des sots, dépensaient en improvisations fugitives beaucoup de talent, d’observation et d’esprit. On pourrait trouver dans ces manifestations scéniques l’idée embryonnaire de notre théâtre satirique, et dans leurs interprètes les précurseurs de nos acteurs comiques.

CROISADE CONTRE LES ALBIGEOIS
DÉCADENCE DE LA LANGUE ROMANE

Ainsi qu’on a pu le remarquer d’après les chapitres précédents, les mœurs du clergé en Provence, c’est-à-dire dans toute la partie méridionale de la France, pouvaient malheureusement être critiquées. L’Église avait perdu sa force et son prestige, et la vénération dont elle avait été honorée jusque-là se changeait en raillerie. Les Troubadours furent les premiers à dénoncer la conduite des moines et des prêtres, qui en furent réduits, lorsqu’ils sortaient, à ramener leurs cheveux sur la tonsure dans la crainte d’être reconnus.

D’autre part, la Gaule méridionale, comprenant l’Aquitaine, la Gascogne, la Septimanie, la Provence et le Dauphiné, avait secoué le joug de leurs oppresseurs et, depuis près de trois siècles indépendante, était devenue étrangère à la France. Sa nationalité et sa langue, absolument différente de celle des peuples soumis aux Capétiens, avaient favorisé l’éclosion et le développement d’idées et de sentiments auxquels ceux-ci répugnaient.

Les Méridionaux accueillaient facilement les Juifs et les savants arabes; ils cultivaient les arts, la poésie et la musique; ils aimaient la vie facile et les plaisirs. Toutes choses mal vues au delà de la Loire. D’autre part, le régime féodal n’avait pu s’implanter chez eux que partiellement; un grand nombre d’alleux s’y étaient conservés. Les villes avaient gardé d’antiques libertés républicaines, et la bourgeoisie riche y marchait à peu près de pair avec la chevalerie. De ces dispositions opposées d’esprit et de mœurs, les deux régions du Midi et du Nord de la France avaient vu naître une certaine antipathie réciproque. Le dépit et la haine que le clergé avait voués aux populations méridionales, sur lesquelles il avait perdu tout prestige et toute domination, achèvent d’expliquer le rapprochement qui se fit entre la papauté et la noblesse française. De cette entente surgit une alliance monstrueuse dont le prétexte était le châtiment des hérétiques, mais dont le but réel était: pour l’Église, de ramener sous son joug des populations dont l’obéissance lui était d’autant plus précieuse que leur générosité était sans limites; pour la noblesse de France, les grands profits à tirer d’une expédition peu périlleuse.

Les croyances des hérétiques variaient beaucoup, mais toutes leurs sectes étaient réunies par un sentiment commun, la haine de l’Église. Le pape, avant de déchaîner les hordes du Nord sur la Provence, voulut tenter un effort spirituel, afin de donner au monde catholique l’illusion que toutes les concessions compatibles avec l’esprit de devoir et de charité chrétienne avaient été faites. Saint Bernard fut chargé de ramener au bercail les brebis égarées. Vertfeuil lui ayant été signalé comme un des foyers les plus ardents de l’hérésie, il s’y rendit, et dans son premier sermon eut le tort d’attaquer les personnes les plus considérables du pays. Celles-ci sortirent de l’église et le peuple les suivit. Saint Bernard, resté seul, s’achemina vers la place publique et continua de prêcher. Connaissant mal les Méridionaux, dont on peut tout obtenir par la douceur et la persuasion, le saint homme se trompa complètement en employant la terreur pour ramener à Dieu ceux qui avaient souffert de ses ministres et de leurs exigences toujours plus dures et plus âpres. Après leur avoir fait entrevoir les supplices de l’enfer, il les menaça des armes vengeresses des hauts barons catholiques. Leurs biens seraient confisqués et partagés, leurs maisons incendiées, eux-mêmes ainsi que leurs femmes et leurs enfants livrés aux bourreaux qui sauraient bien, en leur appliquant la torture, leur faire renier les nouveaux dogmes. A son grand étonnement, ses paroles produisirent une seconde fois le vide autour de lui, la place devint déserte. L’envoyé du pape, humilié dans sa dignité, plein de dépit et de colère, partit en secouant la poussière de ses pieds et en maudissant la ville en ces termes: «Vertfeuil, que Dieu te dessèche[85]

L’échec subi par saint Bernard ne fit que raffermir Innocent III dans la résolution de continuer la lutte, il ne pouvait tolérer cet état de révolte ouverte contre le Saint-Siège. Cependant il n’en vint pas encore à l’emploi des moyens violents. Il envoya tour à tour, pour combattre les hérétiques par la parole, d’abord les disciples de saint Bernard, les moines de Cîteaux, puis l’évêque d’Osma et le vicaire de sa cathédrale, le sombre et déjà célèbre saint Dominique, enfin un légat, Pierre de Castelnau. Tous ces efforts restèrent impuissants contre l’obstination de gens qui en voulaient plus au clergé qu’à la religion elle-même. Alors les prédicateurs tournèrent leur colère contre les Albigeois et leurs seigneurs, qui toléraient sur leurs terres cette révolution dirigée contre l’Église.

Raymond VI, comte de Toulouse, fut le premier objet de la colère et des menaces du pape. Souverain de la Gaule méridionale, sa puissance était plus grande que celle du roi d’Aragon, son voisin. Il fut accusé de protéger les hérétiques et les Juifs; de recevoir les savants n’appartenant pas au culte catholique, de s’entourer enfin des ennemis de l’Église. En présence du légat Pierre de Castelnau, Raymond VI manqua absolument de vigueur et de résolution. Mal préparé pour la lutte, peut-être n’ignorait-il pas l’infériorité de ses moyens de défense. Ce sentiment devait avoir sur sa conduite une influence funeste dont il ne tarda pas à subir les malheureux effets. Après avoir nié toute participation aux erreurs des Albigeois, il consentit à les poursuivre lui-même dans ses États. Il ne comprit pas que cette soumission, loin d’apaiser ses ennemis, ne les rendrait que plus audacieux. Le pape lui écrivit:

«Si nous pouvions ouvrir ton cœur, nous y trouverions et nous t’y ferions voir les abominations détestables que tu as commises; mais, comme il est plus dur que la pierre, c’est en vain qu’on le frappe avec les paroles du salut, on ne saurait y pénétrer. Homme pestilentiel, quel orgueil s’est emparé de ton cœur, et quelle est ta folie de ne vouloir point de paix avec tes voisins et de braver les lois divines en protégeant les ennemis de la foi! Si tu ne redoutes pas les flammes éternelles, ne dois-tu pas craindre les châtiments temporels que tu as mérités pour tant de crimes?»

Aucun prince ne s’était encore entendu menacer en pareils termes par la cour de Rome. A ces injures, Raymond VI ne répondit que par des paroles de soumission, tant était grande et redoutée à cette époque la puissance de la papauté. Mais l’Église n’entendait pas se déclarer satisfaite par un acte d’humilité de la noblesse et du peuple suivi de l’abjuration de leurs hérésies: ce qu’elle convoitait au moins autant, c’étaient leurs richesses et leurs territoires. La conduite de Pierre de Castelnau fut la preuve évidente de cette arrière-pensée; la douceur, les concessions de Raymond VI, le laissèrent inflexible, et il se retira en lui lançant une dernière excommunication.

Ces actes et la violence de caractère du légat avaient indigné les Provençaux. Le comte de Toulouse, pour éviter des représailles possibles, ne le laissa pas partir comme il le désirait, seul, confiant dans l’inviolabilité du mandat dont il était revêtu: il lui adjoignit une escorte.

Avant de repasser le Rhône, le légat, s’étant arrêté dans une auberge sur le bord du fleuve, s’y prit de querelle avec un des chevaliers qui l’accompagnaient; ce dernier supporta les injures moins patiemment que son seigneur et tua Pierre de Castelnau d’un coup d’épée[86].

Ce meurtre, qui rappelait celui de Thomas Becket, fut le point de départ d’une campagne armée. Innocent III confia la vengeance de son ministre à tous les fidèles. Aux soldats de cette nouvelle croisade, il promit la rémission de tous leurs péchés, ainsi que la dépouille des Provençaux, et il chargea les moines de Cîteaux d’exciter le zèle des chrétiens pour leur faire expier le plus chèrement possible ce qu’il appelait leur crime; tâche rendue plus facile par l’horreur même qu’inspirait aux catholiques l’assassinat attribué à Raymond VI. D’autre part, l’animosité jalouse de ces bandes contre la politesse et la prospérité du Midi, la convoitise des immenses richesses de ces paisibles et laborieuses populations étaient des mobiles décisifs pour les soudards qui composaient l’armée des croisés. Tout en excitant la foi des soldats, le clergé ne négligeait pas de leur assurer que les dangers des expéditions lointaines n’étaient pas à craindre, que cette campagne facile leur procurerait tous les honneurs et profits spirituels auxquels ils n’avaient pas été admis jusque-là, et par surcroît l’occasion de s’enrichir. Le duc de Bourgogne, les comtes de Nevers et d’Auxerre et une foule de chevaliers prirent la croix, suivis par leurs hommes d’armes et leurs vassaux. Si Philippe-Auguste ne prit pas part aux préparatifs de cette guerre, il n’encouragea pas moins les moines de Cîteaux et toute la chevalerie du Nord à combattre Raymond VI, quoique ce dernier fût son vassal, son parent et qu’il eût imploré son appui.

L’invasion du Midi par le Nord fut ainsi décidée, sous l’influence prépondérante du haut clergé. Éternelle honte, tache ineffaçable du règne d’Innocent III! Au lieu de s’appliquer à réformer les mœurs des ministres de la religion, qui n’avaient plus droit au respect parce qu’ils n’étaient plus respectables, le pape, dans son orgueil blessé de Souverain Pontife, ne craignait pas de faire appel aux plus basses passions pour atteindre le but qu’il poursuivait: le triomphe de la barbarie sur la civilisation, la destruction de la nationalité provençale. Et, pour comble, le roi de France lui donnait la main et lui fournissait ses meilleurs auxiliaires: princes ambitieux, soudards avides et cruels.

Nullement préparés à recevoir ce choc formidable, mais surpris plus qu’épouvantés, les Méridionaux auraient pu cependant repousser les envahisseurs. Malheureusement, les différents princes qui les commandaient ne s’entendirent pas entre eux. Chacun crut pouvoir traiter séparément avec Rome, et échapper pour son compte aux calamités de la guerre. Raymond VI se trouva seul en face d’un ennemi qui avait pour lui non seulement la valeur et le nombre, mais aussi l’espoir, presque la certitude de le vaincre facilement. Il prit alors la résolution douloureuse de se sacrifier pour son peuple en se soumettant, suivant les exigences de Rome, à la plus humiliante des punitions. Il se rendit dans l’Église où se trouvait le tombeau de Pierre de Castelnau et, en présence de tout le peuple, on vit le comte de Toulouse, duc de Narbonne, seigneur de la Haute-Provence, du Quercy, du Rouergue, du Vivarais, d’Uzès, de Nîmes et de Béziers, flagellé par le nouveau légat, obligé de prendre la croix contre ses propres sujets et d’apporter son concours à cette expédition qui allait envahir le territoire de ses vassaux.

Ce fut sur Raymond-Roger II, comte de Béziers, que se porta tout d’abord l’effort des croisés. En vain essaya-t-il de se réconcilier à son tour avec Rome, en faisant les mêmes promesses que le comte de Toulouse; les bandes avides et fanatiques, accourues à la voix de l’Église, ne pouvaient être facilement congédiées, et leur marche en avant ne permit même pas d’entamer des négociations. Raymond-Roger, qui ne se faisait aucune illusion sur l’issue de la lutte, voulut du moins vendre chèrement sa vie. Il arma à la hâte les villes principales de son territoire. Béziers reçut le premier choc. Une sortie intempestive des troupes de la garnison contre des forces supérieures permit aux croisés, qui la repoussèrent, d’entrer ensuite dans la ville. Ils trouvèrent les églises pleines de monde et les prêtres à l’autel invoquant le Seigneur. Comment, au milieu d’une telle multitude, distinguer les catholiques des hérétiques? On envoya demander au légat du pape, Arnauld Amalric, abbé de Cîteaux, ce qu’il y avait à faire. Le digne représentant d’Innocent III rendit cette réponse, aussi cruelle que célèbre:

«Tuez-les tous! le Seigneur saura bien reconnaître les siens.» Et, sur cet ordre, tous furent massacrés, hérétiques et catholiques, prêtres et soldats, femmes, enfants et vieillards. Il ne resta pas âme vivante à Béziers. L’abbé de Cîteaux avoua quinze mille victimes, certains historiens en portent le nombre à soixante mille.

Le clergé de Béziers demande grâce pour les révoltés.

