La société bordelaise sous Louis XV et le salon de Mme Duplessy
CHAPITRE XVII
Bordeaux durant l’exil des parlementaires.—Mme de Gourgue de Thouars.—Établissements de plaisir.—Le Vauxhall, le Colisée, Bardineau.—Une fin de règne: la grande souberne, épizooties, famine de 1773.—Le socialisme dans les campagnes.—Satires et pamphlets.—Mort de Louis XV: comment Bordeaux porte le deuil.
En ce temps-là, Bordeaux présentait l’aspect des républiques italiennes du moyen âge lorsqu’un tyran ombrageux en avait proscrit les têtes les plus illustres. A chaque pas, dans les quartiers aristocratiques, on rencontrait des maisons fermées: non seulement les logis des parlementaires, mais encore ceux de leurs parents tenus aussi pour suspects. Un contemporain assure que les rues étaient désertes, que les riches vêtements avaient disparu, et que tout «annonçoit une catastrophe»[390].
Dispersée et fugitive, la haute société courait les grands chemins, ou se claquemurait dans ses manoirs. Vainement, les commensaux du gouverneur, attristés de cette émigration, insistaient-ils pour ramener les châtelaines élégantes. Ils s’attiraient des réponses dans le goût de celle-ci: «Il y a, Monsieur, des époques où les tracassiers et les délateurs jouent leur rôle avec assurance. Il est, je crois, prudent de s’en tenir éloigné. Je ne suis ni haineuse ni vindicative, mais nous aimons notre tranquillité, et, en ne faisant ni ne disant de mal de personne, nous serions très mortifiées qu’on nous pût mettre dans des pétoffes qui sont traitées ensuite comme des affaires sérieuses[391].»
Les pétoffes étaient d’autant plus à craindre que le maréchal ne désarmait pas. Non content de disperser les mauvais sujets aux quatre vents du ressort, il s’appliquait à leur désigner, comme lieu d’internement, les villes ou les bourgs les plus préjudiciables à leurs intérêts[392]. Quelques-uns, grâce à de puissantes démarches, purent obtenir des adoucissements; mais à tous l’approche de Bordeaux demeura défendue. Aux ennuis d’un campement dépourvu de confort se joignaient de rigoureuses interdictions, notamment celle de découcher...
En leur qualité de Romains, bon nombre d’exilés se faisaient la tête impassible du vieux Caton: le monde se serait écroulé sur eux sans qu’ils daignassent s’en apercevoir. Les femmes pouvaient, sans déshonneur, montrer moins de stoïcisme. Certes, parmi elles, les Cornélies abondaient. Mais d’autres, éloignées de toutes leurs affections, se sentaient à bout de forces. Telle Mme d’Estignols de Lancre, confinée dans un village de douze feux, sans même la compagnie du plus menu des prestolets. Telle aussi la présidente de Gourgue, réduite aux beaux jours de Langon... Langon, presque une ville; mais la plus belle ville du monde a tout l’air d’une prison quand on n’en peut franchir le périmètre. Persuadé qu’il ne reverrait plus son superbe château de Thouars, situé à une lieue de Bordeaux, M. de Gourgue l’échangea contre la terre de Roaillan, laquelle présentait l’avantage de se trouver à sa portée[393]... Mais voilà que, l’échange accompli, l’infortuné n’en put jouir, par suite de l’obligation de répondre à l’appel du soir. La présidente se désolait: «Si vous saviez, écrit-elle, quelle pauvre vie je mène, vous en seriez touché. C’est en vain que j’ai porté des livres et des crayons: on ne me laisse pas le temps d’en faire usage[394]...» Et elle aspirait à la solitude des bois de pins dont les émanations eussent été salutaires à sa poitrine. Pauvre petite présidente! Sa plus grande distraction fut de broder une robe qu’elle préparait pour le jour de la délivrance. Lorsque ce jour vint à luire, elle toussait de façon à ne plus laisser d’espoir, et sa vue était irrémédiablement compromise. On attribua ce dernier mal aux fatigues de la broderie; mais les larmes sûrement entraient en ligne de compte[395].
Le bonhomme La Fontaine assure que la tristesse s’envole sur les ailes du Temps. Bordeaux ne poussait pas aussi loin l’indépendance du cœur. Toutefois, sans oublier ses défenseurs dans l’infortune, il ne dédaigna point les consolations qui vinrent le solliciter. A défaut de salons se mettant en frais, il se créa des lieux de réunion ouverts à tous moyennant finances: le Vauxhall, construit sur les terrains de l’archevêché avec les capitaux des actionnaires du Théâtre, et dont la licence ne tarda pas à éloigner les honnêtes gens; le Colisée qui, plus circonspect, s’adjoignit une scène dont les acteurs, âgés de douze à quinze ans, attiraient un public nombreux[396]...
Mais le cabaret le plus en vogue est celui que Bardineau installa dans l’ancien hôtel de Mme Duplessy. Là où s’épanouirent tant de célébrités, au fond des vastes pièces jadis enrichies de collections, sous l’ombre de cette charmille où Montesquieu devisa de l’Esprit des lois avec Jean-Jacques Bel, un traiteur en veste blanche offre des pique-niques agrémentés de flons-flons, des bals, des soupers, des concerts, des distractions de tous genres, voire des tirs à l’arbalète. La maison, d’ailleurs, refuse les masques et n’accueille qu’un monde choisi... Est-ce à dire que la galanterie en soit exclue? Ce serait mal connaître le XVIIIe siècle. Mais celle-là seule est tolérée qui se réclame du bon air, porte avec distinction l’assassine ou la majestueuse
Qui rehausse d’un teint la blancheur naturelle
et révèle la grande dame ou la bourgeoise de qualité. Pour les personnes de cette catégorie, le premier tourne-broche de la ville n’hésite pas à bouleverser ses fourneaux, à mijoter ses courts-bouillons, à décoiffer ses bouteilles de réserve. On assure même qu’à la façon des anciens baigneurs il détourne les yeux quand des couples assortis s’égarent dans son labyrinthe ou poussent le verrou du Cabinet des Muses. Ce qui n’empêche pas les princes de passage d’accepter chez lui des repas et des fêtes. Dans ces circonstances solennelles, la cuisine du maître atteint une perfection à rendre jalouses les réputations les mieux établies. Nul, en effet, ne possède comme lui les vingt-huit recettes de messire Taillevent, rôtisseur de Sa Majesté Charles V, sans parler de certaine sauce à l’alose dont il cèle, à l’égal d’un secret d’État, l’élaboration savante... Particularité remarquable: dans ce temple gastronomique, l’addition ne s’élève point aux hauteurs qu’elle atteint à Paris. Il suffit, du reste, pour obtenir des prix de faveur, de se recommander de Mme Duplessy: Mme Bardineau n’est autre que son ancienne femme de chambre.
Malgré ces engageantes attractions, Bordeaux n’en tourne pas moins à la nécropole, et Libourne, Périgueux ou Agen n’ont rien à lui envier... Aucun personnage attirant l’attention; pas un événement digne d’intérêt—à moins de faire entrer en ligne de compte le voyage manqué du dieu Voltaire[397], et l’installation, en qualité de Primat d’Aquitaine, de Son Altesse le prince de Rohan-Guéménée[398]...
Les recherches les plus minutieuses ne révèlent que des sinistres. Oh! à ce point de vue, les annales sont fécondes. Il semble que tous les fléaux se soient ligués pour désoler cette fin de règne... D’abord, une inondation sans précédents, restée fameuse sous le nom de grande souberne, durant laquelle la rivière dépassa l’étiage de trente pieds. Les récoltes détruites, dix mille têtes de bétail perdues; seize cents maisons renversées, depuis Toulouse jusqu’à Bordeaux; un grand nombre de noyés; des désastres incalculables dans le port; la ville envahie à ce point que l’on se rendait en bateau au palais de l’Ombrière... Tel en fut le bilan[399].—Puis, des épizooties sévissant sur les campagnes, et des maladies contagieuses décimant les populations agglomérées. Enfin, comme couronnement, une disette rappelant celles du XVIe siècle, où, suivant un chroniqueur, «une infinité de peuple mouroit par les rues, mangeant des herbes mortifères, mesme les charognes aussi[400]...»
En 1773, la famine se double de l’émeute. De tous côtés partent les cris: du pain, du pain! Les milices prennent les armes. La noblesse se joint à la bourgeoisie. Les troupes régulières sont mises en mouvement. Placé en face d’une bande de misérables, un officier du Château-Trompette commande le feu: ses soldats tournent leurs mousquets contre lui et le contraignent à demander grâce[401]. Bientôt, l’agitation se répand dans les hameaux les plus reculés. L’inquiétude devient si vive que l’on mande en toute hâte le régiment de Condé-cavalerie, en garnison à Saintes.
Informé de ces événements, le premier président de Gascq qui, pour fuir les visages moroses, avait, en compagnie de Richelieu, planté sa tente sur les bords de la Seine, s’empressa de rentrer en Guyenne. La foi des Bordelais dans les parlementaires était si profonde que chacun s’écria: c’est Dieu qui le fait revenir! Quelques paroles, appuyées d’une taxe sur les riches, lui valurent des acclamations frénétiques. Mais le vent ne tarda pas à tourner. Les menaces succédèrent aux bénédictions, et la foule se rua au pillage des boulangeries. Jurats et intendant, en proie à une frayeur extrême, en furent réduits à se faire garder «au dehors et au dedans»[402].
