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La société bordelaise sous Louis XV et le salon de Mme Duplessy

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The Project Gutenberg eBook of La société bordelaise sous Louis XV et le salon de Mme Duplessy

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Title: La société bordelaise sous Louis XV et le salon de Mme Duplessy

Author: André Grellet-Dumazeau

Release date: September 30, 2020 [eBook #63349]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity, Hans Pieterse and the Online
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SOCIÉTÉ BORDELAISE SOUS LOUIS XV ET LE SALON DE MME DUPLESSY ***

Au lecteur

Index

Table des matières

L’image de couverture a été réalisée pour cette édition électronique.
Elle appartient au domaine public.

LA
SOCIÉTÉ BORDELAISE
SOUS LOUIS XV


Bordeaux.—Imp. G. Gounouilhou, rue Guiraude, 11.


Mme DUPLESSY
1702-1782

A. GRELLET-DUMAZEAU


LA
SOCIÉTÉ BORDELAISE
SOUS LOUIS XV
ET LE
SALON DE MME DUPLESSY


Portrait et Index


BORDEAUX PARIS
FERET ET FILS, ÉDITEURS LIBRAIRES ASSOCIÉS, ÉDITEURS
15, cours de l’Intendance Rue de Buci, 13

1897

INTRODUCTION

Dans une scène des Précieuses, la fille du seigneur Gorgibus exalte, en un jargon inoubliable, la supériorité de Paris sur la province: Paris, le bureau des merveilles, le refuge des manières galantes, l’académie du vrai mérite, le temple du bel esprit... Sur quoi, chiffonnant la dentelle de ses canons, le marquis de Mascarille laisse tomber cette parole qui a l’allure tranchante d’un arrêt: Hors de Paris, point de salut pour les honnêtes gens!

Cette sentence paraît excessive. On a peine à croire, avec Cathos et Madelon, que la culture intellectuelle, l’art de la conversation et le respect des bienséances furent, en un temps quelconque, l’apanage d’une coterie ou d’une ville, et que les pays d’outre-Seine—qui virent naître Montaigne, Pascal et Montesquieu—méritent d’être tenus pour chose négligeable.

Sans doute, dans l’œuvre de restitution à outrance que ce siècle expirant prend plaisir à édifier, Paris, dédaigneux et exclusif, s’est taillé la part du lion. Les monographies abondent sur les salons, ruelles, boudoirs, coulisses, cabarets, officines de tous genres qui, de Mme de Montespan à la Dubarry, donnèrent le ton à la capitale, régentèrent la mode et façonnèrent l’opinion. Chaque réunion éclose dans le rayon de Notre-Dame a trouvé ses historiens, chaque souper ses chroniqueurs, chaque mauvais lieu ses thuriféraires. Des équipes de chercheurs, poussant l’amour du document jusqu’aux limites extrêmes, ont su, à travers des nuages de poussière, exhumer la série des grandes dames et des bourgeoises, des courtisans et des laquais, des premiers rôles du théâtre et de la finance, des extravagants, des gens d’esprit et des sots, qui—ne fût-ce qu’une heure—éveillèrent la curiosité.

En dépit du dédain professé à son égard, la province ne s’est point émue. Moins tapageuse, mais aussi active, elle a, de son côté, bouleversé bibliothèques et rayons, démontrant, par de décisives publications, qu’en notre terre de France, après comme avant l’hôtel de Rambouillet, la politesse, le goût, le savoir-vivre constituèrent—avec la bravoure et la gaieté—un patrimoine commun, et que fût-on, à l’aide d’artifices, parvenu à emprisonner ces qualités nationales dans l’enceinte de Philippe-Auguste, elles eussent vite forcé bastilles et murailles pour s’épandre en liberté aux quatre vents du royaume.

Dans cette résurrection d’un passé qui appartient à tous, Bordeaux mérite une mention spéciale. Des initiatives individuelles, opérant sous l’égide de sociétés savantes, affirment chaque jour les gloires de la Guyenne, font revivre ses morts illustres, reconstituent ses monuments détruits, ses usages oubliés, ses institutions disparues. Les temps anciens, l’époque de la domination anglaise, le XVIe siècle, ont subi la main-mise de fureteurs sagaces. Le XVIIe et le XVIIIe, sans doute parce qu’ils sont plus près de nous, ont été moins explorés...

Et pourtant, quelles périodes attachantes! Du mouvement littéraire, politique et social qui en marqua le cours, Bordeaux n’eut garde de se désintéresser. Nulle part la vie ne fut plus intense, le choc des passions plus dramatique, le labeur plus fécond. Oh! le généreux pays. Ajoutons: l’aimable pays. Sur ce sol privilégié, le mérite coudoie l’élégance, la science fait bon ménage avec l’esprit gaulois, et les vers qu’on y improvise ne déparent point les recueils qui commencent à circuler.

Toutes proportions gardées, Bordeaux n’a rien à envier à Paris. Comme Paris, il eut ses ruelles galantes, ses cabarets où l’on soupait «à tant par teste», ses salons, ses friands de la lame, ses abbés, ses amazones. Les gens d’esprit surtout y abondèrent. Comment s’en étonner? La Gascogne, «cet arrière-coin de la France» dont Étienne Pasquier admirait les plumes vaillantes, n’est-elle point par excellence le pays du langage prime-sautier et pittoresque? Combien, si l’on prenait la peine de chercher, n’y trouverait-on pas de personnages supportant la comparaison avec les beaux diseurs de la place Royale! A ceux-ci on opposerait sans désavantage le premier président de Pontac, neveu de l’évêque de Bazas, un lettré délicat;—Louis Machon, l’auteur de l’Apologie de Machiavel[1];—l’avocat Martin Despois, dont un érudit de marque a révélé l’existence encore enveloppée de mystère[2];—Thibaud de Lavie, le tribun-diplomate;—le vieil avocat général Dusault, à la fois orateur, poète et soldat;—toute la pléiade des polémistes et des capitaines d’aventures dont l’épée et les satires firent merveilles contre le Mazarin;—Élie de Bétoulaud, un original non dépourvu de talent;—le président de Salomon-Virelade, le plus éclairé des critiques, dont la maison, organisée en académie, servit de rendez-vous littéraire à toute une génération[3]...

Les femmes n’occupent pas une place moins distinguée... Que de jolies bouches—depuis Mme de Lestonnac, sœur de Michel de Montaigne—lancèrent le trait, sur les bords de la Garonne, avec une verve qu’envieraient les rives de la Seine! Que de physionomies originales, de nature à retenir l’attention au même titre que Mme Cornuel, Angélique Paulet et la présidente Tambonneau! Citons-en quelques-unes:—Mlle Dupin, dont la causticité, devenue proverbiale, piqua au vif deux voyageurs célèbres, Chapelle et Bachaumont[4];—la première présidente de Pontac, qui tenait au monde savant par les deux Dupuy; à la cour par Mlle de Montpensier, sa cousine; à Port-Royal par les Arnauld, ses alliés; aux faiseurs de concetti par M. de Segrais, qui lui dédia sa Relation de l’Isle imaginaire;—Mmes Duval, de Gascq, de Volusan, d’Aulède, d’Espagnet,... tout un escadron de précieuses évoluant suivant les règles du bon ton, initiées à la gamme des soupirs, et, comme les caudataires de Julie d’Angennes, «poussant le doux, le tendre, le passionné»[5]...

La période du XVIIIe siècle ne comprend pas moins de personnalités marquantes. Le milieu où elles se meuvent n’a rien perdu de son originalité, bien que l’effort des esprits tende à un autre but. La femme, désormais, cherche autant à s’instruire qu’à plaire. L’homme, sous une apparente frivolité, s’est formé une idée plus haute du devoir. L’inconnu l’attire; les sciences exactes, jadis dédaignées, ne le laissent plus indifférent. Tandis que jansénistes et disciples de Molina se disputent la direction des âmes, l’économie politique jette ses premières racines, embrassant les spéculations financières, commerciales, agricoles, les rapports des contribuables avec le fisc, les réformes nécessaires au soulagement du peuple. Partout s’organisent des collections. L’Académie bordelaise, qui vient de se fonder, accroît sans cesse le nombre de ses prosélytes. Les travaux qu’on lui adresse se multiplient chaque année: astronomie, médecine, météorologie, physique, histoire naturelle, on remue tout... C’est l’heure où Montesquieu étudie les contractions péristaltiques des batraciens, la circulation du suc, l’origine du gui, la transparence des corps, la cause des échos...

Dans l’ordre littéraire, le mouvement n’est pas moins accentué. L’art si éminemment français de la conversation brille d’un éclat sans précédent. On cause, on disserte, on argumente à chaque tournant de rue, à la Bourse, au théâtre, au palais de l’Ombrière—rendez-vous quotidien des fines langues et des nouvellistes. C’est, dans tous les lieux fréquentés par le public, un chassé-croisé de saillies, d’anecdotes, d’épigrammes, de critiques assaisonnées de sel gascon. Partout, enfin, s’engagent des discussions passionnées sur la puissance nouvelle avec qui trônes et rois devront bientôt compter: l’esprit philosophique. Oh! le jeune dieu en est encore à ses premiers pas. Sa marche est incertaine, indécise sa parole, lointain et voilé le but qu’il poursuit. Quoique d’apparence débile, il n’en respire pas moins à pleins poumons, joyeux de vivre, prenant le vent et guettant l’avenir, honoré dans les meilleures compagnies, bienvenu des boudoirs comme des cabinets d’étude, caressé par des princes, choyé par des duchesses et bercé sur de nobles genoux.

La partie de nos annales qui correspond à cette époque—le règne de Louis XV—attend encore un historien jaloux de s’inspirer aux sources. A cette œuvre de demain, dont il est permis de prédire le succès, nous apportons, en manière de tribut, quelques notes sur la Société bordelaise et le Salon de Mme Duplessy... Superficielle comme la plupart des publications de ce genre, dépourvue d’ailleurs de prétention, cette étude n’a pas l’ambition de tout dire. A creuser les sujets multiples qu’elle effleure, il faudrait, avec des travaux de longue haleine, un contingent de plusieurs volumes. La tâche accomplie par nous est plus modeste. Des figures rencontrées au cours de nos investigations, nous offrons, non des portraits, mais des ébauches. De même, des faits qui servent à expliquer ces figures, nous rappelons sommairement les grandes lignes. Faits et figures nous ont semblé intéressants: puissent des érudits en possession de loisirs plus complets les produire en pleine lumière!

Un reproche nous sera peut-être adressé: celui d’attribuer à la note intime une part prépondérante... Nous confessons n’avoir qu’un goût restreint pour les généralités de commande, les éloges d’apparat, les discours officiels, les articles nécrologiques. Un écrivain moderne, dans une préface bien connue, déclare que la peinture vraie des mœurs et des caractères, assortie d’un choix d’anecdotes, constitue la partie attachante de l’histoire. Il ajoute qu’il donnerait volontiers Thucydide pour des mémoires authentiques d’Aspasie ou d’un esclave de Périclès[6]. Sur nous aussi, le document privé exerce une attraction particulière: nous n’hésitons pas à croire qu’un Journal de Mme Duplessy—dont on ne possède malheureusement qu’un paquet de lettres—en apprendrait autrement long sur la société bordelaise, ses tendances, son esprit, ses individualités marquantes, que le monceau de pièces de tous formats emmagasinées dans nos dépôts publics.

Nous ne saurions clore ces lignes sans adresser l’expression de notre gratitude à l’éminent conservateur de la Bibliothèque municipale, M. Raymond Céleste. C’est son érudition aussi sûre que judicieuse, aussi désintéressée que bienveillante, qui nous a guidé dans nos investigations. Nul ne possède mieux que lui les arcanes du vieux Bordeaux: bon nombre de manuscrits ayant trait à cette région n’occupent une place dans nos archives que grâce à son activité enthousiaste de fureteur. Il estime, en effet, au rebours du seigneur de Montaigne, que des choses de peu il y a moyen de faire des histoires... Si, par aventure, ce livre obtenait quelque estime, c’est beaucoup à M. Céleste qu’il en faudrait reporter l’honneur.

Nous avons aussi une dette à acquitter vis-à-vis de M. Dast de Boisville, dont les précieuses découvertes ont, de longue date, retenu l’attention du monde savant. Ce chercheur infatigable, qui dressa la nomenclature jusque-là inconnue des officiers du Parlement, n’a point dédaigné de soumettre à un contrôle minutieux l’orthographe des noms propres contenus dans ce volume: œuvre ardue et délicate dont l’importance n’échappera à aucun de ceux qui, dans la restitution du passé, apportent le souci de l’exactitude... Nous prions M. de Boisville de recevoir le témoignage de notre reconnaissance—avec nos excuses pour les erreurs peu graves, nous en avons l’espoir, qui pourraient se produire au cours de l’impression.

G.-D.

LA
SOCIÉTÉ BORDELAISE
SOUS LOUIS XV


CHAPITRE PREMIER

M. de Chazot et la famille Duplessy.—Mariage de Mlle de Chazot: débuts de son salon.—L’hôtel du Jardin-Public: ses collections, sa bibliothèque.—Réception de Mme Duplessy à l’Académie des Arcades.—Élisabeth Duplessy.—Dom Galéas, l’ami Patience.—État des esprits.

D

Dans une lettre intime du 3 septembre 1742, Montesquieu écrit au président Barbot: «Mandez-moi à l’oreille si je pourrois vous envoyer un Temple de Gnide, bien relié en maroquin vert, pour en faire un hommage à Mme Duplessy...» Le châtelain de La Brède venait de publier une édition nouvelle—corrigée et augmentée—de son œuvre badine, une édition de luxe avec sept vignettes gravées par Watelet et Cochin. La personne à laquelle il destinait l’exemplaire annoncé était une jeune veuve comme se plut, avec un art exquis, à en former le XVIIIe siècle: aimable, pleine de charme, agréablement teintée de belles-lettres, d’une érudition peu commune et tenant bureau d’esprit... Elle s’appelait Jeanne-Marie-Françoise de Chazot.

Son père, Claude de Chazot, sieur d’Albuzy, se parait volontiers du titre de gentilhomme de la vénerie du roi. Mais sa principale, son unique occupation, était celle de receveur général des fermes—emploi dans lequel l’avait précédé le fastueux Montauron que le grand Corneille, dans une heure d’oubli, eut la faiblesse de comparer à l’empereur Auguste[7].

M. de Chazot ne chercha point à jouer les Mécènes. Sa fortune s’élevait à cent mille écus: une misère! En revanche, la médiocrité dans laquelle il eut la sagesse de se maintenir le marqua d’une note aussi rare que flatteuse: il eut l’honneur de ne pas figurer parmi le millier de traitants qui, à l’avènement de Louis XV, placés entre la vie et la bourse[8], furent tenus de rendre gorge. Arrivé au terme de sa carrière, il put, en toute sécurité de conscience, goûter le calme de la retraite au fond de sa terre de Puypéroux-Boisredon, située aux confins de la Saintonge.

Avant de faire ses adieux au monde, il prit le soin de marier sa fille à un officier de robe, messire Claude Duplessy, d’une famille originaire de Lorraine[9]. L’aïeul, Pierre Duplessy, était venu à Blaye, appelé par un frère de sa mère, le capitaine Michel, qui y commandait, sous les ordres du premier duc de Saint-Simon, un bâtiment attaché au port de cette place. Nommé architecte-ingénieur du roi au département de Guyenne, Pierre Duplessy ne tarda pas à attirer l’attention. Héritier de son oncle, dont il joignit le nom au sien, il se fixa à Bordeaux, y acquit droit de cité, et mourut durant la construction de la chapelle des Dominicains—aujourd’hui Notre-Dame—qu’on édifia sur ses plans.

L’existence laborieuse qu’il mena lui ayant permis d’accroître sa fortune, son fils acheta une charge de conseiller au Parlement—le rêve de tout bourgeois pourvu de rentes[10]. Ces offices, en effet, conféraient la noblesse et donnaient accès dans le meilleur monde. La haute juridiction—à la fois judiciaire, politique, financière et administrative—à laquelle ils ressortissaient, prenait une part active à la marche des affaires publiques: d’attachantes occupations pour les hommes voués à l’étude du droit, de la jurisprudence, des réformes législatives et des intérêts sociaux...

A Toulouse, à Rouen, à Paris, l’emploi était enviable. A Bordeaux où, depuis longtemps, la noblesse d’épée n’existait guère qu’à l’état de souvenir, il jouissait d’un relief exceptionnel. D’autant mieux que, par leur train de vie, les officiers de justice s’ingéniaient à rehausser encore la dignité dont ils étaient revêtus. La maison d’un président comprenait une nuée de clients et de serviteurs[11]. Les conseillers, quoique d’allures plus modestes, entretenaient aussi un domestique nombreux—sans compter le carrosse traditionnel qui, au dire des chroniques, révélait les hôtes du palais de l’Ombrière au même titre que la robe rouge et le bonnet carré[12].

