La Provence: Usages, coutumes, idiomes depuis les origines; le Félibrige et son action sur la langue provençale, avec une grammaire provençale abrégée
Si l’on tient compte des tracasseries auxquelles Raynouard fut en butte; d’un labeur journalier auquel, soit comme député, soit comme avocat, il ne pouvait se soustraire; d’une situation peu fortunée (car il avait donné tout ce qu’il possédait pour sauver son frère d’une ruine imminente): on avouera qu’il eut une existence bien remplie et le double mérite de ne négliger aucune de ses occupations, et de se distinguer dans toutes. En effet, pour se livrer à l’étude approfondie de la langue romane, dont les éléments dispersés ne se prêtaient guère aux recherches d’un homme si occupé, il lui fallait les grandes qualités dont il fit preuve. Très vif dans son attitude et dans ses paroles, il possédait néanmoins, au plus haut degré, la patience des chercheurs. Laborieux et profondément érudit, il voulut tout voir par lui-même, et, lorsqu’il fut convaincu de l’authenticité des textes, de l’exactitude de ses renseignements, il s’attacha à ce travail considérable: la reconstitution de la langue romane écrite et parlée aux temps des troubadours. L’amour qu’il avait voué à sa terre natale, à sa langue maternelle, aux usages, mœurs et coutumes de son pays, lui assura le succès là où tout autre, moins bien armé et moins persévérant, lassé par les difficultés et l’énormité de la tâche, n’aurait obtenu aucun notable résultat.
Nous ne saurions mieux terminer la biographie de Raynouard qu’en reproduisant le passage du discours de M. Villemain sur le prix Monthyon accordé à Jasmin, en 1852, par l’Académie Française:
«... De nos jours, dit-il, l’Académie Française et, pour dire plus encore, l’Institut national, peuvent-ils oublier que c’est un des leurs, et des plus illustres, M. Raynouard, érudit, poète et législateur citoyen, qui a rendu à l’Europe savante et à nous une moitié de l’ancien esprit français, par la restitution de cette langue romane du XIIIe siècle, dont les monuments s’étaient comme perdus sous la gloire du français de Rouen et de Paris, du français de Corneille et de Molière!...»
Fabre d’Olivet, qui naquit à Ganges (près Nîmes) et fut le contemporain de Raynouard, voulut, lui aussi, s’inspirer du passé pour chanter la Provence. Il ne nous appartient pas de juger ici l’œuvre considérable de Fabre d’Olivet. Nous ne retiendrons parmi ses nombreuses productions que celles dont la nature intéresse notre étude. Ses poésies occitaniques, qu’à l’époque on a pu confondre avec certaines œuvres des troubadours, ont un cachet particulier. Elles ont classé l’auteur parmi ceux qui ont le mieux reproduit, avec une précision qui n’exclut ni l’élégance de la phrase ni l’expression poétique de la pensée, les sujets traités par les premiers poètes provençaux. Ce mérite valut à Fabre d’Olivet de fort mauvais compliments; on l’accusa de plagiat, on le traita de pasticheur, dès qu’on s’aperçut que le public avait été dupe d’une supercherie. C’était pousser la critique un peu loin. Mais Fabre d’Olivet avait, par un adroit subterfuge portant sur le titre: le Troubadour, laissé croire que son volume était la reproduction imprimée d’un choix de poésies des anciens troubadours, oubliées ou peu connues à cette époque. L’authenticité en était difficile à reconnaître. Raynouard lui-même fut un moment dupe de cette supercherie. Cependant, après une étude attentive de l’ouvrage de Fabre d’Olivet, il revint sur sa première impression et, ne pouvant s’y tromper plus longtemps, dénonça le fait au monde littéraire[27]. C’est alors qu’on se vengea de la surprise en accumulant sur le Troubadour ou Poésies occitaniques du XIIIe siècle les épithètes les moins flatteuses. On fut d’autant moins indulgent que l’erreur avait été plus longue et plus générale. Elle n’avait rien pourtant dont on dût être surpris. Les précédents travaux de Fabre d’Olivet sur les anciens écrivains romans et l’imitation parfaite de leurs tournures poétiques en langue romane étaient bien faits pour amener une confusion très excusable.
Vers 1806, l’abbé Vigne fit paraître une série de contes en vers provençaux, qui furent édités à Aix. Ces contes, pleins de saveur, sont toujours lus avec plaisir.
Honorat (Simon-Juste) occupe une des premières places parmi les Provençaux qui, par leurs patientes recherches, leur érudition et les documents qu’ils ont laissés, ont préparé la renaissance du provençal. Il naquit à Allos (Basses-Alpes), le 3 avril 1783. Comme médecin, il se signala par son dévouement à soigner les fiévreux de l’armée d’Italie. Le Gouvernement lui remit une médaille d’or pour récompenser ses services et, en 1815, lui offrit une sous-préfecture. Il refusa cette fonction par modestie, et accepta plus tard la place de directeur des postes à Digne, où il avait exercé jusqu’alors la médecine. En 1830, il entra dans la vie privée, afin de pouvoir s’adonner complètement à son œuvre capitale, son Dictionnaire provençal-français. Dans la préface, nous trouvons cette phrase, que nous ne pouvons nous empêcher de reproduire:
«Le principal but que j’ai eu en vue, en composant le Dictionnaire provençal-français, a été de mettre les personnes qui, comme moi, ont été élevées sous l’influence de la langue provençale, en état de profiter de cette langue même, pour arriver à la française.»
N’est-ce pas là, en effet, une partie du programme félibréen? Honorat avait eu l’intuition du mouvement littéraire dont la Provence allait devenir le théâtre. Son Dictionnaire ne se borne pas à donner le sens et l’orthographe des mots; c’est une sorte d’encyclopédie des lettres, des arts, des sciences, des coutumes et des usages de la Provence. Il abonde en renseignements sur les institutions, les inventions les plus remarquables, et offre une collection de proverbes à nulle autre pareille. Toute la sagesse de la nation y est enseignée, c’est un véritable tableau des mœurs présenté sous une forme humoristique qui n’exclut pas l’observation et le bon sens. Frappé d’une attaque d’apoplexie, Honorat est mort avec le regret de n’avoir pu joindre à cet ouvrage déjà considérable un volume de biographie et de bibliographie, ainsi qu’une grammaire et un traité de prononciation et d’orthographe. Il avait passé quarante ans de son existence à rassembler des documents pour son grand travail, qui reste, dans son genre, un des monuments les plus précieux. Parmi les pièces curieuses qu’il put mettre à contribution, il faut citer le manuscrit de Pierre Puget, savant religieux de l’Ordre des Minimes. Cet ouvrage, de plus de mille pages, contenait la signification des mots, leur origine, et leur étymologie en français; en somme, c’était déjà un véritable dictionnaire provençal[28]. Nul doute qu’après Honorat bien d’autres n’en aient tiré parti et n’aient exploité une mine aussi riche.
Après les ouvrages de linguistique, nous voyons la poésie s’essayer à nouveau dans la fable. Si quelques auteurs s’inspirèrent des chefs-d’œuvre de La Fontaine et d’Esope, au moins ils surent donner à leurs œuvres un cachet bien particulier; le thème seul fut pris au célèbre fabuliste.
Dans ce genre, Diouloufet ne tarda pas à se faire remarquer; sa Filho trop dalicato et lou Loup et lou Mestre doou meinagi sont d’un accent sincère et simple, sans recherches ni fioritures et bien écrites, dans l’esprit du sujet. Mais son œuvre capitale, celle qui fit sa réputation, est incontestablement son poème leis Magnans (les Vers à soie), dédié à sa femme, l’Estello de soun vilagi, comme il l’avait surnommée. Consacré à l’art d’élever les vers à soie, ce poème offre cette particularité que chacun de ses quatre chants est terminé par un épisode des Métamorphoses d’Ovide arrangé à la provençale.
Diouloufet naquit à Eguilles, près Aix, le 19 septembre 1771. Outre son recueil de fables, dont chacune se termine par un proverbe provençal, et son poème des Magnans, dont Raynouard voulut bien revoir les épreuves, il a laissé l’Odo à la pipo et Philippico contro lou Mistraou et autres, qui ne sont que des critiques, peu méchantes d’ailleurs, contre la République et ceux qui le privèrent en 1830 de ses fonctions de bibliothécaire de la ville d’Aix, pour le punir de son zèle royaliste. Son poème biblique le Voyage d’Eliézer lui valut le premier prix au concours de la Société archéologique de Béziers. Enfin, en 1840, il fit paraître Don Quichotte philosophe, œuvre assez importante en quatre volumes, et qui obtint plusieurs éditions. Comme Honorat, il mourut à table, frappé par une attaque d’apoplexie, cette même année 1840. Royaliste sincère, Diouloufet a marqué ses œuvres du cachet de ses convictions, ce qui n’enlève à son style ni la bonhomie qui représentait si bien son caractère ni le charme de la simplicité qui guidait tous ses actes.
D’Astros, autre fabuliste, né le 15 novembre 1780, à Tourves (Var), était le père du fameux abbé d’Astros, retenu prisonnier par Napoléon, qui ne put lui pardonner d’avoir laissé publier la bulle d’excommunication de Pie VII. A sa sortie de prison, à la chute de l’Empire, la monarchie le créa cardinal et ensuite archevêque de Toulouse.
D’Astros, entièrement occupé de médecine, ne put donner à la poésie provençale que ses rares moments de loisir. Aussi son œuvre n’est-elle pas considérable; mais elle se fait remarquer par un esprit très fin, très cultivé, et par une gaieté de bon aloi. Possédant parfaitement la langue provençale, d’Astros est supérieur à Diouloufet quant au choix et à la pureté des termes qu’il emploie. Parmi ses fables, qui ne furent éditées qu’après sa mort, en 1863, il faut citer comme une des meilleures: les Animaux malades de la peste. C’est un véritable bijou qu’il a su sertir, comme un poète, de détails provençaux et bien caractéristiques. L’Esquirou e lou Reinard (l’Écureuil et le Renard) et Meste Simoun e soun ai (Maître Simon et son âne) sont d’une originalité, d’une finesse et d’un bonheur d’expressions qui dénotent chez l’auteur assez d’imagination et de talent pour qu’il ait pu se passer d’emprunter, comme il l’a fait, quelques-uns de ses sujets à La Fontaine.
Si l’Occitanie attendit longtemps en vain un digne successeur de Goudouli, du moins fut-elle amplement dédommagée par l’apparition de Jasmin.
Jacques Boé, dit Jasmin, naquit à Agen, en février 1799, au bruit d’un charivari et d’une chanson de carnaval dont son père avait composé les couplets. Sa famille était des plus humbles. Son aïeul était réduit, pour vivre, à aller demander son pain de maison en maison, et le petit Jacques se ressentit souvent de cette misère. Plus tard, dans ses Souvenirs, il a chanté avec naturel et émotion ses premières tristesses. N’ayant pu faire que des études incomplètes, il eut souvent l’occasion de constater l’utilité de l’instruction qu’il n’avait pu recevoir et qui l’aurait aidé à donner à ses vers une tournure plus noble, un style plus châtié. Son œuvre se ressent de ce défaut de culture intellectuelle. Le sens philologique de certains mots lui échappait, et de là des formes parfois incorrectes qu’il ne parvenait pas à épurer. Mais il rachetait cette lacune par de très grandes qualités. Il avait le don de la poésie, le vrai sens populaire, le naturel et la simplicité dans l’expression. Les sentiments de son cœur étaient à la hauteur de son mérite littéraire. On a de lui un volume de poésies diverses, intitulé: los Papillotos (les Papillotes), en souvenir de son métier de coiffeur. Ses œuvres marquantes et qui lui ont assuré une réputation incontestée, aussi bien dans le Nord que dans le Midi, sont: l’Abuglo (l’Aveugle), Françounetto (Francinette) et Maltro l’Innoucento (Marthe la Folle).
A Bordeaux, où Jasmin récita l’Abuglo, dans une séance publique de l’Académie de cette ville, il remporta un succès auquel son talent de lecteur et de chanteur eut presque autant de part que son inspiration poétique. Voici, à ce sujet, ce qu’écrivait Sainte-Beuve dans la Revue des Deux Mondes du 1er mai 1837:
«Jasmin lit à merveille; sa figure d’artiste, son brun sourcil, son geste expressif, sa voix naturelle et d’acteur passionné prêtent singulièrement à l’effet; quand il arrive au refrain: les Chemins devraient fleurir, etc... et que, cessant de déclamer, il chante, toutes les larmes coulent; ceux mêmes qui n’entendent pas le patois partagent l’impression et pleurent.»
Dans Françounetto, Jasmin eut pour but de réagir contre les détracteurs du provençal en démontrant l’erreur de ceux qui prétendaient que cette langue ne pouvait se prêter à une œuvre durable, qu’elle était condamnée à disparaître fatalement, parce qu’abandonnée par les salons et les Académies. Piqué au jeu, il s’est plu à retracer une page d’histoire locale où l’amour, l’envie, la jalousie, l’ignorance sont tour à tour dépeints de main de maître. Sainte-Beuve, déjà cité, le recevant à Paris, lui dit: «Jasmin, vous êtes en progrès; continuez, vous faites partie des poètes rares de l’époque.» Puis, lui montrant un rayon de sa bibliothèque, qui contenait leurs œuvres: «Comme eux, vous ne mourrez jamais.» Quel plus bel éloge le poète pouvait-il recevoir, et quelle réponse aux prophètes de malheur qui l’avaient condamné à l’oubli sous prétexte qu’il avait écrit dans une langue qui n’était pas la langue française!
Françounetto fut déclamé à Toulouse, dans la salle du Musée, devant quinze cents personnes. «Malgré la longueur du poème, deux mille cinq cents vers, tout le monde restait encore assis, lorsque Jasmin eut terminé, espérant s’enivrer encore à cette source de poésie[29].» La municipalité, ratifiant le vote de l’assemblée qui voulait donner à l’auteur, par le moyen d’une souscription, un témoignage de son admiration, y ajouta ensuite le titre de Fils adoptif de la ville de Toulouse.
On sent qu’il a dépensé dans Maltro l’Innoucento (Marthe la Folle), étude très fouillée du cœur humain, toutes ses qualités, tout son génie; il y a mis toute son âme.
Ardent et généreux, il parcourait les grandes villes de France, chantant ou récitant ses œuvres comme ses ancêtres les troubadours. Ses biographes assurent qu’il a ainsi gagné plus de quinze cent mille francs, et cependant il est mort dans un état proche de la misère. C’est que les produits de ses conférences sur la langue d’oc et de ses tournées poétiques ont été versés entre les mains des pauvres, dans la caisse des hospices, ou bien encore ont servi à la reconstruction d’églises de villages. Par ses conférences, il a propagé et mis en relief les beautés de cette langue méridionale condamnée à mort depuis des siècles et qui, plus vivante que jamais, se parle, s’écrit et se fait écouter jusque dans le Nord. Aussi peut-on dire de lui qu’il a été l’un des plus grands parmi les précurseurs des félibres, et que l’épitaphe gravée sur le socle de la statue qu’on lui a élevée dans sa ville natale est frappante de vérité:
Vient ensuite Moquin-Tandon, dont le Carya Magalonensis, édité en 1836, fut l’objet de critiques de tous genres, mais n’en consacra pas moins la réputation du savant botaniste comme écrivain languedocien.
Azaïs, son contemporain, se fit remarquer par ses poésies satiriques sur des thèmes locaux. Les peintures sont énergiques, les sujets quelquefois rabelaisiens. Dans ce genre de poésies plutôt scatologiques, on peut citer: lous Homes e los Femnos del temps passat, lou Lavamen, lou Factotum del curat de Capestang, etc..., etc... Toutes sont animées d’un souffle comique et d’une franche gaîté; la lecture en est facile et amusante.
Un peu avant la Révolution de 1848, des dithyrambes enflammés sur le prolétariat valurent à Peyrotte une certaine popularité. Dans leis Léproux, la Filla de la mountagna et autres pièces patoises del Taralié[30], comme il «aimait à se nommer», on trouve un mouvement vraiment poétique.
Le buste élevé à Peyrotte dans sa ville natale, pour honorer sa mémoire, est un hommage mérité que la génération actuelle a cru devoir rendre au poète ouvrier.
