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La société bordelaise sous Louis XV et le salon de Mme Duplessy

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CHAPITRE VII

M. de Tourny: son origine, ses qualités, ses défauts.—Rapports des intendants avec la société parlementaire.—MM. de Foullé et Boucher.—Débuts conciliants du nouvel intendant: ses rêves d’embellissement de la ville.—Querelle avec l’Académie.—Rupture avec le Parlement: affaires des grains, du théâtre et du terrier de Guyenne.—Le président Le Comte de La Tresne.—M. de Grissac: quatrain en son honneur.—MM. Le Blanc père, Le Blanc de Mauvezin, Dudon, de Carrière.—Intervention de d’Aguesseau.—Reprise des hostilités: MM. de Cazeaux, de Combabessouse, de Sallegourde, Drouilhet, Vayssière de Maillat.—Sentiment de d’Argenson.—Opinion publique, d’après M. de Lamontaigne.

Q

Que M. de Tourny eût, un jour, franchi les grilles de l’hôtel du Jardin-Public, la question n’est pas douteuse. Qu’il y ait eu son couvert, côte à côte avec les habitués, on peut affirmer que non. L’administrateur distingué qui, à l’exemple de cet empereur romain célébré par l’histoire, laissa une superbe capitale là où il n’avait trouvé qu’un amas de masures, était, en sa qualité de représentant du pouvoir royal, l’objet d’une défiance insurmontable...

Les intendants, en effet, disposaient d’une puissance telle qu’on pouvait tout craindre d’eux. Vers la fin du règne de Louis XIV, leurs attributions absorbent l’intégralité des services publics: organisation municipale, agriculture, police, enrôlement des troupes, marine, haras, Université, librairie, commerce, assiette et recouvrement des impôts, voirie, justice... Les gouverneurs eux-mêmes—de grands seigneurs pour la plupart—ne remplissent plus qu’un rôle de parade: on n’a recours à leur autorité qu’en cas de troubles ou de guerre. En fait, la charge dont ils sont investis s’efface devant celle de l’intendant passé à l’état de maître souverain et, parfois aussi, de censeur indiscret. Le maréchal de Richelieu s’en plaindra amèrement: «Je n’en finirois pas, écrit-il, si je voulois tracer ici toutes les tracasseries auxquelles, de ce côté, est exposé le gouverneur le plus heureux du monde.»

Seul le pouvoir judiciaire, s’appuyant sur l’opinion, résistait à cet envahissement. A Bordeaux, le Parlement ne courba jamais la tête: ce fut la cause principale de sa popularité. Il n’y eut guère, en effet, en Guyenne comme ailleurs, d’intendant qui ne se fît le serviteur docile du caprice royal. Personne, au XVIIIe siècle, n’avait perdu la mémoire de l’un d’eux, M. de Foullé, seigneur de Prunevault, dont les procédés pour la levée des tailles dépassent ce que l’histoire enregistre de plus odieux[121]. Tous, sans doute, n’usèrent pas de pareils moyens; mais il n’en est aucun qui, pour faire triompher les entreprises de la Couronne, ne recourût à l’arbitraire et à la force brutale.

En dépit des services qu’ils rendaient, lorsque l’intérêt du roi n’était pas en opposition directe avec celui de ses sujets—opposition, hélas! trop fréquente,—ces despotes au petit pied ne rencontraient partout qu’une hostilité souvent irréductible. Le discrédit attaché à leur personne était si profond qu’un des esprits les plus modérés de son temps, M. de Lamontaigne, trace d’eux le portrait suivant: «Un homme arrive en poste dans une province. Il dit: J’ai tout pouvoir sur vous, soit dans ce qui regarde la police, soit dans ce qui regarde la justice ou les finances. Je suis votre maître, votre juge. Fléchissez: l’obéissance doit être votre partage. Le prince vous soumet à mon empire: je viens ici tenir sa place et vous me devez la soumission... Il dit. Il faut le croire, et malheur à qui osera lui déplaire dans tous les ordres où il va prostituer le nom du prince, le plus souvent pour commettre les plus grandes injustices et les vexations les plus criantes[122]

Exagérée ou non, cette appréciation dominait, sans réserves, dans le monde parlementaire, dont une indépendance frondeuse, poussée jusqu’à la révolte, constituait la règle de conduite. L’irritation vis-à-vis des intendants y était d’autant plus vive que la plupart d’entre eux avaient appris le maniement des affaires publiques au sein des grandes Compagnies judiciaires: le jour où ils se séparaient d’elles, on les considérait comme des transfuges désertant les traditions libérales de la magistrature pour grossir le nombre des courtisans et «des suppôts ministériels».

C’est dire qu’entre officiers de justice et délégués royaux, on se traitait de Turc à More. Rivalités de personnes et conflits d’attributions éclataient à tout propos. De part et d’autre, on ne négligeait aucun prétexte à picoteries. L’intendant ne se faisait point faute d’humilier la robe, des rangs de laquelle il sortait. De son côté, la robe ne manquait pas de payer l’intendant de la même monnaie. C’est ainsi que le prédécesseur de Tourny, M. Boucher, dut subir, pour se faire recevoir au Parlement, la mortification de recommencer ses visites, les premières, faites par simples billets—nous dirions aujourd’hui par cartes—étant jugées insuffisantes[123].

Deux camps existaient donc, nettement tranchés. Les parlementaires, entourés de sympathies et de respect, voyaient s’ouvrir devant eux toutes les portes. Au contraire, l’intendant en était réduit à un petit groupe composé des trésoriers de France, presque aussi impopulaires que les traitants[124], des candidats aux prébendes officielles et de quelques notabilités du commerce heureuses de se rehausser au contact du représentant de la Couronne.

M. de Tourny—un passionné sous des dehors doucereux—possédait-il les qualités requises pour mettre un terme à ces divisions? On en peut douter. D’une part, après avoir longtemps porté l’épitoge, il était passé à l’ennemi avec armes et bagage[125]. D’autre part, l’origine de sa fortune prêtait matière à la critique. Ce personnage, qu’on représente volontiers sous les traits d’un grand seigneur, était issu d’une famille de partisans—les Aubert—enrichie dans la maltôte. Entre cette catégorie de «dévorants» et les détrousseurs de grands chemins, le public faisait peu de différence. De bons esprits, parmi lesquels des membres du haut clergé, soutenaient même qu’à leur mort c’était l’État, dépouillé par eux, qui devait hériter. Celui-ci ne poussait pas aussi loin la rigueur; mais, à chaque changement de règne, il provoquait, sous le contrôle de chambres ardentes, dites chambres de justice, des restitutions dont le chiffre accuse le génie des agents des fermes dans l’art de se faire des rentes. C’est ainsi qu’en 1716 Crozat l’aîné payait, rubis sur l’ongle, la somme de six millions six cent mille livres à laquelle on évalua le montant de ses déprédations; ce qui ne l’empêcha point de rester Crozat le riche... Or, sur cette liste des traitants condamnés à rendre gorge, figure toute la tribu des Aubert, dont l’un—président en la Chambre des comptes de Rouen—dut rembourser quatre cent mille écus. François Aubert, père de l’intendant, s’en tira à meilleur compte: on le tint quitte pour sept cent dix mille cent vingt-cinq livres[126]... Malgré ce formidable accroc, il n’en trouvait pas moins les ressources nécessaires pour acheter le marquisat de Tourny, la baronnie de Salongey, les seigneuries de Pressaigny, Mercey, Lafalaise, Carcassonne et quelques autres!

Tout en usant de façon fort honorable de richesses ainsi acquises, le fils de cet habile homme ne pouvait en faire oublier la source. Ajoutons que certains de ses défauts augmentaient encore les difficultés de sa tâche. Administrateur intègre, travailleur diligent et capable de grandes vues, il avait l’ambition de «tout tirer à lui». Policier par nature, il s’ingéniait à pénétrer les secrets de famille... On le voyait intervenir dans des questions de l’ordre le plus intime, faire enlever des servantes accusées de complaisance pour leur maître, morigéner de grands parents trop débonnaires, laver la tête à de vieilles filles soupçonnées de jansénisme sur la foi de leur curé...

C’est surtout sur le Parlement—dont il avait sollicité la première présidence[127]—que se manifestaient ses idées dominatrices. Ce corps, d’ordinaire si prompt à prendre la mouche, s’en expliquait avec une modération digne de remarque. «M. de Tourny, disait-il dans un rapport au chancelier, pense sans doute qu’une justice, dégagée des formalités ordinaires, tendant à faire le bien avec plus de promptitude, y arrive aussi plus sûrement, et il se persuade que le plus grand avantage qu’il puisse procurer aux peuples de sa Généralité est de réunir dans ses mains toute espèce de pouvoir[128]...»

La formule est heureuse, le but poursuivi nettement déterminé. Pour l’atteindre, M. de Tourny déployait des ressources considérables de pénétration, de finesse, d’à-propos: tel, Mazarin premier ministre. Sa ténacité savait, d’ailleurs, se prêter aux événements: hautaine avec les inférieurs, elle était, vis-à-vis des gens à ménager, souple, humble, obséquieuse.

Ses débuts furent accueillis avec faveur. Aussi bien, les circonstances lui venaient-elles en aide. La Guyenne traversait une de ces crises économiques qui, sous le règne de Louis XV, constituèrent un état presque normal. «J’ay été excessivement surpris, écrivait le nouvel intendant, de l’air malaisé que j’ay vu cet hyver dans Bordeaux à tout ce qui n’est point commerçant, et cela en un temps où le goût du plaisir a coutume de déguiser le mauvais état de la fortune. L’opéra, quoique nouvellement établi et assez bon, a presque toujours été désert. Point de jeux, point de bals, point d’assemblées, point de soupers... Vous diray-je, Monsieur, qu’il n’y a eu de ces derniers plaisirs que ceux que j’ai donnés? Encore ai-je été obligé de les commencer un peu tard dans le carnaval, la nécessité d’épargner ayant fait que la plupart du monde n’est revenu que dans le cours de janvier[129]

En ces temps calamiteux, M. de Tourny trouva le secret de plaire. Il ne se borna point à récréer son monde; il sollicita des diminutions de taxes, accorda des atermoiements, protesta contre l’élévation du dixième[130]. Ses bonnes grâces s’étendirent jusqu’à Messieurs du palais de l’Ombrière: il affirma que son prédécesseur M. Boucher,—l’homme aux doubles visites—les avait imposés de façon à rendre impossible toute surtaxe. «Je n’exagère pas, déclarait-il, en disant que je vois la moitié des officiers du Parlement dans cette situation, sans un sac de mille livres ou chez eux ou prêt à y entrer, étant aux expédients de tous côtés pour trouver de l’argent qui les fasse vivre et fournir à la culture de leurs vignes[131]...»

Hanté par ses rêves de transformations, M. de Tourny ménageait la bourse de ses administrés. Mais les projets, à l’accomplissement desquels il voulait attacher son nom, laissaient la cour fort insensible.—Qu’est-ce que cela peut faire à Sa Majesté! s’écriait ironiquement M. Trudaine[132]... Le nouvel intendant ne tarda pas à comprendre que la politique, toujours à court d’argent, de Mme de Pompadour ne pouvait s’accommoder de raisons dépourvues de numéraire. Ses instincts de courtisan, joints aux principes autoritaires qui constituaient le fond de sa nature, l’entraînèrent bien vite. La lune de miel prit fin: elle n’avait brillé, dans un ciel sans nuage, que l’espace d’un quartier.

C’est l’Académie—une puissance!—qui subit le premier choc. La cause de la dispute? Une langue de terrain au-devant de la maison léguée par Jean-Jacques Bel. Trente toises environ: c’en fut assez pour révolutionner la ville...

Barbot, dans un factum incisif, retrace les péripéties de ce drame héroï-comique. Il représente, avec un luxe de détails, le proconsul s’agitant à la tête de ses brigades d’ingénieurs, d’architectes, de maçons; changeant sans cesse de projets; toujours sur le qui-vive; ne signant—de peur de se compromettre—ni billets, ni plans, ni mémoires; déchaînant, par sa fureur de la pierre, une hausse énorme des salaires et des matériaux. «M. de Tourny, écrit-il, a un atelier à la porte des Capucins, à la porte Saint-Germain, à la porte Dauphine, à la porte Dijeaux, à la porte Saint-Julien, à deux rues qu’il veut faire aux Cordeliers, à deux autres qu’il veut faire aboutir à la place Royale. Il fait travailler à un attérissement sur les quais, à son jardin, à la continuation des allées du côté de la Manufacture. On lui compte vingt-deux travaux publics commencés dans la ville. Il commence tout et n’achève rien. Il trace des places dont il bâtit une ou deux maisons. Il prend mal ses mesures et est obligé de refaire ce qui avoit coûté beaucoup, témoin ces allées autour de la ville qui étoient si mal nivelées. Vous avez vu, avant de partir de Bordeaux, qu’il a été obligé d’ôter dix ou douze pieds de terre dans l’allée qui va de la porte Dauphine à la porte Saint-Germain et d’en faire replanter les arbres qui se meurent asture (sic)... Aux dépens de qui fait-il toutes ces dépenses?»—Et l’honnête narrateur de lever les bras au ciel en s’écriant que si ses collègues n’obtiennent pas justice du roi, ils protesteront devant toutes les académies du monde et feront—entreprise audacieuse—appel à tous les moyens de publicité!

Montesquieu, chargé de suivre l’affaire, n’épargna ni ses soins ni sa peine. Il poussa même la condescendance jusqu’à s’inviter à la table de M. de Tourny. Celui-ci l’accueillit avec des paroles mielleuses, mais n’en persista pas moins dans ses vues, démolissant, ouvrant des tranchées, se livrant à des travaux qui eussent suffi à sauver Berg-op-Zoom des attaques de l’armée française...

Après des années de luttes, le président, à bout de patience, éclata en reproches contre les coquetteries de son adversaire, ses manques de parole, sa duplicité, ses trahisons. Plus d’amitié, plus de commerce entre eux. Il intrigue et s’épuise en efforts diplomatiques, tandis que M. de Tourny, réprimandé par son ministre, expédie des émissaires à Versailles et accomplit lui-même le voyage[133]. Quand, enfin, l’Académie obtient gain de cause, ce cri, d’une éloquence à méditer, s’échappe de la bouche de Montesquieu: «C’est une terrible chose que de plaider contre un intendant; mais c’est une chose bien douce que de gagner un procès contre un intendant...»

Les contestations avec le Parlement présentaient plus de gravité. La première surgit à propos de la famine de 1748, durant laquelle le commerce bordelais, quoique très éprouvé, fit preuve d’un remarquable esprit de sacrifice[134]. A en juger d’après les dossiers de l’Intendance, il semble que Messieurs de la robe n’eussent d’autre but que de paralyser les efforts du pouvoir administratif... Il y a gros à parier que l’impression serait différente si l’on s’en référait aux documents émanés du palais de l’Ombrière. Peut-être, les officiers de justice—qui distribuèrent aux pauvres deux mille francs par mois[135]—parviendraient-ils à établir que leur intervention fut motivée par le souci de mettre un terme aux fausses manœuvres, aux accaparements, aux rapines, et de calmer l’émotion populaire toujours prête à dégénérer en émeute... Malheureusement, si les pièces abondent d’un côté, elles sont fort clairsemées de l’autre. On ne possède, en fait d’écrits émanés du Parlement, que ceux dont M. de Tourny avait intérêt à se munir; si bien que tout jugement éclairé devient difficile. A défaut de la réserve commandée par cet état de choses, on risque de faire fausse route: c’est ainsi qu’une publication récente aboutit à cette conclusion inattendue qu’en Guyenne parlementaires et jurats, «toujours prêts à empêcher le bien par routine ou par humeur,» furent les véritables auteurs de toutes les disettes[136].