Mme Duplessy n’ignore rien de ces faits. Elle sait que la ville est occupée militairement, que l’on tient sous les verrous des malheureux qui seront pendus «pour n’avoir pas eu la patience de mourir de faim», que partout la sédition se déchaîne: à Toulouse, à Albi, dans le Poitou[403]...; mais elle garde le silence pour ne pas accroître l’affolement de Mme de Cursol, sans défense au milieu de populations réduites au désespoir. Elle confesse que le pain mis en vente est de mauvaise qualité et peut engendrer bien des maladies; mais elle affirme qu’on va envoyer de Versailles du blé, de l’argent et des troupes... Des troupes, c’est certain. Les ministres, en effet, se félicitent de pouvoir, à la faveur des troubles dont elle est le théâtre, dépouiller la capitale de l’Aquitaine de ses droits immémoriaux à se garder elle-même[404].
Et comme Mme de Cursol représente l’Entre-deux-Mers en feu, les paroisses soulevées, les greniers mis à sac, les paysans prêchant la révolte et le partage des terres[405], Mme Duplessy s’efforce d’établir que tout danger a disparu, grâce aux sacrifices du commerce bordelais auquel le gouvernement n’a pu refuser plus longtemps l’autorisation de faire entrer des grains[406]. Quant à ceux que le roi se décide à expédier, on n’en augure rien de bon: ils se sont avariés à la Rochelle où on les gardait, depuis quatre mois, «en vue de les faire filer...» Allusion transparente au bruit fort répandu que Sa Majesté affame ses sujets afin de tirer profit de la hausse. «Ceci entre nous, recommande l’épistolière, car il ne faut rien dire qui puisse animer le peuple...» Bernadau—moins réservé—écrira plus tard: «Cette disette était l’effet des spéculations coupables faites par certains hommes puissants qui produisirent une famine factice pour en profiter au gré de leur cupidité.» Telle était aussi l’appréciation du Parlement reconstitué, lequel, pressé par l’opinion publique de dénoncer les monopoles, ne craignait pas de représenter au roi que les auteurs des calamités de la province «résidoient près du trône»[407]... Pensa-t-on à Versailles que cette accusation était inspirée par les magistrats proscrits? On serait tenté de le croire. Toujours est-il qu’on y répondit en rejetant sur eux la responsabilité des attentats commis dans l’Entre-deux-Mers[408].
La lutte organisée contre les mauvais sujets se poursuit, d’ailleurs, avec une implacable méthode. Maupeou, disposant de toutes les plumes vénales, répand dans la circulation des milliers de brochures; mais il ne parvient pas à retourner l’opinion. Toute attaque de sa part amène une riposte. Aux violences de ses «aboyeurs», le public répond par un déluge de lazzi, de chansons, de caricatures tournant en ridicule Sa Majesté elle-même. La Guyenne est inondée de pamphlets. Il en débarque de partout, de Paris et de Genève, de la Hollande et de la Grande-Bretagne, par la route de terre, mais surtout par la voie de l’Océan. Les libraires n’osant guère se risquer, de peur de perdre leur privilège, on a recours à des dépôts secrets. Quant aux campagnes, elles sont envahies par des nuées de colporteurs dont les balles recèlent la collection des écrits défendus... La police ne sait où donner de la tête, et l’intendant Esmangart, dans des rapports découragés, en est réduit à confesser son impuissance[409].
Soudain, au cours de cette agitation, une rumeur envahit la ville: le roi est atteint de la petite vérole, le mal s’aggrave d’heure en heure! Un courrier de cabinet envoyé en Espagne confirme la nouvelle... Oh! les regrets ne sont pas profonds. Le Bien-aimé est, depuis longtemps, devenu le Bien-haï, ainsi qu’il le déclare lui-même. Mme Duplessy, comme la population entière, semble se soucier médiocrement du royal malade. Justement, on répare Fonchereau dont la toiture est à nu: la crainte d’une pluie inopportune tient plus de place dans ses préoccupations que le bulletin médical de Versailles.
Bientôt, tout espoir a disparu. On ferme le théâtre, on ordonne des prières publiques, et le Saint-Sacrement est exposé dans les églises. Alors, les commentaires d’aller leur train sur la place du Palais, aux allées de Tourny, à la Bourse et le long de l’Intendance; le décès du «vieil esclave de la Dubarry» peut, en effet, changer la face du royaume. Néanmoins, les confidences s’échangent à voix basse, tant est vive la frayeur du fort du Hâ. «Vous me demandez des nouvelles, répond Mme Duplessy à sa fille; on en débite de toutes les couleurs et l’on ne peut compter sur la vérité d’aucune. Ainsi, quant à présent, il faut s’en tenir aux gazettes et aux manuscrits. Les lettres particulières des gens prudents n’en apprennent pas, de peur qu’elles ne soient ouvertes. On dit que l’on a mis ici plusieurs personnes des Chartrons en prison pour en avoir débité. Le jeune Jourgniac écrit de Nancy à son père qu’on y en a arrêté quatre pour la même raison...»
Enfin, on annonce officiellement la mort du prince que Duclos, le moins flatteur des philosophes, représentait «comme supérieur à la gloire même»... Un soupir de délivrance s’exhale de toutes les poitrines, comme en 1715, lorsque la France apprit la disparition du Roi-Soleil[410]!
Bordeaux marqua sa douleur suivant les règles du cérémonial: catafalque, cierges, service funèbre auquel assistèrent tous les corps de l’État. On oublia, cependant, de mettre en branle les cloches des paroisses qui, d’après l’usage, devaient sonner pendant quarante jours[411]. En revanche, la noblesse prit le deuil: le grand deuil, d’abord, en crépon et pleureuses, garnitures d’étamine, bas de soie noire, souliers et boucles bronzés; puis, le petit deuil, blanc ou noir, avec gazes brochées, bijoux et diamants... La bonne compagnie s’exécuta d’une façon si rigoureuse que les étoffes d’ordonnance enchérirent du double. Les gens parcimonieux ne purent s’en tirer à moins de vingt écus. C’est juste ce que dépensa Mme Duplessy, y compris la cire noire qui, à dater de ce jour, remplaça sur ses lettres la cire rouge du cachet... Il faut bien, explique-t-elle, faire comme tout le monde!
Telle est l’oraison funèbre qu’elle consacre au monarque disparu. Cette formule détachée en dit plus long, sur l’état d’esprit de la province, que toutes les satires du temps.
CHAPITRE XVIII
Disgrâce de Richelieu et de ses amis.—MM. Du Hamel, Ferrand, d’Arche, de Métivier, Tranchère, de Lautrec...—Le maréchal de Mouchy et Mme l’Étiquette.—Modes nouvelles: la couleur ventre de la reine.—La franc-maçonnerie en Guyenne: Montesquieu franc-maçon.—Opinion de Jean-Charles de Lavie.—L’ordre des avocats: Me Polverel.—Poussée de l’opinion en faveur du Parlement.—Nouvelle grève du Barreau.
Richelieu n’avait pas quitté le chevet de Louis XV; moins par attachement à sa personne que par calcul de courtisan, pour le cas où le prince viendrait à se rétablir. On le vit, durant plusieurs jours, liant sa fortune à celle de la Dubarry, protester contre toute pratique religieuse, menacer le curé de Versailles de le jeter par la fenêtre s’il parlait de confession, et traiter l’archevêque de Paris de j... f... quand ce prélat récita la formule de repentir imposée à son pénitent. Après le dénouement, le plus vif chagrin de cet ami fidèle fut de ne pouvoir, par suite de son contact avec le moribond, présenter ses hommages au nouveau monarque[412].
Quand il fut admis en présence de Louis XVI, celui-ci lui posa la question suivante:
—Monsieur le maréchal, vous qui vécûtes sous trois règnes, que dites-vous des choses d’aujourd’hui?
—Sire, répliqua-t-il, un détail me frappe. Sous Louis XIV, on se parlait avec les yeux; sous Louis XV, on se parlait à l’oreille; sous Votre Majesté, on parle tout haut...
Si haut, en effet, que le cri de l’indignation publique étant parvenu jusqu’à Versailles, le maréchal fut sacrifié. Rentré à Bordeaux le 22 juin 1774, il y promena la mine déconfite d’un valet que l’on congédie, mit en ordre ses affaires et repartit, pour ne plus revenir, avec meubles et équipages. On peut croire qu’en franchissant, pour la dernière fois, les murs de son ancienne capitale, il entendit siffler à ses oreilles ce couplet qui, alors, faisait fureur:
On ne poussa pas la sévérité jusqu’à déposséder de ses fonctions de gouverneur celui que Mme Geoffrin appelait «une épluchure de tous les vices»; mais on lui infligea l’humiliation d’en faire remplir l’emploi par son neveu, le comte de Noailles, bientôt duc de Mouchy[414].
Ses amis ne tardaient pas à partager son sort. Exilé, M. Du Hamel, le lieutenant de maire. Exilé aussi, M. Ferrand, inspecteur des maréchaussées. En disgrâce à Caen, l’intendant Esmangart qui, malgré des qualités sérieuses, avait fini par s’aliéner la population entière. Rendus au calme de la retraite, MM. d’Arche et de Métivier, qu’un caprice du maître avait élevés à la dignité de jurats à vie. Acceptée, la démission du procureur-syndic Tranchère. Mis en demeure de rendre des comptes, certains personnages d’importance qu’on soupçonnait de brigues intempestives appuyées de pots-de-vin—un mot et une chose qui ne datent pas d’hier. Conduit à Sainte-Marguerite, dans une voiture aux portières grillées, le lieutenant général comte de Lautrec, accusé de violences rappelant trop le temps du bon plaisir[415]!...
