La Provence: Usages, coutumes, idiomes depuis les origines; le Félibrige et son action sur la langue provençale, avec une grammaire provençale abrégée
L’extension de la langue Grecque et sa prédominance dans la Gaule et la Ligurie pourraient faire conjecturer qu’elle se mêla aussi aux idiomes vulgaires des différents pays; il n’en fut rien, ou, du moins, elle ne les altéra que d’une manière insensible. On en a donné comme raison qu’introduite par l’usage et le commerce, elle ne s’était guère étendue au-delà des limites du territoire de Marseille, et fut bientôt remplacée par le Latin, imposé par la conquête dans tous les pays placés sous la souveraineté de Rome.
A cet état de choses, seule, la République Marseillaise fit exception. Ayant su conserver ses franchises et une quasi-indépendance, elle conserva aussi le Grec comme langue officielle, aussi bien dans les actes publics et privés que dans les rapports journaliers des habitants; il en fut ainsi jusqu’au commencement du IVe siècle. A cette époque, par l’influence de la religion chrétienne, qui domina enfin dans cette République et établit à Marseille un siège épiscopal, le Latin y devint la langue écrite, selon l’usage de la Cour de Rome. Mais il est bon d’ajouter que le Grec fut encore pendant longtemps le langage parlé. Il s’altéra peu à peu par la suite et finit par fusionner avec le Provençal, sur lequel il marqua son empreinte, soit dans les mots, soit dans la prononciation. Cette remarque suffit à expliquer comment le Roman de la Gaule méridionale, dans la partie spéciale à Marseille et à son territoire, est plus riche en mots grecs que le Roman parlé en dehors de cette province.
Nous donnons ci-après un tableau des mots grecs qui s’incorporèrent au Provençal; nous en avons trouvé la nomenclature dans l’ouvrage de M. Martin fils, de l’Académie de Marseille[49]:
| PROVENÇAL | GREC | FRANÇAIS |
|---|---|---|
| A | ||
| Agi. | Ragion. | Grain de raisin. |
| Agreno. | Agrinos. | Prune sauvage. |
| Alabre. | Labros. | Glouton, vorace. |
| Alapedo. | Lepas. | Patelle (coquille). |
| Androun. | Andron. | Ruelle, recoin. |
| Anissar. | Anypsoo. | Hérisser. |
| Aqui. | Anchi. | Là, auprès. |
| Aragnoou. | Araias. | Sorte de filet. |
| Argui. | Ergasia. | Cabestan, treuil. |
| Artoun. | Artos. | Pain. |
| B | ||
| Barri. | Baris. | Rempart. |
| Bellugo. | Balleka. | Étincelle. |
| Blestoun. | Blaisotes. | Matteau de chanvre. |
| Bogo. | Bokes. | Bogue (poisson). |
| Boucaou. | Baukalion. | Bocal. |
| Boufaire. | Bouphagos. | Vorace, gros mangeur. |
| Bregin. | Brochis. | Sorte de filet. |
| Bourrido. | Boridia. | Soupe de poisson à l’ail. |
| Bourriquo. | Brichon. | Ane. |
| Brousso. | Brosis. | Lait caillé, recuite, nourriture. |
| Bugado. | Bouchanda. | Lessive. |
| C | ||
| Cabesso. | Kebe. | Tête. |
| Cabudaou. | Kebe-oidos. | Peloton. |
| Calar. | Chaloo. | Jeter. |
| Calen. | Chalumma. | Filet et lampe. |
| Calignar. | Calindeo. | Courtiser. |
| Calignaou. | Chalinos. | Bûche de bois. |
| Canasto. | Canastron. | Corbeille. |
| Canisso. | Canis. | Claie. |
| Cantoun. | Canthos. | Coin. |
| Capelan. | Apellakes. | Prêtre. |
| Carambot. | Carabos. | Crevette. |
| Caro. | Kara. | Face. |
| Chilet. | Cheiloter. | Sifflet de chasse. |
| Cliquetos. | Kykleo. | Crécelle. |
| Corpou. | Colpos. | Fond de filet. |
| Coucoumar. | Coucoumion. | Vase, pot allant au feu. |
| Coufo. | Kouphos. | Corbeille, cabas. |
| Courous. | Koreia. | Joli, beau, riche. |
| D | ||
| Dardailloun. | Dardaillon. | Ardillon. |
| Destraou. | Dextralion. | Hache. |
| E | ||
| Eissaougo. | Eisago. | Sorte de filet. |
| Escaoumé. | Skalmos. | Cheville pour rames. |
| Escaravas. | Ascalabos. | Escarbot (insecte). |
| Esco. | Yska. | Amadou. |
| Esparmar. | Sphalmeo. | Enduire de suif. |
| Esparrar. | Sparasso. | Glisser fortement. |
| Esquifou. | Scafé. | Petite barque. |
| Estelos. | Stoloi. | Éclats de bois. |
| F | ||
| Fanaou. | Phanos. | Fanal. |
| Fanons. | Phaneros. | Magnifique. |
| Fenat. | Phenax. | Mauvais sujet. |
| Fregir. | Phrygo. | Frire. |
| G | ||
| Gabi. | Gabis. | Hune. |
| Gamato. | Gabathon. | Auge de maçon. |
| Ganchou. | Kampsos. | Croc. |
| Gangui. | Gangami. | Sorte de filet. |
| Gaudre. | Charadra. | Torrent. |
| Gaoutos. | Gnathos. | Joues. |
| Gaougno. | Chaunos. | Ouïes de poissons. |
| Gazan. | Gazaa. | Gain, richesse. |
| Gibous. | Ybos. | Bossu. |
| Gip. | Gypso. | Plâtre, gypse. |
| Gobi. | Kobios. | Goujon. |
| Goï. | Guios. | Boiteux. |
| Gouargo. | Gorgyra. | Egout, canal. |
| J | ||
| Jarret. | Jarax. | Jarret (poisson). |
| Jimou. | Ecmaïos. | Mou, humide. |
| L | ||
| Labech. | Libonotos. | Vent du sud. |
| Lan. | Lampsis. | Éclair. |
| Lar. | Laros. | Vent favorable. |
| Leou. | Ileos. | Poumons. |
| M | ||
| Madrago. | Mandraago. | Madrague. |
| Magagno. | Manganon. | Fourberie, ruse. |
| Mastro. | Mactra. | Pétrin. |
| Matou. | Mataios. | Fou, niais. |
| Mouledo. | Muelodès. | Mie de pain. |
| Moustacho. | Mustax. | Moustache. |
| N | ||
| Nanet. | Nanos. | Nain. |
| Nougat. | Nogala. | Nougat. |
| O | ||
| Onidê. | Ochetos. | Tas de pierres. |
| Oustaou. | Estia. | Maison. |
| P | ||
| Pantou. | Pantoios. | Déguenillé. |
| Pedas. | Paidicos. | Maillots. |
| Pouaïré. | Poterion. | Seau. |
| Priou. | Prioo. | Présure. |
| Prueisso. | Prulées. | Foule. |
| R | ||
| Ragagé. | Ragas. | Gouffre, abîme. |
| Raquo. | Rax. | Marc de raisins. |
| Rajar. | Razo. | Couler. |
| Raï et Riou. | Reon. | Ruisseau. |
| Rusquo. | Rous. | Tan. |
| S | ||
| Sardino. | Sardinous. | Sardine (poisson). |
| Saoumo. | Sagmarios. | Anesse. |
| Sengounaïré. | Sagouron. | Sorte de filet. |
| Sepoun. | Snepon. | Billot. |
| Soulomi. | Ialemos. | Chant languissant. |
| Souquet. | Sicoma. | Bonne mesure. |
| Strancinar. | Strangizo. | Se consumer. |
| Supioun. | Sypidion. | Petite sèche. |
| T | ||
| Tarabusteri. | Tarabéos. | Importun. |
| Teso. | Tasis. | Allée d’arbrisseaux. |
| Tian. | Thyeia. | Grand vase de terre. |
| Tiblo. | Tryblion. | Truelle. |
| Tinéou. | Thynnae. | Bas-fonds. |
| Thité. | Thytthos. | Poupée. |
| Toouteno. | Teuthis. | Calmer. |
| Toumo. | Tomos. | Fromage mou. |
| Tron. | Bronte. | Tonnerre. |
| U | ||
| Ueil. | Illos. | Œil. |
| Uillaou. | Illaino. | Éclair. |
| Z | ||
| Zoubar. | Sobeo. | Frapper. |
Des recherches plus longues auraient fait découvrir un nombre plus considérable de mots provençaux tirés du Grec; ce petit vocabulaire est cependant suffisant pour prouver la filiation de la langue Provençale avec la langue Grecque. On pourrait trouver une nouvelle preuve de cette filiation dans des exclamations populaires encore en usage de nos jours à Marseille. Par exemple, le mot Aou, pour appeler, et Arri, qui répond à Arry, exciter. Une expression dont les matelots provençaux se servent encore dans un effort commun au travail: Ala soya lesso, n’est qu’une variante de Alla soi alexo, qui servait aux mariniers grecs pour régler leurs mouvements dans une manœuvre d’ensemble. Enfin, Nono Nono, chant des nourrices pour endormir les enfants, répond au mot grec Nonnion Nonnion, auquel Hesychius donnait la même signification.
LANGUE LATINE
La conquête des Gaules par les Romains devait avoir sur la langue Grecque, parlée par les habitants des côtes de la Méditerranée, une influence beaucoup plus considérable que celle qu’exerça le Grec sur le Ligurien.
Ce résultat fut dû en grande partie à l’obligation absolue, imposée par les Romains, de rédiger, sous peine d’amende, tous les actes publics en Latin. Il fut même enjoint aux magistrats de ne promulguer leurs décrets qu’en cette langue. Toutes les Gaules durent se soumettre à la loi du vainqueur. En Provence, si l’on en juge par les relations historiques, le Latin s’implanta d’une façon si puissante qu’au point de vue linguistique cette province ne se distingua plus de l’Italie.
Cependant, l’attitude de Marseille, devant l’abaissement général et la soumission universelle aux lois imposées par les vainqueurs, fut, comme nous l’avons dit précédemment, exceptionnelle. Elle continua à se servir de la langue Grecque dans les actes publics, et cette particularité mérite d’autant plus d’être remarquée qu’il n’y a pas d’exemple d’un pareil privilège dans toute l’étendue de la domination romaine.
Cette marque d’estime concédée à la seule République Marseillaise fut due à l’indépendance qu’elle sut conserver sous la protection des Romains. Ce fut aussi pour elle la cause principale de la célébrité dont jouirent ses écoles à cette époque. On y enseignait en effet trois langues: le Grec, le Latin et le Gaulois, avec une excellente méthode et une pureté qui avaient valu à Marseille la préférence de l’aristocratie romaine et des classes aisées, pour l’éducation de leurs enfants.
La carrière du barreau et celle des lettres bénéficièrent également de l’enseignement supérieur de ces écoles. Des noms illustres vinrent leur donner un éclat particulier, car les premiers emplois et les plus grands honneurs étaient réservés à ceux qui savaient le Latin. C’est ainsi que l’on vit l’Espagne, la Gaule transalpine et la Gaule cisalpine fournir au Sénat, au Gouvernement, aux armées, à la littérature, des personnages de marque dont les talents contribuèrent à soutenir la gloire et la renommée de la patrie adoptive.
Parmi ceux dont les noms sont arrivés jusqu’à nous, on peut citer pour l’Espagne les deux Sénèque, Lucain, Pomponius Mela, Columelle, Martial, Silvius Italicus, Hygin, etc... Quant à nous, nous ne pouvons oublier que Cornélius Gallus, Trogue-Pompée, Pétrone, Lactance, Ausone, etc..., naquirent dans les Gaules.
Grâce à la célébrité des écoles de Marseille, qui maintinrent assez longtemps le niveau général des études à la hauteur de leur réputation, la décadence du Latin fut plus lente en Provence qu’ailleurs. Il laissa des traces profondes dans les idiomes anciens encore parlés par le peuple, et il faut arriver à l’invasion des Barbares[50] pour marquer la première période de sa décadence. Les divers idiomes de ces peuples, en se mêlant au Latin, l’altérèrent au point qu’ils donnèrent naissance à une nouvelle langue, dont le nom devait rappeler l’origine: le Roman, c’est-à-dire langue tirée du Romain ou Latin.