Entre la Compagnie judiciaire, réduite à ses propres forces, et l’Intendance, sûre de l’appui du roi, le duel n’était pas égal: l’avantage resta à l’Intendance. Son premier soin fut de marquer sa victoire par l’exil de quatre magistrats tenus pour «ennemis de l’ordre»: M. Leblanc, sous-doyen de la Grand’Chambre; M. Leblanc de Mauvezin, son fils; M. de Grissac, son gendre, et l’avocat général Dudon...

Il eût semblé juste de frapper de la même peine l’un des amis de cœur de Mme Duplessy, le président de La Tresne, qui, publiquement, s’était mis à la tête de la cabale. Mais ce magistrat, dont chacun proclamait les hautes lumières, l’intégrité et la sagesse, jouissait à Versailles d’un crédit important... M. de Tourny s’appliqua à diminuer ses torts. Sans doute, déclarait-il dans une dépêche confidentielle, M. de La Tresne s’était constitué le chef de l’opposition, mais comment lui tenir rigueur à lui «la candeur et la vertu même»?... Pour ne point l’épargner, il eût fallu être un barbare[137].

L’intendant se rattrapait sur MM. Leblanc de Mauvezin, à qui personne ne s’intéressait en haut lieu. Mais le plus maltraité de la famille était le gendre, M. de Grissac. Les rapports officiels font de ce parlementaire batailleur—l’un des membres les plus goûtés de l’Académie, en même temps que le plus savant des juges[138]—un portrait qui ne manque point de pittoresque. «On ne peut, écrit M. de Tourny, refuser à celui-là d’avoir beaucoup d’esprit, mais esprit pétri d’une bile sombre qu’il porte jusque sur sa physionomie. Il ne dit, il ne fait rien qui ne s’en sente. Trouver à blâmer est pour lui un plaisir, et le plus grand, c’est d’avoir à s’élever contre quelque chose qui lui est supérieur. Il croit, en cela, montrer une force et un courage qui doivent lui faire honneur. Il y emploie avec ostentation le talent de parole qu’il a reçu de la nature. C’est par ses discours vides de sens, mais colorés de nuances de vertus et de grands sentiments, qu’il est venu à bout d’en imposer à la jeunesse des Enquêtes[139]

N’en déplaise à M. de Tourny, la population ne ratifiait point la partie défavorable de ce jugement. M. de Grissac jouissait, dans toute la province, d’un prestige indiscuté. C’était une façon d’âme antique que Mme de Motteville eût rangée dans cette catégorie de robins qui, faisant profession de n’aimer que les misérables, «haïssent toujours les heureux et les puissants»[140]. Magistrat sous la Fronde, M. de Grissac eût fait le coup de feu contre le Mazarin. Les temps ne se prêtant plus à ces sortes d’épopées, il se bornait, aux assemblées des chambres, à tonner contre les abus. S’inspirant du célèbre abbé Pucelle, dont Rigaud nous a transmis l’admirable tête de tribun[141], il critiquait sans relâche l’augmentation des taxes, suggérant à ses collègues les décisions les plus hardies, poussant même la témérité jusqu’à faire rendre un arrêt défendant aux contribuables de payer l’impôt du dixième et aux receveurs de l’exiger: une campagne d’autant plus dangereuse pour la Couronne que, de l’aveu de d’Argenson, le Parlement, dans cette circonstance, «ne prenait que le parti du peuple»[142]. L’intendant avait beau déchaîner contre ce boute-feu les colères de Versailles, l’entêté ne désarmait pas. Si bien que, dans le monde de la robe, on finit par associer son nom à celui du célèbre agitateur qu’il s’était donné pour modèle:

Grissac, par tes nobles travaux,
Par tes exils et par ton zèle,
Tu fais paraître dans Bordeaux
Ce que Paris vit dans l’abbé Pucelle.

Cependant, le chancelier d’Aguesseau, estimant que ces grands coupables n’étaient point indignes d’indulgence, émettait l’avis qu’il y avait lieu d’entrer dans la voie des négociations. Intervention inopportune qui avait le tort de mettre aux prises l’autoritaire qu’était M. de Tourny avec le courtisan dont, en lui, se doublait l’autoritaire... C’est le courtisan qui l’emporta: il répondit, le sourire aux lèvres, que, la clémence étant la plus noble des vertus, il ne négligerait rien pour amener les rebelles à résipiscence...

Ses efforts furent-ils pressants? Il serait téméraire de l’affirmer. Quoi qu’il en soit, MM. Le Blanc de Mauvezin, de Grissac et Dudon repoussèrent toutes les ouvertures. S’humilier! On les connaît mal... De pardon! Ils n’en veulent point... Le crime qu’on leur impute! Ils s’en tiennent pour honorés... Et les voilà qui, bouclant leur valise, prennent, aux applaudissements de tous, le chemin des villes qu’on leur a assignées pour résidence. L’expiation devait être proportionnée à la faute: elle dura sept mois. Elle eût duré bien davantage si l’on avait attendu une marque de repentir. «On leur a insinué de demander leur grâce, rapporte d’Argenson, ils ont refusé de supplier[143]

A peine, d’ailleurs, ces belliqueux robins avaient-ils repris leur place aux assemblées des Chambres que les hostilités éclataient de nouveau. Cette fois, il s’agissait du terrier de Guyenne dont le Trésor, afin d’augmenter ses recettes, réclamait le redressement[144]. A cet effet, on prescrivait une revision générale qui devait produire des résultats merveilleux, à condition, toutefois, que les réclamations des intéressés fussent soumises à des juges dociles. C’est pourquoi, bouleversant l’ordre des juridictions, le ministère conférait le droit de statuer en dernier ressort, sur ces sortes de litiges, au Bureau des trésoriers, dont la présidence fut confiée à l’intendant lui-même, avec pouvoir de diviser ses auxiliaires «en pelotons» et de choisir des rapporteurs à sa convenance[145]...

Cette nouvelle fut accueillie par un murmure général. L’irritation augmenta encore quand, grisé de son importance, le nouveau tribunal émit la prétention de juger non seulement les procès intéressant l’État, mais aussi ceux débattus entre particuliers[146]. Cet excès de zèle, désavoué plus tard à Versailles, souleva des polémiques ardentes dans lesquelles les provinces limitrophes ne tardèrent pas à prendre parti. L’effervescence touchait à son comble lorsqu’un second conflit, s’enchevêtrant dans le premier, associa la population entière aux revendications de la robe.

La salle de spectacle venait d’être la proie des flammes[147]. M. de Tourny, qui ne se montrait plus que l’équerre et le compas en mains, jugea urgent de la reconstruire. Ses plans ne laissaient rien à désirer, mais le devis sembla d’autant plus inquiétant qu’aux vingt-deux chantiers énumérés par Barbot se joignaient maintenant une foule d’autres,—non compris les équipes réunies à l’hôtel de l’Intendance que l’on réédifiait dans des conditions luxueuses[148]. Sans doute, parmi ces entreprises, beaucoup présentaient un caractère d’utilité manifeste; mais beaucoup aussi ne répondaient qu’à des exigences purement somptuaires. Tels les portes de ville et les arcs de triomphe élevés, en manière de flatterie, à l’occasion de la naissance des princes de la famille royale...

Le moment, d’ailleurs, était mal choisi pour engager de nouvelles dépenses. A peine relevée de la disette de 1748, la Guyenne succombait sous le poids des charges imposées par la guerre de Sept ans. L’agriculture et le commerce subissaient une crise sans précédents. En possession de récoltes anciennes, achetées à bas prix, les Anglais rebutaient les vins nouveaux. Les colonies elles-mêmes, encombrées de marchandises, ne voulaient plus recevoir aucun envoi. On ne parlait que de faillites, et quarante navires, faute d’acquéreurs, étaient dépecés pour servir de bois de chauffage[149]... Situation lamentable, dont une rupture avec nos voisins d’outre-Manche allait encore accroître l’acuité. En l’espace de quelques semaines, les Château-Lafite et les Château-Latour, de dix-huit cents livres le tonneau, tombaient à deux cent soixante. Quant aux Château-Margaux, vendus vingt-cinq écus, on les débitait à la bouteille «en cabaret»!

Réduits, depuis longtemps, au rôle de commis, les jurats ne cessaient de protester. Certes, leur orgueil prenait plaisir à contempler les superbes édifices qui jaillissaient du sol comme sous une baguette magique; mais ils estimaient que tant d’œuvres à la fois, fussent-elles menées avec économie, finiraient par consommer la ruine générale. On n’avait pas recours, en effet, à ces combinaisons d’ordre financier qui permettent de favoriser l’avenir sans surcharger outre mesure le présent. Pas d’emprunts remboursables par les générations appelées à jouir de ces gigantesques travaux: on procédait par levées de taxes successives qui, se greffant sur les impositions normales et les impositions de guerre, accablaient la population urbaine et même se répercutaient sur les campagnes.

Toutes leurs doléances demeurant sans effet, les officiers municipaux osèrent un jour prescrire le renvoi des ouvriers... Impassible dans son omnipotence, M. de Tourny brisa leur décision: volontiers eût-il laissé entendre, avec un contemporain, que les Bordelais étaient des barbares et que, seule, la force pouvait leur inspirer le goût du progrès et du beau[150]! Les actes accompagnaient les paroles, et, au moment même où le roi, poursuivant ses velléités fiscales, installait le Bureau des finances dans l’emploi de judicature souveraine, l’intendant, tranchant du Louis XIV, édictait, pour la salle de spectacle, une contribution nouvelle.

Un défi à l’opinion publique!... Sollicités par la Jurade frémissante sous l’affront, saisis de plaintes émanant d’une ligue de particuliers, implorés par le peuple dont l’indignation menaçait de tourner à l’émeute, Messieurs du Parlement citèrent le proconsul à leur barre. Lancèrent-ils contre lui, sur son refus de comparaître, un décret de prise de corps? Barbier l’affirme, dans un récit fort détaillé[151]... L’intendant traîné devant les juges, comme un vulgaire tire-laine, quelle aventure de haut goût! M. de Tourny ne voulut point procurer cette joie à ses administrés. Redoutant encore plus les violences de la foule que celles de la Grand’Chambre, il jugea opportun de quitter la ville... A défaut du maître, la Compagnie judiciaire dirigea ses rigueurs contre ceux que l’on nommait ses valets: les trésoriers de France, dont plusieurs s’empressaient de prendre la fuite...

La riposte ne se fit pas attendre. Le 15 mai 1756, un ordre du roi déposait de ses fonctions le greffier rédacteur de l’arrêt et ordonnait l’emprisonnement des huissiers chargés de le signifier[152]. Les conseillers de Grissac et de Carrière recevaient des lettres de cachet les exilant, le premier à Issoire, le second à Bourges. Enfin, leurs collègues, MM. de Cazeaux, de Combabessouze, Sallegourde, Drouilhet et Vayssière de Maillat, étaient invités à se rendre à la suite de la cour, c’est-à-dire à se présenter chaque matin dans l’antichambre du garde des sceaux, quel que fût l’endroit—Versailles, Compiègne, Fontainebleau, Marly—où les fantaisies de la maîtresse en titre pouvaient conduire le chef suprême de la magistrature[153].

Il y avait dans ces désignations, sinon une cruauté qu’il répugne d’admettre, au moins une légèreté inconcevable. M. de Cazeaux, atteint de cécité, ne mettait plus les pieds au Palais. M. de Sallegourde gardait le lit depuis six mois, achevant, dans de cruelles souffrances, une carrière des plus accidentées[154]. M. de Vayssière de Maillat était tombé en enfance, et son vieil ami M. de Combabessouze ne valait guère mieux, en dépit des souhaits de Lagrange-Chancel:

Sage doyen, digne du siècle d’or,
Puisse encor ta mâle vieillesse
Égaler les ans de Nestor
Dont tu surpasses la sagesse!

Nestor Combabessouze allait doubler le siècle; mais, sa tête déménageant, on ne comptait plus son vote aux assemblées des chambres. Ajoutons—qui le croirait!—qu’aucun de ces magistrats n’avait pris part aux décisions dont on leur faisait un grief[155]...

C’était le comble du ridicule. M. de Tourny s’en rendit compte. A ces invalides inoffensifs, il s’empressa de substituer d’autres magistrats, en même nombre et de même rang, choisis parmi les plus anciens dans l’ordre du tableau: «Tout ceci, déclare d’Argenson, se mène avec une grande violence, et je doute que le roi touche au repos qu’il aimeroit tant. Nos ministres réveillent la discorde et le cas de désobéissance par des bagatelles où ils compromettent le roi. Le gouvernement despotique avoit pris l’habitude d’entreprises irrégulières que les Cours supérieures toléroient; mais ils sont montés aujourd’hui sur le ton de ne plus rien passer aux ministres. Le Parlement de Paris leur donne un exemple de fermeté qui en fait un ennemi bien dangereux pour l’autorité royale[156]

Le départ des exilés eut l’éclat d’un triomphe. La Compagnie, en corps, vint leur donner l’accolade. La ville entière se porta à leurs logis, et «tous les bons citoyens», plongés dans la consternation, les accompagnèrent de saluts respectueux.

François de Lamontaigne fut le témoin attristé de cet exode. Déjà il représentait M. de Tourny comme un courtisan dévoré d’ambition, ivre de l’autorité despotique, imbu de l’esprit de finance, gouvernant la province avec un empire odieux... Ce coup de force, assure-t-il, «acheva de mettre en horreur cet intendant qui fesoit un abus si révoltant du crédit que ses intrigues lui ménageoient auprès des ministres[157]

M. de Tourny ne se dissimulait pas la malveillance dont il était l’objet. Il en parle, en termes non équivoques, dans un rapport relatif à l’aventure du terrier et à un nouvel accroissement de l’impôt du vingtième. Ces deux choses réunies, explique-t-il, «s’aigrirent l’une l’autre. On m’en crut voir l’auteur, et quoique, dans la première, je ne fis que remplir le dû de mon ministère, encore avec beaucoup de ménagements, et que je n’eus de part à la seconde que d’être chargé de l’exécution des ordres du roi—dont il me faschoit beaucoup,—les esprits passionnés et turbulents, qui ordinairement donnent le ton aux autres, me surent le même mauvais gré que si, visiblement, ç’avoit été des productions de ma pure volonté[158]

M. de Tourny établit mal son compte: il oublie l’affaire de l’Académie, celle du théâtre et une foule d’autres dont la responsabilité ne saurait incomber qu’à lui... Ces abus de pouvoir, quoi qu’il en puisse dire, n’avaient pas contribué, dans une faible mesure, à accroître son irrémédiable impopularité.

CHAPITRE VIII

Impopularité de M. de Tourny.—Fédération des Parlements.—Rejet des édits fiscaux et cessation du cours de la justice.—Capitulation du roi.—L’aumônier des condamnés à mort.—Représailles de la Jurade contre les trésoriers de France.—Le comte d’Hérouville et Mlle Lolotte.—L’affaire du prieur d’Auriac de Boursac.—Révocation de M. d’Hérouville.—Remplacement de M. de Tourny par son fils: un singulier intendant.