L’armée des croisés arriva rapidement et sans obstacle sous les murs de Carcassonne, où Raymond-Roger s’était enfermé avec ses meilleurs chevaliers. Mais, trahi par ceux qui craignaient pour la ville le même sort que celui de Béziers, il dut capituler. Les habitants eurent la vie sauve, tous leurs biens furent confisqués au profit des croisés. Parmi les défenseurs, quatre cent cinquante furent brûlés ou pendus pour l’exemple. Le reste des États de Raymond-Roger fit rapidement sa soumission; l’Église triomphait. Le seul ennemi qu’elle eût combattu était entre ses mains avec toutes ses terres et toutes ses richesses. Le pape offrit ce beau domaine en présent au comte de Saint-Pol, au comte de Nevers et à différents seigneurs croisés. A sa surprise, aucun n’osa accepter ces terres, rouges du sang des malheureux que l’on venait d’y massacrer. Aux instances du légat, ils répondirent qu’ils avaient des territoires assez vastes dans le royaume de France, où étaient nés leurs pères, et n’avaient aucune envie des pays d’autrui. La folie du meurtre avait eu le temps de se calmer, le nuage rouge s’était dissipé, et ils voyaient maintenant toute l’horreur de ces combats sans pitié, qui ne furent qu’une série d’égorgements. Ils comprenaient leur crime odieux, et c’est avec indignation qu’ils ajoutèrent à leur refus: «Dans toute l’armée, il n’y a pas un baron qui ne se tienne pour traître s’il accepte un tel bien[87]

Un seul fut assez peu scrupuleux pour ne pas suivre cet exemple et trop ambitieux pour ne pas profiter d’une telle occasion. Simon de Montfort, seigneur des environs de Paris, consentit à partager avec l’Église le profit et la responsabilité de cette épouvantable guerre. A peine en possession des biens du malheureux comte de Béziers, qu’il fit, dit-on, empoisonner peu après, il continua ses exploits. Après s’être emparé de plusieurs places fortes, il poursuivit Raymond VI jusque sous les murs de Toulouse. Le bruit de ses victoires lui avait déjà amené de nouveaux contingents des pays les plus éloignés: c’étaient des Lorrains, des Flamands, des Anglais, des Allemands, des Autrichiens, à défaut des Français qui eurent horreur de cette guerre. D’autres plus nombreux devaient suivre et augmenter à bref délai ses bataillons. Cependant, Raymond VI, désabusé, avait enfin pris le parti de se défendre, sa soumission à l’Église n’ayant pas, comme il l’avait espéré, arrêté la marche des croisés. Il força Simon de Montfort à lever le siège de Toulouse; se portant ensuite au secours de Lavaur menacé par six mille Allemands, il les tailla en pièces. Enhardi par ses succès, il poursuivit Simon de Montfort, qui, pour échapper à ses coups, dut s’enfermer dans Castelnaudary. Mais alors les secours attendus par ce dernier arrivèrent en grand nombre et, malgré la présence du roi d’Aragon, qui s’était joint avec ses troupes au comte de Toulouse, il remporta sur son adversaire la victoire de Muret. Raymond VI put s’enfuir, le roi d’Aragon fut tué dès le commencement de l’action, et son armée prise de panique, sans guide et sans chef, fut mise en déroute. Le concile de Latran donna à Montfort tous les territoires du malheureux comte de Toulouse, comme prix de sa victoire. Le seigneur dépouillé ne dut qu’à certaines sympathies, qu’il avait su se créer parmi les membres du concile, de conserver le comtat Venaissin et le marquisat de Provence. Il fut même autorisé, le cas échéant, à reconquérir tout son territoire les armes à la main. Ce qu’il fit d’ailleurs par la suite, après avoir chassé de la Septimanie Simon de Montfort et son fils Amauri.

Mort de Simon de Montfort, tué devant Toulouse en 1218.

Ainsi se termina cette guerre contre les peuples du Midi. Si elle fut trop intimement liée à l’histoire de la langue romane pour ne pas figurer dans cet ouvrage et si l’histoire a des droits qu’on ne saurait éluder, ce n’en est pas moins avec un sentiment de profonde amertume que nous avons dû revenir sur une des pages les plus tristes de nos guerres religieuses. D’autre part, si la croisade contre les Albigeois nous a paru aussi injuste dans ses motifs qu’horrible dans ses développements, il convient cependant, pour la juger impartialement, d’en examiner les faits dans leur ensemble, moins avec les idées de nos jours qu’avec l’esprit qui animait les populations des XIIe et XIIIe siècles.

En effet, si l’on tient compte des passions violentes qui agitaient le monde à cette époque, aussi bien au point de vue politique qu’au point de vue religieux, avec une civilisation peu avancée, l’appât du lucre né de l’état de guerres continuelles dans lequel étaient les anciennes provinces, le dédain de la vie, des mœurs assez frustes pour se ressentir de cette situation troublée, on sera amené, non pas à excuser les auteurs de cette horrible guerre, mais à considérer celle-ci, dans ses résultats, comme la conséquence malheureuse d’un ensemble de faits et d’un état d’esprit qui ont pesé sur ces événements lointains avec la brutalité farouche de l’inconscience et du fanatisme.

Si la croisade contre les Albigeois est une des pages les plus sombres de notre histoire, du moins pouvons-nous espérer aujourd’hui, grâce à notre esprit de tolérance, à notre amour de la liberté, au respect de toutes les croyances et à notre civilisation, ne plus voir ces guerres fratricides où les excès des uns amenaient les terribles représailles des autres, les confondant tous dans une folie sanglante qu’il eût fallu s’appliquer à prévenir plutôt que d’avoir eu à la condamner. Voilà comment quelques années de cruelles persécutions suffirent pour dissiper l’œuvre de plusieurs siècles d’études et recouvrir d’un linceul éternel une littérature jeune, brillante et pleine d’espérance. Les croisades sanglantes dirigées contre les Albigeois détruisirent à jamais dans nos provinces méridionales cette langue provençale, déjà si riche en poètes. Les Troubadours, qui avaient été les apôtres les plus ardents, les missionnaires les plus infatigables des guerres lointaines entreprises contre l’Islamisme, devinrent les plus malheureuses victimes de leur croyance religieuse. Qui aurait pu penser que les fils de tant de nobles seigneurs, héros des vraies Croisades, tels que Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse; Isarn, comte de Die; Rambaud, comte d’Orange; Guillaume, comte de Forez; Guillaume, comte de Clermont, fils de Robert, comte d’Auvergne; Girard, fils de Guillabert, comte de Roussillon; Gaston, vicomte de Turenne; Raymond, comte de Castillon; que leurs fils, dis-je, seraient à leur tour massacrés comme les musulmans?

Les rares survivants, parmi les Troubadours qui échappèrent, n’eurent pas le courage de cueillir les fleurs de leurs poésies dans ces sillons arrosés du sang de leurs frères. Ils se couronnèrent de cyprès et, pleurant sur les malheurs qui frappaient leur patrie, ils prirent le chemin de l’exil. L’Italie, l’Espagne et la Provence proprement dite les accueillirent. Ils se mêlèrent aux poètes de ces pays, mais leurs œuvres furent désormais voilées du deuil de la patrie absente. Par ce qui en est parvenu jusqu’à nous, on peut juger de l’état d’esprit dans lequel les avait laissés le souvenir de cette épouvantable guerre. Ce ne sont plus que de longues élégies où la tristesse domine; le souffle puissant des créations premières manque; l’esprit, la couleur, la force, n’apparaissent qu’à de rares intervalles et comme un dernier reflet de cette poésie mourante, condamnée par les envahisseurs.

En effet, la langue et la littérature romanes de ces doux pays du soleil furent frappées de proscription. Le pape Honorius IV, dans l’institution qu’il fit de l’Université de Toulouse, ordonne l’abandon de la langue parlée jusqu’à ce jour; il va jusqu’à la maudire et prescrire l’excommunication contre tous ceux qui la parleront ou détiendront des ouvrages dans lesquels elle aura été employée. Tous les manuscrits en langue romane que l’on put trouver furent apportés sur les places publiques, où l’on en fit des autodafés. Cet acte de stupide sauvagerie explique la rareté des œuvres des premiers poètes romans.

Les hautes classes s’empressèrent d’adopter la langue du vainqueur; elles mirent tous leurs efforts à la répandre, et dès lors le Provençal cessa d’être cultivé. Chassé des tribunaux, des églises, des châteaux, des livres et même des actes publics, il n’eut pour dernier refuge que la chaumière du paysan et la cabane du pâtre, où forcément il devait se corrompre et se dénaturer, mais non disparaître à tout jamais.

Non, elle ne devait pas disparaître complètement, cette langue populaire dont le passé était si riche et si glorieux, et que la moitié de la France parlait depuis plus de quatre siècles. Ce fut la Provence proprement dite, qui ne souffrit que partiellement et par contre-coup de la guerre des Albigeois, qui continua à la pratiquer, et l’enrichit de termes nouveaux; elle nous l’a transmise à travers les siècles. Nous la verrons, dans la suite de cet ouvrage, après les patientes études des savants, des philologues, des littérateurs et des poètes, se reformer peu à peu, prendre un caractère local et devenir, non seulement la base de l’idiome de nos campagnes méridionales, mais la langue usuelle et familière de toutes les populations du Midi. Des œuvres nouvelles ont surgi dans lesquelles les Provençaux, sans oublier ce qu’ils doivent à la France, nous rappellent leurs vieux usages, les mœurs des ancêtres et l’amour ardent de la petite patrie. Ils font revivre un passé glorieux, l’inspiration de leur génie nous montre le pays de leurs aïeux tel qu’il était alors que, libre et indépendant, il avait su par sa littérature, ses arts, son commerce, aussi bien que par ses armes et son industrie, occuper une place prépondérante dans le monde.

NOTES:

[77] Sorte de lyre.

[78] Instrument de musique à manche et à cordes, dont on joue avec les doigts.

[79] Petite épinette portative.

[80] Instrument à cordes, que l’on pince avec les doigts.

[81] Instrument à cordes que l’on pinçait ou que l’on touchait avec l’archet.

[82] Le manuscrit du XIe siècle provient de l’abbaye de Saint-Martial de Limoges, et se trouve à la Bibliothèque nationale.

[83] Cette pièce, malheureusement incomplète, a été publiée par M. Achille Jubinal, en 1834, chez Téchener.

[84] Sur l’emplacement de la rue Grénetat.

[85] Guill. de Puy-Laurens.

[86] 1208.—Si le Titien nous a laissé un admirable tableau au point de vue artistique lorsqu’il a reproduit cette scène, on conviendra du moins qu’il en a singulièrement altéré la vérité historique.

[87] Chronique des Albigeois.

XI
LANGUE PROVENÇALE

Le Provençal depuis le roi René jusqu’à la Révolution.—Des divers dialectes des anciennes provinces de France.—Dialectes poitevin et vendéen; de la Saintonge et de l’Aunis; du Limousin; de la haute et basse Auvergne; du Dauphiné et Bresse; de la Guyenne et de la Gascogne; de la Gironde; du Languedoc; de la Provence.

La croisade contre les Albigeois peut être regardée comme l’une des principales causes de l’altération de la langue Romane. Dans les chapitres précédents, nous avons vu l’Église prendre les mesures les plus sévères pour en interdire l’usage. Comme langue vulgaire, le Roman devait disparaître comme avait disparu le Latin, également frappé par l’Église. Le Latin, quoiqu’il eût été employé pour répandre l’Évangile et porter aux peuples la parole de Dieu, fut reconnu indigne d’être enseigné, parce qu’il avait été l’organe dont les païens s’étaient servis pour implorer leurs idoles. C’est sous l’empire de cette idée tardive, discutable d’ailleurs, que le pape Grégoire en proscrivit l’usage dans les églises, sans que les services rendus à la religion par cette langue lui parussent une circonstance atténuante suffisante. La condamnation du Latin devait naturellement amener celle du Roman, que le clergé haïssait, parce qu’il avait souvent servi d’organe aux satires dirigées contre lui et souvent bien méritées. En présence de mesures aussi radicales et du goût naturel des hommes pour la critique, on ne peut s’empêcher de penser que, pour peu que ce système d’interdiction eût été généralisé, l’Église n’aurait plus dominé que sur une chrétienté muette.

Si la poésie romane du Midi trouva un refuge à la cour du comte de Provence, elle le dut à cette circonstance heureuse que le comte s’était prononcé contre la doctrine des Albigeois, pour mettre ses États à l’abri de la rapacité des Croisés. Ami des lettres et des arts, il accueillit les Troubadours aquitains et gascons avec la plus grande faveur, les traita comme les poètes de la Provence même, et les encouragea dans la production et la propagation de leurs œuvres. Voici, à ce sujet, ce qu’écrivait César Nostradamus, l’historien le plus complet des poètes du Midi à cette époque:

«Ces rois et ces bons comtes, comme par naturelle succession, estoient tellement magnifiques et libéraux envers les beaux et nobles esprits, qu’ils favorisoient d’honneurs, de seigneuries et de richesses,—qu’on ne voyait journellement qu’esclore et sortir poètes illustres et rares; si qu’il sembloit que la Provence ne voulust jamais être stérile, ni se reposer à la production d’esprits élevés et d’hommes excellents et signalés.»

A la mort du dernier Bérenger, Charles d’Anjou, son successeur, porta le premier coup à la langue Romane, que d’ailleurs il ignorait. Plus enclin à la politique qu’aux lettres, avare et batailleur, il ne donna pas aux Troubadours la protection et les encouragements qu’ils avaient été habitués à trouver chez ses prédécesseurs. Son mariage avec Béatrix, non moins important pour la monarchie française que l’alliance de saint Louis avec l’héritière de Raymond IV, consacra définitivement l’ascendant du Nord sur le Midi. La langue Romane, sous l’influence du Français, subit une grave altération. Les œuvres des Troubadours du XIVe siècle en donnent une idée; on s’en convaincra en lisant les vers de Bernard Rascas, dont la facture est déjà toute française. Cette altération n’a fait que s’accentuer depuis.

On peut dire de la littérature Romane du Midi qu’elle a été l’expression d’un peuple et d’une civilisation à part; elle devait finir avec la perte de l’indépendance de ce peuple. Il n’en est pas moins vrai que, de Bérenger Ier à Charles III du Maine (1142-1481), elle a duré trois cent soixante-neuf ans. Quant au nom de Provençale qui lui a été donné et qui est arrivé jusqu’à nous, il s’explique par ce fait que la Provence avait recueilli l’héritage littéraire et politique de tout le Midi avant l’arrivée de Charles d’Anjou. Elle représenta seule à cette époque la littérature méridionale, et il était bien naturel que les Français du Nord, peu soucieux de poésies qu’ils entendaient mal, aient confondu sous le titre de Provençale toute la littérature Romane, qui n’était plus cultivée qu’en Provence lors de leur établissement dans le Midi.

Ces explications étaient nécessaires pour ne pas confondre la langue Romane (dite Provençale) avec le Provençal proprement dit qui en a été tiré.

Dans l’influence littéraire ou scientifique qu’exercent les peuples les uns sur les autres, chaque puissance tend à s’élever à son tour au rang d’éducatrice; c’est ainsi que les Arabes et les Provençaux succédèrent aux Romains, qui eux-mêmes avaient succédé aux Grecs. Plus tard, ce fut l’Italie qui fit loi dans le domaine intellectuel, cédant ensuite à l’Espagne une prépondérance dont la France, sous le règne de Louis XIII, ressentit vivement les effets. Enfin, sous Louis XIV, c’est la France qui, à son tour, et par ses armes et par sa littérature, domine le monde, fixe les règles linguistiques du Français, fait adopter par toutes les cours d’Europe son cérémonial royal, et produit cette pléiade d’écrivains illustres dont les œuvres sont restées les monuments classiques de la littérature française.