Bordeaux a recouvré sa liberté. Il en use avec délices, gouaillant, frondant, chantant à gorge déployée. Parfois même, il va jusqu’à la licence: c’est ainsi que, du haut de la chaire de Saint-Remi, un prédicateur n’hésite pas à flétrir les gens de qualité qui, spéculant sur le vice, se sont faits les tenanciers de l’Opéra et de la Comédie[416]. Quel changement, en l’espace de quelques mois, aussi bien chez les officiers royaux que chez les agents du fisc! Partout, la bonne grâce est à l’ordre du jour; partout, il souffle un vent de vertu. Jusqu’à l’hôtel du gouverneur, tenu à juste titre pour un mauvais lieu, qui va se transformer en temple des bienséances.
M. de Mouchy était, en effet, l’antipode de son oncle. Scrupuleux, timoré, dévot, il avait des pudeurs de vierge. L’impression qu’il éprouva, en prenant possession de sa nouvelle demeure, fut sûrement pénible. Dans le salon, dont les dessus de porte représentaient des amours égrillards, il baissa les yeux et se signa. Arrivé à la chambre, encore empreinte de senteurs voluptueuses, il ouvrit les fenêtres et brûla du sucre... Il s’empressait, du reste, de proclamer la séparation de l’État et du Théâtre, de moraliser les coulisses, de réglementer la police de la salle et d’interdire l’accès de la scène aux spectateurs.
Le corps de ballet l’ignora toujours. En revanche, il s’affiliait à toutes les confréries de la province, tour à tour membre du Saint-Sacrement, pénitent bleu, pénitent blanc, pénitent de toutes les couleurs... Chaque matin lui apportait une dignité nouvelle. A la première, il donna six louis; à la seconde, quatre; à la troisième, deux. Ensuite, il ferma sa bourse: la fortune des Noailles y eût d’autant moins suffi que l’abbé Graves, «qui le faisait tourner comme un pantin,» l’initiait à une foule d’autres œuvres... D’ailleurs, excellent homme, quoique court d’idées, et ne reculant, en vue de plaire, devant aucun sacrifice. Non seulement il offre des séries de dîners où figurent, quatre par quatre, des négociants de la Rousselle et des Chartrons; mais, ayant appris que Richelieu accordait aux jolis minois la faveur d’un baiser, il prend le parti héroïque d’embrasser toutes les femmes, belles ou laides, vieilles ou jeunes: sa candeur ne distingue pas[417].
Mme de Mouchy complétait dignement cet étrange personnage qu’elle dépassait autant par la supériorité de sa taille que par l’éclat de son génie. Air sévère, maintien roide, port majestueux, elle représentait—moins la grâce et la beauté—une reine de l’Olympe. L’Europe l’appelait Madame l’Étiquette... «L’étiquette, rapporte Mme Campan, était pour elle une sorte d’atmosphère. Au moindre dérangement de l’ordre consacré, on eût dit qu’elle alloit étouffer[418].» La Dauphine, à qui, à son entrée en France, on l’imposa en qualité de dame d’honneur, ne pouvait à sa guise ni saluer, ni ouvrir la bouche, ni pincer de la guitare, ni porter retombantes les barbes de sa coiffure lorsqu’elle était lasse de les avoir retroussées: un supplice de chaque instant, exaspéré par l’allure à la fois hautaine et respectueuse de sa camerera mayor. Aussi, à peine investie de la couronne, le premier soin de Marie-Antoinette fut-il de conquérir sa liberté... au prix d’une pension de soixante mille livres[419]! Moyennant quoi, la Guyenne fut initiée aux splendeurs d’une science dont la stricte observation constituait «la parure et la grandeur des trônes». Bordeaux ne s’étonna point de ces airs superbes. Parfois même il s’en égaya; témoin le jour où Mme de Mouchy, pour éviter le contact des manants préposés à la descente des bateaux, faillit se laisser choir dans la rivière:
«Avez-vous su, raconte Mme Duplessy, que la maréchale, qui partoit mardi, pensa tomber à l’eau? Des dames de cette importance ne peuvent pas donner la main à des matelots pour entrer dans leur brigantin. En conséquence, M. de Verteuil et un autre la soutenoient. Le pied lui glissa sur les planches. Elle fut retenue et ne tomba point. On la rapporta au Gouvernement, et, vite, une visite du chirurgien nommé Métivier qui décida d’abord qu’elle avoit les os cassés, ensuite l’épaule démise; et tout s’est réduit à une contusion qui eût été peu de chose si elle n’étoit pas si grande dame. On donne à sa porte trois bulletins par jour... M. de Mouchy est plus malade qu’elle d’une colique pour laquelle on ne laisse pas que de le saigner[420].»
Une pécore! avaient, un jour, murmuré des lèvres qu’on disait être celles de Marie-Antoinette... Les Bordelaises ratifièrent ce jugement d’autant plus volontiers que la reine faisait alors tourner toutes les têtes. Son ton, ses goûts, ses attitudes servaient de modèle aux élégantes. Des milliers de petits vers célébraient ses louanges, et les modes qu’elle daignait approuver étaient presque aussitôt suivies à Bordeaux qu’à Paris.
Ah! le deuil de Louis XV fut lestement porté sur les bords de la Garonne! Jamais l’art d’accommoder étoffes, perruques et visages ne fut poussé plus loin qu’à ce commencement de règne. Qu’on en juge par cet aperçu des toilettes du jour expédié de la rue du Cahernan à la châtelaine de Fonchereau:
«Les femmes se coiffent toujours très haut, le toupet en avant, les racines des cheveux coupées en vergettes. La pointe qui fait le toupet s’appelle physionomie. Les boucles qui l’accompagnent sont très grosses et séparées de celles d’en bas qui doivent être pendantes.
»On porte des bonnets fort grands, garnis de fleurs et de rubans anglais. Derrière le bonnet est un assemblage de panaches de différentes couleurs, soutenu par un anneau de diamant. Le nombre des bonnets à la mode est fort considérable. On en compte jusqu’à deux cents de différentes espèces, depuis la somme de dix jusqu’à cent livres. Les panaches sont d’une grandeur prodigieuse, et, lorsqu’ils sont blancs, on met une plume de la couleur de la robe, ou une noire.
»Les robes de la couleur la plus à la mode sont celles de la couleur des cheveux de la reine: châtain foncé[421]. Après, vient la couleur puce. On porte ces robes-là garnies de la même étoffe. Le satin paille, à boyaux, est fort en vogue: on le garnit de différentes façons, soit en gazette, soit en dentelles ou fourrures. Après, viennent les satins peints et brochés qui ont chacun un nom. Les plus en vogue sont ceux que l’on appelle: couleur de soupirs étouffés. Les vert-pomme, rayés de blanc, ont aussi un grand succès: on les nomme vive bergère. Voici les noms de quelques garnitures: les plaintes indiscrètes, la grande réputation, l’insensible au désir manqué, la préférence, aux vapeurs, au doux sourire, à l’agitation, aux regrets, à la composition honnête...
»Les paniers sont petits, mais épais et larges d’en haut.
»Les souliers sont constamment couleur de puce ou de cheveux de la reine. C’est la grande magnificence des dames. Ils sont brodés en diamants, et c’est presque là seulement qu’elles en portent. Aussi bien rien n’est aussi beau, à présent, que le pied d’une femme, quand elle ne seroit pas jolie. Les dames n’oseroient se montrer sans avoir les pieds comme un écrin... Les souliers sont étroits et longs; la raie de derrière est garnie d’émeraudes: on l’appelle le venez-y-voir.
»Les mantes sont bannies. On porte, pour fichu, une palatine de duvet de cygne que l’on appelle un chat. Chaque femme a un chat sur le col, derrière les épaules, et, de plus, autour du col, une machine de dentelle, de gaze ou de blonde, fort plissée, que l’on appelle des archiduchesses ou médicis. Les rubans les plus à la mode s’appellent attention marquée, désespoirs, œil battu, conviction, soupirs de Vénus...»
Après les généralités, voici l’application. C’est une déesse de la danse qui est offerte, comme modèle du goût nouveau, à la fashion bordelaise enrichie par le commerce des îles...
«Mlle Duthé—que l’on dit être la maîtresse du comte d’Artois—étoit dernièrement à l’Opéra avec une robe de soupirs étouffés, ornée de regrets superflus, avec un point, au milieu, de candeur parfaite, garnie de plaintes indiscrètes avec des rubans en attention marquée, des souliers cheveux de la reine brodés en diamants et le venez-y-voir en émeraudes irisées, peu de poudre, en sentiments soutenus et coup perfide, avec un bonnet conquête assurée, garni de plumes volages et de rubans œil battu, ayant sur les épaules un chat couleur de gens arrivés, derrière une médicis montée en bienséance, avec un désespoir d’Éole et un manchon d’agitation momentanée.»