Pour bien caractériser l’influence du Latin sur le Roman, qui devint la souche de nos langues modernes, et sur le Provençal, nous donnons ci-après, comme nous l’avons fait pour le Ligurien et le Grec, un vocabulaire résumé des mots latins conservés, ou à peu près, dans le Provençal de nos jours:
VOCABULAIRE DE QUELQUES MOTS LATINS CONSERVÉS DANS LE PROVENÇAL[51]
| Substantifs | ||
|---|---|---|
| PROVENÇAL | LATIN | FRANÇAIS |
| A | ||
| Aigarden. | Aqua ardens. | Eau-de-vie. |
| Aigo. | Aqua. | Eau. |
| Aillet. | Allium. | Ail. |
| Api. | Apium. | Céleri. |
| Areno. | Arena. | Sable. |
| Arro. | Arrha. | Arrhes. |
| B | ||
| Babi. | Bubo. | Hibou. |
| Berbi. | Bubo. | Dartre. |
| C | ||
| Cadeno. | Catena. | Chaîne. |
| Carn. | Carnis. | Chair, viande. |
| Cavillaire. | Cavillator. | Chicaneur. |
| Cebo. | Cepa. | Oignon. |
| Claou. | Clavis. | Clef. |
| Conco. | Concha. | Pile, évier. |
| Couniou. | Cuniculus. | Lapin. |
| D | ||
| Delubre. | Delubrum. | Temple. |
| Di. | Dies. | Jour. |
| E | ||
| Erbetto. | Beta. | Poirée. |
| Escalo. | Scala. | Échelle. |
| Escoubo. | Scopæ. | Balai. |
| Escoumesso. | Res commissa. | Chose jugée. |
| Espigo. | Spica. | Epi. |
| F | ||
| Fabre. | Faber. | Ouvrier. |
| Febre. | Febris. | Fièvre. |
| Fusto. | Fustis. | Bâton. |
| G | ||
| Gaou. | Gaudium. | Joie. |
| Grame. | Gramen. | Chiendent. |
| J | ||
| Jas. | Jacere (de). | Étable. |
| Jouven. | Juventus. | Jeunesse. |
| Judici. | Judicium. | Jugement. |
| Judiou. | Judæus. | Juif. |
| L | ||
| Lach. | Lac. | Lait. |
| Lagramo. | Lacryma. | Larme. |
| Lambrusco. | Labrusca. | Vigne sauvage. |
| Lequo. | Laqueus. | Piège. |
| M | ||
| Merso. | Mersis. | Marchandises. |
| Mouloun. | Moles. | Amas. |
| N | ||
| Neblo. | Nebula. | Brouillard. |
| O | ||
| Ortigo. | Urtica. | Ortie. |
| Ouardi. | Hordeum. | Orge. |
| Oulo. | Olla. | Marmite. |
| Ourfaneou. | Orfanus. | Orphelin. |
| P | ||
| Pacan. | Paganus. | Rustre, paysan. |
| Pacho. | Pactio. | Accord. |
| Palu. | Palus. | Marais. |
| Q | ||
| Quoua. | Cauda. | Queue. |
| R | ||
| Rabi. | Rabies. | Rage. |
| Rego. | Riga. | Raie. |
| Ribo. | Ripa. | Rive. |
| S | ||
| Salut. | Salus. | Santé. |
| Saou. | Sal. | Sel. |
| Saouvi. | Salvia. | Sauge. |
| Sempre. | Semper. | Toujours. |
| Seau. | Sebum. | Suif. |
| Solco. | Solcus. | Sillon. |
| Suve. | Suber. | Liège. |
| T | ||
| Tavan. | Tabanus. | Taon. |
| Telo. | Tela. | Toile. |
| Traou. | Trabes. | Poutre. |
| Tremour. | Tremor. | Tremblement. |
| Tourdre. | Turdus. | Grive. |
| U | ||
| Ubri. | Ebrius. | Ivre. |
| V | ||
| Vacco. | Vacca. | Vache. |
| Vedeou. | Vitulus. | Veau. |
| Vendumi. | Vindemia. | Vendange. |
| Vespo. | Vespa. | Guêpe. |
| Vespre. | Vesper. | Soir. |
| Vurto. | Vultus. | Visage. |
Cette première partie du petit vocabulaire, consacrée spécialement aux substantifs latins, fournit la remarque que les noms des jours de la semaine se rapprochent plus du Latin dans le Provençal que dans le Français:
| Dilun. | Dies Lunæ. | Lundi. |
| Dimar. | Dies Martis. | Mardi. |
| Dimecre. | Dies Mercurii. | Mercredi. |
| Dijoou. | Dies Jovis. | Jeudi. |
| Divendre. | Dies Veneris. | Vendredi, etc. |
Beaucoup de mots provençaux, que l’on croit d’origine latine, ne sont que des mots liguriens, celtiques, slaves, etc., qui ont fourni des racines au Latin.
Le Français et le Provençal n’ont point reçu ces mots du Latin, mais ils les ont tirés, comme lui, des langues mères des peuples du Nord, par exemple le mot Graou, qui vient de Graou, pierreux, et non du Latin Gradus; Mas, habitation, qui ne dérive pas de Mansio, mais qui est un mot salien; Sartan, poêle à frire, qui vient du Ligurien Sart, et non du Latin Sartago, etc.
Il y a dans le Provençal une grande quantité de mots dont l’origine est certainement grecque, mais qui se trouvent aussi dans le Latin et le Français. On a cru longtemps que tous ces mots étaient passés du Grec dans le Latin et ensuite dans le Français. Cela n’est vrai que pour quelques-uns et non pour la généralité. L’introduction de ces mots est due aux Marseillais, qui les ont incorporés d’abord aux idiomes celtiques et liguriens usités dans les Gaules, d’où ils sont entrés dans la langue vulgaire ou Romane, et du Roman dans le Français[52]. C’est ce qui explique la grande quantité de mots grecs qui se trouvent dans le Français, alors que dans l’Italien, l’Espagnol et les autres langues tirées du Roman, il y en a très peu.
Le Grec introduit dans le Français par le Provençal a mieux conservé sa forme dans cette dernière langue, parce qu’il n’y a pas été mélangé avec d’autres idiomes, comme dans le Nord. Il suffit de jeter un regard sur le petit vocabulaire que nous donnons plus haut pour se convaincre que les mots grecs ont conservé dans le Provençal les sons et la forme de la langue Grecque importée à Marseille par les Phocéens. Il n’en est pas de même du Latin, où l’on retrouve des mots grecs, mais altérés par les divers idiomes qui se sont mêlés à cette langue.
Nous continuons ci-après par les adjectifs le petit dictionnaire des mots latins qui sont restés dans le Provençal, en donnant en regard la traduction française.
VOCABULAIRE DES MOTS LATINS QUI SONT RESTÉS DANS LE PROVENÇAL
Adjectifs
| PROVENÇAL | LATIN | FRANÇAIS |
|---|---|---|
| Bigre. | Piger. | Paresseux. |
| Dooutou. | Doctus. | Savant. |
| Embe. | Ambo. | Deux. |
| Madur. | Maturus. | Mûr. |
| Magi. | Major. | Aîné. |
| Negre. | Niger. | Noir. |
| Piegi. | Pejor. | Pire. |
| Segur. | Securus. | Sûr. |
En Provençal, le féminin des adjectifs a des formes plus variées qu’en Français; on dit, par exemple, au féminin: bigresso, doouto, emba, maduro, magé, negro, seguro, etc...; ces différences s’augmentent encore par les variantes des divers dialectes.
Pronoms
| PROVENÇAL | LATIN | FRANÇAIS |
|---|---|---|
| Iou | Ego | Je. |
| Tu | Tu | Toi. |
| Eou | Ille | Lui |
| Naoutre | Nostrum (de) | Nous |
| Vaoutre | Vestrum (de) | Vous |
| Elli | Illi | Eux |
Outre ces pronoms, il y a, en Provençal, des mots qui répondent à des composés latins dans lesquels il entre un pronom; par exemple: qouniam, quisnam, pour: quel; Cooucarem, aliquem rem, pour: quelque chose, etc...
Verbes
Pour la conjugaison des verbes provençaux, ainsi que pour celle des verbes latins, les pronoms ne sont pas nécessaires; il est même très rare qu’on s’en serve.
| PROVENÇAL | LATIN | FRANÇAIS |
|---|---|---|
| Addure | Adducere | Apporter |
| Aigar | Aquari | Arroser |
| Ajudar | Adjuvare | Aider |
| Amar | Amare | Aimer |
| Arar | Arare | Labourer |
| Ardre | Ardere | Brûler |
| Arrapar | Arripere | Saisir |
| Assetar | Assidere | Asseoir |
| Aver | Habere | Avoir |
| Blagar | Blaterare | Bavarder |
| Cantar | Cantare | Chanter |
| Coouca | Calcare | Fouler |
| Cremar | Cremare | Brûler |
| Defoundre | Defundere | Fondre, renverser |
| Ensertar | Inserere | Greffer |
| Escoundre | Condere | Cacher |
| Esse | Esse | Être |
| Ferir | Ferire | Blesser |
| Finger | Fingere | Feindre |
| Fugir | Fugere | Fuir |
| Gratificar | Gratificare | Gratifier |
| Istar | Stare | Demeurer |
| Jacer | Jacere | Reposer |
| Lagrimar | Lacrymare | Pleurer |
| Legger | Legere | Lire |
| Mouzé | Mulgere | Traire |
| Necar | Necare | Tuer |
| Ougné | Ungere | Oindre |
| Paissé | Pascere | Paître |
| Pâtir | Pati | Souffrir |
| Pouergé | Porrigere | Tendre la main |
| Querré | Quærere | Chercher |
| Quierar | Queri | Se plaindre |
| Saoupre | Sapere | Savoir |
| Siblar | Sibilare | Siffler |
Il y a en Provençal quatre conjugaisons:
La première se termine en ar, comme amar, aimer, et répond à celle en er, du Français.
La deuxième se termine en ir, comme finir, et elle a sa correspondante en Français.
La troisième se termine en re, comme recebre, recevoir, et rendre, rendre; elle correspond aux deux conjugaisons en oir et en re du Français.
La quatrième se termine en er, comme aver, legger, avoir, lire, etc... Le r final se supprime dans certains dialectes provençaux; on dit alors: ave, legge, etc. Cette conjugaison répond au latin habere, leggere, etc.
Adverbes
| PROVENÇAL | LATIN | FRANÇAIS |
|---|---|---|
| Quant | Quantum | Combien |
| Men | Minus | Moins |
Prépositions
| Por. | Per. | Pour |
| Ounte | Unde | Où |
LANGUES BARBARES
Le souvenir des maux que souffrirent les peuples latins par suite de l’invasion des diverses nations qui se partagèrent l’Empire Romain donna au nom de barbares une signification étrangère à son étymologie. Dans le sens strict du mot, barbares répond à guerriers, forts ou terribles. La racine Bar, dérivée du sanscrit, signifie noble, viril, fort.
Parmi ces nations, il y en avait dont le langage, loin d’être barbare, était régulier et épuré. Les Goths, entre autres, avaient une langue très travaillée dont la Bible d’Ulphilas est un spécimen convaincant. Tous les philologues qui ont tenu à reconnaître la parenté des différentes langues ont trouvé dans cet ouvrage des ressources indispensables à leurs travaux.
Les Francs, les Bourguignons, les Slaves même avaient leurs poètes et leurs historiens. Les Lombards, les Saxons et les Sarrasins étaient dans le même cas; et, si tous ces peuples ont emprunté et introduit dans leurs langues des expressions et des mots latins ou grecs, il n’en est pas moins vrai qu’ils ont laissé dans nos provinces méridionales des traces de leur passage, non seulement au point de vue archéologique, social, industriel ou artistique, mais encore au point de vue linguistique.
Dans quelles proportions leur présence dans les Gaules méridionales a-t-elle concouru, par le contact et les relations journalières, à enrichir le langage des habitants de ces contrées? Un rapide résumé des mots que nous trouvons dans divers traités de linguistique nous fixera sur ce sujet.
