La société bordelaise sous Louis XV et le salon de Mme Duplessy
CHAPITRE XII
Mme d’Egmont à l’hôtel Duplessy.—Le culte de Rousseau.—Rulhière et le marquis de Saint-Marc.—MM. de Lamontaigne, Risteau, Pelet d’Anglade, de Lamothe, Baritault de Soulignac, d’Albessard, etc...—Le président de Lavie et ses œuvres.—Paul-Marie-Arnaud de Lavie.—Joseph Vernet.—Hommage de Barbot à Thémire.—Un cénacle de jeunes femmes: satire anonyme.—Économistes et savants: le chevalier de Vivens, M. de Romas et ses expériences, l’abbé Baudeau à la recherche de sa voie.—Une lecture de Dom Galéas.
La marquise du Deffant assure qu’il y a trois moyens de remplir la vie: l’occupation du cœur, le travail du corps, l’exercice de l’esprit. Ces moyens, Mme d’Egmont les employait tous trois, en consacrant au dernier le plus clair de ses loisirs: l’étude—au retour de la parade—l’absorbait durant le jour; le soir, elle soupait chez Mme Duplessy[248].
On voit, dans cet étonnant XVIIIe siècle, d’étranges liaisons entre grandes dames ou petites-maîtresses. On s’y adore à première vue parce que de part et d’autre—coïncidence providentielle!—on a eu l’idée de se mettre une assassine à la naissance du sourcil, ou qu’on porte «un ruban de même couleur de rose»...
L’affection qui unit Mmes d’Egmont et Duplessy avait des causes moins futiles. Toutes deux, malgré la différence d’âge, sentaient et pensaient de même. Toutes deux, éprises des sciences positives, aimaient la nature, non avec l’affectation d’élégantes asservies à la mode, mais «en sincères campagnardes». Un autre sentiment devait encore resserrer les liens existant entre elles: leur dévotion commune à Jean-Jacques Rousseau... On ne peut, aujourd’hui, se rendre compte de l’influence exercée par le citoyen de Genève. Du culte qu’il inspira à ses contemporaines naquit une sorte de franc-maçonnerie dont les ramifications s’étendaient au loin. Le nombre des femmes qui, sous prétexte de musique à copier, allèrent s’imprégner du parfum du maître, est incalculable. Mme Duplessy accomplit-elle le pieux pèlerinage? Ce ne fut sûrement point l’envie qui lui manqua... Son admiration pour le dieu résulte suffisamment de la pièce suivante que, par une exception significative, elle consigna, de sa propre main, sur le sottisier de l’ami Barbot:
La ferveur de Mme d’Egmont n’était pas moins profonde. Elle datait de sa sortie du couvent. Richelieu, après Fontenoy, voulant éblouir Paris par l’éclat de ses fêtes, en confia la partie musicale à Rousseau qui eut dès lors ses grandes entrées dans la maison. La jeune pensionnaire recueillit les premiers échos du Devin du village: ils la bercèrent comme un rêve. De son côté, Jean-Jacques fut attiré par cette intelligence en voie de formation... Toujours aux petits soins, il herborisa pour elle, lui dévoila les secrets de la nature, composa des romances à son intention, l’éleva à la dignité de confidente... Le cœur du maître se prit-il aux charmes de l’élève? Mme Necker l’affirme, dans une phrase sèche comme sa personne. La beauté de Mme d’Egmont, assure-t-elle, est un paradoxe: il n’est pas étonnant que Rousseau en soit amoureux... A cet amour—si tant est qu’il existât—répondit la plus fidèle admiration[249].
Mme Duplessy ne pouvait offrir à sa séduisante amie le commerce du cher philosophe; les ressources qu’elle mit à sa disposition n’étaient point pourtant à dédaigner. Ses salons avaient vu peu à peu, malgré une sélection jalouse, augmenter le nombre des fidèles: la présence de Mme d’Egmont leur imprima un caractère mondain auquel, vingt ans plus tôt, on ne songeait guère... Il est facile, par un travail de restitution semblable à ceux dont on usa pour faire revivre la société de Mmes de Tencin et de Lambert, de passer en revue le personnel qui, à cette époque, fréquenta l’hôtel du Jardin-Public. Ouvrons cette porte que jadis poussa la main de Montesquieu, pénétrons dans le salon d’honneur et jetons un coup d’œil rapide sur l’assemblée qui s’y presse...
Deux officiers s’offrent à nos regards: l’un dans le costume sévère des gendarmes du roi, l’autre avec l’habit bleu brodé d’argent des gardes-françaises... La maréchale d’Estrées, qui savait apprécier les jolis hommes, eût hésité entre eux.
Le premier, Claude-Carloman de Rulhière, nous est connu. Figure intéressante: nez au vent, légèrement pointu comme le nez des malicieux, front haut, bouche narquoise, œil d’une rare pénétration: un beau ténébreux qui ne plaît pas moins aux femmes par ses hardiesses que par ses madrigaux. Il réussit peu, en revanche, auprès des hommes: certains jugements portés sur lui poussent la sévérité jusqu’à l’injustice. De la campagne de Hanovre, où il suivit Richelieu en rêveur plus qu’en soldat, Rulhière a rapporté un poème dont il ne craint pas, sous le couvert de l’éventail, de réciter quelques passages. Les Disputes, tel en est le titre. «Lisez-les; c’est du bon temps!» en dira Voltaire qui, dans ses exagérations de vieille coquette aussi facile à prodiguer la louange qu’avide de la recevoir, n’hésite pas à comparer ce badinage aux chefs-d’œuvre de La Fontaine et de Molière. Ce qui vaut mieux que les Disputes, ce sont les travaux que, devenu diplomate, le jeune officier, mettant le sceau à sa réputation, édifiera sur l’histoire de Russie et de Pologne.
Son compagnon, Jean-Paul-André des Razens, marquis de Saint-Marc, est un Gascon de bonne mine, au sourire railleur, au regard fin, à l’abord séduisant, à l’imagination féconde: on sent que le soleil du Midi chauffa cette tête aristocratique. Sa bravoure est proverbiale: à quinze ans, n’étant encore qu’enseigne, il se distinguait de telle sorte que Louis XV l’embrassait en présence de l’armée entière. Maintenant, il sert dans les gardes-françaises—un régiment renommé pour ses bonnes fortunes... M. de Saint-Marc célèbre les siennes en strophes légères où apparaissent parfois d’heureuses inspirations:
Les beaux yeux sont pour moi ceux où je lis qu’on m’aime!
explique-t-il avec une fatuité qui révèle son talon rouge et donne un avant-goût de la manière voluptueuse de Musset. La verve anacréontique de ce conquérant n’est pas toujours inoffensive: témoin l’épigramme qu’il décocha à Mme de Staal-Delaunay, coupable, à son gré, d’avoir exclu de Mémoires exquis plus d’une aventure galante dont elle fut l’héroïne.—Pouvais-je agir différemment! lui fait-il confesser,
.... Je ne me suis peinte qu’en buste!
A ce menu bagage littéraire, il faut joindre un lot d’épîtres et de fables où perce un scepticisme malin, deux comédies-ballets, une tragédie lyrique, Adèle de Ponthieu, représentée à l’Opéra et remise trois fois à la scène... N’est-ce point suffisant pour la célébrité d’un soldat-gentilhomme, à une époque où tant de poètes attitrés furent de simples ajusteurs de rimes? Néanmoins, l’oubli—frère jumeau de la mort—eût emporté, comme tant d’autres, le nom de Saint-Marc sans un impromptu récité dans l’inoubliable soirée du 30 mars 1778, où Paris, en délire, couvrit de fleurs le cénobite de Ferney. Quelques vers du triomphateur, en réponse à son confrère de Gascogne, firent plus, pour la gloire de ce dernier, que ses titres académiques. Il le confesse ingénument:
En ce moment, une douce griserie absorbe le jeune poète, dont les regards suivent avec persistance la silhouette de Mme d’Egmont. Rulhière le rappelle à la réalité:
—Marquis, murmure-t-il à son oreille, n’êtes-vous pas de la maison?
—Sans doute, en qualité de neveu d’un vieil ami, le conseiller Jean-Jacques Bel.
—Alors, faites-moi la grâce de mettre un nom sur les visages qui nous entourent.
Déférant à ce désir, M. de Saint-Marc désigne d’un mot chacun des personnages qui évoluent sous leurs yeux:—le négociant Risteau, dont la plume agile se signala au service d’une cause juste[250];—M. de Baritault de Soulignac, qui s’est fait une spécialité de l’étude des fossiles;—M. Balan, de la Cour des Aides, naturaliste renommé;—les frères de Lamothe, Alexis et Delphin, jurisconsultes éminents, à la veille de publier leur commentaire sur les coutumes en vigueur dans le ressort du Parlement de Guyenne;—François Cazalet, leur émule au Barreau, dont la fin tragique rappellera celle de Sénèque[251];—Guillaume Brochon, un autre avocat de race, le modèle des dialecticiens;—le sculpteur Claude Francin, sur le point d’achever ses travaux de la place Royale;—le mélomane Sarrau de Boynet, sans lequel il n’est pas de bonne fête musicale;—le docteur Grégoire, aussi beau parleur qu’habile praticien;—M. Journu, dont la précieuse collection enrichira un jour la Ville[252];—M. Ansely, «un philosophe anglais d’un caractère vénérable...» Sa fille vient de faire la conquête de Marmontel qui, pour lui plaire, composa la romance de Pétrarque, dont raffolent les salons[253].
Des officiers de robe leur succèdent:—François de Lamontaigne, qui eut l’honneur de prononcer à l’Académie l’éloge de l’auteur des Lettres persanes;—l’avocat général Dudon, l’un des esprits d’élite auxquels l’humanité devra l’abolition de la question préparatoire;—le président Antoine-Alexandre de Gascq, à qui l’on commence à reprocher sa trop grande liaison avec le maréchal;—Jean-Baptiste de Secondat, agronome et naturaliste, digne fils d’un père illustre;—Jacques Pelet d’Anglade, encore sous le charme de la conversation de Voltaire[254];—M. d’Albessard, le plus spirituel des officiers du ministère public, lequel, assure-t-on, prépare ses harangues dans la chaise qui le transporte au bal...
—Monsieur, lui demande une dame qui vient de se le faire présenter, il me semble vous avoir vu quelque part...
—En effet, réplique-t-il, j’y vais quelquefois...
Le mot, depuis, a fait fortune[255].
Quittons cet aimable plaisant pour aborder le président de Lavie, dont le visage austère se profile à l’extrémité de la bibliothèque[256]... Physionomie fruste et bourrue, Jean-Charles de Lavie est un apôtre des idées nouvelles. Mais, au rebours d’une foule de néophytes, il conforme sa conduite à ses doctrines. La simplicité de ses goûts est légendaire: il se nourrit de cruchade, en guise de brouet noir, et ne circule qu’à pied pour ne point humilier les gens dépourvus de carrosse...
Ce Spartiate n’est pas seulement un citoyen honnête, c’est aussi un écrivain de talent. Ses Réflexions sur les grands hommes de Plutarque dénotent une connaissance profonde de l’histoire ancienne. Mais son œuvre capitale a pour titre: Des Corps politiques et de leurs gouvernements. Ce n’est, à vrai dire, qu’une imitation de la République, de Bodin[257]; mais, si l’auteur épouse, en les accommodant aux mœurs modernes, des idées professées avant lui, la part qui lui revient en propre est digne d’examen. Elle augmente à chaque édition—il y en eut quatre—et finit par constituer une œuvre personnelle d’une valeur indiscutable[258].
Paris vient de faire, au traité des Corps politiques, l’accueil le plus flatteur. Fréron, dont la plume ne brille point par l’indulgence, lui consacre une longue étude où l’éloge n’est pas ménagé. «Je ne crois pas, dit-il, que, depuis l’Esprit des lois, nous ayons eu une meilleure production de ce genre. Peut-être même cet ouvrage est-il plus utile que l’Esprit des lois, parce qu’il est rempli d’une infinité de vues patriotiques qui l’emportent sur la théorie du célèbre président. C’est partout le philosophe éclairé, le législateur zélé sans enthousiasme, ne s’écartant jamais de la vérité et de la simplicité des moyens, ne sacrifiant jamais à l’amour de l’hypothèse, ne s’égarant point dans ces rêves d’un homme de bien qui ne peuvent se réaliser. C’est un habile médecin qui proportionne les remèdes au tempérament de ses malades, et qui, cependant, les met sur le chemin de la santé[259]»
Ce jugement n’implique-t-il pas quelques réserves? Si certaines doctrines de Jean-Charles de Lavie peuvent aujourd’hui prêter matière à discussion, les chapitres qu’il consacre au duel, à l’indépendance du magistrat, au droit de vie et de mort, à la liberté du commerce, à la dépopulation des campagnes—dont les habitants, «aimant mieux être exacteurs qu’essuyer l’exaction,» s’enrôlent parmi les agents du fisc,—au régime des corvées, pour lesquelles, en termes émus, il sollicite un adoucissement; toutes ces pages, où le style reste toujours à la hauteur de la pensée, témoignent d’une âme généreuse éprise d’un ardent amour de l’humanité... Peut-être cet oublié, qui se recommanda par ses vertus civiques autant que par ses écrits, mériterait-il d’être rappelé au souvenir de ses concitoyens autrement que par la plaque d’une rue où les honnêtes gens ne peuvent s’aventurer...
D’autant mieux que le nom de Lavie ne cessera point, jusqu’au commencement de ce siècle, d’être porté dignement. Voici, en effet, Paul-Marie-Arnaud, fils de Jean-Charles, comme lui président au Parlement, comme lui aussi pratiquant un sage libéralisme. Député de la noblesse aux États-Généraux, il sera des premiers à joindre son suffrage à ceux des représentants du Tiers... En vue de se préparer aux luttes politiques, il étudie, il médite, il voyage. L’an dernier, il parcourait l’Angleterre. Bientôt, il visitera la Suisse «pour voir des hommes libres et jouir du spectacle d’une nation indépendante au milieu de l’Europe»[260]. L’égalité, que chacun commence à prôner, n’est pas pour lui une formule vaine. Hier, il adoptait un jeune nègre qu’il associe aux études, à l’éducation, aux jeux de ses propres enfants. Demain, il offrira un refuge aux vieillards et aux orphelins. Partout, il prodigue les trésors d’une bienfaisance inépuisable... Le souvenir de ces actes de philanthropie suffira pour arracher son acquittement au Tribunal révolutionnaire, devant lequel un farouche sans-culotte, s’improvisant son défenseur, ne craindra pas de rendre hommage à ses sentiments patriotiques, aussi bien qu’aux traditions libérales du Parlement défunt[261].
