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La solitude

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CHAPITRE VI.
AVANTAGES GÉNÉRAUX DE LA SOLITUDE.

La solitude nous touche en nous offrant l'image du repos. Le tintement lointain du cloître solitaire, le silence de la nature par une belle nuit, une haute montagne, près d'un ancien monument en ruines, ou dans les ombres d'une forêt profonde, répandent dans l'âme qui se recueille une douce mélancolie et détournent ses pensées du tumulte des hommes. Mais celui qui ne sait pas trouver en soi un ami, une société, qui ne se sent point à l'aise dans ses propres pensées, celui-là assimile la solitude à la mort.

Tout ce que j'ai dit des inconvénients, des dangers de la solitude, ne porte aucune atteinte aux salutaires effets que la solitude peut avoir, si en s'y retirant on sait faire un sage emploi de son repos, de sa liberté et veiller sur son avenir. On passe à travers les écueils les plus périlleux, quand on distingue les signaux et les endroits redoutables. Ils n'éprouvent rien non plus contre la solitude, ces hommes qui, dominés par le besoin de vivre perpétuellement hors d'eux-mêmes, s'attachent de toute leur force au monde et traitent de non-sens les mots de retraite et de tranquillité. Ces hommes-là ne restent chez eux que le temps nécessaire pour s'habiller, recevoir des visites, et n'ont pas la moindre idée des bienfaits de la solitude.

Aussi je ne prétends recommander la solitude qu'à ceux qui savent encore apprécier les jouissances de l'esprit, les développements de l'intelligence et les efforts de la vertu, à ceux qui peuvent sans crainte se trouver seuls avec eux-mêmes et qui savent goûter les joies paisibles de la vie domestique. Celui qui a perdu ces heureuses facultés, celui qui ne cherche sa satisfaction qu'à la table et dans le jeu, n'a pas besoin qu'on essaye de lui en procurer une autre. Otez-lui ses cartes, vous lui ôtez la vie. Celui qui dédaigne le travail de l'esprit, qui regarde comme une sotte affectation les sentiments les plus délicats de l'âme et qui, dans sa rudesse de caractère, se moque de la sensibilité, celui-là ne peut trouver aucun plaisir à se retirer en lui-même. Beaucoup de femmes du monde ne pourraient non plus consacrer à de sérieuses pensées autant de temps qu'elles en emploient à leur toilette.

Les ministres de l'Évangile donneraient à la sagesse des apparences trop austères, s'ils s'éloignaient de la société et de ses distractions, mais c'est ce qu'ils ne font pas. Pour un grand nombre d'entre eux la solitude est insupportable. A quel terrible ennui ne serait pas livré maint pasteur orthodoxe d'Allemagne, s'il ne faisait pas chaque soir sa partie de cartes, et maint prédicateur anglais, s'il ne passait pas la nuit dans quelque taverne! Le temps n'est plus où l'on attachait tant de prix à la vie contemplative et où chacun croyait se rapprocher du ciel à mesure qu'il s'éloignait du monde.

Mon intention est d'examiner d'abord quels sont en général les avantages de la solitude dans la vie journalière. Je démontrerai comment elle habitue l'homme à vivre avec lui-même, et j'espère faire voir qu'il n'est point de chagrin si amer, de tristesse si cruelle qu'une solitude bien employée ne puisse adoucir; qu'il n'y a point de bonheur réel à attendre dans la vie, si on ne trouve pas ce bonheur dans sa maison; que les plaisirs de l'esprit surpassent les jouissances des sens; que les joies du cœur sont ouvertes à tout homme dans chaque âge et chaque condition; que l'amour du travail accroît et soutient les forces de l'âme; que la solitude fait naître en nous de nouvelles vertus, qu'elle donne à notre caractère et à nos sentiments plus d'énergie et d'indépendance. J'espère faire voir enfin que nulle part on n'apprend aussi bien que dans la solitude à connaître son propre cœur, à observer et à juger sainement les choses extérieures, que là on acquiert le pouvoir de réprimer ses mauvaises passions, et que là on peut jouir des plaisirs vraiment durables de la félicité intime.

Si l'on compare les joies de la vie du monde et ses distractions les plus recherchées avec les avantages les plus communs de la solitude, on reconnaîtra la vérité d'observation de ces philosophes qui regardaient le tumulte de la société et la dissipation comme incompatibles avec l'exercice d'une sage raison, la recherche de la vérité et la connaissance du cœur humain.

La raison de l'homme du monde est quelquefois étouffée par cette foule de préjugés qu'il doit respecter, et qui énervent son âme. Tant de frivolités, tant de jolies on peut dire, amollissent son esprit! Il ne voit point les choses telles qu'elles sont, et ne connaît point les plaisirs réels et assurés. Le désordre règne dans sa pensée, et son cœur est plein de chimères.

Celui, au contraire, qui s'est accoutumé à vivre avec lui-même, à juger sérieusement le prétendu bonheur et les trompeuses distractions du monde, voit ce monde dépouillé de ses vains prestiges, et s'aperçoit que nous recherchons bien des choses qui ont plus d'apparence que de réalité. Mais il arrive rarement qu'on se livre à de telles réflexions, et il est bien peu d'hommes qui connaissent le vrai bonheur.