S

Sept magistrats partant ensemble pour l’exil, cela se voyait couramment à Paris. Bordeaux n’était point encore blasé sur ce genre de spectacle. D’autant mieux que, cette fois-ci, les ministres se montraient inexorables. Loin de diminuer la rigueur du châtiment, ils prenaient plaisir à l’aggraver, internant au fond de villages dépourvus de ressources ceux-là mêmes qu’ils s’étaient bornés d’abord à mettre à la suite de la cour. Mais si partout, dans la société bordelaise, l’émotion fut vive, à l’hôtel du Jardin-Public elle atteignit les proportions d’un véritable deuil. En effet, plusieurs des exilés entretenaient avec la maîtresse du logis d’étroites relations: M. de Grissac lui était même uni par des liens de parenté... On peut croire que le petit cénacle ne manqua point d’appuyer l’intègre Lamontaigne dans ses imprécations contre l’intendant.

Infortuné Tourny! L’ostracisme dont il était l’objet s’étendit aux personnes de son entourage. Son fils l’abbé—bien qu’il eût lui-même été victime de l’arbitraire royal[159]—se vit fermer toutes les portes. Quant au satrape de Guyenne, il succombait sous le poids des satires, des chansons, des quolibets. C’est de cette époque que date le couplet suivant:

Bourdeu gémit et gémira
Tant qu’Aubert de Tourny vivra.
Lou nom d’aquet cruel bourreu,
Per anagramme assez hurouse,
Montre à la ville malhurouse
Qu’il est lou tyran de Bourdeu[160].

L’affaire, cependant, prenait un développement inattendu. Purement locale, à son origine, elle affectait bientôt le caractère d’une manifestation ayant son retentissement dans tout le royaume.

C’est l’heure la plus critique du règne de Louis XV. L’agitation religieuse atteint son apogée, grâce au désarroi du ministère qui frappe, à tour de rôle, les évêques et les officiers de justice. La question financière n’est pas moins aiguë. Lasse d’exigences toujours croissantes, d’impôts sur le revenu—dixième ou vingtième—assujettissant nobles et roturiers à une odieuse inquisition, de dons gratuits imposés à l’amour des peuples qui doivent les offrir «avec une sorte d’élan»[161], la Nation dresse la tête et fait entendre de formidables murmures. Gardiens de ses espérances, les Parlements redoublent d’audace et proclament, à grand renfort de publicité, les principes, jugés factieux à Versailles, qui régissaient l’ancienne monarchie... Et comme, isolément, leurs efforts demeurent stériles, ils s’unissent en une vaste fédération s’inspirant des mêmes idées, poursuivant le même but, obéissant à un mot d’ordre commun[162].

En vertu de cet accord, le Parlement de Paris, prenant fait et cause pour les magistrats de Bordeaux, adressait, en leur faveur, des remontrances à Sa Majesté, avec menace de suspendre le cours de la justice[163]. Au palais de l’Ombrière, l’agitation n’était pas moindre. La Compagnie ne cessait de réclamer le retour des exilés, accumulait mémoires sur protestations, refusait le vote des édits fiscaux, abandonnait l’exercice de ses fonctions et finissait par forcer la main au roi qui, humilié, battu, amoindri, révoquait les pouvoirs conférés au Bureau des finances et restituait à l’amour des justiciables les cinq parlementaires envoyés à la suite[164].

MM. de Grissac et de Carrière—des chefs de meute—furent toutefois exceptés de l’amnistie: en 1758, ils subissaient encore leur peine[165]. M. de Grissac, incarcéré au fond de l’Auvergne, put à loisir aiguiser ces maximes de droit public dont son éloquence, aussi mordante que désintéressée, tirait des armes si redoutables. Quant à M. de Carrière, convaincu qu’il y avait plus de justice à attendre du ciel que de Versailles, il se décidait à entrer dans les ordres. Parti conseiller laïc, il revint conseiller clerc: on put voir, à tour de rôle, ce père de famille siégeant sur les fleurs de lys, en costume ecclésiastique, et célébrant la messe à Sainte-Eulalie, sa paroisse, en robe rouge de parlementaire[166]. Ce ne fut point sa seule originalité. Ne pouvant, en qualité de prêtre, participer au jugement des affaires criminelles, il s’astreignit à visiter «les pauvres prisonniers», à leur prodiguer des consolations et à soulager leurs misères. Bientôt, les condamnés à mort ne voulurent plus d’autre confesseur. Son inaltérable bonté ne crut pas pouvoir se soustraire à cette tâche, et ce fut un officier de Grand’Chambre, qui, monté avec eux sur la sinistre charrette, les conduisit à l’échafaud[167].

En dehors de ces lutteurs impénitents, il est d’autres victimes qu’on ne peut oublier: nous voulons parler des trésoriers de France, dont la docilité à l’égard du pouvoir central avait exaspéré le peuple. La Jurade n’hésita pas à user contre eux de représailles... Représailles cruelles! Elle les raya de la liste de ses invités aux jours de réjouissances publiques: plus de rang dans le cortège, plus de part aux ragoûts municipaux! Ce n’était pas seulement la punition classique—l’eau claire et le pain sec; c’était l’exclusion dans toute sa rigueur, officielle, publique, avec son caractère de flétrissure: une de ces humiliations que, jadis, on ne digérait pas! Réduits au désespoir par cet affront inattendu, Messieurs les trésoriers portèrent leurs doléances jusqu’aux genoux du roi, suppliant Sa Majesté de les réintégrer d’office aux agapes de l’Hôtel de Ville. Le Grand Conseil dut être saisi du litige; malheureusement l’Histoire, dont on ne saurait trop déplorer la réserve, ne mentionne pas la solution donnée à cette étrange requête[168].

Il semble qu’après de pareils exploits—Achille lui-même respirait entre deux combats—les belligérants dussent éprouver le besoin de reprendre haleine... D’intendant à robin, toute trêve eût paru une défaillance. Comment s’y résoudre, alors surtout que la victoire demeurait incertaine! Si, en effet, Messieurs du Parlement forçaient la Couronne à capituler, M. de Tourny n’avait pas dit son dernier mot pour la salle de spectacle,—celle que l’on édifiait à l’angle de la porte Dauphine et des Fossés de l’Intendance ne présentant qu’un caractère provisoire[169].

Bien que d’un ordre plus intime, le dernier engagement des pouvoirs rivaux ne manque pas d’intérêt: il amena la révocation du premier dignitaire de la province, lequel commit la rare imprudence d’intervenir dans le débat.

Ce personnage n’est autre que le successeur, dans le commandement de la Guyenne, des maréchaux de Montrevel, de Berwick et de Duras—Jacques-Antoine de Ricouard, comte d’Hérouville de Claye[170]. Ingénieur aussi distingué que brave soldat, M. d’Hérouville était, en outre, au dire de Voltaire, «un bon citoyen.» Lieutenant-général dès 1738, il avait fait de nombreuses campagnes, et, après la journée de Fontenoy, obtenu la capitulation d’Ostende. Le roi, qui connaissait son mérite, s’entoura de ses conseils lorsqu’il caressa le rêve d’une descente en Angleterre[171].

Rompu aux exercices de son métier, M. d’Hérouville était un piètre courtisan. Sa nomination à Bordeaux excita d’autant plus de surprise que ses relations avec les philosophes et sa collaboration à l’Encyclopédie—à laquelle il fournissait des articles militaires—n’étaient un secret pour personne. On s’ingénia à en découvrir la cause: peut-être l’ignora-t-il lui-même. Il n’en remercia pas moins Sa Majesté, le 13 décembre 1754, et alla prendre possession de son poste,... en compagnie d’une personne qu’il n’avait point encore promue à la dignité de comtesse d’Hérouville[172]...

Les cœurs de vieux guerriers ne sont pas à l’abri de ces faiblesses: celle-là ne manquait pas d’excuses. «L’objet» réunissait toutes les séductions. L’ambassadeur d’Angleterre, lord Albermale, avait aimé à la folie cette enchanteresse qui, de son vrai nom, s’appelait Louise Gaucher, et, de son nom de théâtre, Mlle Lolotte. Un soir que, rêveuse, elle s’oubliait dans la contemplation des étoiles, Milord murmura à son oreille ces mots qui valent un poème: «Ne les regardez pas ainsi, mignonne, je ne saurais vous les offrir!...» Peut-être, à défaut des astres que sa main ne pouvait atteindre, ce diplomate grand seigneur eût-il glissé aux doigts de la belle l’anneau nuptial. Une mort malencontreuse l’en empêcha... C’est M. d’Hérouville qui, plus tard, régularisa, par un mariage légitime, ce qu’il y avait d’incorrect dans son cas et dans celui du de cujus.

Bordeaux, à en croire Marmontel, abrita, en la personne de Mlle Lolotte, une seconde Ninon. Aux facultés les plus brillantes, attestées par tous ceux qui eurent la bonne fortune de la connaître, elle alliait, assure l’auteur des Incas, la majesté du cèdre et la souplesse du peuplier... Comparaison hardie, mais un peu vague, complétée par ces indications plus précises que, douée d’une imagination vive et d’une raison solide, Mlle Gaucher était imprégnée de l’esprit de Montaigne, qu’elle en parlait la langue et en possédait la naïveté, la couleur, l’abandon, l’expression juste, le tour incisif[173]. Après le curé et le tabellion, Ninon-Lolotte eût fait les délices de la Guyenne: M. de Tourny ne lui en laissa pas le temps.

Entre le gentilhomme libre d’idées, expansif, généreux, de morale accommodante qu’était le comte d’Hérouville, et l’intendant, austère, défiant, cauteleux, jaloux, il n’y avait aucune affinité. Par suite de ses goûts, M. d’Hérouville devait être porté vers le monde de l’Académie. Il le trouva tout ému d’un incident de date encore récente. La docte assemblée travaillait depuis quelque temps à une histoire de la ville de Bordeaux—entreprise immense, en vue de laquelle on s’était, suivant les aptitudes, distribué les rôles—lorsque se produisit le procès relatif aux trente toises de l’Esplanade. Outré de son échec, M. de Tourny enleva brusquement, à ceux qu’il regardait comme ses adversaires, les moyens de continuer leurs recherches, et leur substitua des membres de la congrégation de Saint-Maur à la tête desquels se trouvait dom Devienne. Mais voilà que bon nombre de familles refusèrent aux religieux l’entrée de leurs archives. Les années s’écoulaient sans que le travail avançât. Saisi de la question, M. d’Hérouville se livra à une enquête, constata que les Bénédictins n’avaient pas dépassé la période préparatoire et suspendit la pension de quinze cents livres qui leur était allouée sur les ressources municipales... Il n’en fallait pas tant pour exciter les rancunes de l’ennemi juré de l’Académie.

Sur ces entrefaites—août 1756—une main inconnue déposait, chez le portier de l’Intendance, un pli d’aspect mystérieux. Il contenait une lettre, moitié en clair, moitié en chiffres, portant l’adresse du duc de Cumberland—celui-là même qui, après s’être fait battre à Fontenoy et à Lawfeld, allait clore la série de ses revers par une capitulation honteuse. Un général aussi maltraité par la Fortune devait éprouver le besoin d’une revanche: son correspondant lui en offrait l’occasion. Il suffisait, disait-il, de débarquer trois mille Anglais sur la côte du Médoc; une armée de neuf mille huguenots français se joindrait à eux. Le plan de campagne était simple: il consistait à brûler arsenaux et dépôts de guerre; ce qui permettrait d’avoir facilement raison des troupes échelonnées sur le littoral... Et, afin qu’on ne pût se méprendre sur son identité, l’auteur de cette trahison avait soin d’apposer, au bas de l’écrit, la plus lisible des signatures: c’était celle d’un Prémontré, le prieur d’Auriac de Boursac[174].

Quelle gloire de déjouer un pareil complot! Désireux de se faire valoir, l’intendant n’avait garde d’en restreindre la gravité. Il ne se borna pas à s’assurer de la personne du conspirateur: il sollicita du roi les pouvoirs nécessaires pour diriger lui-même ce procès—sans, d’ailleurs, être surpris que neuf mille protestants, montés, armés, prêts à faire campagne, pussent un jour surgir des grèves de la Gironde comme Minerve du cerveau de Jupiter.

Avisé de l’arrestation, le Parlement avait dressé l’oreille. L’affaire, constituant un crime, était de son ressort. Les prétentions de l’intendant, non encore établies par la production des pouvoirs sollicités, semblaient d’autant moins admissibles que le débat, au premier interrogatoire de l’accusé, rappelait l’aventure de la montagne accouchant d’une souris; en effet, l’honnête religieux démontrait, sans effort, qu’il n’entretenait aucun commerce avec le duc de Cumberland, qu’il ne célait ni Anglais ni huguenots dans les plis de sa soutane, et que tout se réduisait à une mystification ourdie par un faussaire désireux de le perdre... «Quelle apparence, s’écrie d’Argenson, qu’un tel projet ait passé dans la tête de ce prieur? Il passe pour honnête homme, et a des ennemis...»

M. de Tourny, qui s’était posé en Dieu sauveur, n’en persistait pas moins à soustraire le prisonnier à ses juges naturels. Ce que voyant, ceux-ci portèrent plainte au commandant de la province. En arbitre consciencieux, M. d’Hérouville se dit: A l’intendant, les choses administratives; au Parlement, celles de la justice... Moyennant quoi, il tranchait le litige au profit du Parlement et ordonnait le dépôt du prétendu coupable dans les prisons de la Conciergerie.

C’était compter sans les rancunes de M. de Tourny, dont la dévotion ombrageuse ne pardonnait pas à ce gêneur ses rapports avec la secte encyclopédique. Le moment, pour le discréditer en cour, était opportun. Mme de Pompadour, inaugurant une manière nouvelle, faisait ses délices du Père de Sacy, soumettait sa maison à des pratiques rigoureuses et proscrivait le nu dans son entourage. Louis XV, lui-même, pris d’un zèle qui ne devait pas durer, ne manquait point une homélie, se montrait sans pitié pour le libertinage, espaçait ses rendez-vous galants et faisait l’édification de la reine.

Absorbé par les charmes de sa compagne, M. d’Hérouville ne daigna pas apercevoir les attaques dont il était l’objet. Aussi bien se refusait-il à croire qu’un intendant pût tenir en échec le commandant de la province... Une lettre de cachet lui apprit, un beau matin, qu’ayant cessé de plaire, on le révoquait de ses fonctions[175].

Ce disgracié méritait un souvenir... M. de Lamontaigne lui consacre quelques lignes émues: «Philosophe aimable et poli, homme sage, plein de justice et d’équité, ami de l’ordre et des règles, il se fit aimer de tous les citoyens et de toutes les compagnies. Il sut s’attirer les égards dus à sa place; ils ne coûtèrent rien parce qu’on savoit qu’on les rendoit au mérite... M. de Tourny se servit vraisemblablement des protections sourdes et cachées qu’il avoit su se ménager par ses intrigues pour rendre M. d’Hérouville suspect à la cour par son attachement pour les peuples et le Parlement. Celui-ci eut le mal au cœur de se voir rappelé et dépouillé de sa charge. Depuis longtemps, une maladie opiniâtre l’avoit rendu languissant: le chagrin qu’il eut de sa destitution augmenta son mal. Il partit au mois de juin 1757 pour céder sa place à son successeur et aller tâcher de se rétablir à Bagnères. Il regretta la ville en la quittant. Il s’y seroit attaché; il sentoit qu’il y étoit aimé. La ville le regretta: elle sentoit qu’elle eût été heureuse sous son gouvernement[176]

La maladie opiniâtre à laquelle le chroniqueur fait allusion provenait d’une fontaine, bouchée depuis plusieurs années, que M. d’Hérouville crut devoir faire ouvrir. Les eaux, altérées par l’oxydation des conduits, empoisonnèrent neuf personnes sur les trente qui composaient sa maison. Mlle Lolotte elle-même fut atteinte. Elle survécut, hélas! pour subir les insolences d’un monde dont, avec une autre origine, elle eût constitué la grâce et l’ornement. Un jour que, devenue comtesse en titre, on l’annonça chez la marquise de Mauconseil, il se produisit une manière de scandale. Les duchesses d’Uzès, de La Vallière et de Châtillon poussèrent les hauts cris. Mmes de Coislin, de Beauvau et de Rohan sortirent sans saluer. Quant à «cette peste» de Mme de Puisieux, elle détacha, de sa mule de satin, un coup de pied à la levrette du logis, avec ces mots impertinents: Allez vous cacher, Lolotte![177]... La malheureuse femme ne tardait pas à succomber sous la cruauté de l’affront. Fidèle à son souvenir, Marmontel la fit revivre dans sa Bergère des Alpes; mais qui, maintenant, se soucie de la Bergère des Alpes, quand, elles-mêmes, les œuvres de Voltaire et de Rousseau sommeillent, inexplorées, sous la poudre des rayons[178]!