Quoiqu’il n’ait pas brillé d’un éclat aussi vif que les langues de ces grandes nations anciennes et modernes, le Provençal n’en a pas moins tenu une place très honorable dans la littérature, depuis le roi René jusqu’au XVIIIe siècle. Il serait difficile de désigner d’une façon exacte l’époque où il succéda au Roman dans le Midi. La transition, selon toutes les apparences, a dû commencer sous la première maison d’Anjou, mais la transformation n’a guère été complète qu’après le roi René. Suivant les documents du temps, le Provençal alors en usage était plus éloigné de celui de nos jours que du Roman. Cependant, puisqu’il faut un point de repère, on pourrait choisir comme ligne de démarcation entre les deux langues le règne du roi René, donnant le nom de Romane à celle qui se parlait avant et le nom de Provençale à celle dont on s’est servi depuis et qui est arrivée jusqu’à nous, évidemment altérée et modifiée dans sa forme, mais identique dans ses principes.

A partir du roi René, le Roman-Provençal varie singulièrement. Les États délibèrent et présentent leurs demandes dans un dialecte altéré qui se rapproche de la langue vulgaire. Le roi répond tantôt en Latin, tantôt en Français ou en Italien, plus souvent dans un dialecte Roman plus voisin du Catalan que du Provençal. Ces changements continuels, cette versatilité, prouvent, d’une part, que la langue vulgaire, dont la transformation commençait à peine, ne pouvait pas encore avoir de caractère fixe; de l’autre, l’intention évidente du roi René de ne pas donner à l’une des langues qu’il parlait une sorte de suprématie sur les autres. Il en était arrivé même à écrire ses lettres en plusieurs langues. Celle que nous donnons ci-après est un amalgame de Latin, de Roman, de Français et de Provençal; c’est l’une des premières qui permettent d’étudier la modification, ou plutôt l’application de ces diverses langues pour la formation du Provençal. Elle est adressée à Jean Allardeau, évêque de Marseille:

«De par le roi,

Moss. de Marsella e mon compère. Da porte d’alcuni poveri homini a moi e stato humilmente supplicato comep la supplicatione loquale qui interclusa ve mandamo chiaramente intenderete di alcuno loro errore e fallimento. Et considerato sono homi maritimi et che hanno de gli altri carrighi assai, ove cognoscerete sia coso di pieta p per quanto tocha a moi volemo loro sia in vostra Guardia. Dots al ponte sey lo vi giorno de jullet de l’anno MCCCCLXVIII.

René.

Le langage de la cour était sensiblement différent de la langue vulgaire; il se rapprochait davantage du Roman-Catalan, et le bon roi René, qui aimait le peuple et n’ignorait pas que les langues sont surtout formées par lui, allait, nous dit la tradition, apprendre et parler le Provençal chez les paysans de la campagne d’Aix, aussi bien que chez les négociants de Marseille. Le Provençal littéral et le Provençal vulgaire de cette époque laissent voir encore leur affinité avec la langue Romane, mais les formes grammaticales du premier sont plus rapprochées de cette langue, et celles du second ont plus d’analogie avec l’Italien. On peut s’en convaincre par les deux exemples suivants, tous deux du XVe siècle:

ACTE DE 1473

ÉTATS DE PROVENCE SOUS LE ROI RENÉ; 9 OCTOBRE 1473[88]

Le nom de nostre Senhor Dieu J. C. et de la siena gloriosa mayre e de tota la santa cort celestial envocant loqual en tota bona et perfecta obra si deu envocar, car del procesit tot bon et paciffié estament del tres que hault et tres que excellent prince et senhor nostre lo rey Regnier per la gracia de Dieu rey de Jérusalem, de Aragon, de ambos la Sicilias, de Valencia, de Sardenha et de Corsega, duc d’Anjo et de Bar, comte de Barcelona et de Provensa, de Forcalquier et de Piémont. Thuision, deffension de aquest sieu pays de Provensa ev de Forcalquier, et confusion et destruction de ses ennemis.

«Item supplican et la dicha majestat que la trocha dels blas.—Généralement en aquest pays, per ayssins que negun nos C. S. extraya ni fasse extrayar directament ni indirectament degun blat foras del dit pays per aquest an jusque a tant que las blats novels seans reculhis; sus formidable pena et refrenar lo pres de tals blots so es que non si ausa vendre otra la soma di tres florins la sammodo de tres quintals del pes provensal non obstants tota gratia o licencia obtengudo per degun et que plasso alla dicha real majestat consentir letras potentas sobre aquesta requesta».

La lettre qu’on va lire, écrite en Provençal vulgaire, n’est citée que pour établir une comparaison avec la pièce précédente, qui donne le Provençal parlé et écrit à la cour, à la même époque.

Senhe payre à vous de bon cor mi recoumandi, la present es per vous avisar como yeu ay resauput vostra letro en laqual mi mandas del cap de Besonhos, yeu ay resauput ma raubo ambe mas camysas, calcuns libres, del majister Johan Manuel Losquals los Ly ay donas; d’autre part se non agre pensat et sauput que mon mestre non ague tengut botiguo ni espéranço de tenir, sin non foso pas vengut en Arles a demorar emb’el, car jamais non tendra botiguo... Jen ais mandat à Bernard des Letros, eb non es vengut, car ero malades. Mathieu tirant az ais li passet, di que lo trobet au lihec... non autro al présent, voys que Dieu sie en vous, m’y recoumendares, si vos play à ma mayre, à ma sorre et cousins ea touts nostres bons amis.

En tot vostre emble fils
Peyron Bonpar[89].

Jusqu’en 1486, époque de la réunion définitive de la Provence à la couronne de France, le langage resta à peu près le même que sous le roi René. A partir de cette époque, les registres des États furent rédigés en double original, l’un en Français, qui était présenté au roi et auquel il donnait son approbation, l’autre en Provençal, qui était le seul exécutoire pour le pays. A partir de Henri II, le Français commence à avoir assez d’influence pour altérer le Provençal. Le sonnet de Louis Belaud sur sa sortie de prison, que nous avons cité précédemment, pourrait servir de spécimen pour la poésie provençale du XVIe siècle; on y voit, à côté du langage vulgaire de cette époque, des mots absolument français; ainsi sont confirmées nos observations sur l’influence exercée dès lors par le Français sur le langage des habitants de la Provence.

Un morceau que l’on trouve dans tous les recueils de cantiques provençaux, et composé par Puech, donne une idée des œuvres poétiques du XVIIe siècle. Encore populaire de nos jours, il a été intercalé dans la pastorale de Belot, qui se joue tous les ans à Marseille, au théâtre Chave.

Voici les deux premiers couplets de ce noël chanté par le bohémien ou diseur de bonne aventure, devant la crèche:

I

N’autres sian tres booumians
Que dounan la boueno fortuno,
N’autres sian tres booumians
Que devinan tout ce que vian.
Enfant eimable et tan doux
Bouto, bouto aqui la croux.
Et cadun te dira
Tout ce que t’arribara,
Commenco Janan
Cependant
De ly veire la man.

II

Tu sies, à ce que viou,
Egau à Diou,
Et sies soun Fiou tant adourable.
Tu sies à ce que viou
Egau à Diou.
Nascu per iou dins lou néant;
L’amour t’a fach enfant
Per tout lou genre human;
Une Viergi es ta mayre,
Sies nat senso ges de payre
Aquo parei dins ta man, etc. etc.

Ce peu de vers permet d’attribuer à l’auteur, comme premier mérite, une grande facilité d’exposition. Ses personnages manient finement l’ironie et, sous des dehors très simples, donnent une idée assez exacte de ce qu’étaient ces diseurs de bonne aventure. Les noëls de Puech, réunis à ceux de Saboly, peuvent passer pour les meilleurs du recueil. D’Argens et Lamétrie avaient obtenu beaucoup de succès à la cour du Grand Frédéric, en chantant en petit comité celui dont nous avons transcrit le commencement. Puech, qui s’est borné à le traduire des Bohémiens de Lope de Vega, a passé pour en être l’auteur.

Pour le XVIIIe siècle, les fables de Gros seraient toutes à citer. En voici une, peu connue, dans laquelle le fabuliste marseillais ne le cède en rien à l’immortel La Fontaine. Esprit d’observation, langage imagé, excellente exposition du sujet et morale ou conclusion, tout y concourt à mettre l’auteur au rang des premiers poètes provençaux de cette époque[90].

LEIS RATOS ET LOU FLASCOU

Dous ratouns, bouens amis, esten per orto un jour
Dins seis galaries ourdinaris,
Que soun granies, estagiero armaris,
Troboun un flascoulet tapa, qu’a soun oudour
Jugeoun plen d’oli fin; velei vaquitos en foesto;
Si delegoun, fan tour sur tour,
Et de l’abasima d’abor li ven en testo.
Lou plus fouer s’apountelo au soou,
S’esquicho, empigue, fa esquinetto;
L’autre doou tap pren la cordetto,
Fa fouerso, tiro et fa taut se que poou
Per l’en pau boulega. Mai noun li’a ren à faïre
Tous seis esforts, pecaïre;
Amoussarien pas un calen.
Las, fatigas prénoun alen.
Quand l’un deis boustigous dis à l’autre: coumpaïre,
Fasen pas réflexien que ce que fen voou ren.
Mi ven uno milloüe pensado;
Qu’es de rata lou tap, ensuito de saussa
Nônestrei Coües din lou flascou et puis de leis sussa,
Tout fa, tout ba. L’idéio es aprouvado
Lou tap es assiegea, mountoun à l’escalado.
Rouigon tant, qu’à la fin lou flascou es destapa.
Fan navega lei coües, vague de lei lippa,
Tiro lipo, lipo bouto.
N’en leisseroun pas uno goutto,
Engien voou mai que fouerco en qu soou s’entraina.

La réunion à la monarchie française des anciennes provinces du Midi devait, comme dans la Provence proprement dite, amener la corruption de la langue romane. Dans la Guyenne, la Gascogne, le Roussillon, l’Auvergne, le Dauphiné et même dans quelques pays au-delà de la Loire, l’altération du langage vulgaire donna naissance aux patois, encore en usage aujourd’hui, modifiés, il est vrai, mais conservant malgré tout l’empreinte de leur origine, du Roman. Il est évident que leur orthographe et leur prononciation changent suivant les pays, se rapprochant davantage de l’ancienne langue Romane au fur et à mesure que l’on descend vers le Midi, son berceau. C’est ainsi que le même mot, dans la bouche ou sous la plume d’un Marseillais, d’un Auvergnat, d’un Poitevin ou d’un Bourguignon, aura toujours le même sens, mais le plus souvent un son et une forme différents. Un travail de classement des patois fut entrepris, en 1807, par le Ministère de l’Intérieur et continué par la Société des Antiquaires de France, qui en a consigné les résultats dans le sixième volume de ses mémoires. Faire ici l’histoire de tous les patois serait dépasser le but de cet ouvrage; nous nous bornerons à donner de chacun d’eux quelques notions et quelques morceaux, afin de démontrer leur affinité avec le Roman.

La prononciation des dialectes poitevin et vendéen est généralement lente, monotone et accentuée. L’o change de son suivant le mot. Dans homme, il se prononce houme; dans non, naon. Le t se fait sentir à la fin des mots, ainsi qu’à Toulouse et à Montpellier; sitôt se prononce sitote. Le k et l’y au commencement d’un mot font tch: kian (celui-ci) fait tchian, comme en italien. Le gli s’élide également, comme dans cette langue; ainsi un gland ou un gliand se prononce liand, le g étant presque insensible et l’l mouillé. Eau à la fin d’un mot fait à ou ; chapeau, chapeâ; couteau, couteâ. Er à l’infinitif d’un verbe se prononce ; aimer, aimâer; souffler, bouffàer; a eu, passé indéfini du verbe avoir, se dit at ogu; quant aux mots dérivant des sources méridionales, ils sont nombreux; en voici quelques-uns, comme exemples:

Ajudhaer Aider.
Bagoulaer Babiller.
Boutre Mettre, placer.
Buffaer Souffler.
Casse Petite casserole.
Jau Coq.
Jarloux Pot.
Mitan Milieu.
Méjor Midi.
Ou avez? Avez-vous?
Sègre Suivre, etc., etc.

Voici une chanson vendéenne, consignée dans les Mémoires de l’Académie celtique[91], qui donne une idée du patois de la Vendée. A part quelques mots français, on reconnaîtra facilement les mots romans, à côté d’autres qui ont subi une plus ou moins grande altération.

CHANSON VENDÉENNE[92]

Un jor in hobant de Nuville
M’en vindis de vers Poitâe
Glie disant que dans kiae cartâe
Ol y at ine taut belle ville,
I n’ai-jà vu la ville mâe,
Les maisons m’on avont empêchâe,
J’avisis un houmm’ de piarre
Tot au mitan d’in grand kieréa
Glie disant qu’ol’ toit n’tre râ
Kian qui faisait si bâe-la ghiarre
I gli aostis bâé mon chapéâ,
Gli ne m’aharsit srement jâ;
I vis qu’ol y avait grand prâésse
Dan ine eglise ou i entris;
Glie se mirant boé nore ui dis
A débagoulâer la grand-mâesse.
Y croias qu’o srait bâe tout féet;
D’ou diable si kien finisset.

Traduction.

Un jour, en partant de Neuville,
Je m’en vins de vers Poitiers.
Ils disent que dans ces quartiers
Il y a une si belle ville.
Je n’ai point vu la ville, moi,
Les maisons m’en ont empêché.
J’aperçus un homme de pierre
Tout au milieu d’un grand carrefour.
Ils disent que c’était notre roi,
Celui qui faisait si bien la guerre[93].
Je lui ôtai bien mon chapeau,
Lui ne me regarda seulement pas.
Je vis qu’il y avait grand’presse
Dans une église où j’entrai.
Ils se mirent bien neuf ou dix
A réciter la grand’messe.
Je croyais que ce serait bientôt fait.
Du diable si cela finissait.
In d’oux avouet su sâes orailles
Come ine espèce de souffliâe,
O semblait à kielâe bornâe
Là vir, boutâous nous aboglies,
D’auquins de gli se moquiant
A tot moment le découéffiant.
Gli aviant pendus pré doux ficelles
Come doux réchoux qui fumiant.
Kien que dan in ptiot bot preniant
Au fasait fumoer dé pus belle.
Glie gli ouriant bae pocquâe pré le nâé,
Se glie n’eût pa pris garde à sâe,
Glie aviant d’aux paès d’incheque à la tâete,
Deux mantéas d’or qui tréleusiant;
Et les autres aviant eusrement
In chaquin la pea d’ine bâête.
Ol y avait in grand cabinet
Qu’atait tot pliâé de flageoléet.
Glie fasiant tot pliàé de mines,
Torsiant la goul’, trepiant d’aux pâés.
Pre la coue, in grand enrageâé,
Mordait in grousse vremine.
Daux macréas taondus corne daux œus,
Chantiant menu come daux cheveux.