Celui qui dissipe ses années de jeunesse dans le tourbillon de la société ne pense pas qu'il faut semer dans les jours de printemps pour récolter dans l'arrière-saison. Je ne parle point des gens qui jouissent d'une forte santé et que la mort surprend au milieu de leur vie insouciante. Mais comme nous devons savoir que tous, tant que nous sommes, la joie nous quitte tôt ou tard, que nous ne pouvons être sûrs d'une santé durable, comme nous nous abstenons de faire ce qui donnerait à notre corps des forces pour supporter le fardeau de la vieillesse, nous devrions au moins tâcher de donner à notre âme une force indestructible. La santé la plus brillante peut être détruite en un instant; mais nous devrions garder le feu sacré de notre âme, de telle sorte qu'il ne s'éteigne jamais. Prudence et vertu, fermeté devant les hommes et crainte devant Dieu, voilà ce qui nous aide à porter le poids de nos souffrances, voilà ce qui nous soutient et ce qui peut nous relever encore dans notre abattement.

Le dégoût et la satiété sont la suite inévitable de l'ardeur avec laquelle on se précipite au milieu des divertissements du monde. Celui qui, après avoir vidé jusqu'à la dernière goutte la coupe du plaisir, est forcé de s'avouer qu'il n'y a pour lui plus rien à espérer, plus rien à faire dans le monde; celui qui, fatigué des jouissances qu'il a longtemps convoitées, s'étonne de sa propre insensibilité; celui qui ne possède plus cette puissance magique de l'imagination qui colore et embellit toutes les choses de la vie, appelle en vain à son secours les filles de la volupté. Leurs caresses ne font qu'irriter ses regrets et leur chant harmonieux n'apaise point sa tristesse. Voyez ce vieillard qui cherche encore à continuer le cours de ses galanteries: il voudrait paraître enjoué et il est lourd, il voudrait briller et on se raille de lui, il veut faire de l'esprit et il fatigue ses auditeurs. Ses paroles n'ont plus aucun sel, ses compliments sont usés, les jeunes gens se moquent de ses anciennes galanteries; mais il reste le même aux yeux du sage qui l'a vu jadis briller dans les cercles de la folie et s'élancer gaiement dans les demeures du vice.

Souvent les hommes sérieux sentent s'éveiller en eux une forte pensée au milieu des assemblées les plus bruyantes, lorsqu'ils songent à ce qu'ils pourraient faire et qu'ils voient ce qu'ils font. Plus d'une noble entreprise exécutée dans la retraite, plus d'une action éclatante a été conçue dans une salle de bal, dans la rumeur de la danse et le bruit de la musique. Peut-être une âme pure et élevée ne rentre-t-elle jamais si sérieusement en elle-même que dans ces réunions tumultueuses, où la multitude s'abandonne au vertige des sens et se laisse emporter par le tourbillon de la folie.

C'est pour se fuir eux-mêmes que les esprits frivoles, stériles, recherchent si avidement les distractions de la société. On se hâte de saisir tout ce qui peut égayer un jour, un instant; et il faut que ce soit quelque chose de nouveau, qui porte ces pauvres esprits au dehors, et les enlève à eux-mêmes. Avez-vous assez de ressources d'imagination pour inventer à toute heure un moyen d'amuser ces gens désœuvrés, vous leur rendez un grand service, vous êtes leur meilleur ami. Chacun trouverait cependant, s'il le voulait, assez d'occupation pour n'être pas à charge à soi-même, et ne pas perdre inutilement son temps. Mais comme il n'attache de prix qu'aux amusements extérieurs, il perd peu à peu la force d'exercer sa propre action, et subit celle de tout ce qui l'entoure. De là il résulte que nul être n'est plus malheureux, sur la fin de sa vie, que le riche dominé par les désirs sensuels.

Les nobles et les courtisans se figurent que leurs plaisirs ne paraissent futiles qu'à ceux qui ne peuvent y prendre part. Selon moi, ils se trompent. Un dimanche, en revenant de Trianon, j'aperçus de loin une foule nombreuse réunie sur la terrasse du château de Versailles. Louis XV était aux fenêtres du palais avec sa cour. On avait placé des bois de cerf sur la tête d'un homme remarquable par son agilité à la course, et on l'appelait le cerf. Une douzaine d'autres individus s'élançaient après lui, faisant l'office de chiens. Cerf et chiens se précipitaient dans le bassin, puis en sortaient, et couraient de côté et d'autre, aux acclamations des spectateurs.—Que signifie un tel spectacle? demandai-je à un Français qui se trouvait près de moi.—Monsieur, me répondit-il d'un ton sérieux, c'est pour le divertissement de la cour.

Les hommes de la classe la plus obscure sont plus heureux que ces maîtres du monde avec leur cortége d'esclaves, avec les tristes moyens auxquels ils ont recours pour se procurer un rapide passe-temps. Le grand seigneur cache dans les salons, sous un visage riant, un cœur rongé de soucis, et disserte avec les apparences du plus vif intérêt sur des événements qui ne le touchent en rien. Les uns et les autres se trompent mutuellement. La plupart d'entre eux sont pourtant dans leur véritable élément, et se réjouissent de voir des salons remplis d'une société dont chaque membre compte au moins seize quartiers de noblesse et plusieurs titres imposants.

Ce sont ces images de la raison qui troublent si souvent le bonheur de la vie sociale. De là vient l'insupportable orgueil des grands seigneurs, l'incroyable ambition des gens d'une classe inférieure. De là le mépris des uns, l'ennui des autres, et la folie de tous.