M. de Tourny quitta Bordeaux, à cette même époque, pour entrer au Conseil d’État. Était-ce une disgrâce? Tout porte à croire que la cour, lasse des difficultés soulevées par lui, accueillit avec empressement les sollicitations de Richelieu qui, appelé au gouvernement de la Guyenne, désirait en éloigner un collaborateur aussi impopulaire[179]...

C’est ainsi qu’achevait sa militante carrière l’administrateur dont il suffit de prononcer le nom pour évoquer le souvenir des grands travaux accomplis sous Louis XV. Il n’entre pas dans le cadre de ce travail de rechercher s’il en fut le véritable inspirateur, ou si, comme l’indiquent de récentes découvertes, il se borna à exécuter des plans conçus de longue date et mis au point par ses prédécesseurs. Qu’il nous soit permis seulement d’exprimer le regret que cette partie très intéressante de notre histoire locale n’ait pas eu la bonne fortune de tenter quelques fureteurs. Des investigations approfondies amèneraient, croyons-nous, de piquantes révélations: spécialement sur les conditions économiques dans lesquelles s’effectuèrent les embellissements de la cité. Il n’est pas rare d’entendre dire que ces transformations ne coûtèrent rien à personne, si ce n’est pourtant à M. de Tourny lui-même: une légende habilement répandue à Versailles, mais qui, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, ne rencontra, en Guyenne, que d’énergiques protestations. On sait quelles charges énormes subirent les contribuables bordelais. De son côté, la Ville ne laissait pas que d’être obérée. Lors de la retraite du plus illustre de ses intendants, sa dette—presque triplée—s’élevait à deux millions deux cent soixante-douze mille huit cent trente-huit livres treize sols et onze deniers. La fortune publique était, d’ailleurs, si profondément atteinte que lorsqu’il fallut, quelques années plus tard, contracter un nouvel emprunt, la Jurade se trouva dans l’obligation—tel un fils de famille s’adresse aux usuriers—de solliciter le concours de banquiers génois[180]...

M. de Tourny fut sûrement un personnage de valeur, et l’on comprend que le Bordeaux moderne qui, sans bourse délier, bénéficie de son administration féconde, lui dresse des statues. Mais il nous semblerait peu équitable, sur la foi de panégyristes trop zélés, de condamner ceux de ses contemporains qui eurent le redoutable honneur de croiser le fer avec lui. La passion les égara-t-elle dans leurs jugements à son égard? Il serait téméraire de l’affirmer. Ce furent, ne l’oublions pas, les meilleurs et les plus intègres de la cité, en même temps que les plus renommés pour leur savoir.

En perdant son poste, M. de Tourny recevait une compensation. On lui donnait comme successeur son fils, Claude-Louis, alors avocat général au Grand-Conseil: un petit homme, de figure maladive, qui eut tous les défauts de son père sans avoir ses qualités. Ses débuts furent marqués par un pas de clerc. Installé au Parlement, le 5 septembre 1757, il prononça un discours hautain, assurant la Compagnie de sa protection; ce qui lui attira cette réponse du premier président que la Compagnie n’avait cure de ses services[181]. Prit-il cette leçon pour une offense? On serait tenté de le croire, car, peu de temps après, trois officiers de justice, MM. d’Estignols de Lancre, de Mauvezin et de Paty furent mis à la suite de la cour...

Claude-Louis de Tourny passa en Guyenne comme un météore. Il eut le temps, toutefois, de se signaler par une invention fiscale qui donne la mesure de sa valeur. Persuadé que les protestants de l’Ouest entretenaient des intelligences avec la Grande-Bretagne, le ministère avait prescrit qu’on les désarmât... L’ordre était clair, mais l’exécution était délicate: tant de huguenots, pour se soustraire à la persécution, affichaient des sentiments catholiques! Afin d’éviter toute erreur, l’intendant désarma la population entière... Mais le trait de génie consista à obliger, sous peine d’une amende de dix livres, les malheureux qui n’avaient ni épées, ni fusils, à en acheter pour satisfaire aux réquisitions: on ne vit jamais l’arsenal si bien fourni[182].

M. de Tourny fils ne fut une ressource ni pour le monde des lettres, ni pour la société bordelaise. Ses habitudes n’étaient pas moins bizarres que ses procédés administratifs. Il avait les allures et le rigorisme d’un moine. Les couvents et les églises absorbaient le plus clair de son temps: il prenait, à les faire visiter, un plaisir ineffable. L’excès des pratiques religieuses auxquelles il se livrait ne tarda pas à obscurcir sa raison. Voulant étouffer en lui l’aiguillon de la chair, il se ficela le corps «comme une carotte de tabac»[183]; si bien que des plaies nombreuses, avivées par la gangrène, envahirent tous ses membres... Bénissant Dieu de ses souffrances, il acheva en 1760 une vie plus misérable que celle du patriarche Job.

CHAPITRE IX

Bordeaux vers 1760.—État de la ville.—Moyens de communication: voitures privées et publiques, poste aux lettres, courriers.—L’Ordinaire, le Carrosse, les Messageries.—Signalements de la police.—Distractions: bals, combats d’animaux, théâtres.—Mlle Clairon: révolution dans l’art dramatique.—La place du Palais, la place Royale, la Bourse, la porte Dauphine.—Prétentions nobiliaires.—Les Annonces-Affiches.—Le fort du Hâ.

L

La Guyenne, dès cette époque, attirait un grand concours de voyageurs. De quelque côté qu’on y parvînt, sauf du côté des Landes, les abords étaient affriolants. Angoulême, depuis Louis Guez de Balzac, passait à juste titre pour un pays de chère succulente. Périgueux, outre ses truffes, offrait un cénacle de gens lettrés dont le nombre atteignait presque la douzaine. Venait-on de l’Agenais, la vallée plantureuse de la Garonne suffisait à mettre le cœur en liesse. Quant à Saintes, le point de rencontre des Angevins et des Bretons, c’était un lieu de délices «qui ne pouvoit être l’antichambre de la Gascogne sans avoir de l’esprit»[184].

Mais c’est à la vue de Bordeaux qu’éclatait l’enthousiasme. Quand, remontant la rivière, après avoir doublé les Chartrons, on débouchait en face du Château-Trompette, le regard découvrait—à travers une nuée de mâts, de cordages, de voiles multicolores—la longue enfilade des quais, le palais de la Bourse, la place Royale où se dressait la statue de Louis XV, la porte du Cailhau si harmonieuse de lignes, la flèche de Saint-Michel se détachant en sombre sur un ciel lumineux, et enfin, perdues dans une buée indécise, les tours qui, derrière Sainte-Croix, terminaient le mur d’enceinte. A gauche, la rade sillonnée de navires. A droite, la masse énorme de la ville dont les toitures se profilaient en fines arabesques: clochetons, tourelles, encorbellements, pignons, lucarnes, belvédères... Le spectacle de l’Esplanade, celui des Fossés du Chapeau-Rouge et des voies spacieuses tracées par le compas de M. de Tourny, augmentait encore l’admiration, bien qu’on n’y rencontrât ni œuvre d’art ni monument architectural. C’est surtout du côté de l’Ouest que s’étaient opérées les plus grandes transformations. Culbuté le mur d’enceinte qui servit «de cuirasse» aux vieilles franchises; disparus «les ravelins flanquants» et «les remparts terrassés» dont parle le poète de Brach; démolie la porte Saint-Germain; annexés les faubourgs et le vaste espace qui s’étend au delà du Jardin-Public! Tout cela constituait un ensemble merveilleux: les gens qui se piquaient d’avoir fait le tour du globe affirmaient qu’à part Constantinople il n’existait rien de comparable au monde.

A ce brillant tableau il y a pourtant une ombre. En dépit de son caractère grandiose et de son aspect aristocratique, le Bordeaux de 1760 ne brille ni par l’entretien ni par les soins qu’il prend de sa personne. Comme ces filles de l’Orient qui consacrent tous leurs efforts à la parure extérieure, la perle de l’Aquitaine néglige ses dessous. Ce ne sont, de toutes parts, dans les avenues des quartiers neufs, aussi bien que dans les ruelles de la vieille ville, qu’immondices de toutes provenances, fondrières barrant le passage, cloaques infranchissables, avec une boue drue, épaisse, nauséabonde, qui brûle les étoffes et chagrine l’odorat. Buffon s’en explique avec sa malice bourguignonne: il représente les Bordelais sautant, de pierre en pierre, sur la pointe de leurs souliers, et sans cesse contraints, pour paraître avec décence, de recourir à l’office du décrotteur[185]... Volontiers s’écrierait-il, avec certain voyageur anglais: Je me sens prodigieusement enclin à aimer ce pays; mais je voudrais pouvoir le laver à grande eau!

M. de Tourny n’avait en rien porté remède à cet état de choses. Malgré une subvention annuelle de vingt-sept mille livres attribuée aux bourriers, la cité continuait à être aussi malpropre «que si elle avait payé pour cela»[186]: absorbé par le souci d’ériger des arcs de triomphe, l’intendant ne s’attachait point à ces détails. Après sa retraite, le Parlement revint à la charge, exposant qu’il n’était plus possible «de marcher dans les rues à pied ni en équipage, à cause du grand désordre du pavé»[187]; ses objurgations, faute d’argent, demeurèrent stériles... Si bien qu’Arthur Young, en 1787, reproduira les critiques formulées, en 1731, par l’auteur de l’Histoire universelle, et constatera spécialement que le côté le mieux tenu des quais est encombré de vase, d’ordures et de pierres. Ajoutons, pour clore cet exposé, qu’à la même époque il existait dans le quartier Fondaudège des bourbiers si profonds que, pour pénétrer en ville, les équipages venant du Médoc devaient faire le tour par l’allée des Noyers[188]...

Le propre de la philosophie est de s’accommoder des maux auxquels on ne peut se soustraire. Pour braver les souillures de la rue, le peuple use de sabots, les gens riches se servent du carrosse... Durant le cours du XVIIIe siècle, tout gentilhomme, tout parlementaire, tout bourgeois de marque ne sort qu’en voiture. Les calèches mollement suspendues, que Mme de Pompadour vient de mettre à la mode, n’eussent pas résisté aux cahots: on est demeuré fidèle au carrosse antique, «le carrosse à deux fonds, garni de cuir, coussins et rideaux doublés par dedans de veloux noir, et monté sur son train de quatre roues»—un édifice massif, pesant, de force à défier tous les heurts... Majestueusement installé dans le vestibule de l’hôtel patrimonial, il y fraternise avec la chaise à bras, élégamment capitonnée, à laquelle on recourt pour se rendre au bal ou à la comédie.

Chaises et carrosses publics ont pris, de leur côté, un développement considérable. Les premières stationnent carrefours Saint-Projet et Sainte-Colombe, place de l’Hôtel-de-Ville et rue du Chapeau-Rouge. Aux seconds on affecte, à partir de 1765, les places Royale, du Mai, du Médoc et le port des Chartrons, vis-à-vis la rue Borie... Le tarif est de vingt sous l’heure et de quinze sous la course.

Tels sont les modes de locomotion à l’intérieur. Pour communiquer avec l’extérieur, on a la poste aux voyageurs et la poste aux lettres...

Cette dernière colporte les correspondances dans un char-à-bancs, fermé de cadenas, qu’on appelle l’Ordinaire. C’est, à peu de chose près, l’organisation créée par Louis XI. L’Ordinaire ne passe, en effet, que deux fois par semaine, venant de Paris et se dirigeant sur Auch, Condom et Pau[189]. L’État administre cet important service par l’entremise de fermiers qui excellent à tourner le règlement et à grossir le montant des taxes. Mais la plaie contre laquelle chacun murmure, c’est le cabinet noir. Aussi ne jette-t-on «à la boëte» que les écrits ne tirant pas à conséquence. Les nouvelles politiques s’expédient secrètement, sous forme de feuilles manuscrites qu’on nomme des gazettes à la main.

Quant au transport des voyageurs, il s’opère au moyen de deux courriers, le Carrosse et les Messageries, ayant l’un et l’autre leur point d’attache à Blaye: d’où la nécessité d’aller, la veille du départ, coucher dans cette ville.

Le Carrosse ne met qu’une semaine pour faire le trajet de Paris à Bordeaux. Le prix est de soixante-douze livres par personne, non compris la nourriture et «les cinq sols par livre de bagages». A côté de ces places—les places bourgeoises—il y en a d’autres à l’usage du commun «dans le panier, sur le devant». Elles ne coûtent que trente-six livres; mais on y est incommodé par la poussière, la boue et les ruades des chevaux.

Les Messageries constituent la concurrence... Bonnes messageries, gardiennes des traditions de l’ancienne France, de la France studieuse du XVe et du XVIe siècle! Placées jadis sous le patronage de l’Université, elles voituraient les étudiants de province attirés à Paris par les leçons des maîtres en renom. Affectées maintenant au public, elles ont conservé leur allure patriarcale, cheminant avec une sage lenteur, fermant les yeux aux infractions commises en cours de route, et marquant de temps d’arrêt leur passage dans chaque agglomération de quelque importance. En revanche, elles «portent et nourrissent» leur monde moyennant trente-quatre écus, et accordent dix livres pesant pour valises ou sacs de nuit.

Côte à côte avec les courriers, circulent, chaque jour plus nombreux, les cabriolets, chaises de poste, berlines, désobligeantes, que chacun, au taux fixé par le tarif, a le droit de mettre en mouvement: un luxe de grand seigneur et de fermier général... Aux abords de la ville, les cavaliers constituent le plus gros appoint: cadets de Gascogne à la recherche d’un emploi; campagnards de l’Entre-deux-Mers, désireux de vendre leur récolte; Périgourdins en quête d’aventures et prêts à perdre une métairie à la masse aux dés; marchands de dentelles du Velay; fabricants de soieries venus des bords du Rhône; Agenais, Saintongeois, Chalossiens, gens de l’Armagnac et du Quercy, soucieux de suivre leurs procès en appel...

Mais la voie du fleuve fournit, à elle seule, autant que tous les grands chemins[190]. Des navires, venus des quatre coins du globe, débarquent sans cesse une foule de passagers: Danois, Anglais, Moscovites, Américains vidant leur bourse sans retenue, sauf à retourner l’emplir de nouveau[191], Portugais, Asiatiques, jusques à des Turcs risquant une infidélité aux ports méditerranéens: tout un monde bruyant, tapageur, heureux de racheter, par l’abus des plaisirs, l’ennui d’interminables traversées.