Mais voilà que, derrière lui, apparaît un personnage de petite taille, au visage ouvert, au teint hâlé, à l’œil brillant, aux traits d’une vivacité méridionale. C’est le peintre Joseph Vernet, depuis dix-huit mois à Bordeaux, où, par ordre de Sa Majesté, il travaille à des vues de la rade. Deux de ses tableaux—deux chefs-d’œuvre—viennent d’être exposés à la Bourse. Versailles les réclame; mais la Guyenne a la bonne fortune d’en conserver plusieurs autres[262]. Quelque considérable que soit le nombre de ces toiles, Vernet n’a pu, cependant, satisfaire tout le monde; aussi annonce-t-il que celles qui représentent le Château-Trompette seront incessamment gravées par Cochin et Le Bas, afin de permettre à tous ses amis de garder un souvenir de son passage. A cette déclaration, des cris éclatent de toutes parts:
—Monsieur Vernet, portez-moi sur votre liste!... Monsieur Vernet, ne m’oubliez pas!...
Il inscrit à la hâte: l’abbé de Laneufville, MM. Pic frères, M. Morel, M. de Richon, le marquis de Roally... Puis, se voyant débordé:
—Messieurs, s’écrie-t-il, ne vous préoccupez pas; j’enverrai chez Labottière un ballot qui permettra de faire droit à toutes les demandes...
Alors, aux applaudissements de l’assemblée, la comtesse d’Egmont s’avance, escortée de Mme Duplessy, et fait hommage au grand artiste d’une tabatière en or qu’il accepte les larmes aux yeux[263].
Durant le cours de cette scène, Mme d’Aiguillon devise avec Barbot. L’âge, hélas! commence à se faire sentir. La figure s’empâte, la taille s’épaissit, la voix devient plus sonore, bien que ce ne soit pas—comme se plaît à le dire Mme du Deffant—la trompette du jugement dernier. Ce qui, en revanche, n’a pas changé, ce sont les délicatesses de cœur de l’excellente femme, toujours avenante, toujours charitable, toujours spirituelle... A-t-elle vraiment vieilli? On en peut douter: apprenez, disait Mme de Chaulnes, qu’une grande dame reste toujours jeune...
C’est ce que Barbot, avec une complaisance galante, s’efforce de démontrer...
—Flatteur, murmure-t-elle; trêve de menteries!
Et comme le président proteste, jurant que, le matin même, il a transcrit sur ses tablettes des vers en l’honneur de la duchesse...
—Une ode? demande-t-elle...
—Non, Madame, un madrigal.
—Voyons: cela me reportera de vingt ans en arrière, à l’époque où, séducteur, vous serriez de près certaine comtesse et lui enseigniez l’art de choisir un amant...
—Et où, réplique Barbot, vous nous disiez des chansons gauloises telles que la Béquille du père Barnabas[264]!
—Ce temps-là n’est plus, Barbot: on ne sait plus rire en France.
—A qui le dites-vous, duchesse! Maintenant, au lieu d’épîtres amoureuses, j’écris... je vous le donne en cent!... une dissertation sur saint Barnabé[265].
—Voyons le madrigal.
—M’y voici:
—Eh! mais, s’écrie Mme d’Aiguillon, l’idée est délicate et la chute jolie: Thémire aurait mauvaise grâce à n’être point satisfaite...
A ce moment, M. de La Tresne, après quelques paroles avec M. de Secondat, vient faire sa révérence à la duchesse...
—Je gage, assure-t-il, que Barbot vous récite les Quand et les Pourquoi décochés à notre ami Pompignan.
—Non certes; que signifie?...
—Que Pompignan, avec son orgueil démesuré, est en train de devenir la fable de Paris. Voltaire, qu’il n’a pas craint d’attaquer en face, vient d’entrer en lice... Ah! Madame, quelle volée de bois vert!
—Vous ne m’en disiez rien, Barbot...
—C’est ce matin, duchesse, que je reçus le paquet[266]; justement, j’ai la pièce sur moi...
Et le bonhomme de fouiller dans des poches gigantesques où foisonnent pêle-mêle journaux, lettres, brochures, papiers de tous formats; mais ses efforts demeurent vains... A sa mine déconfite, Mme d’Aiguillon ne peut réprimer un rire retentissant...
—M. de Montesquieu, insinue-t-elle, estimait que, dans l’ordre des choses difficiles, il en est deux devant lesquelles il faut s’avouer impuissant: découvrir une épingle dans un char de foin, et retrouver un manuscrit confié à votre vigilance... Je commence à croire qu’il avait raison.
—Madame, réplique sentencieusement Barbot, M. de Montesquieu, quand il prenait la peine de juger son monde, ne se trompait jamais... Aussi bien, ma mémoire peut-elle suppléer au désordre qu’il vous plaît de relever en ces termes sévères...
Et il se met à réciter la satire dont Bordeaux, après Paris, allait faire des gorges chaudes...
Laissons Lefranc de Pompignan sous la férule, et passons dans le salon voisin où, pour causer à l’aise, s’est réfugiée une troupe de jeunes et jolies femmes. C’est le coin des minois espiègles, des yeux éveillés, des épaules troublantes. On devise, on rit, on chuchote à travers un nuage de poudre, des flots de parfums, une avalanche de gazes, de plumes et de fleurs: le fouillis le plus pittoresque en même temps que le plus harmonieux...
Élisabeth Duplessy, debout, dans la pose d’une prêtresse d’Apollon, prononce quelques paroles qui éveillent vivement la curiosité, car les caquetages cessent comme par enchantement, les chaises se rapprochent, et l’on n’entend plus que le choc des éventails, uni au frémissement des jupes de satin.
—Vous avez cette liste? demandent à voix basse dix bouches inquiètes.
—Ici même, dans la paume de mon gant.
—Elle comprend?
—De nombreuses personnes de notre monde. Au nom de chacune d’elles correspond, en manière d’ironie ou de critique, le titre d’une comédie.
—Quel oubli des convenances!
—Oh! l’allure générale n’est point pour effrayer... En désire-t-on un spécimen? Je prends au hasard parmi les dames... Les Folies amoureuses: Mlles de Pile... La Fausse Prude: la première présidente... Les Précieuses ridicules: Mlles de Sallegourde... Que dire encore! La sentencieuse Mme Boyer figure la comtesse d’Escarbagnas; Mlle de Ségur tient l’emploi des Bélise, et votre humble servante est représentée sous les traits de Philaminte, l’épouse méconnue du bonhomme Chrysale...
—Lisez, lisez, chère belle! s’écrie-t-on de toutes parts.
Rassurée par ce concert unanime, Mlle Duplessy commence une lecture bientôt entrecoupée de Oh! de Ah! de rires étouffés, d’indignations de commande... Et quels ébats, quelles discussions, que de commentaires après cette revue épigrammatique où le Tout-Bordeaux mondain reçoit un coup de griffe! La jeune troupe est maintenant aussi bruyante que, naguère, elle était silencieuse[267]... Mais ce tumulte ne parvient pas à troubler la sérénité d’un groupe de causeurs réfugiés dans l’embrasure de la fenêtre: le chevalier de Vivens, M. de Romas, l’abbé Baudeau, le président de Lavie, le Père François...
Le chevalier de Vivens est un vieillard allègre, le type de ces gentilshommes du XVIIIe siècle qui, initiés au culte d’une philosophie humanitaire, immolèrent, sur ses autels, loisirs, fortune, ambition. Son existence se résume dans cette maxime digne de Socrate: C’est le lot des âmes communes de ne songer qu’à soi! Durant le cours de sa longue carrière, M. de Vivens ne cessa de s’effacer devant les autres, poursuivant, avec ténacité, la recherche de ce qui, dans l’ordre matériel ou dans l’ordre moral, peut accroître le bonheur de nos semblables... On trouve, chez cet obstiné, un mélange de Buffon et de Florian. Au premier, il emprunta son goût pour les sciences d’observation, l’histoire naturelle, la physique, la minéralogie, l’économie rurale; du second, il possède l’amour des choses champêtres, le naturel et l’exquise sensibilité. Peut-être pourrait-on dire de lui, comme de l’abbé de Saint-Pierre, à propos de ses Rêves d’un homme de bien, qu’il fut plus propre à faire un ministre dans la République de Platon qu’un secrétaire d’État dans les conseils d’une monarchie absolue; mais le caractère utopique de certaines de ses aspirations n’est point de nature à lui aliéner les cœurs... Montesquieu, qui se délectait à son château de Clairac, où l’on prétend qu’il écrivit plusieurs passages des Lettres persanes, éprouvait une vive tendresse pour M. de Vivens.
Le personnage avec lequel, en ce moment, converse le chevalier, mérite une mention toute spéciale. C’est M. de Romas: un robin de petite ville, à la veille de prendre rang parmi les gloires de la Gascogne[268]. Il vient, en effet, en même temps que le grand physicien du nouveau monde, peut-être même avant lui, d’arracher au ciel le secret de la foudre. Qu’on ne lui dispute pas le mérite de sa découverte: «Il est aujourd’hui démontré, écrit un savant moderne, que de Romas n’a rien emprunté à Franklin, et que l’originalité de sa belle expérience ne saurait lui être contestée[269]...»
Cette expérience, sur les résultats de laquelle l’Académie était fixée depuis longtemps, l’inventeur brûlait de l’exécuter sous les yeux de la multitude. A cet effet, il installait ses appareils dans un coin du Jardin-Royal,—juste au moment où un tremblement de terre d’une violence inouïe jetait la panique dans la cité[270]... L’occasion lui sembla propice pour démontrer que, nouveau Jupiter, il pouvait à son gré diriger les fluides électriques. Fatale inspiration! Convaincu que «ces maléfices» n’étaient point étrangers à la catastrophe qui plongeait la ville dans le deuil, le public ne lui laissa pas le loisir d’achever. Jupiter fut hué, menacé, poursuivi: c’est à peine si ses machines purent échapper aux fureurs populaires, et le triomphe entrevu se changea en la plus cruelle des déceptions... Six mois se sont écoulés depuis ce désastre, et le cœur du malheureux robin en est encore meurtri.
L’abbé Baudeau, qui lui prodigue ses consolations, appartient à la race, nouvellement éclose, des économistes. Ses études, à vrai dire, ne l’ont guère préparé à l’apostolat qu’il va poursuivre de concert avec Quesnay et le marquis de Mirabeau. Professeur de théologie à l’abbaye de Chancelade, il s’adonna d’abord à des travaux d’histoire et à des traductions pour le compte du Saint-Siège. Bientôt, les horizons du Périgord lui parurent étroits. L’Académie bordelaise faisant célébrer, tous les ans, une messe pour la Saint-Louis, il sollicita l’honneur d’y prêcher le sermon[271]. Le Père François appuya sa demande, assurant que le jeune orateur s’acquitterait de sa tâche à la satisfaction générale: «Il a du feu dans l’imagination, écrivait-il, un bon langage, beaucoup d’esprit et les dehors d’un prédicateur[272].» La docte assemblée n’étant pas riche, on marchanda un peu; enfin, grâce à Mme Duplessy, on finit par tomber d’accord. Le prône annoncé dut satisfaire l’auditoire, car l’abbé ne retourna point à Chancelade. C’est à Bordeaux qu’il trouva sa voie, entassant, au cours de consciencieuses recherches, les matériaux qui devaient lui permettre «d’élever le temple de la félicité humaine»[273]... Nul doute que le milieu rencontré à l’hôtel du Jardin-Public n’ait contribué, dans une large mesure, au développement de cette vocation.
Précisément, c’est de science économique qu’on s’entretient autour de lui. M. de Vivens, qui s’en est fait une spécialité, professe que la décadence du royaume est due à l’abandon de l’agriculture, à l’accroissement excessif des villes et des colonies, aux privilèges, aux monopoles[274]... Les monopoles surtout excitent ses doléances. Qui le croirait! Au siècle dernier, Bordeaux prohibe encore la consommation des vins qui ne sont point récoltés par ses habitants. L’entrée du port est également interdite aux bateaux de certaines régions: c’est ainsi que la Haute-Guyenne, n’ayant licence d’expédier ses produits que durant l’hiver, se voit exclue du marché du monde[275]!
Ses critiques ne sont pas moins vives relativement aux céréales: une question palpitante... C’est l’heure où la nation, «rassasiée de tragédies, de romans, d’opéras et de disputes sur la Grâce, se met à raisonner sur les blés.» Comment n’en raisonnerait-on point à Bordeaux, où les disettes sont fréquentes par suite de l’extension donnée à la culture de la vigne!... Chacun des discoureurs déplore les entraves apportées à la circulation, non seulement à l’intérieur, mais aussi au dehors. Le Père François fait cependant quelques réserves:
—En temps de guerre, dit-il, la liberté doit prendre fin: on ne peut admettre qu’en nourrissant nos ennemis, nous leur fournissions des armes.
—Eh! Monsieur, réplique le président de Lavie, les Anglais n’ont manqué ni de pain ni de biscuit en 1757 et 1758... Cela posé, il était plus utile à la France de leur en fournir que d’abandonner ce profit à l’étranger. Lorsque je vends du blé à mon ennemi, je prends de lui de l’argent qui me sert à lui faire la guerre. Je ne livre qu’une chose qui périrait pour moi et qu’il trouverait ailleurs: l’avantage est de mon côté[276]...
M. de Lavie, prôneur du libre-échange, devançait de vingt ans Turgot[277]!
A ce moment, un bruit confus et monotone, que l’on comparerait volontiers au murmure d’un ruisseau roulant sur des cailloux, attire l’attention de l’assemblée. Suivons les curieux et marchons à la découverte...
Dans le cabinet d’histoire naturelle, au milieu des poissons volants, des chiens de mer, des crocodiles attachés au plafond, un personnage, sur lequel ces spécimens d’une science qui confine à la nécromancie jettent un reflet étrange, ébauche de la main droite un geste noble, tandis que la main gauche tient suspendu, à la hauteur de l’œil, un manuscrit volumineux... C’est Dom Galéas, qu’un admirateur trop zélé a convié à lire la dernière de ses œuvres. Le regard inspiré, la perruque en désordre, oublieux des autres et de lui-même, le Révérend tantôt amincit, tantôt enfle sa voix, et, tour à tour mordant ou onctueux, encense la vertu ou flagelle le vice... Le monde s’écroulerait sans interrompre sa lecture!...
Sous la menace d’un poème en douze chants que ce barde infatigable a tiré de sa poche, chacun cherche à s’esquiver. L’exemple est salutaire: hâtons-nous de le suivre.
CHAPITRE XIII
L’inoculation en Guyenne.—Épreuve tentée par Mme d’Egmont: son départ de Bordeaux.—Reconstitution du théâtre.—Société d’actionnaires.—Les débuts de Mlle Émilie.—Chansons contre le maréchal: incarcérations au fort du Hâ.—Le cadet des Labottière.—Albouis-Dazincourt.—Procédés de Richelieu.—Fêtes en son honneur: la Belle Jardinière.—Représentations offensantes pour la morale: le Galant Escroc.