Au XVIIIe siècle, tout parlementaire était doublé, sinon d’un lettré et d’un savant, au moins d’un curieux et d’un chercheur. Pierre Duplessy fut, à la fois, un chercheur, un savant et un lettré. L’admirable bibliothèque du premier président de Pontac ayant été mise en vente, il s’empressa de l’acquérir. Non seulement il la garda intacte; mais, procédant avec un soin religieux, il l’augmenta des meilleurs livres publiés sous le règne de Louis XIV[13].

Les fils de cet érudit, qui parlait couramment plusieurs langues, devaient, comme leur père, porter la robe. Tous deux furent pourvus d’offices de conseiller. Le cadet, qu’on nommait M. de Pauferrat, jurisconsulte de mérite en même temps que rimeur disert, prenait volontiers la parole aux assemblées des chambres[14]. L’aîné, Claude—l’heureux époux de Mlle de Chazot—passionné pour les recherches historiques, les spéculations de la science, les manifestations de l’art sous ses formes diverses, était appelé à briller d’un vif éclat. Une maladie lente l’emporta, en 1736, à la fleur de l’âge... Déjà, sa demeure servait de rendez-vous aux gens distingués de la province que son urbanité et les grâces de sa jeune femme savaient attirer et retenir.

Devenue veuve, Mme Duplessy n’eut garde de négliger l’œuvre commencée sous ces heureux auspices. Sa maîtrise, au contraire, s’affirma avec une autorité croissante; bientôt, il ne s’établit plus de renommée littéraire qui ne portât l’estampille de son salon, et Montesquieu lui-même accepta l’honneur de figurer au nombre de ses amis.

Le portrait annexé à ce volume date de cette époque[15]. A coup sûr, il n’est point vulgaire. La virtuose dont il reproduit l’image ne pouvait, nulle part, passer inaperçue: elle s’imposait à tous les yeux par la noblesse de sa démarche, l’élégance de ses manières, la distinction de sa physionomie. Un Bordelais qui plaida contre elle—dès lors non suspect de flatterie—assure qu’elle réunissait tout pour plaire... A ces avantages physiques, il faut joindre un esprit cultivé, sagace, d’une profonde sûreté de jugement et de goût. L’affectation lui est odieuse, et l’on est sûr de ne trouver chez elle ni précieuses ni raffinés... Mme Duplessy résume, dans un harmonieux ensemble, les qualités sérieuses du grand siècle et les grâces moins sévères du siècle nouveau—sans ce dualisme choquant observé chez la marquise de Lambert, laquelle, «dogmatisant le matin,» prêchait le soir la plus accommodante des morales[16].

Bien que ne répudiant pas cette pointe de galanterie qui constituait le fond de la politesse française, la maison était honnête. En dépit de la fantaisie du peintre, qui se plut à la représenter tenant à la main un amour battant de l’aile, la jeune veuve ne subit pas le joug du dieu malin. Le souci de sa dignité, une façon virile de comprendre ses devoirs, les occupations multiples qui absorbaient sa vie, la préservèrent de ces entraînements pour lesquels nos pères professaient tant d’indulgence.

Ce fut une de ces studieuses qui ne trouvent jamais de journée trop longue. A l’avidité de tout connaître, elle joignait la faculté de tout embrasser. Mais la pente de son esprit l’entraînait vers les sciences exactes. L’histoire naturelle surtout la captivait: son cabinet, le premier qu’on vit à Bordeaux, passait pour l’un des plus beaux de l’Europe... Poussons la porte du «sanctuaire», et, à la suite d’un contemporain qui veut bien nous servir de guide, visitons-en les curiosités...

Deux vastes pièces, ordonnées avec méthode, sont affectées aux collections. La première, garnie d’armoires, de tablettes, de vitrines, contient toutes les richesses de la conchyliologie[17]. La seconde rappelle les boutiques d’antiquaires, telles que certains romans se plaisent à les dépeindre, avec un appareil de réchauds, de cornues, d’instruments mystérieux, et toute une série d’animaux suspendus aux solives: chiens de mer, poissons volants, crocodiles, chauves-souris aux ailes déployées... Spectacle troublant pour les âmes délicates! Heureusement le regard ne tarde pas à se porter vers les parois de la muraille où apparaissent, rangés avec symétrie, les plumages multicolores des oiseaux des îles: un chatoiement de couleurs gaies allant du jaune de chrome au bleu d’azur, en passant par toutes les nuances de l’arc-en-ciel...

Du temple de l’ornithologie on accède à la bibliothèque, dont les mathématiques, la physique, l’astronomie se disputent les hauts rayons. L’histoire y occupe également une place importante. Au rebours de Mme du Châtelet qui regardait Tacite «comme une bégueule colportant les commérages de son quartier», Mme Duplessy a le culte des anciens. Chez elle, Tacite est traité avec autant d’égards qu’Agrippa d’Aubigné et l’honnête de Thou. L’éclectisme est, d’ailleurs, sa règle de conduite. Dans ce milieu épris de tolérance, Rome fait bon ménage avec les philosophes, et le chef-d’œuvre de Pascal avec les Maximes de saint Ignace. Droit, jurisprudence, poésie, rien n’est oublié. Quant à l’art, il est représenté par soixante in-folio d’estampes, une multitude d’eaux-fortes et des antiques de prix: cornalines gravées en creux, vermeilles, hyacinthes, jaspes, améthystes.

Nous voici à l’entrée des salons: Bordeaux n’en possède pas de plus brillants. Ce ne sont, partout, que tapisseries de haute lisse, fauteuils à larges dossiers, canapés, caquetoires, girandoles, glaces, laques et vernis..... Aux murs, des scènes de Téniers, des paysages de Berghem, des chasses de Wouvermans et quelques toiles que, de ses doigts légers, brossa la fée du logis. A droite, un pupitre chargé de musique; à gauche, un clavecin à ravalement; plus loin, un cabinet «d’Allemaigne» enrichi de cuivres dorés...

L’hôtel qui abrite ces merveilles est situé aux portes de la ville, dans un immense enclos compris entre le Jardin-Public[18]—avec lequel il communique au moyen d’une grille—et les rues Fondaudège et Saint-Laurent. Des plantes rares, une charmille admirable, des arbres séculaires constituent l’ornement du parc, où un réservoir, alimenté par des sources vives, entretient une exquise fraîcheur[19]. On ne trouverait pas en Guyenne un jardin plus vert; il n’en est pas non plus qui possède une plus riche variété de fleurs... Les fleurs! la passion de Mme Duplessy. Ce ne sont pas seulement les senteurs de l’œillet et l’épanouissement d’une touffe de roses qui la délectent. Elle éprouve une admiration sans bornes pour la nature: non cette petite-maîtresse pomponnée, frisée, enrubannée, que bientôt, à Trianon, on célébrera en vers alanguis, mais la mère féconde dont l’enfantement mystérieux soulève tant de problèmes. Admiration à la fois discrète et curieuse, où l’intuition poétique de Jean-Jacques s’allie aux données positives du parfait jardinier.

Des plantes aux animaux, il n’y a qu’un pas: Mme Duplessy aime toutes les bêtes. Elle les choie, les caresse et daigne les admettre à l’honneur de son intimité. Chats et chiens lui servent de cortège. Elle en parle en termes délicats où se glisse une note attendrie. «Vous avez bien fait, écrit-elle, de m’envoyer le nom de la petite chienne. Nous ne savions comment l’appeler et elle étoit tout étonnée. Elle est charmante. C’est la plus belle tête qu’on puisse voir... Quoiqu’elle soit encore triste, elle a un air mignard qui prévient en sa faveur. Le premier meuble qu’on lui a offert est un beau coussin garni d’étoffe de soie sur lequel elle ira se reposer lorsqu’elle sera lasse d’être caressée sur les genoux; et, comme elle laisse un peu traîner la queue, on lui donnera un laquais pour la porter.»—La marquise de Sévigné dans ses bons jours, n’eût pas trouvé de formule plus heureuse.

La femme d’esprit, l’artiste, la collectionneuse qu’était Mme Duplessy, reçut bientôt une distinction qui couronnait sa supériorité. La Société des Arcades—une académie qui, bien qu’ayant son siège à Rome, se délectait des bergeries de d’Urfé—lui faisait l’honneur de l’admettre dans ses rangs. Par décret, daté du bois sacré de Parrhase, au pays des Arcadiens, la nouvelle dignitaire était agréée en qualité de pastourelle, sous le vocable de Bérénice, et recevait, à titre d’apanage, la province d’Argolide[20].

Saluée, par delà les monts, du nom d’une reine déguisée en bergère, l’aimable veuve subissait, à Bordeaux, une nouvelle métamorphose. Les poètes du cru l’élevaient à la dignité de muse. Elle devint Uranie, celle des neuf déesses qui, préposée au département des sciences astronomiques, siège au sommet du Parnasse, vêtue d’azur, couronnée d’étoiles, portant, en guise de sceptre, le globe du monde.

Elle ne tardait pas, d’ailleurs, à partager sa gloire avec l’aînée de ses deux filles, Mlle Élisabeth. Celle-ci était une élégante personne, façonnée aux bonnes manières, de nature vaporeuse comme Mme d’Épinay, éprise de littérature, grande dévoreuse de livres, aimant la musique «à la folie», touchant du clavecin[21], peignant à ses heures, et ne résistant pas au désir de risquer quelques rimes... Elle aussi sera, un jour, gratifiée du diadème: on la représentera—la main droite tendue pour imposer silence—sous les traits de Polymnie, muse de la poésie lyrique.

Ces deux figures—mère et fille—semblent n’en former qu’une, tant est profonde la communauté de sentiments qui les unit... Mais voilà, attachée à leur ombre, une apparition fantastique qui, drapée dans les plis de la robe monacale, s’avance, majestueuse, la tête rejetée en arrière, agitant des bras d’une longueur invraisemblable, tantôt inclinés vers la terre, tantôt se dressant vers le ciel avec des attitudes inspirées... L’apparition n’est autre qu’une façon de Bénédictin répondant au nom de Dom Galéas: la grande utilité de la maison. Dom Galéas est le secrétaire, le factotum, le confident de ces dames. Il possède une cursive merveilleuse, copie avec intelligence la musique, fait le quatrième au whist et entretient un commerce suivi avec saint Médard—ce qui n’est point à dédaigner lorsque la sécheresse se fait sentir. A-t-on besoin d’une cuisinière? Nul ne s’entend comme lui à découvrir les cordons bleus... D’un aumônier? C’est son affaire... D’un ouvrage prohibé? Il a des ressources infinies. Toujours prêt à rendre service, il apparaît au moment du dîner, où sa fourchette demeure rarement inactive. Il s’emploie aux commissions, promène les étrangers, leur sert de cicerone, et circule avec une liberté qui déroute les idées actuelles: la discipline monastique ne semble pas l’atteindre... Peut-être a-t-il ses coudées franches comme placeur des vins du couvent. Son ordre, en effet, est propriétaire, dans les Graves, de vignes dont les produits sont recherchés—les bons religieux ne se livrant «à aucune des supercheries qu’en cette matière presque tout le monde se permet[22]...» Pour charmer ses loisirs, le Révérend élève des serins, apprivoise des angoras et dresse des barbets qu’il proclame supérieurs aux chiens du Bengale de l’infant Don Philippe[23]. Au demeurant, le meilleur compagnon du monde: on l’appelle l’ami Patience, un ami dont on abuse quelquefois, mais pour lequel, à l’occasion, on ne marchanderait ni peines ni sacrifices.

Ne croyez pas que le froc abrite en lui un de ces «moines ignares» que Voltaire s’ingénie à tourner en ridicule. Dom Galéas est pourvu de connaissances variées et parle congrûment en chaire. Sarrasin, qui occupait un emploi identique à l’hôtel de Rambouillet, avait, sans doute, plus de souplesse dans le talent. On lui disait: Sarrasin, prêchez comme un Carme!... Sarrasin, prêchez comme un Cordelier!... Sarrasin prêchait comme un Cordelier ou comme un Carme. On lui eût prescrit de prêcher comme Bourdaloue—si Bourdaloue eût prêché de son temps—qu’il eût prêché comme Bourdaloue[24]... Dom Galéas n’abdiquait point ainsi sa personnalité. Il restait toujours Dom Galéas et, quand il transportait l’auditoire par l’éloquence de ses périodes, personne ne se fût avisé de prétendre qu’il empruntait la langue de Bossuet ou celle de Mascaron.

Pourquoi faut-il qu’un travers—et quel travers!—accompagne tant de qualités! Le traître ne marche que les poches bourrées de sonnets, d’odes, de pièces fugitives. Malheur à l’imprudent qui se risque à lui donner audience. A l’heure néfaste où le manuscrit est exhumé des profondeurs de sa robe de bure, il se produit dans ce cœur candide d’étranges révolutions. Cet agneau a des acharnements de tigre: il assassine son monde à coups d’interminables déclamations... La Guyenne ne compte plus ses victimes.

Tels sont les hôtes; telle est la maison.—C’est sous ces frais ombrages où expirent les bruits de la ville, dans ces salons dont chacun ambitionne l’accès, au fond de cette bibliothèque ouverte à toutes les investigations, que l’Académie, au sortir de ses séances, vient chercher un délassement. Aux plus distingués de ses membres se joignent les autres célébrités locales, savants, artistes, femmes d’esprit: toute une phalange de personnes instruites, à la parole judicieuse et alerte, à la bonne humeur franche et communicative. Délivrées de l’oppression terrible de Louis XIV, dont les dragons, «violant, volant, tuant, incendiant,» firent, à Bordeaux, «onze cents maisons désertes»[25]; jalouses de proclamer l’autonomie littéraire de la province; en possession de cette autorité qui s’attache aux ardeurs convaincues—les langues se délient et effleurent les sujets les plus divers: réformes à l’ordre du jour, découvertes scientifiques, ouvrages en cours de publication, échos mondains, nouvelles de Versailles, jusqu’à ces riens, insaisissables et délicieux, qui défrayèrent le XVIIIe siècle.

A l’heure où commence cette étude, la Régence a achevé sa dernière folie. Le duc de Bourbon, premier ministre, vient lui-même d’abandonner son portefeuille. C’est le sage Fleury qui gouverne l’État, inaugurant une manière de trêve durant laquelle, comme le reste du royaume, la Guyenne a l’heureuse fortune de n’avoir pas d’histoire... Profitons du calme dont elle jouit pour lier commerce avec cette société bordelaise si peu connue et si digne de l’être, examinons les œuvres accomplies par elle, et jetons un coup d’œil rapide sur ses personnalités marquantes, en débutant par les intimes de l’hôtel Duplessy.

CHAPITRE II

Les intimes de Mme Duplessy.—Jean-Jacques Bel et Le Nouveau Tarquin.—Le Père François Chabrol.—Un disciple d’Épicure: le président Barbot.—Querelle entre le Parlement et la Cour des Aides.—L’Ermite de Roaillan: M. de Lalanne.—MM. de Ségur, de Gascq, de Caupos, de Marcellus, de Navarre, de La Tresne, de Raoul...—Mme de Pontac-Belhade: ses rapports avec l’Académie.—Sœur du pot-au-feu: la duchesse d’Aiguillon.

L

Le premier qui se présente à nous est le conseiller Jean-Jacques Bel...

Un robin de taille exiguë, sec, fluet, aux mains grêles, à l’air vieillot. Le corps est penché en avant, le dos légèrement voûté, la tête à peine détachée des épaules. Tout, dans la figure, est affilé, sauf le menton dont la rondeur épaisse établit avec les autres traits un contraste saisissant. Que de vie, d’ailleurs, que de pénétration dans ces yeux menus d’où le regard s’élance tenace et chaud, tandis que la bouche, relevée aux commissures des lèvres, ébauche un sourire plein de finesse! Le côté dominant de cette physionomie, c’est, avec un mélange de bonté et de malice, le détachement de la matière: on sent que la pensée, affranchie des convoitises malsaines, s’élève sans effort aux plus nobles aspirations.

Il y a, dans ce petit homme, l’étoffe d’un organisateur. Grouper les intelligences d’élite; diriger les ardeurs non disciplinées; provoquer, au souffle fécond de l’émulation, les vocations qui sommeillent, tel est le but vers lequel ne cesse de tendre son amour du bien public. A peine sorti de l’école, il réunit ses camarades, fonde des conférences, institue un programme de travaux où chacun apporte son contingent. Pénétré de ce sentiment que tout ce qui favorise les associations scientifiques, littéraires et morales concourt à l’amélioration de l’humanité, son rêve—qu’il réalisera—est d’installer l’Académie dans son magnifique hôtel de l’Esplanade du Château-Trompette[26].

Il ne lui suffit pas de créer des œuvres ou d’assurer l’existence d’institutions anciennes. Cet esprit généreux est doublé d’un penseur et d’un écrivain: ajoutons d’un délicat, poussant jusqu’au fanatisme le culte du beau langage. Nourri des maîtres du grand siècle, son goût se révolte de l’affectation qui envahit les ouvrages nouveaux.