La police avait fort affaire avec cette invasion de figures inconnues: rien, assure-t-on, ne ressemble plus à un honnête homme que le masque d’un coquin. Chaque arrivant était l’objet d’une enquête confiée aux soins des dizeniers[192]... Chose bizarre! ce ne sont point les visages exotiques qui excitent les plus vives défiances: elles visent surtout les voyageurs terrestres, et, parmi ceux-ci, s’adressent de préférence aux cavaliers. Comme il est constant que chacun, à la faveur d’un déguisement, peut se rendre méconnaissable, c’est le signalement des montures—incapables de supercheries—qu’on s’applique à retenir: âge, robe, taille, tares, système de ferrures, tout est consigné sur un registre spécial... Ce qui n’empêche point, en dépit des patrouilles bourgeoises, du guet à cheval que la Jurade vient d’établir, et des investigations des commissaires de police[193], les rues d’être peu sûres durant la nuit: les mauvaises rencontres y sont fréquentes, surtout dans les quartiers neufs—les emplacements non construits servant de refuge aux voleurs et aux coupe-jarrets[194].

En dépit de ses boues, des escrocs et des spadassins, Bordeaux jouit d’une renommée exceptionnelle. C’est la ville de l’élégance. Les modes lui viennent de Paris: mêmes coupes de vêtements, mêmes étoffes, mêmes bijoux, mêmes joncs à pomme d’or, mêmes boucles de souliers, rondes ou ovales, parsemées de pierres brillantes ou entremêlées de chiffres, mêmes coiffures et mêmes perruques: dans le monde des petits maîtres, la Brigadière succède à la Naissante, le Catogan fait échec à la Carrée, et la Bourse détrône la Retombante à double queue. Toujours à la façon de Paris, Bordeaux dîne entre une heure et deux, soupe après la comédie, fait une énorme consommation de rouge, de poudre, de mouches, et distribue, au premier janvier, outre des bonbons achetés dans les boutiques en plein vent de l’Esplanade, des colifichets de toute nature, spécialement des tabatières à la Ramponneau...

La comparaison pourrait être poussée plus loin. La jeunesse bordelaise excelle, en effet, à dresser un menu, à organiser des fêtes, à meubler de petites maisons pour des Vénus à la ceinture facile, à jeter l’or par les fenêtres. Rien ne manque à ses parties fines, ni le parasite égayant la galerie, ni l’abbé de cour amoureux de vers rimés après boire, ni le traitant enrichi dans les fermes... Des traitants, on n’en rencontre que trop! A cette époque, il est grandement question de l’un d’eux qui, en l’espace de quelques années, grâce à d’inexorables saisies pratiquées en Médoc, a acquis deux terres, un hôtel et trois offices de finance, sans parler d’une avance de cent mille écus consentie au roi[195]!... Il est vrai que la Cour des Aides lui demande compte de ses exactions et que le Parlement signale à Sa Majesté les économies de ce genre de personnages «comme des caisses d’amortissement destinés par la loi au paiement des dettes de l’État»[196].

Les distractions se multiplient sous les pas des visiteurs. En hiver, des bals publics, agrémentés de jeux, se succèdent sans relâche. Dès l’apparition des beaux jours, on organise des fêtes champêtres, des promenades en rivière, des feux d’artifice avec figures variées et apothéoses[197], des luttes athlétiques et des combats d’animaux qui attirent une foule de spectateurs avides d’émotions. C’est là, s’écrie un nourrisson des muses,

C’est là qu’on voit Cerbère et sa troupe enchaînée
Enrager, comme lui, de se voir trop gênée.
Des lions et des loups et des ours et quelque ourse
Sont les premiers acteurs des beaux jeux de la course[198].

Mais le plaisir le plus cher aux Bordelais, c’est le théâtre. Le prix varie suivant les genres. Pour l’opéra, on paie: cinq livres les fauteuils sur la scène, trois livres les premières loges et l’amphithéâtre, trente sous les secondes loges, vingt-quatre sous le parterre. La comédie coûte meilleur marché: quarante-huit sous les premières loges et l’amphithéâtre, trente sous les secondes loges, dix-huit sous le parterre.

Le beau monde occupe encore, le long des coulisses, une double rangée de chaises et de bancs. De leur côté, les acteurs continuent à se vêtir avec une fantaisie digne des beaux jours du carnaval: le vieil Horace ne craint pas de se poudrer à blanc, Tibère dicte ses lois en perruque Louis XIV, et Phèdre brûle de mille feux sous les paniers d’une tunique à falbalas. Cependant, la réforme, déjà accomplie sur quelques scènes, est à la veille de s’opérer à Bordeaux. Les novateurs accablent de railleries

.... la coiffure et les vastes chapeaux
Dont on orne le chef des antiques héros...

Ce qui leur attire, d’ailleurs, de la part des gens restés fidèles à la mode ancienne, cette réplique déconcertante:

Par un faux goût, par un travers fantasque,
On croit devoir coiffer avec un casque
Sertorius, César, Brutus, Othon...
Monsieur, ce casque est d’un bien mauvais ton[199]!...

Quoique d’allures un peu provinciales, le spectacle n’est cependant pas dépourvu de charme. Parfois même, l’imprévu lui imprime une saveur particulière... Certain jour d’été, au cours d’un violent orage, le public éclate de rire: c’est l’ours de la pièce les Chasseurs et la Laitière qui, terrifié par un coup de foudre, se dresse sur ses pattes et, oublieux de son personnage, ébauche le signe de la croix en murmurant un oremus[200]... Une autre fois, le parterre assiste à une vraie bataille: des dragons en goguette, éconduits par les danseuses, envahissent la scène pendant le ballet, éteignent les chandelles, et, se ruant «sur ce qu’ils peuvent attraper à la faveur des ténèbres», renouvellent l’exploit accompli par les Romains sur les Sabines[201].

De temps à autre, la présence d’étoiles parisiennes donne aux représentations un véritable cachet artistique. Les Bordelais appartenant à cette génération rappellent, non sans orgueil, que c’est à leur instinct du beau qu’est due la renaissance de la diction dramatique... Mlle Clairon, hantée du désir de substituer à la vieille méthode déclamatoire une méthode nouvelle dont la sincérité serait la base, résolut de tenter l’aventure dans la capitale de la Guyenne. Ayant choisi Phèdre pour ses débuts, elle joua le rôle des deux façons, afin qu’on pût juger en connaissance de cause. Le premier soir, se conformant à la tradition, elle eut «les éclats, l’emportement, la déraison» qu’on applaudissoit à Paris et que tant d’ignorants appeloient la belle nature[202]...» L’auditoire la trouva superbe. Le lendemain, elle représenta Phèdre, telle que la concevaient son cœur, son âme, son génie. Plus de saccades ni de gestes désordonnés, mais une passion dont l’ardeur, pour être contenue, n’en était pas moins saisissante... Déconcertés, les spectateurs restèrent froids durant le premier acte. Puis, la lumière éclata, et bientôt, bouleversés par la puissance de cette interprétation, ils portèrent aux nues la grande tragédienne... Grâce à la sagacité du public bordelais, la victoire du vrai sur le convenu était acquise.—Désormais, Voltaire pourra dire de Clairon: «Elle a créé son art, elle est unique!»

Durant l’été, la ville se dépeuple. On va aux eaux: au Mont-d’Or ou à Vichy, mais de préférence à Bagnères, Barèges ou Cauterets. Quelquefois les malades séjournent successivement dans deux de ces stations, sauf à entreprendre ensuite, pour chasser les humeurs peccantes,... une cure de lait: rien de nouveau sous le soleil.

L’automne, aux fécondes clartés, est le moment de la villégiature. Gentilshommes et parlementaires vont veiller à leurs vendanges. Le bourgeois, de son côté, s’installe dans sa maison des champs, à Talence, Caudéran, Pessac, ou sur les coteaux de Lormont: d’aimables vide-bouteilles où se reflète encore l’influence de Paris. En un temps où toute brebis bien apprise porte un collier de rubans roses, les jardins subissent une toilette spéciale. Bustes, statues, guirlandes en forment l’ornement, avec des ifs en boules de quilles, des buis allégoriques, des boulingrins reproduisant les signes du zodiaque. Ni ombre ni verdure: des arbres mutilés, amputés, taillés au cordeau—le massacre des innocents[203]!

Avec le retour des frimas, Bordeaux reprend sa vie normale,—une vie qui lui est propre, et dont la relation détaillée ne laisserait pas que d’être curieuse. Un tableau général nous entraînerait trop loin: bornons-nous à visiter quelques quartiers...

D’abord, la place du Palais, avec ses maisons en bois, ses pignons pointus et la masse énorme, flanquée de tours et de contreforts, où réside la justice royale. Déserte depuis deux mois, elle a retrouvé ses hôtes habituels, les gens de loi, en nombre incalculable... Seuls, les avocats inscrits au tableau atteignent le chiffre de cent quatre-vingt-six! Autour d’eux s’agitent une nuée de sergents, d’huissiers, de procureurs armés de sacs à procès et suivis de leurs clients, la comtesse de Pimbêche et M. de Chicaneau. A peine peut-on se frayer un passage au milieu des carrosses de Messieurs du Parlement et à travers leur valetaille, munie de la livrée réglementaire afin d’éviter toute confusion avec bourgeois ou gentilshommes[204]. En face, vers la partie nord, se dressent les appareils du bourreau: ici, la roue aux rayons sanglants; là, le gibet dont la corde graisseuse attend le supplicié; à gauche, sous un hangar béant, l’échafaud destiné aux exécutions de parade; à droite, la pierre, en forme de piédestal, où l’on expose, coiffés d’un bonnet vert, les débiteurs faillis[205]... Ce côté de la place présente un caractère sinistre. Les autres, au contraire, par un contraste saisissant, respirent la gaieté et la vie. C’est, le long des boutiques ventrues, un passage continuel de gens affairés et d’oisifs marchandant des objets de toilette, dévisageant la belle parfumeuse, envahissant l’officine du barbier qui rase, frise, accommode et saigne moyennant un petit écu par mois. Mais la foule se presse surtout sous l’auvent des frères Labottière, les libraires en vogue. C’est chez eux que se débitent et parfois se forgent les nouvelles qui, le soir même, alimenteront la ville. Jurisprudence, politique, histoire, littérature, chasse,... on aborde tous les sujets, sauf pourtant la question religieuse. Bordeaux—qui le croirait!—est renommé pour sa pondération en cette irritante matière. Tandis que, aux quatre coins du royaume, chacun dispute sur la Grâce, le Gascon demeure insensible aux querelles jansénistes. Le scepticisme inhérent à sa race n’est point étranger à cet heureux résultat; mais il faut aussi en reporter l’honneur au prélat plein de prudence qui préside aux destinées du diocèse. Monseigneur de Lussan—un ancien dragon décoré de la croix de Saint-Louis—a cueilli trop de lauriers sur les champs de Bellone pour aspirer à de nouveaux exploits accomplis à coups de crosse et d’anathèmes.

Franchissons la porte du Cailhau, longeons la berge du fleuve—que bordent à cet endroit les échoppes des ferblantiers[206],—saluons l’hôtel des Fermes, et débouchons sur la place Royale... Le changement de décor est complet. Plus d’antiques logis accumulés les uns sur les autres et recevant à peine le jour par leurs croisées étroites; mais de monumentales constructions avec un horizon baigné d’air et de lumière. Tout le long de la Garonne, le mouvement tient du prodige. Ce ne sont que haquets attelés de chevaux, que traîneaux tirés par des bœufs, que portefaix gesticulant, criant, se dépensant en efforts surhumains. Tandis que les colporteurs alignent leurs étalages; que les matelots, jambes nues, transportent les passagers de la rive aux bateaux; qu’aubergistes et hôteliers harcèlent les arrivants; que les sergents recruteurs surprennent la signature des cadets en goguette; que moines et loqueteux sollicitent l’aumône d’un ton nasillard,—la Bourse, aux arceaux sonores, est le théâtre d’une agitation fébrile. Jadis jugée trop vaste, elle pèche maintenant par son exiguïté. Le va-et-vient y est incessant: commis des douanes et des fermes, veilleurs guettant l’arrivée des navires, courtiers offrant les produits des îles contre les vins de la région... Autour de la grande salle, une rangée de tréteaux, couverts d’ustensiles et d’étoffes, attire les chalands. Ici, les marchands d’estampes et d’images; là, les horlogers parqués dans des guérites; plus loin, les fabricants de cordes à boyaux, violes, basses et mandolines. C’est, surtout à l’époque des foires, un bazar universel où se trouvent toutes les marchandises connues, même les ouvrages pourchassés par la police. Demandez plutôt à l’intendant: il assure que, sous le regard bienveillant de l’autorité consulaire, on y débite, comme du sucre ou de l’indigo, la série des libelles—Dieu sait s’ils pullulent!—imprimés contre le roi[207].

Poursuivons notre promenade, laissons à leurs exercices les cavaliers qui paradent aux abords du Château-Trompette, et, échappant au contact de cent industries diverses, remontons jusqu’au sommet des Fossés de l’Intendance, au point où ils aboutissent à la place Dauphine. Nous voilà à l’entrée de la salle de spectacle—celle-là même dont l’édification amena une hécatombe parlementaire. C’est là que la jeunesse dorée se donne rendez-vous. Le lieu est bien choisi. Toute l’après-midi, on y voit circuler les sujets de la troupe: Célimène drapée dans ses grands airs, Marton la délurée, Agnès moins timide dans la rue qu’à la scène, les reines de tragédie et d’opéra, les nymphes du ballet qui, plus expertes que leurs sœurs de la fable en l’art d’amorcer les gens, n’ont garde de s’enfuir derrière les saules.

Le soir, vers cinq heures, quand s’allument les chandelles de la rampe, commence le défilé des dames venues pour occuper leurs places[208]: l’intendante en robe à paniers d’une nuance délicate; présidentes et conseillères luttant d’élégance; bourgeoises à prétentions qui grilleraient d’avoir des pages si la mode n’en était passée; robustes beautés et jolis minois avec lesquels il s’échange plus d’un coup d’œil à travers les glaces de la chaise ou les rideaux de l’antique carrosse.

Le personnel qui affectionne ce quartier se compose d’officiers infatués de leur mine, de petits-maîtres tenus pour savants parce qu’ils ont lu Candide, de fils de famille en rupture de comptoirs et en débauche de bonnes façons... Une avalanche d’habits blancs, roses et bleus, galonnés de tresses d’or larges d’un doigt, avec des boutons d’acier, des poches en long et l’épée poignardant le ciel. Un double lien unit ces éléments divers: l’amour du plaisir et le besoin de paraître. Cette dernière faiblesse est le péché mignon des Bordelais. Tous nobles, tous comtes ou marquis! s’écrie, non sans malice, un contemporain... Nobles, tous? c’est discutable, bien que la Gascogne soit le pays de France où s’écoule le plus de savonnettes à vilain; il n’est guère, en effet, assure Bernadau, de bourgeois enrichi qui ne s’offre cette satisfaction, sinon par vanité, au moins pour se conformer à l’usage. Mais les titres dont la plupart s’affublent, n’existent guère que dans leurs rêves. Point de seigneur sans terre, disait le vieil adage... Les terres de la province ne suffiraient pas à justifier le quart des couronnes ou tortils qui s’épanouissent sur les rives de la Garonne.