Traduction.

L’un d’eux avait sur ses oreilles
Comme une espèce de soufflet.
Cela ressemblait à ces ruches
Où nous mettons nos abeilles.
Quelques-uns se moquaient de lui,
A tout moment le décoiffaient.
Ils avaient suspendu par des ficelles
Comme des réchauds qui fumaient.
Ce que dans un petit sabot ils prenaient
Les faisait fumer de plus belle.
Ils le lui auraient bien appliqué par le nez
S’il n’eût pas pris garde à lui.
Ils avaient, des pieds jusqu’à la tête,
Des manteaux d’or qui brillaient
Et les autres avaient seulement
Un chacun la peau d’une bête.
Il y avait une grande armoire
Qui était toute pleine de flageolets.
Ils faisaient tout plein de mines,
Tordaient la bouche, trépignaient des pieds.
Par la queue un grand enragé
Mordait une grosse couleuvre;
Des enfants tondus comme des œufs
Chantaient fin comme des cheveux.
Glie bragliant à pliene tâete,
Came daux chaés qui se batiant.
I caas, nâé, que glie se mordiant,
I en d’aux avoueet ine baguette,
Gli’eux fasait seign qu’glie s’tésissiant
Mais glie an fasait, mais glie braigliant.

Traduction.

Ils criaient à pleine tête
Comme des chiens qui se battraient;
Je croyais, moi, qu’ils mordaient.
Un d’eux avait une baguette[96],
Il leur faisait signe qu’ils se tussent.
Plus il le faisait, plus ils criaient.

Le Poitou s’honore à juste titre d’avoir produit le comte Guillaume IX, troubadour dont les œuvres furent transcrites les premières et purent servir de modèles aux poètes qui suivirent. Il faut compter aussi parmi les enfants du Poitou: Savary de Mauléon, appelé le maître des braves et chef de toute courtoisie; Macabrès, dont la Gente Poitevine a eu plusieurs éditions; Jean Drouet, apothicaire à Saint-Maixent, qui, entre deux ordonnances médicales, trouvait le temps d’écrire la Mizaille à Tauny [la Gageure d’Antoine). Enfin, des recueils de noëls anciens et nouveaux, imprimés à Niort, forment un ensemble où la littérature patoise de la Vendée et du Poitou s’affirme souvent avec succès.

La Saintonge, l’Aunis et l’Angoumois sont trop voisines du Poitou pour que leurs idiomes respectifs ne puissent pas être considérés comme de simples variétés. Nous ne nous y arrêterons donc pas davantage, afin de passer au Limousin. Dans cette province, le patois n’est que de l’ancien Roman très altéré, dans lequel se rencontrent des mots et quelquefois des phrases entières de bas latin. Les articles et les auxiliaires ont des terminaisons méridionales.

L’emploi constant des voyelles à la fin des mots et l’absence de l’e muet produisent une sonorité et une harmonie qui facilitent le chant. Comme dans le Midi, l’accent rustique domine, lorsque les Limousins parlent français.

Deux proverbes compléteront ces indications sommaires:

  • Lo pu moouvoso tsavillo de la tsareto es aquelo que fai lou may de brut[94].
  • Oco n’es pas oub’un tombour que l’an rapello un soval estsopa[95].

Parmi ses Troubadours célèbres, le Limousin peut compter Gaucelme Faydit, dont nous avons déjà parlé; Bernard de Ventadour, dont Pétrarque fait un si gracieux éloge dans Triomphe d’amour; Giraud de Borneuil, cité par Dante; Jean d’Aubusson, Aubert, Guy d’Irisel. A une époque plus récente, le Limousin a produit Duclon (Dom Léonard), bénédictin de la Congrégation de Saint-Maur, auteur du Dictionnaire de la Langue limousine; J. Roux, qui a donné la Chanson limousine, l’Épopée limousine, texte, traduction et notes; de Lépinay et Godin: Noms patois des plantes de la Corrèze; Champeval, Proverbes bas-limousins; etc., etc.

L’Auvergne se divisait en Haute et Basse-Auvergne; la première, qui comprend aujourd’hui le Cantal et une partie de la Haute-Loire, a conservé la vieille langue rustique des ancêtres avec plus de fidélité que la Basse-Auvergne. Ce fait tient surtout à des raisons topographiques. Si l’influence du Français s’est fait sentir davantage dans la Basse-Auvergne, c’est parce que les rapports de ses habitants avec les gens du Nord sont plus nombreux et suivis. Cependant les différences entre les deux patois portent moins sur la racine et l’orthographe des mots que sur leur prononciation, et certaines règles même sont encore restées communes à toute la province. Ainsi l’e muet, qui caractérise les terminaisons féminines en Français, est rendu par un a bref et sourd:

Fein-na. Femme.
Fi-llia. Fille.

Dans la Basse-Auvergne, la terminaison au pluriel est plus accentuée:

Las fennas. Les femmes.
Las fillias. Les filles.

Le ch se change en ts, tsch, soit:

Tsanta. Chante.
Tsalour. Chaleur.
Tschi. Chien, etc.

J se prononce dz, dj; ainsi:

Im dzou. Un jour.
Di-djau. Jeudi.

Dans l’Auvergne méridionale, la prononciation tend à se rapprocher davantage de la langue mère; on en fait surtout la remarque dans les mots qui expriment une augmentation ou une diminution; il en résulte une couleur et une harmonie que l’on ne rencontre pas ailleurs. L’on dit ainsi:

Chapeau. Tsapé.
Grand chapeau. Tsapelas.
Petit chapeau. Tsapelou.
Homme. Omë. Omenass. Omenou.
Femme. Feinna. Feinass. Feinou.
Feinetta. Feinnouna, etc.

Quelques mots ont conservé une forme qui se rapproche plus du Latin:

Adzuda, aider, du Latin adjutum;
Espeita, attendre, expeto;
Ligna, branche, lignum;
Londa, boue, lutum;
Puzët, bouton, pusula, etc., etc.

Le commencement de la Parabole de l’Enfant prodigue va montrer le vocabulaire auvergnat mis en œuvre:

En ome aviot dous garçons, lou pè dzouïne diguet à soun païre: donna mé la part dé l’iéritadge qué mé reveit?

Lon païre lour partadzed sa fourteuna.

Quasques dzours après, lou dzouïne garçon ramassé soun bé, e partiguét per voudiaza diens un païs estrandgé, é dissipét ati tout ço qu’aviot en débaoutza, etc., etc.

L’Auvergne a produit des Troubadours célèbres, parmi lesquels on peut citer, comme un des plus anciens, Pierre Rogiers, qui vivait au commencement du XIIe siècle. Nommons encore le Dauphin et l’évêque de Clermont dont les satires ne manquaient ni d’esprit ni d’à-propos; Peyrols, connu surtout par ses sirventes militaires en faveur des croisades; le moine de Montaudon, dont les poésies licencieuses devaient s’accorder bien mal avec les règles et l’austérité d’un cloître; aussi le voit-on jeter sa robe aux orties et courir les amoureuses aventures. On ne saurait oublier la belle Castelloza, femme du seigneur de Mairona, qui a laissé de très gracieuses poésies. Enfin, l’abbé Caldagnès, auteur d’un recueil de poésies auvergnates publié en 1733, a, dans une lettre intercalée dans l’exemplaire que possède la Bibliothèque nationale et portant la date de 1739, formulé sur le patois et la langue Française une opinion généralement admise aujourd’hui:

Je conviens de bonne foi que la langue Auvergnate est aujourd’hui un vrai patois; mais j’espère que vous voudrez bien convenir avec moi que ce patois et le Français ont des aïeux communs. Le Français a eu le bonheur d’avoir été chéri de nos anciens rois; ils l’ont ennobli, tous les courtisans à leur exemple, et tous les beaux esprits lui ont rendu successivement de grands services; cependant, malgré tant de faveurs, il y a quatre ou cinq cents ans qu’il n’était, tout au plus, qu’un petit noble de campagne, à qui les élus de ce temps-là pouvaient fort bien disputer la noblesse, et qu’il n’était en vérité guère plus riche que son frère le roturier...

Il faut également citer les Poésies auvergnates de Joseph Pasturel, imprimées à Riom en 1733, chez Thomas, et réimprimées en 1798. On y remarque des notes sur l’orthographe et la prononciation de l’Auvergnat, et sur les progrès que faisait le Français en Auvergne à cette époque.

Les provinces de Dauphiné et de Bresse, qui comprennent aujourd’hui les départements des Hautes-Alpes, la Drôme, l’Isère et l’Ain, ont subi l’influence du Français plus tôt que les autres, à cause de leur proximité avec les pays faisant partie de la monarchie française. Cependant la langue Romane y fut longtemps en usage; on l’y désignait sous le nom de Materna.

Aujourd’hui encore, les paysans du Grésivaudan ont un idiome qui se rapproche beaucoup du Roman. Le patois des Hautes-Alpes a de grands rapports avec le Provençal et le Languedocien, et les différences portent plus sur la prononciation que sur l’orthographe. Un fait curieux à constater, c’est que ce patois se parle très purement dans certains pays d’Allemagne qui, probablement, servirent de refuge aux émigrés forcés de quitter successivement le sol natal, lors de la révocation de l’édit de Nantes. Le Dauphinois a de la grâce; il est riche en expressions pittoresques et imitatives, et sa poésie se prête avec beaucoup de charme aux pastorales et récits champêtres. Dans la bibliographie du patois du Dauphiné, par Colomb de Batines, nous trouvons une pièce charmante, d’un esprit délicat et gracieux, attribuée à Dupuy, de Carpentras, maître de pension à Nyons:

LOU PARPAYOUN

Picho couquin dé parpayoun,
Vole, vole, té prendraï proun!
Et poudre d’or su séïs alête,
Dé mille coulour bigara,
Un parpayoun su la viooulête
Et pieï su la margaridète
Voulestréjave dins un pra.
Un enfan, pouli coume un angé,
Gaoute rounde coume un arangé,
Mita-nus, voulave après éou,
Et pan!... manquave; et piei la bise
Qué bouffave din sa camise,
Fasié véiré soun picho quiéou...
Picho couquin de parpayoun,
Vole, vole... té préndrai proun!
Anfin lou parpayoun s’arréste
Sus un boutoun d’or printanié,
Et lou bel enfan pér darnié
Ven d’aisé, ben d’aïsé.—êt pieï, leste!
Din sei man lou faï présounié,
Alors vite à sa cabanète,
Lou porte amé mille poutoun
Maï las! quan drube la présoun
Trove plu dédin seï manète
Qué poudre d’or dé séïs alète!
Picho couquin dé parpayoun, etc.

Comme les autres provinces méridionales, le Dauphiné a fourni un nombre assez considérable de Troubadours et de poètes en tous genres: Ogier, qui vivait vers la fin du XIIe siècle; Folquet de Romans et Guillaume Mayret, qui furent, suivant la renommée, les meilleurs jongleurs du Viennois; Raymond Jordan, vicomte de Saint-Antoni, dont il est dit dans l’Histoire des Troubadours qu’il était bel homme, vaillant en armes, et faisant aussi bien les vers que l’amour; Albert de Sisteron (du Gapençois), fils du jongleur Nazur, poète, mais surtout musicien; J. Millet, qui, en 1633, fit paraître la Pastorale et Tragi-Comédie de Janin, la Pastorale de la Constance de Philin et Margoton, la Bourgeoise de Grenoble.

Le voyage de Racine dans le Midi de la France nous permet de connaître le jugement du grand poète français sur le dialecte de Valence. Sa septième lettre, datée de 1661, relate les petits ennuis qu’il eut à subir dans ce pays dont le langage qu’il ne connaissait pas encore, lui paraissait composé d’Espagnol et d’Italien:

J’avais commencé dès Lyon à ne plus guère entendre le langage du pays, et à n’être plus intelligible moi-même. Ce malheur s’accrut à Valence et Dieu voulut qu’ayant demandé à une servante un pot de chambre elle mît un réchaud sous mon lit. Vous pouvez vous imaginer les suites de cette maudite aventure, et ce qui peut arriver à un homme endormi qui se sert d’un réchaud dans ses nécessités de nuit. Mais c’est encore bien pis dans ce pays. Je vous jure que j’ai autant besoin d’un interprète qu’un Moscovite en aurait besoin dans Paris. Néanmoins, je commence à m’apercevoir que c’est un langage mêlé d’Espagnol et d’Italien, et, comme j’entends assez bien ces deux langues, j’y ai quelquefois recours pour entendre les autres et pour me faire entendre. Mais il arrive souvent que je perds toutes mes mesures, comme il arriva hier, qu’ayant besoin de petits clous à broquette pour ajuster ma chambre, j’envoyai le valet de mon oncle en ville, et lui dis de m’acheter deux ou trois cents de broquettes; il m’apporta incontinent trois boîtes d’allumettes; jugez s’il y a sujet d’enrager en de semblables malentendus. Cela irait à l’infini, si je voulais dire tous les inconvénients qui arrivent aux nouveaux venus en ce pays comme moi, etc., etc.

Mentionnons parmi les bibliographes et littérateurs contemporains qui se sont occupés du Dauphiné: Ollivier (Jules): De l’Origine et de la Formation des dialectes vulgaires du Dauphiné (Valence, Borel); 1838, l’abbé Bourdillon: Des Productions diverses en patois du Dauphiné et des Recherches sur les divers patois de cette province et sur leurs différentes origines. Ce dernier ouvrage traite de l’origine des patois, de leurs rapports avec la langue littéraire, de leur valeur respective et de l’intérêt qui s’attache à leur conservation. Pierquin de Gembloux est l’auteur de l’Histoire des patois et d’une étude intitulée: Des Traces laissées par le Phénicien, le Grec et l’Arabe dans les dialectes vulgaires du Dauphiné. On peut ajouter à cette liste déjà longue A. Boissier, Clairefond, Lafosse, l’abbé Moutier, Rolland, de Ladoucette, Allemand, Lesbros, etc., etc.