Le jargon des Précieuses, affirme-t-il, n’est rien auprès des mièvreries de la Régence. Et le malheur c’est que, des pièces de théâtre, des mercures, des journaux, la contagion s’étend aux livres de fonds et à l’éloquence judiciaire. La chaire elle-même ne tardera pas à être envahie pour peu que, dans sa clémence aveugle, le ciel épargne plus longtemps les arrière-neveux de Cathos et Madelon!...

Montesquieu assure que l’emphase fleurie est le propre des nations qui sortent de l’état barbare. Jean-Jacques Bel estimait, au contraire, qu’elle caractérise les peuples en voie de décadence... Ah! quelle vigoureuse campagne ce passionné de notre vieil idiome, si séduisant dans sa simplicité robuste, dirige contre les Scudérys passés et présents, les inventeurs de formules prétentieuses et

Les manieurs de mots l’un de l’autre étonnés,

auxquels, il assimile certains immortels convaincus de complaisances inavouables! Imprimées à Amsterdam, ses publications vengeresses eurent l’honneur d’amuser Paris; or, chacun sait qu’un auteur qui déride ses juges est bien près d’obtenir gain de cause[27].

Là ne se borne pas le bagage de Jean-Jacques Bel. Il faut y joindre certaine comédie qui parut, à La Haye, sous ce titre: Le Nouveau Tarquin. C’est, sous forme de parodie satirique, la mise en scène d’un drame judiciaire qui, en son temps, fit beau tapage: le procès de la Cadière et du Père Girard[28]. Sur ce sujet scabreux, le librettiste donne carrière à une fantaisie toute moderne. Lucrèce, devant un tribunal qui rappelle celui des Plaideurs, expose ses doléances sur des airs de vaudeville. Tarquin ébauche une défense émaillée de citations bouffonnes. Enfin, Brutus, juge du litige, flétrit le vice avec des aphorismes dignes de M. Prudhomme. Tout cela, dans un style parfois gaillard, toujours alerte et facile... L’éditeur affirme que, représentée dans un cercle d’intimes, la pièce obtint un succès de fou rire, et que trois sénateurs des plus austères—on nommait ainsi les officiers du Parlement—y perdirent leur gravité. Mais c’est surtout en Provence, sur le théâtre même de l’aventure, que le Nouveau Tarquin fut applaudi. Il y fit fureur: à ce point que, jugeant une réponse indispensable, les partisans du Père Girard improvisèrent un ballet-comédie qu’on exécuta en toute hâte dans les couvents de Toulon et de Marseille[29].

Dans l’intervalle de ces batailles, Jean-Jacques Bel n’a garde de demeurer inactif. Toute nouveauté l’attire et le captive. Mais c’est dans le commerce des philosophes que s’écoulent ses heures préférées. Les anciens n’ayant plus de secrets pour lui, ses investigations se concentrent sur les modernes. Justement, il en est un dont la doctrine, encore mal connue, lui échappe: ce philosophe, c’est Newton... Le petit homme fluet nourrit, sous sa perruque à longues boucles, le désir d’interroger les disciples du maître...

—Quand partons-nous? glisse-t-il à l’oreille de son voisin, un abbé à la mine avenante.

Et celui-ci, le cœur gros, de répondre:

—S’il ne dépendait que de moi!

Cet abbé, c’est le Père François Chabrol—le Père François, comme on l’appelle communément. Encore un familier du logis; nous allions dire, suivant le mot de Mme de Tencin, une autre de ses bêtes... Qualificatif qui ne saurait prêter à l’équivoque: la ménagerie de l’altière chanoinesse comprenait Duclos, Marmontel, d’Argental, Pont-de-Veyle...

Ce n’est pas que le Père François ait rien de commun avec l’école encyclopédique. Le supérieur des Récollets—tel est son titre—n’aspire pas à régenter le monde: son couvent lui suffit. C’est un savant qui s’est fait une spécialité de la physique, de l’algèbre, de l’astronomie, et qui a découvert, à ses moments perdus, une recette merveilleuse pour la préparation de l’hypocras... Son ordre, de nos jours, eût lancé une marque!

Les sciences exactes n’absorbent pas les loisirs du Père François. Érudit consommé et bibliophile sagace[30], c’est aussi un voyageur intrépide. Il a franchi les Alpes et parcouru l’Italie. La France n’attire pas moins sa curiosité. L’an dernier, il visitait la Bretagne, d’où il revint par le Périgord, consignant, au jour le jour, ses impressions de route. Rien de convenu ni d’apprêté dans sa correspondance, d’où se dégage, au contraire, le charme d’une humeur exquise[31]... L’honnête Récollet proclame—n’est-ce point de la sagesse?—que l’austérité empreinte sur le visage annonce moins le degré de la vertu que l’effort fait pour l’atteindre. Ses qualités, aussi remarquables que les produits de son alambic, sont appréciées partout. On se le dispute dans les meilleures sociétés, on le choie, on le dorlote, on garnit ses poches de friandises; mais, s’il prodigue volontiers son bon sourire, ses préférences le ramènent chez Mme Duplessy dont il partage tous les goûts. Comme elle, notamment, il adore les fleurs. Dès qu’apparaissent les beaux jours, il arrive chargé de pivoines ou d’anémones... Personne n’en médit: comme Fontenelle, le Père François possède les agréments du cœur sans en avoir les exigences.

Un personnage moins détaché de la matière, c’est le président Barbot, l’ami fidèle qui reçut, à titre de mandataire, le fameux Temple de Gnide relié en maroquin. Montesquieu, dont il fut le condisciple, en parle en termes engageants: «C’est un des hommes du monde que j’aime le plus. Il s’est toujours appliqué aux sciences, mais comme un gentilhomme. Il sait comme les savants et a de l’ardeur comme les Mécènes.» Ajoutons, pour achever le portrait, qu’on ne vit jamais de Gascon «aussi simplement simple».

A ces dons naturels, Barbot joignait une «vaste littérature». Mais, bien qu’il écrivît de façon à charmer les plus difficiles, il ne voulut jamais affronter les périls de la publicité. On eut beau lui prodiguer les encouragements, rien ne put triompher de ses répugnances: «J’ai lu, écrit l’auteur des Lettres persanes, votre dissertation sur l’Esprit. Personne, mieux que vous, ne peut traiter cette matière. C’est un meurtre que d’enfouir les jolies choses que vous faites. Il y a longtemps que je vous le dis, et cela ne vous corrige pas. Vous êtes toujours le même et je ne compte plus de vous punir de cette modestie. C’est une maladie incurable, qui prive malheureusement le public de vos bonnes productions.»

Appréciation pleine de justesse: tous les contemporains la confirment. Montesquieu, au surplus, ne ménageait pas, quand il les méritait, les épigrammes à son ami d’enfance. Chargé, comme secrétaire de l’Académie, d’en classer les archives, Barbot avait des distractions étranges, des oublis fâcheux, des négligences impardonnables. Lettres, mémoires, papiers de tous genres s’accumulaient au fond de son cabinet dans un désordre majestueux. Chercher un document dans ce fouillis, c’était une entreprise folle. Le châtelain de La Brède en gémissait... quand il n’en riait pas. Parfois même, sa raillerie, d’un flegme tout britannique, s’exerçait aux dépens des tiers... «Monsieur,» écrira-t-il à un candidat navré de la perte de ses manuscrits, «vous me surprenez beaucoup quand vous me dites que le président Barbot n’a égaré que deux de vos dissertations. Il vous en reste deux et j’admire votre bonheur. Il faut que le président ait changé ou qu’il ait des attentions pour vous: à un autre il les aurait égarées toutes quatre.»

Dans cette querelle de ménage, c’est le coupable qui eut le dernier mot. Sa vengeance fut, à la fois, d’un grand seigneur et d’un homme d’esprit. Cette bibliothèque où le livre cherché demeurait aussi introuvable «qu’une épingle dans une botte de foin», il en fit don à l’Académie: ce sont ses amis les persifleurs qui en durent débrouiller le chaos[32].

La modestie n’exclut ni l’entrain ni la verve. De l’une et de l’autre de ces qualités, Barbot possède à revendre. Nul ne lance comme lui, dans un cercle restreint, les reparties délicates. Nul ne conte avec autant d’humour ces gauloiseries inoffensives dont nos pères se délectaient. Sa mémoire emmagasine tout, le grave, le dramatique, le badin;—ce qui ne l’empêche pas de collectionner les œuvres les plus diverses, sans négliger celles que la police a reçu mission de pourchasser. Les pièces de vers circulant à l’état de manuscrits sont, par ses soins, consignées sur un énorme registre qu’on a eu la bonne fortune de préserver des flammes qui, après sa mort, consumèrent tous ses papiers. Dans ce précieux recueil—un sottisier, comme on disait alors—on trouve, côte à côte, odes, fables, épigrammes, poèmes de tous formats et de toute origine. Une chanson non expurgée de Montesquieu y fraternise avec des pamphlets contre les ministres, tandis qu’à d’incisives satires sur l’événement du jour, bordelais ou parisien, succède une série de bouquets à Chloris...

Un genre qui ne déplaît point au président. Les femmes raffolent de lui: la tradition assure qu’il ne leur tient pas rigueur. Il estime, en effet, que la vue d’un joli minois est un spectacle récréatif, et qu’on peut lire au fond de deux beaux yeux—quelle qu’en soit la couleur—des choses aussi intéressantes que dans «les plus renommés grimoires, chartes ou parchemins...» Ces sortes d’études, où se récréaient les meilleurs, ne tiraient pas toujours à conséquence. Témoin Mathieu Marais, qui confesse ingénument être bien revenu «du pays de la bagatelle» par cette bonne raison qu’il n’y pénétra jamais... Barbot avait également accompli le pèlerinage; mais on peut croire qu’il ne s’arrêta point à la porte du sanctuaire. L’Amour, en effet, lui apparaît comme «l’union délicieuse des esprits et des corps», et peu s’en faut qu’il ne pense, avec le Vert-Galant, que, pour mener à bien une aventure, rien ne vaut les témérités «d’une bonne effronterie»[33].

Cet aimable épicurien vivait dans une étroite intimité avec Jean-Jacques Bel: un conflit entre le Parlement et la Cour des Aides les mit un jour aux prises[34]. Le Parlement confia le soin de ses intérêts à l’auteur du Nouveau Tarquin, la Cour des Aides se fit représenter par Barbot, et une guerre épique s’engagea à coups de mémoires, de dissertations, de textes exhumés de la poudre des greffes. Durant plusieurs années, les presses ne cessèrent de gémir, tandis que tout Bordeaux, passionné pour cette lutte digne des héros d’Homère, battait des mains à chaque nouvel exploit. Il y eut, de part et d’autre, une dépense inouïe de talent, de ressources, de subtile érudition, de malice. «Ces deux grands hommes,»—assure un chroniqueur,—«en travaillant pour la gloire de leurs Compagnies, jetèrent les fondements de la leur[35]...» Le détail le plus remarquable de cette épopée, c’est que les sentiments des deux athlètes n’en subirent aucune atteinte. Le jour s’écoulait à forger des armes; le soir, on devisait de bonne amitié sous la charmille de Mme Duplessy.—Tels les paladins de nos vieilles légendes, après de vaillants corps-à-corps, vainqueurs et vaincus à tour de rôle, se passaient le baume merveilleux qui étanche les plaies et referme les estafilades[36].

Encore une figure sympathique: celle de l’Ermite de Roaillan. M. de Lalanne, que l’on désigne de la sorte, est le dernier représentant d’une famille qui figurerait parmi les plus illustres si une tache n’eût terni son blason[37]. Sarran II de Lalanne, le grand-oncle de celui-ci, également président à mortier et, de plus, lieutenant général de l’Amirauté, fut, sous le règne de Louis XIII, convaincu de fabrication de fausse monnaie. La condamnation prononcée contre lui, sa fuite au château de Villandraut, où ses complices—ils étaient légion—organisèrent la résistance contre les troupes royales; ses pérégrinations à travers l’Europe; sa réception par le Saint-Père; son retour en France après la mort de Richelieu; sa réintégration par Mazarin dans un siège de judicature souillé par ses crimes—constituèrent, à une époque si riche cependant en aventures invraisemblables, le plus étonnant et le plus mouvementé des drames!

Le Lalanne d’aujourd’hui n’a rien de commun avec ce bandit grand seigneur. Humain, charitable, ennemi de la fraude, chacun le tient en haute estime, et, comme il passe pour le plus grand épistolier du monde, c’est un honneur de figurer sur la liste de ses correspondants...

—Président, lui demande-t-on, combien de lettres ce mois-ci?

—Madame, répond-il, le mois est peu chargé: une centaine tout au plus.

—Y compris les billets doux? fait Barbot, d’un air narquois.

—Monsieur, réplique ce sage, les Essais proclament que l’Amour ne doit pas survivre à la jeunesse.

—Bah! riposte son interlocuteur, les Essais enseignent aussi qu’il est le centre où converge l’humanité, et certain proverbe, que je tiens pour excellent, assure qu’il est de toutes les saisons...

M. de Lalanne cumule les spécialités. En même temps qu’un écrivain, c’est un astronome résolu[38] et un chasseur infatigable: sa meute, dont les sujets de tête lui viennent des Bénédictins[39], jouit d’une célébrité au moins égale à celle des pâtés de bécasses préparés par son maître-queux[40]. Ses goûts champêtres ne l’empêchent pas, d’ailleurs, de trouver de l’attrait au commerce des dames: l’Ermite de Roaillan sait aussi bien composer un madrigal que tourner une lettre, lancer un daguet, ou prédire une éclipse.

Tels sont les amis de la première heure, auxquels il faudra bientôt ajouter le vieux président de Gascq, tout cousu de malice[41];—le conseiller de Caupos, le plus zélé des académiciens, surnommé le Misanthrope, sûrement par antiphrase[42];—le président de Ségur, l’heureux propriétaire de Château-Lafite et de Château-Latour, qu’on appelle le Roi des vins,... un prodigue incorrigible dont le carrosse ne coûte pas moins de onze mille livres;—le conseiller de Navarre, philosophe épris de poésie;—le comte de Marcellus, un original logé dans une cave où il tient bureau de nouvelles[43];—le président de La Tresne, à qui «son génie, joint à beaucoup de capacité et de droiture», eût permis d’aspirer à la première présidence[44];—le conseiller de Raoul, gazette vivante et généalogiste impitoyable, dont les tablettes, bourrées de détails inédits, constituent un régal de haut goût[45]... On en pourrait citer d’autres.

Longue aussi serait la liste des femmes qui firent les délices de ce monde de lettrés. L’une d’elles—Mme de Pontac-Belhade—est restée célèbre... «Ne m’oubliez pas auprès de la comtesse!» ne cessent de répéter les correspondances du temps. Belle? Elle l’était à ravir... Spirituelle? On citait ses mots... Érudite? Comment ne l’eût-elle pas été! Elle logeait à la source des lumières: dans l’hôtel de l’Académie. Les fenêtres de la docte assemblée s’ouvraient sur sa terrasse: une terrasse qui eut son heure de gloire! Que de précieux échos ne recueillit-elle pas! Savantes discussions, joyeux devis, vers lestement troussés, chansons badines... Une surtout provoquait des applaudissements unanimes lorsque arrivait ce couplet louangeur:

Milord, êtes-vous curieux
De nos rares et belles choses?
Chez Pontac on a de grands yeux,
Beaucoup de lys, beaucoup de roses[46].

La comtesse ne rencontrait que des admirateurs. Si, comme il y a gros à parier, la tragi-comédie de Jean-Jacques Bel affronta chez Mme Duplessy les feux de la rampe, le rôle de la chaste Lucrèce lui fut confié tout d’une voix. Mais que de convoitises dut faire naître le rôle du séducteur! Celui qui en obtint la charge ne fut point un Tarquin à plaindre.

Quelque brillante que soit l’auréole de Mme de Pontac, elle n’en pâlit pas moins devant l’éclat répandu par la duchesse d’Aiguillon—celle-là même que les encyclopédistes, heureux de trouver chez elle le boire et le manger, adorèrent sous le vocable de Sœur du pot-au-feu: Anne-Charlotte de Crussol-Florensac, mariée en 1718 au marquis de Richelieu. Durant une période de trente années, la verve de la duchesse—fille de la Gaye France—s’épanouit autant sur les bords de la Garonne que dans les ruelles de Versailles ou les soupers littéraires de Paris...

Grande dame de naissance et d’éducation, philosophe par tempérament, femme d’esprit à toute heure, Charlotte de Crussol, en Guyenne, tenait état de plaideuse. La terre d’Aiguillon, érigée en duché-pairie «mâle ou femelle» par le premier ministre de Louis XIII, au profit de sa nièce, avec faculté—ce qui ne s’était jamais vu—d’en disposer à sa convenance, passa d’abord sur la tête d’une vieille fille que Saint-Simon nous montre provoquant, dans le plus grotesque des équipages, les huées de la valetaille[47]. A la mort de cette extravagante, le marquis de Richelieu hérita; mais Louis XIV, cédant à une cabale soutenue par le chancelier, défendit au légataire de prendre le titre, le rang et les honneurs de duc. Quand, plus tard, celui-ci obtint gain de cause, ses domaines étaient l’objet d’entreprises de tous genres dont il fallut saisir le Parlement de Bordeaux. La jeune duchesse se plut à suivre elle-même ses procès, à visiter ses juges, à stimuler procureurs et avocats... L’histoire a gardé le souvenir d’une question de franc-alleu qui lui tenait étrangement au cœur. Dès que l’affaire, grossie de quelque incident nouveau, revenait à l’audience, Mme d’Aiguillon partait en poste et s’installait au palais de l’Ombrière. Le jour, elle vivait de procédure. Le soir, oublieuse de la chicane, elle apportait aux réunions choisies de la ville l’appoint de sa gaîté prime-sautière, bizarre parfois, jamais banale.