C’était également un ouvrier que Mathieu Lacroix, à qui l’on doit ce poème touchant et sincère: Paouro Martino, dont Casimir Bousquet, de Marseille, a donné une traduction. C’est à un de ses compatriotes, aujourd’hui doyen du Félibrige de Paris, M. Gourdoux, que le maçon de la Grand’Combe en confia le manuscrit, après avoir été durement chassé par l’administrateur de cette compagnie, qui lui retirait ainsi son gagne-pain, sous le prétexte invraisemblable qu’un maçon ne doit pas être poète.
Le marquis de La Fare-Alais, dans son recueil los Castagnados, se montre tour à tour observateur et conteur fidèle des mœurs et usages du peuple. Sa poésie est chaude, colorée; l’expression est juste. Sa verve, comique, n’est jamais grossière; le gentilhomme se devine au choix délicat des images et des mots. Quels échantillons donner de ce talent supérieur qui rend le choix embarrassant? Nous prenons au hasard: la Fieiro de San-Bartoumieù (la Foire de Saint-Barthélemy) et Scarpon, deux éclats de rire. Dans la Festo dos Morts (la Fête des Morts), le poète montre la souplesse de son esprit qui se prête aussi bien aux scènes comiques qu’aux tableaux mélancoliques et tristes. Le Gripé et la Rouméquo font voyager notre imagination dans le monde fantastique et légendaire. En somme, cet auteur a su prendre rang parmi les poètes cévenols dont la réputation est la meilleure et en même temps la plus durable, car il a écrit pour tous les temps, et peut être lu par tout le monde.
Dans lou Gangui et les Amours de Vénus ou le Paysan au théâtre, Fortuné Chailan atteint au plus haut comique avec naturel et abandon.
La période de 1830 à 1848 est remplie par les noms de L. Isnardon (Pouésios prouvençalos), de Raymonenq (lou Procurour enganat), de Désanat (lou Troubadour natiounaou), de Pélabon (lou Groulié bel esprit), de Bénoni, Mathieu, Gastinel, Garcin, Gautier et tant d’autres dont l’énumération serait trop longue, qui, tous, ont su attirer et retenir l’attention de leurs lecteurs, à des titres différents.
Avec Bellot, Bénédit et surtout Roumanille, nous atteignons la période littéraire du provençal qui précéda l’apparition du Félibrige.
Pierre Bellot fut un des représentants les plus autorisés de l’esprit vif et de la verve de la vieille Provence. Enfant de Marseille, il imprima à ses œuvres le cachet essentiellement marseillais du vieux quartier des Accoules, où il était né. Et cela s’explique d’autant plus facilement que, n’ayant jamais quitté son pays, il a pu, mieux qu’un autre, conserver intactes les traditions du passé et la couleur de notre belle langue. Marchand, il ne voyait le monde que du fond de sa boutique de la rue des Feuillants, et ne se trouvait en contact, sous les pins de sa bastide, la Belloto, qu’avec des gens dont la pensée n’avait d’autre moyen d’expression que l’idiome local. On peut dire de lui qu’il était du peuple par le cœur et de la petite bourgeoisie par les habitudes. C’est ainsi que, sans sortir de sa personnalité modeste, il a pu être un bon poète provençal dont le naturel et la simplicité sont les principales qualités et font le charme dominant. Ces qualités, on les retrouve effectivement dans toutes les poésies de Bellot. On y voit les pins des bastides dans le doux frémissement de la brise du soir, les tartanes aux blanches voiles se mirant dans les eaux bleues de la Méditerranée; on y entend zonzonner les cigales, on y passe avec lui le dimanche dans les cabanons d’Endoume, au milieu des fortes senteurs de l’aioli et des vapeurs embaumées de la bouillabaisse. Sa muse est bien notre Marseillaise, la San Janenque, aux grands yeux noirs, au rire éclatant, à la bouche mutine, laissant voir entre des lèvres de corail des dents éclatantes de blancheur; la taille souple et ronde, les jupons courts, elle ne joue pas la grande dame, elle est bonne fille et, pour être belle, elle n’a qu’à rester elle-même.
L’œuvre de Bellot forme quatre volumes, dont je n’entreprendrai pas l’analyse. Je me bornerai à citer parmi les morceaux les plus remarquables: lou Poète cassaire, qui est bien la meilleure photographie qui ait jamais été faite du chasseur marseillais, et l’Ermito de la Madeleno, où le poète se double d’un observateur aussi intéressant que spirituel. Au théâtre, il a donné Mousu canulo vo lou fiou ingrat. Enfin, il a montré un véritable talent dans l’épître et le conte. Voici un extrait de l’épître qu’il adressa à Charles Nodier, l’un des premiers qui ait rendu justice aux beautés de la langue provençale:
Si Bellot avait eu les honneurs de la traduction française, son nom serait aussi populaire dans le Nord qu’à Marseille même.
Qui ne connaît en Provence celui de Bénédit, rendu célèbre par son poème Chichois, devenu bien rare aujourd’hui en librairie? L’auteur s’est attaché à peindre, dans une note plaisante, les mœurs de certains déclassés. Il l’a fait avec un bonheur d’expression, une ironie mordante et un talent d’exposition qui font de Chichois une composition aussi littéraire que le sujet pouvait le comporter et assurément intéressante à tous égards. Les contes en vers qui complètent le volume sont d’un comique achevé; on ne peut pas analyser l’œuvre de Bénédit, il faut la lire.
NOTES:
[25] 2 thermidor an II.
[26] 16 fructidor an II.
[27] Dans le Journal des Savants de juillet 1824.
[28] L’original de cet ouvrage se trouve dans la Bibliothèque Méjanes, à Aix.
[29] Article de M. Dufour, au Journal de Toulouse, 1840.
[30] Potier.
IV
LE FÉLIBRIGE DE PROVENCE
Période de formation.—Période d’affirmation.—Ses statuts.
Avec Roumanille, nous entrons dans le cycle félibréen. Le premier, il réagit contre certaines formes vicieuses et contre l’orthographe défectueuse du provençal, qui forcément s’était altéré après la proscription dont il fut l’objet et le mépris dont l’honoraient ceux qui ne le comprenaient pas. Il voulut le doter de mots propres à rendre l’élévation de la pensée et l’épurer d’expressions triviales qui, depuis sa chute au rang de patois, s’étaient introduites dans le langage populaire et jetaient sur certaines œuvres une note discordante. Il se proposa, par une réforme savante et intelligente, d’empêcher le triomphe de ceux qui prétendaient que le provençal était impropre à rendre des idées complexes et des sentiments élevés. Après avoir publié les Oubretto, li Margarideto et li Sounjarello, ce fut dans la Par daù bon Dieù et, plus tard, dans la Campano mountado qu’il fit les premiers essais de sa réforme orthographique. Son œuvre est saine, morale, pleine d’enseignements. Il reste clair, tout en cherchant à préserver sa phrase de certains termes trop prosaïques ou susceptibles d’équivoque. Il a, de Bellot et de Bénédit, la bonhomie et la franche gaieté, éléments de leur succès auprès des masses populaires, pour lesquelles ils écrivaient et qui les comprirent si bien.
Dans Se n’en fasian un avoucat, Roumanille dépeint sous leurs vraies couleurs les hésitations de braves paysans cherchant une carrière pour leur enfant, qu’ils voudraient voir arriver à une haute situation. Leur choix fait, ils donnent sans compter le fruit de leurs économies. Mais ils sont punis dans leur vanité. Leur fils s’amuse à Paris, au lieu de suivre les cours de l’école de droit; il dépense en folies l’argent si péniblement amassé par ses parents qui, à bout de ressources, tombent dans la misère. La mère meurt, le père, vieux et infirme, va de porte en porte mendier son pain. Le dernier vers exprime la morale de cette histoire:
Aubourès pas lou fièù au dessus de soun paire.
Le succès local qu’obtint Roumanille devait s’étendre peu à peu et devenir ainsi le point de départ d’une école dont il fut le fondateur[31]. Autour d’elle se groupe bientôt toute une pléiade de poètes provençaux: le Félibrige était né. On a beaucoup employé, pour caractériser cet événement, l’expression de «renaissance de la langue provençale». Il y a là, évidemment, un peu d’exagération. Si la production des divers genres de poésie a pu se ralentir à certains moments, il est cependant difficile d’admettre que les œuvres de Goudouli, de La Bellodière, de Gros, de Germain, de Raynouard, de Fabre d’Olivet, de Moquin-Tandon, d’Azaïs, de La Fare-Alais, de Bellot, de Bénédit et de tant d’autres, qui ont précédé Roumanille et le Félibrige, n’aient pas formé une chaîne ininterrompue jusqu’à la fondation de cette société. Elles sont assez remarquables pour qu’il y ait injustice à contester la place glorieusement intermédiaire occupée par ces hommes, dont les Félibres ne sont que les continuateurs. La seule différence appréciable entre eux et ces derniers, c’est qu’après les premières années de tâtonnements les Félibres se sont constitués en société, avec un règlement, des statuts, un programme défini et les aspirations légitimes que suggère la force décuplée par l’union. Leurs prédécesseurs n’agissaient, eux, que pour leur compte particulier; l’isolement, qui ne diminuait rien de leur mérite, l’empêchait de fructifier. Ils étaient privés des avantages de l’association, qui fut un des éléments de succès du Félibrige. Somme toute, ce sont les idées de Roumanille sur la langue provençale que les Félibres ont développées, propagées dans tout le Midi, alors qu’elles n’avaient été jusque-là que localisées, et soutenues par lui seul.
Nous avons assez fait connaître les précurseurs plus ou moins éloignés des Félibres; il convient maintenant d’énumérer ceux qui les précédèrent immédiatement. Tels: Victor Gelu, le chansonnier marseillais, auteur de Meste Ancerro et de lou Garagai; Bergeret, de Bordeaux; Rancher, de Nice; Navarrot, du Béarn; Damase-Arbaud, de la haute Provence; les frères Rigaud, de Montpellier; Roch-Bourguet, de Béziers; Castil-Blaze, de Cavaillon, etc., etc. Ainsi, voilà une nouvelle pléiade qui s’ajoute à l’ancienne pour combler toutes les lacunes et démontrer que le Félibrige ne naquit pas spontanément, mais fut le résultat naturel d’un état littéraire et social dès longtemps préexistant.
Les populations méridionales l’acceptèrent comme un événement pour ainsi dire prévu. Ceci explique la faveur dont il jouit auprès d’un public qui, depuis Gros (pour ne pas remonter plus haut) jusqu’à Roumanille, n’avait cessé d’être bercé aux sons de la poésie provençale.
Les premières réunions des Félibres eurent lieu à Fonségugne, en 1854. Y assistaient: Roumanille, Paul Giera, Théodore Aubanel, Jean Brunet, Anselme Mathieu, Frédéric Mistral et Alphonse Tavan; soit sept en tout. Ce nombre sept fut adopté par eux comme un nombre fatidique. Il rappelait d’abord les sept fondateurs des Jeux floraux de Toulouse; c’est également le nombre sept qui semble dominer sur Avignon, la capitale du Félibrige. On y trouvait en effet sept églises principales, sept portes, sept collèges, sept hôpitaux, sept échevins; sept papes y sont siégé, sept fois dix ans[32]. Enfin, la première Félibrée ayant été tenue, le 21 mai 1854, jour de la Sainte-Estelle[33], ce fut sous son vocable que la société se fonda, adoptant l’étoile symbolique à sept rayons comme guide et emblème des destinées du Félibrige. Dans les réunions qui suivirent, on décida de lancer dans le public un ouvrage de propagande, pour faire connaître l’organisation récente et lui assurer les moyens pratiques de réaliser son programme. En 1855, parut donc l’Armana prouvençaù, qui fut ainsi le premier organe du Félibrige, et dont le succès ininterrompu va toujours grandissant. C’est une véritable anthologie poétique provençale en même temps qu’une sorte d’encyclopédie des familles. On y trouve en effet des poèmes d’un grand mérite, suivis de toutes sortes de conseils aux agriculteurs, des recettes de tous genres, des proverbes, et nombre d’indications aussi instructives qu’amusantes.
A partir de 1859, le rayon d’action de l’Armana prouvençaù s’agrandit singulièrement. D’abord localisé dans la Provence, il se répandit peu à peu dans toutes les anciennes provinces du Midi. Le nombre des Félibres augmentait chaque jour; parmi les nouvelles recrues, on remarquait Mme d’Arbaud, Bonaventure Laurent, Anthemon, Martelly, Legré, Thouron, Charles Poncy, Roumieux, Gabriel Azaïs, Canonge, Floret, Gaidon. Mistral, qui s’était mis hors de pair par son beau poème la Communioun di sant et d’autres poésies où son mérite s’affirmait de plus en plus, produisit en 1859 une œuvre géniale: Mireille.
Tout a été dit sur Mireille, qui, traduite en français, recueillit les suffrages des littérateurs du Nord et fut pour Paris et les hommes de lettres la révélation la plus inattendue des beautés de la langue provençale. Ce qui fit dire à Villemain: «La France est assez riche pour avoir deux littératures.» Mireille est un des plus beaux joyaux de l’écrin littéraire de la Provence; c’est un diamant que l’habile lapidaire qu’est Mistral tailla avec un rare bonheur, et qu’il sertit dans l’or le plus pur et le plus artistement ciselé. Transportée sur la scène de l’Opéra-Comique, ce fut un triomphe. La musique si mélodieuse de Gounod fut le coup d’aile donné à la poésie du maître, et les auditeurs furent saisis d’une admiration que le temps n’a pas diminuée.
Il semblait difficile qu’une gloire si éclatante pût être partagée. Mais le succès engendre l’émulation, source intarissable de génie et de chefs-d’œuvre. En plaçant Théodore Aubanel à côté de Mistral, le Félibrige honore les deux plus hautes personnalités que cette société ait vues naître dans son sein. Les vers de Théodore Aubanel, pleins d’ampleur et de passion, le classent parmi les grands poètes.
Tout le monde connaît sa Miougrano entreduberto et ses Fiho d’Avignoun, lou Pan daù pécat (traduit en français par Paul Arène), lou Pastre, lou Roubatâri, la Vénus d’Arles et bien d’autres pièces, toutes dignes de celui qui les a signées.
Avec Louis Roumieux, de Nîmes, nous entrons dans la série des auteurs gais. La Rampelado et surtout la Jarjaiado, un chef-d’œuvre dans son genre, sont animées d’un bout à l’autre d’une franche gaîté. Dans la Falandoulo, Anselme Mathieu, dit le poète deis poutouns, fait de vers en vers voltiger les baisers. Mme d’Arbaud paye son tribut au Félibrige par la publication de Amours de Ribas. Enfin, les Belugos font regretter à tous les amateurs de littérature provençale la mort prématurée d’Antoinette Rivière, de Beaucaire, dont le talent venait de s’affirmer dans ce recueil de poésies.
Toutes ces œuvres publiées, propagées, discutées, admirées ou critiquées, forcèrent l’attention des lettrés. Il n’est pas jusqu’aux étrangers qui ne fussent attirés et séduits.
C’est ainsi que les Catalans, qui avaient rétabli les jeux floraux, dépêchent leur premier lauréat, Damaso Calvet, au Félibrige, pour l’assurer de leur concours. C’est un Irlandais, William Bonaparte Wyse, qui s’enthousiasme pour le provençal, l’apprend avec une ardeur surprenante et publie dans cette langue deux charmants recueils: li Parpaioun blu et li Piado de la princesso.
L’année 1867 fut marquée par l’apparition de Calandau, de F. Mistral. Il y revendique toutes les anciennes libertés de la Provence. Comme dans la Countesso, il établit un parallèle entre la situation politique et économique de cette province sous la juridiction de ses comtes, et l’état où elle se trouve aujourd’hui. Ce n’est pas sans amertume et sans regret qu’il constate la perte de ses libertés publiques, de ses franchises, de ses droits, la proscription de sa langue. Telle est l’origine du reproche qu’on lui a souvent adressé, de vouloir semer la désunion dans les esprits, en réclamant des libertés locales dont la disparition dans toutes les provinces a été un mal nécessaire pour l’unification politique et linguistique de la France. On a poussé la malveillance à l’extrême lorsqu’on lui a attribué des idées de séparatisme, qui certainement n’ont jamais existé dans son esprit. Nous ne reviendrons pas sur ces incidents fâcheux. Mistral, d’ailleurs, a fait justice de toutes ces attaques et de toutes ces insinuations[34]. Dans l’Ode aux Catalans, une seule ligne suffit à le laver de ces calomnies:
Qui pourrait mettre en doute ses sentiments largement patriotiques en lisant les vers qu’il composa en 1870 sur l’invasion: lou Saume de la penitenci, et, en 1871, lou Roucas de Sisife? Son Tambour d’Arcole n’est-il pas encore une page glorieuse et bien française, quoique le héros en soit un enfant de la Provence?