La Guyenne et la Gascogne comprenaient: la première, le Périgord, le Quercy, l’Agenais, le Rouergue et une partie du Bordelais et du Bazadais; la seconde, les Landes, l’Armagnac, le pays Basque, le Bigorre, Comminges et Couserons. De la comparaison des idiomes de ces divers pays, on peut conclure, d’une façon générale, qu’ils se rapprochent de l’ancienne langue romane du XIIe et du XIIIe siècle. On y retrouve l’harmonie, la correction et une certaine grâce, dont les œuvres des Troubadours de cette époque portent l’empreinte. Il faut en excepter le Basque, que les uns prétendent descendre du Carthaginois, les autres des anciens Cantabres. Le dialecte de Montauban, quoiqu’il indique, par certaines terminaisons de mots, une parenté, très éloignée d’ailleurs, avec le Basque, trahit déjà par son harmonie l’influence du Midi.

Nîmes: la Maison carrée.

Le moyen âge a été, pour la Guyenne et la Gascogne, l’époque la plus riche en productions poétiques. Parmi les nombreux Troubadours auxquels elles sont dues, nous citerons les plus illustres: Bertrand de Born, vicomte de Hauteford, en Périgord; Geoffroy Rudel; Arnaud de Marveil; Guillaume de Durfort; Heudes de Prades, chanoine de Maguelone, dont le nom rappelle le souvenir de poésies plus que galantes; Elyas de Barjols, favori d’Alphonse II; Elyas Cairels, qui abandonna la lime et le burin pour se livrer, non sans succès, à la poésie; Hugues Brunel, de Rodez, qui fit l’admiration des Cours des comtes de Toulouse, de Rodez et d’Auvergne; Giraud de Calençon, l’habile jongleur; Folquet de Lunel, qui terminait son roman sur la vie mondaine par cette phrase: «L’an 1284 a été fait ce roman, à Lunel, par moi Folquet, âgé de quarante ans, et qui, depuis quarante ans, offense Dieu»; Guillaume de Latour, qui devint fou par amour; Bertrand de Paris, surnommé Cercamons, parce qu’il errait constamment; Arnaud Daniel, etc.

Vers la fin du XVIIIe siècle, Pierre Bernadau, avocat-citoyen du département de la Gironde, traduisit en dialecte bordelais les Droits de l’homme. Il envoya ensuite son travail au député Grégoire, qui l’avait prié de lui donner des notes sur les mœurs, les coutumes, les usages et la langue du Bordelais et des pays limitrophes. Personne n’ignore que Grégoire, Barrère, de Fourcroy et d’Andrieux, ayant formé le projet d’anéantir les idiomes provinciaux, se livrèrent à une enquête, et s’adressèrent aux hommes les plus capables de leur fournir les renseignements qu’ils désiraient avoir, avant de déposer leur projet de loi. La traduction des Droits de l’homme, que nous empruntons à Bernadau, est un fidèle miroir du langage du Bordelais sous la Convention nationale.

Bordeaux, le 10 septembre,
L’an second de la Révolution de France (1790).

LOUS DREYTS DE L’OME[97]

Lous deputats de tous lous Francés per lous representa et que formen l’Assemblade natiounale, embisatgean que lous abeous que soun dans lou rauïaumy et tous les malhurs puplics arribats benen de ce que tout lous petits particuliers que lous riches et les gens en cargue an oblidatlut ou mesprisat lous frans dreyts de l’ome, an resout de rapela lous dreyts naturels béritables, et que ne poden pas fa perde aux omes. Aquere declaratioun a doun esta publidade per aprene a tout lou mounde lur dreyts et lur débé, parlamo qu’aquets que gouberneu lous afas de la France n’abusen pas de lur poudé, per que cade citoien posque beyre quand déou se plagne s’ataquen sous dreyts, et per qu’aymen tous une constitutioun feyte per l’abantage de tous, et qu’asségure la libertat a cadun.

Aess proco que lous dits deputats recounèchent et desclarent lous dreyts suibants de l’ome et dau citoien, daban Dious et abeque sa sainte ayde.

Prumeyremen.—Lous omes néchen et demoren libres et egaux en dreyts et g’nia que l’abantatge dau puplic que pot fa establi des distinctiouns entre lous citoiens.

Ségoundemen.—Lous omes n’an fourmat de les societats que per millou conserba lurs dreyts, que soun la libertat, la proprietat, la tranquillitat et lou poudé de repoussa aquets que lur boudren causa doumatge den lur haunour, lur corps ou lur bien.

Troizièmemen.—La natioun es la mestresse de toute autoritat et cargue de l’etzersa qui ly plait. Toutes les compagnies, tous les particuliers qu’an cauque poudé lou tenen de la natioun qu’es soule souberaine.

Quatrièmemen.—La libertat counsiste à poudé fa tout ce que ne fey pas de tort à digun. Les bornes d’aquere libertat soun pausades per la loi et qui les passe dion craigne qu’un aute n’en féde autan per ly fa tort.

Cinquièmemen.—Les lois ne diben défende que ce que trouble lou boun orde. Tout ce que n’es pas defendut par la loi ne pot esta empacha, et digun ne pot esta forsat de fa ce que ne coumande pas.

Cheyzièmemen.—La loi es l’espressioun de la bolontat générale. Tous lous citoïens on dreyt de concourre à sa formation par els mêmes ou p’ra’quels que noumen à lur place p’raux Assemblades. Faou se serbi de la même loi tant per puni lous méchans que per protégen lous prâubes. Tous lous citoïens conme soun egaus par elle, poden prétendre à toutes les cargues pupliques, siban lur capacitat, et sens aute recoumandationn que lur mérite.

Sétièmemen.—Nat ome ne pot esta accusat, arrestat ni empreysounat que dans lous cas espliquats per les lois, et séban la forme qu’an prescribut, que sollicite, baille, etzécute on fey etzécuta dans ordres arbitraires diou esta punit sébérémen. Mai tout citoïen mandat ou sésit au noun de la loi diou obéir de suite; deben coupable en résistan.

Huytièmemen.—Ne diou esta pronounsat que de les punicious précisémen bien nécessaires; et not ne pot esta puni q’en bertu d’une loi establide et connéchude aban la faoute conmise et que sié aplicade coume coumben.

Naubièmemen.—Tout ome diou esta regardat inoucen jucqu’à ce que sie esta déclarat coupable. Sé faou l’arresta deben préne garde de ne ly fa not maou ni outrage. Aquels qui ly féden soufri cauqu’are diben esta sébéremen corrigeats.

Detzièmemen.—Not ne pot esta inquiétat à cause de ses opinions, même concernan la religion, perbu que sous prépaus ne troublen pas l’ordre puplic establit per la loi.

Oontzièmemen.—La communicatioun libre de les pensades es on pus bet dreyt de l’ome. Tout citoïen pot doun parla, escrioure, imprima librémen, perbu que respounde dous suites que pouyré angé aquere libertat den lous cas déterminats per les lois.

Doutzièmemen.—Per fa obserba lous dreyts de l’ome et dau citoïen, faou daus officiers puplics. Que sien presté, jutge sourdat, aco s’apere force puplique. Aquere force es establide per l’abantage de tous et noun pas per l’intret particulier d’aquels à qui l’an confiade.

Treitzièmemen.—Per fourni à l’entretien de la force puplique, faou mete de les impositions su tous, et cadun n’en diou pagna sa portionn siban ses facultats.

Quatortzièmemen.—Lous citoïens on lou dreyt de berifia els mêmes ou pran moyen de lus députats qu’an noumat la nécessitat de les impositiouns et les acourda libremen prou besouin de l’Estat de marqua combien, coumen et duran qu’au tems libéran d’aqueres impositiouns et de beyre même coumen lou prébengut en es emplégat.

Quintzièmemen.—La sociétat a lou dreyt de demanda conte à tous lous agens puplics de tout so qu’an feit dens lur place.

Setzièmemen.—Gnia pas de boune constitutioun dens toute societat ou lous dreyts de l’ome ne soun pas connéchuts et asségurats et ou la séparation de cade pouboir n’es pas ben establide.

Darney article.—Les proprietats soun une causa sacrada et oun digun ne pot touca sen bol. Nat ne pot en esta despouillat, exceptat quand lou bien puplic l’etsige. Alors fau que pareche cla qu’au besonier per l’abantatge commun de ce que aporten à cauque citoïen, et ly diben bailla de suite la balour de ce que cede.

Cet exemple assez long nous dispense d’en citer d’autres. Les emprunts répétés faits au Français y ont tellement dénaturé le dialecte bordelais qu’on peut se demander si le traducteur le connaissait bien, ou si, à l’époque de la traduction, les habitants de Bordeaux ne subissaient pas, plus que les ruraux, l’influence prépondérante de la langue Française. Il est certain que, dans les campagnes, et en ville même, les gens du peuple employaient et emploient encore aujourd’hui des expressions absolument différentes de celles dont M. Bernadau s’est servi pour traduire les Droits de l’homme et du citoyen.

La province de Languedoc fut celle où la croisade dirigée contre les Albigeois détermina le plus rapidement la décadence de la langue Romane. Cependant, les Troubadours qui purent échapper aux massacres de Simon de Montfort ne se déclarèrent pas vaincus. Plus d’un royal asile leur resta ouvert. Les uns se réfugièrent en Provence, où nous les avons vus, sous Bérenger, puis sous le règne du bon roi René, partager avec les poètes du pays les faveurs de ces princes lettrés. D’autres franchirent les Pyrénées ou traversèrent la mer pour être amicalement accueillis par les rois d’Aragon, de Castille et de Sicile. Cependant, les œuvres qu’ils produisirent à partir de cette époque se ressentirent du chagrin de l’exil, que leurs bienfaiteurs pouvaient adoucir dans ses conséquences matérielles, mais non faire oublier. Les brutales circonstances qui l’avaient accompagné le rendaient encore plus cruel, et mirent une empreinte de langueur sur leur esprit, naguère encore si vif et si primesautier. Cet amour du pays natal est éloquemment exprimé par ces paroles de Pierre Vidal:

Je trouve délicieux l’air qui vient de la Provence; j’aime tant ce pays! Lorsque j’en entends parler, je me sens tout joyeux, et, pour un mot qu’on m’en dit, mon cœur en voudrait cent. Mon amour est tout entier pour cette aimable nation, car c’est à elle à qui je dois ce que j’ai d’esprit, de savoir, de bonheur et de talent[98].

Le centre de la vie méridionale ayant été déplacé, le Roman-Provençal perdit sa nationalité. Les populations, qu’un lien commun n’unissait plus, parlèrent un langage d’où peu à peu les règles disparurent pour faire place à des solécismes et à des locutions informes qui marquèrent sa décadence profonde, surtout dans les pays pauvres ou montagneux. Dans les villes, au contraire, le souvenir de la langue nationale se réveilla à un moment donné, et fut le point de départ d’un travail de recomposition. Le vieil idiome, sous l’impulsion qui lui fut donnée, reparut, modifié, enrichi de tournures et d’expressions nouvelles, sans toutefois perdre le caractère qui lui était propre. Le Toulousain, qui, depuis, fut cultivé avec succès, est un des patois les plus harmonieux, c’est un de ceux auxquels se rattachent le plus de souvenirs. Dans ses mémoires sur l’histoire naturelle du Languedoc, Astruc prétend qu’à la faculté de Montpellier la langue d’oc était exclusivement employée pour enseigner les préceptes de la médecine et de la botanique, puisés dans les auteurs arabes, les seuls familiers au moyen âge dans cette partie de la France méridionale.

Voici un spécimen du patois de Toulouse au XIVe siècle:

CANÇON DITTA LA BERTTA

Fatta sur la guerra d’Espagnia, fatta pel généroso Guesclin, assistat des nobles mundis de Tholosa

A Dona Clamença.

Dona Clamença, se bous plats,
Jou bous diré pla las bertats
De la guérra que s’es passada
Entre pey lou rey de Léon,
Henric soun fray, rey d’Aragon,
E d’ab Guesclin soun camarada,
E lous moundis qu’éren anats,
E les que nou tournen jamas
S’es qu’yen demande recompença,
Perço que non meriti pas
D’abe de flous de bostos mas:
Suffis d’abe bost’ amistança.
L’an mil tres cens soixante-cinq,
Dén boule déu rey Charles-Quint,
Passée en aquesta patria
Noble seignou, Bertran-Guesclin,
Baron de la Roquo-Clarin,
Menan amb’ et gentdarmaria.
L’honor, la fé, l’amor de déus,
Erou touts lous soulis motéus
Qu’ets portavau d’ana fa guerra
Contra lous cruels Sarrazis[99], etc., etc...

La pièce suivante, dont Goudouli est l’auteur, permettra de juger des changements survenus dans le patois de Toulouse vers le XVIIe siècle:

Hier, tant que le Caüs, le chot é la cabéco
Tratabou à l’escur de lours menus afas,
E que la tristo nèyt, per moustra sous lugras,
Del grand calel dél cél amagabo la méco,
—Un pastourel disie:—B’é fayt uno grand péco
De douna moun amour à qui nous la bol pas,
A la bélo Liris, de qui l’armo de glas
Bol rendre pouramen ma persuto buféco,
Mentre que soun troupél rodo le communal,
Yen soun ouna cent cops parla, li de moun mal;
Mès la cruélo cour à las autros pastouros,
Ah! soulél de mous éls, se jamay sur toun se
Yen podi fourrupa dous poutets à plaze,
Yen faré ta gintos, que duraros très houros!

Le patois de Montpellier a quelque affinité avec l’Italien, il s’en rapproche assez par la prononciation de certains mots. Nous trouvons, dans les réponses adressées à l’abbé Grégoire lors de son enquête sur les patois de France, un morceau de poésie, par Auguste Rigaud de Montpellier, qui peut donner une idée de ce patois en 1791.

L’AMOUR POUNIT PER UNA ABEIA

Lou pichot diou qu’és tout puissan,
Vechen una rosa vermeia
Voou la culi, mais una abeia
Lou fissa redé, et, tout plouran,
S’encouris vité vers sa mera.
Et yé dis, d’un air bén mouquêt:
«Vésés, mama, qu’es gros moun det
Una abeia, dins moun partera,
Ven, peccaïre! de mé pouni,
Soutapa, qué me fai souffri!»
Vénus lou pren sur sa faoudéta,
Souris, l’acala emb’un poutou,
Et dis: «Moun fil, suna bestiéta,
Pus marrida qu’un parpaïou,
Te faï tant coïré la maneta,
Jugea un paouquét quinté es l’estat
D’un cor que toui traits an blassat!»