Charlotte de Crussol parlait quatre langues, excellait dans les sciences économiques, tournait finement la phrase, avec force citations latines, et traduisait Pope de façon à ravir les plus exigeants. Le mot, chez elle, était toujours heureux, l’idée toujours originale... Regardez-la, disait un critique perspicace, elle ne pense pas d’après les autres! Le culte que le doux abbé de Saint-Pierre voua à cette virtuose allait jusqu’au fanatisme[48]. Quant à Voltaire, il la compare à Minerve descendue de l’Olympe... Au besoin, à Minerve il eût joint Vénus, car il proclame qu’Henri IV lui eût sacrifié la belle Gabrielle[49]: en quoi son affirmation ne risquait guère de recevoir un désaveu!

La marquise du Deffant témoignait moins d’enthousiasme. «La duchesse d’Aiguillon, écrit-elle, a la bouche enfoncée, le nez de travers, le regard fol et hardi, et, malgré cela, elle est belle. L’éclat de son teint l’emporte sur l’irrégularité des traits. Sa taille est grossière, sa gorge et ses bras sont énormes; cependant, elle n’a l’air ni pesant ni épais: la force, en elle, supplée à la légèreté...»

Peut-être pourrait-on tenir ce portrait pour ressemblant si l’amie de Walpole, qui ne pécha jamais par l’indulgence, ne le faisait suivre d’appréciations où se révèle une jalousie féroce,—appréciations qu’elle ne tarde pas, d’ailleurs, à démentir dans vingt endroits de sa correspondance. Mme du Deffant, dont la sécheresse égoïste, malgré les ridicules d’un amour sénile, ne fut un secret pour personne, ne possédait pas les qualités requises pour juger une femme qui vécut plus encore par le cœur que par l’esprit. Mme d’Aiguillon avait-elle, sous le coup d’impressions impétueuses, le regard que lui prête sa perfide amie? Le fait n’est guère vraisemblable. Mais ce qui est hors de doute, c’est qu’au repos c’était le plus bénin, le plus rassurant des regards. La douceur empreinte sur cette physionomie faisait vite oublier certains airs de brusquerie masculine et les éclats d’une voix un peu rude qui s’essaya avec succès dans l’art tragique. La charité était l’inaltérable vertu de Sœur du pot-au-feu. Sans parler des écrivains désemparés, il n’est pas de misérable qui frappât vainement à sa porte. Le peuple, dont les suffrages ne sont point à dédaigner, l’appelait la bonne duchesse.

Mme d’Aiguillon avait un autre mérite qui suffirait à nous la rendre chère: elle entoura d’une affection que n’entamèrent ni ses impatiences en matière allodiale, ni le temps, «ce grand fauteur de brouilleries,» ni de mesquines rivalités de salons, celui dont l’impérissable image emplirait, à elle seule, l’hôtel du Jardin-Public: le président de Montesquieu[50].

CHAPITRE III

Montesquieu: sa jeunesse, ses condisciples à Juilly, son passage au Parlement.—Publication des Lettres persanes.—Voyages à Paris.—Succès féminins.—L’Académie lui est fermée.—Vente de son office.—Visite au cardinal Fleury.—Seconde élection.—Détracteurs et jaloux.—Premiers déboires.—Retours à Bordeaux.

N

au cœur de la Gascogne, Gascon jusques aux moelles, celui qu’on appela d’abord La Brède conserva toujours intacts l’empreinte et le culte de son pays. Sa jeunesse s’écoula à Bordeaux, d’où il ne s’éloigna que durant les années de collège. L’établissement de Juilly, tenu par les Oratoriens, était alors en grande vogue. C’est là qu’on le mit en pension avec bon nombre de ses amis d’enfance... Jean-Jacques Bel et Barbot, un peu plus jeunes, ne tardèrent pas à l’y rejoindre.

C’était, à cette époque, un voyage de longue durée, pénible, périlleux. Avant de boucler sa valise, on tâchait de se procurer des compagnons de route[51]. On se risquait seul dans les limites de la province; pour aller à Bayonne ou à Paris, on éprouvait le besoin de se sentir en forces.

Nul doute que la jeune colonie ne cheminât de concert et à frais communs: une carrossée exubérante de santé et de sève! Des figures nouvelles, comme les régions traversées, des embarras d’auberge, des mécomptes à la poste aux chevaux, des heurts, des ruades, des cahots, des essieux rompus, tels étaient les incidents ordinaires de ces lointaines expéditions. Aventures, dangers, plaisirs, privations, tout contribuait à augmenter la force d’un lien créé déjà par l’identité d’origine. Au collège, également, on sentait le besoin de se toucher les coudes. L’accès n’en était pas toujours facile à ces méridionaux transplantés sur une terre inconnue. Leur regard vif, mobile, ensoleillé, certaine tournure d’esprit familière et moqueuse, cet accent pittoresque confinant au comique, ces allures conquérantes, qui sont le propre des races de la Garonne, contrastaient étrangement avec les façons des écoliers du Nord. Les têtes à la d’Artagnan prêtaient aux railleries... Dieu sait si on les leur épargnait[52]!

Au cours de ces épreuves de l’adolescence—épopées inoubliables—se nouaient des affections robustes que, plus tard, resserrait encore un commerce de chaque jour. Comment La Brède n’eût-il pas chéri Bordeaux! C’est à Bordeaux que vivaient ses meilleurs amis et se concentraient ses plus chers souvenirs; à Bordeaux qu’il faisait son droit sous les deux Tanesse et le vieil Albessard[53]; qu’il entrait dans la robe; qu’il se mariait; qu’il voyait naître ses enfants; qu’il acquérait une situation considérable accrue par son élévation à la charge de président à mortier, héritage d’un oncle qui, avec son nom, lui léguait toute sa fortune[54].

Ce n’est qu’à la fin de la Régence, après le succès des Lettres persanes, qu’il se décida à visiter Paris. Inconnu, la veille, il devenait célèbre avec une soudaineté dont les annales littéraires ne mentionnent aucun exemple... Célèbre! nous disons bien, car, malgré l’anonymat du livre, on ne tarda pas à en connaître l’auteur. L’enivrement d’une notoriété au-dessus des plus beaux rêves, le désir légitime de cueillir les couronnes tressées à son intention, la volonté aussi de compléter le bagage nécessaire à d’autres travaux caressés de longue date, le déterminèrent à accomplir le voyage.

Ce fut une entrée triomphale: les femmes surtout en firent les frais. On l’accueillit avec transports dans les cercles à la mode. Mme de Tencin le sacra grand homme, la marquise de Lambert lui promit l’immortalité académique, Mme de Prie daigna lui sourire. L’engouement des boudoirs ne fut pas moindre: avec un peu de complaisance, l’oriental Rica eût goûté à Paris les joies capiteuses que, jusqu’alors, lui avait réservées son harem d’Ispahan.

Le premier nuage qui surgit à l’horizon se leva du côté de Versailles. L’écrivain avait frappé trop haut et trop juste pour que bien des gens ne se sentissent pas atteints. Les jugements irrévérencieux sur Louis XIV ne causèrent que peu d’ombrage, tant la décrépitude du grand roi avait semblé lourde à la nation entière; mais les attaques contre le pouvoir et ses ministres, les railleries à l’adresse de certains ordres religieux, les sarcasmes contre le corps des laquais, «ce séminaire de grands seigneurs,» les idées factieuses qui, sous une forme légère, aussi mordante que nouvelle, éclataient tout le long du livre comme une menace pour l’avenir, tout cela—en jetant le trouble en haut lieu—exaspérait une somme énorme de vanités et provoquait de formidables colères. La cour jugea opportun de tenir rigueur à cet impertinent: celui-ci, blessé dans son orgueil, se consola en répétant cette parole qu’à Versailles tout le monde est petit, tandis qu’à Paris tout le monde est grand!

Sa pensée ne tardait pas, d’ailleurs, à suivre une autre direction.—J’aimais encore, confesse-t-il, à l’âge de trente-cinq ans... Le cher président ne fait pas bonne mesure!... Quoi qu’il en soit, ce fut un sentiment tendre qui le décida à publier le Temple de Gnide, une œuvre anacréontique découverte—assurait l’éditeur—parmi les manuscrits d’un évêque arménien, et qui semblait avoir été écrite dans l’alcôve d’Aspasie... Le beau sexe lui fit un brillant accueil: toutes les femmes, mises en appétit par ce ragoût d’une saveur antique réclamèrent, malgré le carême, des professeurs de langue grecque[55].

Au cours de cette idylle, de nouveaux soucis allaient surgir, pour raison de candidature académique. Jugeant l’occasion propice, Mme de Lambert s’était mise en campagne. L’affaire ne laissa pas que d’être chaude. Les adversaires du président formulaient cette objection spécieuse: «Si vous êtes l’auteur des Lettres persanes, il y en a une contre la Compagnie à la porte de laquelle vous frappez. Si vous n’en êtes pas l’auteur, où sont vos titres?...» Les fidèles de la marquise, habilement dirigés, n’en parvinrent pas moins à emporter la place. Mais Versailles veillait: le vote fut cassé, sous prétexte que l’élu, attaché au Parlement de Guyenne, ne pouvait résider à Paris[56].

Montesquieu, piqué au vif, n’hésita pas. L’obstacle allégué, c’était son office: il résolut de s’en défaire. Aussi bien, ses fonctions lui pesaient-elles. Son génie, cependant, s’y était révélé un jour—le jour de la Saint-Martin 1725, où il prononça le discours de rentrée... Jamais les voûtes du palais de l’Ombrière n’entendirent de pensées aussi nobles formulées en un pareil langage. L’impression fut si grande que, chaque année, on réimprimait, pour la vendre dans la salle des Pas-Perdus, cette harangue mémorable.

En dehors de ce coup de maître, Montesquieu, en tant que robin, ne dépassait pas une médiocrité honnête. Les subtilités juridiques choquaient son intelligence toute de bon sens et de clarté. La chicane l’irritait. Son orgueil souffrait de ne point saisir les tactiques de procédure accessibles aux esprits les moins déliés. L’audience elle-même le fatiguait: il n’y allait qu’à contre-cœur et provoquait une sorte de révolution intestine en vue de se soustraire aux séances de relevée[57]. Ajoutons que, causeur exquis dans un cercle intime, il n’avait rien de l’éloquence nécessaire pour enlever les suffrages d’une assemblée. «Ma machine est tellement composée, déclare-t-il, que j’ai besoin de me recueillir dans toutes les matières un peu abstraites; sans cela, mes idées se confondent, et si je sens que je sois écouté, il me semble dès lors que toute la question s’évanouit devant moi...» C’est pourtant dans ces réunions solennelles, au cours de débats, souvent orageux, touchant aux plus hautes spéculations de la politique, de la religion, des finances, que s’établissaient les réputations judiciaires...

L’occasion était tentante d’abandonner une carrière où la nature de son esprit le condamnait à l’effacement. Montesquieu vendit son office[58] et, résolu à recommencer la lutte, alla prendre gîte dans un hôtel meublé de la rue Saint-Dominique.

Cette fois, la nomination devait être ratifiée, mais dans des conditions qui soumirent à une pénible épreuve la fierté du candidat. Le cardinal Fleury accueillit avec répugnance un choix qu’il jugeait déplorable à raison du flot montant de l’irréligion. Son hostilité s’accentua encore lorsque le confident de ses pensées, M. de Valincourt, lui eut soumis quelques passages de la correspondance d’Usbek. «Je suis effraié, déclarait-il, de l’extrait que vous m’avez envoyé, et, si je l’avois sçu plustôt, j’aurois arrêté l’élection. Cela me fait trembler pour le bureau de Mme de Lambert et je meurs de peur que ce ne soit une école d’impiété. J’écrivis hier au maréchal d’Estrées de tirer du candidat un écrit par lequel il désavoue authentiquement être l’auteur des détestables Lettres persanes, et de le lire tout haut à l’Académie, sinon de surseoir à l’élection... Ce qu’il y a de fâcheux, c’est que les choses sont bien avancées[59].» C’est sous l’empire de ces préoccupations qu’on pesa sur le récipiendaire pour qu’il se retirât de bonne grâce; on fit même miroiter à ses yeux l’appât d’une pension...

Montesquieu proféra-t-il, sous le coup de cette insulte, la menace de s’expatrier? Plusieurs de ses amis l’affirment[60]... La crainte d’un scandale décida Fleury à lui accorder audience. Gascon et cardinal se trouvèrent face à face: c’est le Gascon qui fut joué. On assure qu’il vint au rendez-vous, muni d’un exemplaire de son œuvre dextrement expurgé... La supercherie n’est rien moins que probable. Ce qui est hors de conteste, c’est qu’après avoir enguirlandé son homme de paroles doucereuses, l’Éminence avertit officiellement Messieurs du Palais Mazarin que la soumission de leur nouveau collègue venait d’être si entière que, désormais, toute équivoque sur ses sentiments devenait impossible. D’Alembert élève ce satisfecit à la hauteur d’une réparation: «Ce fut, dit-il, la justification de Socrate...» N’était-ce point plutôt, sous une forme perfide, la plus sanglante des exécutions?

Si celui qu’on ne cessa d’appeler le président affectionna jamais Paris, comme Montaigne, jusque dans ses taches et ses verrues, ce jour-là sa chaleur dut un peu se refroidir. Il ne tarda pas, d’ailleurs, à constater que, si la critique lui était sévère, certaines personnalités de son entourage ne l’épargnaient pas non plus. Que le Père Tournemine et les docteurs de Sorbonne l’injuriassent à dire d’experts, la chose ne tirait pas à conséquence. Mais trouver des détracteurs parmi ceux dont l’amitié paraît sincère, quelle découverte cruelle! Tel était pourtant le cas... Les Lettres persanes? «Puériles, du fretin, un piètre livre!...» Le Temple de Gnide? «L’Apocalypse de la galanterie!...» Grandeur et décadence des Romains? «Un sujet d’une importance extrême traité légèrement!...»

Voilà l’opinion dédaigneuse qui se manifeste «en chorus» chez Mmes du Deffant, de Graffigny, du Châtelet[61]. Helvétius, malgré un attachement prodigue de démonstrations, ne voit, dans le nouveau venu, qu’un homme d’esprit, digne fils assurément de l’auteur des Essais, mais sans élévation de vues, arriéré, rétrograde, imbu des idées fausses du grand seigneur et des préjugés du robin[62]. Voltaire, moins absolu, avait ses jours, comme les coquettes. Parfois, il porte aux nues le président; parfois aussi il relève, avec aigreur, ses lapsus, ses oublis, sa vanité... Comme alors il se rattrape! Il va jusqu’à lui reprocher l’impiété de ses écrits... Montesquieu ne sourcillait point quand l’abbé Gauthier[63] le traitait de bouc et de pourceau, mais cette dernière accusation, dans la bouche de celui qui, en feignant de croire en Dieu, ne crut jamais qu’au Diable[64], était faite pour exaspérer le plus débonnaire des Gascons.

Sans doute, des témoignages d’admiration, venus des quatre coins de la France et de l’étranger, vengeaient le pauvre grand homme de cette explosion de dénigrement. Il n’en dut pas moins regretter plus d’une fois sa paisible Guyenne, cette ville de Bordeaux, si hospitalière, où toutes ses affections se trouvaient réunies, et sa terre de La Brède qu’il ne revit jamais sans émotion... Dans ce coin heureux, où la nature apparaît sans voiles, «comme au saut du lit,» il peut, tout en se consacrant à l’étude, donner carrière à ses goûts champêtres, planter, défricher, ensemencer des prairies, converser avec ses vassaux, dont la tête ne lui semble pas moins solide que celle des philosophes... «L’air, écrit-il, les raisins, les vins des bords de la Garonne et l’humeur des Gascons sont d’excellents antidotes contre la mélancolie.» Nulle part, il n’oublie mieux les commérages, les petitesses, «l’ineptie et la folie» d’une capitale où les plaisirs n’ont d’autre résultat que de fatiguer l’esprit. Son château gothique, dont il a disposé les avenues à la mode anglaise, suffirait à son bonheur: si, par hasard, il s’en éloigne sans regrets, c’est que les défrichages restent stationnaires, que les braconniers se répandent partout, que les vagabonds font plus de mal aux vignes que les renards ou les blaireaux, que la misère touche à son comble et qu’il est dans l’impuissance de la soulager[65].