D’ailleurs, ce que Mistral voulait, ce qu’il veut encore aujourd’hui, avec la grande majorité des populations de nos départements, du nord au sud, de l’est à l’ouest, c’est une décentralisation sage et éclairée, c’est la protection du gouvernement accordée aux mœurs, aux usages, aux aspirations différentes de nos anciennes provinces, et aux idiomes locaux. C’est l’enseignement de ces idiomes repris d’après une méthode simple et pratique, qui permettrait à nos jeunes générations de ne pas oublier la langue maternelle, la langue du terroir, sans pour cela nuire en aucune façon à l’enseignement du français[36]. On peut désirer ces améliorations sans mériter l’épithète de mauvais patriote, on peut garder un souvenir affectueux pour sa ville natale sans renier l’amour de la patrie. Nous irons même plus loin et nous prouverons que les gens indifférents ou railleurs à l’égard des lieux qui les ont vus naître ne sont pas de bons Français. La France n’est la France que par la réunion en un seul faisceau de toutes ses anciennes provinces, et celui qui n’aime pas la petite patrie est incapable d’aimer la grande. Jamais on ne trouvera un traître à la nation parmi ceux qui ont conservé intact le souvenir de leur village. Ce sont ces idées qui ont inspiré à Félix Gras la déclaration si souvent répétée et qui a fait le tour de la presse:
Assurément, il faut compter avec les passions politiques, si ardentes dans le Midi quant à la forme du gouvernement. Mais il y a une chose sacrée qui domine toute étiquette gouvernementale, c’est la patrie, c’est la France. Et sur ce point, ce n’est pas chez les Félibres qu’il y aura jamais désaccord. D’ailleurs, cette tendance à leur prêter des sentiments qu’ils n’ont jamais eus n’émane que de quelques cerveaux malveillants, désireux de voir régner parmi eux la discorde et charmés d’en pronostiquer les symptômes. Leur conduite en maintes circonstances a prouvé d’une manière éclatante combien ils sont au-dessus d’une accusation qu’on aurait voulu injurieuse et qui n’était qu’absurde. L’opinion publique a fait justice d’une calomnie qui a tourné au grotesque, et les diffamateurs ont dû disparaître sous le blâme des esprits sensés et la risée générale.
Malgré la campagne entreprise contre son existence, le Félibrige vit, au contraire, les adhésions lui arriver aussi nombreuses que précieuses, sans distinction d’opinions politiques ou de fortune, de toutes les anciennes provinces du Midi.
En 1876, il entra dans une nouvelle période, que l’on pourrait appeler la période d’affirmation. Cette année-là tient une place à part dans ses annales par la proclamation des statuts. Ils furent votés le 21 mai 1876, à Avignon, dans la salle des Templiers de l’Hôtel du Louvre. Nous les donnons ci-après, in extenso, parce qu’ils font partie intégrante de l’histoire du Félibrige et, partant, de la langue provençale.
STATUTS DU FÉLIBRIGE DE PROVENCE[38]
Article premier.—Le Félibrige a pour but de réunir et stimuler les hommes qui, par leurs œuvres, sauvent la langue du pays d’Oc, ainsi que les savants et les artistes qui étudient et travaillent dans l’intérêt de ce pays.
Fondée le jour de Sainte-Estelle, le 21 mai 1854, cette Association s’est constituée et organisée dans la grande Assemblée tenue en Avignon, le 21 mai 1876.
Art. 2.—Sont interdites dans les réunions félibréennes les discussions politiques et religieuses.
Art. 3.—Une étoile à sept rayons est le symbole du Félibrige, en mémoire des sept Félibres qui l’ont fondé à Fontségugne, des sept troubadours qui jadis fondèrent les Jeux floraux de Toulouse, et des sept Mainteneurs qui les ont restaurés à Barcelone, en 1859.
Art. 4.—Les Félibres se divisent en majoraux et mainteneurs; ils se relient par les Maintenances, qui correspondent à un grand dialecte de la langue d’Oc; les Maintenances se divisent en Ecoles.
DES FÉLIBRES MAJORAUX ET DU CONSISTOIRE
Art. 5.—Les Félibres majoraux sont choisis parmi ceux qui ont le plus contribué à la Renaissance du Gai-Savoir. Ils sont au nombre de cinquante et leur réunion porte le nom de Consistoire Félibréen; le Consistoire se renouvelle comme suit:
Art. 6.—A la mort d’un Majoral, tous les Félibres mainteneurs sont avisés par les soins du Chancelier, et ceux d’entre eux qui désirent posséder le siège vacant adressent au Consistoire, dans la quinzaine, une demande écrite où ils font valoir leurs titres.
Le bureau du Consistoire aura aussi le droit de prendre l’initiative d’une candidature, en se conformant aux conditions énoncées par l’article 12; le Chancelier fera connaître aux Majoraux, par une circulaire, les candidatures posées, et l’élection aura lieu à la majorité des voix, en séance consistoriale. Les Majoraux présents ont seuls droit de suffrage; en cas de partage, la voix du Capoulié ou celle de son remplaçant à la présidence entraîne le vote.
Art. 7.—La réception solennelle du nouvel élu aura lieu pour Sainte-Estelle, anniversaire du Félibrige. Un membre du Consistoire, à ce désigné, le complimentera publiquement, et le récipiendaire, dans sa réponse, fera l’éloge de son prédécesseur.
Art. 8.—Le Bureau du Consistoire se compose du Capoulié, des Assesseurs et des Syndics, ainsi que du Chancelier et du Vice-Chancelier.
Le Capoulié préside les assemblées générales du Félibrige, les réunions consistoriales et le Bureau du Consistoire.
Les Assesseurs remplacent le Capoulié empêché; la présidence est déférée à celui que le Capoulié désigne, et au plus âgé au cas de non-désignation.
Il y a autant d’Assesseurs que de Maintenances, et chaque Maintenance a aussi un Syndic chargé de l’administrer.
Le Chancelier garde les archives, tient la correspondance et perçoit la cotisation des Félibres majoraux. Le Vice-Chancelier le remplace au besoin.
Art. 9.—Le Bureau est élu pour trois ans dans la séance consistoriale de Sainte-Estelle. Le vote a lieu au scrutin secret. Les Majoraux absents peuvent voter par correspondance, pourvu que leurs bulletins soient signés.
Le Capoulié est nommé par les Majoraux; mais c’est lui seul qui nomme le Chancelier et le Vice-Chancelier.
Les Assesseurs et les Syndics sont nommés par les Majoraux de leur Maintenance.
Le Capoulié sortant proclame le nouveau Bureau à la réunion de Sainte-Estelle.
Art. 10.—Le Consistoire peut modifier les statuts sur la demande écrite de sept Félibres. Il peut exclure les indignes. Il peut dissoudre les Ecoles qui violent les Statuts. Il peut casser les décisions des Maintenances. Il peut se prononcer sur les questions grammaticales ou orthographiques. Pour toutes ces décisions, les deux tiers des suffrages sont nécessaires. Si le nombre des suffrages exprimés compte une voix de moins qu’un multiple de 3, le Capoulié ou son remplaçant peut donner une voix de plus; si, au contraire, le nombre des suffrages exprimés est supérieur d’une unité, il en sera tenu compte pour le calcul de la majorité.
Le Consistoire peut, à la majorité simple, nommer des Majoraux, des Associés (soci), ainsi que des délégués pour le représenter; il peut créer des Maintenances. Il règle l’emploi de ses revenus.
Les membres présents ont seuls droit de vote et, en cas de partage, la voix du Capoulié ou de son remplaçant est prépondérante.
Art. 11.—Les décisions du Consistoire doivent être signées du Capoulié ainsi que du Chancelier; elles sont contresignées par l’assesseur de la Maintenance à laquelle la décision est relative. Lorsque la décision intéresse le Félibrige entier, elle doit être contresignée par tous les assesseurs.
Art. 12.—Dans l’intervalle des sessions du Consistoire, le Bureau jouira de tous les droits consistoriaux, sauf de ceux qui concernent la modification des Statuts, le pouvoir de se prononcer sur les questions grammaticales ou orthographiques, et la nomination des Majoraux ou des auxiliaires.
L’exclusion d’un Félibre ou la dissolution d’une Ecole félibréenne ne peuvent avoir lieu qu’à la majorité des deux tiers des voix. Cette majorité doit être: 2 sur 3, 3 sur 4, 4 sur 5, 4 sur 6, 5 sur 7, 6 sur 8, 6 sur 9, 7 sur 10. S’il y a plus de 10 votants, on suivra la règle prescrite par l’article 10.
Lorsqu’un siège de Majoral est vacant, le Bureau peut poser une ou plusieurs candidatures, mais pour cela l’unanimité des suffrages exprimés est nécessaire.
Les membres du Bureau peuvent voter par écrit, et leurs bulletins seront conservés aux archives.
Art. 13.—Cependant, l’exclusion d’un membre ou la dissolution d’une Ecole ne peuvent être prononcées que provisoirement par le Bureau, qui devra soumettre sa décision au Consistoire. Le Consistoire peut annuler cette décision, pourvu que cette annulation soit prononcée par les deux tiers des suffrages exprimés.
Le Félibre coupable ou l’Ecole fautive peuvent se défendre devant le Consistoire.
Art. 14.—Le Capoulié a la direction du Félibrige; il réunit le Consistoire et son Bureau, ainsi que les Assemblées générales. Il autorise ou repousse les candidatures de Félibres Mainteneurs avant leur présentation devant l’Assemblée de la Maintenance.
Art. 15.—Dans les félibrées, le Capoulié a pour insigne l’Etoile d’or à sept rayons, et les Majoraux, la Cigale d’or.
Art. 16.—Chaque cigale recevra du Consistoire un nom particulier qu’elle gardera à perpétuité.
DES FÉLIBRES MAINTENEURS
Art. 17.—Les Félibres Mainteneurs sont en nombre illimité.
Art. 18.—Ceux qui voudront posséder ce titre devront s’adresser au Bureau de la Maintenance de laquelle dépend leur dialecte natal.
Le Bureau accepte ou repousse la demande; dans le premier cas, elle est transmise au Capoulié.
Si celui-ci donne un avis favorable, la demande est de nouveau soumise à la réunion de la Maintenance qui se prononce en dernier ressort.
Art. 19.—La Maintenance, dès qu’elle a ouvert sa réunion, statue sur les demandes d’admission. Un délégué va aussitôt chercher les nouveaux élus, qui prennent place à table à côté du Syndic.
Art. 20.—Dans les réunions félibréennes, les Mainteneurs portent comme insigne une Pervenche d’argent.
DES MAINTENANCES
Art. 21.—On entend par Maintenance la réunion des Félibres d’un grand dialecte de notre langue d’Oc.
Art. 22.—Le Bureau de la Maintenance se compose du Syndic, de deux ou trois Vice-Syndics, des Cabiscols de la Maintenance, et d’un Secrétaire.
Le Syndic préside les assemblées de la Maintenance. En cas d’empêchement, il est remplacé par le Vice-Syndic qu’il désigne, et, à défaut de désignation, par le plus âgé.
Les Cabiscols administrent les Ecoles; le Secrétaire tient les archives et la correspondance. Il perçoit les cotisations des Félibres Mainteneurs.
Art. 23.—Le Bureau de la Maintenance est élu pour trois ans.
Le Syndic est nommé comme il est dit à l’article 9.
Les Vice-Syndics et le Secrétaire sont nommés par les Félibres de la Maintenance.
Les Cabiscols sont élus par les Ecoles conformément à l’article 30.
Art. 24.—La Maintenance peut créer des Ecoles en se conformant aux articles 28 et 29. Elle nomme les Félibres Mainteneurs, conformément à l’article 18. Elle peut célébrer des fêtes littéraires ou artistiques, ainsi que des Jeux Floraux, soit d’elle-même, soit en se concertant avec des Sociétés ou avec des villes. Elle règle la disposition de ses revenus.
Les Félibres présents aux réunions de Maintenance ont seuls droit de vote.
Enfin, les Majoraux qui ne font pas partie du Bureau de la Maintenance n’ont pas le droit de voter sur les dépenses.
Art. 25.—Dans l’intervalle des réunions, le Bureau a tous les droits de l’Assemblée de Maintenance, excepté celui de nommer des Félibres Mainteneurs; il a le droit de poser des candidatures au titre de Mainteneur; mais, en ce cas, l’unanimité des voix est nécessaire. Les membres du Bureau peuvent voter par écrit, et leurs bulletins de vote sont conservés aux archives.
Art. 26.—Le Syndic administre la Maintenance; il en réunit les assemblées ainsi que celles du Bureau. Enfin, chaque année, dans la réunion générale de Sainte-Estelle, il fait un rapport sur les travaux effectués.
Art. 27.—Dans les Assemblées de Maintenance, le Syndic porte une Etoile d’argent à sept rayons.
DES ÉCOLES
Art. 28.—L’Ecole est la réunion des Félibres d’une même région. Elle a pour but l’émulation, l’enseignement des uns aux autres ou la collaboration à des travaux communs.
L’Ecole est constituée par décision de Maintenance sur la demande de sept Félibres habitant le même centre.
Art. 29.—Les Félibres qui veulent créer une Ecole font eux-mêmes leur règlement, tout en se conformant à l’esprit des Statuts et à l’obligation prescrite par l’article 7; ils le transmettent par écrit en même temps que leur demande au Bureau de la Maintenance, et ne peuvent, sans l’autorisation de celle-ci, modifier leur règlement.
Art. 30.—L’Ecole élit elle-même son Bureau, dont le Président porte le nom de Cabiscol et fait partie du Bureau de la Maintenance, comme il est dit à l’article 22.
Chaque année, à la réunion de la Maintenance, le Cabiscol fait un rapport sur les travaux et les progrès de son Ecole.
Art. 31.—L’Ecole peut être autorisée à s’agréger comme aides (adjudaires) les personnes de bonne volonté qui ne sont pas affiliées au Félibrige.
DES ASSEMBLÉES
Art. 32.—Le Félibrige doit tenir, tous les sept ans, une Assemblée plénière où sont distribuées les récompenses (ii Joio) des grands Jeux Floraux félibréens institués par l’article 46 des Statuts. Cette assemblée sera publique. Elle se tiendra dans chaque Maintenance à tour de rôle, et, à moins d’empêchement reconnu sérieux par le Bureau du Consistoire, elle aura lieu pour Sainte-Estelle, c’est-à-dire le 21 mai.
Art. 33.—Une Réunion générale du Félibrige aura lieu tous les ans, le 21 mai, dans la ville désignée par le Bureau du Consistoire. Celui-ci, cependant, peut en changer la date, l’année où a lieu l’Assemblée plénière.
Dans la Réunion générale, qui aura lieu à table, on traitera des choses intéressant le Félibrige, et on célébrera, en buvant à la Coupe, le saint anniversaire de notre renaissance.
Art. 34.—Le Consistoire tiendra, une fois par an au moins, une réunion particulière. Elle aura lieu le 20 mai dans la ville choisie pour la célébration de la fête de Sainte-Estelle.
Le Bureau du Consistoire se réunit à l’endroit désigné par le Capoulié et chaque fois que celui-ci le croit utile.
Art. 35.—Le Capoulié a le droit de convoquer, s’il le faut, d’autres Réunions générales et d’autres réunions du Consistoire que celles indiquées par les articles précédents. Mais ces assemblées ne peuvent s’occuper que des questions pour lesquelles elles sont convoquées.
Art. 36.—Chaque Maintenance tient, une fois par an, une assemblée qui se réunit en septembre ou octobre dans la ville désignée par son Bureau. Cette réunion n’est pas publique et se tient à table. On y traite les affaires spéciales à la Maintenance.
Le Syndic peut convoquer, s’il le juge nécessaire, d’autres Assemblées de Maintenance. Il réunit le Bureau de la Maintenance quand il le croit utile, il choisit de même le jour et le lieu de la réunion.
Art. 37.—Enfin, les Ecoles choisissent elles-mêmes, à leur gré, leurs jours de réunion. Les membres des Ecoles doivent félibréjer (félibreja), c’est-à-dire se réunir de temps à autre à table pour se communiquer leurs créations nouvelles et s’encourager à la propagation du Félibrige. Ces réunions se nomment Félibrées et sont de tradition dans le monde félibréen.