Une particularité digne de remarque, c’est la facilité avec laquelle, vrais ou faux, ces titres nobiliaires s’accommodent avec l’esprit de négoce inhérent à la race bordelaise. Il n’est pas de baron, si glorieux qu’il soit, qui, dans les communs de l’hôtel héréditaire, ne débite son vin en fût, en baril, voire à la bouteille. De même, on peut tenir pour certain que les gentillâtres chartronnais attelés au char de la grande coquette s’efforcent, entre deux tirades amoureuses, de placer quelques barriques de palus. L’exemple le plus frappant de cet éclectisme est fourni par certaine bourgeoise de la rue du Parlement, enrichie dans le commerce des blés, l’armement et la banque. Devenue, très légitimement, comtesse de Lasserre et marquise de Pouy-Roquelaure, investie en cette qualité du droit de haute et basse justice, disposant de neuf paroisses dont les curés doivent lui offrir l’encens, elle n’en continue pas moins à trafiquer avec les îles, à jouer sur la hausse des farines, à prêter ses fonds à six pour cent et à tenir ses comptes en partie double. Ajoutons, à l’honneur de sa descendance, que, dépossédée du marquisat, elle en quitta le nom et le titre... On assure que bon nombre de Gascons, se trouvant dans le même cas, oublièrent de se conformer à cette règle.

Achevons ce tableau rapide par quelques mots sur une puissance qui bientôt régentera le monde: nous voulons parler de la presse... Elle vient de faire sa première apparition, oh! avec un format et un qualificatif modestes: les Annonces-Affiches. C’est un recueil qui, à partir du 1er août 1758, est publié le jeudi de chaque semaine. On y trouve la nomenclature des maisons à louer ou à vendre, la liste des objets perdus, la date d’arrivée ou de départ des navires et toute une série de propositions engageantes. Un Bordelais désire-t-il se rendre à Paris ou à Toulouse? Il demande un compagnon pour partager la voiture, le gîte et la table. Procureurs, notaires, conseillers, voulant se défaire de leurs offices, font aussi appel à la publicité. L’élément littéraire, sous forme de contes, d’odes, de critique théâtrale, de mémoires historiques, ne tarde pas à apparaître: c’est dans les Annonces-Affiches que l’abbé Baurein insère ses premiers travaux, à côté d’articles de Louis-Sébastien Mercier, le futur conventionnel, alors professeur au Collège de la Madeleine. Voici, enfin, quelques indications succinctes sur les événements qui s’accomplissent en France et à l’étranger; mais pas une appréciation, pas un jugement. Cela s’appellerait de la politique, et toute incursion dans ce domaine est rigoureusement défendue. Il en coûterait gros de se risquer... En tant que grilles et verrous, le fort du Hâ—encore une ressemblance avec Paris—ne le cède en rien à la Bastille!

CHAPITRE X

Nomination de Richelieu.—Campagne de Mme d’Aiguillon en sa faveur.—On le chansonne à Paris.—Hostilité de Mme de Pompadour.—Arrivée en Guyenne.—Spontanéité de la joie publique.—Succès mondains du maréchal.—Le jeu à Bordeaux.—Aventure de Mme Caillou.—Le tripot du duc de Duras.—Lésinerie de Richelieu.—Appréciation à son égard de la marquise de Créquy.—La cabane de Philémon.

D

Durant cette première partie du XVIIIe siècle, la société bordelaise subit dans ses idées, ses goûts, ses mœurs, l’empreinte puissante de Montesquieu. A cette influence féconde allait en succéder une autre, moins heureuse, qui ne prit fin qu’avec le règne—trop long, hélas!—de Louis XV: celle du maréchal de Richelieu. Après le philosophe dont la parole éclaira le monde, l’homme de cour qui résume le mieux les vices et l’opprobre de son temps.

Nommé gouverneur de la Guyenne le 4 décembre 1755, Richelieu ne prit possession de son poste que dans le courant de 1758. Dès que son départ fut résolu, il chargea sa cousine, Mme d’Aiguillon, de préparer le terrain.

Depuis la mort de son vieil ami le président, la bonne duchesse espaçait ses visites. Elle n’en restait pas moins fidèle à ses affections, entretenant avec les hôtes de Mme Duplessy une correspondance piquante, dont quelques spécimens ont survécu: vrai régal de gourmet. Avec son esprit narquois, la Sœur du pot est une conteuse émérite: le récit des scandales de Versailles prend, en passant par sa plume, l’allure la plus alerte. Parfois, sous cette forme légère, apparaît la note philosophique, avec le souci de l’avenir gros de tempêtes préparé par l’inconscience des cervelles et des cœurs. Que de préoccupations, quelle appréciation sévère dans ce simple paragraphe d’une facture bien féminine: «Des victoires! Nous n’y sommes pas accoutumés depuis quelque temps. La situation critique des affaires et la misère n’empêchent pas que les choses n’aillent le même train. On se marie, on donne des étrennes, le cavagnol se soutient, on achète des habits pour Marly, et l’on prépare des mascarades. Mesdames donnent un grand bal masqué: nous n’en serons pas quittes pour cela... Après Marly, nous en aurons d’autres[209]

En même temps que l’étoffe d’un moraliste, Mme d’Aiguillon possédait les facultés maîtresses du diplomate: elle les utilisa au profit de son noble cousin—celui-là même que Voltaire, dans son jargon obséquieux, qualifiait de mon héros.

Mon héros n’avait rien gardé de l’adolescent qui jouait, sous le feu roi, les chérubins près de la duchesse de Bourgogne. Quoique d’allure encore gaillarde, il supportait le poids de soixante-deux hivers masqués imparfaitement par des artifices de courtisane. Moins aveugle que le beau sexe, la Fortune commençait à lui battre froid. Ses succès d’alcôve se maintenaient, mais le général était moins haut coté que le séducteur. On admettait volontiers que ses conquêtes les plus glorieuses étaient celles qui se paraient de mouches et de rouge.

L’expédition de Minorque lui avait valu cependant un regain de célébrité. Ce fut, à Bordeaux, un déluge de poésies latines, françaises et patoises, sortant des presses de la veuve Brun, imprimeur ordinaire de l’Hôtel de Ville. Le nom de Port-Mahon circulait sur toutes les lèvres: on l’attribua à une rue, à une hôtellerie, à un gâteau d’amandes[210]... Chacun récitait l’ode fameuse où, en vers bons à siffler, le patriarche de Ferney compare le triomphateur à son grand-oncle:

Le cardinal fut plus puissant,
Et même un peu trop redoutable.
Vous me paraissez bien plus grand,
Puisque vous êtes plus aimable.

La réflexion aidant, l’épopée apparut bientôt comme une étourderie favorisée par le hasard[211]. L’engouement fit place à la tiédeur, la tiédeur au dénigrement, et les quolibets pleuvaient, dru comme grêle, quand survint la campagne de Hanovre.

Le rôle de Richelieu, dans cette affaire, ne laissait pas que d’être louche. Substitué par des intrigues de boudoir au maréchal d’Estrées, dont la tactique savante allait déterminer la capitulation de Closter-Seven en vertu de laquelle l’armée anglaise mettait bas les armes, le favori de Louis XV empochait le profit sans avoir été à la peine. Les uns rappelèrent la fable où un animal naïf tire de la cendre les marrons que croque son camarade. Les autres applaudirent à une caricature qui représentait le général disgracié fouettant son adversaire britannique avec des branches de laurier dont le petit père La Maraude[212] ramassait les feuilles en courbant l’échine. Enfin—symptôme plus caractéristique encore—on chansonnait à cœur-joie celui qui, si souvent, avait fait rire des autres:

Nous avons deux généraux,
Qui, tous deux, sont maréchaux:
Voilà la ressemblance.
L’un de Mars est le favori,
Et l’autre l’est de Louis:
Voilà la différence.
Cumberland les craint tous deux
Et cherche à s’éloigner d’eux:
Voilà la ressemblance.
De l’un il fuit la valeur,
Et de l’autre il fuit l’odeur,
Voilà la différence[213].

Une diversion était nécessaire. Richelieu, qu’on allait maintenant jusqu’à accuser de corruption, jugea opportun de frapper un grand coup en venant prendre le commandement de la Guyenne. Que des instructions secrètes fussent adressées aux jurats pour rehausser le faste de cette cérémonie, la chose n’est pas douteuse. Ceux-ci, d’ailleurs, ne se firent pas tirer l’oreille. Appelés, en vertu de privilèges anciens, à se partager les reliefs de ce genre de fêtes—velours, satins, étoffes d’or et d’argent—rien ne leur semblait trop cher... Il leur en coûte si peu! proclame un poète du temps[214]. Madame de Pompadour, alors en guerre ouverte avec «le grand tripotier», en conçut une vive irritation. Sollicités par elle, les ministres ordonnèrent plus de mesure dans les dépenses, assurant que les superfluités luxueuses n’ajoutaient rien à la dignité de celui qu’elles avaient pour but d’honorer[215].

On se demande jusqu’où—à défaut de recommandations—ces dépenses seraient montées. Seule, la note du tapissier s’éleva, en velours de Gênes, moquette cramoisie, taffetas, galons, franges, graine d’épinards, écussons en or riche:—à 16,718 livres trois sous dix deniers pour la maison navale;—à 7,876 livres deux sous huit deniers pour la tribune aux harangues;—à 2,042 livres un sou trois deniers pour le baldaquin;—à 4,867 livres cinq sous six deniers, pour le dais... Le reste à l’avenant: les contribuables avaient bon dos[216].

A dire vrai, ces prodigalités ne leur plaisaient guère. Un habitant de la rue Neuve, alors à Paris, ne craignait pas d’écrire qu’un vent de folie soufflait sur ses compatriotes,

Heureux si, maintenant, pour cent mille raisons,
Ils avoient, à Bordeaux, de petites maisons...

A quoi son correspondant—un honorable ecclésiastique—répond qu’il ne faut s’étonner de rien, que les préparatifs s’effectuent par ordre, et que tout, jusqu’à l’heure des offices, est changé «par rapport à ce Monsieur[217]...».

Ce Monsieur n’était autre que le maréchal... Mme d’Aiguillon ne se méprenait pas sur la spontanéité de la joie publique. «Si nous arrivions de Minorque, écrivait-elle, cela seroit plus aisé; mais nos lauriers sont fanés...» Il fallait les rajeunir. L’intendant—M. de Tourny fils—désireux de plaire, s’ingéniait dans ce but. Richelieu lui-même ne demeurait pas inactif. Il prenait connaissance des projets de discours, y opérait des modifications et affirmait qu’on ne pouvait, sans lui faire injure, passer sous silence ses exploits militaires en Hanovre[218].

Toutes choses réglées comme pour un souverain, il se trouva en mesure de partir. La route lui fut légère. Il possédait une voiture dont le confort eût excité l’admiration d’un prince des Mille et une nuits. Sa dormeuse—ainsi l’appelait-il—contenait un lit de petite-maîtresse. Bien au chaud pendant l’hiver, bien au frais durant l’été, mollement bercé en toute saison, l’illustre guerrier se couchait à Paris pour ne se lever qu’au terme du voyage[219].

Ainsi arriva-t-il à Blaye, frais, dispos, gaillard. Un coup de fer à sa perruque, une combinaison savante de parfums, deux doigts de rouge sur les pommettes, quelques coups d’ongle au lobe de l’oreille pour lui imprimer la nuance rose à la mode—le dieu pouvait s’offrir à l’amour de ses peuples.

Ceux-ci ne marchandèrent pas le tribut exigé de leur zèle: de tout temps, les Gascons se grisèrent au feu des lampions comme à celui de la poudre! La Jurade n’avait, d’ailleurs, rien épargné: mousquetades appuyées par le canon du Château-Trompette, harangues des Corps de la cité, vaisseaux pavoisés, édifices tendus de tapis et d’étoffes, Te Deum chanté par l’archevêque, musiques, illuminations, pots d’artifice, distribution d’aumônes, bal, réjouissances publiques...

Jamais, depuis l’entrée fameuse de Dunois, Bordeaux n’avait offert un pareil spectacle. La foule fut satisfaite. Un dîner de quatre cents couverts[220], des festins se succédant sans trêve, de la bonne grâce et de l’esprit comptant, un système adroit de flatteries avec l’art de s’emparer des gens en favorisant leurs vices, achevèrent l’œuvre de séduction.

Nous touchons ici à une question délicate: celle des succès mondains du maréchal... La légende qui s’attache à son nom, créée par quelques adulateurs avec une inconscience voisine de la complicité, propagée, non sans calcul, par des Mémoires d’une exactitude discutable, a porté une atteinte sérieuse à la réputation des Bordelaises d’autrefois. Rappelle-t-on ces souvenirs lointains, chacun de hocher la tête avec des allusions où apparaît, comme en un miroir magique, toute une série d’évocations graveleuses: les fantaisies libertines de Richelieu, toujours satisfaites; la promiscuité de ses fêtes où la ritournelle du menuet mettait face à face grandes dames et impures tarifées; ses soupers avec un essaim de beautés aristocratiques, plus soucieuses de devancer les désirs de l’amphitryon que de résister à ses attaques...

Il faut se défier des impressions qui, basées sur un fait, aboutissent à une synthèse généralisatrice. Pour si grand séducteur qu’on le tienne, Richelieu commit sans doute moins de péchés qu’il n’en confessa. Le courtisan qui dut sa fortune politique au récit de ses succès d’alcôve peut, non sans raison, être soupçonné de broderies utiles à sa gloire. Au dire de ses familiers, la conviction qu’il était irrésistible l’amena parfois à enregistrer des victoires là où il n’y eut pas même de rencontres. Fallût-il, d’ailleurs, ajouter foi aux vanteries de ce Céladon hors d’âge, on devrait se garder de croire que, chassée par lui, la Pudeur eût émigré vers d’autres rivages. Pas plus à cette époque qu’à toute autre, Bordeaux ne mérite une place à part dans les annales de la galanterie. A côté des pécheresses—souvent si séduisantes—qui alimentèrent la malignité publique, il y eut les honnêtes femmes, dont personne ne parle: ces dernières, de tout temps, furent la majorité.

Jetons un voile sur ce genre d’aventures, d’une banalité courante, et dont Lyon, Rouen ou Marseille auraient pu aussi bien devenir le théâtre: tant de sujets, plus dignes d’intérêt, sollicitent l’attention!

Parmi les passions que se plut à surexciter le nouveau gouverneur, il en est une qui trouva en Guyenne un terrain admirablement préparé: la passion du jeu. Sous les auspices du premier magistrat de la province, elle fut poussée au delà de toute mesure... Pourquoi ne pas le dire? Les femmes étaient les premières à sacrifier au démon tentateur...

Homère enseigne que la blanche Nausicaa, fille du roi Alcinoüs, emportait des osselets dans son char quand elle se rendait à la fontaine pour laver les hardes paternelles, et que, le travail achevé, servantes et princesse s’oubliaient, à l’ombre des saules, dans de longues parties. A la place de Nausicaa, une Gasconne de jadis aurait interverti les rôles, donnant le pas à la récréation sur la mise en œuvre du battoir: moyennant quoi, les tuniques de Sa Majesté phéacienne eussent couru grand risque de rester à l’état de linge sale.

Pour ne point remonter à l’Odyssée, les traditions locales n’en sont pas moins probantes. Témoin l’aventure de la gente trésorière, qu’un poème, d’une saveur naïve, reproduit sous ce titre affriolant: Stances contenant l’histoire de Caillou et de sa femme et les maux que le jeu cause tant aux femmes qu’aux hommes qui l’ayment par excès et non par déduict[221]...

Caillou, c’était le trésorier: un financier du temps des Valois, qui, loin de combattre le goût de sa jeune épouse pour les cartes, ne résistait à aucune de ses fantaisies. Caillou! s’écrie le chantre bordelais,

Caillou! Caillou! tu n’es pas sage
De la mettre en apprentissage
D’un mestier dont, bientôt après,
Tu en doibs fumer de colère,
Et qui, enfin, grand sot, opère
Ton très grand désastre à venger...