Il y a pourtant dans notre âme une force secrète et des ressources bien plus grandes que nous ne le croyons. Celui qui, par goût ou par nécessité, en vient à user de ces ressources, reconnaît bientôt que le plus sûr bonheur dont il nous est accordé de jouir réside en nous-mêmes. La plupart de nos besoins sont des besoins factices. Les choses extérieures ne nous procurent quelque satisfaction que parce que nous nous en sommes fait une habitude, et non point parce qu'elles nous sont réellement nécessaires. Le plaisir que nous y avons trouvé nous persuade trop facilement que nous devons y revenir. Mais si elles n'existaient pas, ou si nous voulions nous en priver, et chercher en nous-mêmes le plaisir qu'elles nous ont procuré, nous verrions que ces jouissances de la vie intime sont les vrais trésors.

Les êtres superficiels se plairont pourtant dans un lieu où l'on ne va que pour voir les autres et pour se faire voir. Mais combien de femmes y meurent d'ennui! combien d'hommes intelligents s'y assoient tristement à l'écart! Nous nous faisons un trop beau tableau des grandes réunions. Les saillies de l'esprit, la coquetterie, la sensualité, y obtiennent parfois quelque succès; chacun étale là ce qu'il possède, et les moins riches sont souvent ceux qui font le plus de frais. De temps à autre, il faut le dire, on voit et l'on apprend là mainte chose agréable: c'est une remarque ingénieuse, c'est un mot spirituel, c'est un homme intéressant que l'on ne connaissait pas encore, ou une femme remarquable par sa conversation comme par sa beauté. Quelquefois même on éprouve la divine satisfaction de dire du bien d'un ennemi, ou de se comporter avec une grâce parfaite envers lui.

Mais combien d'épines traversent ces agréables sensations! L'homme dont l'âme n'est pas tranquille, et celui qui souffre d'une douleur secrète, et celui qui raisonne surtout, quelle attitude embarrassée ils conservent au milieu de ces heureux du monde! C'est chose pourtant assez plaisante de voir la puérile gaieté de graves fonctionnaires, la pétulance grotesque de tant de vieilles femmes, les ridicules de tant d'enfants à cheveux gris. Mais qui ne se lasserait pas d'une bonne comédie, s'il fallait toujours la revoir? Ainsi, quiconque a connu le vide et l'ennui de ces réunions, quiconque a su discerner la vérité du mensonge, les fausses apparences de la réalité, n'éprouve que de la tristesse dans ces salons brillants, et se hâte de rentrer dans sa demeure pour penser aux plaisirs qui ne trompent pas, que l'on peut goûter à tout âge, et qui ne laissent en nous ni regret ni inquiétude.

Il est doux aussi de quitter ces vaines relations du monde pour se réfugier au sein d'une amitié tendre, éclairée, patiente. Avec elle, on est libre et sans contrainte, on dit ouvertement ce que l'on sent et ce que l'on pense, on ne craint pas d'avouer ses idées les plus intimes et ses vœux. Si vous commettez une erreur, votre ami vous ramène doucement à la vérité; pour que vous vous entendiez l'un l'autre, il suffit d'un mot, d'un regard, et, près de lui, vous trouvez les conseils, l'appui, la consolation dont vous avez besoin dans chaque malheur, dans chaque accident de la vie. A l'aide de cette bienfaisante amitié, l'esprit fatigué se relève dans son découragement, se réveille dans sa somnolence, et reprend l'essor dans son inaction. Avec elle, l'espérance refleurit plus belle et plus riante. En jetant un regard sur le passé, on se rappelle avec une douce mélancolie les jours où l'on a vécu ensemble, les longs entretiens du soir, les heures de réunion intime, où l'on ne se lassait pas d'entendre et de parler, où l'on n'éprouvait d'autre crainte que d'être séparés par l'absence ou par la mort, où l'on adoucissait réciproquement ses chagrins, où l'on sentait son cœur et son âme unis par les liens les plus étroits à un autre cœur et à une autre âme, où l'on se réjouissait à la fois de tout ce que l'on avait appris, de tout ce qu'on avait lu, et l'on mettait en commun ses peines et ses plaisirs.

Dans une telle félicité, ce n'est point par rudesse de caractère ni par insociabilité, ni par une erreur de l'imagination qu'on en vient à ne plus désirer les relations des autres hommes, qu'on reste indifférent à leur indifférence et même à leur éloignement; une amitié sincère occupe notre pensée. A côté d'un tel trésor, qu'est-ce que le tourbillon du monde et la rumeur des salons?

Mais que ce bonheur est fragile! avec quelle rapidité le sort peut nous enlever tout à coup ces charmantes joies de la vie, et comme alors tout devient sombre, aride et triste autour de nous! En vain on étend ses bras dans l'espace, en vain on appelle celui que l'on a tant aimé. Quelquefois on croit encore distinguer le bruit de ses pas; mais ce n'est qu'une folle illusion. Tout semble mort à nos yeux, et nous-mêmes nous sommes morts à tout ce qui nous environne. La solitude s'étend autour de notre vie; partout nous sommes seuls avec la plaie saignante de notre cœur. Dans notre affliction nous pensons que plus personne ne nous aime, que nous n'aimons personne, et une vie sans affections est pour un cœur tendre la mort la plus affreuse. Alors on veut vivre seul et mourir seul. Dans les nuages épais qui obscurcissent l'existence, on n'entrevoit pas une main solitaire, on n'attend aucune sympathie et aucune pitié; car celui qui n'a pas souffert, ne comprend point l'affreux état de celui qui souffre.