Dans sa notice sur Montpellier, M. Charles de Belleval donne la traduction patoise de la cantate du Nid d’amour, de Métastase, dont nous reproduisons ici quelques vers:

Counouyssès la béla Liseta?
Et bé, fugissé-là toujours:
Lou cur d’aquéla bergèyréta
Es ûna nizâda d’amours.
Aqui s’én véy de touta ména;
Un tout éscas sort dâou cruvél,
Un âoutre né comménça à péna,
Dé sâoupre bécâ dés per el... etc.

Le Languedoc produisit un grand nombre de Troubadours, nous nous contenterons de mentionner les plus remarquables:

Garins d’Apchier, gentilhomme d’une ancienne famille du Gévaudan; on le disait aussi bon poète que seigneur galant et prodigue. On lui prête l’invention du descord. Pons de Capdeuil, célèbre par ses chants d’amour et ses sirventes militaires, faisait de sa demeure le rendez-vous de toute la noblesse de la contrée. Là se donnèrent des fêtes magnifiques jusqu’au jour où, la dame de ses pensées étant venue à mourir, Pons de Capdeuil prit un cilice, échangea ses riches vêtements contre une cuirasse, et courut se faire tuer dans une expédition lointaine. Azalaïs de Procairagues appartenait à l’une des familles les plus distinguées de Montpellier; il reste d’elle plusieurs chansons qu’elle composa en faveur de Gui Guérujat, fils de Guillaume VI, qu’elle aimait tendrement. Pierre Raymond, de Toulouse, dut à son mérite autant qu’à son esprit le bon accueil qu’il reçut dans les cours du roi d’Aragon, de Raymond V et de Guillaume VIII de Montpellier. On peut encore citer Guillaume de Balaun, Pierre de Barjac, Giraud Leroux, Perdigon, Nat de Mons, Pierre Vidal, Figueira, Arnaud de Carcassés, Clara d’Anduse.

La bibliographie complète des ouvrages relatifs à la langue d’oc parlée dans l’Hérault est trop importante pour figurer ici. Nous en extrayons ce qu’elle présente de plus remarquable: Thomas: Vocabulaire des mots romans-languedociens dérivant directement du Grec, 1841.—Floret: Discours sur la «lengo Romano».—Laurès: Poésies Languedociennes.—Roque-Ferrier: Poème en langage Bessau (Hérault).—Barthès: Glossaire botanique languedocien.—Tandon: Fables, contes en vers (patois de Montpellier).—De Tourtoulon: Note sur le sous-dialecte de Montpellier.—Mushack: Étude sur le patois de Montpellier.

A ces notes, nous ajouterons les suivantes pour le Gard: Abbé Séguier: Explication en français de la langue patoise des Cévennes.—Boissier de Sauvages: Dictionnaire languedocien-français; cet ouvrage a eu plusieurs éditions.—De La Fare-Alais: Las Castagnados, poésies languedociennes, avec notes et glossaire.—Aillaud, Remarques sur la prononciation nîmoise.—D’Hombres: Alais, ses origines, sa langue, etc.—Glaize: Écrivains contemporains en langue d’oc.—Fresquet: le Provençal de Nîmes et le Languedocien de Colognac comparés.—Bigot, de Nîmes: Fables.—Reboul: Poésies diverses.

Dans la Provence proprement dite, le Roman fut cultivé par les Troubadours et parvint à une perfection relative avant même que le Français eût des formes régulières. La Cour de Provence était une des plus brillantes de l’Europe et la langue dite provençale était cultivée chez les autres peuples de préférence à toutes les autres. Mais, après le roi René, la couronne de Provence ayant été réunie à celle de France, la langue nationale perdit peu à peu de son importance, elle cessa d’être officielle, s’altéra de plus en plus, et ne conserva plus son caractère propre que dans la population rurale. Les Troubadours de la Provence furent très nombreux; quelques-uns acquirent une célébrité dont les derniers reflets sont arrivés jusqu’à nous. Tel fut Folquet de Marseille, évêque de Toulouse. S’étant, dans sa jeunesse, épris de la belle Azalaïs de Roquemartine, il lui dédia des vers enflammés. Mais sa nature fougueuse lui ayant fait embrasser la cause de la croisade contre les Albigeois, il reparut en prêtre fanatique, prêchant les persécutions contre les malheureux, donnant ainsi à son rôle de prêtre un caractère odieux dont l’histoire devait faire justice. Bertrand d’Alamanon, gentilhomme d’Aix, se fit remarquer par ses satires contre Charles d’Anjou, comte de Provence et roi de Naples, qui traita son pays en conquérant brutal, le ruina par ses impôts et le dépeupla par ses guerres. D’une nature droite, plein de courage, habile diplomate, Bertrand d’Alamanon n’épargna ni le pape Boniface VIII, ni Henri VII, ni l’archevêque d’Arles. Blacas et Blacasset, ses fils, furent tous deux des gentilshommes illustres par la noblesse de leur maison et la supériorité de leur esprit; Sordel, dans une complainte célèbre sur la mort du premier, vante son courage et les qualités qui firent de lui un héros. Boniface III de Castellane fut un des plus violents satiriques du XIIIe siècle; Nostradamus cite plusieurs de ses chansons qui ont toutes pour refrain: Bocca, qu’as dich? (Bouche, qu’as-tu dit?), comme une sorte de regret de la hardiesse de ses paroles. Citons encore: Granet; Raymond Bérenger V, comte de Provence; Richard de Noves, qui écrivit en vers l’histoire de son temps; Bertrand Carbonel; Poulet, de Marseille, poète grave et correct; Jean Estève, dont les pastourelles gracieuses ne manquent pas de saveur; Natibors ou Mme Tiberge de Séranon, la grâce faite femme, qui versifiait agréablement; Raymond de Solas; Jean Riquier, dont un grand nombre de poésies charmantes sont arrivées jusqu’à nous. Arnaud de Cotignac et Bertrand de Puget peuvent clore cette liste déjà longue. Plus tard, nous trouvons Louis Belaud de La Belaudière; Gros, de Marseille; Puget, auteur d’un Dictionnaire provençal; Papon, Considérations sur l’histoire de la langue Provençale; Carry, de Marseille, Dictionnaire étymologique du Provençal, 1699; et, enfin, Achard[100], dont la grammaire et le dictionnaire fixèrent, pour la première fois, les règles du Provençal encore en usage de nos jours. On ne peut nier que le Provençal, comme les autres dialectes de la langue d’Oc, n’ait subi, après la réunion de la Provence à la France, un temps d’arrêt qui nuisit considérablement à son développement. Jusque-là langue nationale, il cessa d’être officiel. Cependant sa déchéance fut plus apparente que réelle. Renié par la cour, il ne fut plus, il est vrai, l’objet des mêmes encouragements, et ne put parvenir au degré de perfection que devait atteindre le Français. Mais il ne cessa jamais d’être la langue parlée par le peuple dans toute la Provence proprement dite; observation qui s’applique d’ailleurs aux dialectes des autres provinces du Midi de la France; ils restèrent également populaires. Les productions poétiques et littéraires devaient nécessairement être moins nombreuses, elles le furent en effet, mais sans jamais cesser complètement. Les œuvres de L. Belaud de La Belaudière, de Millet de la Drôme, de Gros de Marseille, de l’abbé Caldagnès, de Pasturel, de Rigaud de Montpellier, de Goudouli, de Boissier de Sauvages, de Tandon, de Daubian et de bien d’autres prouvent assez que le Midi avait conservé sa langue, dont la vitalité avait su résister à tant d’événements contraires.

L’abbé Grégoire ne l’ignorait pas; son célèbre rapport à la Convention ne fut qu’un violent réquisitoire contre ce qu’il appelait la Fédération des idiomes. Les efforts de la Révolution, pas plus que les anciennes ordonnances royales sur la proscription du Provençal, ne réussirent à anéantir une langue parlée depuis huit cents ans; enfin, le décret du 8 pluviôse an II, qui établissait un instituteur français dans chaque commune des départements frontières, eut ce résultat heureux que le Midi apprit à parler et à écrire le Français, tout en conservant l’idiome régional dans toutes les circonstances où le Français n’était pas absolument nécessaire. Il devint bilingue, et, depuis cette époque, comme deux sœurs unies par les mêmes liens, la langue Française et la langue Provençale s’enrichirent mutuellement en se prêtant des mots, des formes et des tournures de phrases consacrés par l’usage et ratifiés par le temps.

NOTES:

[88] Extrait des registres Potentia, bibliothèque Mejanes.

[89] Lettre de la fin du XVe siècle, écrite par un fils à son père. L’original appartenait à la collection de l’historien provençal Bouche.

[90] Deux éditions des poésies de Gros ont été publiées à Marseille, l’une en 1734, l’autre en 1763. Le Bouquet provençal en a inséré quelques-unes en 1823.

[91] Mémoires de l’Académie celtique, t. III, p. 371.

[92] Mémoires de l’Académie celtique, t. II, p. 371.

[93] Louis XIV.]

[94] La plus mauvaise cheville de la charrette est celle qui fait le plus de bruit.

[95] Ce n’est pas avec un tambour qu’on rappelle un cheval échappé.

[96] Le chef d’orchestre.

[97] Traduction.

LES DROITS DE L’HOMME

Les députés de tous les Français, pour les représenter, et qui forment l’Assemblée nationale, envisageant que les abus qui sont dans le royaume et tous les malheurs publics arrivés viennent de ce que tous les petits particuliers, que les riches et les gens en charge ont oublié ou méprisé les francs droits de l’homme, ont résolu de rappeler les droits naturels véritables, et qu’on ne peut pas faire perdre aux hommes. Cette déclaration a donc été publiée pour apprendre à tout le monde ses droits et ses devoirs, afin que ceux qui gouvernent les affaires de la France n’abusent pas de leur pouvoir, afin que chaque citoyen puisse voir quand il doit se plaindre, si on attaque ses droits, et afin que nous aimions tous une constitution faite pour l’avantage de tous, et qui assure la liberté à chacun.

C’est pour cela que lesdits députés reconnaissent et déclarent les droits suivants de l’homme et du citoyen, devant Dieu et avec sa sainte aide.

Premièrement.—Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits, et il n’y a que l’avantage du public qui puisse faire établir des distinctions entre les citoyens.

Secondement.—Les hommes n’ont formé des sociétés que pour mieux conserver leurs droits, qui sont la liberté, la propriété, la tranquillité et le pouvoir de repousser ceux qui leur voudraient causer dommage dans leur honneur, leur corps ou leur bien.

Troisièmement.—La nation est la maîtresse de toute autorité, et elle charge de l’exercer qui lui plaît. Toutes les compagnies, tous les particuliers qui ont quelque pouvoir le tiennent de la nation, qui est seule souveraine.

Quatrièmement.—La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne fait de tort à personne. Les bornes de cette liberté sont posées par la loi, et qui les passe doit craindre qu’un autre n’en fasse autant pour lui faire tort.

Cinquièmement.—Les lois ne doivent défendre que ce qui trouble le bon ordre. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et personne ne peut être forcé de faire ce qu’elle ne commande pas.

Sixièmement.—La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont le droit de concourir à sa formation par eux-mêmes ou par ceux qu’ils nomment à leur place par les Assemblées.

Il faut se servir de la même loi, tant pour punir les méchants que pour protéger les pauvres. Tous les citoyens, comme ils sont égaux par elle, peuvent prétendre à toutes les charges publiques, suivant leur capacité, et sans autre recommandation que leur mérite.

Septièmement.—Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni emprisonné que dans les cas expliqués par les lois et suivant la forme qu’elles ont prescrite. Qui sollicite, donne, exécute ou fait exécuter des ordres arbitraires doit être puni sévèrement. Mais tout citoyen appelé ou saisi au nom de la loi doit obéir de suite; il devient coupable en résistant.

Huitièmement.—Il ne doit être prononcé que des punitions précisément bien nécessaires; et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et connue avant la faute commise, et qui soit appliquée comme il convient.

Neuvièmement.—Tout homme doit être regardé comme innocent jusqu’à ce qu’il soit (sic) déclaré coupable. S’il faut l’arrêter, on doit prendre garde de ne lui faire aucun mal ni outrage. Ceux qui lui font souffrir quelque chose doivent être sévèrement corrigés.

Dixièmement.—Nul ne peut être inquiété à cause de ses opinions, même concernant la religion, pourvu que ses propos ne troublent pas l’ordre public établi par la loi.

Onzièmement.—La communication libre des pensées est le plus beau droit de l’homme. Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, pourvu qu’il réponde des suites que pourrait avoir cette liberté dans les cas déterminés par les lois.

Douzièmement.—Pour faire observer les droits de l’homme et du citoyen, il faut des officiers publics. Qu’ils soient prêtres, juges, soldats, cela s’appelle force publique.

Cette force est établie pour l’avantage de tous, et non pas pour l’intérêt particulier de ceux à qui on l’a confiée.

Treizièmement.—Pour fournir à l’entretien de la force publique, il faut mettre des impositions sur tous, et chacun en doit payer sa portion suivant ses facultés.

Quatorzièmement.—Les citoyens ont le droit de vérifier eux-mêmes, ou par le moyen des députés qu’ils ont nommés, la nécessité des impositions, et de les accorder librement, suivant le besoin de l’État; de marquer combien, comment et durant quel temps on livrera ces impositions, et de voir même comment le produit en est employé.

Quinzièmement.—La société a le droit de demander compte à tous les agents publics de tout ce qu’ils ont fait dans leur place.

Seizièmement.—Il n’y a pas de bonne constitution dans toute société où les droits de l’homme ne sont pas connus et assurés, et où la séparation de chaque pouvoir n’est pas bien établie.

Dernier article.—Les propriétés sont une chose sacrée, et à laquelle personne ne peut toucher sans vol. Nul ne peut en être dépouillé, excepté quand le bien public l’exige. Alors il faut qu’il paraisse clair qu’on a besoin pour l’avantage commun de ce qui appartient à quelque citoyen, et on lui doit donner de suite la valeur de ce qu’il cède.

[98] Pierre Vidal, troubadour de Toulouse au XIIe siècle.

[99] Jean de Casavateri fait mention de cette expédition dans son ouvrage imprimé à Toulouse, en 1544.

[100] Achard, bibliothécaire national à Marseille, né dans cette ville en 1751, mort en 1809.