Le désastre fut, en effet, irréparable. La maison du trésorier devint le rendez-vous d’aigrefins parmi lesquels «l’un des plus asseurés pipeurs de France». Une partie de lansquenet, dans l’atmosphère capiteuse du tête-à-tête, eut raison de la trésorière. Argent, perles, bijoux, chaînes, ses plus riches habits, tout y passa, jusqu’à l’anneau de mariage. Il ne restait à la malheureuse que sa vertu. Elle la joua, perdit, paya... et fut mise à mort par l’époux outragé. Sur quoi, l’auteur des Stances formule toute une gamme d’imprécations contre le jeu, favori de la débauche, boute-feu des discordes, compagnon des «bourses flasques», et termine par un choix de conseils savoureux: Mesdames, soyez prudentes; tirez le verrou du gynécée; ajustez votre fantaisie aux préceptes de la loi Oppia[222]; rapiécez pourpoints et chausses, et ne manquez pas, au retour de la messe, de quitter vos souliers de ville pour ne les reprendre que le lendemain!

Hélas! ni ces exhortations salutaires, ni le souvenir de Mme Caillou ne devaient refréner le goût des Bordelaises. Du temps du roi Henri, la rage était la même: on ne parlait que de «rendez-vous au brelan». Sans doute, des deux cent quatorze jeux familiers à Gargantua, ces dames ne possédaient qu’un petit nombre; mais comme elles usaient de ceux-là! Loin de vaquer aux soins de leur maison, demoiselles et bourgeoises risquaient leur avoir sur un coup de dé, quitte à vendre les chemises de leur mari—«chose, assure un contemporain, qui causa infinies riotes, querelles et soupçons dans plusieurs ménages, jusques à séparation de corps et de biens[223]...»

Les hommes, au surplus, tenaient tête aux femmes. Ils avaient même des ressources spéciales pour parer aux caprices de la Fortune: les rogneurs de pistoles et les faux-monnayeurs qui, durant le règne de Louis XIII, infestèrent la Guyenne, se recrutaient surtout parmi les joueurs de condition... Les vices sont des maîtres impérieux: ne faut-il pas les satisfaire! On jouait partout, dans les boudoirs et sur les fonds de barriques, à visage découvert ou sous le masque... Dans ce dernier cas, chacun apportait ses dés[224]. Ajoutons que les mises étaient énormes. Les raffinés du XVIIe siècle ne se bornaient point à risquer quelques louis: un poète du cru, Martin Despois, assure

Qu’ils couchent cent escus à tout coup sur la carte[225].

Et voilà que cette passion, exaspérée par de perpétuels stimulants, allait trouver sa consécration officielle dans les salons du gouverneur, accessibles au premier venu, pourvu qu’il fût porteur de fortes sommes[226]! Ce fut une frénésie inimaginable qui atteignit la noblesse entière, bon nombre de bourgeois et une partie du haut commerce. A ce spectacle inouï, Marmontel, qui cependant ne s’étonnait guère, éprouva un véritable saisissement. Il s’en explique dans ces termes: «Un fatal jeu de dés, dont la fureur les possédoit, noircissoit leur esprit et absorboit leur âme. J’avois, tous les jours, le chagrin d’en voir quelqu’un navré de la perte qu’il avoit faite. Ils sembloient ne dîner et ne souper ensemble que pour s’entr’égorger au sortir de table. Et cette âpre cupidité, mêlée aux jouissances et aux affections sociales, étoit pour moi quelque chose de monstrueux[227]

Bientôt, des régions élevées, la contagion s’étendit au monde de la basoche, au petit commerce et même aux artisans. Le nombre des tripots s’accrut dans des proportions incroyables, grâce à la tolérance de la municipalité[228]. La ville ne suffisant pas, le vice franchit les barrières, au delà desquelles il avait ses coudées franches. On ne vit plus, après la porte Saint-Julien que maisons louches où les naïfs, amorcés par l’enseigne de bals champêtres, étaient dévalisés en cadence. Le plus renommé de ces mauvais lieux fut celui que le duc de Duras, besogneux et dépourvu de préjugés, installa à Talence, dans sa belle propriété de Peixotte[229]... Un trafic de grand seigneur! A Paris, ces sortes de prébendes faisaient l’objet d’ardentes convoitises: personne n’ignore que les hôtels de Gesvres et de Soissons, transformés en coupe-gorge où défilait successivement la clientèle entière de l’abbé Gallande, confesseur des pendus, rapportaient, grâce au pharaon et au biribi, cent vingt mille livres par an... M. de Duras se contentait d’un moindre bénéfice: à Peixotte, le droit d’entrée était de deux écus par tête.

Le maréchal n’eut-il pas, lui aussi, la tentation d’exploiter cette mine? Ce ne fut point sans doute l’envie qui lui manqua. Sous des apparences de grand seigneur, il cachait les instincts d’un traitant de bas étage. Toute générosité ne tournant point à sa gloire lui était inconnue. Ce prodigue par vanité liardait, dans son particulier, à rendre Harpagon jaloux. «M. de Richelieu, rapporte un témoin digne de foi, ne paye pas un sou dans sa maison; on n’y voit jamais la couleur de son argent. Je sais un gouverneur de son fils chassé de chez lui, qui n’a pas encore reçu un sou et qui meurt de faim[230].» Ses scrupules, d’ailleurs, égalaient ceux de Mascarille: les tripotages de la campagne de Hanovre en donnent la mesure... Rien ne démontre, cependant, qu’il exigeât de sa clientèle le double louis qu’on payait, à l’entrée des académies parisiennes, pour avoir le droit de s’asseoir autour du tapis vert et de prendre part à un souper où ne manquaient ni les vins généreux ni les beautés faciles. Seuls, chez lui—à en croire la chronique—les valets de service bénéficiaient de la partie: dans l’espace d’un carnaval, ils se partagèrent quarante mille livres sur lesquelles, suivant l’usage, ils durent solder les cartes et la chandelle... Nous ne jurerions point que M. le Gouverneur ne laissât à leur charge d’autres menues dépenses, celle de la buvette, par exemple, et les gages des laquais!

L’hôtel de la rue Porte-Dijeaux[231] ne s’ouvrait pas cependant qu’à la mauvaise compagnie. Ce logis étrange comprenait deux bâtiments distincts, assortis de morales différentes. A côté des salons ouverts au jeu et à la galanterie, il y avait le réduit des philosophes: on l’appelait la cabane de Philémon[232]. Là, se réunissait, dans des soupers intimes consacrés à l’art et à la littérature, un noyau de Bordelais: des penseurs, comme Barbot; des gens d’esprit, comme M. de Gascq[233]; des érudits, comme MM. de Lalanne et de La Tresne...

Qu’on ne s’étonne pas de voir de pareils hommes entretenir des relations suivies avec le petit père La Maraude. La vieille amitié qui les liait à Mme d’Aiguillon leur en faisait presque un devoir. Celui-ci, au surplus, n’était point un causeur à dédaigner. La vivacité de son intelligence et une teinte superficielle de toutes choses, même des matières ecclésiastiques, suppléaient à son ignorance. Si le fond laissait à désirer, les dehors étaient brillants—ce que la marquise de Créquy traduisait de la façon suivante: il manque de chemises, mais possède une ample provision de manchettes... Comédien merveilleux, il avait le don d’enguirlander son monde. Les formules délicates abondaient sur ses lèvres... M. de La Tresne? le plus adorable des amis... Barbot? le miroir du grand président défunt... M. de Lalanne? un Socrate inimitable dont il se désolait de ne pouvoir être l’Alcibiade, et auquel—tour à tour louangeur, caressant, ému—il ne cessait de reprocher son humeur chasseresse, ses goûts sylvestres, ses occupations de marguillier qui le tenaient éloigné de Bordeaux. C’était, assure un de ses biographes, un caméléon qui, pour plaire, changeait à chaque instant de couleur et de forme...

Malgré ses talents multiples, Richelieu—l’avenir le démontrera—ne fût point parvenu à réduire certaines répugnances s’il n’eût eu la bonne fortune de trouver un appui dans la plus parfaite de ses œuvres: nous avons nommé sa fille, la comtesse d’Egmont, une sirène venue à sa suite et à qui la population entière, dont elle ne tarda pas à devenir l’idole, ne sut jamais rien refuser.

CHAPITRE XI

La comtesse d’Egmont.—Son séjour à Bordeaux.—La fête de M. Lafore.—Le consul de Suède, M. Harmensen.—L’orme de la bonne duchesse.—La Bordelaise sous Louis XV.—L’Anglais à Bordeaux, de Favart.—La guerre de 1758.—Voyage de Richelieu à Bayonne: campagne en faveur de la danse.—Les Volontaires d’Egmont.

L

Lorsque, dans les galeries de Versailles, apparaissaient Mmes d’Egmont, de Brionne et de Duras, chacun songeait aux trois déesses du mont Ida. Mme de Brionne figurait Minerve; Mme de Duras, Junon; Mme d’Egmont, Vénus... non la Vénus classique, immobile et glacée dans sa correction sculpturale, mais une Vénus animée, palpitante, joignant à l’attrait des lignes la séduction plus puissante de la pensée et de la vie. Une légère imperfection, célébrée par les poètes, prêtait à sa beauté un caractère étrange. Ses sourcils étaient trop courts; on eût dit que l’artiste chargé de les tracer se fût arrêté à moitié route, ébloui par l’éclat de deux yeux, tantôt bruns, tantôt noirs, tantôt gris, d’une magie irrésistible. Tout contribuait à un ensemble d’une saisissante originalité; mais ce qui constituait son plus grand charme, c’est un parfum de mélancolie qui se dégageait de la personne entière et l’enveloppait d’une sorte d’auréole... Mme d’Egmont se définissait ainsi: j’ai l’esprit gai, mais le cœur triste.

La cause de cette tristesse, personne ne l’ignorait. Au cours de son enfance, écoulée à l’abbaye du Trésor, Mlle de Richelieu avait partagé les jeux d’un jeune garçon qui devait être un jour le plus beau et le plus brave des gentilshommes. On le nommait le comte de Gisors. C’était le fils du maréchal de Belle-Isle, petit-fils lui-même de Nicolas Fouquet. La sympathie, entre les adolescents, ne tarda pas à se changer en un sentiment plus tendre... Ils avaient compté sans la morgue du vainqueur de Port-Mahon, grisé par son second mariage avec une princesse de Lorraine. Quand M. de Belle-Isle fit la demande, un refus hautain lui fut opposé...

—On discute trop l’ancienneté de ma noblesse, s’écria le maréchal, pour que je puisse m’allier à une maison de robe!

Vainement on lui représenta que les jeunes gens s’adoraient:

—Bah! répliqua-t-il cyniquement, ils se retrouveront dans le monde...

Ils ne se retrouvèrent pas. M. de Gisors se faisait tuer à Crevelt, tandis que Mlle de Richelieu épousait le plus puissant seigneur des Pays-Bas: le comte d’Egmont, duc de Bisaccia, de Gueldres et d’Agrigente, prince de Clèves, grand d’Espagne de première classe et chevalier de la Toison d’or... La jeune femme n’en resta pas moins fidèle à l’inclination de son cœur: malgré les mérites de l’époux choisi par les siens, elle n’éprouva jamais pour lui que de l’estime.

Cette belle désolée avait, au sortir du couvent, été recueillie par sa tante, Mme d’Aiguillon. La bonne duchesse l’entoura d’une affection toute maternelle. Elle veilla à son éducation littéraire et lui imprima cette note philosophique qui dominait dans son salon. L’élève n’eut pas de peine à égaler le maître. Tout la poussait vers les idées nouvelles: l’amitié de Mme de Tencin, qui l’avait bercée sur ses genoux; le contact des hommes appelés à vivre à ses côtés; les exemples qu’on plaçait sous ses yeux; l’air qu’elle respirait; les livres qui tombaient sous sa main... A seize ans, elle savait par cœur les dix chants de la Henriade et, comme un docteur de Sorbonne, commentait l’Esprit des lois.

Son éducation mondaine n’était pas l’objet d’une moins grande sollicitude. Elle chantait en s’accompagnant de la guitare, touchait du clavecin, excellait dans la peinture sur vélin et sur ivoire. Mlle Clairon, avec l’art des révérences, lui avait enseigné les principes de la déclamation. Quant aux manières, elle possédait celles de l’hôtel de Brancas, le refuge, sous la Régence, du savoir-vivre et du bon ton.

C’est au lendemain de son mariage, après sa présentation à Versailles, mais avant les succès qu’elle y obtint plus tard, que Mme d’Egmont, en l’absence de son mari retenu à l’armée, vint rejoindre le maréchal. Elle achevait à peine sa dix-huitième année et n’avait point encore donné la mesure de ses talents; c’était presque un début...

Il eut lieu sous les auspices de la bonne duchesse, qui tint à accompagner la voyageuse. Celle-ci n’eut pas plus tôt mis pied à terre que «tous les cœurs voloient vers elle». De toutes parts, on s’ingénia à lui plaire. La société parlementaire, Mme Duplessy en tête, se l’arracha. Le petit clan de la noblesse d’épée se mit aussi en dépense. Il n’est pas jusqu’au monde du négoce qui ne voulût témoigner son admiration pour la belle des belles.

Parmi les grands seigneurs de l’armement, à côté des Nairac, des Gradis et, plus tard, des Bonnaffé, il en est un qu’il faut mettre hors de pair: il se nommait M. Lafore. C’était, en même temps que l’oracle de la Bourse, un patriote éclairé, un enjôleur des foules, un prodigue incomparable. M. Lafore, voulant fêter dignement Mme d’Egmont, sut trouver de l’inédit: une réception grandiose à bord d’un navire en partance[234]. Ses hôtes? La fleur de la Rousselle et des Chartrons, les officiers de la Jurade, le gouverneur et sa suite, les représentants des nations étrangères, parmi lesquels le consul de Suède, M. Harmensen,

Moins grave qu’un consul romain,
Tourmenté par trente rivales,
Et qui, dans l’empire latin,
N’auroit point laissé de Vestales...

Un carrosse à quatre chevaux conduisit l’illustre invitée à la façade de la Bourse où elle apparut, à tous les yeux, comme la déesse chantée par le poète...

Qu’on se la représente, en sa beauté juvénile, suivant un tableau célèbre conservé au musée du Louvre[235]. Teint délicat, fraîcheur exquise, regard voilé par une douce réserve, taille cambrée dans une pose pleine de charme et de naturel. Le costume, en dépit de sa simplicité, accuse une rare élégance: chapeau de paille à larges revers, robe gris pâle d’une nuance indéfinissable, ornée, au corsage et aux manches, de nœuds de velours héliotrope. Pour faire honneur à ses hôtes, elle s’est parée de quelques-uns de ses bijoux—ceux dont elle a reçu la garde le jour de son mariage: un bracelet garni d’hyacinthes de la plus belle couleur capucine; une aigrette avec pendeloques «d’un orient merveilleux»; enfin, un collier de perles, valant plus de quatre cent mille écus, lequel, dans la maison d’Egmont, «étoit substitué à perpétuité, ni plus ni moins qu’un majorat de Castille ou qu’une principauté de l’Empire[236]

Un brigantin, servi par des matelots en casaque rouge et argent, munis d’avirons aux armes du maréchal, vint prendre les héros de la fête qu’escortèrent des centaines de barques avec leurs voiles multicolores et leurs pavillons enrubannés: «C’est, dit le chroniqueur, au milieu de la mer, sur le tillac d’un navire, que furent présentées ce grand nombre de femmes aimables que le commerce retient à Bordeaux...»