Madame d’Egmont touchait au terme de son séjour: les circonstances dans lesquelles il prit fin méritent d’être mentionnées...
Chaque époque eut ses fléaux particuliers expédiant, avant l’âge, les gens dans l’autre monde. Le XVIIIe siècle en compta deux: l’indigestion et la petite vérole. Ceux qui résistaient à celui-ci succombaient à celui-là. Pour le premier, il existait un remède préventif, la sobriété, dont on usait le moins possible. Pour le second, il n’y en avait aucun: les malades mouraient dru comme mouches.
C’est alors qu’on importa d’Asie, où il se pratiquait de temps immémorial, le système de l’inoculation. La Grande-Bretagne l’essaya tout d’abord; il franchit ensuite la Manche, et, après avoir élu domicile à Genève, pénétra en France. Grâce à l’initiative de quelques grands seigneurs, il y rencontra bientôt un certain nombre d’adeptes. Mais si le procédé sembla louable aux esprits dépourvus de préjugés, la majeure partie de la nation estima que c’était tenter Dieu que de soumettre ses créatures aux atteintes d’une épidémie dont sa bonté pouvait leur épargner l’épreuve[278]. Soucieux d’éclairer le public, le Parlement de Paris se décida à saisir de la question les Facultés de médecine et de théologie.
La province n’attendit point cette consultation pour entrer en lice. A Bordeaux, l’inoculation faisait grand tapage. Non contents de disputer avec les savants du dehors, les médecins du pays engageaient entre eux des polémiques acharnées. Le docteur Grégoire, qui jouissait d’un grand renom «pour la hardiesse de ses traitements couronnés de succès inouïs»[279], fut attaqué avec violence par son confrère Lamontagne. De part et d’autre, on se jeta à la face le vocabulaire des Diafoirus et des Purgon, tandis que la ville se divisait en deux camps: les inoculés, rares encore, déposant en faveur du traitement auquel ils s’étaient soumis; les gens hostiles, assurant qu’il était indigne du patriotisme français d’user d’un système venu en droite ligne de l’Angleterre, et qui, d’ailleurs, exposait à de fâcheuses conséquences[280]... Justement, on ne parlait depuis quelques semaines—Dieu sait avec quelle ironie!—que d’un échec éprouvé par les innovateurs dans la personne du fils du receveur des tailles d’Agen, M. de Latour...
Ce mécompte, qui augmentait le trouble des esprits, dut paraître cruel aux habitués de l’hôtel du Jardin-Public acquis, de longue date, au principe de l’inoculation. Montesquieu, avec Mme d’Aiguillon, avait figuré parmi les premiers prosélytes. Guasco, dès 1750, faisait à Londres une conférence en faveur de la méthode nouvelle et poursuivait à Paris son apostolat, en dépit des quolibets de la duchesse du Maine. Les convictions du Père François n’étaient pas moins robustes[281]. Quant à Mme d’Egmont, elle savait, par la correspondance de Voltaire, les succès de Tronchin qui, non content de ressusciter une fois les gens, comme le faisait Esculape, leur assurait «la perpétuité de vie»...
Une victoire retentissante devenait indispensable pour regagner le terrain perdu; la jeune comtesse, avec sa crânerie habituelle, s’offrit à la lancette de l’opérateur... Ce ne fut, de toutes parts, qu’un cri d’admiration mêlée de crainte. La muse de Rulhière s’empressait de calmer ces inquiétudes... Non, s’écriait-elle,
Et le versificateur, dans une période où l’enthousiasme supplée à l’inspiration, montrait la troupe des amours veillant, attendrie, près du chevet de l’héroïne.
L’opération eut lieu[282]. Un bras aux lignes sculpturales subit la piqûre de l’acier imprégné de virus humain. Suprême angoisse! On chantait victoire, quand une fièvre putride se déclara, mettant en péril les jours de la malade... La science, heureusement, eut le dessus, et Bordeaux éclata en applaudissements frénétiques[283].
Mme d’Egmont n’en était pas moins gravement atteinte. On lui recommanda les eaux de Forges... Son départ, regretté de tous, fut sûrement l’objet d’une de ces manifestations où l’exubérance méridionale aime à se donner carrière. A l’hôtel du Jardin-Public, les témoignages, pour être discrets, n’en furent pas moins vifs. Que de bouches amies soupirèrent ce quatrain:
Séparé de sa fille et abandonné à ses instincts, Richelieu reprit sa vie de libertinage. Les fêtes, le jeu, les aventures galantes recommencèrent de plus belle; chaque réunion nocturne s’achevait par un second souper où, bravant l’indigestion, il se gorgeait des mets les plus fins, assurant qu’à l’exemple de M. de Pourceaugnac il ne dormait jamais mieux que lorsqu’il avait fortement mangé[285]. En même temps, il s’ingéniait à satisfaire ses penchants pour le théâtre, guidé moins par l’amour de l’art que par celui de ses prêtresses.
En qualité de premier gentilhomme de la Chambre, préposé aux menus plaisirs de Sa Majesté, le maréchal avait la haute main sur les scènes de Paris. C’est lui qui fixait l’ordre des représentations, arrêtait l’affiche, signait les engagements, ordonnait les débuts, expédiait au For-l’Évêque les acteurs récalcitrants et donnait le dernier coup d’œil au maillot des nymphes du ballet: une fonction qu’il accomplissait avec le zèle d’un calculateur qui y trouve son profit...
Se ménager à Bordeaux les mêmes jouissances, procéder au recrutement des grandes coquettes et des ingénues, régner sur ce personnel facile, comme il régnait à la Comédie-Française et à l’Académie de musique, tel fut le but poursuivi. Une transformation aussi complète exigeait de fortes avances. Richelieu—en grand capitaine mâtiné de Turcaret—eut une idée géniale: constituer une société qui se chargerait des frais de l’entreprise. Les actions, émises à mille écus, furent souscrites par ses courtisans... Moyennant quoi, une troupe appropriée aux désirs du maître se trouva prête dès l’automne de 1760.
Cette célérité était d’un heureux présage. On s’attendait à des merveilles... La montagne accoucha d’une souris. Il apparut bien vite que les premiers sujets manquaient d’éclat, que l’ensemble ne dépassait point une moyenne tolérable, et que, au cours du divertissement, évoluaient des danseuses aussi ignorantes des ronds de jambe que de l’art des pointes et des entrechats[286]. Le public constata surtout l’insuffisance de la grande coquette, également chargée des rôles tragiques, laquelle, à ces emplois absorbants, joignait encore ceux de directrice de la scène et de maîtresse en titre du maréchal; on la nommait Mlle Émilie. C’était, assure Collé, une grande fille assez bien faite, mais laide et maigre, sans voix, sans grâce, sans intelligence, que les abonnés de la Comédie-Française avaient refusée par acclamation[287]...
Bien des lèvres éprouvèrent ce que Fréron appelle la démangeaison du sifflet. La prudence ferma toutes les bouches. Mais, hors de la salle, loin des sentinelles placées aux portes du parterre, la critique reprit ses droits sous forme de chansons. On en composa de sanglantes, une notamment où les tenanciers du tripot comique,
«se trouvoient peints au naturel». Chacun des actionnaires y était passé au fil d’une implacable raillerie:—M. de Gascq, déserteur du Palais au profit du théâtre;—le marquis de Montferrand, grand sénéchal de Guyenne, devenu le compère du souffleur[288];—le jeune Duvigier, «pieds légers et cerveau lourd»;—les jurats, toujours prêts à s’humilier devant le maître;—le maréchal lui-même qui, la menace aux lèvres,
Ces fredons firent si bien le tour de la ville qu’ils arrivèrent aux oreilles des intéressés. Grande rumeur, investigations de la police et, finalement, arrestation d’une demi-douzaine d’ajusteurs de rimes. On leur adjoignit le cadet des frères Labottière, pauvre garçon faible d’esprit, dont le crime consistait à avoir livré les couplets satiriques à des filles de la Comédie... Comme il était le moins coupable de la bande, on ne le retint au fort du Hâ que l’espace de quatre mois[289]!
Pauvre maréchal! L’heure de l’expiation avait sonné. Ridé, flétri, grotesque en ses coquetteries d’éphèbe, paré comme une châsse et huché sur des talons dont la hauteur augmente à mesure que le dos accentue sa courbe, le «Pacha de Guyenne» dégage, sous le fard, des relents de courtisane en retraite. Quand, à cette époque, Walpole parle de décrépitude, c’est Richelieu qu’il prend pour terme de comparaison. Ce n’est plus, déclare-t-il, qu’un vieux portrait du général Churchill, bien qu’il affecte, comme ce dernier, d’avoir des Bootbies... Et il ajoute: Hélas! pauvres Bootbies[290]!... Voltaire n’a pas la dent moins dure. Si, par devant, il encense encore, comme il se rattrape par derrière! Mon héros, dans sa correspondance intime, a, peu à peu, fait place à la vieille poupée...
Pour achever la déroute de l’idole déchue, il ne manquait que le dédain et les affronts du beau sexe: l’épreuve ne lui fut pas épargnée...
Les bourgeois inoccupés qui, deux fois par semaine, assistaient à l’arrivée du fourgon de Toulouse, en virent descendre, certain jour, un Provençal de bonne mine: bouche rieuse, regard expressif, physionomie avenante, visage irrégulier mais pétillant d’esprit. Si, à ces qualités physiques, on ajoute de la finesse, de l’entrain, des réparties heureuses, on conviendra que Joseph Albouis—ainsi se nommait le nouveau venu—avait de quoi faire son chemin. Particularité intéressante: ce descendant des Phocéens semblait né pour le théâtre. Il jouait, non sans éclat, les premiers rôles de tragédie et déployait une verve endiablée dans l’emploi des Crispins...
Richelieu, qui désirait mettre en ordre les souvenirs de sa vie, s’attacha ce prodige en qualité de secrétaire. Fixa-t-il des appointements? C’est probable; mais, fidèle à sa méthode de promettre toujours sans jamais tenir, il n’eut garde d’offrir au jeune homme les satisfactions de l’émargement. Cependant, la fréquentation du beau monde et la nécessité de déplacements continuels imposaient à celui-ci de lourdes dépenses. Albouis contracta des dettes. Ayant fait flèche de tout bois, il dut, après trois ans de services impayés, réclamer le montant de sa créance... Richelieu, pour défendre sa bourse, possédait, comme Mazarin, quatorze manières de faire la sourde oreille: il manœuvra si bien que le pauvre secrétaire en demeura pour ses frais d’éloquence. Réduit à déserter, Albouis se réfugia à Bruxelles, entra au théâtre, et, sous le nom de Dazincourt, qu’il ne devait plus quitter, inaugura la série des succès dramatiques qui allaient le placer au premier rang dans la maison de Molière... Mais, en Marseillais vindicatif, il eut soin, avant de partir, de souffler au plus ladre des gouverneurs la plus chère de ses Bootbies... Richelieu en posture de Sganarelle, quelle revanche pour les rimeurs emprisonnés au fort du Hâ[291]!
Le vice-roi se consolait de ces misères par une étude approfondie de la scène bordelaise, où il régnait en maître—à ce point que le public devait se morfondre à la porte jusqu’à son arrivée, quelque tardive qu’elle pût être[292]. Il faisait brosser des décors, ordonnait la représentation de pièces nouvelles, obtenait de l’auteur des Scythes des changements à cette tragédie, améliorait le personnel, ne négligeait rien, en un mot, pour la réussite d’une entreprise devenue sienne... Entreprise aléatoire, il faut le reconnaître. Bien que les sujets de talent n’eussent pas alors des exigences excessives—on avait une haute-contre pour deux cents francs par mois—les directeurs ne faisaient jamais fortune, leurs calculs se trouvant sans cesse déjoués par des guerres, des famines ou des pestes qui éloignaient les étrangers et vidaient la bourse des indigènes. Si, par hasard, ces fléaux les épargnaient, un deuil de cour suffisait pour anéantir les plus belles espérances. On avait beau multiplier les efforts, recourir à l’attrait d’étoiles de passage, organiser des tournées dans la province, pousser jusqu’à Toulouse, ou même jusqu’à Marseille, c’est par la banqueroute que s’achevaient les campagnes les mieux combinées.
Grâce à la main-mise de Richelieu et à la réclame des sociétaires, le spectacle, peu suivi jusqu’alors, devint le rendez-vous des élégances équivoques et de la galanterie en quête d’aventures. Caraccioli, dans son Voyage de la Raison en Europe, s’en explique de la façon suivante: «Il n’étoit pas flatteur pour les femmes qui tiennent un rang distingué de se voir en quelque sorte effacées par des filles entretenues qui affichent la magnificence et qu’on montre au doigt. Les gens raisonnables en murmuroient, les petits-maîtres en rioient, mais l’usage avoit prévalu: la coutume est un terrible tyran[293]...» La coutume avait du bon, au gré des commanditaires. En dépit de la médiocrité de troupes recrutées un peu partout, et allant de l’ancien substitut Hacher au futur conventionnel Collot d’Herbois, le montant des recettes annuelles dépassa le chiffre de deux cent mille livres. De détestable qu’elle était jadis, l’affaire devenait excellente: si bien que chaque actionnaire, lors de la dissolution opérée en 1770, toucha vingt mille livres de bénéfices[294].
Comment ne pas couvrir de fleurs ce distributeur de dividendes! Sociétaires et comédiens n’avaient garde d’y manquer. Chaque année, le 24 août, veille de la Saint-Louis, le théâtre célébrait la fête de son protecteur. Bouquets au naturel ou allégoriques, harangues versifiées, cantates en clef de sol ou en clef d’ut, aucune platitude n’était ménagée. Parfois, l’adulation se donnait carrière sous forme de comédies mêlées de danses et d’intermèdes musicaux. C’est ainsi qu’en 1767 la population était admise au spectacle de la Belle Jardinière, pièce de circonstance, émaillée des flatteries les plus grossières. L’armée y célébrait la gloire du vainqueur de Port-Mahon, la magistrature ses vertus, le peuple sa charité et son attachement au bien public. Une mère, jeune encore, lui offrait—symbole inattendu—une branche d’oranger fleuri, tandis que sa fille, une vierge à son aurore, ébauchait le récit d’un rêve de nature à faire illusion «au héros aussi heureux en amour qu’en guerre»... Hâtons-nous de déclarer, pour l’honneur de la cité bordelaise, que cette œuvre honteuse n’est imputable à aucun de ses enfants[295].