Mais c'est ici qu'éclate le triomphe de la solitude, car pour celui qui sait user des remèdes qu'elle lui offre, il n'est point de tristesse si grande, ni de regret si profond qu'elle n'adoucisse.

Il est vrai que cette guérison ne s'opère que lentement et par degrés; l'art de vivre avec soi-même exige tant d'expérience, et tient à tant d'événements divers, à tant de situations particulières, qu'il faut déjà être sérieusement préparé à la solitude pour pouvoir en attendre les bienfaisants effets. Celui qui a mûri son caractère en dehors des préjugés vulgaires, celui qui dès sa jeunesse apprit à aimer et à estimer la solitude, a bientôt pris sa décision dans une fatale circonstance. Lorsque rien de ce qui l'entoure ne lui donne plus aucune animation, il met en mouvement les ressorts de son âme, et ne se trouve jamais moins seul que quand il est renfermé dans sa retraite.

Les hommes d'une nature distinguée ont souvent à s'occuper d'affaires, qui sont pour leur esprit ce qu'est l'ipécacuanha pour un estomac qui souffre de la faim. Enchaînés à un travail aride et pénible, condamnés à vivre avec des créatures sans âme, ils ne peuvent ni changer de place, ni se délivrer de leur fardeau; leurs fonctions ne sont pour eux qu'un joug insupportable; ils se sentent opprimés et ils oppriment ceux qui les environnent. Souvent ils se figurent qu'il n'y a de repos pour eux que dans la tombe; tout dans le monde les fatigue; les livres ne leur offrent aucun attrait, et les correspondances les importunent. Nul souffle rafraîchissant ne les ravive dans leur triste situation, nulle verdure ne récrée leurs regards; mais laissez-les seuls, rendez-leur la liberté, les heureux loisirs, vous les verrez bientôt renaître à l'enthousiasme de leur jeunesse et reprendre leur vol d'aigle.

Si la solitude a une telle action sur ceux que le chagrin domine, que ne sera-t-elle pas pour celui qui peut la trouver quand il lui plaît, pour celui dont l'âme ne recherche et ne désire que l'air pur et le bonheur domestique! On demandait à Antisthène à quoi lui avait servi la philosophie: «Elle m'a servi, répondit-il, à connaître l'art de me gouverner moi-même.» Pope avouait qu'il ne se mettait jamais au lit sans penser que nous n'avons point de plus grande affaire sur cette terre que d'apprendre la meilleure manière de se trouver bien chez soi. Il me semble que nous avons trouvé ce que Pope cherchait lorsque nous nous sentons heureux dans notre demeure et que nous aimons tout ce qui nous entoure, jusqu'au chien et au chat.

Les tentatives ingénieuses que l'on fait pour se procurer des plaisirs extérieurs n'ont d'autre avantage que de nous amener à de sérieuses réflexions, lorsque nous rentrons en nous-mêmes. C'est alors qu'on apprend où est le vrai bonheur, qu'on reconnaît la fausseté des espérances qui nous conduisaient dans le monde et le néant des plaisirs que nous croyions y trouver. Une jeune et belle femme m'écrivait un jour à la suite d'un grand bal: «Vous avez vu combien j'étais gaie et riante en partant pour ce bal; et à l'aspect de ces salons où il n'y avait qu'une joie factice, j'éprouvais un tel sentiment de vide et de tristesse, que j'aurais voulu arracher les fleurs de ma robe.»

Tout le bonheur du monde n'est rien, s'il ne contribue pas à nous rendre plus heureux en nous-mêmes et dans notre demeure; toute infortune, au contraire est supportable pour celui qui peut l'adoucir par le repos de sa retraite et par les livres.

Nous pouvons changer nos goûts, nos penchants, nos passions; et alors non-seulement nous supportons la privation de ce qui nous manque, mais nous pouvons en venir à goûter encore une réelle satisfaction dans un état qui paraîtrait à d'autres déplorable. Ainsi, pour en citer un exemple, la santé est sans contredit un bien inappréciable, et pourtant il y a des circonstances où, lorsque la santé décline, on éprouve encore un vrai repos. Que de fois j'ai remercié le ciel d'une maladie qui me forçait de rester chez moi et de me recueillir en silence!

Forcé, pendant de longues années, de sortir chaque jour malgré mes souffrances physiques, de m'exposer aux rigueurs de l'hiver, j'étais heureux en vérité de pouvoir être malade chez moi. Perpétuellement occupé des accidents des autres, le médecin compatissant oublie souvent ses propres douleurs pour porter un remède à celles qu'on lui confie. Mais que de fois aussi c'est pour lui un cruel sacrifice d'employer au service des autres les forces qui lui manquent! Dans une telle situation, la maladie qui me permet de rester enfermé chez moi, est un vrai repos, pourvu toutefois que je ne sois point assailli de visites de politesse. J'invoque toutes les bénédictions de Dieu pour celui qui me laisse seul, qui par compassion ne se croit pas obligé de s'occuper de moi et de me prendre une partie de mon temps. Une belle matinée où je puis jouir ainsi de ma liberté, où je n'ai personne à voir et point de lettres à écrire, est pour moi plus précieuse que ne peuvent l'être tous les bals pour une élégante femme.