Quoi qu’il en fût, le penseur qui a dit: Je suis amoureux de l’amitié... ne pouvait oublier la petite phalange de fidèles occupés, sur les bords de la Seine, à rompre des lances en son honneur. Ce fut, en effet, l’homme le plus poli de France. Le seigneur de Montaigne ne ménageait point «les bonnetades, notamment en esté»: Montesquieu possède un chapeau qui se lève seul en toute saison. Aussi, quand il s’adresse à ses familiers de Paris, proteste-t-il contre toute pensée de retraite: il ne vit que par eux et ne cesse de soupirer après son petit appartement de la rue Saint-Dominique...

Peut-être était-il sincère. L’écrivain, non moins que l’ami, trouvait son compte à ces voyages périodiques qui coïncidaient toujours avec quelque publication nouvelle dont le sort le préoccupait au delà de toute raison. Il partait en bon ordre de bataille, annonçant très haut que les critiques ne l’effrayaient point, que l’attitude de la cour le laissait indifférent, et qu’il se sentait de taille à pulvériser cette Sorbonne qui, comme la mouche du coche, aspirait à tout régenter[66]... Au fond, sa bravoure n’était qu’à fleur de peau. A la façon des personnages de théâtre, il chantait fort pour se donner du cœur; mais peu s’en faut qu’il ne pensât comme le valet d’Amphitryon:

Sosie, à quelle servitude
Tes jours sont-ils assujettis!

Jean-Jacques, après un séjour de quelques mois parmi les beaux esprits, n’aspirait qu’à la solitude au sein de la nature. Excédé de dissertations philosophiques, de lectures, de tragédies, de brochures, de clavecin, de bons mots, de minauderies, de jets d’eau en miniature, de bosquets enserrés entre quatre murailles, il se reprenait à vivre en lorgnant du coin de l’œil une haie, une grange, un pré, un simple buisson d’épines,—et envoyait au diable le rouge, l’ambre, les falbalas et les grandes dames[67]...

Il ne faut point jurer que, sur ce dernier chapitre, Montesquieu partageât les répugnances de Rousseau. J’imagine, en revanche, qu’en découvrant, à travers la brume, les coteaux du Blayais, les prairies verdoyantes de l’Entre-deux-Mers, les vastes plaines noires de pins qui viennent mourir aux bords de la Garonne, et ces vignes ensoleillées en faveur desquelles il partit en guerre contre l’arrêt du Conseil de 1725[68], le seigneur de La Brède respirait à pleins poumons, délicieusement bercé comme le maître genevois. Aucun doute, en effet, que, malgré le charme de ces flatteries dont le XVIIIe siècle fut si prodigue, il ne se rendît compte de ce qu’il y avait de convenu, de factice, de décevant dans les réunions littéraires qu’il fréquentait. Quand, au lieu de s’en tenir aux apparences, on pénètre au fond des choses, que d’étranges constatations! Quand, résistant à l’attrait de certaines figures et à la légende qui les protège, on juge les personnages d’après leur existence privée, et non sur ce que nos pères appelaient la piperie des écrits et des mots, que de petitesses, que de contradictions, que de parjures chez ceux-là mêmes qui eurent l’honneur de fondre le moule d’où sortit la société moderne! On rencontre, hélas! à chaque pas, des prôneurs attitrés de la tolérance réclamant en cachette l’embastillement d’un rival malencontreux; des apôtres de l’égalité sociale exigeant, sous peine des galères, le bénéfice de leurs droits féodaux; des partisans de la liberté auxquels, pour être des tyrans, il ne manqua qu’un trône[69]...

En Guyenne, les professions de foi étaient moins retentissantes. En revanche, les actes cadraient mieux avec les doctrines. La franchise, sans déclamation, y était de règle. Ce n’est point à l’hôtel du Jardin-Public qu’on encensait les gens pour les déchirer ensuite. Et l’Académie bordelaise—une honnête personne, bien qu’elle fît parler d’elle—n’exigeait de ses élus ni sacrifices d’opinion, ni capitulations de conscience, ni postures humiliées!

Que de charme dans ces retours! Quel empressement à la portière du carrosse poudreux! Tous les siens s’y donnaient rendez-vous: Mme de Montesquieu, une timide éprise d’effacement[70]; son fils, Jean-Baptiste de Secondat, héritier d’un nom qu’il porta dignement; ses deux filles, dont l’une, Denise, faite de grâce et de dévouement, sera bientôt transformée en Antigone; son frère Joseph, abbé de Faize et doyen de Saint-Seurin, le plus tendre des cadets[71]; enfin, tout un cortège de serviteurs et de familiers!... Après une série de vicissitudes, le voyageur reprenait, dans le calme et la sérénité, son existence ancienne, s’asseyait à sa propre table, reposait dans un fauteuil qui était le sien, et, courbé sur son pupitre, se retrempait dans l’œuvre interrompue...

Le soir venu, fidèle aux souvenirs du passé, sa hâte était grande de revoir ses camarades de jeunesse, unis à lui par le goût des lettres et par les liens plus forts de l’amitié. Précédé d’un laquais porteur du falot classique, évitant de son mieux fondrières et bourbiers, il contournait le charnier placé en face de sa maison[72], laissait à gauche la basilique de Saint-Seurin, à droite les ruines du Palais-Gallien, et, franchissant cette partie de la route du Médoc qui est devenue la rue Fondaudège, sonnait, le cœur empreint d’une émotion douce, à la grille de Mme Duplessy.

CHAPITRE IV

Montesquieu à l’hôtel Duplessy: sa tenue, ses manières, son langage dans l’intimité.—Venuti, abbé de Clairac.—L’abbé comte de Guasco: plaisanteries à son adresse.—Épigramme de Thémire contre les Agenais.—Impressions de voyage en Autriche, en Angleterre, en Italie: Souvenirs de Florence.

C

Ces jours-là sont jours de fête pour le logis du Jardin-Public. Les serviteurs, affairés, chuchotent à l’antichambre. Le salon, garni de plantes et de fleurs, brille, sous le feu des lumières, d’un éclat insolite.

Chacun des habitués est à son poste. Jean-Jacques Bel, isolé dans un coin, ébauche un sourire distrait. Marcellus lorgne un Téniers dont il connaît tous les détails. M. de Navarre, par manière de contenance, débite un madrigal à Mme de Pontac, qui l’écoute à peine. Dom Galéas promène sa silhouette fantasque. Le Père François, enveloppé dans sa douillette, médite sans succès un problème ardu. Élisabeth Duplessy se meurt d’impatience, tandis que sa mère, parée de sa robe de satin crème, donne un coup d’œil aux derniers préparatifs. Barbot, qui a assisté à l’arrivée du carrosse, fournit, pour la dixième fois, sur la santé du voyageur, des nouvelles accueillies avec une vive curiosité.

Enfin, il apparaît...

Démarche modeste, mise simple, vêtements d’étoffes communes, sans dorures, ni broderies: le mépris qu’il professe à l’égard des petits-maîtres égale son dédain des grands seigneurs... A ne juger que la tournure, tout l’air d’un bourgeois de province, vivant sur sa terre et ménager de son bien.

La tête, c’est autre chose. Hormis celle de Voltaire, il n’en est pas de plus curieuse. Mais quelle différence d’expression! Chez l’un, le génie est marqué au coin de l’impudence; chez l’autre, il est fait de douceur et de bonté... «Eh!—proclame le chevalier d’Aydie—qui n’aimeroit pas cet homme, ce bon homme, ce grand homme, original dans ses ouvrages, dans son caractère, dans ses manières, et toujours ou digne d’admiration ou adorable[73]?»—Adorable n’est pas trop fort, tant est puissante la séduction. L’œil, pénétrant et vif, bien que voilé par la myopie—cet œil méridional à qui rien n’échappe—recèle des trésors de caresses. De même, la bouche, fine, quelque peu sensuelle, d’une raillerie implacable pour le vice et les abus, s’éclaire, dans l’intimité, de sourires exquis... On a dit: un masque de médaille, un profil d’empereur romain. C’est cela même, avec un reflet de la grâce asiatique illuminée par l’esprit gaulois.

Comme, sous l’influence du ciel natal, cette figure, d’une étrange mobilité, s’épanouit! A part quelques privilégiés, on ne la connaît guère hors de Bordeaux. La nature de Montesquieu répugne aux exhibitions de commande. Son regard, qui plonge dans la lumière «avec une espèce de ravissement», voit trouble au milieu des fêtes. La timidité fut le fléau de sa vie: elle lie sa langue, met un nuage sur ses pensées, dérange ses expressions, obscurcit même ses organes... Il n’aime que les maisons où il peut se tirer d’affaire avec son esprit de tous les jours[74]. Ailleurs, il est distrait, soucieux, méditatif. S’il apporte quelque attention autour de lui, c’est qu’il poursuit un sujet d’étude. Le plus souvent, il se dérobe aux curieux, soit pour rester en tête-à-tête avec lui-même, soit pour s’entretenir, avec les étrangers, des goûts, des mœurs, des lois de leur pays... La duchesse de Chaulnes s’en plaignait comme d’un manque d’égards: cet homme, disait-elle, vient chez nous faire son livre!

En Guyenne, au contraire, les facultés brillantes de Montesquieu s’affirment sans réserve. Sa conversation est un feu roulant d’éloquence familière. Simple, dépourvue d’apprêt, d’une narquoise bonhomie, empruntant ses couleurs aux choses de la vie courante, sans jamais être triviale, elle éclate en traits audacieux. Aucun obstacle ne la paralyse, ni le défaut d’assurance, ni la connaissance incomplète des auditeurs, ni la crainte—instinctive chez les provinciaux de passage à Paris—d’une police toujours en éveil. Sa verve, en toute liberté, se donne carrière, gasconnant sans provoquer les sourires, se prêtant de bonne grâce au choc des interruptions, déroulant une liste interminable de menus faits recueillis durant les mois d’absence... Que de récits étincelants, d’anecdotes plaisantes, d’aperçus ingénieux, de jugements profonds, dans le goût de ces Lettres persanes qui s’étaient vendues «comme du pain», et auxquelles les libraires, à grands cris, sollicitaient une suite!

A vrai dire, il s’en fallait de beaucoup que la matière fût épuisée. Dans sa fulgurante satire, Montesquieu a souvent négligé le détail. On ne doit pas s’en étonner. Les premières lettres—presque d’un écolier—furent écrites, en manière de distraction, entre une leçon de droit romain et un chapitre de Cujas[75]. Les autres émanent d’un robin d’éclosion récente, que des fonctions sédentaires confinent au fond de sa province. Comment connaîtrait-il la capitale, ne l’ayant aperçue qu’à travers les rideaux du carrosse qui l’emmena chez les Oratoriens? Quant à Versailles, c’est à peine s’il en soupçonne l’existence. Personnellement, il n’a rien vu des platitudes dont la cour est le théâtre. Ses informations, il les tient des gazettes: le document direct lui manque. Aussi, après avoir frappé à la marque de son génie des pensées qui circulent parmi une élite audacieuse, a-t-il soin de laisser dans l’ombre ce qui exige des précisions. Si, par aventure, il se hasarde sur un terrain inexploré, l’exactitude s’en ressent. Veut-il peindre un courtisan, c’est-à-dire «l’une des personnes du royaume qui représentent le mieux»? il montre un petit homme si fier, humant avec tant de hauteur une prise de tabac, crachant avec tant de flegme, caressant ses chiens d’une manière si offensante pour ses semblables, qu’on ne peut se lasser de l’admirer[76]... Ce portrait, d’une forme piquante, est peut-être celui des gentillâtres de Gascogne; mais il est impossible d’y reconnaître le grand seigneur pompeux du règne de Louis XIV, pas plus que le roué, d’allures débraillées, des beaux jours de la Régence... L’imagination de l’artiste a suppléé au modèle qui lui faisait défaut[77].

Écrivant dix ans plus tard, Montesquieu eût, d’une main autrement sûre, accusé la ressemblance! C’est qu’alors la région habitée par ceux «qui voient le roi» n’avait plus de secrets pour lui... région étrange où donner la main à un galant homme de son espèce constitue une dérogeance, où le talent est gouverné par des valets, où le sort des peuples dépend d’une favorite, où les liens de famille sont rompus, où les races, ruinées par le luxe et les vices, se relèvent par des alliances qui jouent le rôle «du fumier dont on engraisse les terres montagneuses et arides...» Oh! ces puissants, heureux de le mortifier, ces gens en place dont la faveur va se refroidissant à mesure que grandit celle du public, les haines sottes, les jalousies mesquines, les compromissions scandaleuses! Quels chapitres admirables pour un second volume des Lettres persanes! Ces chapitres qui nous manquent virent sûrement le jour, sous forme de vibrantes improvisations... Seul, hélas! le salon de Mme Duplessy en goûta l’ironie vengeresse.

Montesquieu trouvait, à Bordeaux, des partenaires de taille à lui donner la réplique. En effet, le cénacle allait toujours croissant: étrangers visitant la Guyenne, gentilshommes se rendant à la cour d’Espagne, savants accomplissant leur tour de France,—sans compter les recrues acclimatées dans le pays.

De ce nombre était Philippe de Venuti, abbé de Clairac[78]. Littérateur, poète, numismate, archéologue, le nouveau venu ne négligea rien pour acquérir droit de cité dans la patrie d’Ausone. Il étudia ses monuments, s’appliqua à les décrire, rechercha leur origine, collectionna médailles et monnaies, ne laissa pas, sans le remuer, un coin de l’antique duché d’Aquitaine... Messieurs les antiquaires, s’écriait un jour le châtelain de La Brède, vous êtes tous des charlatans[79]!—Cette boutade ne visait pas Venuti, bien qu’au dire d’un juge éclairé[80], le docte collectionneur ne fût pas à l’abri de toute critique. Mais où il excellait sans conteste, c’est dans l’organisation des fêtes. Nul ne savait, comme lui, enguirlander de fleurs un sujet allégorique, préparer des inscriptions flatteuses, combiner emblèmes et devises. En 1745, lors du passage de la dauphine Marie-Thérèse, il accomplit des merveilles, avec l’assistance du chevalier Servandoni, peintre et architecte du roi. Les jurats, qui ne péchaient point par excès de largesses, lui offrirent une bourse remplie de jetons: le présent ne valait pas cent écus, mais c’était «celui d’une grande cité»[81].

Encore un Italien, également d’église: l’abbé comte de Guasco, accrédité par Mme d’Aiguillon[82], homme d’esprit autant que de science, écrivant le français avec pureté, traduisant, pour faire sa cour à la bonne duchesse, sa «muse favorite», les œuvres d’un prince russe, du nom de Cantimir. A Paris, très lancé dans le monde diplomatique où Mme Geoffrin, médisante à ses heures, affirme qu’il tend l’oreille avec trop d’attention. A Bordeaux, soignant son estomac, sa vue et ses poumons, buvant peu, se couchant tôt, recherchant le commerce des gens aimables, mais timide auprès des femmes dont sa candeur ne cesse de proclamer la nature séraphique... Montesquieu, qui en a fait son homme-lige, le plaisante de n’avoir, pour agrémenter ses rêves, d’autres pensées que celles de Pascal. Il lui prédit que le diable, tentateur du moine de la légende, prendra sa revanche, et assure que, ce jour-là, il suffira de la vue d’un soulier mignon pour mettre en déroute tout un passé de continence. Bientôt, poursuivant ses railleries, il lui reprochera de fantastiques déportements: vingt et une victimes en l’espace de quelques mois... Hercule sous le masque de Don Juan!

Ce séducteur malgré lui fait, en matière religieuse, profession d’un éclectisme remarquable... Catholique? Assurément; ce qui ne l’empêche pas de vivre en bonne harmonie avec la baronne de Montesquieu, une calviniste pratiquante; avec la maréchale d’Estrées, chez qui l’esprit d’intrigue n’exclut pas la galanterie; avec Mme du Châtelet, un apôtre résolu des doctrines matérialistes... Époque singulière, toute d’oppositions et de contrastes, de détachement plus que de tolérance, où, sans rougir, la vertu coudoie le vice, et où la foi fait bon ménage avec l’hérésie, le doute et l’athéisme!

Alimentées par ces hôtes de choix, les soirées s’écoulent rapides. Celui-ci risque une lecture, celui-là cisèle un mot. Mme de Pontac ébauche un quatrain, le Père François tente une expérience de physique. Quant à la duchesse, elle garde toujours en poche quelque anecdote inédite. Arrive-t-elle de Paris ou de Versailles, c’est une gazette de la cour et de la ville. Débarque-t-elle d’Agen où l’appelle aussi la sauvegarde de son franc-alleu, il est rare qu’elle n’ait pas en réserve quelque moquerie à l’adresse des gens du cru... Témoin celle-ci qu’elle débite avec un talent de diction auquel Mme du Deffant elle-même ne peut s’empêcher de rendre hommage.

Qu’on se la représente, droite dans sa haute stature, cambrée avec élégance, le buste rejeté en arrière à la façon des soubrettes délurées, entrecoupant d’explications préliminaires—comme Oronte en son sonnet—la pièce qui va jaillir de ses lèvres...