Ces manifestations n’étaient point du goût de tout le monde. Aussi bien, depuis le départ de Mme d’Egmont, l’opinion jugeait-elle sévèrement «le directeur de conscience des nymphes du ballet». Bientôt la bonne compagnie, spécialement la robe, refusa de paraître dans ses salons. Seuls, la noblesse d’épée, perdue de dettes, et quelques négociants vaniteux lui demeurèrent fidèles. Le maréchal eut beau renouveler les splendeurs qui marquèrent sa prise de possession, augmenter l’éclat de son cortège, se faire précéder à l’église de hautbois et de violons, entourer son prie-Dieu d’un escadron de gardes, s’offrir, comme Louis XIV, aux regards de la foule lorsqu’il s’asseyait à une table d’apparat, le charme s’était dissipé: à l’admiration des premiers jours succédait un insurmontable dégoût.
Il semble qu’à partir de ce moment, Richelieu se soit attaché à répondre par le scandale aux sentiments dont il se sentait l’objet. C’est surtout à l’égard du sexe faible que s’exerce l’impertinence de ses rancunes. Tantôt, par des indiscrétions calculées, il flétrit un groupe d’imprudentes qui se fièrent jadis à son honneur. Tantôt, il range toutes les femmes de la ville dans la catégorie des filles non repenties. Il ne cesse, d’ailleurs, de leur tendre des pièges et prend un malin plaisir à offenser leurs yeux et leurs oreilles. A cet effet—heureux d’accroître son œuvre démoralisatrice—il ordonne la représentation de comédies d’un libertinage éhonté...
—Ainsi, demande-t-il un jour, le Galant Escroc, avec ses indécences, fait faire la grimace aux dames bordelaises?
—Oh! monseigneur, assure son interlocuteur—un des sujets de la troupe—elles l’ont trouvé d’une force... d’une force...
—Tant mieux! réplique-t-il, elles y reviendront; jouez-le souvent...
«Et moi», ajoute Collé, qui reproduit cette conversation, «je n’en reviens pas qu’on tolère une pareille pièce sur un théâtre public!...» La pruderie du chroniqueur ne saurait être suspecte: le Galant Escroc est de lui[296].
Vis-à-vis des hommes, Richelieu emploie d’autres procédés. D’une séduction irrésistible, quand il veut se mettre en frais, il est aussi passé maître dans l’art de l’insolence. Les premiers personnages de la ville subissent ses algarades. Il n’est pas jusqu’à l’archevêque à qui il ne joue des tours pendables, le faisant suivre de flûtes traversières au moment où le prélat désirerait le plus conserver son incognito. Quant à ceux des jurats qui n’ont pas la bonne fortune de lui plaire, il les traite comme des laquais. Mais c’est surtout la bourgeoisie et le petit monde qu’il s’ingénie à molester[297]. Un système d’espionnage à domicile lui permet de pénétrer les secrets des gens: il en abuse avec délices, écartant toute plainte par la menace de lettres de cachet, dont, assure l’auteur de ses Mémoires, il avait toujours les poches pleines...
Richelieu, comme le répétaient ses courtisans, pouvait se croire investi de l’héritage des princes d’Aquitaine, lorsqu’une voix troubla sa quiétude. Cette voix, que ne parvinrent à étouffer ni l’arbitraire ni les violences, qui raffermit les cœurs et releva les courages, c’était celle-là même dont le peuple aimait à suivre les inspirations, que les puissants n’écoutaient pas sans trouble, et qu’Henri III, durant la Ligue, disait à elle seule valoir toute une armée:... la voix grondeuse du Parlement!
CHAPITRE XIV
Les parlementaires bordelais.—Opinion d’Henri IV.—Conflits entre ce prince et la Compagnie judiciaire.—Gages et épices au XVIIIe siècle.—Origine des fortunes de la robe.—Composition du Parlement.—Éléments anciens et éléments jeunes.—Débats politiques et financiers.—André-François-Benoît Le Berthon: son fils Jacques-André-Hyacinthe.—Luttes contre le maréchal de Richelieu.—Le Bureau de la grande police.
Il n’est pas, depuis le XVIe siècle, dans les annales de la Guyenne, une seule page où ne figurent des officiers du Parlement. On les rencontre partout, non seulement au palais de l’Ombrière, où s’agitent les grands intérêts locaux, mais aussi dans la rue, à l’Hôtel de Ville, aux remparts;—mêlés aux manifestations les plus diverses de la vie quotidienne; en contact permanent avec le peuple qui les a investis de sa confiance; constituant, dans l’ordre privé comme dans l’ordre politique, l’élément social prédominant... A ce point que l’histoire des parlementaires, c’est l’histoire de Bordeaux, et que, à défaut des parlementaires, Bordeaux serait bien près de n’avoir pas d’histoire.
Quels étaient ces hommes qui, sous les Valois et les Bourbons, exercèrent une influence si grande sur les destinées de leur pays? Portés aux nues par quelques écrivains, ils ne mériteraient, au dire de certains autres, ni le respect, ni la reconnaissance dont on les entoura de leur vivant. Cupides, égoïstes, vénaux, prévaricateurs, subordonnant, sous les dehors du patriotisme, l’intérêt général à leur intérêt propre, tels s’attache à les dépeindre l’école qui leur est hostile. Quelques plaisanteries passées à l’état de légende, un choix de récits dénigrants, des informations inexactes ou mal comprises, servent de base à cette opinion...
Parmi les anecdotes qu’elle se plaît à recueillir, il en est une qui fait merveilles. Une députation du Parlement ayant représenté à Henri IV que la création d’offices nouveaux, décidée par lui, allait augmenter la misère publique, le bon roi, contrarié dans ses velléités fiscales, se répandit en invectives, reprochant à ses interlocuteurs d’opprimer les justiciables, de prendre à l’un sa vigne, à l’autre sa gentilhommière, de porter le désordre dans Bordeaux, d’y entretenir la peste et de prononcer des arrêts tellement odieux que—lorsqu’il était prince de Navarre—il n’osait s’aventurer sur les rives du Peugue qu’à la faveur d’un déguisement... D’où cette conclusion qui semble s’imposer: les parlementaires tenaient à la fois du procureur rapace et du bandit de grands chemins[298].
Pour acerbe qu’elle fût, cette catilinaire était loin d’être décisive. Elle manquait, en tout cas, de logique et de finesse.
De logique: comment, au lieu de supprimer les malfaiteurs qu’Elle injuriait, Sa Majesté, alors toute-puissante, jugeait-Elle opportun d’en accroître le nombre? Oh! le singulier pasteur, qui, loin de chasser le loup de la bergerie, s’applique à lui conduire du renfort!
De finesse: parce qu’en se mettant personnellement en scène, le discoureur royal, d’ordinaire mieux inspiré, laisse apercevoir le bout de l’oreille...
Gouverneurs quasi héréditaires de la Guyenne, les souverains du Béarn ne possédaient point l’art de s’en faire bien venir. La noblesse les tenait à distance, la bourgeoisie gouaillait leur mine famélique, le Parlement, avec qui ils vivaient en guerre ouverte, les jugeait, dans leurs litiges, comme de simples boutiquiers. Henri IV en dut faire l’expérience. Vantard, glorieux, aimant à paraître, il avait un goût marqué pour les beaux accoutrements. Commander de riches habits le gênait peu. Payer, c’était une autre affaire; et, quand il se trouvait en conflit avec le pourpointier ou le marchand de panaches, les juges de Guyenne avaient sans doute—comme les juges de Pau—l’impertinence d’oublier sa qualité[299]. Quelles humiliations n’avait-il pas subies sous les voûtes de l’antique monument où la justice royale tenait ses assises! Un jour, l’avocat chargé de ses intérêts y était pris à partie pour avoir traité son client de Majesté, titre dont, au dire de Loisel qui occupait le siège du ministère public, aucun souverain étranger ne pouvait être investi sur le territoire du royaume. L’affront, il est vrai, émanait de la Chambre de justice expédiée en Gascogne pour une mission temporaire; mais on peut tenir pour certain que Messieurs de Bordeaux, gardiens non moins scrupuleux des prérogatives nationales, s’associèrent sans hésitation aux susceptibilités de leurs confrères de Paris[300].
Ces souvenirs suffiraient à rendre suspecte l’algarade du Béarnais. Mais il ne tardait pas à s’infliger lui-même le moins équivoque des démentis, en formulant cette déclaration: Si je n’étais roi de France, je voudrais être conseiller en ma Cour de Bordeaux[301]!... Vœu irréalisable: heureusement pour cette Cour si décriée! Henri IV, en effet, alliait à ses qualités politiques certains travers privés qu’on n’excuse que chez les princes. Outre sa façon asiatique d’appliquer la morale, il avait l’instinct du vol, comme Antoine de Bourbon, son père[302], et glissait dans ses chausses tout ce qui lui semblait de bonne prise...
—J’étais né pour la potence, déclarait-il dans ses heures de sincérité[303].
Pendu! Il l’eût été peut-être, si la couronne ne l’avait protégé contre les rigueurs du nœud coulant... Quel surcroît de discrédit pour les robins de l’Ombrière si, à tous les concussionnaires de la bande, on eût joint ce maître fripon[304]!
Laissons de côté les contradictions du plus hâbleur des méridionaux, et, à des commérages inspirés par le dépit, substituons les données, moins sujettes à caution, du raisonnement...
On se demande comment, durant trois siècles, la faveur du peuple et de la bourgeoisie aurait pu s’égarer sur des magistrats qui en eussent été complètement indignes, surtout alors que le pouvoir royal ne négligeait rien pour retourner contre eux l’opinion publique! Une fidélité qui s’affirme avec cette constance ne saurait faire fausse route.—Aussi bien, lorsqu’on pénètre au fond des choses, découvre-t-on que les «sénateurs» bordelais méritaient quelque estime, qu’on ne les rencontrait pas, la nuit, déguisés en tire-laine, que les gentilshommes se ruinaient sans leur aide, et que la peste décimait la ville, même au temps où, relégués loin du port de la Lune, ils siégeaient à Marmande, La Réole ou Condom...
Est-ce à dire que leur vertu, à travers la défaillance universelle, ait résisté à toutes les atteintes? Ce serait ne tenir compte ni des entraînements, ni des passions de la nature humaine[305]. La robe ne s’isolait pas du monde au point d’en éviter les promiscuités honteuses. Dans les rangs du personnel, sans cesse renouvelé, qui s’y succéda[306], on trouve des âmes peu scrupuleuses, des consciences pactisant avec les abus, des aigrefins, des meurtriers et jusqu’à trois faux-monnayeurs. Ajoutons, pour compléter ce tableau poussé au noir, que certains conseillers—quelque peu batailleurs aux assemblées des Chambres—affichaient au dehors une morgue qui, assure-t-on, était devenue la marque des officiers de judicature, comme l’insolence le privilège des gens titrés et la pédanterie l’apanage des docteurs.
Ces réserves—qu’explique suffisamment le mot de notre vieux Montaigne: l’espèce est ainsi—n’enlèvent rien à la valeur morale de la grande majorité des parlementaires, parmi lesquels abondent les citoyens intègres, les penseurs, les érudits, les bienfaiteurs de la cité. Que si, procédant par voie de comparaison, on jette un regard sur les autres éléments sociaux—noblesse, finance, église—on acquiert la conviction que tout ce que la province comptait de meilleur et de plus distingué, occupait une place au palais de l’Ombrière.
Au nombre des vertus qui y fleurissaient, il en est une à laquelle on ne pourrait, sans injustice, refuser une mention spéciale: le désintéressement.—Quelques explications, sur un sujet si peu connu, ne seront peut-être pas inutiles. Deux sortes de rémunérations étaient allouées aux titulaires des charges: les gages et les épices...
Les gages—que l’on soldait souvent avec plusieurs années de retard—s’élevaient, pour les simples conseillers, c’est à dire pour la Compagnie presque entière, à un chiffre dérisoire. Encore la Couronne, invariablement à bout de ressources, mais ingénieuse à s’en procurer, ne tarda-t-elle pas à découvrir un stratagème qui lui permit d’acquitter sa dette sans se mettre en dépense. Elle fixa la capitation spéciale aux gens de robe à une somme équivalente aux gages, et opéra d’office le retranchement. Tout compte fait, les conseillers au Parlement de Paris touchaient un reliquat variant entre treize livres quatorze sous et dix écus[307]. Ceux de Bordeaux n’étaient pas mieux traités: leurs appointements annuels de 375 livres—soit 31 livres 2 sous et 2 deniers par mois—se trouvaient aussi presque intégralement absorbés par les retenues du Trésor... C’est un élément qui ne doit pas entrer en ligne de compte[308].
Restent les épices, dont la perception donnait lieu à de si légitimes critiques. Quoi de plus choquant, en effet, qu’une taxe laissée à l’arbitraire du juge, en vue de le rémunérer de ses peines! Mais ce que l’on ignore trop, c’est que, répartie entre une quantité considérable de charges multipliées dans un intérêt fiscal, cette redevance—dont l’entière responsabilité incombait à la Couronne—ne constitua jamais une source de profits. Elle ne couvrait même pas les intérêts du prix avancé par le titulaire, lequel, loin de trouver dans ses fonctions un instrument de lucre, devait, pour l’honneur de les remplir, s’imposer le plus lourd des sacrifices[309].
Riches, les parlementaires l’étaient presque tous; mais pour des causes différentes. Les Compagnies judiciaires avaient, dès le XVIe siècle, acquis une telle influence, leur prestige était si indiscuté, la considération dont on les entourait si universellement admise, que la possession d’un siège de conseiller devint le couronnement des ambitions bourgeoises. Il n’est pas de Gascon ayant fait fortune dans le négoce qui ne rêvât cette dignité pour l’aîné de ses enfants, quelque onéreuse qu’elle pût être. «Dès qu’un marchand a de quoy, enseigne un vieux dicton, il pousse ses hoirs dans la robe!» La liste serait longue des officiers de justice dont l’aïeul, simple courtaud de boutique, était parti en sabots de son village et arrivé à Bordeaux pedibus albis. Chez beaucoup, d’ailleurs, l’acquisition—si vivement reprochée par le Vert-Galant—d’une gentilhommière avait précédé celle de l’office. Michel Eyquem, dont les ancêtres vendirent du poisson salé à la Rousselle, était, depuis longtemps, seigneur de Montaigne quand il vint siéger sur les fleurs de lis. De même, les Secondat, enrichis dans la finance, possédaient la baronnie de Montesquieu bien avant de coiffer le mortier...