Les Wisigoths, qui succédèrent immédiatement aux Romains et possédèrent la Provence environ un demi-siècle, eurent la sagesse de ne rien changer dans l’administration et les coutumes du pays. Il en est résulté que l’on ne retrouve dans le Provençal qu’un très petit nombre de mots gothiques, plutôt employés en agriculture. Par exemple Ryo, soc de charrue, qui vient du Gothique ryn, sillon. Dans quelques verbes, la prépondérance de cette dernière langue est restée assez sensible. Donnons comme exemple la première personne plurielle du présent de l’indicatif du verbe être, qui est siam en Provençal et Siyam en Gothique. Pour le même verbe, le présent du subjonctif en Provençal se rapproche beaucoup plus du Gothique que du Latin.
SUBJONCTIF PRÉSENT DU VERBE «ÊTRE»
| PROVENÇAL | GOTHIQUE | LATIN | FRANÇAIS |
|---|---|---|---|
| Sighi | Siyau | Sim | Que je sois |
| Sighes | Siyais | Sis | Que tu sois |
| Sighe | Siyai | Sit | Qu’il soit |
| Sighem | Siyaima | Simus | Que nous soyons |
| Sighès | Siyaith | Sitis | Que vous soyez |
| Sigoun | Siyaina | Sint | Qu’ils soient |
VERBE «ALLER»
| PROVENÇAL | GOTHIQUE |
|---|---|
| Vaghi | Vaiyau |
| Vaghes | Vaiyais |
| Vaghe | Vaiyai |
| Vagoun | Vaiyaina |
VERBE «VÊTIR»
| Viesti. | Vastyau |
| Viestes | Vastyais |
| Vieste | Vastyai |
| Viesten | Vastyaima |
| Viestès | Vastyaith |
| Viestoun | Vastyaina |
D’autres verbes offrent la même analogie; mais nous pensons que l’attention a été suffisamment fixée sur ce point, qui peut avoir de l’importance par rapport à la formation de la langue Romane. Il est à remarquer que le Provençal emploie, comme le Gothique, le présent du subjonctif pour l’impératif. On retrouve dans les écrits des anciens troubadours cette même tournure de phrase dont la Bible d’Ulphilas[53] fournit de nombreux exemples.
FRANCIQUE OU THÉOTISQUE
Sous Charlemagne, la langue des Francs était devenue d’un emploi général dans le Nord de la France. Dans le Midi, au contraire, le Latin était resté en usage, mais en s’altérant beaucoup. De ces divers changements sortit la langue Romane, et le langage des Francs prit le nom de Théotisque, qui n’est qu’une altération de celui de Teutonique.
En effet, comme personne ne l’ignore, la langue des Francs était un dialecte du Deutch, langue mère, d’où dérivent l’Allemand et tous ses dialectes. On en trouve une preuve, d’ailleurs, dans le recueil des Capitulaires des rois de France qui contient le traité de Coblentz, conclu en 860 entre Louis le Germanique et Charles le Chauve, publié en langue Théotisque ou Francique et en langue Romane, avec une traduction latine.
Si l’influence des Francs n’a pas été aussi grande dans le Midi que dans le Nord, il n’en est pas moins vrai qu’elle s’est affirmée de deux manières: l’une générale, en altérant le Latin et le transformant ainsi en une nouvelle langue, le Roman; l’autre particulière, en introduisant dans le dialecte Provençal, dérivé du Roman, un certain nombre de mots et de désinences qui, évidemment, sont sortis de la langue Francique.
On attribue en grande partie ce résultat aux tribunaux mixtes, c’est-à-dire composés de magistrats ou clercs francs et provençaux. Ceux-ci furent obligés d’étudier les deux langues et durent nécessairement les confondre. On a remarqué, en effet, que les termes de Palais furent les premiers à subir les conséquences de ce mélange. Cependant, même dans le Provençal courant, un grand nombre de mots franciques sont arrivés jusqu’à nous, ayant mieux conservé leur forme primitive que dans le Français. Nous donnons ci-après un aperçu des mots les plus usités de nos jours.
MOTS FRANCIQUES QUI SONT RESTÉS DANS LE PROVENÇAL
| PROVENÇAL | FRANCIQUE | FRANÇAIS |
|---|---|---|
| Cat | Kater | Chat |
| Cherpo | Schœrpe | Écharpe |
| Cooulet | Kohl | Chou |
| Esteri | Stier | Fixe |
| Flascou | Flasche | Flacon |
| Fremo | Frau | Femme |
| Garbo | Garbe | Gerbe |
| Harnesch | Harnisch | Harnais |
| Machoto | Nachteule | Chouette |
| Matou | Mat | Fou |
| Meouffo | Milz | Rate |
| Mesclar | Mischen | Mêler |
| Muscle | Muschel | Moule |
| Nuech | Nacht | Nuit |
| Nas | Nase | Nez |
| Neblo | Nebel | Brouillard |
| Oustaou | Haus | Maison |
| Raisso | Reis | Grosse pluie |
| Ranzi | Ranzig | Rance |
| Reinard | Reinhard | Renard |
| Relukar | Lugen | Regarder |
| Rodo | Rad | Roue |
| Rooubar | Rauben | Dérober |
| Tasquo | Tasche | Poche |
| Tastar | Tasten | Tâter |
BOURGUIGNON
Lorsque les rois de Bourgogne eurent la souveraineté d’Arles, le Provençal ressentit le contre-coup de ce changement politique, éphémère d’ailleurs. Nous ne citerons qu’un petit nombre de mots qui émigrèrent du Bourguignon dans le Provençal, simplement pour prouver que ce dernier n’est pas dénué de toute analogie avec les idiomes populaires de la Bourgogne et du Jura.
La cerise dite de Montmorency s’appelle gruffien en Provençal, et nous trouvons greffion en patois du Jura ou Bourguignon. Nous y trouvons aussi désignés sous le nom d’escousseri ceux qui battent le blé sur l’aire, et en Provençal on appelle escoussous les fléaux avec lesquels on bat l’avoine, le seigle et les légumes secs. Destraou est, dans les deux idiomes, le nom donné à la hache. Enfin, la lessive que l’on désigne en Provence par le mot bugado est appelée bua dans le Jura.
Parmi les autres idiomes qui ont laissé des traces en Provence, nous trouvons, pour le Slave, le mot roupiar, ronfler; gnigni, petit objet; bedé ou bedec, un sot; en Slave: hropit, migni, budaca, avec la même signification.
Des Arabes ou Sarrasins, le Provençal a conservé: quitran, poix; endivo, chicorée frisée.
Les mots arabes suivants, qui font partie du Provençal, ont passé dans le Français avec très peu de variantes. Ce sont:
| EN PROVENÇAL | EN FRANÇAIS |
|---|---|
| Artichaou | Artichaut |
| Almanach | Almanach |
| Magazin | Magasin |
| Masquo | Masque |
| Assassin | Assassin |
| Caravano | Caravane |
| Mousselino | Mousseline |
Du Turc, nous avons:
| EN PROVENÇAL | EN FRANÇAIS |
|---|---|
| Bazar | Bazar, marché |
| Carat | Carat ou once |
| Pelaou | Pilau, plat de riz au safran |
| Coutoun | Coton |
| Café | Café (en Turc cahoué) |
| Safran | Safran |
Nous n’insisterons pas sur les mots génois, italiens ou catalans qui ont émigré dans le Provençal par l’effet naturel des relations commerciales avec Marseille. Solleri assure que, de son temps, le Provençal de la côte méditerranéenne était très voisin du Génois.
LANGUE ROMANE
Lorsque Constantin transféra d’Italie en Orient le siège de l’Empire Romain, il ne se rendit pas compte qu’il devait résulter de cet acte un affaiblissement de sa puissance militaire, et qu’il privait désormais son gouvernement d’une force qui l’avait aidé à établir sa domination dans le monde: la propagation de la langue latine.
En effet, les habitants qui restèrent dans l’antique cité dépouillée de son titre de capitale perdirent peu à peu cet esprit public et cet orgueil national qui avaient fait des Romains les maîtres du monde. Non seulement ils n’étaient plus propres à agrandir leur territoire et à imposer et répandre leur langue, mais ils ne purent même soutenir le choc des peuples qu’ils avaient conquis et qui, ne se sentant plus maîtrisés, envahissaient et franchissaient impunément leurs frontières trop vastes, trop éloignées et trop dégarnies. Rome était définitivement déchue et, comme tout s’enchaîne, la langue Latine dut subir à son tour l’influence des idiomes des vainqueurs. Elle s’altéra avec l’invasion des Goths, et cette corruption ne fit que s’accentuer par la suite; elle se mêla aux langages divers des envahisseurs; à tel point qu’elle forma une nouvelle langue que l’on appela Romane.
Les écrits les plus anciens dans cette langue ont été recueillis en Italie et remontent à l’année 730. Depuis cette époque, ils se succèdent sans interruption jusqu’à la fin du Xe siècle. Luitprand, en 728, comptait en Espagne, parmi les langues qui s’y parlaient, le Valencien et le Catalan, reconnus pour être des dialectes de la langue Romane. En 734, l’ordonnance d’Alboacem, fils de Mahomet-Allsamar, fils de Tarif, qui régnait à Coïmbre, fut publiée en Roman. Enfin, il était, à la même époque, parlé en Portugal, où il portait le nom de langue romance.
En ce qui concerne particulièrement la France, il faut remonter au commencement de la monarchie pour se rendre compte du développement du Roman et de l’importance qu’il a pu y acquérir après le Latin et le Francique ou Théotisque, qui étaient les langues primitives.
Contrairement à ce que l’on a cru longtemps, le Roman n’est pas né seulement d’une corruption du Latin; il s’est formé, comme nous l’avons dit précédemment, peu à peu, des mots et des locutions que le passage des Goths, des Francs, des Lombards et des Espagnols avait introduits dans le Latin. Si l’on compare les textes du Roman ancien avec notre Provençal actuel, on est amené à reconnaître que, dès l’époque des troubadours, il devait y avoir deux langues romanes, l’une qui s’étendait sur les provinces du Nord et l’autre particulière au Midi; ce qui donnerait une raison d’être à cette opinion, c’est que, dans le Roman des côtes du Rhône, de la haute et basse Provence jusqu’à Nice, on retrouve des mots, des locutions et des expressions qui ne figurent pas dans le Roman du Nord et qui proviennent du Ligurien, du Grec et de l’Arabe, langues qui se sont pour ainsi dire cantonnées dans les provinces méridionales. Et, alors que le Roman de la monarchie franque s’est transformé peu à peu en Français, le Roman du Midi, parlé et écrit dans un pays quasi indépendant, ou qui, tout au moins, avait conservé ses franchises, prit le nom de Provençal et s’est perpétué jusqu’à nous.
Si l’on tient compte des mœurs, des usages, du climat, des occupations des habitants de l’Ibérie, de la Gaule cisalpine, de la Lusitanie, on peut dire qu’à l’époque du démembrement de l’empire de Charlemagne, le Roman parlé dans ces divers pays commença à se transformer et que l’Espagnol, l’Italien et le Portugais en furent tirés, dans les mêmes conditions que le Provençal, et avant que le Français eût acquis cette forme et cette pureté qu’on lui a connues depuis. A partir de cette époque, on appela langue d’Oïl le Français tiré du Roman parlé au-delà de la Loire, parce que cette affirmation s’y prononçait Oui; et langue d’Oc le Roman parlé en deçà de ce fleuve, parce que ce même mot s’y prononçait Oc. Ce n’est que vers le Xe siècle que cette distinction fut faite. Jusque-là, à la cour des rois de France, comme en Italie, en Espagne, en Portugal et en Provence, on avait fait usage de la langue Romane.
La langue d’Oc fut aussi appelée langue Provençale, non seulement parce que le Roman s’était conservé dans cette province avec plus de pureté que partout ailleurs, mais encore parce que c’était le pays où le gai saber, c’est-à-dire l’art d’instruire en égayant, était le mieux cultivé et le plus considéré.
NOTES:
[46] Il nous a paru nécessaire, pour la clarté de nos explications sur la langue romane, de consacrer à chacune des langues qui l’ont précédée un résumé historique qui en marquera l’esprit et la portée. Nous avons pensé qu’il ne serait pas inutile d’y joindre une sorte de vocabulaire abrégé des mots et des principales expressions que chacune de ces langues, dans des proportions différentes, a fournis pour la formation du Roman et du Provençal. Le lecteur y retrouvera ces mêmes mots et ces mêmes expressions employés encore de nos jours, que le Provençal parlé dans nos départements méridionaux, particulièrement dans ceux du Sud-Est, nous a transmis à travers les siècles.