Quelles fadaises! s’écrie la narratrice, au bout de sa tirade. Mais, comme Fonchereau se délecte de ces menus détails, elle ne cesse de revenir à la charge, émaillant ses descriptions de remarques humoristiques sur l’insensible au désir manqué de la petite de Buch ou les soupirs de Vénus de Mme l’intendante... Comment, d’ailleurs, garder pour soi certains épisodes dont la ville est pleine? Il en est de si piquants! Écoutez cette aventure, éclose dans quelque boutique de la rue Saint-James, à moins que ce ne soit sur les Fossés de l’Intendance...
Un étranger de distinction entre chez le marchand de soieries en vogue.
—Que désire Monseigneur?
—De quoi faire un habit.
—L’étoffe?
—Du satin.
—La couleur?
L’embarras de l’étranger est grand. On lui a dit cheveux de la Reine; mais le premier mot ne lui revient pas, et, à la place, il lui en arrive un autre...
—Couleur? dit-il... ventre de la reine...
Une couleur inédite pour le marchand; mais qui peut se flatter de prendre un Gascon sans vert! Convaincu que le corps de Sa Majesté rivalise d’éclat avec la neige, celui-ci étale ses satins les plus blancs... Huit jours après, il ne se vendait que des étoffes blanches: «Le ventre de la reine, comme il est juste, l’emportoit sur ses cheveux[422]!»
Est-ce à dire que Bordeaux, envahi par le goût du luxe et de la toilette, repoussât désormais l’empire de la raison? Gardons-nous de le croire. Oublieux? Il ne l’était pas davantage, et sa pensée se reportait sans cesse vers les absents. Ceux-ci avaient, dans toutes les classes, des amis résolus, en tête desquels il convient de placer une puissance qui, à cette époque, gouvernait la province: nous voulons dire la franc-maçonnerie...
Son implantation en Guyenne date des années qui suivirent la Régence. En 1742, ses rameaux s’étendaient assez loin pour que l’intendant Boucher crût devoir en aviser le roi: «La nouveauté, qui plaît infiniment dans ce pays-ci, déclarait-il, a déterminé nombre d’honnêtes gens à entrer dans cette confrérie, même des officiers du Parlement[423].» Aux représentants de la robe, il eût pu ajouter les membres de l’Académie: «Je vois, écrit Montesquieu, que notre assemblée se change en société de francs-maçons, excepté qu’on n’y boit ni qu’on n’y chante.»—Personnellement, le châtelain de La Brède figurait parmi les adeptes de la première heure: ce qui lui attira une verte semonce du ministre Fleury, heureux de chercher noise à celui qu’il ne cessait de considérer comme un danger public[424].
Depuis la mort du cardinal, la nouvelle association s’étalait au grand jour. Ses règlements étaient connus, et Jean-Charles de Lavie ne craignait pas—dans son traité des Corps politiques—d’en célébrer les mérites: «S’il faut croire, rapporte-t-il, ce qu’on publie des francs-maçons, cette confrairie n’a d’autre principe que de resserrer l’union et la charité mutuelles que l’humanité devroit inspirer à tous les hommes. Si, dans les festins qui sont la base de leur union, tout excès, comme on dit, toute médisance, toute parole indécente sont, non seulement défendus, mais punis, ils sont dignes de louanges. Peut-on leur en donner assez s’ils remplissent les obligations et les vues de leur établissement[425]!»
C’était une consécration publique, dont l’autorité devait paraître d’autant plus grande que l’auteur des Corps politiques remplissait les fonctions de censeur de l’imprimerie[426]—A la fin du règne de Louis XV, toute la haute magistrature, une partie de la noblesse, les membres distingués du commerce, les personnages en vue de la ville et de la province, font partie des loges maçonniques. Il faut y joindre de nombreux prêtres séculiers et des religieux de tous les ordres: Augustins, Carmes, Cordeliers, Récollets, Bénédictins—ces derniers représentés par deux illustrations, Dom Devienne, l’auteur de l’Histoire de Bordeaux, et l’inoubliable Dom Galéas. Peut-être même conviendrait-il de grossir cette liste des noms d’un certain nombre de femmes. Le beau sexe, en effet—si l’on en juge par certains documents—avait accès dans le sanctuaire, en suivait les débats, et même prenait une part active aux délibérations.
Une autre cohorte, également dévouée aux parlementaires, c’était l’ordre des avocats. Maniant avec dextérité cette arme redoutable qu’on nomme la parole, ses membres entretenaient au fond des cœurs le souvenir de la grande Compagnie à l’ombre de laquelle ils s’étaient formés. Le Parlement, aux yeux de tous, figurait l’arche sainte de la magistrature, tandis que le Barreau en était «le séminaire». D’où des liens étroits que resserrait encore une communauté d’origine, de sentiments et de goûts. Les Lamothe, les de Sèze, les Brochon, les Garat, les Buhan, les Cazalet—dont chacun admirait les mérites et le caractère-vivaient dans une étroite intimité avec les Le Berthon, les Lavie, les Gourgue, les Dupaty...
Pour unie que fût «la famille judiciaire», des brouilleries ne laissaient pas que d’éclater entre robes rouges et robes noires. Tel, le conflit de 1748, à la suite duquel les avocats, retirés sous leur tente, refusèrent de plaider[427]. Leur mutisme dura vingt-sept mois, bien que les estomacs criassent famine. Les anciens, surtout, pâtirent d’une résolution jugée par eux inopportune. Aussi montrèrent-ils une réserve prudente lorsque, en 1771, M. de Maupeou anéantit le Parlement.
Cependant, un groupe d’avocats, composé de patriotes jeunes et ardents, avait prêché la résistance, assurant qu’on ne pouvait, sans déshonneur, survivre à la magistrature proscrite. A la tête de ce parti figurait une des lumières de l’ordre, Me Polverel, dont l’ardeur généreuse se doublait de l’éloquence d’un tribun. Convaincu que le coup d’État du chancelier préparait à la France une ère de servitude, ce précurseur des Girondins avait déployé une activité infatigable pour faire échec aux projets de Richelieu. Mais sa parole, qui avait électrisé conseillers et présidents, échoua devant la logique de ses confrères. La majorité, estimant qu’une retraite collective, d’une durée illimitée, dépasserait les forces de l’ordre, s’était prononcée pour la soumission et avait, à contre-cœur, porté ses compliments à M. de Gascq[428].
Au fond, l’unanimité des suffrages était acquise aux exilés. Dupaty ayant, du fond de sa prison, sollicité son inscription au tableau, fut, en 1773, choisi comme syndic. La ligne de conduite de Maupeou ne pouvait qu’entretenir ces sentiments; le Barreau ne tardait pas à voir que les réformes annoncées à grand fracas demeuraient lettre morte. Partout, la substitution du choix du prince à la vénalité aboutissait à des nominations indignes. Quant à la suppression des épices, les justiciables, ruinés déjà par les banqueroutes de Terray, savaient à quoi s’en tenir: la création d’une taxe spéciale et une surélévation énorme des anciens droits faisaient amèrement regretter le temps où la robe—de ses doigts crochus—percevait elle-même son salaire[429]. L’indignation devint si vive que M. de Gascq et ses collègues, faisant preuve d’une indépendance à laquelle on était loin de s’attendre en haut lieu, remontrèrent à Sa Majesté que sa volonté était méconnue «en ce sens que, dans le moment même où la gratuité de la justice étoit annoncée, les droits de greffe, de contrôle et autres avoient été si prodigieusement augmentés, notamment par les huit sous pour livre, que les frais de justice excédoient de beaucoup ce qu’il en coûtoit auparavant la suppression des épices et vacations[430].»
Ces constatations n’étaient point de nature à diminuer le prestige des «mauvais sujets». Chaque heure qui s’écoule augmente, avec la faveur attachée à leurs personnes, le crédit de l’opposition parlementaire. Autour d’elle se groupent, en un redoutable faisceau, le peuple, la bourgeoisie, les patriotes de tous ordres, la fraction du clergé affranchie des influences ultramontaines, et cette élite qu’on nomme le Barreau bordelais—non seulement la génération ancienne renommée pour son attachement au trône, mais celle-là même qui, imbue des idées nouvelles professées par les Guadet, les Vergniaud, les Grangeneuve, se recueille pour les luttes de l’avenir. Et cette fidélité, aussi ardente que respectueuse, aussi éclairée que convaincue, qui se perpétue depuis deux siècles, durera jusqu’au jour où, lasse d’efforts stériles, la Nation renoncera, pour l’anéantir, à améliorer l’antique constitution du royaume[431].
C’est donc dans un état de fièvre générale que Bordeaux attendait la décision du jeune roi. Celui-ci, à vrai dire, était animé de dispositions fâcheuses. Élevé dans les idées de son père, qui avait été le chef du parti dévot, il «abhorrait l’ancienne magistrature». On put croire, durant quelques mois, que, donnant cours à ses répugnances, il maintiendrait l’organisation Maupeou. Le silence glacial de la foule, à son premier voyage à Paris, lui fit comprendre qu’à ce jeu il risquait sa popularité et peut-être sa couronne. Déconcerté par cette leçon, il s’empressa de rétablir le premier Parlement du royaume. Mais il résistait encore pour celui de Guyenne, convaincu que ses anciens officiers, M. Le Berthon spécialement, ne jouissaient d’aucune sympathie: un éclat suscité par le Barreau allait démontrer le contraire...