L’immobilisation d’un capital, énorme pour l’époque, ne laissait pas que d’entraîner parfois la gêne. Les propriétaires d’offices maintenaient leur situation—quand ils ne l’accroissaient pas—à l’aide de mariages opulents. Michel de l’Hospital le constatait lors de son passage à Bordeaux: «Quand on sait quelque héritière, disait-il, c’est pour Monsieur le Conseiller[310].» S’il arrivait alors, comme en témoigne l’illustre chancelier, que certaines de ces unions fussent contractées contre le gré des familles, les fortunes s’offraient d’elles-mêmes, durant le cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Trop heureux le négociant appelé à l’honneur de faire souche de robins! Le plus riche de la ville, M. Saige, divisait ses millions en deux parts: l’une pour son fils qu’il pourvoyait d’un emploi d’avocat général; l’autre pour sa fille qu’il mariait au président de Cazeaux[311].—Il serait facile de multiplier les exemples...
Possesseurs de fortunes bien assises, titrés grâce à l’achat de terres seigneuriales, ne devant rien à la faveur du prince qui, au contraire, avait beaucoup à leur demander, violentés chaque fois que, d’accord avec l’opinion publique, ils élevaient la voix contre l’arbitraire des ministres et les dilapidations de la cour, les parlementaires constituaient la plus redoutable des oppositions. Louis XV ne l’ignorait pas. Ces Robes longues, s’écriait-il avec terreur... des républicains[312]! C’est pourquoi gouverneurs et intendants recevaient l’ordre de «leur rogner les ongles». On s’efforçait, en même temps, de les contenir par un choix judicieux du chef placé à leur tête. Ce ne sont plus, comme autrefois, les plus dignes que l’on élève à la première présidence, mais ceux qui, par leur influence personnelle et leur habileté, paraissent le mieux en situation de rendre des services, de prévenir les desseins hostiles, d’enlever—but suprême de tous les efforts—l’enregistrement des édits fiscaux... Les premiers présidents de Paris, faits de la main de Louis XV, ne rappellent que de loin les Simon de Bucy, les Harlay et les Mathieu Molé!
Par un heureux concours de circonstances, le Parlement de Bordeaux se trouvait mieux partagé. L’investiture de son chef, André-François-Benoît Le Berthon, remontait au ministère du cardinal Fleury, c’est-à-dire à la période vertueuse du règne. Ame droite et fière, cœur charitable et généreux, caractère loyal et probe, M. Le Berthon était imbu des grandes traditions. La dignité du magistrat s’alliait en lui à la fidélité au Trône. Le pouvoir royal ne négligeait rien, d’ailleurs, pour se concilier ses bonnes grâces. En dehors d’une pension de trois mille six cents livres[313] qu’on lui servait en sus de ses gages, il était l’objet des prévenances les plus flatteuses: à la suite d’un incendie qui consuma son hôtel, en 1741, une somme de cent mille livres lui fut attribuée à titre de don gracieux[314]. Ces libéralités n’étaient point de nature à enchaîner son indépendance. Seuls, parmi ses collègues, quelques impatients murmuraient de sa longanimité à l’égard des ministres; mais tous tombaient d’accord pour rendre hommage à la haute intégrité de celui que d’Aguesseau jugea digne de le remplacer à la Chancellerie[315].
Ce n’était pas, du reste, une tâche facile que de diriger une grande Compagnie jalouse de ses prérogatives et dont l’esprit de soumission ne constituait pas la qualité dominante. Saisie des graves problèmes qui agitaient l’opinion, elle apportait à leur examen une liberté de jugements et de paroles égale à celle de nos assemblées modernes. Mais ce sont surtout les questions financières, les demandes de subsides, la création de taxes nouvelles rendues nécessaires par les exigences de Versailles, qui avaient le privilège de mettre les cervelles en ébullition. Les jours où s’engageaient ces débats irritants, le Palais présentait une animation insolite. Chaque officier se tenait à son banc comme à un poste de combat. Les ardents répandaient une odeur de poudre, les pacifiques prenaient des attitudes de lion en courroux, les têtes chenues elles-mêmes subissaient l’entraînement général.
Que de soucis pour maintenir dans une exacte discipline ce personnel mobile et passionné qui ne comprenait pas moins de cent soixante membres, en comptant les honoraires[316]! Sans doute, les pères de famille—Catons en perruque longue, attachés au foyer domestique—représentaient le principal appoint. Mais, à leur suite, évoluait la petite troupe des recrues, dont les allures juvéniles contrastaient avec la sévérité majestueuse des anciens. L’État, percevant un impôt—le marc d’or—sur les transmissions d’offices, n’hésitait pas à investir de charges de présidents et de conseillers, bien avant l’heure où le règlement leur permettait d’en exercer la fonction, des étudiants à peine sortis de l’école[317]. Simples stagiaires de fait et ne prenant aucune part aux décisions, ils n’en figuraient pas moins sur le tableau, portaient la robe rouge et occupaient une place dans les cérémonies publiques où ils servaient de point de mire à plus d’un joli minois. C’était l’élément mondain, remuant, turbulent même, du Palais, un élément ne résistant guère—comment en être surpris!—à l’attrait des petits vers, de la comédie de société, de la galanterie courante... Grand sujet de préoccupations pour un premier président soucieux de prévenir toute confusion entre ces adolescents—les magistrats de l’avenir—et leurs confrères en exercice que la faveur publique gratifiait du titre de Romains.
Durant de longues années, M. Le Berthon avait suffi à la peine. L’âge ayant paralysé ses forces, il s’était fait adjoindre, comme coadjuteur avec succession future, son fils Jacques-André-Hyacinthe, lequel, avec moins d’acquis et de clairvoyance, possédait cependant des qualités éminentes. C’était un libéral, suivant l’antique formule: c’est lui qui, aux États-Généraux, demandera que Sa Majesté abandonne le titre de roi de France, attentatoire aux droits de la nation, pour reprendre celui de roi des Français[318]... La vie entière de cet homme de bien, mêlé à toutes les agitations de la fin du XVIIIe siècle, se résume dans cette déclaration formulée, non sans orgueil, au terme d’une longue carrière: «Depuis que je suis à la tête du Parlement, j’ai reçu vingt-huit lettres de cachet, presque toutes portant exil; ce sont autant de lettres de noblesse que je léguerai à ma famille[319]...»
Telle était—soldats et capitaines—la cohorte judiciaire avec laquelle Richelieu allait se mesurer. Il y eut, à vrai dire, un moment où chacun fit un effort pour maintenir la bonne intelligence. Les parlementaires ne se bornèrent pas, lors de l’arrivée du maréchal, à le couvrir de fleurs: ils refusèrent de percevoir le droit de cinq cents livres dû pour l’enregistrement de ses provisions[320]. C’était le prendre par son faible. La campagne menée contre la Société de Jésus, l’expulsion de ces religieux, les condamnations prononcées contre les écrits des évêques qui tentèrent leur défense, n’étaient pas non plus pour déplaire à ce sceptique. Aussi mettait-il quelques ménagements dans ses premières attaques. Messieurs de l’Ombrière! «de braves gens qu’il adoroit en gros et révéroit en détail...» Et il s’étonnait qu’on pût en menacer les gentilshommes «comme on fait aux enfants de la grande beste!...» Au fond, il éprouvait, à l’égard de la canaille fourrée d’hermine, un souverain mépris, encore avivé par sa condamnation récente dans un procès que le jurisconsulte Voltaire lui disait imperdable[321].
Ce dernier, en pareille occurrence, se vengeait comme un gamin des rues:—Passez, Monsieur le président, murmurait-il chapeau bas, lorsqu’un âne se trouvait sur son chemin... Richelieu en usait d’autre sorte. Chaque fois que le Parlement repoussait des édits, il venait parader au Palais et faisait, manu militari, enregistrer les volontés du roi. Dieu sait avec quelle arrogance de bon ton, quelles railleries de grand seigneur, quels airs de capitan! Et si quelque discours sentant la révolte parvenait à ses oreilles, comme il faisait jeter le factieux dans un carrosse et l’expédiait, entre quatre dragons, à l’autre bout du royaume[322]!
Hanté par le souvenir du vieux d’Épernon, «mon héros» ne se contentait pas des griefs que lui fournissait Versailles. Il s’appliquait aussi à faire naître les occasions, recourant, quand il ne trouvait pas mieux, à des chicanes de procédure. Il découvre, un jour, que la Grand’Chambre a statué dans une affaire qui n’a point été soumise au premier degré de juridiction... Vite, il défère l’arrêt au Conseil, le fait casser et obtient—sanglante injure!—qu’on ordonne la restitution des épices... Richelieu n’avait pas eu la main heureuse. Le litige, dont le Parlement s’était constitué l’arbitre, présentait des complications d’un ordre tel que les magistrats inférieurs avaient reculé devant la tâche. Loin de se plaindre, les parties se félicitaient d’une solution aussi rapide, et même celle qui avait succombé se déclarait prête à acquitter les frais, bien que la décision du Conseil l’en déchargeât... L’intendant en fut réduit à témoigner en faveur de Messieurs. Ils s’étaient, affirma-t-il, conformés à l’usage et avaient agi dans l’intérêt de la justice: il fallait se hâter, en leur donnant satisfaction, de clôturer cette regrettable affaire[323].
Les parlementaires, de leur côté, ne s’en tiennent pas à la défensive. Ils attaquent avec vigueur, livrant sous main au public leurs décisions les plus acerbes[324]. Tantôt, ils tonnent contre les lettres de cachet et proclament le principe de la liberté individuelle. Tantôt, rappelant d’anciennes prescriptions de police, ils prononcent de sévères arrêts contre le jeu[325]. Hier, ils lançaient de malicieuses allusions aux sociétaires du théâtre[326]; aujourd’hui, ils s’insurgent contre les enregistrements effectués l’épée au poing et les déclarent nuls, «comme destructifs des lois primitives de la monarchie et des constitutions fondamentales de l’État...» Bientôt, ils s’attaqueront au maréchal lui-même dans la personne de ses subordonnés les plus compromis. Le brigandage, en effet, règne dans tous les services. Chacun pille impunément: le traitant rapace, les agents des douanes et des postes, les fermiers des greffes, les receveurs des tailles... Réduits à l’impuissance, les officiers municipaux ferment les yeux—quelques-uns même pêchent en eau trouble!—tandis que les magistrats des juridictions seigneuriales, par crainte ou déférence, laissent impunis malversations et attentats.
Dans ce désarroi général—après avoir sans succès représenté au roi «le cri de la misère de son peuple et son désespoir»[327]—le Parlement prenait une résolution qui procède de l’esprit révolutionnaire: il instituait, sous le titre de Bureau de la grande police, une Commission permanente chargée de rechercher les abus, de prévenir les vexations, de poursuivre les crimes[328]. Aussitôt, les plaintes d’affluer, les dépositions d’éclater vengeresses, les mesures réparatrices de se succéder. Vainement le gouverneur s’efforça-t-il d’accumuler les obstacles et de prendre sous son égide les prévaricateurs, l’effet produit n’en fut pas moins immense: la conscience publique se sentit soulagée...
Sans cesse sur la brèche, la Commission englobait dans son programme les sujets les plus divers: voirie, police, hygiène, octrois, tailles, corvées, timbre, contrôle, institutions de bienfaisance et économiques, réformation de la justice—«matière essentielle au bien de l’État»[329]... Elle examinait tout, ne s’en rapportant pas plus aux documents d’ordre financier qu’aux rapports administratifs: «d’autant»—mentionne un procès-verbal, qui constitue une sanglante critique des agissements royaux—«que la Compagnie n’aura jamais de confiance en ce que les intendants pourroient fournir eux-mêmes.....» Quatre cahiers, découverts par hasard au milieu du fouillis où sommeillent inexplorés des monceaux de pièces émanant du palais de l’Ombrière, témoignent du zèle, du courage, de l’acharnement—serions-nous tenté de dire—de ces hardis redresseurs de torts[330].
Tenu en échec par cette troupe de robins, Richelieu ne décolérait pas. La plupart d’entre eux devinrent pour lui des ennemis personnels, et il conçut contre le Parlement «une haine irréconciliable»: le coup d’État du chancelier Maupeou allait lui permettre de l’assouvir.
CHAPITRE XV
État de la Guyenne.—Procédés fiscaux.—Maupeou et ses réformes.—Opposition du Parlement de Bordeaux: sa dissolution.—Efforts pour le reconstituer: l’intendant Esmangart et M. de Maillebois.—Le premier président de Gascq et ses nouveaux collègues.—Exil de soixante-cinq officiers de robe.—Rôle joué par les femmes.—Mmes de Gourgue et d’Allogny: lettres de cachet décernées contre elles.—Institution du nouveau Parlement.—Liste des exilés et des Restants.
Cette période de notre histoire n’était point pour accroître le prestige de la Couronne. Avec des généraux comme Soubise, Clermont, Contades, nos armes avaient subi d’humiliants revers. La diplomatie ne faisait pas meilleure figure, et, malgré les efforts de Choiseul, l’on en devait passer par le traité de Paris qui dépouillait la France de ses colonies les plus prospères. Nos finances, enfin, étaient un sujet de joie pour les Anglais: on marchait tout droit à la banqueroute. Quant à Sa Majesté, son crédit personnel était tombé si bas que la négociation de sa signature s’effectuait avec 40 % de perte.
La mort de Mme de Pompadour donna une lueur d’espoir; on put supposer que les mœurs implantées par ses créatures disparaîtraient avec elle, et que l’on en reviendrait aux dilapidations d’une décence relative qui marquèrent le début du règne. L’erreur fut vite dissipée. Louis XV ne se tint point pour satisfait des amours de passage que lui procurait le zèle de serviteurs habitués à y trouver leur compte. Lebel, invité à faire mieux, découvrit Mlle Lange, «un composé céleste»... Il en forma la Dubarry. Stylée par Richelieu qui lui apprit le catéchisme de la cour, Cotillon II ne tardait pas à pousser jusqu’au délire la passion du vieux roi. Versailles s’inclina devant ce choix inattendu, et l’on put voir, à l’heure du petit lever, le successeur de d’Aguesseau jouant à colin-maillard avec le négrillon de la nouvelle favorite.
Celle-ci, comme sa devancière, était douée d’un appétit formidable. Les ministres, soumis à ses exigences, ne surent bientôt où donner de la tête. Ce n’est pas que l’ingéniosité leur fît défaut. Jamais, au contraire, l’art d’exploiter le contribuable n’atteignit un pareil degré de perfection. A côté des taxes obligatoires, il y avait les redevances gracieuses, laissées—semblerait-il—au bon vouloir de chacun... En fait, ces dons spontanés constituaient le moyen le plus commode de détrousser les gens. L’intendant dressait, rue par rue, une liste des notables—bourgeois, artisans, boutiquiers—et l’expédiait à domicile «avec invitation à la bourse de ne point rester sourde aux élans du cœur». Si, d’aventure, la souscription paraissait insuffisante, vite il mandait le récalcitrant. Alors, dans le tête à tête du cabinet, se jouait une scène analogue à celle de Don Juan et de M. Dimanche. Le représentant royal, déployant toutes ses grâces, assurait le visiteur de son estime, s’enquérait de sa fille Claudine, donnait un souvenir au tambour du petit Colin, n’avait garde d’oublier le chien Brusquet, grand dévoreur de jambes, et, finalement, inscrivait d’office la somme arbitrée par sa haute sagesse[331].