Durant le cours de la visite, des instruments variés—tambourins, violes, cors de chasse—alternèrent avec des salves d’artillerie. Puis, vint une collation digne de la table des Dieux. Le programme portait ensuite un bal champêtre. Il devait avoir lieu au quai des Chartrons, sous l’orme de la bonne duchesse, un orme gigantesque qui jouait un rôle considérable dans la vie des Bordelais, si l’on en juge par ce couplet, d’une note émue:

Entre tous les ormeaux qui bordent le rivage,
Un vieil orme s’élève, et c’est sous son ombrage
Que, découvrant au loin la surface des eaux,
Le commerçant heureux voit rentrer ses vaisseaux.
Le parjure, jamais, n’approcha cet asile
Et les vieillards disent que, de tout temps,
Les traités qu’on a faits sous son ombre tranquille
Ont été justes et constants...
Un intendant couvert de gloire[237]
(Faut-il que cette tache ait souillé sa mémoire
Et qu’un grand nom soit obscurci!)
Déclarant aux ormeaux la guerre la plus vive,
Du plus bel ornement dépouilla cette rive...
L’égide de Pallas[238] vint couvrir celui-ci:
Pallas le préserva de la hache inhumaine,
Et, consacré, depuis ce temps,
A la déesse des talents,
Le destin de Bordeaux à son destin s’enchaîne...
Tant que cet orme durera,
Qu’avec respect on soutiendra
Ses rameaux que son tronc ne soutiendroit qu’à peine,
Bordeaux doit être une seconde Athène...

La seconde Athènes, ce beau soir, se pressait tout entière sur les rives de la Garonne. L’encombrement fut tel que les hôtes de M. Lafore ne purent se frayer un passage jusqu’à l’arbre tutélaire. Il fallut renoncer aux danses en plein vent; mais la fête n’y perdit rien. Comme sous la baguette d’une fée, vingt salons s’éclairèrent soudain dans vingt maisons différentes, et autant d’orchestres convièrent la compagnie à de joyeux ébats. Au lieu d’un bal, ce fut une série de bals improvisés que Mme d’Egmont, semblable à une abeille qui voltige de fleur en fleur, honora tous de sa présence... Aucune cité au monde—si ce n’est celles qu’on voit en rêve—n’eût pu accomplir un pareil tour de force...

Cette soirée devait être décisive. Portée aux nues, la fille de Richelieu, par une juste réciprocité, voua à la ville de Bordeaux l’affection la plus tendre,... affection qui s’explique sans peine. Le Bordelais rachète, par tant de qualités, les défauts de sa race! Quant à la Bordelaise, si séduisante à travers les âges, quel charme ne répand-elle pas à une époque dont les raffinements exquis s’harmonisent à souhait avec les dons qu’elle reçut du ciel! Déjà, cent ans plus tôt, un voyageur émerveillé s’en expliquait ainsi: «Je n’ai jamais rien vu d’aussi charmant que les dames de Bordeaux, lesquelles vont à l’envy à qui rendra plus de civilité aux estrangers et prennent tant de soin à paroistre généreuses à leur égard[239]...»

Ces qualités natives d’élégance, d’urbanité, de politesse, se sont encore affinées sous le règne de la poudre et des mouches; la Bordelaise du XVIIIe siècle peut, sans crainte, affronter la comparaison avec ses rivales les mieux douées. L’air accueillant, le sourire aux lèvres, gracieuse en ses moindres gestes, elle a dans le regard comme un reflet mutin... On la représenterait volontiers sous les traits de Rosine, telle que la dépeint l’impertinence de Figaro, fraîche, accorte, agaçant l’appétit, pied furtif, taille droite et élancée, avec des mains, une bouche, des yeux... Oh! les yeux!... et un nez, comme on disait alors «tourné à la friandise». L’esprit—une fleur qui pousse en pleine terre sous le soleil de Gascogne—lui a été dévolu avec largesse; comme Rosine, elle saurait, le cas échéant, briser grilles et verrous... Dieu merci, l’effort de son intelligence a trouvé un emploi plus profitable. Mondaine, elle l’est dans toute la force du mot; mais elle sait allier le plaisir aux choses de la pensée. Les lettres lui sont chères et l’art ne la laisse pas insensible. Mme Duplessy a fait école. Autour d’elle se meut un essaim de jeunes femmes, curieuses de nouveautés, se passionnant pour les questions à l’ordre du jour, causant philosophie entre deux ritournelles, et lisant, après les émotions du bal... le Système de la nature, du baron d’Holbach, ou l’Histoire ancienne, de l’honnête Rollin[240].

Cette dualité étrange qui n’est, en somme, que la marque distinctive du caractère français, est nettement mise en relief dans une pièce représentée, le 14 mars 1763, par les comédiens de Sa Majesté. Elle a pour titre l’Anglais à Bordeaux et, pour auteur, Charles Favart, célèbre à la fois comme écrivain et comme mari; celui-là même que le maréchal de Saxe congédiait quand il allait voir sa femme, et à qui Collé attribua le surnom de Racine du vaudeville. L’intrigue, quoique simple, ne manque pas d’originalité. Milord Brumton a été battu et fait prisonnier par le capitaine Darmant, un armateur bordelais élevé dans le culte de l’Encyclopédie. Celui-ci ne se borne pas à loger l’insulaire dans sa maison, il le comble, en secret, de soins, de prévenances, de bienfaits. Grand émoi de Milord, qui se débat comme un diable, repousse la main de son vainqueur et accable de malédictions la nation frivole dont il a le malheur de subir le joug. S’il a horreur de la France en général, Bordeaux, avec ses jeux, ses ris, ses danses, ses concerts, lui est particulièrement odieux... Impudents! s’écrie-t-il, doubles traîtres!

Pour me troubler dans mes ennuis,
Tous les jours des sauts, des gambades,
Et tous les soirs des sérénades!

Quel triomphe d’apprivoiser ce puritain!... Une entreprise bien féminine. La marquise, sœur de Darmant et veuve par le plus fortuné hasard, ne craint pas de tenter l’aventure. Qu’elle ait, comme la pupille du seigneur Bartholo, la tête un peu légère, cela ne fait point doute; mais aussi que de vaillance, de décision, de bon sens même, sous son enveloppe de petite-maîtresse! Vainement cherche-t-on à la dissuader: nous verrons, s’écrie-t-elle,

Nous verrons ce philosophe,
Et, s’il veut raisonner, c’est moi qui l’apostrophe...
Je philosophe aussi, quand je veux, tout au mieux!

Et l’enjôleuse de citer Locke et Swift, de formuler d’ingénieux aperçus sur l’injustice qu’il y a à juger les gens d’après leurs masques, de prêcher la concorde entre les peuples et d’émailler sa péroraison de sentences humanitaires que ne désavouerait pas le patriarche de Ferney... Si bien que, ébloui de tant de grâce et de raison, Milord dépose aux pieds de l’enchanteresse son orgueil, ses préjugés et son amour...

Là où un sujet de Sa Majesté britannique se déclarait vaincu, comment Mme d’Egmont n’eût-elle point été sous le charme!

L’Anglais à Bordeaux était une pièce de circonstance, improvisée en l’honneur de la paix. Or, à l’arrivée du maréchal et de sa fille, la guerre sévissait encore. Bordeaux présentait l’aspect d’une ville assiégée. Des régiments nombreux y tenaient garnison, sous le commandement de MM. de Lorges, lieutenant général, de Narbonne et de Jonzac, maréchaux de camp, et de plusieurs brigadiers. Les troupes régulières se doublaient de compagnies recrutées dans la province et placées sous les ordres d’anciens officiers dont l’accoutrement, parfois bizarre, ne laissait pas que de jeter une note gaie sur cet appareil belliqueux. Ce n’étaient que défilés de milices bourgeoises, que parades tambours en tête, que travaux exécutés en vue d’une défense problématique. Le Château-Trompette, qui n’eût pas tenu vingt-quatre heures, recevait une ceinture de palissades; mais l’effort principal se concentrait sur le Médoc où l’on redoutait une descente. De nombreuses batteries s’échelonnaient entre la pointe de Grave et l’embouchure de la Dordogne, sous la garde de quatre-vingts capitaines de vaisseaux marchands. Ce n’était point assez que de prendre des mesures contre l’ennemi du dehors, il fallait aussi se prémunir contre les traîtres de l’intérieur. Dans ce but, on expulsait tous les Anglais établis dans la ville et même les Irlandais qui, ayant obtenu des lettres de naturalisation, ne conservaient de leur ancienne origine que le nom, l’accent et «les boucles de soulier»... Enfin, par surcroît de précaution, on organisait sur le littoral un système de guetteurs avec des feux pour donner l’alarme... Moyennant quoi, on vécut perpétuellement sur le qui-vive; dès qu’un navire apparaissait au large, sa présence était signalée, et, sur-le-champ, la nouvelle se répandait que l’armée britannique marchait sur Bordeaux, au nombre de vingt ou trente mille hommes[241]!

Prenant texte de ces inquiétudes, Richelieu proposa la création d’un camp retranché dans le voisinage de Lesparre... Au dire des sceptiques, ce souci de rassurer son monde n’aurait eu d’autre cause que le désir d’augmenter les émoluments du gouverneur commandant en chef[242]. Le ministre de la guerre, M. de Belle-Isle, flaira sans doute le piège. Toujours est-il que l’autorisation fut refusée[243]... Ce que voyant, le maréchal, qui déjà avait visité l’Aunis et la Saintonge, résolut d’inspecter les côtes de l’Océan jusqu’à la frontière d’Espagne.

Quand Louis le Grand daignait prendre le commandement de ses armées, les historiographes de France marchaient à sa suite, l’écritoire au poing, en vue d’enregistrer les hauts faits qui allaient s’accomplir. C’est ainsi que Nicolas Boileau célébra les exploits dont le Rhin—fleuve à la barbe limoneuse—fut le témoin attristé... A l’exemple du Roi-Soleil, le duc de Richelieu avait son thuriféraire en titre. On l’appelait Carloman de Rulhière: un nom qui ne tardera pas à figurer sur la liste des membres de l’Académie française...

Attaché à la personne de Mme d’Egmont plus qu’à celle du maréchal, dont il avait reçu un brevet d’aide de camp, le futur immortel possédait l’art de charmer la jeune comtesse par un choix de bons mots, d’anecdotes plaisantes, de vieux contes finement rajeunis... Un emploi dangereux pour une tête de son âge: comment l’amour n’eût-il pas réclamé ses droits?... Mme d’Egmont, toujours mélancolique, répondait aux prévenances du galant officier par une confraternité affectueuse dont celui-ci faisait ses délices. Chaque matin voyait poindre des œuvres de sa façon, petits vers ou bouts rimés. En habile courtisan, il ne se bornait pas à célébrer les grâces d’une Muse devenue sa protectrice: il savait également flatter le gouverneur, dont le crédit ne lui devait point non plus être inutile. Tantôt, il chantait les splendeurs «de son royaume d’Aquitaine»; tantôt, il lui adressait, sous le masque, devant un auditoire d’élite, des madrigaux dans le goût de celui-ci:

Tu voudrois connaître mes traits
Et les sentiments de mon âme?
Si je te crains, je suis Anglais,
Si je t’aime, je suis Français,
Si je t’adore, je suis femme!

Quant à la bonne duchesse, Rulhière la régalait de récits, moitié prose, moitié vers, à l’instar de sa lettre sur la fête Lafore.

C’est ce même genre qu’il adopta pour transmettre à la postérité le souvenir du voyage à Bayonne. Le sujet, à vrai dire, était de nature à tenter une plume alerte; presque autant que le projet—prêté par Voltaire au maréchal—de dessaler l’Océan[244]... Nonchalamment étendu dans sa dormeuse, le vainqueur de Port-Mahon ne se contente pas de jeter un coup d’œil d’aigle sur les fortifications élevées le long de la route, de morigéner les ingénieurs auxquels il condescend à apprendre leur métier, de rêver une restauration du port de Saint-Jean-de-Luz... Turenne se fût contenté de l’œuvre militaire: Richelieu voit plus loin et plus haut. En lui le guerrier se double d’un philosophe... L’Adour à peine franchi, son regard découvre un point faible: le pays basque est plongé dans le marasme

depuis qu’en ces hameaux,
Des curés à grands chapeaux
Ont attristé l’innocence,
Voulant ajouter la danse
Aux sept péchés capitaux...

Eh! quoi, proscrire le culte de Terpsichore! O clergé fanatique!... Le vice-roi d’Aquitaine s’empresse de proclamer la liberté des entrechats et ordonne qu’un tambourin demeurera désormais attaché à chaque paroisse... Les hommes à grands chapeaux durent se soumettre: Richelieu, par manière de représailles, eût mis à leur place des maîtres de ballet!

A dater de ce jour mémorable, le voyageur reçut l’accueil réservé aux conquérants. Chapitres, Présidiaux, Corps de villes, déversèrent autour de sa dormeuse des torrents d’éloquence. On le compara à une foule d’hommes illustres, «jusque-là que le consul de Tartas l’appela Pindare.» Le cortège passa à Dax, où il fut hébergé par un évêque «qui menoit une vie très douce entre ses oiseaux et ses fleurs», à Mont-de-Marsan, à Bazas, et s’arrêta à Roaillan, où l’attendait

Le sage président Lalanne
A qui tout citadin ne semble qu’un profane,
Qui, des soucis du monde à présent délivré,
S’applaudit d’une paix si grande,
Et ressemble au rat retiré
Dans un fromage de Hollande...

Plus loin, se présentait un escadron de jolies femmes qui, luttant de prévenances, escortèrent le héros du jour jusqu’à son palais de la rue Porte-Dijeaux, où, suivant toutes vraisemblances, l’attendaient des arcs de triomphe...

Mme d’Egmont n’avait point pris part à cette glorieuse promenade. D’importantes occupations la retenaient à Bordeaux. Aux troupes régulières destinées à tenir campagne, le patriotisme bordelais avait joint des bataillons de volontaires. Ainsi s’étaient formées les compagnies de Guyenne et de Fronsac, dont les costumes bariolés excitaient l’admiration. La belle comtesse ne voulut pas demeurer en reste. Elle provoqua l’enrôlement d’une troisième compagnie, sous le titre de Volontaires d’Egmont... L’uniforme tirait l’œil: rouge, avec parements de velours noir, aiguillettes d’argent, plumet et cocarde aux couleurs de France... A chaque engagé, elle offrait, de sa mignonne main, la cocarde et le plumet[245].

Les cadres furent vite remplis. Ils comprirent: un commandant, deux lieutenants, un aide-major, trois sergents, trois caporaux, trois anspessades et cinquante-quatre volontaires,—sans compter la colonelle qui ne cédait à personne l’honneur de guider ses recrues[246]. En la voyant défiler à leur tête, l’épée au poing, merveilleusement jolie sous son costume militaire, chacun fredonnait, sur l’air Belle brune que j’adore, ces couplets louangeurs:

Est-ce Pallas, est-ce Bellone
Qui brille de tant de feux,
Conduisant cette colonne
De guerriers audacieux?
Mille amours dessus ses traces
Voltigent de rang en rang...
Pour escorte, elle a les Grâces
Et Mars pour aide de camp[247]!

La tradition rapporte qu’à la fin du règne de Louis XV, les officiers de carrière prenaient plaisir à faire de la tapisserie. Les Volontaires d’Egmont, d’allures moins féminines, passaient leurs journées en exercices et en patrouilles... Les Anglais n’avaient qu’à se bien tenir! Par contre, la Guyenne pouvait dormir en paix... C’est pourquoi les spectacles, les concerts, les fêtes reprirent leur train accoutumé—si tant est, d’ailleurs, qu’ils eussent jamais été interrompus!

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