XII
GRAMMAIRE PROVENÇALE

Grammaire provençale (d’après Achard) (1794).—Abrégé de grammaire provençale (d’après Dom Xavier de Fourvières).—Différences linguistiques et orthographiques entre le Provençal parlé et écrit avant la Révolution et le Provençal de nos jours, selon l’école félibréenne.—Conclusion.

PETITE GRAMMAIRE PROVENÇALE

Par C.-F. ACHARD[101]
BIBLIOTHÉCAIRE DE LA VILLE DE MARSEILLE
(Avril 1794)

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER
DES LETTRES ET DE LA PRONONCIATION

Les Provençaux emploient les mêmes lettres que les Latins et les Français. Ils font sonner toutes les lettres et n’aspirent pas l’h. Aussi voyons-nous que la plupart des écrivains provençaux ont retranché dans leurs ouvrages les lettres finales qui ne se prononcent que lorsque le mot est suivi d’une voyelle.

DES VOYELLES

A. Se prononce comme en français.

E. Se prononce en provençal de deux manières: lorsqu’il se trouve à la fin des mots, il se prononce toujours comme l’é fermé du français; il est cependant d’usage de ne pas l’accentuer; l’è ouvert est toujours prononcé fortement, comme celui que nous indiquons par un accent circonflexe. Exemple: addusés, venguet, linge; prononcez: adûze, vêngué, lingé. Il faut même observer que l’e suivi d’une consonne se prononce toujours de même que s’il était seul. Ainsi, dans le mot venguet, que j’ai cité, il ne faut pas dire vangué, mais vé-ngué, comme nous prononçons ennemi et non pas annemi.

I. Se prononce comme en français, et il se prononce comme en latin dans les monosyllabes im, in et dans les mots qui en sont composés.

O. Cette voyelle dans les mots a la même prononciation qu’en français; mais, à la fin des mots, elle remplace l’e des Français. Ainsi il est reçu d’écrire verguo, qui se prononce comme vergue en français.

U. La voyelle u n’a rien de particulier, si ce n’est qu’il faut prononcer u dans le mot un comme nous le prononçons dans le mot une et ne pas le changer en la diphtongue eun, comme le font les Français.

DES DIPHTONGUES, ETC...

Les diphtongues sont l’union de deux voyelles qui ne forment qu’une syllabe. Voici les principales:

Ai, que l’on prononce ahi,  
Au,   ahou,
Ei,   ehi,
Ia,   iha, mais par un simple son.
,   ihé,
Io,   iho,
Oi,   ohi,

Les diphtongues et les quadriphthongues sont aussi usitées en provençal:

Aou, ou au, prononcez: ahou,  
Uou, uhou, huhou, d’un seul son
Ueil, uheil, hui,
Yeou,     hieou.
DES CONSONNES

Les seules consonnes dont la prononciation diffère de la syntaxe française sont le g et l’i consonne. Les Provençaux prononcent ces lettres mouillées comme les Italiens. Il en est de même du ch; mais il est impossible de donner cette prononciation, à un homme qui n’a jamais entendu parler un Provençal ou un Italien, par de simples caractères; il ne connaîtra pas la façon de prononcer ces lettres, en plaçant un d devant le g, ni un t devant ch. Il faut, pour le mettre au fait, l’inviter à prononcer ces lettres très lentement, comme on le fait en français; qu’il observe le mouvement de la langue, et nous lui ferons sentir la différence. Le Français, pour prononcer le g ou le j, porte le bout de la langue au palais, à peu près à la racine des dents de la mâchoire supérieure. Le Provençal et l’Italien poussent le bout de la langue jusqu’aux dents, relèvent un peu la langue et prononcent plus de la bouche que du gosier. Au reste, une seule fois qu’on entende prononcer cette lettre, on en saura plus qu’avec les plus longues explications. La même chose doit être appliquée au ch.

Il ne faut pas oublier de dire ici que, lorsqu’un mot provençal a deux l mouillées, on prononce comme le peuple de Paris. Ainsi mouille ou mouillée se prononce en provençal comme si l’on écrivait mouyé, et comme ceux qui parlent mal le français prononcent l’adjectif mouillé.

NOTE:

[101] Cette grammaire fait partie du rapport que C.-F. Achard adressa au Comité de l’Instruction publique en l’an II de la République.

CHAPITRE II
DES ARTICLES

L’idiome provençal a deux articles: lou, le, pour le masculin, et la pour le féminin. Au pluriel, l’article leis, qu’on prononce lei devant une consonne, sert pour les deux genres. L’article lou et l’article la s’élident devant un mot qui commence par une voyelle; ainsi l’on dit l’ai, l’âne, et non pas lou ai; l’anduecho, l’andouille, et non pas la anduecho.

Les Provençaux ne changent pas leurs terminaisons dans les déclinaisons; en cela nous ne différons pas de la langue française. Exemple:

  SINGULIER
  MASCULIN     FÉMININ
  français provençal français provençal
Nominatif le, lou la la
Génitif du, doou ou dau de la de la
Datif au, aou ou au à la à la
Accusatif le, lou la la
Vocatif ô, ô ô ô
Ablatif du, doou ou dau de la de la
  PLURIEL
  MASCULIN ET FÉMININ
  français provençal  
Nominatif les Leis prononcez Lei
Génitif des Deis Dei
Datif aux Eis ei
Accusatif les Leis Lei
Vocatif ô ô ô
Ablatif des Deis Dei

Tous ces mots sont monosyllabes.


CHAPITRE III
DES NOMS

Tous les noms prennent l’article devant eux, excepté les noms propres et ceux que l’on prend indéterminément, comme députa, administratour (député, administrateur).

La particule de remplace souvent l’article en provençal; aussi les Provençaux font-ils beaucoup de provençalismes en parlant français, par l’habitude qu’ils ont de leur idiome. Donnez-moi d’eau, de vin, diront-ils, au lieu de dire: Donnez-moi de l’eau, du vin; cela vient de ce que le Provençal dit dounas-mi d’aiguo, de vin, etc.

Il n’y a pas de règle générale pour les genres des noms; presque tous les mots français masculins sont du même genre dans leurs correspondants provençaux. Il y a cependant des exceptions: ainsi le sel est masculin en français, et la saou est féminin en provençal; l’huile est féminin, l’oli ou l’holi est masculin; le peigne se rend par la pigno; le balai, par l’escoubo, féminin, et quelques autres de même.

Les terminaisons des noms varient beaucoup, de même que dans le français, mais elles sont presque toujours les mêmes au pluriel et au singulier. Ainsi chivau, cheval, fait au pluriel chivaus, et se prononce comme au singulier. De là vient encore que les enfants disent ici très communément, en parlant français: le chevau ou les chevals.

Les substantifs masculins forment quelquefois des substantifs féminins d’une terminaison différente. En général, les noms qui se terminent par une n donnent un féminin en y ajoutant un o, qui équivaut à notre e muet, par exemple: couquin, masculin, couquino, féminin; landrin, masculin, landrino, féminin.

Les mots terminés en r changent cette dernière lettre en la syllabe so: voulur, vouluso, féminin; recelur, receluso, féminin, etc...

Les mots français terminés en aire sont assez ordinairement terminés en ari dans l’idiome provençal.

Les adjectifs sont également très variés; ils ont un rapport direct avec ceux de la langue française. Ceux qui se terminent en é pour le masculin et en ée pour le féminin, se rendent en provençal par la terminaison at, ado: fortuné, fortunée; fourtunat, fourtunado.

Les adjectifs terminés par un e muet en français se terminent de même au féminin provençal, mais au masculin ils ont un é fermé. Ainsi invulnérable fait au masculin invulnérablé, et au féminin invulnérablo, que l’on prononce tout comme en français.


CHAPITRE IV
DES PRONOMS

Il y a, dans les pronoms, des observations importantes à faire sur la différence qui existe entre le français et le provençal. Je donne d’abord la déclinaison des pronoms personnels:

SINGULIER
Nominatif Je ou moi, Yeou.
Génitif De moi, De yeou, sans élision.
Datif A moi, A yeou ou mi, en quelques lieux me.
Accusatif Moi, Mi ou me et yeou dans le pléonasme.
Ablatif Par moi, Per yeou.

Il me conduisit moi-même: Mi menet yeou-même ou m’aduguet yeou-même.

SINGULIER
Nominatif Tu, toi, Tu.
Génitif De toi, De tu.
Datif A toi, A tu, ou ti ou te.
Accusatif Toi ou te, Ti ou te.
Ablatif Par toi, Per tu.
SINGULIER
Nominatif ....... ..........
Génitif De soi, De si ou de si-même.
Datif A soi, A si, ou si ou se.
Accusatif Soi, Si ou se.
Ablatif Par soi, Per si-même.
PLURIEL
Nominatif Nous, Nautreis pour nous autres.
Génitif De nous, De nautries.
Datif A nous, A nautreis ou nous.
Accusatif Nous, Nautries ou nous.
Ablatif Par nous, Per nautreis.
PLURIEL
Nominatif Vous, Vautreis.
Génitif De vous, De vautreis.
Datif A vous, A vautreis ou vous.
Accusatif Vous, Vautries ou vous.
Ablatif Par vous, Per vautreis.

Il vous a donné: v’a dounat. Il vous accuse: n’accuso.

Ces exemples sont faits pour faire connaître que le provençal fait une élision de trois lettres devant un mot qui commence par une voyelle, lorsqu’il est précédé d’un pronom pluriel. Le pronom se est le même au pluriel qu’au singulier.

SINGULIER
Nominatif Lui, eou. Elle, ello.
Génitif De lui, d’eou. D’elle, d’ello.
Datif A lui, on eou, à eou, li; à elle, an ello ou li.
Accusatif Lui, eou ou lou. La, la.
Ablatif Par lui, per eou. Par elle, per ello.
PLURIEL
Nominatif Eux, elleis. Elles, elleis.
Génitif D’eux, d’elleis. D’elles, d’elleis.
Datif A eux, an elleis ou li. A elles, an elleis, ou li.
Accusatif Eux, elleis, leis. Elles, elleis, leis.
Ablatif Par eux, per elleis. Par elles, per elleis.
PRONOMS POSSESSIFS

Les pronoms possessifs sont mieou, tieou, sieou, nouestre, vouestre; ils sont précédés de l’article et gouvernent les deux genres.

Lou mieou, la mieouno. Le mien, la mienne.
Lou tieou, la tieouno. Le tien, la tienne.
Lou sieou, la sieouno. Le sien, le leur, la sienne, la leur.
Lou nouestre, la nouestro. Le, la nôtre.
Lou vouestre, la vouestro. Le, la vôtre.
PRONOMS DÉMONSTRATIFS

Il y a deux pronoms démonstratifs: aqueou, qui fait au féminin aquelo, et aquestou, qui fait au féminin aquesto, c’est-à-dire celui-ci, celle-ci; celui-là, celle-là.

PRONOMS RELATIFS

Lequel, laquelle, louquaou, laqualo, se déclinent avec l’article; qui se traduit par qun ou par que. Ses composés sont queque, sieque, quoi qu’il en soit; quelqu’un, quelqu’une, quauqu’un, quaouqu’uno. Exemple: L’homme qui vint, l’home que venguet.—Ce qui me surprend, ce que m’estouno.—Qui est là? Qun es aqui?Qui va, qui vient? Que va, que ven?


CHAPITRE V
DES VERBES

Le provençal a des verbes auxiliaires, des actifs et des passifs. On appelle verbe auxiliaire celui qui sert à former les temps des autres verbes, comme j’ai, ai; je suis, sieou.

Les verbes actifs peuvent être réduits à deux conjugaisons principales, qui se connaissent par l’infinitif: les verbes qui se terminent à l’infinitif en ar et ceux qui finissent en e ou en ir.

Tous les verbes en ar font le participe passé en at. Les autres le font en it ou en ut.

Commençons par les verbes auxiliaires.

AVER

INFINITIF
Avoir, dérivé du latin habere.

INDICATIF PRÉSENT

Ai, j’ai. Aven, nous avons.
As, tu as. Avés, vous avez.
A, il a. An, ils ont.

IMPARFAIT

Avieou, j’avais. Avian, nous avions.
Aviés, tu avais. Avias, vous aviez.
Avié, il avait. Avien, ils avaient.

PARFAIT

Ai agut ou aguersi, j’ai eu.
As agut ou agueres, tu as eu.
A agut ou aguet, il a eu.
Aven agut ou aguerian, nous avons eu.
Avés agut ou aguerias, vous avez eu.
Au agut ou agueroun, ils ont eu.

PLUS-QUE-PARFAIT

Avieou agut, j’avais eu. Aviés agut, tu avais eu.

FUTUR

Aurai, j’aurai. Auren, nous aurons.
Auras, tu auras. Aurés, vous aurez.
Aura, il aura. Auran, ils auront.

IMPÉRATIF

Agues, aie, etc. Agues,  
Que ague, Que aguoun,
Aguen,  

SUBJONCTIF PRÉSENT

Que agui, que j’aie. Que aguen, que nous ayons.
Que agues, que tu aies. Que agués, que vous ayez.
Que ague, qu’il ait. Que aguoun, qu’ils aient.

IMPARFAIT

Aguessi ou aurieou, que j’eusse ou j’aurais.
Aguesses ou auriés, que tu eusses ou tu aurais.
Aguessoun ou aurien, qu’il eût ou il aurait.

PARFAIT

Que agui agut, que j’aie. Aguen agut, que nous ayons.
Agués agut, que tu aies. Agusé agut, que vous ayez.
Aguet agut, qu’il ait. Aguon agut, qu’ils aient.

PLUS-QUE-PARFAIT

Aguessi ou aurieou agut, etc. que j’eusse ou j’aurai eu, etc.

FUTUR

Aurai agut, etc. j’aurais eu, etc.

INFINITIF PRÉSENT

Aver, avoir.

PARFAIT

Aver agut, avoir eu.

GÉRONDIF

Per aver, à avoir.

PARTICIPE PRÉSENT

Ayent, ayant.

PARTICIPE PASSÉ

Ayent agut, ayant eu.
LE VERBE ÊTRE

INDICATIF PRÉSENT

Sieou. Sian.
Siés. Sias.
Es. Soun.

IMPARFAIT

Eri. Erian.
Eres. Erias.
Ero. Eroun.