Au double jeu de l’impôt par contrainte et de l’impôt par persuasion, la fortune publique s’était évanouie. C’est une vérité, s’écrie Chamfort, qu’il y a en France sept millions de mendiants et douze millions de personnes hors d’état de leur faire l’aumône! La Guyenne n’était pas mieux partagée que le reste du pays. Sans doute, le négoce bordelais, jouant de bonheur dans ses expéditions lointaines, réalisait d’énormes bénéfices; mais cette prospérité, hélas! ne s’étendait ni aux paysans, ni aux propriétaires terriens, ni à ceux, quels qu’ils fussent, qui ne participaient point aux opérations commerciales de l’au delà des mers[332]. En dehors des armateurs et des marchands, la situation était lamentable: «Il est étrange combien la misère est grande, écrit un habitant de la rue Neuve; mais c’est à la campagne qu’elle se voit au naturel; elle fait frémir.» Et il ajoute, après quelques détails de nature à lever tous les doutes: «Les impôts vont être perçus, à ce qu’on croit, avec rigueur, M. le Maréchal étant arrivé pour faire enregistrer les édits et devant se transporter demain au Palais. Bien des gens pourront s’appliquer ces vers de Regnard dans le Joueur:
C’est à cette époque même que se réfère l’anecdote suivante reproduite par Mme Campan...
Louis XV, chassant dans les bois de Viroflay, rencontre des villageois portant un cercueil:
—Est-ce un homme? demande le roi.
—Un homme.
—De quoi est-il mort?
—De faim, répondent les porteurs d’une voix farouche.
De faim! Le nombre de ceux qui en mouraient était considérable. Chaque jour, en effet, augmentait l’âpreté du fisc. Aux taxes de tous genres, démesurément grossies, s’étaient joints—en vue de la guerre—le doublement des capitations et un troisième vingtième... Si bien qu’un pamphlet pourra dire, non sans apparence de raison, que le Bien-Aimé avait, à lui seul, plus grevé ses peuples que ses soixante-cinq prédécesseurs réunis[334]!... Et voilà que, la paix faite, ce surcroît de charges menaçait de s’éterniser...
L’opposition parlementaire avait beau jeu. Unie dans une résistance approuvée par la Nation entière, elle redoubla d’efforts, tant en province qu’à Paris, livrant à tous les échos de la publicité d’audacieuses doléances qui firent le tour de l’Europe. Louis XV répondit par un haussement d’épaules—digne pendant du mot: Après moi le déluge!—et poursuivit le cours de ses prodigalités... Une solution violente, peut-être une révolution, était inévitable, lorsque le chancelier prit le parti de dissoudre les Parlements.
L’affaire fut bien menée. «Souple et rampant par essence,» Maupeou débuta par des feintes habiles, des excitations occultes, des provocations ayant pour but de pousser ses adversaires à des imprudences dont il espérait tirer profit. Après quoi, il essaya de donner le change à l’opinion en plaçant ses projets sous le couvert de réformes désirées de tous: la gratuité de la justice et la suppression de la vénalité des charges. Cela fait, il monta à l’assaut de l’édifice judiciaire, résolu à substituer une troupe de valets à l’ancien personnel intègre, instruit, populaire, mais passé à l’état de gêneur incorrigible...
C’est le Parlement de Paris qui, le premier, succomba sous ses coups. Les magistrats qui le composaient furent dépossédés de leurs charges et brusquement exilés, quelques-uns dans des conditions d’une rigueur confinant à la barbarie[335].
Le même sort attendait les robins de Guyenne. La Compagnie se prépara à mourir dignement. Les chambres se réunirent et, dans un calme solennel, commencèrent la rédaction de remontrances destinées au roi, mais qui, passant par-dessus sa tête, devaient avoir un retentissement immense au delà même du royaume.
Ce sang-froid inattendu rassura l’intendant Esmangart, arrivé depuis peu à Bordeaux[336]. Le soulagement qu’il ressentit affecta même une forme railleuse voisine du dédain... Le travail de Messieurs, écrivait-il, n’est pas près de toucher à sa fin, car ils remontent aux lois ripuaires[337]!... Pour laborieuse qu’elle fût, la besogne s’acheva, et M. Esmangart put constater que le recueillement n’avait rien enlevé aux parlementaires bordelais de la liberté de langage dont ils se faisaient gloire. Leur protestation, renouvelée à trois reprises, était un acte de foi dans la grandeur des institutions monarchiques, telles que les pratiqua la vieille France à l’époque où, la main dans la main, souverains et légistes poursuivaient une lutte de géants contre la puissance féodale. Puis, s’inclinant devant la volonté du roi, semblables au gladiateur antique—Ave, Cæsar, morituri te salutant—ils adressaient, du haut de leurs sièges, à celui dont ils se déclaraient les serviteurs, un dernier et suprême avertissement...
En même temps, ils perçaient à jour les artifices du chancelier. Que parlait-il d’épices? La robe ne cessait de gémir sur cette rémunération dégradante que l’État lui avait imposée... De justice gratuite? C’était le vœu de tous... De modifications aux lois sur la procédure? On les attendait avec impatience... De la vénalité des charges? A qui la responsabilité, sinon à la monarchie elle-même qui, depuis trois siècles, ne vivait que d’expédients! Et pourquoi en prenait-elle ombrage aujourd’hui, si ce n’est parce que, cédant à des intrigues d’alcôve, au goût de l’arbitraire et à l’esprit de cupidité, il lui tardait d’asservir la robe par des choix honteux[338]!... Ah! le chancelier avait beau arborer le drapeau des réformes; sa duplicité ne trompait personne. Un seul point était en litige: il s’agissait de savoir si, affranchie de tout contrôle, la royauté traditionnelle «s’érigerait en tyrannie»!...
Sur quoi, les remontrances abordaient la question, insoluble faute de textes, des droits que la Nation s’était réservés, développaient les arguments qui faisaient la base de ces sortes d’écrits, et terminaient par une mise en demeure retentissante de convoquer les États-Généraux.
C’était braver la foudre: elle ne tarda pas à éclater. Le 3 septembre 1771, Richelieu recevait, dans sa terre de Fronsac, les lettres patentes portant dissolution du Parlement. Il partit pour Bordeaux, crevant ses chevaux de poste afin d’arriver plus vite, et, à peine descendu de voiture, fit exécuter un ordre d’exil concernant MM. Le Berthon et Dupaty: le premier, chef de la Compagnie et le seul homme dont il eût peur[339]; le second, investi, en qualité de doyen des avocats généraux, du droit de porter la parole dans l’assemblée des chambres. Malgré la discrétion de ses agents, la nouvelle se répandit avec une incroyable rapidité. Quand parut le carrosse des prisonniers, la population se précipita à la portière pour leur adresser un suprême adieu, puis se rendit à l’hôtel du Gouvernement dont les hôtes éprouvèrent les plus vives inquiétudes[340]. Mon héros s’était récemment, par manière de raillerie, enquis du cérémonial en usage quand on pendait un gouverneur[341]... Sans doute craignit-il qu’on ne lui fournît, sur cette question d’étiquette, ce qu’on nomme aujourd’hui une leçon de choses, car il manda en toute hâte les troupes placées sous son commandement. En même temps, il convoquait, pour le lendemain, en assemblée générale, présidents, conseillers et gens du roi...
Ceux-ci s’étaient déjà réunis d’office pour consigner, sur les registres du greffe, une dernière protestation. Quand, le 4, ils se rendirent à la sommation de Sa Majesté, les rues étaient occupées militairement. Des escouades du guet à cheval faisaient la patrouille l’épée au poing, tandis que les grenadiers du régiment de Bretagne, baïonnette au fusil, campaient dans les salles du palais de l’Ombrière. Des batteries d’artillerie, habilement disposées, complétaient ces mesures formidables: ce qui n’empêcha point le maréchal, pour traverser la ville, de se faire escorter de la maréchaussée et de gardes armés jusqu’aux dents[342].
A tenir ainsi, face à face, impuissante et anéantie, cette troupe de Robes longues, jadis si prompte à châtier son insolence, Richelieu dut éprouver une joie indicible. Saint-Simon, qui eut un jour la même bonne fortune, nous révèle les jouissances féroces que pouvait, en semblable occurrence, ressentir un grand seigneur haineux. Altéré de vengeance, lançant jusqu’aux moelles de ses adversaires le mépris, l’insulte, le triomphe, celui que, chez Mme de Tencin, on nommait le Boudrillon, faillit succomber à l’excès de son délire[343]... Ainsi en fut-il du maréchal qui, n’ayant point à sa disposition la langue chaude, acérée, cuisante de son ancien collègue à la pairie, déclarait simplement que cette heure avait été l’une des plus douces de son existence.
Tout, cependant, ne lui fut pas rose. Après avoir démoli, il fallait reconstruire. Besogne délicate, si l’on en juge par ce qui se passait à Paris. Lorsque Maupeou chercha des magistrats nouveaux, les gens de bonne moralité répondirent par des refus. C’est à peine si, à force de frapper aux portes, il composa une liste où figuraient des robins de province en rupture de ban, des avocats tarés et mis en quarantaine, des chanoines de Notre-Dame commandés par l’archevêque, des dragons en retraite, un neveu de Voltaire et quelques faméliques dont on s’assura le concours en les prenant au collet. Seul, de l’ancien personnel, Joli de Fleury consentit à garder son siège... Ce fut, dans le royaume, une hilarité générale et une avalanche de quolibets.
Allait-on, en Guyenne, éprouver une pareille déconvenue? On y expédia, en toute hâte, le comte de Maillebois, un intrigant sans scrupules, avec mandat de recruter des adhérents au sein de la Compagnie[344]: ses efforts, joints à la diplomatie de M. Esmangart, demeurèrent stériles[345]. Après eux, le maréchal se mit lui-même à l’œuvre, résolu à réussir coûte que coûte. Il importait, avant tout, de trouver un chef à la nouvelle magistrature: son choix se porta sur le doyen des présidents à mortier, M. de Gascq, seigneur et baron de Portets, dont le dévouement lui était acquis.
Antoine-Alexandre de Gascq appartenait à une ancienne famille de robe, honorablement connue dans la province. Lui-même, depuis trente ans, portait l’hermine avec distinction. Investi de sa charge à un âge où le règlement ne lui permettait pas de siéger, il avait vécu à Paris, mêlé au mouvement littéraire et fréquentant le bon monde. Un goût marqué pour la musique l’amena à se lier avec Jean-Jacques Rousseau qui lui donna des leçons d’harmonie[346]. C’était un exécutant de première force: le meilleur archet du Parlement, disait-on non sans malice[347]. Beau parleur, d’esprit délié, ne reculant pas devant les récits graveleux, il avait des saillies irrésistibles. Le sexe aimable le choyait, et l’on assure qu’il le payait de retour. Au désir de plaire, il joignait la plus tenace des volontés et une pointe d’ambition habilement dissimulée sous le masque du détachement philosophique... Rentré à Bordeaux, il s’était mis résolument à la tâche, émerveillant ses confrères par son assiduité à l’étude et son indépendance dans les questions touchant aux libertés publiques. Émule des Grissac, des Carrière, des Dupaty, il bravait avec intrépidité les rigueurs du ministère qui, en 1756, jugea opportun de l’exiler.
La nomination de Richelieu au Gouvernement de la Guyenne refroidit ce beau zèle. M. de Gascq qui, de longue date, connaissait le maréchal, devint son familier le plus intime. Bientôt, leur amitié rappela celle du couple célébré au cinquième chant de l’Énéide. Le président, resté célibataire, s’installa dans l’hôtel du gouverneur, travailla aux côtés d’Albouis-Dazincourt[348], participa aux affaires de la Comédie, veilla avec un soin jaloux à la satisfaction des fantaisies du maître, et partagea avec lui des soupers restés fameux où «ces connaisseurs émérites donnaient un heureux baptême aux divers crus du Médoc»[349]. Il n’en demeurait pas moins exact aux réunions du Parlement, et même figurait dans les rangs de la Commission chargée de la réforme des abus. Mais ses collègues, devenus soupçonneux, le tenaient à distance, et le public, sévère jusqu’à l’injustice, fredonnait sur son passage ces couplets cruels, dont l’auteur eut le loisir—à l’ombre du fort du Hâ—de retoucher les rimes:
Nul doute que, pour complaire à son puissant ami, M. de Gascq n’eût, avant même la dissolution, accepté la charge de premier président. Le sacrifice lui ayant semblé lourd, on le gratifia de nombreux avantages: une pension de vingt mille livres et le remboursement de son office... Ce qui, avec les quinze mille livres de gages attachés à sa nouvelle fonction, l’investissait, en un tour de main, de cinquante mille livres de rente.
Il ne pouvait pourtant, à lui seul, suffire aux travaux de la Grand’Chambre... Le maréchal alla voir chacun des membres du Parlement dissous, jouant, à tour de rôle, de la séduction, des promesses, des menaces, faisant appel aux sentiments les plus bas: vanité, jalousie, rancunes, avarice. Rien ne lui coûtait; l’argent, moins que le reste, les caisses publiques ayant reçu l’ordre de suspendre tous paiements, pour lui permettre d’y puiser à l’aise[350]. Il y eut de superbes résistances, justifiant ce vers pompeux du vieux Combabessouze:
Thémis, ainsi que Mars, enfante des héros!
Spécialement, le beau sexe—dont l’influence ne fut jamais plus grande—se couvrit de gloire... Quelques explications peuvent ici paraître nécessaires...
Dans cette merveilleuse boîte à surprises qu’on appelle le XVIIIe siècle, la femme demeure indéfinissable en ses multiples transformations. Tour à tour précieuse avec Marivaux, sceptique avec Fontenelle, sentimentale avec Jean-Jacques, elle prêtera bientôt l’oreille aux fourberies de Mesmer et du comte de Saint-Germain. Mais, avant de faire la chaîne autour du baquet mystérieux, elle se livre tout entière... à quoi? à la politique: un goût venu en droite ligne de la Grande-Bretagne, avec le whist et les œuvres de Richardson...
On comprend l’émoi que la révolution parlementaire dut produire dans ces cervelles surchauffées. Ce fut l’unique objet des conversations. Les réunions de plaisir cessèrent comme par enchantement, et les salons se transformèrent en états-généraux où, derrière l’éventail, éclataient de singulières hardiesses[351]. Les boudoirs s’arrachèrent brochures et in-folio traitant des matières à l’ordre du jour. Les remontrances firent prime, et le précis de droit public de Michau de Montblin, «une véritable encyclopédie politique,» devint le livre de chevet des mondaines[352].