DE LA COTISATION
Art. 38.—La cotisation de chaque Félibre est de 10 francs par an. Les Majoraux paient la leur entre les mains du Chancelier. Les Mainteneurs l’acquittent entre celles du Secrétaire de leur Maintenance.
Art. 39.—Il est prélevé sur chaque cotisation de Mainteneur une dîme de 2 francs au profit du Consistoire.
Art. 40.—Les revenus du Consistoire sont employés aux dépenses de l’administration, et spécialement à la publication d’un Cartabeù annuel où seront insérés les comptes rendus des réunions générales du Félibrige, du Consistoire et des Maintenances, les rapports du Syndic au Consistoire, ceux des Cabiscols aux Maintenances, et la liste des membres de l’Association. Le Cartabeù sera envoyé gratuitement à tous les Félibres.
Art. 41.—Chaque Félibre recevra aussi du Consistoire un diplôme en règle, signé et scellé par les Membres du Bureau.
Art. 42.—Les revenus des Maintenances sont d’abord affectés aux frais de gestion, ensuite à l’organisation des Jeux Floraux, enfin à subventionner les Ecoles qui font des publications.
Les subventions données pourront représenter autant d’abonnements auxdites publications qu’il y a de Félibres dans la Maintenance, de telle sorte que les Félibres recevront celles-ci gratuitement.
Des subventions pourront aussi être fournies sans aucune espèce de compensation.
Art. 43.—Les Ecoles font ce qu’elles veulent des revenus qu’elles peuvent avoir. Mais elles ne peuvent imposer de cotisations qu’à leurs membres auxiliaires (adjudaires) qui ne sont pas du Félibrige.
Art. 44.—Le Chancelier paie sur mandat du Capoulié; les Secrétaires, sur mandat du Syndic de la Maintenance.
DES JEUX FLORAUX
Art. 45.—Les concours littéraires que nous appelons Jeux Floraux sont de deux sortes:
Les Grands Jeux Floraux du Félibrige et les Jeux Floraux de Maintenance.
Art. 46.—Les Jeux Floraux du Félibrige ont lieu tous les sept ans pour Sainte-Estelle. Le Consistoire entier forme le Jury.
Seuls peuvent concourir les écrivains en langue d’Oc. Trois récompenses au plus sont mises au concours.
La première est réservée au Gai-Savoir; c’est le Capoulié lui-même, en Assemblée plénière, qui proclame le nom du lauréat.
Le lauréat devra choisir lui-même la Reine de la fête, et celle-ci, devant tous, lui mettra sur la tête la couronne d’olivier en argent, insigne des maîtres en Gai-Savoir.
Art. 47.—Les Jeux Floraux de Maintenance sont ouverts par les Maintenances, par les Ecoles, par les Villes, par les Sociétés. Dans ce cas, le Syndic de la Maintenance où ont lieu les concours les déclare Jeux Floraux par une décision qui devra être lue avant l’appel des lauréats, et désigne le Jury, qui se composera de sept Félibres, parmi lesquels il doit y avoir au moins un Majoral.
Art. 48.—Le titre de Maître en Gai-Savoir est donné par le Consistoire à toute personne qui aura obtenu le premier prix des Grands Jeux Floraux du Félibrige ou trois premiers prix à des Jeux Floraux de Maintenance. Les seconds ou troisièmes prix des Jeux Floraux du Félibrige compteront comme des premiers prix de Maintenance.
Les Maîtres en Gai-Savoir reçoivent une couronne d’olivier en argent.
Art. 49.—Enfin, le Consistoire peut accorder par diplôme le titre d’Associé du Félibrige aux personnes qui, étrangères au pays d’Oc, ont bien mérité du Félibrige par leurs écrits ou par leurs actes.
Les associés ont le droit d’assister aux assemblées générales ou plénières.
Fait et délibéré en ville d’Avignon,
le 21 mai 1876, jour de Sainte-Estelle.
Le Président,
Fr. Mistral.
Le Chancelier,
L. Roumieux.
La Société fut reconnue par le Gouvernement de la République et, le 14 avril 1877, le Ministre de l’Intérieur avisait Fr. Mistral de cette décision par la lettre suivante:
A Monsieur Fr. Mistral, à Maillane (Bouches du-Rhône).
| MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR | Paris, le 14 avril 1877. | |
DIRECTION GÉNÉRALE DE LA SURETÉ PUBLIQUE |
||
| 2me Bureau | Monsieur, | |
J’ai reçu la demande que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser au nom d’un groupe de littérateurs et d’artistes méridionaux, à l’effet d’obtenir l’autorisation d’organiser, sous le nom de Félibrige, une association littéraire destinée à relier et à encourager les lettrés et les savants dont les travaux ont pour but la culture et la conservation de la langue provençale.
Je suis heureux de pouvoir vous informer, Monsieur, que cette demande m’a paru mériter le plus favorable accueil et que je me suis empressé d’écrire dans ce sens à M. le Préfet des Bouches-du-Rhône en l’invitant à prendre un arrêté autorisant la constitution régulière de l’Association du Félibrige.
Agréez, Monsieur, l’assurance de ma considération la plus distinguée.
Le Président du Conseil,
Ministre de l’Intérieur
(Pour le Ministre et par délégation),
Le Directeur de la Sûreté Générale,
De Boislisle.
République Française
ARRÊTÉ
Le Préfet des Bouches-du-Rhône, correspondant de l’Institut, officier de la Légion d’honneur:
Vu la demande de M. Fr. Mistral, adressée à M. le Ministre de l’Intérieur, à l’effet d’obtenir l’autorisation de former une Association littéraire sous le nom de Félibrige;
Vu les statuts projetés pour ladite Association et produits à l’appui de la demande;
Vu la dépêche de M. le Ministre de l’Intérieur, du 14 avril 1877;
Vu le rapport de M. le Sous-Préfet d’Arles;
Vu le décret du 25 mars 1852;
Arrête:
Article premier.—Est autorisée la formation d’une Association littéraire sous le nom de Félibrige, dont le siège sera à Maillane, arrondissement d’Arles.
Art. 2.—Sont approuvés les Statuts susvisés, dont un original demeurera annexé à la minute du présent; aucune modification ne pourra être apportée à ces Statuts sans avoir été au préalable approuvée par l’Administration.
Art. 3.—Ampliation du présent arrêté sera adressée à M. le Sous-Préfet d’Arles, chargé de la notifier au Président, M. Mistral, à Maillane, sur papier timbré de 1 fr. 80, et d’en assurer l’exécution.
Marseille, le 4 mai 1877.
Pour expédition conforme:
Pour le préfet des Bouches-du-Rhône
en tournée de revision:
Le Secrétaire Général délégué,
Signé: A. Payelle.
Pour copie conforme:
A. Payelle.
Pour le Sous-Préfet:
Le Conseiller d’arrondissement délégué,
Signé: Emile Fassin.
Pour copie certifiée conforme:
Laville.
Ce chapitre serait incomplet, si nous ne donnions la nomenclature des Capouliés ou Grands Maîtres du Félibrige de Provence.
Le premier en date fut Mistral; vinrent ensuite Roumanille et Félix Gras. Ce dernier, qu’une mort imprévue vient d’enlever à l’affection de tous, a eu pour successeur M. Pierre Devoluy. Le nouveau Capoulié, capitaine du génie, fait partie de cette série de poètes-soldats, comme Florian, La Tour d’Auvergne et les anciens troubadours, qui, la plume sur l’oreille et l’épée à la main, s’élançaient à l’assaut des forteresses sarrasines et contaient ensuite les prouesses des croisés en des dithyrambes qui les ont illustrés.
C’est à Arles la Romaine qu’a eu lieu l’élection, sous la présidence de F. Mistral. Les concurrents de l’élu étaient au nombre de cinq, et tous avaient des titres sérieux à cette distinction; c’étaient MM. Arnavielle, le baron Guilibert, Astruc, de Berluc-Pérussis et Alphonse Tavan; les suffrages se portèrent sur M. Pierre Devoluy, qui n’en a triomphé qu’avec plus d’éclat.
Le nouveau Capoulié, de son vrai nom Pierre Groslong, est surtout connu dans le monde des lettres sous son pseudonyme Pierre Devoluy. Jeune, ardent, actif, le Félibrige, avec lui, entrera dans une période de travail pratique, et l’éclosion d’œuvres magnifiques devra marquer son passage au Capouliérat. Auteur de l’Histoire nationale de la Provence et du Midi, couronnée aux Jeux Floraux septennaux d’Arles en 1899, il avait donné précédemment, en 1892, toute une série de poèmes français, sous le titre de Bois ton sang.
Né en 1862, à Châtillon, dans la Drôme, le successeur du regretté Félix Gras appartient comme ce dernier à la grande famille républicaine. Son père, après le 2 décembre, fut enfermé, avec le père de Maurice Faure, dans la tour de Crest, de funeste mémoire. Plus tard, à l’Ecole Polytechnique, il se rencontra avec Cazemajou, qui devait mourir massacré dans cette malheureuse expédition de Binder, où le sang français rougit à nouveau cette mystérieuse terre d’Afrique. Cazemajou était Provençal et c’est dans leur dialecte natal que s’entretenaient les deux amis, prenant plaisir, devant les camarades du Nord, à renouveler par des plaisanteries cordiales ou des gamineries les luttes du temps de la fameuse croisade contre les Albigeois. Le sentiment littéraire, l’amour des lettres qui étaient innés chez le jeune polytechnicien ne firent que s’affirmer par la fréquentation d’un compatriote. Cazemajou lui rappelait la Provence, il lui apportait comme un reflet du pays natal. Aussi peut-on dire que cette liaison fut, pour le futur capitaine du génie, admirateur des œuvres de Mistral, la cause déterminante qui le fit s’engager dans cette voie de la poésie où les idées s’épanouissent comme des fleurs, où les sentiments sont l’expression la plus pure du cœur humain. Chose curieuse à constater: sa vocation se produisit dans le milieu le plus défavorable, dans une école qui, par son enseignement et le but de ses études, semblait l’atmosphère la moins propice à l’éclosion des germes poétiques. Les garnisons du Nord exercèrent un moment leur influence calmante sur le cerveau enfiévré de l’enfant du Midi; mais il suffit d’un retour vers la Côte d’Azur pour que son âme s’ouvrît comme une fleur au soleil de Provence.
A partir de ce moment, le Félibrige compta un membre de plus. Les études en prose et en vers qu’il publia alors, soit dans l’Aioli, soit dans diverses revues provençales, attirèrent sur lui l’attention des Majoraux et le signalèrent à leurs suffrages. Les félicitations que le Félibrige de Paris lui adressa lors de sa nomination et la réponse si chaude et si cordiale qui lui fut faite doivent resserrer le lien qui unit les deux Sociétés, comme deux sœurs marchant la main dans la main vers le même but et avec les mêmes sentiments. Pour obtenir cet heureux résultat, le nouveau Capoulié n’aura qu’à s’inspirer de l’exemple de son éminent prédécesseur, qui considéra les deux Sociétés comme deux forces dont l’union nécessaire doit amener la réalisation de nos vœux les plus chers pour notre beau pays et la gloire de la patrie française. Les Félibres de Paris, qui ont déjà pu apprécier les mérites de M. Pierre Devoluy et subi l’influence de son charme, ne lui ménageront ni leur concours ni leur sympathie.
Nous ne pourrions mieux terminer ce chapitre consacré au Félibrige de Provence qu’en citant comme un de ses plus dévoués collaborateurs le sympathique chancelier, Paul Mariéton, directeur de la Revue Félibréenne aujourd’hui si répandue et si estimée aussi bien à Paris que dans le Midi.
NOTES:
[31] D’où son titre de Père des Félibres.
[32] M. Mariéton, dans son ouvrage: la Terre provençale (Paris, Lemerre), cite cette observation sur l’importance du nombre 7 à Avignon comme ayant été faite par un voyageur hollandais, qui visita cette ville au commencement du XVIIIe siècle.
[33] Estelle, en provençal, signifie étoile.
[34] Voir, à ce sujet, les discours qu’il a prononcés comme capoulié du Félibrige aux banquets de Sainte-Estelle (Armana prouvençaù, 1877).
[35] Nous sommes de la grande France, franchement et loyalement.
[36] Voir, sur cette question, notre brochure sur l’Utilisation des idiomes du Midi pour l’enseignement du français (Paris, Le Soudier, 1898).
J’aime ma Provence plus que ta province;
J’aime la France plus que tout.
[38] Traduction française, d’après le texte provençal (Jourdanne, Histoire du Félibrige; Avignon, Roumanille).
V
LES CIGALIERS ET LES FÉLIBRES DE PARIS
Les Provençaux à Paris après 1870.—Leur groupement.—Création de la première société méridionale.—La Cigale.—Le mouvement littéraire félibréen et la fondation du félibrige de Paris.—Son programme.—Ses statuts.
Le mouvement félibréen se propageait avec trop de rapidité dans le Midi pour n’avoir pas bientôt sa répercussion à Paris. Après 1871, les Méridionaux, dont l’émigration vers la capitale avait été restreinte jusque-là à de moindres proportions que celles des autres provinciaux, ne purent résister à l’impulsion générale qui, à partir de cette époque, y fit affluer non seulement les étrangers, mais aussi les habitants des départements les plus éloignés. Bientôt leur nombre fut assez considérable, et, parmi ceux qui s’y établirent, on remarqua surtout des littérateurs, des hommes politiques, des peintres, des sculpteurs et autres artistes qui venaient y chercher la consécration de leurs talents respectifs. Emportés dans le mouvement sans cesse croissant de la vie parisienne, perdus dans la foule affairée et haletante, les Méridionaux, sans cesser d’apprécier les mérites de leur nouvelle résidence, n’avaient pas oublié le clocher natal, et le pieux souvenir de la petite patrie était demeuré intact dans leur cœur. De là leur désir de se connaître, de se rapprocher, afin de retrouver dans cette union comme un reflet de la Provence. Le moment le plus favorable pour grouper toutes les intelligences qui représentaient avec le plus d’autorité la langue, les mœurs et les usages du Midi parut donc être arrivé, et ce fut Maurice Faure, inconnu alors, célèbre aujourd’hui, qui devint le promoteur du projet. Partageant ses idées et son enthousiasme, le peintre Eugène Baudouin, qui avait emporté sur sa palette les tons chauds et colorés des fleurs et du ciel de son pays, et Xavier de Ricard, gentilhomme de lettres, s’étaient joints à l’inspirateur de cette fraternelle et patriotique pensée. Ardents, infatigables, jeunes tous trois, pleins de confiance dans l’avenir, ils virent bientôt accourir autour d’eux les membres les plus distingués de la colonie provençale. On y remarquait Amédée Pichot, le poète Méry, Adolphe Dumas, qui valut à Mistral l’admiration et l’amitié de Lamartine, Moquin-Tandon et bien d’autres. Amédée Pichot possédait à un si haut degré le culte de la littérature méridionale qu’il fit construire, entre Bellevue et Sèvres, une villa qui était un véritable temple élevé en l’honneur de la muse provençale. Il le fit orner de décorations céramiques dont l’exécution fut confiée à Balze. Elles représentaient des scènes du Midi, qu’il ne voulut laisser à personne le soin de caractériser par des proverbes et des vers provençaux. Tout près de là, avenue Mélanie, J.-B. Dumas (d’Alais) fit également acte de félibre en prenant pour devise: Ai fa moun mas; au-dessus de la porte de la charmante villa qu’il habita jusqu’à sa mort, on peut lire encore aujourd’hui: Mas J.-B. Dumas. Plus tard, le Félibrige de Paris, dont nous parlerons bientôt, confia au sculpteur Truphème l’érection, à Meudon, du buste de Rabelais, en souvenir de son séjour dans le Midi et des provençalismes dont il sema son œuvre entière.