C’est Me Polverel qui en fut l’instigateur... Ayant, un jour, à discuter une sentence des deux jurats amis de Richelieu, il ne craignit pas de la qualifier d’infâme. Sur quoi, la Grand’Chambre devant laquelle il plaidait, l’interdisait pendant trois ans.
Il n’en fallut pas davantage pour révolutionner la ville. Les avocats, à la suite d’un vote unanime, cessèrent l’exercice de la plaidoirie: une grève nouvelle qui, menée avec résolution par les illustres de l’ordre, menaçait de s’éterniser. De son côté, le peuple se livrait à de bruyantes protestations, huait les magistrats Maupeou, et, avec cette ténacité méridionale qui ne laisse échapper aucun prétexte, réclamait le rappel des exilés.
Il était dans la destinée du jeune roi de vivre et de mourir de concessions. Il céda encore une fois, et la Guyenne apprit avec délire que «les proscrits» lui allaient être rendus. Leur retour, assure un publiciste, devait représenter l’image du jugement dernier «où, la vérité reprenant ses droits, l’oppresseur est couvert d’ignominie, tandis que l’opprimé jouit de la gloire du triomphe».
Pour pompeuses que soient ces paroles, elles ne donnent qu’une faible idée de l’exaltation des têtes à ce moment inoubliable... Qu’on nous permette un rapide récit: c’est la dernière manifestation de l’esprit bordelais, tel que le façonnèrent les ardeurs du règne de Louis XV. Ne serait-ce qu’à ce titre, l’événement mérite d’être noté.
CHAPITRE XIX
Le retour des exilés.—Manifestations populaires.—L’arc de triomphe du Béquet.—Députations et harangues.—M. Le Berthon et Gensonné.—Les dames du marché et les bouquetières de la place Sainte-Colombe.—Rétablissement de l’ancienne Compagnie judiciaire.—Service religieux des francs-maçons.—Cizos-Duplessis.—Retraite de M. de Gascq.—Querelles persistantes entre Restants et Revenants: insuccès de M. de Mouchy.
Bordeaux est sûrement l’une des villes de France qui reçurent le plus de têtes couronnées. Deux entrées royales notamment—celles de Charles IX et de Louis XIII—ont laissé dans ses fastes des souvenirs ineffaçables. Mais, quel que soit l’éclat dont elles furent entourées, ni l’une ni l’autre de ces solennités n’atteignit le caractère grandiose de l’accueil fait aux mauvais sujets... C’est que, ce jour-là, le peuple, en proie à une émotion profonde, obéissait non à des ordres, mais à des inspirations venues du cœur.
Les campagnes furent les premières à manifester... Partout où passent les Revenants—villages ou hameaux—la joie éclate, spontanée et bruyante. L’un d’eux, s’étant arrêté à Cambes, pour visiter des amis, est entouré de paysans qui lui offrent une sérénade de violons, de fifres, de tambourins, et l’escortent sur deux rangs, en agitant des branches de laurier.
Quant au président Le Berthon, on lui décerne des honneurs à rendre jalouse l’ombre de Louis XIV. Parti de son château d’Aiguilhe, où l’a trouvé la bonne nouvelle, il est l’objet d’ovations interminables. A Castillon, on le harangue. A Saint-Émilion, on le porte en triomphe. A Libourne, il est reçu par une députation des trois ordres, avec des salves d’artillerie... C’est à peine s’il peut parvenir à Virelade où il doit prendre, en compagnie de ses collègues, la route de Bordeaux.
La ville, à ce moment, présente un aspect inoubliable. Dans les quartiers de Sainte-Croix, de Saint-Michel, de Sainte-Eulalie, l’effervescence touche à son comble. Les ouvriers des Chartrons se dépensent en efforts laborieux, et les bourgeois de Saint-André accomplissent des prodiges de décoration. Il n’est pas de pauvre maison qui ne cherche à se parer... Feuillages, draps de lit, étoffes suspendues aux fenêtres, forment le plus pittoresque effet.
Mais l’œuvre la plus remarquable est l’arc de triomphe que les francs-maçons—le vieux de Lavie en tête—ont élevé près de la chapelle du Béquet[432]. L’édifice, de formes monumentales, dissimule de vastes appentis où s’organisent les préparatifs d’une collation. Sur le devant, une estrade munie de sièges, avec balustres pour contenir la multitude. A droite, des tréteaux destinés aux musiciens. A gauche, une rangée de neuf pièces de canon[433].
C’est le 28 février 1775 qu’eut lieu la cérémonie. Le début en fut marqué par une scène d’une grandeur imposante: la rencontre des exilés qui, depuis leur disgrâce, se revoyaient pour la première fois... Que de changements dans la petite troupe parlementaire! Rides et cheveux gris s’étaient accumulés. Ceux-ci étaient partis agiles qui revenaient podagres; ceux-là dans la force de l’âge qui revenaient vieux... Sans compter les victimes que la mort avait touchées de son aile! Sur la liste des disparus figuraient non seulement des hommes, mais aussi des femmes—parmi lesquelles la présidente de Gourgue, dont la robe de bal, brodée au prix de ses yeux, demeurait sans emploi[434]... Il est vrai que certains vides s’étaient comblés par suite de mariages. Des filles courageuses, bravant la colère du maréchal, étaient allées, dans de lointains villages, offrir leur main à de jeunes conseillers et partager leur infortune: telles, Mlle Godefroy, devenue Mme Castelnau d’Essenault, et Mlle de Lacolonie, devenue Mme de Conilh...
Se retrouver ainsi, brusquement, face à face, sous un ciel gris d’hiver, au carrefour de quatre chemins boueux... quel sujet d’attendrissement! Il y eut d’abord chez ces robins altiers, aussi surpris qu’émus, comme un effort de cette dignité solennelle qui était la marque de l’ancienne magistrature. Puis, cette poussée d’orgueil se fondit, des pleurs jaillirent de tous les yeux, et l’on échangea de longs embrassements. Après quoi, réduits au chiffre de trente-cinq[435], les mauvais sujets remontèrent dans leurs carrosses et, suivant l’ordre du tableau, accompagnèrent le premier président, dont la voiture était jonchée de fleurs.
Celui-ci continuait à subir le feu d’innombrables harangues, chaque paroisse ayant tenu à se mettre en frais de députés. A Portets, la Compagnie des procureurs vint faire ses offres de service. Au Boucaut, l’Ordre des avocats lui adressa ses hommages, par l’organe de Me Garat, le Linguet du Barreau bordelais. Plus loin, ce furent les clercs de la basoche, bannière déployée, les étudiants en droit, les élèves de l’Université venus à cheval pour prendre rang dans l’escorte...
Cependant, de Bordeaux au Pont-de-la-Maye, la foule grossissait de façon à inspirer des inquiétudes—deux cents carrosses, autant de chaises, de cabriolets, de désobligeantes, de carabas, de véhicules de tous genres, ne cessant de circuler... Enfin, à deux heures, le cortège apparut. Les bravos éclatèrent, violents, tenaces, infatigables. Mouchoirs et chapeaux volèrent au-dessus des têtes, tandis que les cris de Vive Le Berthon! couverts par des salves d’artillerie, alternaient avec ceux de Vive le Roi!
Le premier président fut conduit à un fauteuil disposé au-dessous de cette inscription: Vivant senatores religiosissimi!... Quand le public aperçut, au milieu de ses collègues, ce petit homme à la mine bienveillante, digne sans apprêt, simple dans sa tenue, vêtu d’un habit de campagne d’une modestie confinant à la rusticité, étanchant ses larmes d’une main, saluant de l’autre, les trépignements redoublèrent, et l’on put croire que le sol allait s’affaisser. Alors défilèrent, dans un pêle-mêle inexprimable, confréries, sociétés, corporations, et les discours succédèrent aux accolades.
Parmi les députations venues au-devant des parlementaires, celle du collège de Guyenne mérite d’être notée. Vingt-cinq jeunes gens la composaient. L’un d’eux, élève de philosophie, s’approcha, et, d’une voix chaude, récita un compliment débutant par ces mots: Catonis virtus linguâ Catonis hodiernâ die celebranda. M. Le Berthon écouta, sans perdre des yeux l’orateur, séduit par le charme de la physionomie, la pureté de l’accent, la hardiesse de l’intelligence. Le morceau achevé, le vieillard s’adressa au jeune homme:
—Monsieur, demanda-t-il, comment vous nomme-t-on?
—Monseigneur, répliqua celui-ci, je m’appelle Gensonné.
Leurs regards se croisèrent, affectueux chez l’un, reconnaissant chez l’autre: ce fut le point de départ de l’attachement qui unit désormais au chef de la vieille famille judiciaire le futur représentant de la Gironde[436].
Après quelques minutes de halte à une table où s’assirent deux cents convives, les voyageurs reprirent leur marche triomphale. A la porte d’Aquitaine, des gens de Saint-Michel voulurent dételer la chaise du premier président: il eut toutes les peines du monde à les empêcher de le traîner à bras. Enfin, accablé de fleurs et de bénédictions, il arriva à son hôtel de la rue du Mirail. Les assistants y étaient si nombreux que le duc de Mouchy, pour parvenir jusqu’au héros de la fête, dut arborer à son chapeau les lettres-patentes qui l’accréditaient auprès du Parlement... Le pauvre homme ne s’expliquait pas ces transports frénétiques: Richelieu avait si fidèlement dépeint l’état des esprits qu’il s’attendait à une réception froide, sinon hostile.