Ce ne sont pas seulement les femmes de robins qui gémissent sur les malheurs de la patrie: les bourgeoises de toutes provenances ont acquis une érudition étonnante sur les points les plus controversés de notre histoire constitutionnelle[353]. Bientôt, la contagion s’étend aux grandes dames de Versailles. Mme d’Egmont, toujours portée aux idées généreuses, figure parmi les plus ardentes. Dédaigneuse des rancunes de la Dubarry dont le crédit la fait exclure des divertissements de la cour, répudiant toute solidarité avec son cousin d’Aiguillon, bravant la colère du maréchal qui la chasse de sa présence et lui interdit tous rapports avec la bonne duchesse, elle dirige l’état-major des révoltées, et, épuisée, fiévreuse, déjà atteinte par un mal qui ne pardonne pas, organise la résistance «contre la tyrannie»...
—Vous êtes des républicaines! s’écrie son ami de cœur, Gustave III, de passage en France sous le titre de comte de Gothland[354].
A quoi elle réplique:
—Qu’on nous donne des rois comme Henri IV, vous verrez si nous aimons la monarchie!
Le mot de République n’était point pour effrayer les Bordelaises. Déjà, sous la Fronde, il circulait sur bien des lèvres. On le prononçait même sous le règne du Grand roi, et l’intendant Boucher écrivait un peu plus tard: «Il est certain que l’esprit républicain règne dans cette ville et qu’on y abhorre toute autorité[355].» On ne s’étonnera pas que l’influence de Mme d’Egmont se fît sentir jusqu’en Guyenne, où elle trouvait un terrain merveilleusement préparé. Mères, filles, épouses de parlementaires y témoignaient d’une fermeté à toute épreuve, réconfortant les indécis, gourmandant les faibles, exaltant les résolus, prêtes à tous les sacrifices de bien-être et de fortune. Gardiennes des traditions morales qu’à Versailles on foulait aux pieds, rien n’égalait leur mépris pour les Maupeou, les Terray et autres suppôts de la favorite. Une étude réfléchie du litige qui bouleversait le royaume les confirmait dans leur opposition. Elles estimaient—avec Mmes de Mesmes, d’Egmont, de Boufflers, de Luxembourg, de Croy, de Brionne, avec la bourgeoisie entière et tous les écrivains patriotes[356]—qu’à défaut d’une constitution écrite il fallait s’en référer au droit naturel et à l’usage, «lesquels, en France, ne tolérèrent jamais le despotisme;» que la Nation était au-dessus des rois comme l’Église au-dessus des papes; et que, si les Parlements n’avaient reçu d’elle aucun des pouvoirs auxquels ils prétendaient, il y avait lieu de faire sans retard appel aux États-Généraux!—Tous les cœurs féminins battaient à se rompre au seul nom de la liberté...
Quand Richelieu se mit en campagne pour son œuvre de reconstitution, les premiers obstacles auxquels il se heurta vinrent des femmes. Campées résolument dans l’antichambre, le poing sur la hanche et le dédain aux lèvres, elles lui barrèrent le passage[357]... Le vainqueur de Port-Mahon put se remémorer cette parole de Mazarin, sur les Bordelaises de la Fronde, que, pour les réduire, il fallait «plus de canon que de cypre, et d’armures d’acier que de gants de Rome»...
Cinglé, en plein visage, des plus dures apostrophes, le maréchal redoubla d’énergie. Dans la nuit du 4 au 5 septembre, il expédia des ordres d’exil à trente-cinq parlementaires, jugés irréductibles, et à un certain nombre de citoyennes—le mot devenait à la mode[358]—qui l’avaient contraint de tourner les talons. Deux nous sont connues: la présidente de Gourgue[359] et Marie-Henriette Le Berthon, marquise d’Allogny, sœur du premier président[360], deux vaillantes dont les annales de Guyenne doivent, avec respect, conserver le souvenir.
Le 5 septembre, gouverneur et intendant reprenaient leurs démarches dans un état d’esprit confinant à la fureur. Partout, sur leur passage, des groupes hostiles; partout, des manifestations injurieuses. Ici, un couplet vengeur prenant son vol du haut d’une lucarne; là, une affiche annonçant que le peuple ne reconnaîtra point le successeur de M. Le Berthon; plus loin, l’avis que le Barreau s’est mis en grève, avec cette remarque ironique que tout finirait bien si l’on découvrait le secret de faire taire les femmes et parler les avocats! La journée s’acheva par la proscription d’une trentaine de parlementaires nouveaux aussi intraitables que ceux de la veille... Et les carrosses de rouler toute la nuit, chacun des exilés—on les nomme les mauvais sujets dans l’entourage du maréchal—devant rejoindre sur l’heure le lieu fixé pour son internement, d’où seule les tirera la mort du roi, survenue quatre ans plus tard[361].
Richelieu, cependant, n’avait pas subi que des échecs. Certaines défaillances s’étaient produites, entraînées par la crainte de violences dont on ne pouvait prévoir la fin, par le bouleversement qui en résultait dans les familles et la nécessité de sacrifices pécuniaires auxquels tout le monde n’était point en mesure de faire face. Les avantages accordés à la nouvelle magistrature ne laissaient pas non plus que d’exercer une action débilitante. Quelle tentation, après avoir payé pour rendre la justice, d’y trouver désormais une source de profits[362]!
Les adhésions recueillies comprenaient: M. de Pichard de Saucats, qui, moyennant une gratification de six mille livres, consentait à ne point déserter son siège du grand banc[363]; MM. de Bacalan, Duroy et Jean-Maurice Dusault, promus, de simples conseillers, au grade de présidents à mortier[364], et le procureur général Dudon, dont on obtint le concours au prix d’une pension de deux mille écus et de la nomination de son fils, Dudon de Lestrade, à une charge d’avocat général...
Les autres résistaient encore, «refusant leur part de paradis...» Le maréchal eut une idée triomphante: il expédia à chacun des quarante-six membres restants, dont il avait besoin pour réorganiser la Compagnie, des lettres de cachet ainsi conçues: «Monsieur, je vous fais cette lettre pour vous ordonner de continuer votre service à mon Parlement de Bordeaux, sans que, sous aucun prétexte, vous puissiez le quitter. Le tout, à peine de désobéissance...» Prisonnier au fort du Hâ ou au palais de l’Ombrière, il fallait faire son choix. L’écrit était, d’ailleurs, en règle: il portait la signature du roi et celle du ministre Bertin[365].
A quelles manifestations les femmes des nouveaux dignitaires, transformés en juges comme Sganarelle en médecin, eurent-elles recours pour marquer leur désespoir? Allèrent-elles, à l’exemple des matrones toulousaines, crier, sous les fenêtres du gouverneur, qu’elles aimaient mieux leurs maris morts que déshonorés? Se vengèrent-elles, dans l’intimité du foyer conjugal, de condescendances auxquelles, pour leur part, elles ne se fussent jamais résignées? Les esprits étaient montés à un tel point qu’aucune hypothèse n’est inadmissible.
Quant aux infortunés qui furent enrôlés de la sorte, si quelques-uns subirent sans trop de répugnance leurs chaînes dorées, d’autres ne cessèrent de gémir. Tel M. Dumas de Fombrauge qui exhalait sa douleur dans le billet suivant: «On a été obligé de recourir à la force pour composer un nouveau tribunal. En sorte que le sort de ceux qu’on a retenus est infiniment plus cruel que celui de nos exilés. Des lettres de cachet, multipliées à chaque pas, nous laissent à peine la faculté de nous plaindre. J’espère qu’un traitement aussi peu fait pour une nation libre ne sera pas d’une longue durée, et qu’en mettant fin aux humiliations qui nous ont été prodiguées ou nous laissera maîtres de faire ou de ne faire pas un métier qui n’a que des dangers pour ceux que n’y portent pas le vœu de leur cœur[366].»
Le 7 septembre 1771 eut lieu l’installation du Parlement Maupeou[367]. Les magistrats qui le composaient furent, sur leur passage, salués des noms de manants et de jean-f..., lardés de quolibets, accablés de chansons satiriques[368]. A peine, malgré une double haie de soldats, purent-ils arriver jusqu’au Palais. Là, une séance fut tenue en présence du maréchal et de l’intendant, ce dernier «en robe de satin, rabat plissé et bonnet quarré»[369]. M. Esmangart, en un langage pompeux, célébra les bienfaits de la nouvelle organisation judiciaire, exalta le mérite des officiers qui en faisaient partie, les somma de prêter serment de fidélité au Trône et exigea d’eux l’engagement écrit de ne point quitter leur poste pour quelque cause que ce fût... Moyennant quoi, Richelieu convia l’assemblée entière à un dîner qu’il donna le lendemain. Il se trouva—ô fragilité humaine!—trente-deux trembleurs qui répondirent à son appel.
Pendant qu’on fêtait, la coupe en mains, ce dénouement inattendu, les mauvais sujets, dépouillés de leurs robes qu’ils jugeaient ne pouvoir être portées à l’avenir que par des laquais, suivaient, avec femmes et enfants, sous les ardeurs d’un soleil torride, les grands chemins de la province. Quelle posture pour les Restants[370]! Comment laisser partir ces frères malheureux sans une parole de condoléance! M. Dudon, dans sa harangue d’installation, leur adressa un souvenir attendri. De son côté, l’avocat général Saige rappela avec douleur que, parmi les absents, se trouvaient M. de Verthamon, son beau-père, M. de Cazeaux, son beau-frère, et plusieurs de ses proches... C’était le cas de tous ses collègues... Parents contre parents! s’écriait, en battant des mains, le philanthrope de Ferney.
Émue jusqu’aux larmes d’une situation aussi cruelle, la nouvelle Compagnie supplia le roi de rendre à la liberté ceux que la France acclamait comme des modèles de vertus civiques. Mais ses efforts ne touchèrent pas plus Sa Majesté qu’elles n’amollirent le cœur des soixante-cinq. Ceux-ci et leurs compagnes ne pardonnèrent jamais aux Restants ce qu’ils appelaient leur trahison devant le despotisme.
Cette division, si audacieusement opérée au sein de la robe, entretenue ensuite avec une rare perfidie, fut le plus bel exploit du maréchal. Elle brisa l’unité parlementaire, introduisit la discorde dans cette société bordelaise si détestée de lui, la désorganisa d’une façon irrémédiable et, finalement, en consomma la ruine.
CHAPITRE XVI
Ruine de Mme Duplessy.—Procès avec M. de Pauferrat: mémoires judiciaires.—Installation rue du Cahernan.—Nouvelles habitudes.—M. et Mme de Cursol à Fonchereau.—Vie d’un gentilhomme campagnard.—Correspondance de Mme Duplessy.—Une petite-fille de Montaigne.—Personnages divers.
Désintéressée dans ce débat héroïque, Mme Duplessy n’eut point à en subir les meurtrissures. Mais, au moment même où il se déroulait, d’autres épreuves bouleversaient son existence.
L’aîné de ses fils, François-Sabin, était, comme ses pères, entré au Parlement. Un mariage d’inclination, contracté avec une personne sans fortune, ne lui permit pas de conserver des fonctions aussi peu lucratives: il se retira d’abord en Médoc, puis à Paris, où il devint secrétaire perpétuel de la Société des Sciences[371].
Mise en demeure de fournir des comptes de tutelle, Mme Duplessy se trouva fort dépourvue. Les revenus de ses terres n’avaient cessé de décroître, tandis que ses dépenses allaient en augmentant... Les frais d’un salon, au siècle dernier, n’étaient point chose négligeable. Poètes et philosophes, quelque dégagés qu’ils fussent de la matière, ne faisaient point fi des menus savoureux: la légende de Scarron, remplaçant le rôt par un choix d’anecdotes, est de celles qui prêtent à la controverse... En vue de soutenir son train de maison, Mme Duplessy avait dû vendre quelques terres et contracter des dettes[372].
Pour comble de malheur, ce premier litige ne tarda pas à se compliquer d’un second, soulevé par son beau-frère, M. de Pauferrat, lequel, condamné par la retraite à ne plus trancher les différends des autres, s’ingéniait à faire de la procédure pour son compte, afin de n’en point perdre «l’heureuse accoutumance»: un adversaire redoutable, rompu à la chicane et prenant un malin plaisir à multiplier les attaques.
L’usage était alors de publier des mémoires contenant, avec des vérités bonnes à retenir, un flot d’indiscrétions, de perfidies, parfois même d’injures. Le factum de M. de Pauferrat, empreint d’une ardeur sénile, constitue un des spécimens les plus curieux de ce genre de littérature. Assorti de lardons et d’épigrammes, tantôt en prose, tantôt en vers, latins ou français, il dut mettre en belle humeur les perruques de la Grand’Chambre[373]. L’exorde, emprunté à la langue de Corneille, rappelle la prospérité des ancêtres, la situation brillante de l’auteur commun, les vertus de sa vénérable compagne... Comment—s’écrie l’émule de Petit-Jean—cette digne matrone procédait-elle pour accroître le bien familial?
C’est Bélise traitée de belle manière par un Chrysale retors, hargneux et jaloux d’amuser la galerie. Mlle Élisabeth n’est point oubliée dans ce flot d’outrages: elle se voit reprocher la foule de soupirants, de flatteurs, de parasites qui lui font cortège... On va même jusqu’à mettre en doute son honneur et sa probité. Tout cela pour réclamer «une portion légitimaire»[374]!
Au milieu de ces déboires, l’aimable femme trouvait le moyen d’assurer l’avenir de ses enfants. Le plus jeune, Claude-François, était pourvu d’un emploi sur la flotte. Sa fille cadette, Jeanne-Marie-Victoire, épousait un avocat de talent, M. de Lamontaigne, frère du conseiller[375]. Enfin, l’aînée, encore meurtrie des traits lancés par un oncle barbare, se décidait à accorder sa main à un gentilhomme de bonne maison, M. Méric de Cursol, l’arrière-neveu de Michel de Montaigne[376]. Ces mariages ne purent se réaliser qu’au prix de lourds sacrifices, dont le plus dur fut la vente de l’hôtel du Jardin-Public... Partagés, les meubles artistiques provenant de la succession de M. de Chazot! Dispersées, les collections qui faisaient la joie des connaisseurs! Délaissés, les instruments de physique qui excitaient la verve railleuse d’un adversaire impitoyable! Il ne resta de ces richesses à celle qui, si longtemps, les mit en œuvre, que ses livres préférés—parmi lesquels le Temple de Gnide bien relié en maroquin vert—et quelques toiles de choix: les Téniers, les Berghem, les Wouwermans... De la vie large, mondaine, agrémentée des jouissances de l’esprit, on passait à l’existence modeste, parfois gênée, d’une petite bourgeoise.