Ce fut ainsi que, d’étape en étape, les Méridionaux de Paris fondèrent une association qui eut nom la Cigale, d’après l’emblème des troubadours. Après avoir choisi Henri de Bornier comme président, ils résolurent de se réunir dans un banquet mensuel, dont le premier eut lieu en 1875, au Palais-Royal, chez Corraza. Dans son excellent discours, l’auteur déjà célèbre de la Fille de Roland donna à l’événement du jour une interprétation qu’il estimait exacte, en l’élevant à la hauteur des besoins auxquels il répondait, aussi bien au point de vue de l’art qu’à celui du groupement des intérêts et des individualités les plus marquantes du Midi. Les premiers Cigaliers s’étaient-ils réellement tracé un programme si complet, avaient-ils visé un but si élevé? Évidemment non. Ils ne pouvaient espérer de cette manifestation que la réalisation d’une partie de leurs aspirations. Dans leur esprit, la part qui devait être faite à la rénovation de la langue provençale avait été quelque peu négligée. Il semble, d’ailleurs, qu’une société composée surtout d’artistes, où les hommes de lettres et les poètes ne figuraient qu’en infime minorité, fût peu qualifiée pour s’occuper utilement de littérature, de philologie et de linguistique. Mais la situation ne tarda pas à se modifier. La magnifique fête que les Cigaliers offrirent aux Félibres de Provence à l’Hôtel-Continental, au lendemain de leur réception dans le Midi, et à l’occasion de l’Exposition de 1878, fut le point de départ d’une nouvelle organisation. A ce banquet, présidé par Henri de Bornier, qui, dans une magnifique pièce de vers, salua en Aubanel, en Roumanille et en Félix Gras[39] les représentants les plus illustres du Félibrige, M. Bardoux, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, ne craignit pas de donner aux sociétés méridionales une consécration officielle. En une improvisation chaude et brillante, il vanta l’enthousiasme artistique et littéraire dont elles étaient nées, sans s’arrêter aux polémiques quelquefois injurieuses, toujours injustes, auxquelles elles avaient donné lieu. C’est à la suite de cette solennité que Maurice Faure, profitant très habilement de ce moment d’accalmie, encouragé par les Félibres du Midi qui s’étaient ralliés à ses idées, projeta la création d’une seconde société méridionale à Paris.
Avec une foi d’apôtre et une opiniâtreté qui puisait sa force dans son ardent amour de sa chère Provence, de sa langue si harmonieuse et si riche, de ses mœurs et de ses usages locaux, Maurice Faure poussa son entreprise. La Cigale aurait une sœur qui, tout en conservant l’élément artistique qui y dominait, ferait aux travaux de philologie provençale et de littérature une part plus large.
Après s’être adjoint A. Duc (dit Ducquercy), Baptiste Bonnet, le baron de Tourtoulon et le marquis de Villeneuve-Esclapon, Maurice Faure proposa à ses nouveaux collaborateurs de se réunir chaque semaine au restaurant Martin, rue Dauphine[40]. Martin était un cuisinier marseillais qui avait su s’attirer la clientèle de ses compatriotes en leur offrant les mets de leur pays. On y mangeait la bouillabaisse, l’aioli, la brandade de morue, la soupo aù fiéla, la bourrido, les paquets de La Pomme et autres plats locaux, arrosés des vins exquis de Châteauneuf, de la Nerthe, de Lamalgue, de Cassis, de l’Ermitage et du Saint-Pérey mousseux, tout comme sur La Cannebière. Son enseigne était un modèle du genre; libellée en provençal, elle empruntait au Journal de Mistral son épigraphe:
S’il est vrai, comme il a été dit, qu’une bonne table n’a pas toujours été étrangère au succès d’une bonne cause, les Félibres de Paris doivent avouer que le restaurateur Martin a su, par sa cuisine exquise, amener à leur société un courant sympathique et bien des adhérents qui auraient pu l’ignorer s’ils n’avaient été séduits par les vapeurs embaumées qui s’échappaient de ses casseroles. Le Midi lui doit d’avoir été, dans la capitale, le propagateur le plus habile de sa cuisine, aujourd’hui généralement répandue et pour ainsi dire classique dans certains établissements parisiens.
Dans un de ces banquets où régnait la plus franche gaîté et qui était comme le rendez-vous des Provençaux, Maurice Faure forma le noyau embryonnaire du futur Félibrige parisien. Il s’était proposé de faire naître la nouvelle Société d’une manifestation félibréenne. Il fut donc convenu que l’on fêterait la Sainte-Estelle, patronne du Félibrige, en 1879, à Sceaux, en commémoration de la visite des Félibres en 1878, et aussi comme un rappel de la fête qui leur avait été offerte à cette occasion à l’Hôtel-Continental.
On s’est souvent demandé pourquoi les Félibres avaient choisi Sceaux plutôt que tout autre village des environs de Paris. C’est que Sceaux évoquait le souvenir de Florian, dont les Cigaliers, quoique indifférents au mouvement félibréen, pouvaient cependant honorer la mémoire et comme Cévenol et comme fabuliste français. Ce souvenir formait, entre Cigaliers et Félibres, la base d’une entente qui leur permettait de se réunir amicalement dans les mêmes agapes fraternelles, d’y glorifier le Midi en commun, sans changer leurs programmes respectifs, sans nuire au développement de leurs aspirations légitimes. Fêter Florian à Sceaux, c’était pour chacun se placer sur un terrain neutre. Si les Cigaliers préféraient s’exprimer en français pour honorer la mémoire du fabuliste, les Félibres, en employant le provençal, rendaient également hommage à l’auteur de la romance d’Estelle et Némorin:
A ces raisons, un attrait s’ajoutait encore et militait en faveur de ce site charmant. Une Société littéraire n’était ni déplacée ni étrangère sous les ombrages de cette ville de Sceaux qui, sous Louis XIV, était comme une petite Athènes, avec ses poètes, ses savants, ses philosophes. Si, par un retour sur le passé, nous faisons revivre dans notre imagination ce qu’en 1714 on appelait les Nuits de Sceaux, nous assistons à ces fêtes magnifiques données par la petite cour de la duchesse du Maine et qui brillèrent d’un éclat assez vif pour que l’histoire n’ait pas dédaigné de les enregistrer.
Il ne pouvait en être autrement quand Malézieu, l’abbé Genest, le marquis de Saint-Aulaire (que la duchesse appelait son Apollon et son berger), le duc de Bourgogne, le maréchal de Polignac, de Vaubrun, Destouches, Mme de Staal-Delaunay et tant d’autres y dépensaient leur esprit et leur talent sans compter. Fontenelle lui-même y fréquenta longtemps et Voltaire y composa Zadig. Enfin, au point de vue provençal, Sceaux se trouvait rattaché au Félibrige par le souvenir qu’y laissa Mouret (d’Avignon), comme surintendant de la musique de la duchesse. Ce fut sous ces arbres centenaires, dans les bosquets touffus où la rose et le jasmin l’enivraient de leurs parfums en lui rappelant sa terre natale, qu’il composa la musique des fameuses Nuits de Sceaux, dont les accords mélodieux firent retentir les échos de cette demeure princière. Mais il s’affirma surtout Méridional ardent et Félibre avant le Félibrige lorsque, l’esprit plein des souvenirs de sa jeunesse, il composa la Provençale, poème charmant qui eut l’honneur d’être représenté à l’Opéra, où notre langue fit sa première apparition, accompagnée par des galoubets et des tambourins. Quel village de la banlieue de Paris aurait aux yeux des intéressés réuni tant de titres? C’est à bon droit que les Méridionaux en ont fait le rendez-vous annuel de leur fête patronale, la Sainte-Estelle.
Le premier banquet félibréen donné à Sceaux eut lieu en 1879. Il fut présidé par le baron de Tourtoulon, l’historien de Jacques d’Aragon, le fondateur de la Revue des langues romanes de Montpellier. Ce président, qui avait précédemment assisté à la fondation du Félibrige de Provence, rappelait aux convives, par sa seule présence, les diverses étapes de cette Société, les obstacles qu’elle avait dû surmonter, les luttes soutenues contre l’hostilité des uns ou l’indifférence des autres, puis le succès final. Il semblait également les prévenir que, comme les Félibres de Provence, ils auraient leurs détracteurs, leurs malveillants et leurs sceptiques. Mais le but à atteindre est noble: c’est le réveil de tout un passé qui n’a pas manqué de grandeur, c’est la rénovation d’une langue dont les œuvres littéraires ont pu inspirer les poètes et les écrivains du Nord, et, comme l’a dit un académicien[42], marcher de pair avec la poésie française, «la France étant assez riche pour se payer deux littératures».
A la suite de ce banquet, la Société des Félibres de Paris (Soucieta felibrenco de Paris) se trouva constituée par les sept membres fondateurs suivants:
Maurice Faure, publiciste, fonctionnaire;
J.-B. Amy, sculpteur;
P. Grivolas, peintre;
Ducquercy, homme de lettres;
B. Bonnet, qui devait plus tard nous donner Vido d’infan;
J. Bauquier, romanisant émérite, archiviste paléographe;
Louis Gleize, poète provençal, qui réussit également bien en français, auteur de la chanson Mireille et mes amours, un des grands succès des concerts.
Le programme et les statuts de la Société furent approuvés par le Gouvernement. Nous allons les reproduire fidèlement, comme nous l’avons fait pour ceux du Félibrige de Provence.
SOCIÉTÉ DES FÉLIBRES DE PARIS
(SOUCIETA FELIBRENCO DE PARIS)
STATUTS
I.—BUT ET ACTION DE LA SOCIÉTÉ
Article premier.—Sous le titre de «Société des Félibres de Paris (Soucieta felibrenco de Paris)», il est créé, à Paris, une Association ayant pour objet d’étudier le Midi de la France dans ses idiomes, ses beaux-arts, ses traditions, son histoire; de seconder la renaissance littéraire de la langue d’Oc, et de contribuer ainsi à l’accroissement des richesses intellectuelles de la patrie française.
Art. 2.—La Société s’interdit de toucher aux questions politiques, religieuses et philosophiques.
Art. 3.—Elle manifeste son action par des réunions périodiques, des assemblées générales, des fêtes, des concours, des publications ayant trait aux dialectes méridionaux, etc.
Art. 4.—La Société se compose de Membres titulaires, de Membres correspondants et de Membres associés.
Les Membres titulaires ne peuvent dépasser le nombre de cinquante.
Les Correspondants sont les Membres titulaires qui ont cessé de résider au Siège de la Société. Pendant leur séjour à Paris, ils peuvent assister aux réunions périodiques, avec les mêmes droits que les membres titulaires.
Les Membres associés, dont le nombre n’est pas limité, sont choisis parmi les amis du Félibrige qui veulent encourager par leur concours la Société des Félibres de Paris. Ils sont convoqués de droit aux Assemblées générales et aux fêtes organisées par l’Association. Ils jouissent des mêmes réductions que les titulaires et les correspondants sur le prix des publications de la Société.
Il peut être créé des Membres honoraires.
Art. 5.—L’élection des Membres titulaires et associés est faite au scrutin secret par les Membres titulaires.
Tout candidat doit être présenté par deux Membres titulaires au moins, et adhérer au but poursuivi par la Société en affirmant sa ferme intention de s’associer à ses efforts.
L’élection n’est valable que si la candidature a été régulièrement annoncée dans une séance antérieure à celle où le scrutin doit être ouvert.
Trois voix opposantes, quel que soit le nombre des votants, suffisent pour entraîner obligatoirement le rejet de la candidature proposée.
Tout titulaire nouvellement élu doit, dans la première réunion à laquelle il assiste, répondre par un discours en langue d’Oc aux paroles de bienvenue que lui adresse un Membre désigné par le Bureau.
II.—RESSOURCES DE LA SOCIÉTÉ.—COMPTABILITÉ
Art. 6.—Les ressources de la Société se composent des cotisations de ses Membres, du produit des publications et des libéralités dont elle peut être l’objet.
La cotisation annuelle est fixée à 10 francs pour les Membres titulaires, les correspondants et les associés, à 20 francs pour les Membres honoraires.
Un compte rendu financier est présenté, chaque année, par le Bureau, dans une Assemblée générale à laquelle tous les Sociétaires sont convoqués.
Les fonds provenant des cotisations ou autres, constituant les ressources de la Société, ne peuvent être affectés qu’à des dépenses d’administration ou de publication.
III.—ADMINISTRATION DE LA SOCIÉTÉ
Art. 7.—Les Membres titulaires sont exclusivement chargés de l’Administration de la Société.
Le Bureau se compose d’un Président, de trois Vice-Présidents, d’un Trésorier et de deux Secrétaires.
Art. 8.—Les Membres du Bureau sont pris parmi les Membres titulaires; ils sont élus par ces derniers, pour un an, au scrutin secret, à la majorité absolue des suffrages exprimés au premier tour, à la majorité relative au second.
Art. 9.—Le Président ne peut être élu plus de deux années de suite dans les mêmes fonctions. Il a voix prépondérante en cas de partage.
Art. 10.—Le Bureau, sous la direction du Président, exécute les décisions prises dans les réunions périodiques ou en Assemblée générale.
Art. 11.—Des Commissions spéciales peuvent être organisées par décision de l’Assemblée des Membres titulaires qui délimitent leur pouvoir.
Art. 12.—Les décisions de l’Assemblée générale ou des réunions périodiques sont valables quel que soit le nombre des Membres présents, si tous les Membres qui doivent être convoqués ont été régulièrement avisés par le Secrétariat.
Art. 13.—Le procès-verbal des séances, tant des réunions périodiques et des Assemblées générales que des Commissions, est tenu par l’un des Secrétaires de la Société, ou par celui des Commissions spéciales.
Art. 14.—Le Président est suppléé, en cas d’empêchement ou d’absence, par l’un des Vice-Présidents.
IV.—DISPOSITIONS GÉNÉRALES
Art. 15.—Nul changement aux présents Statuts ne peut être adopté, si la demande n’a été formée par trois Membres, et votée par la majorité absolue des titulaires présents à la séance où la modification a été mise à l’ordre du jour.
Art. 16.—L’Assemblée des Membres titulaires a le droit de déclarer démissionnaires les Membres de la Société qui ne se conformeraient pas aux obligations imposées par les Statuts ou aux décisions régulièrement prises.
Art. 17.—Les dames ne peuvent être admises aux réunions périodiques des Membres titulaires.
Art. 18.—Le Bureau peut inviter aux séances de la Société les Félibres et les notabilités méridionales de passage à Paris.
Art. 19.—Le montant des banquets qui pourront être organisés sera toujours payé au moyen des cotisations spéciales et personnelles des membres qui y prendront part.
Paris, le 23 juillet 1879.
Pour copie conforme:
Le Président,
C. de Tourtoulon.
Le Programme et les Statuts de la Société des Félibres de Paris ont été autorisés le 11 décembre 1880 par l’arrêté suivant:
| RÉPUBLIQUE FRANÇAISE | Société des Félibres de Paris. | |
PRÉFECTURE DE POLICE Nº 33.389 |
||
Nous, Préfet de Police, sur la demande à nous adressée, le 3 novembre 1880, par les personnes dont les noms et adresses figurent sur la liste ci-jointe, demande ayant pour but d’obtenir l’autorisation nécessaire à la constitution régulière d’une association fondée à Paris sous la dénomination de: «Société des Félibres de Paris», dont le Siège serait établi rue du Regard, 10;
Ensemble les Statuts de ladite Association; vu l’article 291 du Code pénal et la loi du 10 avril 1834;
Arrêtons:
Article premier.—L’Association organisée à Paris sous la dénomination de: Société des Félibres de Paris, est autorisée à se constituer et à fonctionner régulièrement.
Art. 2.—Sont approuvés les Statuts susvisés tels qu’ils sont annexés au présent arrêté.
Art. 3.—Les Membres de l’Association devront se conformer strictement aux conditions suivantes:
1o Justifier du présent arrêté au commissaire de police du quartier sur lequel auront lieu les réunions; 2o n’apporter, sans notre autorisation préalable, aucune modification aux Statuts, tels qu’ils sont ci-annexés; 3o faire connaître à la Préfecture de police, au moins cinq jours à l’avance, le local, le jour et l’heure des réunions générales; 4o n’y admettre que les Membres de la Société et ne s’y occuper, sous quelque prétexte que ce soit, d’aucun objet étranger au but indiqué dans les Statuts, sous peine de suspension ou de dissolution immédiate; 5o se pourvoir d’autorisations spéciales pour les fêtes organisées par la Société et auxquelles des personnes étrangères seraient admises; 6o nous adresser, chaque année, une liste contenant les noms, prénoms, professions et domiciles des Sociétaires, la désignation des Membres du Bureau, sans préjudice des documents spéciaux que la Société doit également fournir chaque année sur le mouvement de son personnel et sur sa situation financière.