[47] Adelung, savant allemand qui, entre autres ouvrages, fit un tableau universel des langues.
[48] On remarquera, en parcourant ce vocabulaire, que nous avons évité de donner l’orthographe nouvelle, afin de démontrer l’ancienneté des mots, et empêcher toute confusion.
[49] Cet ouvrage est intitulé:
Recueil alphabétique de mots provençaux dérivés du Grec, renfermant les termes particuliers au peuple de Marseille et surtout ceux relatifs à la marine et à la pêche.
[50] Barbares, pour guerriers.
[51] De Villeneuve.
[52] Frédéric Schoell, Tableau des peuples qui habitent l’Europe, p. 62 (Paris, 1812).]
[53] Wœlfel, connu sous le nom d’Ulphilas, évêque des Goths, de Dacie et de Thrace, au IVe siècle, a traduit la Bible en idiome gothique. Il existe des fragments de cette version dans un manuscrit de la Bibliothèque de l’Université d’Upsal, sous le nom de Codex argenteus. Il y en eut plusieurs éditions, dont la 5e a paru à Weissenfels, en 1805, in-4o, avec traduction latine interlinéaire, grammaire et glossaire par Fulda, Reinwald et Zahn.
VII
ÉTAT DE LA PROVENCE LORS DE LA FORMATION
DE LA LANGUE ROMANE
De l’influence de la chevalerie et des croisades sur le développement de la langue Romane.—Période des Trouvères et des Troubadours.—Les Trouvères.—Les Troubadours.
Sous la suzeraineté des rois mérovingiens et l’administration paternelle des ducs d’Aquitaine, qui avaient abandonné le soin immédiat des affaires à la direction des comtes indigènes, la Provence, grâce à sa situation géographique, put jouir des bienfaits d’une paix relative, si on la compare aux autres provinces françaises dévastées par de continuelles guerres civiles ou étrangères.
Après le partage de l’empire de Charlemagne, l’autorité de la couronne était à peine reconnue. Victimes de ministres ambitieux, les princes, d’un caractère faible ou adonnés aux plaisirs, ne furent plus entre leurs mains que de simples automates. Les ducs, comtes et autres gouverneurs de provinces, toujours prêts à empiéter sur la prérogative royale et à l’usurper au besoin, proclamèrent publiquement leur indépendance. Les tenures féodales disparurent violemment et les vassaux immédiats de la couronne se levèrent tous à la fois, comme autant de souverains allodiaux et héréditaires. Les gouverneurs des provinces méridionales, et particulièrement de la Provence, n’hésitèrent pas à profiter d’une occasion aussi favorable pour réaliser un projet qu’ils nourrissaient depuis longtemps. Le promoteur de cette revendication armée fut le célèbre Boson.
Le fondateur de l’indépendance provençale était le fils de Théodoric, premier comte d’Autun. Par ses talents politiques et militaires, il sut plaire à Charles le Chauve, qui le nomma gouverneur de Provence et du Venaissin. Quand le roi de France vint visiter le pays, Boson lui présenta sa sœur Rachilde, dont l’éclatante beauté produisit une profonde impression sur le monarque. Ébloui, captivé par les charmes de cette femme, Charles, pour la posséder, dut lui offrir sa main. Les projets ambitieux de Boson furent servis par la nouvelle reine de France, qui le fit nommer gouverneur des provinces italiennes, titre équivalent à celui de vice-roi. Ce n’était pas là le dernier mot du programme du beau-frère de Charles le Chauve.
De connivence avec sa sœur, il contracta un mariage secret avec Hermengarde, fille unique de Louis II, roi d’Italie. Cette union, qui devait, à la mort de son beau-père, le mettre en possession de son trône, ne pouvait rester longtemps cachée. Quand Charles le Chauve en eut connaissance, il en fut gravement et justement offensé. Mais l’influence de Rachilde était sans bornes; elle intercéda en faveur de Boson et son succès dépassa même le résultat espéré. Elle obtint, non seulement que le roi de France approuvât le mariage, mais encore qu’il consentît à ce qu’une nouvelle célébration de la cérémonie nuptiale eût lieu, avec toute la pompe royale.
Après la mort de Louis le Bègue, successeur de Charles le Chauve, qui avait maintenu Boson dans tous ses grades et honneurs, l’anarchie se répandit dans toute la France. La réputation que ce dernier avait acquise en Provence, l’ascendant qu’il exerçait dans toute la région en sa qualité de gouverneur, fonction qui, durant deux règnes consécutifs, l’y avait fait estimer et aimer, devaient amener prochainement la réalisation d’un projet longuement médité. En 879, il convoqua un synode de tous les évêques du Lyonnais, Dauphiné, Languedoc, Provence et autres diocèses. Les prélats s’assemblèrent dans son château de Montaille, sur la rive gauche du Rhône, entre Vienne et Valence, et, préalablement gagnés en sa faveur, procédèrent à son élection comme roi[54]. Ni la noblesse ni le peuple ne prirent part à cette nomination, à laquelle cependant ils acquiescèrent tacitement. Telle fut l’origine de la séparation complète de la Provence et de la couronne de France. Cet état de choses fut accepté par le roi, car nous voyons Charles le Gros intervenir, en 883, comme médiateur entre Boson et Louis III qui avait envahi le nouveau royaume avec son frère Carloman, médiation qui eut pour résultat d’attribuer à Boson, en souveraineté absolue, la Franche-Comté, le Dauphiné, la Provence et la Savoie. Après quelques combats heureux qu’il eut à soutenir contre divers compétiteurs, il demeura possesseur de ces pays jusqu’à sa mort, qui advint en 888.
Son fils, Louis Boson, qui lui succéda, envahit l’Italie, augmenta ses possessions et fut couronné empereur par le pape Jean IX. Après lui, Hugues, gouverneur de Provence, et Rodolphe, roi de la Bourgogne transjurane, se disputèrent ses États. Alternativement vainqueurs et vaincus, les deux partis signèrent en 930 une convention par laquelle Hugues céda à Rodolphe, sous condition de réversibilité, la totalité de ses États transalpins, ce dernier renonçant en faveur de son rival à toutes ses prétentions sur l’Italie[55]. Conrad, qui fut le successeur de Rodolphe en 944, réunit sous son sceptre les deux parties de la Bourgogne comprenant, la première, tout le pays suisse, depuis Schaffhouse jusqu’à Bâle, la partie occidentale de la Suisse depuis le Rhin jusqu’au Rhône, toute la Savoie, la Franche-Comté, le Lyonnais, le Dauphiné, la Provence, plusieurs villes du Languedoc; l’autre partie comprenait la Bourgogne proprement dite.
Par l’exposé qui précède et qui n’était pas inutile pour expliquer la parenté de la langue Romane ou provençale avec certains mots ou locutions des dialectes du Nord, on a pu voir que la seconde dynastie du royaume d’Arles avait singulièrement agrandi ses possessions. L’importance de ses populations et l’étendue de son territoire justifiaient la prépondérance que la langue Romane exerça, dès cette époque, sur toute l’Europe latine.
Des descendants de Rodolphe, Conrad fut le seul qui établit sa résidence royale en Provence. Il avait choisi à cet effet la ville d’Arles, et vivait en paix avec ses voisins. Aimé de son peuple, il se contentait de la sujétion, plutôt nominale qu’effective, des ducs et comtes qui possédaient des fiefs héréditaires dans chaque district du royaume, et mérita à juste titre le surnom de Pacifique, que ses contemporains et la postérité lui ont décerné. A part les incursions fréquentes des pirates maures, qu’il finit par exterminer, son règne, qui dura quarante-trois ans, fut un des plus heureux dont jouirent les Provençaux.
LA LANGUE ROMANE
DANS LE NORD ET LE MIDI DE LA FRANCE
Comme nous l’avons déjà dit, le Latin, corrompu dans l’usage courant par les dialectes des peuples envahisseurs, était resté la langue privilégiée de l’Église, qui l’avait conservée dans ses formes les plus pures. Par un étrange revirement d’esprit, encore difficile à expliquer, ce rôle de protectrice du Latin, qui avait été une force pour l’Église, fut à un moment, non seulement renié par elle, mais blâmé en toutes circonstances. Ce fut en effet un pape qui, le premier, tâcha d’expulser la langue Latine du refuge qu’elle avait trouvé dans le clergé. Grégoire le Grand ne pouvait admettre qu’une langue dont un peuple païen s’était servi pour implorer ses idoles fût également employée par la religion chrétienne pour exprimer les louanges de Dieu.
Son mépris pour la grammaire latine le poussait à écrire ces paroles:
«Je n’évite point les barbarismes; je dédaigne d’observer le régime des prépositions, etc., etc., parce que je regarde comme une chose indigne de soumettre les paroles de l’oracle céleste aux règles de Donat[56] et jamais aucun interprète de l’Écriture sainte ne les a respectées.»
Ayant appris que Didier, évêque de Vienne, donnait des leçons de l’art connu alors sous le nom de grammaire, cet illustre pontife lui en fit une vive réprimande:
«Nous ne pouvons, écrivait-il, rappeler sans honte que votre fraternité explique la grammaire à quelques personnes. C’est ce que nous avons appris avec chagrin, et fortement blâmé... nous en avons gémi. Non, la même bouche ne peut exprimer les louanges de Jupiter et celles du Christ. Considérez combien, pour un prêtre, il est horrible et criminel d’expliquer en public des livres dont un laïque pieux ne devrait pas se permettre la lecture. Ne vous appliquez donc plus aux passe-temps et aux lettres du siècle.»
Le dédain que ce pontife professait pour la littérature latine, exalté encore par la haine du paganisme, le porta à faire rechercher et brûler tous les exemplaires de Tite-Live qu’il put découvrir. Il est heureux pour la gloire des lettres qu’il ait pu en échapper à la colère de ce vandale que l’Église a canonisé. Saint Antonin, commentant cette action, la donne comme honorable pour la mémoire du pontife romain. Si ce zèle par trop ardent peut être considéré comme l’erreur du siècle, on ne s’explique pas bien le vœu de Jean Hessels, professeur à Louvain, qui s’écrie à ce sujet: «Heureux, si Dieu envoyait beaucoup de Grégoire!»
Le résultat de cette campagne menée contre le Latin fut que, sous le pontificat de Zacharie, il se trouva tel prêtre qui ne le connaissait pas assez pour exprimer convenablement la formule du sacrement du baptême. Ce pape eut à prononcer sur la validité de ce sacrement conféré en ces termes: «Ego te baptiso in nomine Patria et Filia et Spiritus sancti.»
Saint Boniface, évêque de Mayence, avait ordonné de baptiser de nouveau; le pape décida que le baptême était valable si les paroles sacramentelles avaient été mal prononcées par ignorance de la langue et non par esprit d’hérésie.
Corrompu par les dialectes des peuples barbares qui envahirent les Gaules, renié par le chef de l’Église, délaissé par les princes et la royauté, le Latin devait se fondre insensiblement dans une nouvelle langue qui, tout en s’enrichissant de certains mots empruntés aux idiomes étrangers, conservait cependant une marque originelle dont elle tirait son nom: le Roman.
La langue Romane, connue dans le Nord de la France dès le VIIIe siècle sous le nom de lingua romana rustica, avait emprunté aux idiomes des peuples nouveaux venus de la Germanie un caractère de force et de dureté dans les mots et les expressions que n’avait pas et ne pouvait avoir le Provençal. La langue Romane du Midi éclose, sous un soleil brillant, dans une atmosphère tiède et parfumée, tout imprégnée de la poésie du Grec et du Latin, inspira les Troubadours, poliça les mœurs et les usages, chanta les faits glorieux et créa les cours d’amour. Elle fut l’expression la plus belle et la plus haute de la civilisation de la Gaule latine. Cependant, quoique subissant moins que dans le Midi l’influence du Latin, les Francs, en y mêlant leur dialecte, formèrent un idiome intermédiaire, un autre Roman, qui se répandit et s’épura peu à peu. Les écrits de cette époque qui sont parvenus jusqu’à nous et qui émanent de personnalités marquantes dénotent le soin avec lequel on l’enseignait et le propageait dans le royaume. On cite saint Mummolin, évêque de Noyon, qui écrivait non seulement dans la langue Théotisque, mais aussi dans la Romane; saint Adalhard, abbé de Corbie, était dans le même cas. Enfin, en 813, un concile tenu à Tours prescrivait aux évêques de ne pas composer leurs homélies en Latin, et d’avoir soin de les traduire en «langue romane rustique et en Théotisque».