On reste volontiers avec soi-même quand on a su, soit dans la jeunesse, soit dans un âge plus avancé, se créer une agréable et utile occupation. Si l'on se sent triste, il faut s'efforcer de faire quelques lectures avec une intention déterminée; pour lire avec fruit il faut avoir la plume ou le crayon à la main et noter toutes les idées neuves que l'on rencontre, ou toutes celles qui corroborent celles que nous avions déjà acquises. On se lassera bientôt de lire, si on ne s'approprie pas à soi-même ou si on n'attribue pas à d'autres ce qu'on lit, et si l'on ne sent pas s'éveiller dans son esprit quelques soudaines pensées. L'exercice donne cette habitude, et l'on occupe ainsi agréablement les heures les plus tristes.

Pourvu que l'attention soit toujours excitée, on est sûr de dissiper peu à peu les idées accidentelles les plus fâcheuses. Chaque objet intéressant, chaque rameau des sciences fécondes, chaque trait de l'histoire de l'humanité, chaque progrès dans l'art peut fixer l'attention et chasser, comme par magie, la tristesse. C'est ainsi que l'homme se fait à soi-même une douce société, c'est ainsi qu'il trouve son meilleur ami dans son cœur.

Les plaisirs de l'esprit acquis de la sorte sont bien supérieurs à tous ceux qui proviennent des sens. Par plaisirs de l'esprit on entend ordinairement les méditations profondes, les travaux difficiles ou les œuvres légères de l'imagination. Mais il en est d'autres qui n'exigent ni une grande érudition ni de grandes facultés. Ce sont les plaisirs qui naissent de l'occupation, de l'activité, qui sont à la portée du savant et de l'ignorant et qui procurent également de douces satisfactions. Il ne faut point mépriser le travail manuel. Je connais des gentilshommes allemands qui peuvent faire le métier d'horloger, de peintre, de charpentier, qui possèdent tous les outils de ces professions et savent s'en servir. Ils peuvent ainsi occuper utilement une partie de leur temps et sont fort heureux.

Tout ce que l'on essaye d'apprendre, soit dans l'art, soit dans la science, d'abord par un simple goût d'amateur, et tout ce dont on parvient ensuite à acquérir une certaine connaissance, habitue l'homme à vivre avec lui-même et devient un contre-poids dans les plus grandes peines morales. Chaque difficulté sérieuse ou minime que l'on réussit à surmonter, nous cause une réelle satisfaction. Chaque minute que l'on emploie à poursuivre un but honnête et chaque travail que l'on achève contribue à réjouir l'âme et à égayer l'approche du lendemain.

Les plaisirs du cœur appartiennent à tous les hommes qui savent garder leur paix intérieure, qui sont contents d'eux et des autres. Les gens du monde se plaignent souvent de l'ennui qu'ils éprouvent dans le tumulte des villes. On ne connaît point cette triste maladie dans les vallées des Alpes, sur les montagnes où règne encore l'innocence et que l'étranger ne quitte jamais sans une touchante émotion.

On échapperait cependant à l'ennui des villes, si l'on renonçait au genre de vie dont on a tant à se plaindre. Toute action vertueuse ramène la sérénité dans l'âme, et une douce joie accompagne dans sa retraite celui qui vient de remplir un devoir envers son prochain. Qui ne connaît le charme des souvenirs de l'enfance? Avec quel sourire de complaisance, avec quelle tendre mélancolie le vieillard se reporte à cette époque où les couleurs de la santé animaient encore son visage, où il cherchait des difficultés pour avoir une occasion de déployer ses forces!

Comparons ce que nous étions alors avec ce que nous sommes devenus, nous verrons que tout ce qui agissait vivement sur nous à cet âge heureux, exerce encore la même action plus tard dans nos moments de calme et de gaieté; que les mêmes ressorts se retrouvent dans nos luttes avec le destin, dans nos vertus et nos défauts, dans tous les incidents de notre vie. Jetons ensuite un regard sur les événements qui nous ont frappés, sur les moyens que Dieu emploie pour élever ou abaisser les empires, sur les progrès que l'on a faits dans l'art et dans la science, sur le sublime essor de l'esprit humain et sur ses sottises infinies. En nous livrant à l'écart dans notre solitude à ces riantes ou graves réflexions, nous reprendrons intérêt à ce qui se passe autour de nous, et nous chasserons au loin l'ennui. Ce plaisir, qui naît de la réflexion, on peut le goûter à tout âge et partout. Il suffit qu'on ait développé par l'étude son esprit et que l'on puisse sans crainte redescendre dans son cœur.

L'amour du travail anime et accroît toutes les facultés de notre âme: l'effort et l'activité sont un besoin pour les imaginations ardentes; c'est la conscience d'elles-mêmes, le sentiment de leur puissance et de leur dignité, qui donnent aux âmes non corrompues la plus noble direction. Si, par devoir et par nécessité, on est en relation avec un grand nombre de personnes, s'il faut se soumettre malgré soi à de vaines et fatigantes dissipations, c'est en sortant du tourbillon où l'on a été entraîné que l'on éprouve surtout le désir de rompre ses chaînes si pesantes et de se soustraire à ses plaisirs tumultueux. Jamais nous ne nous sentons plus calmes, plus heureux, plus élevés, et jamais il ne nous est si doux de comprendre la vie, la pensée, l'aptitude aux grandes choses et le don d'immortalité dont nous sommes doués, qu'au moment où nous pouvons fermer notre porte aux visites importunes, aux entretiens stériles.