Art. 4.—Ampliation du présent arrêté, qui devra être inséré en tête des Statuts, sera transmise au commissaire de police du quartier Notre-Dame-des-Champs, qui le notifiera au Président de l’Association et en assurera l’exécution en ce qui le concerne.
Fait à Paris, le 11 décembre 1880.
Le Député, Préfet de Police,
Andrieux.
Pour ampliation:
Le Secrétaire général,
J. Cambon.
Paris, le 24 décembre 1880.
Le Commissaire de police,
Dumanchin.
Après avoir lu et comparé les Règlements et Statuts du Félibrige de Provence et des Félibres de Paris, on constate que, s’il y a des différences dans l’organisation, l’administration ou l’étendue des pouvoirs, du moins le but général poursuivi par les deux Sociétés est le même. Toutes deux s’appliquent à l’épuration de la langue provençale et à sa propagation par des moyens pratiques; toutes deux ont entrepris de rappeler les coutumes, jeux et usages dont la tradition populaire est arrivée jusqu’à nous. Elles veulent également relier la langue romane des derniers siècles des troubadours au provençal actuel par une littérature forte, élevée, par des œuvres poétiques de grande allure. L’exécution de cette partie du programme, la plus difficile, est absolument nécessaire si l’on veut donner au dialecte provençal l’éclat dont a joui le roman, et faire oublier une période néfaste qui l’a empêché d’atteindre à la perfection du français. Frappée de déchéance après la croisade contre les Albigeois, la langue romane se ressentit forcément des siècles d’obscurantisme qui s’appesantirent sur elle. Dégénérée, elle descendit au rang des patois, et ce n’est pas trop des efforts des lettrés méridionaux, secondés par ceux de tous les pays, pour lui rendre une pureté de forme et d’expression digne de son ancienne perfection et de la place qu’elle a jadis occupée dans l’histoire littéraire de notre Provence ensoleillée.
Lorsque la Société des Félibres de Paris se fonda, on fut tenté de la regarder comme une branche cadette, comme une annexe du Félibrige de Provence. La publication de ses statuts suffit pour éclairer aussitôt l’opinion. Elle démontra, en effet, clairement que, si les deux Sociétés poursuivent un but commun, elles ne sont pas moins absolument indépendantes l’une de l’autre. Les Félibres de Paris ne sont rattachés à aucune maintenance; ils conservent leur libre arbitre, et leurs décisions, aussi bien que leurs manifestations, à Paris ou en province, n’ont pas à recevoir l’approbation ni à craindre le veto du Félibrige du Midi.
Indépendants, ils ne sont inféodés à aucune méthode spéciale. Très éclectiques, au point de vue linguistique, non seulement ils admettent tous les dialectes méridionaux, mais leur organe, le Viro-souleù, est une publication bilingue dont le succès s’affirme chaque jour.
Accueillis tout d’abord d’une façon plutôt ironique, ils n’ont pas tardé à obtenir un succès de curiosité. Puis leur sincérité, leur enthousiasme débordant, l’amour qu’ils ont voué au sol natal, qu’ils chantent et proclament dans leurs réunions et leurs fêtes, leur ont concilié la bienveillance du Paris intellectuel. Partout, au café Voltaire, à Sceaux, au théâtre antique d’Orange ou dans leurs pèlerinages félibréens, il les suit, sympathique et joyeux. Il aime ces enfants du Midi, dont l’exubérance chante la vie, dont les yeux de flamme semblent avoir emporté un rayon de leur soleil, dont la voix chaude et vibrante résonne comme une fanfare; c’est pour lui un spectacle nouveau, il regarde, écoute et applaudit. Hier, c’était au bois de Boulogne, où la petite phalange venait, sous la clarté astrale, réciter des vers au légendaire troubadour Catelan. Puis, c’est dans l’antique théâtre romain d’Orange que le Parisien bat des mains aux magnifiques strophes de Pallas-Athénée, chantées par Mlle Bréval. Les Erynnies, de Leconte de Lisle, Antigone, Œdipe roi, interprétés par les artistes de la Comédie-Française, lui arrachent des cris d’enthousiasme. Ah! c’est qu’ici nous ne sommes plus sous les brumes du Nord; le ciel limpide et chaud communique ses ardeurs, il a dégelé toutes les conventions plus ou moins protocolesques; chacun redevient lui-même, la nature reprend ses droits. On a souvent parlé de l’antagonisme entre les races du Nord et celles du Midi; on a de la peine à y croire lorsqu’on suit les Félibres dans leurs pérégrinations annuelles. C’est un spectacle digne d’intérêt que ces races opposées et prétendues rivales, confondues, la main dans la main, partageant les mêmes joies et les mêmes enthousiasmes. Là où la politique est restée impuissante, les arts et la littérature ont triomphé. Que n’a-t-on pas dit des effets de la croisade contre les Albigeois et de l’oppression exercée par l’ancienne monarchie sur les provinces méridionales! Eh bien, pour s’être fait attendre, la revanche du Midi sur le Nord n’est pas moins complète. Et voilà comment les Félibres de Paris comprennent la conquête. Ils jettent aux quatre vents leurs poésies et leurs chansons, et leurs idées, comme la bonne graine, germent dans cette terre de l’intellectualisme qu’on appelle Paris. Et Paris enivré suit ces charmeurs, qui le mènent vers les rives azurées de la Méditerranée. Et ce pays si beau, mais presque ignoré des Parisiens jusque-là, se peuple et se transforme. Toute la côte d’azur se couvre de riches villas et de jardins pleins de fleurs. La colonie étrangère ajoute son contingent et vient planter sa tente sur ces rives embaumées; les chemins de fer qui sillonnent le littoral transportent, aux approches de l’hiver, tout un monde qui fuit les brouillards glacés de la Seine et de la Tamise. C’est là un commencement de décentralisation et de cosmopolitisme de bon aloi. Les Félibres, qui y sont bien pour quelque chose, ont eu, sur les hommes politiques préoccupés de ces questions, une supériorité que ces derniers ne leur avaient jamais soupçonnée.
Il est incontestable que les Félibres de Paris ont apporté à la cause des revendications méridionales un concours assez réel pour s’être traduit par des résultats appréciables. Grâce aux membres du Parlement qu’ils comptent dans leurs rangs, ils ont obtenu l’appui du Gouvernement. Le Ministre de l’Instruction publique n’a pas hésité à faire bénéficier leurs lauréats d’un prix spécial, dont le caractère officiel augmente la valeur. Leurs fêtes de Sceaux, présidées par les premières illustrations littéraires de notre époque, sont le rendez-vous des amis des lettres et des arts. Là, sous les ombrages séculaires du parc de la duchesse du Maine, ils reconstituent les cours d’amour de Signes et de Romanin où, jadis, un aréopage aussi célèbre par la beauté que par l’esprit, présidé par Stéphanette de Baulx, la comtesse de Die, Phanette de Gantelme, Hugonne de Sabran, etc., rendait des arrêts chantés par les troubadours. Aujourd’hui, les vers alternent avec les chansons et chaque Félibre vient, devant la reine de la cour d’amour, présenter ses hommages respectueux et réciter une poésie. Tous les artistes du Midi, si aimés du public parisien, tiennent à figurer au programme. La Comédie-Française, l’Opéra, l’Opéra-Comique, l’Odéon et le Conservatoire de Musique prêtent leur concours. Après avoir couronné les bustes d’Aubanel, de Florian et du regretté Paul Arène, l’un des fondateurs du Félibrige de Paris, le cortège s’achemine vers la mairie, au milieu des fanfares, des Sociétés de gymnastique et des détonations des boîtes à poudre dont le fracas, se répercutant jusqu’au fond du parc, trouble les expansions des amoureux qui s’y sont réfugiés. Mais voici l’heure des discours. M. Charaire, le maire si accueillant de Sceaux, M. Chateau, son successeur aujourd’hui, souhaitent en termes émus la bienvenue aux arrivants. La réponse de M. Sextius Michel est toujours un morceau très goûté, qui laisse deviner les beautés plus étudiées et plus académiques de la harangue qu’il adressera ensuite au Président.
Aimable biographe, il retrace de main de maître la carrière et les œuvres de celui que le choix a désigné pour présider à cette fête, et doit ainsi provoquer de sa part une réponse improvisée aussi agréable que spirituelle. Puis, lecture du palmarès et remise des récompenses aux lauréats. Le soir, banquet, toasts, chansons, brindes. Le tout se termine par des illuminations, un feu d’artifice et une farandole échevelée dans le parc, aux sons des fifres et des tambourins, après, toutefois, l’exhibition de la Tarasque au corps couvert d’écailles d’or et de pointes acérées, à la tête monstrueuse, à la queue ballante, terreur des gamins trop curieux.
Le champ d’action du Félibrige de Paris, grâce à ses relations avec le monde officiel, s’est bientôt agrandi. Les départements méridionaux en ont ressenti les heureux effets, et, sous son impulsion, ont vu élever des statues et des monuments aux précurseurs du Félibrige. Les poètes populaires, interprètes des sentiments du peuple, peintres de ses mœurs, eux-mêmes souvent sortis de son sein, n’ont pas été oubliés de lui. On lui doit encore la création d’une chaire de langue romane, à Aix. Maurice Faure obtint ensuite un crédit pour la restauration du théâtre antique d’Orange. Et c’est depuis cette époque qu’ont pu être organisées ces magnifiques manifestations littéraires et artistiques que les Ministres et le Président de la République ont officiellement honorées de leur présence[43].
Elles réveillèrent, chez les populations impressionnables du Midi, des talents qui sommeillaient et n’attendaient qu’une occasion pour se produire. Une noble émulation les saisit et fit éclore, outre des poètes lettrés, une seconde pléiade de poètes populaires dont les œuvres, justement appréciées, doivent être signalées dans cet ouvrage.
Philippe Chauvier, de Bargemont, fut un des premiers qui attirèrent sur eux l’attention du monde littéraire. Tout enfant, alors qu’il apprenait son métier de tachié (fabricant de clous pour souliers), il crayonnait des vers sur les murs de la forge. Lui-même nous l’apprend dans les lignes suivantes:
Son talent s’affermit par le travail; les sonnets, les odes se succédèrent et bientôt les journaux les reproduisirent. Il fit d’abord paraître un poème intitulé: Moun peis, dans lequel il chante Bargemont et ses gracieux paysages; suivirent les Villageoises et les Fiho daù souleù, où il célèbre les yeux noirs et le rire savoureux des jolies Bargemonnaises. Le tachié ayant été remplacé par la machine (ainsi le veut le progrès), Philippe Chauvié s’est retiré dans une petite boutique où il vend un peu de tout, mais où son art de prédilection n’a pas perdu ses droits, car on entend encore, dans ses moments de loisirs, le vieux tachié chanter ses gais refrains, ou bien, penché sur son comptoir, on le voit écrire ses dernières inspirations.
Quant à Rieu, dit Charloun, le poète paysan du Paradou, déjà connu et apprécié dans son pays, c’est aux Félibres de Paris qu’il doit d’avoir été mis en lumière dans un monde littéraire où jusqu’alors il n’avait pu pénétrer. C’est dans un de leurs voyages en Provence, où tout ce qui rime et chante vient se grouper autour d’eux, que Charloun trouva l’occasion de déclamer ses vers. Son succès mérité attira l’attention du Ministre de l’Instruction publique, qui lui décerna les palmes académiques. Jamais palmes ne furent mieux placées, jamais M. Leygues, le sympathique Ministre félibre et cigalier, ne fut mieux inspiré que le jour où, dans cette République démocratique, il attacha sur la poitrine de cet enfant de la terre, effleuré par l’aile de la muse provençale, le ruban violet, jusqu’ici réservé aux membres de l’Instruction publique et aux lettrés.
Le Félibrige de Paris, qui était un peu le parrain du poète du Paradou, en cette circonstance, s’associa à la remise de cette récompense honorifique en votant, sur la proposition de son Bureau, l’envoi gracieux des insignes, avec une dédicace flatteuse au nouveau titulaire.
Lazarine de Manosque, dont le Viro-Souleù enregistrait avec regret, il y a quelques mois, le décès prématuré, a laissé une œuvre, dont les journaux ont publié divers fragments et qui a pour titre: Remembranço. Dans sa boutique du marché des Capucins, à Marseille, elle accueillait avec la même grâce et le même attrait les sommités du Félibrige et les jeunes poètes encore peu connus qui venaient auprès d’elle s’inspirer de son amour ardent pour le langage natal. Puis vinrent les jours de deuil. Lorsque l’on apprit la mort de la vaillante félibresse, qui s’était retirée dans sa villa Magali, à la Blancarde, pour se livrer entièrement à son art, ce fut une profonde douleur pour le Félibrige tout entier, qui perdait en elle un de ses membres les plus dévoués. A son enterrement, MM. Galicier, Bigot, Houde, Rougou, Bourrelier, Mouné et d’autres surent, par des paroles émues, rendre à l’auteur regretté de tant d’œuvres gracieuses, d’une composition simple et appropriée à l’âme du peuple, le juste hommage qui lui était dû, et fixer son souvenir par une manifestation aussi sympathique que félibréenne.
Mme Joseph Gauthier, que la mort a également fauchée, était connue dans toute la Provence sous le nom de la félibresse Brémonde. A Hyères, en 1885, elle reçut des mains de Mistral le grand prix du Félibrige, la couronne d’olivier en argent. Elle a laissé deux ouvrages qui rappelleront son souvenir aux générations futures: Brut de caneu et Vélo blanco où, entre autres morceaux, on peut citer Matinado, d’une fraîcheur exquise de sentiment et d’expression.
A cette liste de jeunes poètes, nouveaux venus au Félibrige, on peut ajouter Joseph Renaud, de Vacqueyras, qui, dans Mélanio, a révélé les qualités d’un tempérament dramatique de grand avenir; Charles Martin, que lou Casteu e lei Papo d’Avignoun classe au premier rang parmi les félibres du Midi. Nous n’aurions garde d’oublier le bon Crouzillat, de Salon, hier encore si gai, aujourd’hui dormant son dernier sommeil. L’Eissame la Bresco e lou Nadau lui survivront et rappelleront le souvenir de cet homme aimable et bon.
Nous terminerons en citant Lucien Duc, l’auteur de Marinetto; Louis Roux, Joseph Gauthier, Louis Roumieux, Maurice Raimbaud, l’auteur d’Agueto, et Alphonse Laugier, que ses Surprises du nouvel an ont classé parmi les meilleurs humoristes de notre époque.
Le théâtre provençal a aussi produit quelques artistes qui, en interprétant les œuvres des félibres, ont servi la cause méridionale et aidé à l’expansion de la langue provençale. A ce titre, ils méritent d’être nommés et au hasard de la mémoire nous pouvons inscrire: Revertégat, Brunet, Boyer, Sicard, Paggi, Pagès, Duparc, Foucard, etc., tous enfants du Midi, tous animés du même esprit de propagande, tous félibres par le cœur sinon de fait. Si nous avons pris plaisir à mentionner quelques-uns des principaux interprètes des œuvres félibréennes, nous n’aurons garde d’oublier les vaillantes feuilles qui ont soutenu et propagé nos idées et nos œuvres. La presse provençale s’est montrée à la hauteur de son rôle et nous sommes heureux de lui rendre justice en donnant ici la nomenclature de ces publications si curieuses à tant de titres pour les romanisants et les adeptes de la philologie provençale, si intéressantes pour les Félibres, si dignes d’encouragement pour tous ceux qui ont à cœur les revendications de nos départements du Midi, ardents protagonistes de la décentralisation.
Ce sont d’abord, à Paris:
- La Revue félibréenne, de Paul Mariéton;
- La Romania, de Paul Meyer et Gaston Paris;
- La Revue de philologie française et provençale, de L. Clédat;
- La Province, de Lucien Duc;
- La Cigale, organe des Cigaliers;
- Lou Viro-Souleù, organe des Félibres de Paris.
Puis en province:
- La Revue des langues romanes, à Montpellier;
- Lou Felibrige, de Jean Monné, à Marseille;
- Limouzi, de Sernin Santy, à Saint-Etienne;
- La Sartan, de Pascal Cros, à Marseille;
- La Terre d’Oc, de Sourreil, à Toulouse;
- La Campana de Magalouna, à Montpellier;
- Lou Calel, de Delbergé, à Villeneuve-sur-Lot;
- L’Homme de bronze et le Forum républicain, Arles;
- L’Aioli, Avignon;
- La Revue méridionale, de Rouquet, à Carcassonne;
- Le Petit Var, Toulon;
- Le Petit Provençal, Marseille;
- Le Petit Marseillais, Marseille;
- L’Armana marsihès;
- L’Armana prouvençaù.