On peut avoir une idée de ce qu’était le Roman du Nord sous le règne de Charlemagne par un passage des litanies qui se chantaient alors au diocèse de Soissons. Lorsque les prêtres invoquaient Dieu pour faire descendre sa protection sur l’empereur, le peuple se joignait à eux et répondait: Tu lo juva[57]. Ces trois mots suffisent pour montrer que, si le latin dominait encore dans ce langage, il était déjà bien altéré.
Enfin, le document principal qui atteste l’emploi de la langue Romane dans le Nord de la Gaule est la convention ou serment conclu entre Charles le Chauve et Louis le Germanique, pour déjouer les vues ambitieuses de leur frère Lothaire. Ils se rencontrèrent à Strasbourg, et là jurèrent avec leurs soldats de rester fidèlement liés l’un à l’autre. Afin que chacun d’eux fût entendu par les troupes de son frère et que l’engagement eût ainsi un caractère plus grave et plus sincère, Louis, le chef des Germains, prononça son serment en langue Romane, et Charles, le chef des Gaulois, dit le sien en tudesque; quant aux deux armées, chacune d’elles se servit de sa propre langue. Nous donnons ci-après les deux textes, roman et français, de ces serments célèbres[58], qui furent prononcés à Strasbourg en 842 et qui sont les plus anciens monuments connus, non seulement du Français, mais aussi de ses sœurs les autres langues néo-latines (Italien, Espagnol, Portugais).
SERMENT DE LOUIS LE GERMANIQUE[59]
Pro deo amur et pro Kristian poblo et nostro commun salvament, d’ist di in avant, in quant Deus savir et podir me dunat, si salvarai-eo cist meon fradre Karlo, et in adjudha et in cad Huna cosa, si cumo om per dreit son fradre solvar dist in o quid il mi ultresi fazet; et ab ludher nul plaid nunquam prindrai qui, meon vol, cist meon fradre Karle in damno sit.
Si Lodhwig sagrament quæ son fradre Karle jurat conservat, et Karlus meo seudra de suo part, non lo stanit, si io retournar non l’int pois ne io, ne seuls cui eo retournar int pois in nulla adjudha contra Lodhwig nun li iver.
Dans cette forme primitive, la langue rustique du Nord de la France—car c’était bien du Nord qu’étaient les troupes de Charles le Chauve à l’assemblée de Strasbourg—ne différait pas beaucoup du Roman provençal, parce que celui-ci était également à la première période de son développement, et que ce fut seulement par la suite qu’il acquit la pureté et la perfection grammaticale avec lesquelles il nous a été transmis.
Cent ans après, c’est-à-dire environ vers le Xe siècle, le Roman du Nord avait fait des progrès sensibles. On peut s’en faire une idée par l’extrait que nous donnons ci-après d’une cantilène en l’honneur de sainte Eulalie[60]. Certains mots et d’autres indices permettent d’y voir avec quelque vraisemblance un premier pas vers la transformation de la langue rustique en Français:
Le plus ancien texte que l’on connaisse de la langue Romane du Nord, après les deux que nous venons de citer, est celui des lois publiées en 1069, pour les Anglais, par le duc de Normandie, Guillaume le Conquérant. Elles commencent ainsi:
Ces sount les leis et les custumes que le rei Williams grentot a tut le puple de Engleterre après le conquest de la terre, iceles mesmes que li reis Edward sun cosin tint devant lui. Co est à saveir: I. Pais à saint yglise. De quel forfait que home ont fait en cels tens e il pout venir a sainte yglyse, ont pais de vie et de membre, etc., etc.
Peu à peu, le Théotisque disparut du sol gaulois, et le Roman qui s’était formé pour ainsi dire par l’usage du peuple prit possession de la France neustrienne. Enfin, vers le XIe siècle, il devint la langue nationale, et les troubadours survenant lui donnèrent une régularité de forme, une pureté et une harmonie qui lui avaient manqué jusque-là.
DE L’INFLUENCE
DE LA CHEVALERIE ET DES CROISADES
SUR LE DÉVELOPPEMENT DE LA LANGUE ROMANE
PÉRIODE DES TROUVÈRES ET DES TROUBADOURS
Une des causes qui contribuèrent le plus directement à la propagation et au développement des dialectes romans, aussi bien comme langues vulgaires qu’au point de vue littéraire, fut le rôle que joua la Chevalerie dans la société à partir du Xe siècle. Dépouillés du caractère barbare, plutôt brutal, qu’ils avaient eu jusqu’alors, les chevaliers, à partir de cette époque, manifestèrent des idées et des tendances d’un ordre plus élevé. Ils se firent les redresseurs des torts de l’humanité, les protecteurs des faibles et surtout des femmes. Sans nous arrêter aux récits fantastiques des poètes et des chroniqueurs, il est hors de doute que c’est la Chevalerie qui a été l’un des premiers instruments libérateurs de la condition du sexe faible. Sous la royauté féodale, la femme avait constamment vécu sous la dépendance de l’homme. Les Goths, les Lombards, les Francs, les Germains et autres peuples du Nord, jaloux à l’excès de la chasteté de leurs épouses, les tenaient dans une étroite sujétion. Mariées ou non, les femmes vivaient dans un état de tutelle perpétuelle. Elles ne sortirent de l’obscurité où elles avaient été retenues si longtemps que lorsque la noblesse se fut séparée de la royauté. Elles exercèrent alors leurs droits comme tutrices, et surent bientôt prendre dans la société un rôle prépondérant, soit au foyer de famille, soit dans les affaires civiles, et même sur le trône, dans la direction de la politique du pays. Les faveurs les plus grandes qu’elles pouvaient accorder furent regardées comme le juste prix de leur émancipation. Le serment imposé aux Croisés, en mettant sur la même ligne Dieu et la femme, consacrait à son profit un culte qui, disent les ménestrels, ne le cédait en rien à celui de Dieu.
Cette élévation du sexe faible devait adoucir le caractère militaire des chevaliers, qui, gagnés par la tendresse féminine, perdirent la rudesse, la brutalité, l’âpreté qui les avaient caractérisés jusque-là. Pour plaire, ils s’adonnèrent au culte de la musique et de la poésie; la noblesse princière, se reposant des fatigues de la guerre, employa ses loisirs à étudier et répandre la langue Romane, soit pour chanter l’amour, soit pour célébrer les exploits guerriers des croisades, soit enfin pour faire connaître les mœurs du clergé, pour qui la religion n’était plus qu’un prétexte et l’Église un repaire d’intrigues. La conduite des prélats était non seulement la violation flagrante de tout principe de morale, mais elle attestait encore manifestement que le christianisme, sous le masque de l’hypocrisie, n’était plus qu’un simple rituel de cérémonies, un commerce, où l’on vendait fort cher l’absolution de tous les crimes.
C’est au XIe siècle environ que l’on croit pouvoir fixer l’institution du Gai-Saber comme art. De même que les chevaliers, les Trouvères dans le Nord, les Troubadours dans le Midi, s’inspirèrent dans leurs actes comme dans leurs poésies des sentiments que reflétaient celles qu’ils avaient choisies comme épouses ou comme maîtresses. La femme fut une de leurs principales préoccupations. Ils chantaient sa grâce, sa beauté et, en même temps que ses qualités physiques, ils ne manquèrent pas de célébrer ses qualités morales.
Des sentiments si nobles, si élevés, ne pouvaient être exprimés que par des mots choisis, des phrases appropriées; et c’est ainsi que, sous l’inspiration poétique des Troubadours, la langue Romane s’épura, se transforma, obéit à une orthographe et à des règles grammaticales qui en fixèrent l’esprit. Cette transformation ne fut pas sans influence sur notre belle langue Française, que ses qualités maîtresses, l’harmonie et la clarté, devaient un jour faire préférer à toute autre, comme instrument diplomatique.
Si, dans leurs poésies, les Troubadours chantaient la délicatesse et la vivacité de l’amour, ils y exprimaient également leurs sensations morales, leurs opinions politiques, leur enthousiasme pour les personnages illustres qui exécutaient de grands exploits. Ils ne craignaient pas non plus, dans leur juste et courageuse indignation contre les erreurs et les fautes de leurs contemporains, si haut placés fussent-ils, de fustiger par une ironie mordante et une satire vengeresse tout ce qui n’était pas empreint d’idéal, de bonté et de charité chrétienne.
Cette nouvelle littérature n’emprunta rien aux leçons et aux exemples des anciens. Si les chefs-d’œuvre littéraires des Grecs et des Latins n’étaient pas tout à fait inconnus des Troubadours, cependant, leur goût n’était peut-être pas assez formé ni assez exercé pour les admirer utilement et s’inspirer de leurs beautés classiques. Ils procédèrent, pour ainsi dire, avec des moyens indépendants et distincts. Les formes qu’ils employèrent, les couleurs étrangères ou locales dont ils les revêtirent, l’esprit particulier où dominait la pensée religieuse dont ils étaient animés, les mœurs chevaleresques, une politique spéciale, les préjugés contemporains et comme une sorte d’idée nationale qui commençait à germer en eux, donnèrent à leurs œuvres un cachet d’originalité qu’on ne peut leur contester.
LES TROUVÈRES
Dans le Nord, l’enthousiasme que produisirent la Chevalerie et les Croisades fit éclore les Trouvères. Si, comme on l’a constaté, les œuvres de ces poètes manquent absolument d’art, du moins elles rachètent ce défaut par une grande imagination et une tendance à ne célébrer que les faits héroïques, la guerre, les aventures lointaines et prodigieuses, les grands coups d’épée donnés ou reçus pour l’honneur de sa foi et de sa dame. Bientôt devenus populaires, c’était sur les places publiques, entourés par la foule, que les Trouvères récitaient ou chantaient leurs vers en s’accompagnant de la mandore. Lorsqu’un sujet traité par un poète plaisait au peuple, les autres s’en emparaient et l’arrangeaient à leur goût. Il en résultait des compositions interminables. La moyenne de certains romans de Chevalerie devenus populaires atteignait trente mille vers. On cite comme exemple d’une longueur sans pareille la fable de Guillaume au Court-Nez (ou Cornet), héros très aimé, qui se faisait gloire d’un coup de sabre par lequel il avait perdu une partie du visage. Cette fable se divisait en dix-huit parties et ne comptait pas moins de trois cent dix-sept mille vers.
Le rythme ordinaire, pour les compositions chevaleresques, était le vers de dix syllabes. La rime n’était marquée que par une sorte d’assonance et, au lieu de plusieurs rimes s’entrelaçant gracieusement de manière à flatter l’oreille comme dans les vers provençaux, les Trouvères prolongeaient la même rime en raison du développement consacré à une idée, fût-ce pendant cinquante vers; elle ne changeait qu’avec le ton de l’accompagnement. De là une monotonie fatigante pour tous autres que les fervents de ces sortes de poèmes. On ne peut nier cependant que, dans quelques-uns, ne se trouvent çà et là quelques belles scènes, des situations dramatiques et un sentiment profond. Dans la chanson des Lohérains, de Raoul de Cambrai, l’ardeur belliqueuse et l’âpreté féodale sont dépeintes avec une énergie surprenante. Les grands romans chevaleresques des XIe et XIIe siècles sont généralement sans noms d’auteurs, probablement parce que, devenus populaires, ils appartenaient à tout le monde. Il en est d’autres, au contraire, dont l’origine est certaine; on peut citer: le Brut d’Angleterre et le Rou, de Wistace; l’Alexandre, de Lambert et d’Alexandre de Bernay[62]; le Chevalier au cygne, de Renaud et Gander; Gérard de Nevers, par Gibert de Montreuil; Garin de Lohérain, par Jehan de Flagy; le Roman de la Rose, par Guillaume de Lorris et Jehan de Meung, dit Clopinel.