Ce n’était que le début d’une série de réjouissances auxquelles se livra la population entière. Une joie indicible éclatait partout. On s’embrassait dans les rues, on dansait dans les carrefours, on chantait la chanson des Revenants, dont les rares amis de Richelieu, par mesure de précaution, croyaient devoir fredonner le refrain... C’étaient ceux-là mêmes qui, un an plus tôt, gouaillant les exilés, demandaient avec ironie: «Les chapons doivent être gras depuis le temps qu’on les tient en mue?»
Le soir, une musique exécuta, dans le jardin du premier président, des cantates suivies d’un Te Deum. A la même heure, la ville s’embrasait d’illuminations qui allaient se renouveler plusieurs jours, «quoique les jurats ne l’eussent point ordonné»: un élan général, que Mme Duplessy ne fut pas la dernière à suivre...
—Et moi aussi, s’écrie l’excellente femme, j’ai brûlé mes chandelles à la croisée!
En quoi, elle a quelque mérite; car ses deux gendres étant, l’un frère, l’autre cousin de conseillers restants, ses sympathies allaient de préférence à ces derniers[437].
Le lendemain, l’enthousiasme trouvait un aliment nouveau dans la reconstitution de l’ancien Parlement, où chacun devait reprendre sa place d’autrefois. «M. Le Berthon, rapporte Mme Duplessy, sortit précédé de tous les clercs du Palais, habillés proprement de noir et gantés de blanc. Ils se sont formés sur deux lignes à la tête de son carrosse, un brin de laurier à la main. Il a trouvé, de plus, huit étudiants en droit qui lui ont demandé la permission de l’escorter et se sont mis en marche, quatre de chaque côté des portières, l’épée nue d’une main et le brin de laurier de l’autre. Son passage a été également jonché de lauriers. Au marché, il a été arrêté par des femmes... L’une d’entre elles avoit fait un bouquet énorme et très beau, car on dit qu’il y avoit au moins pour cinquante écus de fleurs. Elle devoit haranguer à sa façon; mais, au premier mot, elle fut si interdite qu’elle demeura muette...—Donne, donne, dit une autre, je parlerai, moi!... Alors, s’avançant à la portière, qui fut ouverte, elle dit en gascon: Monseigneur, notre cœur l’a fait, permettez que nous le placions sur le vôtre!—Les cris de joie et les battements de mains l’applaudirent...» Puis, ce fut le tour des bouquetières de la place Sainte-Colombe qui s’ingénièrent à faire mieux encore. Une couronne, descendue d’un édifice élevé par leurs mains, vint s’abattre sur M. Le Berthon, qui faillit en être écrasé... Enfin, le carrosse arriva au Palais, aux acclamations de la foule, aux éclats du canon, aux fanfares des trompettes, que remplacèrent ensuite des symphonies de flûtes et de hautbois[438].
A conter tout par le menu, il faudrait un volume; ce serait excessif. Et pourtant il y a, dans cet ensemble d’incidents, de curieux détails de mœurs. Le spectacle des Revenants, confits dans leur triomphe et conservant sous globe le feuillage dont on les coiffa, ne manque pas de piquant. La meilleure part de ce succès prodigieux revenait à la franc-maçonnerie. Au bout d’un mois, elle entretenait encore la ville dans sa fièvre patriotique, au moyen d’une messe commémorative.
C’est l’église de Talence qu’on choisit pour cette solennité. Il est à peine besoin de dire qu’elle fut trop petite. Au cours du service, le prêtre qui officiait donna la Paix au grand-maître de l’ordre et à un autre dignitaire placé en face de lui. Au même instant, tous les Frères s’embrassèrent... On entonna ensuite un Te Deum, après lequel les affiliés, levant la main droite, crièrent à trois reprises: Vive le Roi! Vive l’honneur! Il ne fut pas exécuté de musique, mais des mélopées de plain-chant qu’accompagnèrent des religieux de divers ordres et plusieurs prêtres séculiers, également francs-maçons. Un festin généreux, que Dom Galéas honora de sa présence, termina cette fête.—«Un bon gueuleton,» proclame Mme Duplessy qui manque de tendresse pour les manifestants, est la fin nécessaire de ces sortes de cérémonies!
La satisfaction des avocats n’était pas moins vive. En effet, le premier soin du Parlement reconstitué avait été d’anéantir l’arrêt condamnant Me Polverel[439]. Aussi, la harangue prononcée par Me Garat fut-elle suivie de plusieurs autres qu’on débitait dans la rue comme, sous la Fronde, les Mazarinades. Une brochure, notamment, obtint un grand succès: c’était l’œuvre du stagiaire Cizos-Duplessis, un virtuose également doué pour la carrière dramatique et celle du Palais. A quinze ans, ce phénomène écrivait une tragédie avec du sang tiré de ses veines,—à défaut d’encre que lui refusait sa famille[440]; à vingt-deux, il faisait le panégyrique du Parlement en homme que la politique n’intimide pas. Son langage, sous un respect de parade, révèle le factieux. L’épigraphe, à elle seule, constitue une profession de foi. C’est un distique de l’Honnête Criminel:
Le coupe-gorge, dont parle le jeune maître, n’est autre que la cour des rois—«centre des révolutions et des infamies humaines, où la jalousie, la débauche et la fausse gloire déploient à l’envi leurs coupables excès...» L’écrivain s’est nourri de la moelle des philosophes; mais, au rebours de quelques-uns d’entre eux, son admiration est acquise aux robins chassés de leurs sièges. L’autre magistrature—celle de Maupeou—lui apparaît comme l’ombre de l’ancienne: peut-être a-t-elle aussi la haine des coupables; mais, n’étant point investie de la confiance publique, elle doit suivre le sort du régime détesté qui lui donna naissance[441].
Infortunés Restants! Aucun outrage ne leur fut épargné, si ce n’est que les décrotteurs bordelais n’allèrent pas, comme ceux de Toulouse, réclamer la licence de briser leurs fenêtres à coups de cailloux. En revanche, les sociétés musicales ne les ménagèrent point. Après les aubades aux Revenants, elles exécutaient devant leurs portes des charivaris accompagnés de Libera, de Requiem, de De Profundis. Lorsque les malheureux sortaient dans la rue, on les accablait de huées, de brocards, d’avanies... Jusqu’aux domestiques qui refusaient de rester chez eux, afin de n’être point exposés au mépris de leurs camarades!—Seul, M. Le Berthon se montrait bienveillant vis-à-vis de tous et n’avait pas une parole amère...
Déchu de la première présidence, M. de Gascq accepta gaillardement sa mésaventure.
—Reprenez votre place au grand banc, lui disaient ses amis.
—J’aimerais mieux, assurait-il, m’aller faire laquais en Suisse.
—Alors, demandez un dédommagement.
—Comment, répliquait-il, l’attendre d’ennemis grisés par le triomphe!... Supposez Quesnel investi de la feuille des bénéfices; croyez-vous qu’il eût fait un pont d’or aux disciples de Loyola?
Il n’en obtint pas moins une pension de dix mille livres, au grand scandale des «bons citoyens», et, dégagé de tous soucis, donna libre carrière à son goût pour la table... La vie sans les passions, disait-il après Diderot, m’apparaît comme un roi dépourvu de sujets[442].
Traités de Turc à More par la population, les Restants ne recevaient pas meilleur accueil de leurs collègues réintégrés. Ceux-ci, sous le coup d’une irritation qui couvait depuis quatre ans, leur tournaient résolument le dos. Non contents de donner gain de cause aux avocats, ils allaient jusqu’à refuser toutes poursuites contre les auteurs des charivaris. La scission fut si profonde, qu’on assurait que de deux perruques mises en contact—l’une d’un Revenant, l’autre d’un Maupeou—il se dégageait des étincelles électriques!
Il entrait dans le rôle de M. de Mouchy de prévenir ces velléités guerrières; mais le jugement n’était point le fait de ce grand capitaine. Étourdi par les bravos de la foule, il affecta de partager ses dédains à l’égard des malheureux qui avaient suivi la fortune de M. de Gascq.—Je ne vous connais pas, Messieurs, déclarait-il!... Et il ne cessait de leur infliger des humiliations, jusqu’à reprocher à l’un d’eux, dont les ancêtres s’étaient enrichis à la Rousselle, de sentir la morue[443].
Sa diplomatie était, d’ailleurs, aussi dépourvue d’entêtement que de malice. Quand on lui fit remarquer qu’il allait à l’encontre des désirs du roi, il n’hésita point à modifier sa ligne de conduite. Une idée illumina alors ce vaste cerveau: il manda à son hôtel les confesseurs des Revenants les plus intraitables et les pria d’user de leur influence pour rétablir la paix. Mme Duplessy se livre, à ce propos, à une hilarité que l’on s’explique... «Cherchez, dit-elle, dans certain manuscrit, un couplet qui commence de la sorte:
Les Noailles sont imbéciles...
Vous verrez que le sang transmet tout.»