«Mes pensées viennent quand elles veulent et non quand je veux,» disait Rousseau, et il les recevait quand elles venaient, et il repoussait avec effroi les étrangers et les inconnus qui cherchaient à le voir.

Que d'étincelles de bonnes pensées sont étouffées dans ces arides relations du monde, et comme l'on devient frivole soi-même en vivant toujours avec des gens frivoles! Ces étincelles, présent de Dieu, ne jaillissent que dans la solitude, et c'est la solitude aussi qui souvent développe des vertus que l'on n'acquerrait pas dans la société même la plus chère. Nos amis sont loin de nous; privés du bonheur de les voir, de les entendre, pour résister aux regrets que nous éprouvons, nous fortifions notre esprit dans la retraite et nous nous élevons à des résolutions plus hardies; car il peut arriver que si l'amitié et l'amour nous entourent de leurs soins, nous suivent à chaque pas, nous perdions peu à peu la faculté d'agir par nous-mêmes et de nous guider à travers les écueils de la vie. Mais dans la solitude l'âme reprend une nouvelle vigueur; si l'on sait lutter avec fermeté et persévérance contre l'infortune, on trouve en soi des ressources inespérées, et une résolution stoïque nous soutient quand l'horizon de notre vie se rembrunit. Si nous laissons courir notre âme de côté et d'autre, c'est que nous sommes trop faibles pour nous faire à nous-mêmes notre propre pensée, il faut que nous consultions l'opinion publique, afin de régler nos vues et nos actions sur les arrêts de cet oracle.

Les sots se figurent qu'on marche plus vite quand on suit la foule; ils jugent lorsque la multitude a jugé elle-même, et ils se conforment à ses décisions sur les hommes et sur les choses. Peu leur importe où est le droit, où est la vérité; et peu leur importe le cri du faible et de l'opprimé. Avez-vous contre vous la multitude des sots; êtes-vous la victime des erreurs et du préjugé, ne cherchez pas d'appui auprès de ces pauvres gens, dont la tête tourne chaque matin au vent qui souffle.

Vivre seul, se sentir seul, si l'on peut être effrayé d'une telle situation, ce n'est que dans le cas où il faudrait repousser la force par la force. Mais la vigueur de l'esprit s'accroît, au contraire, par le fait même de l'isolement, parce que personne ne se joint à nous et ne combat avec nous. C'est en vivant seul qu'on acquiert cette force, qu'on apprend à dominer les vicissitudes de la vie, et à braver courageusement le danger. Quelle tranquillité n'obtiendrait-on pas si l'on n'avait point à se demander chaque jour: Que dit celui-ci et celui-là? Que de sots préjugés et de misérables penchants on peut dissiper par de sérieuses réflexions! C'est par cette habitude de réfléchir que l'on échappe à la servile et honteuse isolation de tout ce qui ne mérite aucun respect. C'est par cette influence efficace que l'on repousse loin de soi la crainte de ces hommes à qui les titres de leurs ancêtres donnent le droit de tyranniser les autres hommes, et de s'élever au-dessus de ceux qui souvent auraient raison de les mépriser.

Si l'homme du monde se conforme étroitement à toutes les convenances trompeuses que la société qu'il fréquente lui impose, celui qui a mûri dans la solitude ne redoute rien tant que d'offenser la vérité. Voilà d'où vient que ses actions sont souvent si nobles et si imprudentes; voilà d'où vient que le monde se moque tantôt de sa hardiesse, tantôt de sa témérité, de sa présomption ou de son embarras. Personne pourtant n'a autant que lui le droit de s'écrier: Qu'ils disent ce qu'ils voudront, peu m'importe!

Il peut arriver qu'on garde dans le tumulte du monde de bonnes et indépendantes pensées, lorsqu'on y entre avec des principes arrêtés, mais il est difficile d'y conserver son cœur intact. Combien de gens ne plaisent dans le monde que par leurs défauts! Combien de misérables obtiennent un succès général, parce qu'ils savent se plier à toutes les faiblesses, à tous les ridicules de ceux qui régentent les salons! Comment pourraient-ils, au milieu des flots d'encens qui les enivrent, s'apprécier à leur véritable valeur? Dans la retraite cependant, ils apprendraient à discerner ce qu'ils sont et ce qu'ils doivent être, s'ils étaient capables de s'observer sévèrement, si le malheur les forçait de rentrer en eux-mêmes.

Que de découvertes on peut faire en s'échappant du tumulte du monde et en se livrant aux réflexions qu'il suggère! Combien de gens reconnaîtraient alors avec effroi qu'ils ont été les indignes esclaves de la coutume du public, des usages reçus, qu'ils se sont soumis très-bénévolement à toutes les règles de l'étiquette, qu'ils n'ont point osé protester contre tout ce qui leur semblait absurde ou immoral, qu'ils ont courbé la tête devant l'opinion de la foule, et n'ont point eu le courage de blâmer ce qu'on ne blâmait pas devant eux! Si l'on est de bonne foi, on reconnaîtra aussi que l'on a dit chaque jour une foule de choses par la crainte seule de déplaire, ou par le désir de se rendre agréable aux autres, que près des gens riches et puissants on s'est rendu coupable de mille lâchetés pour obtenir leur approbation. Quand on aura fait toutes ces réflexions, on sentira qu'il est urgent de se retirer au moins pour quelque temps dans la solitude, ou de vivre avec des hommes d'une attitude plus noble et d'un esprit plus ferme.