—Épigramme! C’en est une,... une épigramme d’Agenais... Je réclame l’indulgence... m’y voici:

Chez un évêque aimable, jeune et sage,
Qui de la cour a su joindre l’usage
A tant d’esprit, de grâce, de sçavoir,
Que l’admirer, que l’aimer et le voir
C’est même chose...

La duchesse s’arrête:

—Chacun, murmure-t-elle, a reconnu Monseigneur de Chabannes[83]... Bien! je reprends:

... Or, chez lui, donc, un soir,
Présidial, Sénéchal, prêtres, moines,
Voire un chapitre ou deux de gros chanoines,
Autour de lui formoient un cercle noir.
Thémire entra...

La duchesse fait une nouvelle pause, et lançant un regard circulaire:

—Thémire, c’est votre humble servante...

Thémire entra, de mille attraits comblée...
Cette ennuyeuse et lugubre assemblée,
Comme un fond sombre, en rehaussoit l’éclat.
En l’abordant:—J’aurois, dit le prélat,
Sur ces gens-là de qui vous faire rire,
S’ils n’entendoient, et, dans mon embarras,
Je suis tenté de vous l’aller écrire...
Lors, la charmante et divine Thémire,
En souriant, lui répondit tout bas:
—Hé, Monseigneur, vous me pouvez tout dire...
Parlez latin: ils ne l’entendent pas[84]!

Des bons mots et des petits vers, on passe aux récits de voyages: un sujet cher aux Gascons qui, de tout temps, épris de l’inconnu, eurent le goût des aventures lointaines. Quelle étude attrayante que celle des pérégrinations comparées de la pléiade d’hommes célèbres qui s’épanouirent sur les rives de la Garonne:—Montaigne, si précis dans ses constatations, si profond dans ses remarques, diseur plein d’humour appliquant à la rédaction de simples notes ce style vif, piquant, familier, naïf, qui est un charme et une joie;—Pibrac, dont les infortunes, en Pologne, participent du roman;—Paul de Foix, diplomate mâtiné de parlementaire et de philosophe, escorté, sur les grands chemins qui mènent à Rome, d’une phalange de disciples, observateur diligent durant le jour, et, le soir, barricadé dans l’un de ces coupe-gorge où gîtaient les voyageurs, expliquant, l’épée à la main, l’Organon d’Aristote, ou la République de Platon...

Dans cette galerie d’illustres, Montesquieu occupe une place à part. Nul ne poussa plus loin l’art de vivre dans les pays étrangers, de pénétrer leurs coutumes, leurs mœurs, leur esprit... Un art peu répandu.—Que de personnes, déclare-t-il, prennent des chevaux de poste, et combien peu savent voyager! On connaît l’histoire de ce gentilhomme qui, de son séjour à Naples, n’avait rapporté qu’un souvenir: celui d’un reître qui couchait tête nue et buvait dans ses bottes!... Quand Montesquieu quitte une région, il a tout vu, tout analysé, tout gravé dans sa mémoire: l’agriculture, l’industrie, le régime des impôts, les ports, les routes, l’endiguement des rivières, les arsenaux, les manufactures. Son esprit ne s’est point donné de trêve: il a fouillé les bibliothèques, inventorié les collections, interrogé citadins et campagnards, hommes politiques et boutiquiers...

Quelles admirables excursions il ménage à son monde! Tantôt c’est en Allemagne qu’il l’entraîne à sa suite, tantôt en Hongrie, en Autriche, en Hollande ou sur les côtes de la Grande-Bretagne, cette terre des libertés qu’il propose comme modèle. Mais c’est surtout de l’Italie qu’il se plaît à converser;—le Père François et Jean-Jacques Bel, qui la visitèrent en détail, lui donnent la réplique.

Ce qu’il admire, dans «la contrée sans rivale», ce ne sont ni ses institutions, ni ses peuples, ni ses princes. Partout, il constate la décadence; partout l’oisiveté, la débauche, la poltronnerie, la mendicité jointe aux prétentions, le brigandage, l’avarice. S’il se passionne, c’est pour les souvenirs glorieux, qui jaillissent du sol, et pour les manifestations de l’Art...

L’Art! une révélation... «Avant de franchir les Alpes, déclare-t-il, je n’en avois aucune idée!»... Mais l’initiation a été rapide, et il apporte, dans sa conception du beau, la maîtrise d’un homme habitué à observer la nature[85]. C’est en critique pénétrant, habile à découvrir le sublime d’une œuvre aussi bien que son point faible, qu’il énumère les merveilles dont son regard fut ébloui. Toutes les toiles des grands maîtres reçoivent son tribut d’hommages, mais ses dévotions ardentes s’adressent au divin Sanzio: «Il semble, s’écrie-t-il dans sa ferveur idolâtre, que Dieu, pour créer, se soit servi de la main de Raphaël[86]

Grisé par sa parole, il accumule les explications. Pas un tableau devant lequel il n’arrête son auditoire; pas une statue dont il ne fasse les honneurs!... Ce qui ne l’empêche point de passer au fil d’une implacable raillerie les villes qui recèlent ces trésors... Vérone? un mauvais lieu. Venise? un foyer de pestilence. Gênes, «où il s’ennuya à la mort?» une république dégénérée...

Seule, Florence trouve grâce à ses yeux. Avec ses jardins multicolores, sa ceinture d’orangers, ses palais de marbre, le prestige de ses légendes, ses galeries où le profane confondu avec le sacré attendrit les cœurs et exalte les âmes, la cité des Médicis exerce sur lui une invincible séduction. Le charme des habitants a achevé sa conquête. Leur simplicité le ravit. A Florence, affirme-t-il, point de luxe faux déguisant la misère; point d’édifices somptueux à l’extérieur et ruinés au dedans. La franchise y règne sans partage, alliée à la bonne grâce, à l’indulgence, à l’absence de toute recherche. Dans cette heureuse contrée, l’étiquette n’a pas de partisans, une perruque de travers n’indispose personne, et c’est à peine si, à leur équipage, on distingue le banquier opulent de son voisin le cardeur de laine... L’orateur qui, lui aussi, est un simple, se complaît dans ces détails. En contant que les anciens princes du pays allaient à pied par la ville, parapluie au dos et falot au poing, ses fibres bourgeoises tressaillent d’aise. Et c’est avec délices qu’il représente le premier ministre, marquis de Montemagno, prenant le frais devant sa porte, assis sur une chaise et «branlant les jambes» comme un modeste Rousselin, tandis que le grand-duc régnant devise, dans le jardin d’en face, avec les serviteurs de sa maison.

Lancé sur ce sujet, Montesquieu ne tarirait pas. Mais, pendant que Venuti, originaire de la Toscane, applaudit à tout rompre; que Guasco, un enfant du Piémont, réclame en faveur de Turin; que Barbot, né curieux, sollicite des éclaircissements sur les dames «très jolies, très gaies, très spirituelles» qui ouvrirent leurs boudoirs au voyageur, l’horloge, avec son carillon, rappelle celui-ci à la réalité...

—Neuf heures! s’écrie-t-il...

Et, feignant une terreur comique:

—Que dira mon frère le doyen, en apprenant cette débauche!

On l’entoure, on le presse, on le conjure d’achever son récit interrompu au meilleur moment... L’image du doyen grondeur semble lui donner des ailes. Suivi de l’auditoire qui proteste en vain, il passe dans l’antichambre, se drape de son manteau que lui tend un laquais à moitié endormi, en relève le col de crainte du serein, se coiffe de son chapeau «en castor d’Angleterre», et, sa lanterne d’une main, de l’autre «son ombrelle pour la pluie»:

—Mesdames, murmure-t-il, encore empreint du souvenir de Florence, c’est ainsi que le grand Cosme, rentrant en son palais, prenait congé de sa voisine[87]!

Sur quoi, tirant une révérence mi-sérieuse, mi-plaisante, humant l’air frais, et projetant dans la nuit le feu indécis de sa chandelle, le bonhomme, d’un pas alerte, s’engageait dans les rues solitaires aboutissant à Saint-Seurin.

CHAPITRE V

L’esprit parlementaire à Bordeaux.—Sentiments politiques et religieux.—Le jansénisme n’y fait pas fortune.—Tendances de Montesquieu: détachement philosophique.—Influences qu’il subit.—Mise au point de ses œuvres.—Collaborateurs bordelais.—Guasco à La Brède.—Jean-Jacques Bel et Barbot, critiques littéraires.—L’Histoire véritable.—Lecture de l’Esprit des lois.

L’

L’esprit qui dominait alors à Bordeaux et qui régnait exclusivement dans le salon de Mme Duplessy, c’était, avec des tendances philosophiques nettement caractérisées, le vieil esprit parlementaire—celui de la bourgeoisie, férue tout à la fois de fidélité au trône et de jalouse indépendance, fermement attachée aux anciennes franchises et résolue à accroître le champ de ses conquêtes. Tous ceux qui, de loin ou de près, tenaient à la grande Compagnie judiciaire, s’élevaient dans le culte de ces idées. Les autres corps de l’État, avec plus de réserve en apparence, professaient les mêmes doctrines. Quant à Messieurs de la Cour des Aides, bien que souvent en lutte avec leurs aînés du palais de l’Ombrière, ils n’auraient eu garde d’épouser une autre opinion. Barbot, qui leur servait d’oracle, demeurait inflexible sur les principes. Son livre de chevet, c’était cette correspondance de Guy Patin, dont la verve étincelante reflète avec tant de netteté l’opinion des gens de robe durant le cours du XVIIe siècle. Il ne se séparait pas du spirituel docteur, même quand celui-ci, se désolant de ne point siéger près des Blancmesnil et des Broussel, s’écriait d’un ton comique: «Il ne s’en est fallu que de cent mille écus dans mon patrimoine que je n’aie été conseiller de la Cour et frondeur aussi hardi que pas un[88]

C’est, en effet, un vent de fronde qui souffle aux parlementaires cette politique osée: affirmation des droits du pays dans le gouvernement de ses affaires, le contrôle des finances, le vote des édits fiscaux, l’enregistrement des lois,... tout un programme d’opposition qui, depuis la Régence, rallie l’unanimité du tiers-état. Personne encore ne vise l’édifice social. Peu ou point de plaintes contre l’organisation des citoyens en trois classes, dont deux emportent toutes les faveurs: les privilèges ne sont pas même discutés. Quant à l’affranchissement de la parole et de la plume, c’est à peine si on y aspire dans quelques cercles littéraires: les presses clandestines, qui ont atteint un développement prodigieux, suffisent à tous les besoins. Seul, avec l’horreur des impôts sans cesse grandissants, des corvées, des gabelles, des procédés vexatoires employés par les traitants, un désir immense se fait sentir de protéger biens et personnes contre l’arbitraire et le despotisme.

En matière religieuse, les aspirations ne sont pas moins nettes: dévouement aveugle aux libertés gallicanes et défiance résolue à l’égard de la cour de Rome. On vit en bonne intelligence avec le clergé séculier qui, fidèle à son origine plébéienne, s’obstine à repousser les prescriptions du concile de Trente. Au contraire, les congrégations inféodées au parti ultramontain sont tenues en mince estime: il n’est guère de lardons, de brocards, de nasardes qu’on ne prenne plaisir à leur décocher, à l’imitation du maître railleur dont Barbot faisait ses délices. Les robins de cette première moitié du XVIIIe siècle ont le verbe gouailleur: ce sont les descendants de ces bourgeois de la Ligue qui ne craignaient pas d’assimiler au voisinage toujours fâcheux d’une rivière, d’un avocat, ou d’une mauvaise femme, la proximité d’un couvent de moines[89].

Impiété? Non certes. Bien que, suivant le mot de Bayle, leur symbole ne soit pas chargé outre mesure, ils ne répudient aucun article de foi obligatoire... Moyennant quoi, ils traitent avec égards «l’orthodoxie du bon sens», laquelle, à beaucoup de consciences déjà, semble le fond de la sagesse. Depuis Montaigne et le vieux de L’Estoille, depuis Guy Patin lui-même, les esprits ont marché à pas de géant. Après la Régence, tout ce qui, dans la robe, ne se range pas sous le drapeau du jansénisme, incline vers le libre examen. Or, à Bordeaux—«le pays des croyances flottantes»—spécialement chez Mme Duplessy, le jansénisme ne fait que peu de ravages. On y défend encore unguibus et rostro ce beau livre des Provinciales qu’en 1660, sous l’inspiration du premier président de Pontac, la Compagnie judiciaire refusa de condamner[90]; mais le goût du beau style, le souci de la saine raison, l’influence philosophique et la haine séculaire des ingérences ultramontaines ont plus de part dans cette admiration tenace qu’une adhésion réfléchie aux doctrines de Port-Royal. Tandis que le Parlement de Paris se jette à corps perdu dans les querelles de la bulle Unigenitus, le Parlement de Guyenne préfère «le parti de se plaindre à celui de frapper»: attitude qui, sûrement, répondait au sentiment général. A plus forte raison, public et magistrats restent-ils insensibles aux disputes irritantes qui, comme celle des convulsionnaires de Saint-Médard, accusent une grossière superstition. «Dans cette Généralité, écrit l’intendant Boucher, on n’est pas fort crédule sur ce qu’on appelle miracles, à cause de la différence des religions, surtout à Bordeaux où il aborde un grand nombre d’étrangers, et même les églises y sont peu fréquentées[91]

Montesquieu résumait en sa personne les tendances de ses compatriotes: même insouciance religieuse, avec une pointe marquée de scepticisme; même attachement aux traditions; même animosité à l’égard des princes ou des ministres—qu’ils se nomment Richelieu, Louvois ou Louis XIV—qui confisquèrent les libertés publiques et établirent sur les ruines du pays l’omnipotence du pouvoir royal.

S’il y a lieu à des réserves, c’est sur ses préférences politiques. Le douteur qui était en lui fut-il un parlementaire, dans le sens rigoureux du mot? Bien fin qui le saurait: il négligea d’allumer sa lanterne. Sans doute, il professe que des lois fondamentales, dont la garde sera confiée à l’ordre judiciaire, doivent tenir en bride la volonté capricieuse du maître. Sans doute aussi, il n’ose blâmer «les tribunaux d’un grand État de frapper sur la juridiction patrimoniale des seigneurs et sur l’ecclésiastique»; mais le madré se demande si ces façons de procéder sont bien correctes, étant donnée la constitution du royaume—sur laquelle, d’ailleurs, il n’a garde de fournir des précisions. Il constate, en même temps, que si le pouvoir du clergé est dangereux dans une république, «autant il est convenable dans une monarchie, surtout celles qui vont au despotisme...» Une vraie formule de normand, ne prenant couleur ni pour ni contre, ménageant Rome et Versailles, sans rompre avec le Parlement. Que dire de ce langage, digne de l’oracle d’Éphèse, lorsqu’on le compare à la netteté de ces grandes remontrances «plus redoutables que le canon», et aux affirmations audacieuses des légistes du XVIe siècle qui, avec Étienne Pasquier, posèrent les bases de notre droit public!

Montesquieu gardait-il quelque dépit de son attitude effacée au palais de l’Ombrière? Cédait-il, malgré le libéralisme de son génie, aux préjugés de race qui le poussèrent à commander cette sotte chose—le mot lui appartient—qu’on appelle une généalogie? N’est-ce point plutôt que, voyageant à travers les âges, de peuple en peuple, de régime politique en dogme religieux, sa pensée, éprise d’idéal, dédaigna de s’astreindre aux réalités du présent?... A quoi il faudrait joindre une dose de cette crainte révérencielle qui, au dire de l’Écriture, est la marque de la sagesse. Les «juvenilia» des Lettres persanes hantaient sa mémoire, et il ne lui agréait point de s’exposer à de nouvelles tribulations: «Je veux, déclare-t-il, éviter toute occasion de chicane.»

Seul, l’instinct de la conservation, très développé chez lui, suffirait à expliquer son effacement dans les luttes incessantes que la robe soutenait contre la Couronne; mais parfois la malice se mêlait à sa tiédeur. Comment oublier la question qu’après la chute du Système il adressait à Law?

—Pourquoi, Monsieur, n’avoir pas, comme cela se pratique en Angleterre, essayé de séduire le Parlement?

Ce qui lui valut cette réplique:

—Monsieur, nos sénateurs ne sont pas de grands génies, mais on les sait incorruptibles.

D’empirique à robin la riposte était dure.—Il est vrai que ce railleur émérite devait, un jour, faire amende honorable. Arrivé au terme de sa carrière, il formulera en termes non équivoques sa respectueuse estime pour ceux dont jadis il avait partagé les travaux: Que serait devenue, s’écrie-t-il, la plus belle monarchie du monde sans les lenteurs, les plaintes, les prières de ses magistrats!...