Quelque ingénieuse que fût la combinaison, elle n’avait aucune chance d’aboutir. M. de Mouchy s’était trompé d’adresse. Seuls, les directeurs de conscience de ces dames eussent pu lui apporter un concours efficace. Et encore! L’exaltation des femmes dépassait de beaucoup celle de leurs seigneurs et maîtres... La scission était irrémédiable; elle ne prendra fin qu’avec la chute du Parlement[444]. M. de Mouchy, ballotté de l’un à l’autre, chansonné, tourné en ridicule, égara le peu de cervelle que la nature lui avait départi. Un jour vint où, ayant épuisé tous les moyens de conciliation, il jeta le manche après la cognée:
—Ma voix, écrivait-il à Versailles, s’est, comme celle du prophète, perdue dans le désert!
Cette campagne mémorable ne lui était pas moins comptée comme un titre de gloire; c’est à ce moment précis que la cour lui expédiait le bâton de maréchal... Sans le gouvernement, disait Chamfort, on ne rirait plus en France!
CHAPITRE XX
Fin de la société parlementaire.—Un mot des survivants de l’hôtel du Jardin-Public.—Le dernier exploit de Dom Galéas.—Réception du duc de Chartres par les loges maçonniques.—Formation d’une société nouvelle.—État des esprits.—Mort de Mme Duplessy.
Atteinte dans ses sources vives, la vieille société bordelaise—si fine, si polie, si riche en originaux de tous genres—était frappée à mort: elle ne se releva point...
En effet, aux divisions funestes fomentées par Richelieu se joignaient d’autres causes de décadence. Mme Duplessy n’avait point fait d’élèves. Elles-mêmes, Mmes de La Chabanne et Desnanots avaient disparu sans laisser de successeurs... Il manquait, à ce milieu de délicats, une main experte en l’art de grouper dans un accord commun des penseurs, des philosophes, des artistes, séparés par l’origine, l’éducation, les préjugés, les intérêts. L’absence des éléments nécessaires à un salon de quelque envergure commençait aussi à se faire sentir. Certes, les gens de mérite n’étaient point devenus rares; mais les esprits suivaient une orientation nouvelle, et ce ne sont ni les épigrammes du jeune de Marcellus, ni la verve indigeste d’Henri de Gaufreteau, ni le bagage pesamment édifié des savants que possédait encore l’Académie, qui pouvaient remplacer ce trio illustre: Montesquieu, Barbot et Jean-Jacques Bel... A cette fin du XVIIIe siècle, les premiers sujets, ainsi que le metteur en scène, faisaient également défaut.
En même temps, s’éteignaient les derniers survivants de l’hôtel du Jardin-Public...
Barbot disparut le premier. Il mourut[445], comme il avait vécu, dans un désordre indescriptible. Ayant abandonné ses livres à l’Académie, il s’était reconstitué une bibliothèque à l’aide d’emprunts. C’est le Père François qui se chargea de débrouiller ce chaos. Grâce à ses recherches, Mme Duplessy ne perdit qu’une trentaine de volumes. Le Révérend ne fut pas non plus à plaindre: il retrouva une sphère de Copernic, un niveau d’eau, un tuyau électrique, et le Traité des Sensations, de Condillac; mais il dut faire son deuil d’un Zabarella, d’un Pomponace et d’un Traité de la Baguette divinatoire, reliés à la marque de son couvent[446]... Pauvre Barbot! Que n’eût-on pas sacrifié pour conserver, quelques années encore, ce compagnon chéri des beaux jours d’autrefois[447]!
Puis, ce fut le tour de M. de Grissac, de M. de La Tresne, du président de Lalanne, «regretté de tous ceux qui avoient le bonheur de le connoître[448],» celui enfin du président Charles de Lavie... Bizarrerie du sort! Parvenu à cette heure où chacun «doit trousser ses bribes et plier bagaige», ce penseur plein de sagesse fut privé de sa raison et devint un tyran domestique. En revanche, donnant cours à ses sentiments de philanthropie, il distribuait à ses voisins pauvres des lambeaux de sa fortune: à celui-ci ses prairies d’Eysines, à celui-là ses vignes de Blanquefort, à cet autre ses pignadas des Landes...
Morte, également, Mme d’Aiguillon... La marquise du Deffant qui, jadis, prenait plaisir à la déchirer, reconnaissait, depuis longtemps, ses grandes qualités de cœur: «Hélas! hélas! s’écrie-t-elle, rien n’est si vrai que notre grosse duchesse mourut lundi dernier d’apoplexie en une demi-heure. Elle étoit à Ruel et dans un bain. C’est une très grande perte pour moi: il m’en reste bien peu à faire[449].» Les dernières pensées de Sœur du pot-au-feu furent pour cette terre de Guyenne à laquelle tant de souvenirs la rattachaient. L’ouvrage de Dom Devienne venait de paraître... Elle n’abordait personne sans demander: Avez-vous lu l’Histoire de Bordeaux?
Mme d’Egmont la suivit de près. Au moment de la disparition de la bonne duchesse, elle prenait à Spa «des bains de poumons». Au cours de ce traitement, la toux devint plus rude, la fièvre plus opiniâtre. Une pâleur livide imprima à son visage, d’une beauté si étrange, un caractère séraphique. Après un semblant de convalescence, elle expirait, le 14 octobre 1773, à l’âge de trente-trois ans, fidèle encore, assure-t-on, à l’amour chaste qui berça son enfance.
Seuls des habitués de l’origine, le Père François et Dom Galéas restent debout.
Le Père François touche au «seizième lustre» sans que l’âge ait rien enlevé de son humeur charmante et de son culte pour les fleurs. Vers la fin de l’hiver, un accès de goutte a failli lui être fatal...
—Je vous en aurais toujours voulu, gronde sa vieille amie, de partir sans prendre congé de moi.
—Madame, réplique-t-il en déposant à ses pieds une gerbe d’anémones, ne me croyez pas capable de cette inconvenance; je ne suis point un oublieux.
Dom Galéas, encore plus alerte, est, sur le tard, devenu un personnage d’importance. Hier, il prononçait, sous les auspices de l’Académie, le panégyrique de saint Louis; demain, il prêchera aux Jacobins. Entre temps, il tient boutique de poésie. Veut-on des odes, des épîtres, des chansons, au besoin des logogriphes? Il exécute sur commande et trouve encore moyen, à ses heures perdues, de produire des charades pour les Annonces-Affiches... Mondain? Il n’a pas cessé de l’être. On le reçoit à l’hôtel du Gouvernement où Mme de Mouchy le consulte pour ses bals de jeunes filles. On le rencontre aussi à la Grand’Chambre, chaperonnant des bataillons de dames attirées par les causes «chafriolantes». Il n’y a guère que le théâtre où ne se faufile pas sa prestigieuse personne; mais certaines gens prétendent—oh! la calomnie!—qu’il a de l’accès auprès des comédiennes[450]... Gardez-vous de le croire. Ce cœur de moine est d’une immatérialité qui confine à celle des archanges. Comme l’abbé Sabathier[451], accusé également de bonnes fortunes, il peut répondre victorieusement:
Dom Galéas passait à l’état de demi-dieu quand une déconvenue vint se mêler à ses triomphes. En avril 1776, les Loges maçonniques des Chartrons, l’Amitié et la Française réunies, offraient un banquet à un haut dignitaire, Son Altesse Monseigneur le duc de Chartres[452]. Comme toujours, les affiliés bordelais avaient royalement fait les choses: les fauteuils d’honneur, occupés par le duc et la duchesse, étaient placés au centre de cinq tables de dames en toilettes d’apparat. Après les crus célèbres du Médoc, on sablait le champagne, quand surgit, sous le feu éclatant des lustres, une ombre en forme de spectre. L’ombre avança à pas comptés, frôlant au passage le satin des épaules et la poudre des chevelures, s’arrêta en face du prince, salua d’une inclinaison olympienne et se campa de la façon avantageuse qui sied à une ombre consciente de sa valeur...
A ce spectacle inattendu, il se fit un silence mêlé d’angoisse. Sur quoi, fier de son effet, Dom Galéas—car c’était lui—tira de sa poche quelques douzaines d’alexandrins et commença à lire, en agitant ses bras gigantesques... A la première strophe, les invités royaux se regardèrent. A la seconde, ils s’appliquèrent un mouchoir sur la bouche. A la troisième, ils éclatèrent, entraînant avec eux l’unanimité des assistants... Force fut bien à l’orateur de se rendre à l’évidence: sa muse demeurait incomprise. Il coupa court, ébaucha une révérence qui accrut l’hilarité générale, et, digne sous l’affront, se retira sans perdre une ligne de sa taille.—Tel fut le dernier exploit du plus fécond des Bénédictins[453].
Pendant que la franc-maçonnerie s’agite, en habits de gala, Mme Duplessy, accoudée à sa fenêtre, continue à voir défiler les gens: un emploi dont l’intérêt ne fait que s’accroître... Mais que de mélancolie au fond de son regard, et aussi que de surprise! Des modifications si profondes se sont produites, en l’espace de quelques années, au sein de la cité qui lui est chère!
Tandis qu’aigries et endettées les familles parlementaires se tiennent à l’écart, cherchant, sous le couvert de bouderies irréductibles, à réparer les brèches de leur patrimoine[454], un élément de formation récente, riche, élégant, jaloux de briller et ne regardant point à la dépense, opère, à travers les débris de la société ancienne, une trouée victorieuse.
Il se compose d’une fraction du haut négoce—non le négoce patient, économe, patriarcal, qui fit l’honneur de la Rousselle; mais celui de l’armement, où parfois l’esprit d’aventure supplée au labeur quotidien, et que de téméraires navigations enrichissent ou ruinent en l’espace de quelques mois.