Les Trouvères ont aussi laissé quelques poésies lyriques, telles que lais, virelais et ballades, mais leurs œuvres les plus nombreuses et les plus importantes sont les fabliaux et les romans historiques. Dans ces derniers, il ne faudrait pas prendre le titre à la lettre, car on a, la plupart du temps, travesti les faits à tel point que l’on ne peut en tirer aucun document pour l’histoire et qu’ils ne présentent plus de vraisemblance historique que dans les noms des principaux personnages. On y trouve cependant une peinture des mœurs, non pas du temps où la scène est placée, mais de l’époque où elle fut écrite, soit des XIIe et XIIIe siècles.
De toutes ces compositions, il en est une qui prime toutes les autres, aussi bien par l’ancienneté que par la beauté du sujet et le mérite du poème: c’est la Chanson de Roland ou Chanson de Roncevaux, de Théroulde, modèle du genre héroïque. Elle est parvenue jusqu’à nous comme la plus haute expression du génie littéraire de cette époque, et les belles traductions de Vitet, de Génin et de Bouchor, que l’on trouve dans tous les recueils d’histoire et de littérature romane, sont bien faites pour en mettre la valeur en relief. L’Angleterre, l’Italie, l’Espagne et l’Allemagne s’inspirèrent non seulement de la Chanson de Roland, mais aussi des poésies légères du XIIe siècle, pour célébrer leur gloire et les événements les plus importants de leur histoire, pour louer les charmes des nobles dames et chanter les louanges des princes. Hommage aussi spontané qu’éclatant rendu au génie poétique de la France féodale.
LES TROUBADOURS
Dans les provinces méridionales de la France, la langue Romane avait assez fait de progrès pour que son influence se fût exercée dans le Nord avant la première Croisade. Dès cette époque, des poètes s’essayaient dans le genre lyrique, sans attacher toutefois une grande importance à leurs œuvres.
D’autre part, Millin[63] cite un acte de 1040, intitulé: Hommage à Rajambaud, archevêque d’Arles. Une charte en faveur de Raymond, évêque de Nice, datée de 1075, est reproduite par Raynouard[64]. Enfin, le poème sur la Translation du corps de saint Trophime, apôtre d’Arles, attribué à Pierre Agard, en 1152, forme, avec les ouvrages précédents, un ensemble de documents qui prouveraient, non seulement que la langue Romane s’est formée en Provence et qu’elle ne s’est répandue que par la suite dans le Nord, mais encore que cette province, avant toute autre, donna naissance à des poètes. On a cité à tort, à notre avis, Guillaume IX, comte de Poitiers, comme ayant été le premier Troubadour. Un mot à ce sujet nous paraît nécessaire pour expliquer cette méprise. Le genre lyrique, frivole et badin, auquel se livraient les Troubadours provençaux n’avait produit que des œuvres légères que la mémoire des contemporains pouvait conserver comme de joyeux délassements, mais qui n’avaient pas assez d’importance pour être jugées dignes d’une transcription. D’ailleurs, il est probable que beaucoup de ceux qui chantaient ne savaient pas écrire. Il n’y a donc rien d’invraisemblable à admettre que ce fut seulement vers l’époque où le thème héroïque, digne de l’histoire, devint populaire, que l’on commença à recueillir les inspirations des poètes, surtout des princes poètes, dont les chapelains étaient les secrétaires désignés.
Ce fut le cas de Guillaume de Poitiers, dont les œuvres purent être conservées grâce à ce procédé. D’ailleurs, si l’on compare ses poésies avec la langue Romane de l’an 1060 à 1125, on constate un progrès tel qu’il a bien pu faire dire du comte de Poitiers qu’il était le premier Troubadour de cette époque.
En parcourant l’histoire de ces poètes, on remarque que ceux dont les productions sont les plus estimées furent généralement de braves soldats et de vaillants chevaliers[65]. C’est une nouvelle preuve que l’éducation donnée à la jeunesse féodale, en la rapprochant de la femme et exaltant son enthousiasme pour toutes les nobles causes, avait puissamment agi sur ses facultés intellectuelles; elle savait trouver dans ses heures de loisir une distraction aussi digne de son rang que de l’esprit français. Ces progrès dans notre littérature furent relativement rapides pendant un siècle environ. L’étonnement que l’on pourrait éprouver à voir des hommes jeunes, dont l’instruction était probablement peu développée, faire des vers et composer même des romans d’une certaine importance, est mitigé par la médiocre valeur de ces premières poésies. Simples et naïves dans le fond, plus ou moins incorrectes dans la forme, elles donnent bien l’impression d’un début et d’une période de transformation de la langue. Les conseils d’un ami, la lecture de quelques chansons manuscrites apprises plus ou moins bien, les règles de la poésie provençale peu déterminées encore, une grammaire rudimentaire, tels furent les faibles éléments qui servirent aux premiers Troubadours pour esquisser les poésies du Xe siècle. On ne peut nier les difficultés auxquelles ils se heurtèrent tout d’abord et l’effort qu’ils durent faire pour trouver[66] des vers nouveaux tant dans la forme que dans l’idée. Ce qui faisait dire à Pierre Cardinal:
En effet, nous voyons les Troubadours arriver peu à peu à donner à leurs œuvres une harmonie inconnue jusqu’alors. Leur style se colore de nuances légères, de mots pittoresques, d’images saisissantes. D’un idiome bâtard ils parviennent à tirer, dans un espace de temps relativement court, une langue nouvelle, riche, correcte et que l’ensemble de ces qualités finit par rendre nationale.
La caractéristique de la poésie chevaleresque au moyen âge fut la foi: foi en l’amour, en la gloire, en la religion. Cette foi était vive, ardente, enthousiaste; elle s’accusait avec force dans toutes ses actions comme dans tous les écrits. Si l’esprit n’apparaît pas toujours, du moins le cœur bat, et on le sent palpiter dans les œuvres des Troubadours. Les Croisades, dans le Midi comme dans le Nord, eurent une influence puissante sur la littérature. En même temps qu’ils s’armaient, les chevaliers prenaient la plume et écrivaient non plus des stances à l’amour et de tendres romances, comme ils en composaient jadis pour les nobles dames, dans la molle oisiveté des châteaux, mais des poésies énergiques, violentes, imagées, empreintes de la sainte exaltation qui les animait. Les princes devinrent les protecteurs des Troubadours, leur ouvrirent leur cour et leurs demeures seigneuriales, les comblant de présents, de richesses et d’honneurs; en retour, ceux-ci leur donnèrent place dans leurs chants. Les châtelaines, sensibles à ces flatteries, les encourageaient et attendaient agréablement dans leur société le retour des héros de la Croisade. On cite à ce sujet une tenson de Folquet de Romans, qui demande à Blacas, pourtant bon chevalier, s’il partira pour la terre sainte. Celui-ci répond en riant qu’il aime, qu’il est aimé de la comtesse de Provence et qu’il veut demeurer auprès d’elle:
Mais ceci n’est qu’une exception. Le nombre est grand des Troubadours qui firent partie des Croisades et en célébrèrent les gloires. Tout le monde connaît la romance de Raoul de Coucy, les vers de Thibaut, comte de Champagne, ceux du comte d’Anjou, du duc de Bourgogne, de Frédéric II, de Richard Cœur de Lion, du Dauphin d’Auvergne; les poésies de Folquet de Romans, d’Aimeri, de Péguilhan et celles de Rambaud de Vaqueiras, d’Elias Cairels, de Pons de Capdeuil, de Ganselme Faydit, toutes vaillantes et entraînantes, toutes inspirées par l’héroïque épopée dont la terre sainte fut le but ou le théâtre.
NOTES:
[54] Castrucci, dans le tome Ier de son Histoire de Provence, donne l’acte de nomination et les noms des évêques qui le signèrent.
[55] Castrucci, t. Ier, chap. III (Extrait des Annales de Reims).
[56] Donat, grammairien latin, auteur du Traité des Barbarismes et d’autres œuvres très appréciées.
[57] Aide-le: Tu illum juva.]
[58] Nithord, Hist. des divisions entre les fils de Louis le Débonnaire, liv. III.
[59] Traduction.—Pour l’amour de Dieu et pour le commun salut du peuple chrétien et le nôtre, de ce jour en avant, en tout, que Dieu me donne de savoir et de pouvoir, ainsi préserverai-je celui-ci, mon frère Karle, et par assistance et en chaque chose ainsi que comme homme par droit l’on doit préserver son frère, en vue de ce qu’il me fasse la pareille; et de Ludher ne prendrai jamais nulle paix qui, par ma volonté, soit au préjudice de mon frère ici présent, Karle.
Si Lodhwig garde le serment que a son frère Karle, il jure et que Karle mon Seigneur, de son côté ne le tienne, si je ne l’en puis détourner, ni moi ni nul que j’en puisse détourner, en nulle aide contre Lodhwig ne l’y serai.
[60] D’après un manuscrit qui avait appartenu à l’abbaye de Saint-Amand (diocèse de Tournai).
[61] Traduction:
[62] Composé au XIIe siècle, en vers de douze syllabes, qui, depuis, prirent le nom d’Alexandrins.
[63] Essai sur la langue et la littérature provençales, p. 7.
[64] Raynouard, Œuvres, t. II, p. 65.
[65] Bertrand de Born,—Guillaume de Poitiers,—le roi Richard,—Alphonse II d’Aragon,—Blacas,—Savari de Mauléon,—Pons de Capdeuil,—de Saint-Antoni, etc., etc.
[66] De là leur nom de Troubadour.
VIII
DE L’INFLUENCE DES TROUBADOURS
SUR LES TROUVÈRES ET LA LITTÉRATURE DU NORD
Le vers.—La chanson.—Le chant.—Le son.—Le sonnet.—Le planh (ou complainte).—La cobla (ou couplet).—La tenson.—Le sirvente.—La pastourelle.—La sixtine.—Le descord (discordance, pièces irrégulières).—L’aubade et la sérénade.—Ballade.—Danse.—Ronde.—Épître.—Conte.—Nouvelle.
Sans vouloir revenir sur l’agression que le Jésuite Legrand d’Aussy dirigea contre les Troubadours, il nous sera permis d’étudier jusqu’à quel point s’exerça l’influence littéraire de ces derniers sur la langue du Nord et les œuvres des Trouvères. Nous le ferons sans parti pris, d’une manière impartiale, en prenant pour base de notre raisonnement les dates, les faits, les résultats.
Nous avons dit, d’autre part, que le berceau de la langue Romane (comme son nom l’indique, langue tirée du Latin ou Romain) était la Provence, c’est-à-dire la partie de la Gaule qui fut la première et le plus longtemps sous l’influence de Rome. S’étendant peu à peu, elle pénétra jusqu’au Nord et devint la langue vulgaire, parlée et écrite de tout le pays. Les pièces et documents cités précédemment en donnent la preuve. Mais cette nouvelle langue, née de la corruption du Latin par les divers dialectes des peuples conquérants, devait elle-même, à un moment donné, se diviser en deux grandes branches, l’une s’étendant au-delà de la Loire et comprenant l’Est, le Nord et l’Ouest de la France, l’autre en deçà et dominant sur le Midi.
La première s’appela la langue d’Oïl; la seconde, langue d’Oc. Nous avons donné plus haut l’explication de ces dénominations. Il ressort de ces faits mêmes que l’antériorité de la langue Romane du Midi sur la langue Romane du Nord ne saurait aujourd’hui faire doute. Il est donc bien naturel de conclure que son influence n’a pas été étrangère à la transformation de la langue d’Oïl, tant au point de vue grammatical qu’au point de vue littéraire. La langue du Nord a emprunté à la langue d’Oc, non seulement une quantité de mots et d’expressions, qu’il est d’ailleurs facile d’y retrouver, mais aussi la forme et les règles de ses compositions lyriques.
Le perfectionnement de la langue d’Oc, qui fut la condition préalable de son influence sur celle du Nord, se déduit facilement de la comparaison des œuvres des Troubadours du XIe siècle avec celles du XIIIe, époque à laquelle la langue d’Oïl, encore considérée comme barbare, commençait son évolution. Les progrès qu’ils réalisèrent furent étonnants comme style, comme goût, comme choix des mots les plus propres à rendre claires et imagées leurs compositions, toujours poétiques. Après avoir fixé définitivement les règles grammaticales, ils surent créer une poésie dont les formes et les caractères différents devaient s’appliquer à des sujets spéciaux. Ces formes, on les retrouve par la suite dans les œuvres des Trouvères ou poètes du Nord, d’où il faut bien admettre que, non seulement les Troubadours sont antérieurs à ces derniers, mais qu’il faut accorder à leurs productions littéraires un certain mérite, puisque les Trouvères s’en inspirèrent pour léguer à la langue Française ces créations poétiques désignées sous les noms de: vers, ballade, chanson, chant, sonnet, planh ou complainte, couplet, sirvente ou satire, pastourelle (poésie pastorale), aubade, sérénade ou chant d’amour, épître, conte, nouvelle, etc. Nous en donnons ci-après les définitions appuyées de quelques exemples tirés des œuvres des Troubadours.