C’est rue du Cahernan, dans une maison du procureur Aumailley, tout proche son ami M. Buhan, avocat et jurat[377], que nous retrouvons Mme Duplessy[378]. Plus de laquais galonnés: son personnel se réduit à une camériste, Suzette, et à «une petite cuisinière servante»—que ferait-elle d’une grande!—sachant préparer un bouillon, mettre à la broche un rôt et mijoter une blanquette. Deux autres personnages, l’un à plume, l’autre à poil, complètent cet intérieur: une poule, aux ailes irisées, qui pond chaque matin un œuf exquis, et Circé, une bête de race, qui répond au signalement suivant... «Robe de couleur puce tirant sur l’écureuil, de jolies oreilles bien portantes, un fouet qui monte jusqu’aux épaules, les quatre pieds et l’estomac blancs, la tête mignonne, le museau fin, et toutes les grâces de l’enfance, car elle n’a pas encore deux mois et n’est guère plus grosse que le poing.»
La maîtresse du logis a maintenant dépassé l’âge des succès personnels et atteint celui où, d’après la duchesse de Brancas, il faut quitter les mouches pour la coiffe, la comédie pour le sermon, les parties fines pour le directeur de conscience, et les galants pour les amis «plus capables de soins que d’entreprises»... S’il est vrai, comme l’assure Larochefoucauld, que la vieillesse soit l’enfer des femmes, il est permis de croire que la règle souffre des exceptions. Mme Duplessy en est la preuve. Cette jeunesse qui l’a fuie, elle la contemple d’un œil ému, mais sans amertume. Même humeur, même sérénité, mêmes goûts qu’autrefois, et même confiance en l’avenir...
Vieille, cette septuagénaire? L’est-elle bien?... Voyez-la passer, dans sa robe de taffetas d’Espagne, mollement appuyée sur la canne d’ébène qu’elle acheta à la dernière foire. Sans doute, ses cheveux ont blanchi, sa bouche s’est plissée aux coins, les rides sillonnent son visage... Mais que de verdeur encore dans tout son être, que de grâce en ce sourire, que de charme au fond de ces yeux doux et pénétrants! Quant au cœur, il est resté chaud et généreux, en dépit de certain scepticisme inhérent à l’âge: une pensée noble le transporte, la contemplation d’une œuvre d’art le trouble, et la vue d’une touffe de roses ensoleillées le rend rêveur comme à vingt ans.
La fidélité s’impose à l’égard de ces natures d’élite «faites d’atomes accrochants»[379]. Mme Duplessy n’a perdu aucun de ses adorateurs. Barbot est demeuré son confident; le président de Lalanne lui fait une cour assidue; le Père François, dont les châteaux se disputent l’alerte vieillesse, est plus empressé que jamais. Quant à Dom Galéas, l’ami Patience, il continue son rôle de factotum, sans d’ailleurs y perdre une rime, une tirade déclamatoire, un coup de dents. Rien de changé pour lui dans la maison, si ce n’est la table devenue plus frugale. Mais lorsque «la petite cuisinière servante» a préparé, pour unique rôt, un plat de morue blanche, on mène le Révérend dîner chez quelque intime du voisinage... De la morue! s’écrie Mme Duplessy, jugez si c’est un mets de Bénédictin!
Ses relations féminines ne sont pas moins nombreuses. Elles comprennent tout un monde de douairières parmi lesquelles Mmes Le Berthon, de Brach, de Pontac, de Secondat, Dartigaut, de Saint-Angel, et un bouquet de jolies femmes où brillent, au premier rang, la comtesse de Reigniac et la captale de Buch, délicieuse malgré sa toilette extravagante et son chapeau à bords relevés comme celui que portait la Grande Mademoiselle. Partout, l’académicienne des Arcades est la bienvenue. Les réunions auxquelles on la convie n’ont rien des assemblées littéraires qu’elle présida jadis; mais on trouve encore, dans quelques salons, des causeries variées avec une partie de brelan, de piquet ou de whist à dix sous la fiche. On use—disons-le tout bas—de cartes de contrebande, et l’on se retire satisfait quand on gagne la course de ses porteurs ou le montant d’un billet de loterie, dont le prix est de trois livres.
Mais les heures préférées de Mme Duplessy sont celles qu’elle consacre à la série de lettres familières dont la bibliothèque de la Ville a reçu le dépôt[380]. Leur destinataire est sa fille, Mme de Cursol, confinée aux champs avec son mari... Quelques mots sur ce couple, uni de fraîche date, donneront une idée des hobereaux de village, en plein XVIIIe siècle, à la porte même de Bordeaux.
M. de Cursol, qui s’intitulait seigneur des maisons nobles de Talence et de Fonchereau, venait de quitter le service avec la croix de Saint-Louis. C’est dans ce dernier domaine—paroisse de Montussan—qu’il s’installa avec sa jeune femme. Le logis n’avait rien de remarquable: une bâtisse vulgaire environnée de communs où gîtaient serviteurs et paysans. Ni luxe, ni confort. L’été, on se garait de la chaleur; l’hiver, il était difficile de lutter contre le froid.
Le pays étant giboyeux, surtout riche en lièvres, M. de Cursol passe ses journées à la chasse. Il s’occupe aussi de ses terres, fauche ses prés, échenille ses bois et veille à la culture de ses vignes dont il tire, les bonnes années, jusqu’à cent tonneaux de vin. Le beau militaire d’autrefois néglige un peu sa toilette. Habits de velours, culottes de soie, vestes de satin ne lui font pas défaut; mais il donne la préférence à des vêtements que son meunier dédaignerait pour ses dimanches, et fait sa compagnie habituelle d’une meute de chiens courants gratifiés de noms pompeux: Daphnis, Cyrus, Chloé, voire Alexandre... Au demeurant, le meilleur époux du monde, aux petits soins pour sa femme, et adorant sa belle-mère qui ne lui ménage ni tendresses ni friandises.
Mme de Cursol s’accommode moins bien des occupations champêtres. Elle préside à la confection du confit, élève des poissons rouges et dresse des servantes qu’elle paie vingt écus par an[381]. Au besoin, elle battrait le beurre, cet exercice étant à la mode depuis que la dauphine, Marie-Antoinette, fut surprise dans cette posture, manches retroussées jusqu’aux épaules. La surveillance du potager, un peu de musique, beaucoup de lectures—et l’on parvient à atteindre le soir.
A l’heure du souper, les seigneurs du domaine s’adjoignent l’abbé, une façon de chapelain à la tonsure récente, qui pleure à chaudes larmes lorsque ses chefs, pour l’appeler à un vicariat, l’arrachent à cette sinécure. C’est que la maison est bonne; elle prit ce séminariste maigre et dépourvu d’orthographe; elle le rend gras et parlant français... Le repas expédié, les servantes desservent, et, dans cette même pièce, encore imprégnée du parfum des sauces, on lit en commun les journaux de la semaine: les Gazettes à la main, venues clandestinement de Paris; l’Iris de Guyenne, une nouvelle publication bordelaise[382], et les Annonces-Affiches, en échange desquelles M. de Brach, lorsqu’il séjourne à Montussan, envoie le Mercure de France[383]. Puis, chacun se recueille; l’abbé tire son bréviaire et rêve qu’une riche abbaye lui tombe du ciel; Madame, en proie à ses vapeurs, absorbe un bouillon de grenouilles mélangé de jus d’herbes et de fleurs de sureau; et Monsieur, après avoir craché en parabole, comme le grand seigneur des Lettres persanes, s’endort côte à côte avec sa chienne favorite, tandis que ce coquin de Daphnis—une bête insupportable—s’étend en rond sur les chenets.
Des visites? c’est chose rare. Sans doute, trois lieues, à peine, séparent Fonchereau du porche de Saint-André, mais quelles lieues! A pied ou à cheval, on en vient à bout dans une matinée; en voiture, elles sont infranchissables. On ne se fait pas une idée de l’état des chemins dans ce coin de l’Entre-deux-Mers; partout, rampes ardues, fondrières en façon de précipices, marais où l’on demeure embourbé. C’est en fermant les yeux, en se bouchant les oreilles, et avec une envie folle de se jeter à bas de la charrette à bœufs qui la transporte, que Mme Duplessy accomplit le voyage. Aussi ne se risque-t-elle qu’une fois l’an, à l’époque des vendanges, et il n’est pas improbable qu’avant de tenter l’aventure elle ne mette ordre à ses affaires, comme si elle s’embarquait pour Jérusalem ou Constantinople.
Triste existence, en somme, que cette réclusion au milieu des boues. Mme de Cursol, malgré l’attachement qu’elle porte à son mari, ne laisse pas que de s’en apercevoir. D’où la correspondance presque quotidienne qui s’échange entre les deux femmes. On s’écrit souvent par la petite poste, une création récente due à l’initiative du sieur Loliol, secrétaire général de la cavalerie du roi[384]. Mais la petite poste n’est pas plus sûre que la grande... Les paquets s’y égarant avec une facilité prodigieuse, on communique par messagers toutes les fois qu’il s’agit de choses confidentielles.
Que Mme de Cursol, au fond de sa solitude, attende avec impatience les lettres maternelles, cela se conçoit sans peine. Ces lettres sont, en effet, de nature à la distraire. Il y est question de tout, des nouvelles du jour, du mariage en perspective, des baptêmes et des enterrements, des fortunes qui s’élèvent et de celles qui périclitent, du parvenu en quête de savonnettes à vilains et du traitant enivré de ses écus, des plaideurs pourchassant leurs juges, des intrigues de théâtre et des scandales mondains. A une appréciation touchant l’ouvrage qui vient de paraître succèdent des détails sur l’étoffe à la mode: aujourd’hui le Palais-Royal, une sorte de gaze légère, demain l’Alexandrine brillantée, dont la nuance est rose tendre. Après quoi, on passe aux recettes de cuisine et aux méthodes de jardinage, pour revenir de nouveau à la silhouette des gens en vue[385].
Oh! la mine est inépuisable, car Bordeaux fourmille de figures bizarres...
N’en est-ce point une curieuse que cette comtesse de Béarn qui, malgré les pleurs de tous les siens, consentit à servir de marraine à Mme Dubarry pour sa présentation à la cour? Tenez! La voilà qui débarque de Versailles, après ce scandale retentissant: «Mme la comtesse de Béarn est ici, toujours pour ses procès. Ce n’est plus cette dame que nous avons vue mise si simplement et dont les manières étoient assorties à la parure. Elle a un ton de cour bien fait pour elle, et beaucoup de rouge. Sa fille vient de faire un très grand mariage. Elle a épousé M. de Pontchartrain, frère unique de M. de Maurepas, lequel n’a point d’enfants. Il est vrai qu’il a soixante ans et qu’elle n’en a que vingt-neuf; mais c’est une fortune immense. C’est M. le duc d’Aiguillon qui a fait ce mariage. Deux autres filles qu’a Mme de Béarn sont chanoinesses à Metz.»
Des honneurs, des alliances, des prébendes: c’est dans l’ordre... La bénéficiaire ne se montre pas ingrate. Devenue riche par un coup du sort, elle s’applique à faire de sa protectrice le plus touchant portrait... Mme Dubarry, assure-t-elle, est une calomniée: pour un peu, elle dirait un dragon de vertu!... Mais le piquant, c’est que—cousine de M. de Cursol—la comtesse de Béarn descend en droite ligne de l’auteur des Essais: on peut croire que, malgré son scepticisme, le seigneur de Montaigne n’eût point vu sans déplaisir les complaisances de sa petite-fille[386].
Et le défilé continue, pour le plus grand amusement de Mme de Cursol, dont ces récits dissipent les vapeurs... Voici encore quelques silhouettes tracées à son intention:—le chanoine Boier, un horticulteur habile dans l’art de créer des variétés de fleurs;—le financier Beaujon, escorté de son sérail dont plus d’un sujet, recruté dans le bon monde, naquit sur les rives du Peugue[387];—l’actrice Mlle Dix-Neuf, qu’on admire dans son carrosse à quatre chevaux, un présent de l’ambassadeur du Maroc;—des jeunes filles qui se résignent à épouser des vieillards cacochymes;—des folles de soixante ans conduisant à l’autel des éphèbes à peine hors de page;—un conseiller, dont le père vendait du poisson salé, et qui, féru de noblesse, essaie de se rattacher à Guillaume le Conquérant; d’où une hilarité formidable à la barbe de l’intéressé, lequel, finalement, a le bon esprit de rire plus fort que la galerie... Gardez-vous de douter de ces menus faits. Mme Duplessy ne verse que du bon coin: «J’en puis parler savamment, déclare-t-elle, j’y étois!»
Tout cela coule de source. Ce n’est ni l’apprêt de grande dame, ni le raffinement d’élégance, ni l’enjouement voulu de Mme de Sévigné. Mais, peut-être, plus justement que la spirituelle marquise, l’épistolière bordelaise a-t-elle le droit de dire que, chez elle, l’expression vole sur le papier et que sa pensée a toujours la bride sur le cou. A peine se permet-elle, de loin en loin, une modeste entrée en matière: «Je vais vous faire une histoire, et, pour cela, je change de plume, car vous voyez bien que celle-ci est trop usée...» Et la plume neuve de courir en zigzags pittoresques où le naturel, assaisonné de sel gascon, le dispute à la fantaisie de l’orthographe.
On épuise ainsi tous les sujets, sans lasser la châtelaine de Fonchereau, dont la curiosité réclame toujours un nouvel aliment. «Mes gazettes vous amusent, réplique Mme Duplessy, c’est tout ce que je demande. Débitez-les, mais ne les donnez pas à lire. Elles ne sont écrites que pour vous. Si je croiois qu’elles dussent passer par d’autres mains, cela me gêneroit dans mes narrations[388].» Et comme prix de la discrétion qu’elle sollicite, l’excellente femme joint à son envoi des flacons d’eau de senteur, des pastilles de chocolat, des bonbons de jurade[389], pour sa vaporeuse correspondante—sans compter tout un lot d’oranges, de pistaches de Verdun, de macarons, destinés au plus gâté des gendres.
Après quoi, elle se remet en campagne, jetant un regard curieux sur tout ce qui l’environne... Justement, la voilà qui rentre, après de fructueuses investigations. Elle tend sa canne à Suzette, quitte le point-du-jour drapé sur ses épaules, détache son voile de guipure qu’elle porte à la modestie, respire le parfum des fleurs qui garnissent sa cheminée, va clore la fenêtre d’où elle adresse un salut amical au bon M. Buhan, et s’assied à sa petite table...
Respectons son recueillement, et, mettant ses notes à profit, reprenons le cours de cette étude.