Le premier, par ses tendances, ses goûts et de longues traditions de vertus domestiques, se rapproche de la robe qui, le plus souvent, tire de lui son origine et sa fortune. Le second vise plus haut: c’est la noblesse d’épée qu’il s’est offerte pour modèle. Richelieu, à vrai dire, l’aida de tout son pouvoir, heureux d’opposer à l’aristocratie parlementaire la puissance déjà irrésistible de l’argent[455]. Grâce à ses incitations malsaines, ces marchands affinés figurent proprement—sans titres ni blason—des manières de grand seigneur, menant un train de princes, installés dans des demeures superbes, aimant le luxe, favorisant les arts, semant l’or avec d’autant plus de désinvolture qu’il leur coûte moins à gagner; mais, en même temps, protecteurs de la galanterie vénale, habitués des soupers équivoques, fervents adeptes de la masse aux dés: à ce point que, pour mettre fin à leurs parties furieuses, M. de Clugny, le nouvel intendant, devra faire démolir la salle de jeu où ils s’éternisent malgré lui[456].
Ces mœurs relâchées, imitées de Versailles, ne sont point pour inspirer le respect. Le peuple se transforme en juge d’autant plus rigoureux que les doctrines égalitaires lui ouvrent un nouvel horizon. Les gentilshommes perdent chaque jour de leur prestige, tandis que le clergé cesse de paraître infaillible. Au besoin, on s’insurge contre lui... Pour la procession du Jubilé, le curé de Sainte-Eulalie veut faire revivre les anciennes classifications: les pauvres en tête, puis la plèbe, la bourgeoisie, et, près des officiants—à la place d’honneur—les gens de qualité. Grand tumulte à cette nouvelle. On crie, de toutes parts, que Dieu ne distingue pas... Et voilà artisans et artisanes qui, cherchant noise aux coiffures haut montées des dames, se mettent en mesure d’écraser «toutes ces grecques»: il ne faut rien moins que l’intervention des troupes pour sauver les perruques aristocratiques[457].
De la noblesse et de ceux qui la copient, la désaffection s’étend à la personne du roi, sinon à la royauté elle-même. Au lendemain de la rentrée triomphale du Parlement, se célèbrent les fêtes du sacre—jadis une occasion de réjouissances publiques. Malgré le mot d’ordre, Bordeaux ne témoigne que de l’indifférence. Quelques «petits fagots» brûlés devant l’Hôtel de Ville, avec les salves réglementaires et une rangée de lampions alignés par la Jurade: là se borne le tribut officiel de la Guyenne. Les particuliers se mettent encore moins en frais. En dehors des juifs et de certains négociants, personne ne bouge. Sans l’appoint des francs-maçons qui organisèrent, aux Carmes, un service fort goûté, tout se serait «passé bien pauvrement»[458].
Les campagnes n’échappent pas à la contagion. Ce n’est que par un reste d’habitude qu’elles pratiquent encore l’obéissance. La crise de 1773 est féconde en révélations sur le travail qui s’opère dans leur sein. Maintenues par la force, elles se résignent—jusqu’à l’heure de l’explosion. En attendant, le sentiment qui les domine est celui de la défiance: une défiance résolue, persistante, invincible... Vienne le jour où l’on substituera un impôt presque bénin au scandale des corvées, le paysan se soulèvera, convaincu que la réforme n’est qu’un leurre et que les corvées reparaîtront, avec leur cortège d’abus, dès que l’impôt destiné à en tenir lieu sera lui-même acclimaté... Faut-il le dire? Le paysan n’est pas seul à penser de la sorte: la bourgeoisie et le Parlement éprouvent les mêmes inquiétudes... Les tours de passe-passe de Terray datent d’hier, et chacun sait que les Calonne suivent de près les Necker et les Turgot!
Pendant que l’État court à sa perte, Bordeaux se divertit. Les modes vont leur train, remplaçant les panaches enrubannés au désespoir d’Éole par les chapeaux corvette bonne brise. Le tripot du duc de Duras, qui se moque de la police et des règlements, ajoute un nouveau jeu—le loto!—à la liste déjà longue de ceux à l’aide desquels il dépouille les gens. Bardineau, chez qui le beau monde afflue, inaugure des séries de fêtes durant lesquelles, au fond de chambres reculées, on fait aussi danser l’or et l’argent. M. de Mouchy multiplie les glaces pour y mirer ses insignes de maréchal de France et son manteau ducal si ample «qu’il en a la charge d’un mulet». Madame l’Étiquette, enfin, passe ses nuits à élucider la grave question de savoir si présidentes et conseillères peuvent être admises à l’honneur de saluer les princesses du sang[459].
Mme Duplessy avait plus de clairvoyance. Elle estimait, avec bien d’autres, que si Dieu n’y mettait ordre, on finirait par la culbute. Les débuts du règne de Louis XVI calmèrent un peu ses craintes. Comme tout son entourage, elle applaudit à l’expulsion de l’ancien personnel, fit crédit aux bonnes intentions du jeune prince, marqua un vif enthousiasme pour l’œuvre de Turgot dont, au prix de mille efforts, elle se procura l’image[460]... Ce ne furent, hélas! que des espérances sans lendemain, après lesquelles les mieux disposés cédèrent au découragement. Chez elle, une pointe d’amertume se mêle à la déception quand elle relève les réformes non accomplies, les taxes maintenues, les pensions persistantes en dépit de la détresse publique. Le roi, dit-elle, a signé une déclaration par laquelle il paraît qu’il veut s’occuper du bonheur de ses peuples!... Elle ajoute, non sans ironie: Croyez-vous que les impôts en diminueront?
Bientôt, avec le détachement empreint de fatalisme qui fut la grâce d’état de cette génération consciente d’un danger imminent, mais impuissante à le prévenir, elle revient, en badinant, à sa chronique quotidienne. Quoique affaiblie et réduite au lait de chèvre relevé de deux doigts d’alicante, elle a encore l’œil bon, la plume agile, parfois même la dent mordante...
A l’en croire, les Mouchy ont pour leur bourse des tendresses d’Harpagon. Marraine d’un navire, la grande prêtresse du cérémonial se laisse couvrir de fleurs sans offrir un denier aux matelots de l’équipage... En pareille circonstance, s’écrie la narratrice, Mme d’Egmont avait vidé ses poches et emprunté dix louis à M. d’Estissac!
Le théâtre, fort mal en point depuis le départ de l’impresario en titre, l’intéresse toujours[461]. On y fait maintenant, avec un chanteur célèbre, auquel on donne cinq cents francs par représentation, de la musique dans le goût étranger... Adieu, soupire l’excellente femme, la musique nationale si bien assortie à notre langue et à notre caractère: on l’anéantit, sera-t-elle jamais remplacée?... Mais voilà qu’un jour on reprend la classique tragédie. La tentation est trop forte: Mme Duplessy n’y résiste pas... Vite, sa robe de taffetas d’Espagne, son point du jour à gros grains, sa guipure à la modestie, et elle court au spectacle: «Si quelqu’un, écrit-elle, vous dit m’avoir vue à la Comédie et veut parier, ne pariez pas, car j’y fus samedi. Il y a là une excellente actrice, nommée Mlle Sainval, que votre sœur avoit envie de voir; mais, ne pouvant y aller seule de femme, elle me proposa de l’accompagner... On donnoit Didon. Vous pouvez vous rappeler que nous l’avons vu jouer à Mlle Clairon; mais je crois que celle-ci rend ses rôles plus intéressants et que ses mouvements sont plus vrais et plus expressifs...»
Ce fut sa dernière débauche. Pourtant elle vivait encore à l’ouverture de la nouvelle salle, que l’on inaugura par une représentation d’Athalie. Fidèle à son amour des lettres, Mme Duplessy occupa cette soirée à relire, au fond de sa bergère, le chef-d’œuvre de Racine. Vainement le corps s’affaiblissait, l’esprit demeurait intact. Quant à sa philosophie, elle restait également la même, insensible aux petitesses du monde, et—quoique désabusée—bienveillante, sereine, s’ingéniant à n’attrister personne...
Après une existence aussi laborieuse, l’heure du repos allait enfin sonner pour elle.
Sa dernière lettre, d’une écriture un peu tremblée, est datée du 5 novembre 1782: elle expira le 13, emportant dans la tombe, avec les secrets d’un passé glorieux, l’âme d’une génération demeurée sans rivale[462].
Ainsi achevait sa carrière, rue du Cahernan, chez le procureur Aumailhey, celle qui, tour à tour Bérénice de l’Académie des Arcades et Uranie du poème de Lagrange, occupa une si grande place au sein de la cité bordelaise. Jusqu’à la fin du siècle, son souvenir fut pieusement gardé. Il s’effaça ensuite dans le tourbillon révolutionnaire, à peine défendu contre l’oubli par quelques lignes de Montesquieu, des notes éparses dans la poussière et un nom—mal orthographié—sur la plaque d’une rue[463]...
A Mme Duplessy, à ses hôtes, au milieu dans lequel ils vécurent, au mouvement littéraire, politique et social qui s’accomplit autour d’eux, il manquait «un témoin pour leur donner vie et mémoire»... Puisse cette étude tenir lieu des registres et rooles sans lesquels, au dire de notre vieux Montaigne, «les fortunes de plus de la moitié du monde s’esvanouissent sans durée!»