Parlerons-nous des concours, toujours si suivis, fondés par les Félibres de Paris? Le nombre sans cesse croissant des concurrents annuels suffit pour en attester le succès, qui d’ailleurs s’explique de lui-même quand on sait avec quel soin, quel esprit de méthode sont préparés les programmes. C’est dans la salle des délibérations, au café Voltaire, salle ornée des portraits des personnalités marquantes des Sociétés littéraires méridionales et des œuvres des peintres et sculpteurs du Midi, que sont discutés longuement les divers paragraphes du Concours des jeux floraux. Sous la présidence du si sympathique maire du XVe arrondissement, M. Sextius Michel, dont on fêtait dans un banquet mémorable, il y a quelques mois, le trentenaire des fonctions municipales, on pose les questions à débattre. Chacun, suivant ses goûts, ses études ou ses préférences personnelles, examine la partie du programme qui l’intéresse davantage. Ce serait une banalité de répéter que l’âme du Félibrige de Paris est, sans contredit, Maurice Faure. Il suffit d’assister à une séance pour être frappé de l’entrain qu’il communique et des résultats acquis par la façon claire et précise dont il élucide les points douteux ou équivoques. Sa parole chaude et éloquente donne à ces réunions un attrait qui, non seulement en fait le charme, mais en rehausse incontestablement l’importance.
L’attrait est doublé quand M. Deluns-Montaud, ancien ministre, aujourd’hui directeur des Archives aux Affaires étrangères, y ajoute celui de sa présence. Les idées élevées qu’il développe avec une rare éloquence sont servies par un organe si sympathique que tous, sous le charme communicatif de l’ancien député, vice-président de la Société, écoutent attentifs, bercés par cette voix si douce lorsqu’elle évoque les légendes poétiques de nos vieilles provinces méridionales, tonnante lorsqu’elle s’indigne sur les malheurs immérités qui les ont frappées dans le passé, éclatante comme une fanfare lorsqu’elle célèbre leur grandeur et leurs triomphes.
Puis, au hasard des yeux, on aperçoit la bonne figure rabelaisienne d’Auguste Fourrés, qui sourit au souvenir des troubadours dont la vie se partageait entre l’amour et la poésie et dont il nous promet une histoire. En arrière, la haute stature d’Amy; sa barbe olympienne, ses membres puissants font de lui comme une personnification du Rhône auprès duquel il est né, dans ce Tarascon que Daudet a rendu célèbre, plus que les Tarasconnais n’auraient voulu. Ses œuvres artistiques ont honoré le Félibrige, et son Tambour d’Arcole, ce bronze vivant, restera l’une de ses meilleures créations. Puis la pléiade des peintres: Dufau, Wagner-Robier, Roux-Renard, Bénoni-Auran, mêlés aux sculpteurs: Hercule, Miale, Riffard; Injalbert, dont le pont Mirabeau, le monument élevé à la mémoire de Molière, à Pézenas, et d’autres œuvres aussi importantes attestent l’habileté et justifient la renommée. Mais voici les littérateurs et les poètes: Baptiste Bonnet, le premier parmi les Félibres qui ait donné des ouvrages en prose provençale, où le bonheur et la justesse de l’expression s’unissent à une forme simple et naturelle et à l’enchaînement méthodique des idées; Roux Servine, qui se joue des difficultés de la poésie provençale aussi bien que de la poésie française; Raoul Gineste, pseudonyme sous lequel se cache le plus provençal des docteurs en médecine que possède Paris, l’auteur de la Marchando de tello, d’un joli sonnet sur les chats, et d’autres poésies d’un sentiment bien félibréen; Henri Giraud, Fernand Hauser, H. Faure, Fernand de Rocher, Loubet et tant d’autres producteurs d’œuvres charmantes dont la nomenclature serait trop longue.
Que dire des soirées littéraires qui suivent le banquet mensuel? Elles sont charmantes, pleines d’expansion et sans prétentions aucunes. Chacun dit des vers qu’il a composés pour la circonstance; on récite ceux des maîtres, Mistral, Aubanel, Roumanille, dont les Félibres de Paris sont les grands admirateurs. Jules Troubat, l’ancien secrétaire de Sainte-Beuve et vice-président de la Société, fait revivre l’abbé Fabre, son compatriote montpelliérain, le Rabelais du Midi, en récitant des extraits du Siège de Caderousse. Et lorsque j’aurai cité A. Tournier, le bibliothécaire du Ministère de l’Instruction publique, également vice-président, auteur du livre connu sous le titre Du Rhône aux Pyrénées, d’un autre sur Gambetta, d’un autre encore sur le conventionnel Vadier; l’intendant général Enjalbert, vice-président, le sympathique secrétaire Marignan, ainsi que son collègue Jacques Troubat, dont les procès-verbaux sont des modèles d’exactitude et de rédaction; M. Gardet[44], chancelier, qui rappelle si bien Henri IV et comme physionomie et comme galanterie; Amy fils, gérant du Viro-Souleù, dont Lucien Duc est l’imprimeur impeccable et l’un des meilleurs rédacteurs; cela fait, dis-je, je n’aurai plus qu’à mentionner l’aimable trésorier de la Société, Plantier, pour présenter au public le Bureau complet du Félibrige de Paris.
La Société a quelquefois la visite des Félibres de Provence, oiseaux de passage que le miroitement de Paris peut attirer de temps en temps, mais qui regagnent bien vite leur nid à tire-d’aile. C’est ainsi qu’elle a reçu le plus grand poète provençal de notre époque, Mistral; puis Félix Gras, le Capoulié, aujourd’hui décédé, enlevé si brusquement à l’admiration de ses amis et à l’affection de sa famille. Le Félibrige tout entier, plongé dans le deuil, a suivi jusqu’à sa dernière demeure l’auteur si estimé de tant d’œuvres charmantes, entre autres des Carbounié et des Rouges du Midi, rendant ainsi un hommage suprême à celui que le Ministre venait de décorer de la Légion d’honneur, cette fleur rouge qui n’a fleuri, hélas! que sur la tombe du poète aimé. Puis vinrent Valère Bernard, l’un des lauréats du Félibrige; Tavan, l’auteur de Frisoun de Marietto; d’autres encore, dont le nom m’échappe. Tous ont été reçus moins comme des amis que comme de véritables frères, comme les enfants d’une même famille dont les membres, quoique dispersés, restent liés par les mêmes traditions et le même but à atteindre, les mêmes souvenirs et les mêmes espérances.
Le quart d’heure final des réunions que nous avons décrites est ordinairement consacré à la chanson. Après avoir dit des fables de Bigot, M. Massip, dont la voix se prête si bien à l’interprétation de la romance, chante avec conviction: T’aïmi. M. Gardet, avec ses couplets sur la Foundetto, nous rappelle le genre anacréontique, cher à nos pères. M. Gourdoux, un des doyens de la Société, chante: Estello santo, dont le refrain repris en chœur est d’un effet charmant. Et, avant de se séparer, on entonne la chanson sur le pape Clément V, aussi égrillarde que bien rythmée et entraînante; on répète les derniers refrains avec une chaleur qu’explique une soirée commencée à table et terminée à la lueur bleuâtre d’un punch félibréen.
DE L’UTILITÉ DE L’ÉPURATION DU PROVENÇAL
Nous avons dit précédemment que le Félibrige de Provence, qui n’était d’abord qu’une réunion d’amis où, le verre en main, on entremêlait gaiement les vieilles chansons du terroir aux morceaux de poésie provençale, avait été frappé des différences linguistiques et orthographiques qui existent entre le provençal de nos jours et celui qui se parlait et s’écrivait jadis.
De là à étudier la meilleure méthode pour restaurer l’ancienne langue et lui rendre son caractère primitif, il n’y avait qu’un pas. Il fut bientôt franchi. On rechercha les anciens mots encore en usage chez les paysans et les bergers, qui, ayant moins de relations que les habitants des villes avec les populations du centre de la France et les étrangers, avaient conservé les traditions provençales, non seulement dans leurs mœurs et leurs usages, mais aussi dans leur langage. Ce fut le point de départ d’une réforme qui a fait verser des flots d’encre et donné matière à des polémiques et à des critiques nombreuses, lesquelles, pour n’être plus aussi vives qu’au début, n’en constituent pas moins, encore aujourd’hui, un obstacle sérieux au succès complet du projet. On a reproché au Félibrige de produire des œuvres qui, écrites avec une nouvelle orthographe et des mots que l’on a crus nouveaux, parce qu’on les ignorait, ne pourraient être ni lues ni comprises par le peuple. Traiter d’inutile cet effort et entreprendre une campagne pour en démontrer l’inopportunité, et même le danger, fut la première manœuvre employée par les partisans de la conservation des idiomes locaux, tels qu’ils se parlent et s’écrivent actuellement, c’est-à-dire avec leurs incorrections et des termes souvent grossiers. Le grand argument des adversaires de la réforme consiste à prétendre que vouloir ramener tous les idiomes locaux de la Provence à une langue uniforme, c’est leur faire perdre leur caractère spécial et pittoresque, qui en fait le charme et la raison d’être. Cette transformation, disent-ils, amènerait une perturbation aussi intempestive que nuisible dans les relations, les affaires et les usages. Le peuple ne lit pas et écrit moins encore le provençal; il se prêterait peu ou pas à un changement semblable, et l’on se demande par quels moyens on pourrait lui faire accepter dans son langage une modification qui constituerait une véritable révolution dans sa façon d’être et ses habitudes.
La question ainsi posée prêterait évidemment le flanc à des appréciations dont la sévérité semblerait assez justifiée. Car produire des œuvres d’une grande élévation d’esprit, écrites dans une langue pure et bien orthographiée, indiquerait certes une activité littéraire très honorable, mais appréciée seulement des linguistes, des philologues et des littérateurs, c’est-à-dire d’une élite, forcément restreinte, par cela même. Le peuple ne s’y intéresserait pas. Les critiques adressées au Félibrige pourraient donc paraître fondées s’il se bornait à écrire sans enseigner. Mais tel n’est pas le cas. Si ses détracteurs sont de bonne foi, s’ils ne sont pas décidés à entraver son œuvre par une opposition systématique, fortifiée d’arguments à côté, ils doivent avant tout tenir compte de son programme et de ses efforts constants pour l’appliquer et en obtenir le résultat qu’il en attend. Ce résultat, pour être différé, ne sera pas moins certain. Le jour où le Gouvernement comprendra que l’auxiliaire le plus utile de l’enseignement du français dans nos campagnes du Midi est le provençal, le Félibrige aura triomphé des reproches et de leurs auteurs. Par l’application sage et raisonnée de la méthode étymologique, l’instruction grammaticale du peuple, aussi bien en provençal qu’en français, fera de rapides progrès. Il acquerra, grâce à ce moyen pédagogique si préconisé, la comparaison de deux langues, une connaissance plus exacte de l’une et de l’autre; non seulement il apprendra à parler un provençal d’où les termes grossiers et les formes impropres auront été chassés, mais encore il pourra s’élever de ce point à la lecture éclairée et profitable des œuvres littéraires du Félibrige. Celles-ci, après avoir subi tant d’assauts, après avoir été traitées d’inutiles parce qu’inintelligibles pour certains, deviendraient donc d’un usage courant, et comme le bréviaire d’une langue dont la beauté d’abord méconnue ne sera ensuite que plus éclatante. Avons-nous besoin d’ajouter que partout où des tentatives individuelles d’enseignement du français par le provençal ont été effectuées, les résultats ont dépassé les prévisions? Quelques exemples prouveront l’excellence de la méthode étymologique et sa supériorité sur toutes les autres méthodes d’enseignement. Dans le Vaucluse, c’est le Frère Savinien, auteur d’une excellente grammaire romane[45] et d’un choix de lectures ou versions provençales-françaises, dont le nom est devenu populaire et les succès connus, même au Ministère de l’Instruction publique; c’est M. Funel, instituteur à Vence (Alpes-Maritimes); c’est M. Bénétrix, homme de lettres à Auch; c’est M. Perbosc, dans le Lot-et-Garonne; c’est M. Desmons, sénateur, dans le Gard, qui proclament, avec une autorité doublée par l’expérience, les heureux fruits du système qu’ils ont adopté.
Mais ce n’est pas seulement dans le Midi de la France que cette méthode pour l’enseignement de la langue nationale et l’épuration des idiomes locaux a été conçue et appliquée, comme la plus pratique et la plus rapide. Il y a, dans toutes les vieilles provinces, une émulation des plus louables pour l’utilisation des dialectes du terroir, plus clairs, plus compréhensibles aux jeunes écoliers.
Il n’est pas jusqu’à l’ancienne Armorique qui ne veuille donner l’exemple en cette circonstance. Le rapport si intéressant du Comité de préservation de la langue bretonne, présenté au Congrès de Rennes, le 28 mai 1897, vient donner une nouvelle force aux arguments que nous avons exposés. Il considère (et nous sommes de son avis) l’instituteur primaire comme la principale pierre d’achoppement de notre programme. Ces braves fonctionnaires, bien disciplinés, obéissent à un mot d’ordre qui proscrit le breton de l’école. En vain leur fait-on observer que l’enseignement du français se fait mieux et plus facilement quand on se sert de la langue maternelle; en vain leur prouve-t-on d’une façon péremptoire que le maître d’école, aidé du breton, apprendra aux enfants en deux mois ce que, par la méthode ordinaire, on met huit mois à leur enseigner: rien n’y fait. Aussi le rapporteur prétend-il, avec quelque raison, que les Arabes, au point de vue scolaire, sont mieux traités que nos compatriotes. En effet, en Algérie, la langue arabe est enseignée aux enfants des écoles.
Le mouvement en faveur de l’enseignement du français par l’étymologie du dialecte local s’affirme une fois de plus dans le rapport si remarquable de M. Raymond Laborde, vice-président de la Ruche corrézienne. Il appuie son opinion de celle des hommes les plus autorisés de notre époque dans l’instruction publique et les études philologiques. Ce sont MM. Antoine Thomas, Paul Passy, Gilliérou, Michel Bréal, l’abbé Rousselot, Paul Meyer, pour Paris. Dans nos universités provinciales, il cite MM. Chabanaud, Bourciez, Clédat, Jeanroy, Constant, etc.
Ainsi donc, cette méthode, du Midi au Nord, de l’Est à l’Ouest, ne rencontre plus de contradicteurs sérieux. La conservation des anciens dialectes recrute tous les jours de nouveaux partisans, parce qu’elle donne partout les mêmes espérances de succès, en s’appuyant sur les mêmes exemples comme sur les mêmes raisons. La question ainsi posée, il appartient à M. le Ministre de l’Instruction publique d’ordonner une enquête à ce sujet. Si les conclusions en étaient favorables au désir exprimé par les populations rurales, rien ne s’opposerait plus à ce que les Universités de province, s’inclinant devant les résultats acquis, réalisassent des vœux aussi nombreux qu’éclairés en donnant aux instituteurs primaires des indications appropriées. Nul doute qu’une telle mesure n’eût une influence considérable sur l’instruction à tous les degrés.
NOTES:
[39] Le Figaro et l’Événement d’octobre 1878 reproduisent les discours des félibres qui étaient présents.
[40] M. Martin est mort depuis et son restaurant a disparu.
[41] Il ne faudrait pas voir dans cette épigraphe une indifférence en matière électorale, mais le désir bien affirmé des Félibres de s’abstenir de politique dans leurs réunions ou leurs fêtes.
[42] Villemain.
[43] Le Président Félix Faure et les Ministres ont assisté aux représentations du théâtre antique d’Orange et à toutes les manifestations félibréennes de l’année 1897.
[44] Aujourd’hui décédé et remplacé par l’aimable M. Marcel.
[45] Dont nous donnons plus loin des extraits.
VI
HISTOIRE DES DIALECTES DU SUD-EST DE LA FRANCE
Langue ligurienne.—Langue grecque.—Langue latine.—Langues barbares.—Langue francique ou théotisque.—Langue romane.
Si, jusqu’ici, nous avons donné une relation à peu près complète des usages et coutumes des Provençaux, nous n’avons qu’effleuré la question de leur langue, dans un simple aperçu, indispensable à l’histoire du Félibrige. L’histoire de la langue provençale offre un intérêt trop considérable pour n’être pas traitée séparément. Aussi nous avons cru devoir, dans les chapitres suivants, lui consacrer la place que son importance lui assigne.