Le passage subit de la joie à la douleur, de l'espérance à la crainte tourmente celui qui n'a pas la force, lorsque la nécessité l'ordonne, de s'élever avec la sérénité de son cœur au-dessus de tout ce qui tend à l'agiter. Toute vertu cesse quand on cède à chaque émotion, quand on se laisse subjuguer par chaque circonstance inattendue, et qu'on ne sait pas dominer ces événements vulgaires. La vertu disparaît aussi dans le cœur de ceux qui ne sont occupés que de leur propre intérêt, et dont les paroles, les actions ne se rattachent qu'à une pensée d'égoïsme. Il faut apprendre à juger la valeur de toutes les choses et de toutes les actions humaines pour avoir le courage de faire le bien, même à ses propres dépens. Les esclaves du monde ne peuvent sacrifier l'intérêt du moment ni faire un noble sacrifice. Ils jugent chaque détermination selon sa valeur intrinsèque. Pour eux, il s'agit d'obtenir quelque succès, des témoignages de faveur, des titres, des places; et toute leur conduite est réglée sur ce calcul d'intérêt. Ils font la cour, flattent, mentent, calomnient, et s'inclinent bassement devant celui qui pourrait leur nuire, s'il était aussi méprisable qu'eux.

L'homme juge bien plus sainement ses passions, s'il les examine dans la retraite. L'âme est alors plus ferme, et ne flotte pas si souvent entre la crainte et la témérité. Ah! qu'on est bon dans le malheur! Quelle souplesse dans notre esprit, quelle indulgence, quelle douceur quand la main de Dieu s'appesantit sur nous, quand il trompe nos vœux, déjoue nos espérances, nous courbe sous son pouvoir, change notre sagesse en folie, et révèle à tous les regards le néant de nos plus habiles combinaisons! Alors un mot affectueux d'un enfant, un témoignage de respect d'un mendiant nous trouble et nous est agréable. Mais tout nous apparaît sous un autre point de vue, et nous devenons moins doux et moins patients, quand nous commençons à nous relever, quand nous sentons renaître nos forces, et que nous comprenons notre supériorité.

Dans la solitude, on se laisse moins abattre par l'infortune, et moins éblouir par le succès; il n'est pas besoin des leçons du malheur pour que nous comprenions que nous ne sommes rien devant Dieu, et rien que par Dieu, que la fierté sans force est le poison de la vie, l'enfer du cœur, la cause de nos misères; et s'il ne nous reste aucun appui, aucune ressource, nous supportons plus facilement encore notre sort dans la retraite, où rien n'offusque nos regards, où personne ne nous méprise injustement.

Retirez-vous donc dans la solitude, interrogez votre cœur pour apprendre à penser plus sagement. Ah! combien les leçons d'une vraie philosophie, si restreintes qu'elles soient, et combien une raison éclairée, nous rendent humbles et flexibles! Mais, dans l'erreur des préjugés, dans l'ignorance de l'esprit, on s'éloigne du droit chemin, et l'on cherche le bonheur à travers les ténèbres. Il faut vivre tranquille, à l'écart, pour ne pas estimer au delà de leur valeur les hommes et les choses. Rejeter les injustes préventions du vulgaire est le premier pas de la raison, et c'est en cherchant la vérité, à l'aide de cette raison, et en s'attachant aux principes de la philosophie pratique, que l'on en vient à ne vénérer que ce qui est réellement vénérable.

C'est la solitude qui nous donne le moyen de nous étudier nous-mêmes, d'éloigner de nous l'erreur de la vie commune, et d'élever notre âme. Mais ce n'est point encore assez pour que nous ayons de nous-mêmes une connaissance suffisante: avec quelle partialité ne jugeons-nous pas souvent dans la retraite notre propre mérite! A combien de mauvaises passions ne nous laissons-nous pas aller, et que de qualités il nous manque pour obtenir la satisfaction durable et la félicité intérieure!

La solitude peut nous donner cette félicité, si, lorsque nous sommes seuls devant Dieu, loin des regards des hommes, la voix de la conscience nous répète assez souvent que nous ne sommes point tels que l'on nous croit, qu'il nous manque une foule de choses pour être ce que nous devrions être, et que, pour en venir à cette amélioration morale, nous avons encore de grandes difficultés à vaincre. Dans le monde, les hommes se trompent l'un l'autre, on affecte des idées, on feint des sentiments que l'on n'a pas, on cherche à éblouir son voisin, et l'on finit par s'éblouir soi-même. Dans la solitude, si l'on s'examine de bonne foi, on parvient à se juger plus exactement. Loin des flatteurs et des méchants, on apprend à estimer la sincérité et la simplicité du cœur. On ne craint pas que ces honnêtes vertus nous nuisent; car, dans la solitude, ce qui est vraiment bon ne peut être ni ridicule ni méprisable. Là, on compare ce que l'on est réellement avec les apparences que l'on a dans le monde, et alors on voit s'évanouir, comme une bulle de savon, les avantages trompeurs et les qualités indécises que l'on nous prête: toutes ces lacunes de notre savoir, les erreurs de notre intelligence, les côtés faibles de notre cœur se révèlent alors à nos regards. Toutes nos fautes, toutes les parties vulnérables de nos sentiments et de nos actions, tout le prestige menteur de notre amour-propre, se révèlent à nous dans leur nudité.