LE VERS
Le vers pouvait s’appliquer également aux œuvres chantées ou déclamées. Il n’y avait point de règles absolues pour la mesure. Celle-ci était le plus souvent déterminée par le caractère même de la pièce; mais, si cette pièce se divisait en strophes, les strophes devaient se reproduire successivement, coupées d’une manière uniforme quant à la longueur et à la rime des vers.
Exemple:
LA CHANSON
La chanson était une pièce de vers divisée en couplets égaux. Son nom indique assez qu’elle se chantait. L’air, composé ordinairement par l’auteur des paroles, quelquefois même par son jongleur, était noté sur vélin enrichi de dessins, et présenté ainsi à un grand seigneur ou à une châtelaine qui daignait en accepter l’hommage.
Exemple:
LE CHANT
Le chant, parfois, était synonyme de chanson; quelquefois, au contraire, il avait un sens plus général et pouvait exprimer toute poésie susceptible d’être chantée. Il était pris également pour désigner un poème. Son nom vient évidemment du latin cantare. Certains auteurs prétendent qu’il fut introduit dans le Provençal par le Troubadour Giraud de Borneil, et qu’avant lui toutes sortes de poésies étaient comprises sous le titre général de vers.
LE SON
Le son désigne une chanson plus légère, plus suave. Les Troubadours, en inventant cette désignation, n’ont voulu retenir de la chanson que la partie harmonieuse. C’est ainsi que nous avons maintenant la romance sans paroles.
LE SONNET
Le sonnet est une poésie légère, un diminutif charmant introduit par les Troubadours dans leur grammaire lyrique, pour exprimer leur pensée sous une forme aussi laconique qu’élégante. Il se compose de quatorze vers distribués en deux quatrains, sur deux rimes seulement, et en deux tercets. Le sonnet, d’origine provençale, fut, comme la plupart des œuvres des Troubadours, accueilli et cultivé en Italie, où nos poètes méridionaux avaient dû se réfugier après la Croisade contre les Albigeois. Il ne revint à la mode en France qu’après le retour de nos compatriotes, qui le répandirent et le firent adopter par les poètes français.
Celui que nous donnons ci-après est extrait des œuvres de Louis Belaud, poète provençal, né à Grasse. L’édition de ses œuvres, que nous avons sous les yeux, est celle de Marseille, 1595, in-8o. Le style est clair, facile, et se rapproche tellement du Provençal de nos jours que la traduction en devient superflue.
SONNET SUR UNE SORTIE DE PRISON
LE PLANH OU COMPLAINTE
Le planh était une longue et triste chanson dans laquelle le Troubadour déplorait la perte douloureuse d’une amante, d’un bienfaiteur ou d’une bataille. Cette poésie répond à la complainte de nos jours, que chantent sur les places publiques des artistes ambulants. On cite comme des modèles du genre les planhs de Gaucelm Faydit sur la mort du roi Richard, de Bertrand de Born sur celle du prince anglais, son ami; ceux de Cigala, sur la perte de sa bien-aimée, Berlanda. Le planh est composé de vers de dix ou douze syllabes et coupé en strophes égales.
Exemple:
LA COBLA
La cobla ou couplet désignait, comme aujourd’hui, un ensemble de vers rimés, mesurés et groupés d’une façon régulière et se reproduisant ensuite dans le même ordre un certain nombre de fois.
Exemple:
LA TENSON
La tenson était une pièce de vers, ou scène dramatique, dans laquelle les interlocuteurs défendaient tour à tour, par couplets de même mesure et en rimes semblables, des opinions contradictoires sur la question à discuter. Ce qui donnait à la tenson un certain intérêt, c’était de voir un poète attaqué relever le gant de la discussion et improviser sa réponse en vers. Le juge du combat décernait une couronne au vainqueur. Ces jeux poétiques étaient assez répandus, et on ne peut s’empêcher d’admirer la richesse et la fécondité de la langue Provençale qui fournissait pour ainsi dire soudainement les plus gracieuses ressources pour le développement d’une idée. Cependant la tenson n’était pas toujours improvisée, nombre de poètes la composaient d’avance, se préparant ainsi à eux-mêmes d’ingénieuses réponses où ils faisaient montre de leur savoir et de leur esprit. Il arrivait même quelquefois qu’un Troubadour érudit composait une tenson en plusieurs langues; en voici un exemple:
TENSON DE RAMBAUD DE VAQUEIRAS, ENTRE LUI ET UNE DAME GÉNOISE[71]
RAMBAUD
LA DAME
On voit par la réponse de la dame génoise que Rambaud fut peu écouté et assez malmené. Si c’est là un fait historique relatif à sa vie aventurière et amoureuse, il faut avouer que ce Troubadour, qui n’a pas craint de consigner sur ses tablettes cette mésaventure galante, était d’une véracité peu commune, puisqu’il ne s’en départait pas même quant aux circonstances de sa vie privée qui auraient pu blesser son amour-propre.
LE SIRVENTE
Le sirvente était une pièce satirique dans laquelle les Troubadours critiquaient les vices des hommes et des choses de leur temps. C’est en étudiant les sirventes des XIIe, XIIIe, XIVe siècles que l’on peut se faire l’idée la plus exacte de l’histoire de cette époque. Le plus célèbre parmi les Troubadours qui ont abordé ce genre est, sans contredit, Pierre Cardinal, surnommé le roi du Sirvente, le Juvénal du moyen âge français. Aucun ne mania le sarcasme, ne poursuivit le vice avec une verve plus implacable. Sa vie, qui fut très longue, ne fut qu’un combat sans trêve contre les méchants. Hardi et courageux, il n’épargne personne; il attaque également le clergé, la noblesse, les grands comme le peuple. Inutile d’ajouter que ses ennemis étaient nombreux et qu’il fut persécuté, chassé, emprisonné, sans être dompté. C’est sans doute dans un jour de colère qu’il composa le sirvente suivant, qui peut servir d’exemple:
AYSSI COMENSA LA GESTA DE FRA P. CARDINAL
LA PASTOURELLE
La pastourelle, appelée aussi Vaqueyras (vachère), était une poésie pastorale dialoguée entre un Troubadour et une bergère. Les plus remarquables ont été composées par Giraud Riquier, Jean Estève, de Béziers, et Poulet, de Marseille.
Voici, comme exemple, une pastourelle de Jean Estève, qui date de 1283:
LA SIXTINE
En poésie, la sixtine, même au temps des Troubadours, passait pour la pièce la plus difficile à composer. Arnaud Daniel, qui, dit-on, inventa ce genre, n’en a laissé que de bien mauvais échantillons. Il ne pouvait en être autrement, en présence des difficultés accumulées comme à plaisir pour le rendre à peu près impossible. La pièce se composait de six couplets de six vers ne rimant pas entre eux. Les bouts rimés du premier couplet étaient répétés à la fin de tous les couplets suivants dans un ordre régulier. Ceux du second couplet se composaient de ceux du premier, en prenant alternativement le dernier, puis le premier et successivement, de bas en haut et de haut en bas, jusqu’à ce que toutes les rimes fussent employées. On se servait encore du même procédé pour chaque couplet suivant qui se combinait d’une manière semblable avec le couplet précédent. Enfin, la pièce se terminait par un envoi dans lequel tous ces bouts rimés se trouvaient répétés. On conçoit qu’un pareil genre de composition ait découragé les poètes, et qu’on l’ait abandonné.
LE DESCORD
Ce mot, qui signifie discordance, fut appliqué aux pièces irrégulières, c’est-à-dire qui n’avaient pas des rimes semblables, un même nombre de vers par strophe ou par couplet et une mesure égale. Inventé par Garins d’Apchier, ce genre fut peu employé.
L’AUBADE ET LA SÉRÉNADE
L’Alba, ou aubade, était un chant d’amour exprimant le plaisir d’une heureuse nuit et le désespoir de l’approche du jour.
Dans la sérénade, ou séréna, le poète gémissait sur la trop courte journée qui finissait, obligé qu’il était de quitter son amie. La mandore en sautoir, c’était à la brune que le Troubadour venait chanter de tendres romances sous le balcon de quelque châtelaine adorée.
BALLADE.—DANSE.—RONDE.
La ballade était une sorte de chanson avec couplets et refrain, mais en vers plus courts, d’un rythme plus rapide. Le sujet était puisé dans une anecdote tenant du merveilleux. La danse et la ronde étaient plus particulièrement consacrées à embellir et animer les fêtes, où elles formaient intermède; pendant que le Troubadour chantait, l’assistance dansait.
ÉPITRE.—CONTE.—NOUVELLE.
L’épître était une sorte de lettre poétique qui se déclamait. Le sujet était ordinairement de respectueuses supplications adressées à un grand seigneur, des témoignages de reconnaissance ou des remerciements pour des services rendus. Le conte et la nouvelle rentrent dans la classe des romans, dont ils ne sont que des diminutifs.
A ces différents genres de poésie, on peut ajouter certaines petites pièces qui prenaient des titres particuliers se rapportant aux sujets traités.
Ainsi l’Escondig était une chanson dans laquelle un amant demandait grâce à sa maîtresse;
Le Comjat, une pièce d’adieu;
Le Devinalh, une sorte d’énigme, de jeu de mots;
La Preziconza, un sermon en vers;
L’Estampida, une chanson à mettre sur un air connu;
Le Torney ou Garlambey (tournoi-joute), un chant destiné à célébrer une fête où un chevalier s’était illustré;
Le Carros (chariot), un chant allégorique, où le poète employait des termes guerriers pour glorifier sa maîtresse, qu’il comparait à une forteresse assiégée par la jalousie et la méchanceté des autres femmes;
Enfin, la Retroensa, une pièce à refrain composée de cinq couplets tous à rimes différentes.
NOTES:
[67] Traduction.—Rossignol, va trouver dans sa maison la beauté que j’adore, raconte-lui mes émotions et qu’elle te raconte les siennes. Qu’elle te charge de me dire qu’elle ne m’oublie pas. Ne te laisse pas retenir. Reviens à moi, bien vite, pour me rapporter ce que tu auras entendu, car je n’ai personne au monde, ni parents, ni amis, dont je souhaite autant d’avoir des nouvelles.
Or, il est parti, l’oiseau joli, il va gaiement, s’informant partout jusqu’à ce qu’il trouve ma belle.
[68] Traduction.—Il ne se rebutera jamais des maux de l’amour, puisqu’il a si bien réparé ceux qu’il avait soufferts par sa folie et qu’il a su fléchir par ses prières une dame qui lui fit oublier tous ses malheurs.—Il n’a plus songé qu’il y eût d’autre dame dans le monde depuis le jour que l’amour le conduisit tout tremblant auprès de celle dont les doux regards s’insinuèrent dans son cœur et en effacèrent le souvenir de toutes les autres femmes, etc.
(Sainte-Palaye, manuscrit G. d’Urfé, 37.)
[69] Traduction.—De tous les mortels, je suis bien le plus malheureux et celui qui souffre davantage; aussi voudrais-je mourir! et celui qui m’arracherait la vie me rendrait un grand service, etc., etc.
[70] Traduction.—Comme celle que je chante est une belle personne, que son nom, sa terre, son château sont beaux, que ses paroles, sa conduite et ses manières le sont aussi, je veux faire en sorte que mes couplets le deviennent.
[71] Rambaud s’exprime en Provençal et la dame en Génois.
[72] Traduction.—Madame, je vous ai tant prié qu’il vous plût de m’aimer; car je suis votre esclave. Vous êtes bonne, bien élevée et remplie de vertus; aussi me suis-je attaché à vous plus qu’à nulle autre Génoise. Ce sera charité de m’aimer, vous me ferez ainsi plus riche que si l’on me donnait Gênes et tous les trésors qu’elle renferme.