Dans l’historique des idiomes parlés et écrits en Provence, nous remontons jusqu’aux origines, en passant par le grec, le latin et le roman, parce que nous avons pensé qu’il y avait intérêt à démontrer que le provençal actuel, né de ces langues, possède, encore de nos jours, des mots qui lui ont été légués par cette époque primitive où les rivages de la Méditerranée étaient habités par les Ligures. Le lecteur pourra se rendre compte de ce fait en parcourant les petits vocabulaires des mots restés dans le provençal usuel et se trouvera ainsi fixé sur cette question de linguistique.
Après avoir retracé les phases brillantes ou obscures par lesquelles ont passé les langues parlées et écrites en Provence depuis leurs origines jusqu’à nos jours, il nous a paru indispensable, pour juger des transformations et des progrès qu’elles ont subis, de citer des morceaux choisis, soit en prose, soit en vers, des idiomes locaux. Ces exemples donneront une idée des divers dialectes du Midi, de la corrélation qui pouvait exister entre eux et de leur valeur littéraire.
Enfin, pour terminer cet ouvrage, nous donnons la grammaire provençale que C.-F. Achard fit paraître en 1794, et qui, la première, fixa les règles de l’orthographe et de la prononciation. Depuis, sous l’influence du Félibrige, des modifications ont été apportées dans notre langue. Le Dictionnaire de Mistral, véritable monument d’histoire et de linguistique, en a arrêté définitivement la forme, l’emploi, la prononciation et l’orthographe. De son côté, le Frère Savinien a fait paraître tout un cours de provençal à l’usage des écoles primaires: grammaire, exercices lexicologiques, versions et thèmes, dont nous donnons des extraits qui, avec l’ouvrage de F.-C. Achard, permettront de comparer le provençal d’avant la Révolution avec celui de nos jours.
Le Frère Savinien, instituteur aussi savant que modeste, a adopté l’orthographe félibréenne et a fait dans son école une application pratique de la méthode étymologique pour l’enseignement du français par le provençal. Ses efforts ont été couronnés d’un plein succès et lui ont valu les éloges et les encouragements les plus mérités du monde littéraire et des membres les plus haut placés de l’enseignement public. Nous sommes particulièrement heureux de le constater ici et nous faisons des vœux pour que cet enseignement soit généralisé pour le plus grand honneur des lettres françaises.
La parole est l’expression de la pensée et le signe distinctif du genre humain. Mais cette manifestation la plus évidente des hautes facultés de l’homme n’est pas la même chez tous les peuples. De là est née la diversité des langages. Leur formation n’a rien eu de spontané; œuvre collective d’une suite de générations, elle a subi, chez les différentes nations, des modifications nées de la vie en commun, des besoins de l’existence et de la diversité des races.
Les langages se divisent à l’infini; cependant les philologues, les linguistes sont d’accord pour trouver dans ces idiomes différents des rapports, des affinités, des analogies, marques d’une commune origine. Partant de ce principe, on est amené à croire qu’ils ne sont que des empreintes inégales d’un même type. De cette source seraient nés des dialectes qu’on peut réunir dans un même groupe et rattacher plus ou moins étroitement à une langue mère, qui, pour avoir cessé d’être vulgaire, n’en a pas moins laissé des traces ineffaçables de son ancienne existence et de sa domination.
Avant la conquête romaine, les habitants des Gaules parlaient différents dialectes issus d’une même langue, que l’on est convenu d’appeler celtique.
Dans la Provence, dont les premiers habitants n’étaient pas celtes, mais liguriens, on parlait un langage absolument différent de celui de la Gaule proprement dite. Vouloir déterminer ce langage d’une façon exacte serait peut-être téméraire. Cependant notre provençal actuel nous en a conservé quelques vestiges qui ont pu servir en partie, avec le grec et le latin, à former notre langue.
Pas plus que les Gaulois, les Liguriens n’écrivaient; leur langage, lorsque les Phocéens s’établirent à Marseille, s’altéra peu à peu, par les emprunts faits à la langue grecque, qui devint rapidement, par le fait des transactions commerciales, la langue parlée dans toute la Provence. Puis le latin survint, imposé comme une loi à tous les peuples vaincus, et il ne resta des anciens idiomes que quelques mots ou rudiments qui formaient des barbarismes dans le latin des provinces.
Après la chute de l’Empire Romain, le latin résista à l’invasion des Barbares, parce que l’Église se l’était approprié et le propageait partout avec l’Évangile. Il n’en est pas moins vrai, cependant, que le passage des Goths, des Francs, des Lombards et des Espagnols, qui introduisirent en Provence des mots et des locutions à eux propres, amena l’altération graduelle du latin. Il revêtit des formes nouvelles, lesquelles, fixées par des règles et soumises à un système grammatical parfaitement coordonné, donnèrent naissance à une langue que l’on appela le Roman et qui fut commune à toutes les nations soumises à Charlemagne.
Elle eut ses poètes, ses orateurs, ses grammairiens et domina dans toute l’Europe occidentale pendant plusieurs siècles. D’elle sortirent ensuite les langues modernes, qui prirent des caractères différents à mesure que les événements politiques séparèrent les nations, qui devinrent indépendantes les unes des autres.
Les principales langues ainsi formées dans l’Europe latine furent: l’Italien, l’Espagnol, le Portugais, le Provençal et le Français.
D’après cet exposé, l’ordre chronologique des langues parlées dans le Sud-Est de la France peut se résumer ainsi:
- Langue Ligurienne;
- Langue Grecque;
- Langue Latine;
- Langues Barbares;
- Langue Romane;
- Langue Provençale;
- Et, enfin, langue Française[46].
LANGUE LIGURIENNE
Loin de nous la prétention de rechercher quelle était la langue parlée par Les Liguriens, que nous savons avoir été les plus anciens habitants de la Provence. Tout ce que l’on peut présumer, c’est que cette langue devait avoir quelque affinité avec le Celtique en usage chez les peuples de la Gaule. Du Celtique, que reste-t-il aujourd’hui? Les vocabulaires où l’on a rassemblé les mots prétendus celtiques, les commentaires qui les accompagnent ne sont que des recueils des divers idiomes vulgaires usités dans les provinces de la France. Il paraît à peu près impossible d’y trouver des éléments sérieux pour une reconstitution de l’ancienne langue Celtique. Si une autorité pouvait être invoquée en pareille matière, on citerait Adelung[47], qui admit comme celtiques les mots n’appartenant ni au Saxon ou Germanique ni au Latin. Cependant, il convient que le Celtique a fourni quantité de racines au Latin et même au Grec. Il pense également que l’Irlandais et le Gaëlic (dont le Bas-Breton est un dialecte) ont seuls pu conserver quelque parenté avec l’ancien Celtique.
Ces conjectures sont admissibles et nous amènent à croire que le Ligurien différait du Celtique, parce que nous retrouvons dans notre Provençal quantité de mots qui ne se trouvent point dans les idiomes des autres provinces, pas plus que dans l’Irlandais et le Gaëlic. Ces mots n’ont donc pu être transmis au Provençal que par le Ligurien. Ce qui nous confirme dans cette opinion, c’est que nous retrouvons ces mêmes mots, avec quelques légères altérations, dans le Génois et le langage parlé sur le parcours de la rivière de Gênes, pays qu’habitaient les Liguriens.
Notre conclusion est que le Provençal a eu le Ligurien comme langue mère. A l’appui de cette opinion, nous donnons ci-après un petit vocabulaire de mots liguriens encore usités de nos jours dans notre Provençal et considérés comme les plus sûrement dérivés de cette langue[48].
VOCABULAIRE DES MOTS LIGURIENS RESTÉS DANS LE PROVENÇAL
| PROVENÇAL | FRANÇAIS |
|---|---|
| A | |
| Abrar. | Allumer. |
| Acoulo. | Arc-boutant. |
| Agacin. | Cor. |
| Agast. | Érable. |
| Alan. | Hâbleur. |
| Aléouge. | Allège. |
| Aouffo. | Sparterie. |
| Apen. | Fondation d’un mur. |
| Arno. | Teigne. |
| Atue. | Bois résineux. |
| Avenq. | Gouffre. |
| B | |
| Baccou. | Soufflet. |
| Bachas. | Flaque d’eau. |
| Badar. | Bâiller. |
| Bajano. | Légumes en salade. |
| Balouiro. | Guêtres de feutre. |
| Baou. | Escarpement. |
| Baoumo. | Grotte. |
| Begno. | Echelette d’un bât. |
| Biou. | Bucin. |
| Bled. | Mèche. |
| Bourneou. | Tuyau. |
| Bresco. | Rayon de miel. |
| Bruc. | Ruche. |
| C | |
| Cacheio. | Fromage mou. |
| Cachoflo. | Artichaut. |
| Calaman. | Poutre. |
| Calous. | Trognon de chou. |
| Cons. | Étage. |
| D | |
| Dai. | Faux. |
| Damen (tenir). | Guetter. |
| Darbou. | Mulot. |
| Drayo. | Sentier. |
| E | |
| Ego. | Haras. |
| Eissado. | Houe. |
| Escaboua. | Troupeau de chèvres. |
| Escandaou. | Mesure pour l’huile. |
| Esqueirié. | Pente pierreuse. |
| F | |
| Faoudo. | Giron. |
| Faouvi. | Sumac. |
| Fedo. | Brebis. |
| G | |
| Gaoubi. | Adresse. |
| Gaougno. | Ouïe des poissons. |
| Gaveou. | Sarment. |
| Greou. | Cœur de laitue. |
| Grupi. | Crèche. |
| H | |
| Heli. | Lis. |
| Houasco. | Hoche, Entaille. |
| I | |
| Indé. | Vase de cuivre. |
| Indés. | Trépied pour le pot-au-feu. |
| J | |
| Jabou (â). | A foison. |
| Jaino. | Poutre, Solive. |
| Jarro. | Cruche. |
| L | |
| Laouvo. | Dalle de pierre. |
| Lazagno. | Pâte de ménage. |
| M | |
| Magaou. | Pioche. |
| Magnin. | Chaudronnier ambulant. |
| Maloun. | Brique. |
| Mareto. | Besace. |
| Margaou. | Pâturin annuel (pluriel). |
| Mas. | Ferme. |
| Mastro. | Pétrin. |
| Mavoun. | Haricots gourmands. |
| Megi. | Médecin. |
| Menoun. | Bouc. |
| Messugo. | Ciste. |
| Morven. | Genévrier. |
| N | |
| Nasquo. | Inule visqueuse (pl.). |
| Niero. | Puce. |
| O | |
| Oc. | Oui. |
| Oouruou. | Maquereau. |
| Ourami. | Faucille. |
| P | |
| Pantai. | Rêve. |
| Pechier. | Cruche (petite). |
| Peiroou. | Chaudron. |
| Poutargo. | Caviar. |
| R | |
| Rabas. | Blaireau. |
| Raï. | Troupeau de porcs. |
| Roumias. | Ronce. |
| Ruelo. | Coquelicot. |
| S | |
| Sartan. | Poêle à frire. |
| Siagno. | Massette d’eau. |
| Sivado. | Avoine. |
| Seioun. | Pot à lait. |
| T | |
| Tap. | Bouchon. |
| Tanquo. | Barre. |
| Tapet. | Genre d’escargot. |
| Tarnaou. | 1/8 d’once. |
| Tesouiros. | Ciseaux. |
| Tigno. | Engelure. |
| Toouteno. | Calmar. |
| Touaro. | Chenille. |
| Toupin. | Pot à feu. |
| Trufar (se). | Se moquer. |
| Trui. | Aire pour les raisins. |
| Tuy. | If. |
| V | |
| Vabre. | Ruisseau. |
| Vano. | Couverture. |
| Vesou. | Voir venir. |
| Vibre. | Castor. |
| Vichou. | Roitelet. |
Nous avons voulu seulement, dans une recherche aussi obscure que celle des mots ou des expressions de l’antique langue ligurienne, indiquer les analogies existant entre le Provençal actuel et la langue des premiers habitants de la Gaule cisalpine. Une démonstration plus étendue, un vocabulaire plus complet pourraient faire l’objet d’un ouvrage spécial, mais ne rentrent pas dans le cadre de celui-ci.
Dans le rapide exposé que nous donnons ci-dessus, on a dû remarquer que les mots provençaux qui sont probablement dérivés du Ligurien sont:
1o Des noms géographiques, tels que: Gour, lac; Bachas, mare; Baou, escarpement, d’où viennent Baoumo, grotte, et Baouco, nom générique donné aux graminées et aux herbes qui croissent sur les rochers et sur les bords des sentiers; Coumbo, vallon, creux; Craou, plaine caillouteuse; Drayoou, sentier; Esqueirié, pente pierreuse; Lubac, côté d’une montagne exposé au nord; etc...;
2o Des noms de divers végétaux et animaux indigènes; tels sont: Agast, érable; Arno, teigne; Darbou, mulot; Faouvi, sumac, etc...;
3o Des termes relatifs à la vie pastorale, qui était celle des anciens Liguriens, comme, par exemple, Tapi ou Tapio, hutte; Escaboua, troupeau de chèvres; Ménoun, bouc; Raï, troupeau de cochons; Cambis, collier pour suspendre les sonnettes du bétail, etc...;
4o Quelques termes d’agriculture comme: Eyssarry et Eyssarryen, paniers pour mettre sur les bêtes de somme, ou bât; Daï ou Dayo, faux; Magaou, pioche; Mas, ferme; Ourami, faucille, etc...;
5o Enfin, des mots divers qui, par suite de circonstances particulières ou d’une longue habitude, ont résisté à l’invasion des langues étrangères. Ces mots sont encore assez nombreux et présentent des marques d’origine qui ne permettent pas de les confondre avec ceux qui ont été transmis au Provençal par le Grec, le Latin et les langues gothiques.
Une étude approfondie de ce qui reste du Ligurien pourrait conduire à attribuer aux racines de cette langue une certaine parenté avec les langues sémitiques. Mais, comme nous l’avons dit précédemment, une telle étude, trop longue pour trouver sa place dans cet ouvrage, devrait, pour être complète, faire l’objet d’un volume spécial. Qu’il nous suffise ici de constater qu’il y a eu une langue Ligurienne plus ou moins différente des idiomes parlés dans les Gaules, et que cette langue, que l’on croit morte, n’a pas totalement disparu, puisqu’elle a laissé des traces dans le Provençal.
Nous ne pensons pas que le Ligurien se soit répandu sous la même forme dans toute la Provence; nous penchons à croire, au contraire, qu’il a dû se diviser en autant de dialectes qu’il y avait de nations différentes dans ce pays et dans la Ligurie proprement dite. Aucun fait connu ne peut nous porter à supposer que ces dialectes fussent écrits. Les annales des Ligures, leurs lois, les préceptes de leur religion se conservaient chez eux par la tradition, comme chez les Gaulois. Plus tard seulement, grâce à l’influence que les Marseillais exercèrent sur eux, et même sur les Gaulois, par l’effet du commerce, ils connurent et adoptèrent l’alphabet grec. A partir de ce moment, les dialectes liguriens perdirent de leur importance, ils ne furent même plus employés dans les marchés; la langue Grecque, jusqu’à la conquête romaine, domina toute la Gaule méridionale, et le Ligurien ne fut plus usité que dans l’intérieur, au fond des campagnes. C’est ainsi que nous devons aux paysans la conservation et la tradition des derniers vestiges de la langue d’où naquit le Provençal.
LANGUE GRECQUE
L’arrivée de Prothis et de ses compagnons au pays des Ligures ne devait pas tarder à exercer une influence sur le langage de ces derniers. En effet, les Phocéens, qui parlaient le dialecte ionique, l’introduisirent rapidement dans toutes les possessions marseillaises. Comme nous l’avons dit plus haut, la langue Grecque prit bientôt le dessus dans la Provence et dans les Gaules. Elle y fit même de tels progrès et elle s’y parlait si purement que Marseille, surtout ville de commerce, n’en devint pas moins illustre par le culte des Arts et des Lettres, par ses écoles renommées, où les familles patriciennes de Rome faisaient instruire leurs enfants. L’étude de la langue Grecque y était l’objet d’un tel soin qu’elle contribua à mériter à notre cité le titre d’Athènes des Gaules.