Où Montesquieu subit sans conteste l’influence de son entourage, c’est dans le choix qu’il fit de ses premiers sujets d’étude: le souci des recherches scientifiques, alors très en vogue en Guyenne, devança chez lui le culte de la pensée. Plus tard, dans les retouches perpétuelles opérées à ses œuvres—il faisait des brouillons même pour ses billets doux[92]!—l’empire exercé par ses compatriotes se manifestera d’une façon plus saisissante encore... On aurait peine à découvrir un écrivain aimant à ce degré les corrections et les conseils. Rien ne le distrait de cette préoccupation qu’il faut se relire sans cesse sous le contrôle d’un ami. Elle passe avant ses affaires de famille, avant le soin de ses procès, avant les inquiétudes que lui cause sa vue, pour laquelle il devra, un jour ou l’autre, «ouvrir le volet de la fenêtre[93]...» La légende rapporte que Molière essayait sur sa gouvernante les effets dont il ne se sentait pas sûr: on peut gager que Montesquieu, à l’ombre de ses bois de pins, soumit à la même épreuve son factotum Léveillé.

A Paris, le nombre est incalculable de ceux qu’il consulta avant d’affronter le public: parmi les femmes, Mmes de Tencin, du Deffant, de Lambert, de Mirepoix et cette nymphe lascive qu’on nomme Mlle de Clermont; parmi les hommes, Helvétius, Silhouette, le président Hénault, le chevalier d’Aydie, Saurin, Fontenelle, Crébillon, bien d’autres encore. Il y en a de tous les pays, sans compter le Père Castel qui n’était d’aucun et dont la mission consistait à dégager les points de conscience. L’honnête Jésuite accomplissait sa besogne comme s’il eût siégé à la congrégation de l’Index; il changeait un mot par-ci, une phrase par-là, raturait, expurgeait, supprimait, sans rencontrer d’opposition. «Je ne connais rien de plus noble, s’écriait-il, que votre facilité à vous prêter à tous les tempéraments.» Éloge mérité: Montesquieu, sans doute en expiation de ses vieux péchés, se prêtait avec une complaisance inaltérable.

A part cette spécialité, dont le Révérend Père conserva le monopole, c’est à Bordeaux qu’étaient réunis ses censeurs les plus précieux: Barbot, Jean-Jacques Bel, l’abbé de Guasco...

Ce dernier n’ayant en France ni famille ni attaches, Montesquieu l’attirait facilement chez lui. C’est à La Brède qu’il prenait le plus de plaisir à le recevoir: «Je me fais une fête de vous mener à ma campagne où vous trouverez un château gothique, à la vérité, mais orné de dehors charmants, dont j’ai pris l’idée en Angleterre. Comme vous avez du goût, je vous consulterai sur les choses que j’entends ajouter à ce qui est déjà fait. Mais je vous consulterai surtout sur mon grand ouvrage qui avance à pas de géants depuis que je ne suis plus dissipé par les dîners et les soupers de Paris. Mon estomac s’en trouve aussi mieux, et j’espère que la société avec laquelle vous vivrez chez moi sera le meilleur spécifique contre vos incommodités.»

Il y aurait eu mauvaise grâce à refuser. D’autant mieux que le châtelain revenait à la charge, réfutant les objections, aplanissant les obstacles... L’éloignement? deux heures de Bordeaux. La fatigue? il n’est pas d’exercice préférable à celui du cheval... Montesquieu, avec le docteur Sydenham, estime que c’est une panacée infaillible contre les vapeurs et la faiblesse des poumons[94]. Il possède, d’ailleurs, une monture merveilleuse qui est «comme un bateau sur un canal tranquille, comme une gondole de Venise, comme un oiseau qui plane dans les airs.» Et lorsque l’abbé s’est, une première fois, rendu à ses instances, comment se dispenser de revenir! La Brède s’est transformée d’après ses conseils: c’est le plus beau lieu qu’on puisse voir. Les prairies ont réussi au delà de toute attente, le papillon a brisé sa chrysalide, et Léveillé, son régisseur fidèle, ne cesse de s’écrier: Boudri bien que M. l’abbé bis aco!

Oh! les heures ne restent pas inoccupées dans la vaste bibliothèque, dont la porte—étroite et basse—est surmontée de cette devise: Hic mortui docent vivos mori. Heures délicieuses! Le président a des coquetteries adorables, des flatteries enveloppantes, des inflexions de voix irrésistibles en leur saveur gasconne... L’abbé, j’ai envoyé votre anacréontique à ma fille: une pièce exquise!.. L’abbé, j’ai lu votre épître à la comtesse: c’est du dernier galant!... L’abbé, je vous sacre poète!—Il le présente à tous comme un grand homme, applaudit à ses succès, le coiffe de couronnes, l’accable de lauriers...

Après quoi, il le gratifie de dissertations sur les Grecs et les Romains, l’histoire de Pachymère, Carthage, Babylone, Alexandrie, répandant sur le monde antique des torrents de lumière. On passe ensuite aux manuscrits. On lit tout, de la première à la dernière ligne, sauf à relire encore quand les retouches seront mises au net. Le grand ouvrage absorbe le plus clair des soirées; mais on n’a garde d’oublier les travaux moins sévères, car tout, dans cet esprit, est matière à préoccupations. Il n’est pas jusqu’aux critiques qui ne l’inquiètent. Décèlent-elles une plume janséniste ou huguenote? il est sur des charbons ardents. Tournent-elles à sa louange? Le souci n’est pas moins vif, car chacun, lui semble-t-il, aura cette impression que l’admiré conniva avec l’admirateur.

Quelque profondes que fussent ses sympathies pour Guasco, l’intimité était autrement grande avec Jean-Jacques Bel et Barbot: des amis de vieille date et des correcteurs à toute épreuve. Ce n’est point un simple avis qu’il sollicite d’eux, mais un examen confinant à la collaboration. «Je vous dirai, écrit le président, que Mademoiselle[95] m’obligea, il y a quelque temps que j’étois chez elle, à lui lire un petit roman. Je voudrois bien vous l’envoyer pour savoir ce que vous en pensez. Mme de Mirepoix, à qui je le montrai, et qui a prodigieusement de goût, me fit quatre ou cinq critiques très bonnes et dont je profitai. Il faudroit donc, si je vous l’envoie, que vous en jugeassiez sans flatterie, car je sais bien que vous ne me jugerez pas avec sévérité, que votre cœur sera pour; mais je voudrois que votre esprit fût contre...» Et, précisant la nature de la mission confiée, il spécifie en ces termes: «Il faudroit que le jugement portât sur le tout et sur les parties, même sur les fautes de style[96]

Ainsi dit, ainsi fait....

Les publications récentes du baron de Montesquieu en fournissent une preuve décisive. L’éditeur des Mélanges a cru devoir—il faut l’en louer—joindre à l’une des productions inédites de son ancêtre, intitulée Histoire véritable, la critique qu’en fit Jean-Jacques Bel: un travail qui révèle, chez son auteur, les plus hautes qualités de discernement, d’érudition, de tact. Jamais oracle du Lundi ne fit preuve d’une plus grande maîtrise: douze pages de remarques sur les transformations du héros de cette aventure, lequel n’est autre qu’un métempsycosiste, tour à tour valet fripon, sauterelle, éléphant, galant trompeur, mari trompé, escroc, petit-maître, eunuque, courtisan, courtisane... Parfois Jean-Jacques Bel s’écrie: Admirable! En quoi, il a raison. Mais, quand l’occasion s’en présente, il ne craint pas de dire: ceci est bas, cela manque de goût, ce passage est de trop, cet autre ne vaut guère... Il met chaque paragraphe au point, et, finalement, conclut de la façon suivante: moi, je recommencerais!... Telle était la confiance inspirée par lui que l’Histoire véritable resta enfouie au fond d’un tiroir.

Barbot procédait de la même manière... La tradition assure que quelques-unes des Lettres persanes émanent de lui. N’en retenons qu’un enseignement, c’est qu’on le jugea capable de les écrire; mais le bijou littéraire tiré des épanchements de Rica et d’Usbek marque trop d’unité pour que deux plumes aient pu s’y confondre. Le rôle de Barbot, pour être plus modeste, n’en fut pas moins utile; c’était celui du jardinier qui, à l’heure où la plante entre en travail, dirige ses efforts, facilite les poussées de sève, élague les frondaisons parasites, contribue, en un mot, à l’épanouissement de la fleur et du fruit.

Ce lettré, doublé d’un penseur, suivit avec amour la gestation de l’Esprit des lois: pas une idée, pas une formule n’échappa à son contrôle. La dette contractée vis-à-vis de lui était lourde: c’est dans sa demeure, en signe de reconnaissance, que le manuscrit vit le jour pour la première fois. Le 10 février 1745, Montesquieu écrivait à Guasco: «Je serai en ville après-demain. Ne vous engagez pas à dîner pour vendredi. Vous êtes invité chez le président Barbot. Il faudra y être arrivé à dix heures précises du matin pour commencer la lecture du grand ouvrage...»

Elle eut lieu, à l’heure dite, cette lecture mémorable. Quelles personnes y assistèrent? Montesquieu n’avait annoncé que son fils et Guasco[97]; mais on peut tenir pour certain que d’autres amis furent convoqués... Durant trois jours, la voix chaude du Président se fit entendre: quelques critiques, suivies aussitôt de corrections, quelques éclaircissements, fournis d’une humeur parfaite, tels furent les seuls incidents de cette scène digne du pinceau d’un maître. Et ce fut une admiration sans mélange quand l’auditoire découvrit l’enchaînement du corps de doctrines qui allait devenir le guide des législateurs de tous les pays!

Combien différent devait être l’accueil de Paris! Le cénacle qui eut la primeur de l’Esprit des lois ne comprenait pourtant que lettrés et philosophes: Hénault, Saurin, Crébillon, Fontenelle... Leur arrêt fut aussi dur qu’inattendu: ces juges perspicaces insinuèrent qu’il serait sage de jeter le manuscrit au feu...

Helvétius ne se montra pas moins cruel. Pour lui, Montesquieu faisait sa cour aux préjugés comme l’adolescent en use à l’égard des coquettes hors d’âge; il pactisait avec l’erreur et sacrifiait à la flatterie. «Passe pour les prêtres, déclarait-il! En faisant votre part de gâteau à ces cerbères de l’Église, vous les faites taire sur votre religion; sur le reste, ils ne vous entendent pas. Nos robins ne sont en état ni de vous lire, ni de vous juger. Quant à nos aristocrates et à nos despotes de tous genres, s’ils vous entendent, ils ne doivent pas trop vous en vouloir: c’est le reproche que j’ai toujours fait à vos principes...» Critique judicieuse, formulée en termes heureux!—C’est ce que ce pédant, à l’esprit étroit, appelait «envelopper son jugement de tous les égards de l’intérêt et de l’amitié...»

Quel fut, après cette seconde lecture, l’état d’âme de Montesquieu? Sa foi dans l’œuvre capitale de ses veilles ne subit-elle aucune atteinte? On peut croire, étant donnée sa nature inquiète, qu’il fut touché au cœur... Heureusement, ses fidèles de Guyenne veillaient. Barbot ne cessait de répéter:

—Président, ils ne vous comprennent point. Laissez-les dire; imprimez: vous irez plus loin qu’eux...

Parole réconfortante dont la conviction finit par s’imposer... Qui sait! sans cet encouragement suprême, peut-être le genre humain, qui avait perdu ses titres, eût-il attendu encore un siècle avant de les retrouver.

CHAPITRE VI

Renaissance littéraire.—Nouveaux salons bordelais.—Mmes de La Chabanne et Desnanots.—Brevets de la calotte.—S. de Lagrange et son poème.—Mme Duplessy auteur.—Denise de Montesquieu: hommage poétique de Guasco.—Publication de l’Esprit des lois.—Mort de Montesquieu.

Q

Quand on étudie le Bordeaux de cette époque, on est saisi du contraste qui existe entre la ville et ses habitants.

La vieille capitale de l’Aquitaine est encore telle que la créèrent les exigences du moyen âge: rues obscures, étroites, malpropres, obstruées de puits à larges margelles et de dépôts de fumier; logis humides et délabrés, même ceux des personnes de distinction—lesquelles considèrent comme une preuve de noblesse la vétusté de leur hôtel patrimonial. Les spectacles répugnants surgissent à chaque pas: ici, des charniers garnis de débris hideux; là, les appareils sanglants de la justice royale; partout, des bandes de loqueteux étalant au soleil l’interminable série des infirmités humaines. Ce ne sont, le long des cloaques impurs, que portes mystérieuses, venelles et culs-de-sac transformés le soir en autant de coupe-gorge, qu’enchevêtrements bizarres d’arêtes vives, d’angles, de pignons en pointe bravant le ciel et déchiquetant la nue, que bastions branlants et murailles menaçant ruine, autour desquelles s’étendent les fossés garnis d’une eau verte qui décompose tout ce qu’elle reçoit et ne cesse d’exhaler la peste... C’est le passé, avec ses tares, ses infections, ses souvenirs sinistres.

Au rebours de la cité même, le Bordelais de cette première partie du XVIIIe siècle semble ne vivre que dans l’avenir. Impatient de briser le moule où se frappa l’image des aïeux, il a soif de liberté, d’air, de lumière. Toute nouveauté l’attire, tout progrès le ravit. Jamais le goût des lettres et des sciences ne fut plus vif. C’est par charretées que se débitent mappemondes, plans, instruments de physique et d’astronomie, livres, journaux... Les poésies succèdent aux mémoires, les essais historiques aux pièces de théâtre[98]. Des conférences se fondent[99], les lectures se multiplient, les manuscrits circulent, les presses gémissent, la fièvre est générale... C’est la renaissance de la pensée sous ses formes les plus diverses.

Qu’on ouvre, pour ne citer que ce recueil, la collection du Mercure de France[100]: on trouve, côte à côte, un article de Venuti, le dialogue de Sylla et d’Eucrate et des notes de M. de Raoul sur un ruisseau inflammable, en même temps que des vers de l’avocat Daçarq à l’adresse de Lefranc de Pompignan et de Mgr Mongin, évêque de Bazas[101].

Continuons à feuilleter... Voici une polémique entre un Bordelais, qui ne dit point son nom, et l’illustre Jean-Jacques. Celui-ci, par l’humeur même qu’il manifeste, rend hommage au talent de son adversaire: «Qu’un bel esprit de Bordeaux, déclare-t-il, m’exhorte gravement à laisser les discussions politiques pour faire des opéras, attendu que lui, le bel esprit, s’amuse plus à la représentation du Devin du village qu’à la lecture du Discours sur l’inégalité, il a raison sans doute s’il est vrai qu’en écrivant aux bourgeois de Genève je sois obligé d’amuser les bourgeois de Bordeaux[102].»—Peu s’en faut que, dans son dépit misanthropique, le cavalier servant de Mme d’Houdetot ne rompe en visière à toute la Gascogne.

La Gascogne, dans une guerre à coups d’écrits, n’eût pas fait mauvaise figure. Une armée nombreuse de volontaires—robe, clergé, commerce même—se rangeait sous les drapeaux des chefs dont nous avons parlé. Il faut y joindre un escadron d’amazones en mesure d’affronter toutes les luttes... Mmes Duplessy, de Pontac, d’Aiguillon, n’étaient pas seules à rêver de lauriers: beaucoup de femmes—ne doutons point qu’elles ne fussent jolies—avaient à cœur de marcher sur leurs traces.

Parmi ces ambitieuses s’en trouvent deux qu’il faut mettre hors de pair: Mmes de La Chabanne et Desnanots: la première, femme d’un trésorier de France, propriétaire du marquisat de Dune; la seconde, mariée à un conseiller au Parlement, seigneur de la terre de Conas. L’une et l’autre tiennent salon ouvert, rivalisant de séductions pour attirer les beaux esprits. Prévenances délicates, compliments hyperboliques, table somptueuse, rien ne leur coûte. On assure même qu’afin d’imprimer plus d’éclat à leurs fêtes, elles recrutent, par l’entremise d’émissaires expédiés en avant-garde, les étrangers de distinction débarqués dans la ville. Peu s’en faut qu’on ne les représente, comme sœur Anne, fouillant, à l’aide d’une longue-vue, les rues, les quais, les places publiques, pour découvrir des phénomènes littéraires.

Le procédé prêtait au rire. Or c’était le temps des brevets de la Calotte, contresignés du dieu Momus et de son prophète, le garde du corps Aymon:—une manière de satires devant lesquelles aucun ridicule ne trouvait grâce. La duchesse d’Aiguillon et Mme de Pontac excellaient dans ce genre d’écrits moqueurs. Enrôler Mmes Desnanots et de La Chabanne dans la confrérie des mystifiés leur parut œuvre pie... Le conseiller de Navarre ne craignit point de se joindre à elles. De cette collaboration à trois naquirent deux brevets qui, répandus sous le voile de l’anonyme, défrayèrent la province.