—Juif, nous n’avez aucune courtoisie de venir m’importuner pour savoir ce que je veux faire. Non, jamais je ne serai votre amie, dussé-je vous voir éternellement à mes pieds. Je t’étranglerais plutôt, Provençal malappris; mon mari est plus beau que toi; passe ton chemin et va chercher fortune ailleurs!...
[73] Traduction.—Puisque beaucoup d’hommes font des vers,—je ne veux pas être différent.—Et je veux faire une poésie.—Le monde est si pervers—qu’il fait de l’endroit l’envers.—Tout ce que je vois est en désordre.
—Le père vend le fils,—et ils se dévorent l’un l’autre;—le plus gros blé est du millet;—le chameau est un lapin;—le monde au dedans et au dehors—est plus amer que le fiel.
—Je vois le pape faillir,—car il est riche et veut encore s’enrichir.—Il ne veut pas voir les pauvres,—il veut ramasser des biens;—il se fait très bien servir;—il veut s’asseoir sur des tapis dorés,—et il vend à des marchands,—pour quelques deniers,—les évêchés et leurs ouailles.—Il nous envoie des usuriers,—qui, quêtant de leurs chaires,—donnent le pardon pour du blé;—et ils en ramassent de grands tas.
—Les cardinaux honorés—sont préparés—toute la nuit et le jour—à faire un marché de tout;—si vous voulez un évêché—ou une abbaye,—donnez-leur de grands biens;—ils vous feront avoir—chapeau rouge et crosse.—Avec fort peu de savoir,—à tort ou à raison,—vous aurez de fortes rentes;—mais, si vous donnez peu, cela vous nuira.
—C’est moins beau chez les évêques,—car ils écorchent la peau—aux prêtres qui ont des revenus.—Ils vendent leur sceau—sur un peu de papier.—Dieu sait s’il leur faut des gratifications!—et ils font tellement de mal—qu’à un simple métayer—ils donnent la tonsure pour de l’argent.—Le mal est le même—dans leur cour temporelle;—elle y perd sa droiture—et l’Église en devient plus affligée.
—Maintenant il y aura beaucoup plus de clercs—pasteurs, dit-on,—qu’il n’y a de brebis.—Chacun trompe les siennes.—On assure qu’ils sont bien lettrés,—je ne puis jamais l’avouer.—Tous sont en faute,—puisqu’ils vendent les sacrements—et de plus en plus les messes.—Quand ils confessent les gens—laïques qui n’ont pas fait du mal,—ils leur infligent de grandes pénitences—qu’on ne saurait prévoir.
[74] Traduction.—Pendant cet heureux temps où les fleurs se mêlent à la verdure, je m’en allais un jour tout seul, m’abandonnant aux joyeuses pensées que fait naître l’amour, lorsque tout à coup j’aperçus vers un endroit écarté un berger et une vive pastourelle, jeune et belle. Ils étaient beaux et bien mis l’un et l’autre.
Je me cachai près d’eux, de manière que ni l’un ni l’autre ne pût me voir. La jeune fille parla la première et dit: «Vraiment, Gui, mon père veut me donner un mari vieux et cassé, mais riche.—Ce sera un mauvais parti, dit Gui, si vous vous décidez à l’épouser, dame Flore, et si vous oubliez celui sur qui était tombé votre choix.—Las, Gui, depuis que je vous vois pauvre, j’ai changé de pensée.—Dame Flore, un jeune homme pauvre est riche quand il est heureux, et bien plus riche encore que ce vieil opulent qui, toute l’année, ne fait que se plaindre; son or et son argent ne pourraient lui donner le bonheur, à lui.—Ne vous chagrinez pas, mon cher Gui, et malgré ce que je viens de vous dire, je vous porte un véritable amour. Ami, mon cœur vous est tendre et fidèle.»
De l’endroit où j’écoutais, je m’avançai doucement près d’eux et les trouvai enlacés dans les bras l’un de l’autre, s’embrassant, navrés d’amour et de joie. En me montrant, je les saluai: mais sachez qu’ils ne me rendirent même pas mon salut. La blonde bergère me dit d’un air de fort mauvaise humeur: «Que Dieu confonde, Monsieur, ceux qui viennent ainsi troubler les plaisirs de jeunes jouvenceaux.»
Mais, dis-je, pourquoi donc, dame Flore, êtes-vous plus irritée contre moi que Gui lui-même?—Comment donc savez-vous ainsi nos noms, Monsieur?—Eh! mon Dieu, Madame, parce que j’étais ici près et que je les ai entendus, ainsi que votre conversation.—Monsieur, nous ne sommes coupables ni de folie ni de trahison!—Bergère qui se tient sur ses gardes s’en trouve toujours bien.» Je dis et me retirai sans vouloir troubler plus longtemps leur doux accord.
IX
DE LA PRÉÉMINENCE DES TROUBADOURS SUR LES TROUVÈRES
ET LA LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE
Les Cours d’amour.—Code d’amour.—Jugements des Cours d’amour.—Les Cours d’amour en Provence.—Leur influence sur les mœurs.
Tels furent les principaux genres que les Troubadours créèrent et que nous retrouvons dans leurs œuvres antérieures à l’éclosion de la littérature française, qui se les appropria. Nous les retrouvons également dans la poésie lyrique étrangère. Cela prouve, comme nous venons de le dire, que les étrangers, aussi bien que les Trouvères, les ont copiés. Circonstance heureuse, en somme, car, si les Troubadours eurent le mérite d’être les initiateurs de la prosodie et de la littérature poétique et lyrique sous leurs différentes formes, les Trouvères eurent celui de les faire passer dans la langue d’oïl, qui les transmit au français plus tard. Et cet héritage littéraire a puissamment contribué à former des poètes incomparables comme Corneille, Racine, Molière, Lamartine, Victor Hugo et tant d’autres qui ont enrichi notre langue de chefs-d’œuvre et ont élevé le génie littéraire de la France à son apogée.
L’influence de la poésie provençale sur les premiers essais de la poésie française proprement dite se reconnaît: 1o à de nombreux emprunts de mots et d’expressions; 2o à l’imitation complète de presque toutes les formes de poésie lyrique employées par les Troubadours. C’est surtout par la similitude des idées et des sentiments en matière d’amour et de courtoisie que cette influence s’affirme. Plus anciennement consacrés dans le Midi de la France, ces sentiments faisaient le fond de cet ensemble d’opinions et de mœurs qu’on appela l’esprit de la Chevalerie. A ce sujet, Albertet de Sisteron, dans sa dispute avec le moine de Montaudon, revendique pour le Midi la prééminence en fait de civilisation et la supériorité dans l’art de bien dire et de s’exprimer purement:
Ces allégations, de même que l’antériorité de l’œuvre des Troubadours, sont confirmées par les récits de Dante et de Pétrarque, qui n’ont jamais fait aucune mention des poètes du Nord, alors qu’ils citent à chaque instant ceux du Midi.
Enfin, les Espagnols, les Portugais, les Italiens, en parlant de la littérature chevaleresque, la qualifient de limousine et de provençale, jamais de champenoise ou de française. Nouvelle preuve du même fait: que l’on ouvre un recueil de poètes français du XIIIe siècle, celui d’Auguis ou tout autre, Leroux de Lincy ensuite, et l’Allemand Matzner également, on sera frappé des emprunts de mots et des expressions absolument provençales qui se trouvent dans les vers des poètes du Nord. C’est dans les terminaisons que l’imitation est surtout apparente. Évidemment, la popularité qu’avaient acquise les œuvres des Troubadours avait gagné les provinces septentrionales de la France, et ainsi s’expliquent les adaptations et les copies même qui en furent faites un peu partout. Nous insistons sur cette dernière remarque, parce que ce que nous disons du Nord de la France peut s’appliquer également à l’Italie, à l’Espagne et à l’Angleterre; les Provençaux peuvent justement se flatter, à ce sujet, d’avoir été des modèles presque universels, et d’avoir été regardés comme les classiques de la France littéraire du XIIIe siècle. Les exemples suivants en donnent la preuve convaincante.
En ce qui concerne la langue anglaise, le poète Geoffroy Chaucer[75] en fut le rénovateur. Allié à la famille royale, sa situation lui permit de visiter les cours étrangères, d’y suivre l’influence exercée par les Troubadours sur les mœurs, les usages et le langage, et d’en faire profiter son pays. Dans son voyage en France, il s’occupa principalement de la traduction des œuvres de nos poètes et, plus tard, assistant en Italie au mariage de Violente, fille de Galéas, duc de Milan, avec le duc de Clarence, il se trouva en rapport avec Pétrarque, Froissart et Boccace. Il est évident que les conversations de ces hommes célèbres devaient avoir la littérature pour sujet. De là des échanges de vues, des observations, des notes prises et conservées, dont plus tard Chaucer fera son profit. On en retrouve la trace dans sa Théséide, empruntée à Boccace, et dans la traduction du Roman de la Rose qu’il fit d’après l’original de Guillaume de Lorris. Mais la composition qui se ressent le plus des emprunts faits aux Troubadours et à la poésie provençale est son Palais de la Renommée, qui fut imité ensuite par Pope. Dans le poème la Fleur et la Feuille, il se rapproche de l’institution des jeux floraux et des cours d’amour. On y trouve en effet la Dame de la Fleur et la Dame de la Feuille qui président chacune un groupe de jeunes filles couronnées de feuillages différents. Comme rapprochement, on peut citer un arrêt de Cour d’amour, rapporté par Fontenelle, où le juge est appelé Marquis des fleurs et violettes. La trace de l’influence provençale se retrouve encore dans une traduction, par Chaucer, du Troïlus et Cresséide de Boccace, qui, comme Dante et Pétrarque, a pris au Provençal son esprit; on pourrait ajouter que le poète anglais en a surtout pris les formules.
La paix et la guerre apportent, chacune par des moyens différents, leur contingent à la civilisation. Un échange constant de produits commerciaux ou industriels amène dans les mœurs, les usages et les langues une assimilation qui, pour n’être pas toujours générale, n’en pénètre pas moins sur certains points et devient réciproque. La guerre contribue au même résultat, les conquérants imposant aux vaincus leurs lois, leurs usages ou leurs idiomes.
Dans la première partie du moyen âge, la France a dominé le monde par toutes les formes de l’imagination. Ses Troubadours, qui ont créé la Canso, le Sirvente, la Tenson, le Sonnet, ont enseigné à l’Europe romaine la poésie et les mètres lyriques. Ses Trouvères ont obtenu de grands succès par leurs récits épiques et leurs histoires si pathétiques dont on retrouve les traces dans tous les mondes. Les premières théories modernes sur l’art de parler et d’écrire ont été rédigées par nos Troubadours, dont les grammaires et les dictionnaires ont été copiés, étudiés et commentés à Tolède, à Barcelone, à Florence et dans nombre d’autres pays. Plus tard, l’Espagne, le Portugal et l’Italie, qui avaient puisé aux sources vives de la Provence lettrée les principes et les formes les plus pures de notre littérature, purent produire à leur tour des maîtres en l’art d’écrire et de penser. C’est à partir de cette époque que leur littérature se forme et que nous constatons les succès des Quevedo, des Antonio Pérez, des d’Alorcon, des Lope de Véga, des Guilhem de Castro, des Cervantès, dont les chefs-d’œuvre inspirèrent à leur tour Voiture, Corneille, Molière, Le Sage, Beaumarchais et tant d’autres qui n’ont pas su résister aux beautés de la littérature espagnole. Pour l’Italie, on peut citer Dante, Boccace, Pétrarque, Malaspina, Giorgi, Calvo, Cigala, Doria, Sordel, etc. Il n’est rien de plus glorieux pour les Troubadours que d’avoir eu de tels disciples. Si, après les avoir égalés, ces derniers les ont surpassés par la suite, nous en dirons la cause dans le courant de cet ouvrage. Nous verrons comment les Troubadours, poursuivis, persécutés, chassés par la croisade contre les Albigeois, ne purent continuer leurs études et virent le cours de leurs travaux brutalement interrompu.
LES COURS D’AMOUR
Alors que la courtoisie la plus délicate rendait les hommes esclaves de la beauté, et que les Troubadours célébraient les mérites et les vertus de la femme, celle-ci consacra cette suprématie par la création des gracieuses Cours d’amour. Ce tribunal, devant lequel étaient appelés les amants coupables, où se jugeaient les questions les plus délicates en matière de sentiment, donnait bien l’idée des mœurs, des usages et de l’esprit de l’époque.