PARFAIT

  Sieou estat. Fouguet.
Sies estat. Fouguerian.
ou Fougueri. Fouguerias.
  Fougueres. Fougueroun.

PLUS-QUE-PARFAIT

Eri estateres estat.

FUTUR

Sarai. Saren.
Saras. Sarès.
Sara. Saran.

IMPÉRATIF

Siegues. Siegués.
Siegue. Siégoun.
Sieguen.  

SUBJONCTIF PRÉSENT

Que siegui. Que sieguen.
Que siegues. Que siegués.
Que siegue. Que siegoun.

IMPARFAIT

  Fouguessi. Fouguesses.
Fouguesse. Fouguessian.
Fouguessias. Fouguessioun.
ou Sarieou. Sariès.
  Sarié. Sarian.
Sarias. Sarèn.

PARFAIT

Que siegui estat. Siegues estat, etc.

PLUS-QUE-PARFAIT

Fouguessi estat ou Sarieou estat, etc.

FUTUR

Sarai estat Saras estat, etc.

INFINITIF PRÉSENT

Estre ou esse.

PARFAIT

Estre estat.

On voit que l’auxiliaire aver n’entre pas dans la conjugaison provençale du verbe estre. C’est ce qui nous fait entendre le provençalisme impardonnable: Je suis été, pour dire: J’ai été.

TABLEAU DES CONJUGAISONS DES VERBES ACTIFS
1re Conjugaison
Verbe Adoûrar
2e Conjugaison
Verbe Estendre
INDICATIF PRÉSENT
Adôri. Adourân. Estêndi. Estênden.
Adôres. Adoûras. Estêndes. Estêndes.
Adôro. Adôrun. Estende. Estêndoun.
IMPARFAIT
Adourâvi. Adourâviau. Estendieou. Estendian.
Adourâvis. Adourâvias. Estendies. Estendias.
Adourâvo. Adourâvoun. Estendié. Estendiau.
PARFAIT
Ai adourat. As adourat, etc. Ai estendut. Etc...
ou Adourèri. Adourerian. ou Estenderi. Estenderian.
Adourères. Adourerias. Estenderes. Estenderias.
Adoûret. Adoureroun. Estendet. Estenderoun.
PLUS-QUE-PARFAIT
Avieou adourat, Avieou estendut,
Aviès adourat, etc. Aviès estendut, etc.
FUTUR
Adourarai. Adouraren. Estendrai. Estendran.
Adouraras. Adourarés. Estendras., Estendrés.
Adourara. Adouraran. Estendra. Estendran.
  IMPÉRATIF  
Adoro. Estende.
Qu’adôro. Qu’estende.
Adouren. Estenden.
Adouras. Estendés.
Qu’adoroun. Qu’estendoun.
SUBJONCTIF PRÉSENT
Qu’adori. Qu’adouren. Qu’estendi. Qu’estendessian.
Qu’adorés. Qu’adourés. Qu’estendes. Qu’estendés.
Qu’adore. Qu’adoroun. Qu’estende. Qu’estendoun.
IMPARFAIT
Qu’adouressi, Qu’adouressian, Qu’estendessi, Qu’estendessian,
Qu’adouresses, Qu’adouressias, Qu’estendesses, Qu’estendessias,
Qu’adouresse, Qu’adouressoun, Qu’estendesse, Qu’estendessoun,
ou Qu’adourarieou, Qu’adourarian, ou Qu’estendrieou, Qu’estendarian,
Qu’adourariés, Qu’adourarias, Qu’estendariés, Qu’estendarias,
Qu’adourarié, Qu’adourarien, Qu’estendarié, Qu’estendarien.
PASSÉ
Que agui adourat, etc. Que agui estendut, etc.
PLUS-QUE-PARFAIT
Que aguessi adourat, etc. Que aguessi estendut, etc.
ou  Aurieou adourat, etc. ou  Aurieou estendut, etc.
FUTUR
Aurai adourat, etc. Aurai estendut, etc.
INFINITIF PRÉSENT
Adourar, Estendre.
PASSÉ
Aver adourat, Aver estendut.
PARTICIPE PRÉSENT
Adourant, Estendent.

Le passif se conjugue par l’auxiliaire estre en ajoutant le participe passif adourat, estendut, etc... Sieou adourat, sieou estendut, etc...

On a vu que la seule différence de terminaison des verbes se trouve dans l’imparfait, où les verbes qui ont l’infinitif en ar font ce temps en avi et ceux qui ont une autre terminaison font l’imparfait en ieou. D’après cela, il est facile de connaître les conjugaisons provençales. Il est bien quelques verbes irréguliers; mais, comme ils ont un rapport direct avec leurs correspondants français, il est inutile d’en faire mention ici.


SECONDE PARTIE


CHAPITRE PREMIER

La synthèse de la langue provençale a tant de rapports avec la française qu’il n’y a point de règles à donner, mais seulement des observations à présenter sur les tournures des phrases.

DES ARTICLES

On met quelquefois l’article avant l’adjectif au lieu de le mettre avant le substantif. C’est une chose qui nous est commune avec les Grecs, et certainement c’est d’eux que nous tenons cette façon de nous exprimer: lou mieou béou, mon beau; lou mieou bel enfant, mon bel enfant; lou sieou fraire, son frère, etc.

DES NOMS

J’ai dit plus haut que les noms ne changeaient pas de terminaison dans les nombres et qu’il était même reçu de ne pas ajouter l’s final pour désigner le pluriel, à moins que le mot suivant ne commence par une voyelle. Mais cette règle n’est pas encore générale; on dit bien leis ais, prononcez lei zai; mais on ne dit pas les ais avien en prononçant lei-zai zavien, mais lei-zai-avien; en sorte qu’il faut nécessairement entendre parler le provençal ou l’écrire comme on le parle. C’est un défaut de la langue, défaut qui ne doit pas surprendre ceux qui savent que les idiomes vulgaires n’ont pas de règles bien certaines, et que l’usage est la première de ces règles. Les Provençaux ne connaissent pas de mot qui forme seul un comparatif. C’est une faute de dire en provençal: milhour que l’autre, piegi que vous: meilleur que vous, pire que vous; il faut dire plus milhour, plus piegi, ce qui, en français, serait un pléonasme détestable.


CHAPITRE II
DES PRONOMS

Les pronoms personnels se sous-entendent toujours devant les verbes, comme on l’a vu dans les conjugaisons que j’ai placées en leur lieu. Ainsi on dit vendrai, je viendrai; esveray, il est vrai, etc.

Lorsqu’on parle de plusieurs personnes, on emploie toujours le pronom soun, sa, comme s’il ne s’agissait que d’une seule: ils viennent de leur maison de campagne, venoun de sa bastido.

De même, l’on dit pour les deux nombres: li ai dounat, je lui ai ou je leur ai donné; li digueri, je lui ou je leur ai dit, etc.

Lorsqu’on parle indéterminément de quelque chose, on emploie la particule va au lieu de l’article lou, le, etc. Exemple: Le croyez-vous? Va crésez? ou va créseti? Je le ferai, va farai. Mais, s’il était question d’une personne, on dirait: lou veiray, je le verrai.

L’adverbe relatif y, qui signifie en cet endroit-là, s’exprime en provençal par li: Veux-tu y aller? Li voues anar? J’(y) irai, l’anaraï; passes-y, passos-li; prends-y garde, pren li gardo.

Le relatif qui s’exprime par qun toutes les fois qu’il y a interrogation: Qun piquo? Qui frappe? Mais, dans le cours d’une phrase, il se rend par le mot que: aqueou que douerme, celui qui dort; lou cavaou ou lou chivaou que vendra, le cheval qui viendra.


CHAPITRE III
DES VERBES

Le nominatif précède toujours le verbe; cependant j’ai souvent entendu les gens de la campagne, et surtout les enfants, dire: a dich moun paire, pour moun paire a dich.

Le verbe Estre, Être, s’emploie ordinairement comme gouvernant l’accusatif si je fusse (sic) en leur place, se fouguessi elleis. On dit aussi se fougueissi d’elleis en sous-entendant en plaço.

Les infinitifs forment tout autant de noms substantifs: on dit lou proumenar pour la proumenado, lou dourmir pour lou souen, etc... Il semble même que cette façon d’exprimer les choses est plus énergique.

Il est d’usage encore d’employer le pronom si, se à la première personne du pluriel: nous nous reverrons, si vereins; allons-nous-en, s’en anan ou Enanen s’en.

On dit aussi: sau pas ce que si fa, il ne sait pas ce qu’il fait; quelle heure est-il? quant soun d’houro? Ce qui signifie littéralement: combien est-il d’heures?

Je ne dirai rien des adverbes et des prépositions, mais il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur les tournures des phrases. J’ai cru qu’il ne serait pas hors de propos de donner une courte notice de la poésie provençale et de citer quelques morceaux qui n’ont pas été livrés à l’impression.

L’auteur (comme exemple) donne un quatrain de Toussaint Gros, sur la Mort; il cite la Bourrido deis Dious, de Germain, et un extrait du Nouveau Lutrin, par d’Arvieux.

Les nombreux exemples que nous avons donnés de la poésie provençale nous dispensent de citer dans cet ouvrage des extraits, forcément incomplets et qui n’ajouteraient rien à la beauté de la langue. Mais ce que nous avons cru nécessaire de ne pas omettre, comme nous l’avons dit précédemment, c’est un aperçu grammatical du Provençal tel qu’on l’écrit et qu’on le parle aujourd’hui, d’après la méthode de la nouvelle école félibréenne, en parallèle avec la grammaire d’Achard, qui date des premières années du siècle dernier. Le lecteur pourra, par lui-même, constater les différences qui existent entre les deux orthographes et se faire une opinion, au point de vue linguistique et orthographique, sur les œuvres qui ont précédé le mouvement félibréen et celles qui l’ont suivi.


DIFFÉRENCES LINGUISTIQUES ET ORTHOGRAPHIQUES
ENTRE LE PROVENÇAL PARLÉ ET ÉCRIT AVANT LA RÉVOLUTION ET LE PROVENÇAL DE NOS JOURS, SELON L’ECOLE FÉLIBRÉENNE, D’APRÈS L’OUVRAGE DU FRÈRE SAVINIEN ET DOM XAVIER DE FOURVIÈRES

ALPHABET PROVENÇAL USITÉ DE NOS JOURS[102]

L’alphabet provençal aujourd’hui en usage se compose de vingt-trois lettres; l’y et l’x supprimés formaient la vingt-quatrième et la vingt-cinquième avant la réforme orthographique.

A garde le son qu’il a en français; B également, mais ne se prononce pas à la fin des mots, comme plumb, plomb.

C ne diffère de la prononciation française que lorsqu’il est suivi d’un h. Ainsi le mot chien s’écrit chin, et se prononce tsin. Cependant cette prononciation est plutôt vauclusienne que marseillaise. A Marseille, en effet, on écrit et on prononce chin.

Le D, comme en français. Ainsi que le b, il ne se prononce pas à la fin des mots: verd, vert.

L’E, dans la grammaire d’Achard, ne devait pas, suivant l’usage observé jusqu’à la Révolution, être accentué; aujourd’hui, sans accent ou avec un accent aigu, il se prononce comme l’e ouvert français. Ainsi devé, devoir, teté, sein, sonnent comme cité, vérité.

L’E est ouvert s’il est suivi d’une consonne, comme dans terro, terre, et encore s’il est surmonté d’un accent grave, comme dans venguè, il vint. Il est faible à la fin des mots: te, toi; fort dans les monosyllabes: vese, je vois.

F, pour efo, comme en français.

G, placé devant les voyelles a, o, u, est dur, comme dans goi, boiteux; gau, coq; degun, personne; mais, devant un e ou un i, il se prononce comme le z italien: soit gibous, bossu, que l’on prononce dzibous. Toutefois, cette dernière prononciation n’est pas usitée dans les Bouches-du-Rhône, où l’on continue à dire gibous, comme s’il était écrit djibous.

H, en provençal acho, n’est aspirée que dans quelques interjections: ho! ha! hoù! hoi! hèi! On l’emploie également pour rendre le son ch comme dans charpa, gronder, et remplacer l’ancienne forme lh pour séparer deux voyelles, ainsi: famiho, famille; abiho, abeille; Marsiho, Marseille.

I se prononce comme en français: camiso, chemise; mais, dans les monosyllabes im et in, il prend en provençal la prononciation latine; simplo, simple, ansin, ainsi; cinsaire, priseur; timbre, timbre.

Il y a aussi l’i fort et l’i faible: pali, pâlir; pàli, dois.

Le J devant l’e et l’i se prononce comme le g ou le z dans le provençal rhodanien: jamai, pour dzamai, jamais; genesto, dzenesto, genêt. A Marseille, on prononce jamai, ginesto.

K est peu ou pas usité en provençal, on le remplace généralement par c, qu et ch, suivant les cas.

L ou élo, comme en français; deux l précédées de la voyelle i ne se prononcent pas. Ainsi: mouillé se prononce, en provençal, mouyé.

M ou émo, comme en français. Cette lettre équivaut à l’n devant un b ou un p.

N ou éno, comme en français.

O, comme en français dans le corps des mots, mais remplace l’e français à la fin de quelques-uns. Exemple: Prouvenco, Provence; la peissounièro, la poissonnière.

P. En provençal, la forme ph est remplacée par f: farmacian, pharmacien.

Q conserve le son du k français: que, que; quitran, goudron.

R ou ero se prononce comme en français.

S ou esso également. Deux s en provençal remplacent l’x français. Ainsi Maximin se prononce et s’écrit: Meissemin; exemple, eissèmple.

T ou conserve toujours en provençal le son dur, même lorsqu’il précède un i suivi d’une voyelle: carretoun, petite charrette; conventialo, religieuse; t dans la fin des mots ne se prononce pas: nougat, nougat.

U ne se prononce pas exactement comme en français. Dans le mot un, on le fait sonner comme dans une, tandis qu’en français il se change en la diphtongue eun. Dans le cas où l’u est précédé des voyelles a, e, ou d’un o accentué, il se prononce comme en italien; exemple: oustaù, maison, que l’on prononce oustaou suivant l’ancienne orthographe; néu, neige, ne-ou, pôu, pour poou, sont dans le même cas.

V, , se prononce comme en français ainsi que le z, izido.

DIPHTONGUES

Les diphtongues servent à unir deux voyelles ne formant qu’une syllabe.

Les cinq voyelles forment en provençal plusieurs diphtongues; ainsi:

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