Mise en scène avec son époux, lequel ne comptait guère dans la maison, Mme de La Chabanne subit la première attaque:

Nous, régens de tous les humains,
A nos bien-aimés calottins,
Salut!
Étant instruits que la dame de Dune,
Ne pensant point d’une façon commune,
Veut faire absolument les honneurs de Bordeaux
Et donner à souper à tous les gens nouveaux
Qui débarquent dans cette ville,
Et que, même, en personne habile,
Elle a des espions gagés
Qui l’avertissent au plus vite
Du rang, du nom et du mérite
De tous les nouveaux arrivés...
Voulant gratiffier une si sage dame,
Luy donner les moyens d’exercer son talent,
Et mettre en plus grand jour la bonté de son âme,
Nous la nommons dès à présent,
De notre autorité pleinière,
A la direction entière
Des vivres et convoys de notre régiment;
Ordonnons que ses prévenances,
Ses compliments alambiqués
Plairont aux nouveaux débarqués,
Et que, sans prétexter ni fatigue ni crotte,
Chaque sujet de la marotte,
Aussitôt qu’il débarquera,
Chez elle aussitôt soupera...
De plus, pour corriger un abus condamnable,
Si son mary prenoit la liberté
De se faire de fête à table,
Voulons qu’en vray robin le benêt soit traité...
Avec cette restriction
Que ce brevet ratifie, autorise
A sa femme le titre de marquise.
Signé: Momus. Plus bas: Aymon[103].

Mme Desnanots ne fut pas mieux accommodée. Certaine allusion au dictionnaire de Furetière et Bacholet—les Littrés de l’époque—constitue une ironie cruelle à l’adresse de ses visées pédagogiques. Par contre, plus heureux que M. de La Chabanne, le conseiller Desnanots—le sage Desnanots, comme l’appelait Lagrange-Chancel[104]—ne fut point pris à partie:

De par le Dieu de la marotte
A nos sujets porte-calotte,
Salut!
En avis de Bordeaux
Que la puissante Desnanots
Murmure de son infortune,
Voyant sa rivale de Dune
Seule l’objet de nos faveurs,
Quoique, par une table exquise,
Elle ait—ainsi que la marquise—
De la ville fait les honneurs,
Et même ait pris le beau langage
De nos sujets, à leur passage...
Nous entendons faire cesser
Ses plaintes et récompenser
Dignement un si grand mérite:
De pourvoyeuse de marmite
Luy expédions le brevet!...
Plus,—Furetière et Bacholet
Faisant sa principale étude—
Nous permettons à cette prude
D’apprendre le plus pur françois
A nos calottins bordelois.
Pour ce fait, en titre d’office,
Nous la nommons la correctrice
De la langue, et sans appel:
Car notre bon plaisir est tel.
Enfin, sachant que cette dame
Mérite, par sa grandeur d’âme
Et par sa générosité,
Son immense rotondité,
Par son port, son air de noblesse,
Le brillant titre de comtesse,
Nous luy donnons, dans nos états,
Le vaste comté de Conas
Avecque ses appartenances,
Circonstances et dépendances,
Voulant qu’elle en porte le nom!
Signé: Momus. Plus bas: Aymon[105].

Jalousée par ces rivales, Mme Duplessy triomphait sans combat: beaucoup, à cause de son mérite; peut-être également parce qu’elle n’affichait aucune prétention. Elle aussi, en effet, s’oubliait à écrire «certaines bagatelles». Elle s’en expliquera, quarante ans plus tard, dans les termes suivants: «J’ai trouvé, en cherchant mes cahiers d’arithmétique, un petit ouvrage d’imagination, qui n’a jamais été lu que par deux personnes et qui vous amusera peut-être. Je l’écrivis tel qu’il est, d’un trait de plume, et je l’avois très parfaitement oublié. Au reste, ce n’est point par mystère, mais par oubli qu’il n’a été vu que par le président Barbot, lequel vouloit me l’enlever pour l’envoyer au Mercure, et par votre cousine qui trouva un jour le petit cahier sur ma table... Vous verrez que c’est l’esquisse d’un badinage qui peut être lu par tout le monde.»—Péché de jeunesse, confessé avec autant de grâce que de modestie...

Loin de décocher des épigrammes à Uranie-Bérénice, les beaux esprits ne songeaient qu’à chanter ses talents. L’un deux—il signe S. de Lagrange[106]—les célèbre dans un poème édité à La Haye, chez Jacob Brito, imprimeur de nosseigneurs les États de Hollande, à l’enseigne de la Pomme d’or. Bordeaux, tel est le titre de cette œuvre: une apothéose de l’antique cité d’Ausone et de la ville nouvelle édifiée par Tourny. Ses monuments, ses avenues, son jardin public peuplé de faunes, de sylvains et d’hamadryades, son fleuve puissant, le port de la Lune avec ses maisons flottantes,

De l’empire des mers orgueilleux ornements,

ses quais, ses places, ses ruines, font l’objet d’enthousiastes descriptions. Après avoir porté aux nues ce séjour heureux, où la terre est féconde et le commerce riant, le barde gascon énumère les personnes qui en sont l’honneur. Montesquieu figure en tête. Jean-Jacques Bel et Barbot viennent après, confondus dans une strophe admirative:

Témoin de son savoir, toi, dont le caducée[107]
Sait suivre de si près le vol de sa pensée,
Ingénieux Barbot, dont le brillant emploi
Est de semer les fleurs qu’on cueille devant toi,
Tu peux seul dignement, par tes écrits célèbres,
De la race future éclairant les ténèbres,
Faire admirer ensemble, unis dans un tableau,
Le peintre, le portrait, la toile et le pinceau,
Et célébrer un nom que, pour prix de ton zèle,
La France a consacré près de celui de Bèle[108]!

L’Académie, ainsi que le Parlement, a son couplet dans cette revue qui s’ingénie à n’oublier personne. Élisabeth Duplessy, elle-même, y occupe un bon rang, après sa mère:

Permettez que mes vœux, respectable Uranie,
Placent à vos côtés l’aimable Polymnie...
Qu’elle apprenne de vous que, pour plaire à jamais,
L’esprit et la vertu sont les premiers attraits.

Seul, Dom Galéas n’est pas mentionné. Silence cruel: il dut en faire une maladie... Le pauvre homme dont les inspirations, agrémentées de gestes olympiens, ne passaient jamais inaperçues, méritait au moins une allusion discrète...

C’est la période glorieuse de l’hôtel du Jardin-Public. Le renom de l’aimable femme qui préside à ses destinées s’étend au delà des limites de la région. On la cite comme l’émule de Mme Geoffrin, les gens de lettres la consultent, les philosophes la prennent pour arbitre, et il n’est pas de savant égaré en Gascogne qui ne sollicite l’honneur de lui être présenté.

A cette époque, Montesquieu, quoique sexagénaire, possède encore une grande activité. Il voyage volontiers, allant de La Brède à Clairac, où le châtelain du lieu, le chevalier de Vivens, lui fait fête[109]; poussant même jusqu’en Languedoc chez son frère le chanoine de Saint-Seurin, devenu abbé de Nizor; revenant ensuite au sol natal «jouir des douceurs de ses amis et de sa patrie». Bordeaux, c’est le calme: il le goûte avec délices... Il n’en continue pas moins son rude labeur, dirigeant avec sollicitude les travaux de cette Académie dont les lettres d’établissement lui semblent des titres de famille[110]. Mais si son courage reste entier, sa vue, affaiblie de longue date, lui refuse maintenant tout office. Qu’importe! N’a-t-il pas à ses côtés un secrétaire intime qui ne répugne à aucune lecture, quelle qu’en soit l’aridité? Ce secrétaire, c’est la plus jeune de ses filles, Denise de Montesquieu...

Une chaste apparition, toute de grâce, d’esprit, de tendresse: un rayon de lumière dans ce ciel obscurci. Guasco lui adresse un respectueux hommage en vers italiens traduits par Lefranc de Pompignan:

D’un père illustre adorable portrait,
Honneur des arts, jeune et belle Sylvie,
Des dons de plaire assemblage parfait,
Vous qu’Amour suit et que Vénus envie,
Tous les talents qu’en vous on voit fleurir,
Votre beauté, vos charmes et votre âge
Mériteroient un seul genre d’hommage...
Mais l’amitié ne sauroit vous l’offrir[111].

Montesquieu acclamait cette inspiration heureuse, éclose dans les bois de La Brède, et, ravi de la voir reproduite dans le Mercure de France, feignait une désolation comique. Que n’avait-il connu plus tôt ce galant sonnet! Comme il l’eût constitué en dot à la pieuse Antigone, que, justement, il venait de marier à Godefroy de Secondat[112]!

Hélas! la publication de l’Esprit des lois allait troubler ces joies domestiques... Où la faire? En Hollande? On n’y doit pas songer... En Angleterre? Moins encore: une ennemie avec laquelle il ne faut lier commerce qu’à coups de canon... A Genève, alors? à Bâle? à Soleure? Grave problème.—Même souci pour le nombre des volumes, leur composition, leur format...

Toutes ces questions résolues, et l’ouvrage enfin lancé dans le monde, que d’angoisses! «J’ai la maladie de faire des livres, confesse le président, et d’en être honteux quand je les ai faits...»

Dans l’espèce, ses craintes n’étaient point chimériques. Dût-il en coûter à l’amour-propre national, il faut bien l’avouer: sauf de rares exceptions, l’impression première fut défavorable. D’Alembert le constate avec la réserve qui sied aux discoureurs académiques: l’Esprit des lois, dit-il, fut traité légèrement jusqu’au jour où «la partie du public qui enseigne dicta à la partie qui écoute ce qu’elle devoit penser et dire». L’opinion agressive d’Helvétius prévalut dans les cercles littéraires... Collé s’en explique nettement: les gens, assure-t-il, qui ont un peu de philosophie dans la tête, prétendent que c’est un mauvais ouvrage, sans ordre, sans liaison, sans enchaînement d’idées, sans principes: le portefeuille d’un homme d’esprit, voilà tout[113]... Fontenelle persistait dans ses hésitations, malgré Mme de Tencin, une admiratrice de la première heure. Saurin ne déguisait pas ses sentiments hostiles. Quant à Voltaire, il avait, comme toujours, deux faces et deux langages... A un mot louangeur, devenu historique[114], succédait une parole de dénigrement: «L’Esprit des lois, c’est l’esprit sur les lois, je n’ai pas l’honneur de le comprendre...» Il ne prenait même pas la peine de déguiser sa mauvaise humeur: quand Mme d’Aiguillon lui demande quelques vers en manière de préface pour le chef-d’œuvre du XVIIIe siècle, il s’excuse sur les imperfections de notre langue qui se prête mal au style lapidaire, sur l’inutilité d’une pareille exhibition en faveur d’un livre qui n’y gagnera rien, sur l’épuisement de sa veine poétique... A Thiériot, il disait crûment: la duchesse m’a commandé quatre vers comme on commande des petits pâtés, mais mon four n’est point chaud.—A ce moment, l’Esprit des lois avait eu plus d’éditions que n’en atteignit jamais la Pucelle[115]!

Traité de la sorte par ceux qui entretenaient avec lui commerce d’amitié, Montesquieu était, de la part de ses ennemis, l’objet d’attaques déchaînées. Les frelons bourdonnant à ses oreilles se faisaient légion. Les détracteurs étaient innombrables, depuis le futile de la Porte jusqu’au pesant financier Dupin. La Sorbonne revenait à la charge; les jansénistes, dans les Nouvelles ecclésiastiques, jetaient feu et flammes; la Compagnie de Jésus en appelait au tribunal de l’index qui, en dépit des assurances du Père Castel et malgré les satisfactions offertes par l’auteur, n’hésitait pas à déchaîner ses foudres[116].

Le pauvre homme! Il n’en fallait pas tant pour l’émouvoir. Dès la première alerte, il gagne précipitamment Paris et s’efforce, avec l’aide de quelques intimes, de tenir tête à l’orage,—encouragé, d’ailleurs, par les témoignages enthousiastes venus de l’étranger. Le matin, il répond aux pamphlets éclos la veille, fournit des éclaircissements, amende certains chapitres perpétuellement retouchés... Le soir, il promène sa figure spirituelle dans les salons influents. Oh! l’habile diplomate, l’enjôleur irrésistible! Sa bonne grâce est inépuisable, comme sa gaieté, ses saillies, ses prévenances. Il décoche un madrigal à Mme de Mirepoix, se proclame le philosophe de Mme du Deffant, entre en galanterie avec Mme Duchâtel, dépose ses hommages aux pieds de Mme de Pompadour... Il fait sa cour à toutes les femmes. Les femmes! ce furent elles—principalement Mmes d’Aiguillon et de Tencin—qui, retournant l’opinion, élevèrent un autel à son génie[117].

Ses déboires, malgré tout, ne diminuaient guère. Le poids de l’âge aussi se faisait sentir. Les veilles le fatiguaient; les soupers—surtout ceux de l’hôtel de Brancas «où l’on se crevoit»—mettaient son estomac en déroute... Je ne suis plus fait pour ce pays, murmurait-il! Et, soupirant le mot du poète—o rus, quando te aspiciam!—il reprenait, meurtri, le chemin de sa chère Gascogne.

Combien changée, hélas! De nombreux vides s’étaient produits dans les rangs de ses fidèles. Jean-Jacques Bel, épuisé par le travail, avait disparu, laissant d’ineffaçables regrets[118]. Le vieux président de Gascq s’était retiré du monde, ainsi que M. de Marcellus dont le testament était l’objet de toutes les conversations[119]. M. de Navarre, oublieux des brevets de la Calotte, donnait, tête baissée, dans la métaphysique. Venuti, nommé prévôt de Livourne, venait de quitter la Guyenne, suivi par l’abbé de Guasco[120]. Il n’est pas jusqu’à la comtesse de Pontac qui n’eût fui vers d’autres climats! Cette sirène qui, comme Ninon, découvrit le secret d’une éternelle jeunesse, contractait, sur le tard, de nouveaux liens... une déplorable union, dans le genre de celle du chevalier Citran, lequel, s’étant marié aux îles pour s’enrichir, reçut en dot—tout bien liquide—«sept barriques de sucre une fois payées!» Pauvre comtesse: le souvenir de sa déconvenue est le dernier qui reste d’elle.

Des soucis d’un autre genre attendaient Montesquieu à La Brède. Une série de récoltes mauvaises, succédant à l’épouvantable famine de 1748, avait achevé la ruine du pays. Le sort du riche faisait pitié, celui du pauvre arrachait des larmes... Pouvait-on se divertir en présence de pareilles misères! Le président consacrait ses loisirs à soulager les infortunes, ouvrant largement sa bourse et ses greniers; mais, comment suffire à tout!

Dans son impuissance à remédier au mal, l’idée le hanta de retourner à Paris. Ses amis s’attendaient d’autant moins à le voir réaliser ce projet que sa vue devenait de plus en plus précaire. Rien ne l’arrêta. Vers le milieu de décembre 1754, il quitta La Brède pour se rendre à Bordeaux où il séjourna jusqu’à la fin du mois. En janvier, il prenait gîte chez Mlle Betti, la logeuse de la rue Saint-Dominique: c’est là qu’il expira, le 10 février...

Chacun connaît la relation adressée à Suard, par Mme Dupré de Saint-Maur, sur les derniers moments du président. La duchesse d’Aiguillon qui, elle aussi, avec un soin jaloux, veilla à son chevet, en rendit compte à Guasco dans un billet dont, sûrement, une reproduction, plus détaillée peut-être, fut transmise au cénacle de Bordeaux: «Je n’ai pas eu le courage, Monsieur l’abbé, de vous apprendre la maladie, encore moins la mort de M. de Montesquieu. Ni le secours des médecins, ni la conduite de ses amis, n’ont pu sauver une tête si chère. Je juge de vos regrets par les miens. Quis desiderio sit pudor tam cari capitis! L’intérêt que le public a témoigné pendant sa maladie, le regret universel, ce que le roi en a dit publiquement que c’étoit un homme impossible à remplacer, sont des ornements à sa mémoire, mais ne consolent point ses amis: je l’éprouve. L’impression du spectacle, l’attendrissement se passeront avec le temps; mais la privation d’un tel homme dans la société sera sentie à jamais par ceux qui en ont joui... Je ne l’ai pas quitté jusqu’à l’instant qu’il a perdu connaissance, dix-huit heures avant sa mort.»—Hommage suprême venu du cœur, allant au cœur: en ce jour néfaste, l’hôtel du Jardin-Public perdait la plus glorieuse de ses illustrations.

Au moment où cette foudroyante nouvelle parvenait à Bordeaux, la ville était en proie à de vives émotions. Depuis quelques années déjà, la période calme du règne de Louis XV avait pris fin, laissant le champ libre aux agitations les plus diverses. Plus que toute autre région, la Guyenne devait subir le contre-coup du malaise général: deux hommes, restés légendaires à des titres différents—M. de Tourny et le maréchal de Richelieu—allaient la bouleverser de fond en comble. Sous l’action exercée par eux, la société bordelaise, de pacifique et recueillie qu’elle était, devient irritable, frondeuse, militante, et part en guerre contre le pouvoir, dans la personne de ses représentants...

C’est sûrement l’époque la plus curieuse de l’histoire locale, en même temps que l’une des moins connues. Essayons, en nous restreignant, d’en dégager les grandes lignes.

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