Quand on en est venu à faire ainsi cette sévère épreuve de soi-même, on peut vaincre ses mauvaises passions. Il faut, pour atteindre ce but, chercher d'autres idées, s'attacher à développer des penchants meilleurs. Nulle part on ne trouve autant que dans la solitude une source précieuse de nouvelles sensations et de nouvelles idées. Là, les forces de l'âme suivent facilement la direction qu'on lui imprime. Si la solitude favorise l'entraînement des désirs funestes dans l'esprit de l'homme oisif, elle donne à celui qui sait sagement l'employer, une victoire éclatante sur ses mauvais désirs.

Ainsi, pour acquérir des jouissances durables et cette paix intérieure dont nous ne nous lassons point de parler, il faut se faire de la vie une occupation sérieuse, chercher les joies que nul accident ne peut détruire, et jeter un regard de pitié sur cette multitude frivole qui traite l'existence comme un songe puéril. Ceux-là n'ont rien à espérer de la solitude, qui ne connaissent point leur propre cœur; ils ne s'habituent à aucune réflexion, à aucun travail, à aucun effort dans le bien. Toutes leurs joies se flétrissent quand leur ardeur diminue, quand leurs sens sont émoussés, quand leurs forces s'éteignent. Au moindre accident physique, à la plus légère indisposition corporelle, au revers le plus minime, ils n'éprouvent qu'une affreuse anxiété, et sont en proie aux tortures de l'imagination.

Je n'ai point encore dépeint tous les avantages de la solitude. Il en est qui touchent l'homme de plus près. Je dois dire l'influence qu'elle exerce dans les disgrâces de ce monde, dans les maladies, dans la mélancolie, dans la douleur que nous causent la mort ou l'absence de ceux qui nous sont chers. Bénie soit la retraite où l'on se renferme avec un sentiment religieux, où tout ce que l'on a recueilli de bon dans les relations sociales se grave plus profondément dans l'âme, où l'on triomphe des obstacles qui nous éloigneraient de la vertu, où l'on se consacre aux saines et sages pensées, où l'on obéit à la vocation indéfinissable que l'on pressentait dès sa jeunesse, où, au moment de la mort, chacun voudrait avoir passé sa vie... Il est facile de comprendre cette heureuse influence, si l'on compare la pensée de l'homme religieux et solitaire avec celle de l'homme du monde qui s'est éloigné des principes divins, la fin paisible et douce de celui qui s'est soumis avec une pieuse résignation aux décrets du ciel, avec la vie tumultueuse de l'autre. Que l'on observe ce tableau, et l'on sentira combien il est nécessaire d'acquérir, par un retour utile sur soi-même, la confiance en Dieu et la force de souffrir et de mourir.

Les malades, les affligés s'éloigneraient avec effroi de la solitude, si son repos salutaire ne leur offrait pas des moyens de consolation qu'ils chercheraient en vain dans les réunions les plus bruyantes. Ils ont perdu le léger prestige que les sens et l'imagination jettent sur tout ce qui entoure les heureux du monde. Ils ont perdu le charme fugitif qui ne réside point dans les choses mêmes, mais dans l'idée que l'on s'en fait. Tout ce qui apparaît sous de riantes couleurs à celui dont l'imagination est riante se revêt d'un deuil sombre pour celui dont l'âme est triste. L'un et l'autre ont tort, mais tous deux ne reconnaissent leur erreur qu'au moment où le voile tombe, où la scène change, où l'illusion s'évanouit; tous deux se réveillent de leur songe lorsque l'imagination qui l'avait enfanté cesse d'agir. Celui-ci reconnaît que la Providence s'occupe de nous dans le temps même où nous nous croyons le plus délaissés, ceux-là s'aperçoivent du néant de leurs plaisirs mondains, dès qu'ils réfléchissent sur leur situation, sur leur destinée, sur les moyens d'arriver au vrai bonheur.

Que nous serions à plaindre si Dieu exauçait tous nos vœux! Au moment même où l'homme s'imagine que le bonheur de sa vie est à jamais perdu, Dieu lui prépare quelque joie extraordinaire. De nouvelles circonstances donnent l'impulsion à de nouvelles forces. Une nature presque inerte prend tout à coup un mouvement actif et s'élève aux plus nobles vues, lorsque, dans la retraite, dans le calme, en se confiant à la Providence, on s'efforce de surmonter l'infortune. L'énergie et l'ardeur se réveillent à l'instant où l'on se croyait condamné à une inaction perpétuelle, où l'on ne comptait plus sur les ressorts de son âme.

Nous nous retirons avec tristesse dans la solitude, et la patience et la persévérance nous rendent peu à peu la joie que nous avions perdue. Nous ne devrions point porter de jugement sur l'avenir, puisqu'il est impossible que ce jugement ne soit pas faux; nous devrions au contraire, nous répéter sans cesse cette vérité consolante, cette vérité prouvée par l'expérience, que maint événement qui, vu de loin, nous inquiète et nous effraye, change d'aspect à mesure qu'il s'approche de nous et devient souvent un bonheur inattendu. Celui qui tente tous les moyens honnêtes d'échapper aux difficultés de la vie, qui lutte contre toutes les entraves, qui ne cesse jamais d'avoir confiance en Dieu, brise l'épine de l'affliction et remporte la victoire sur l'adversité [9].

Le chagrin, le malheur, les maladies nous familiarisent promptement avec la solitude. On en vient bien vite à renoncer au monde, à regarder avec indifférence ses vaines distractions, à ne plus entendre la voix des faux désirs. Quand la douleur nous oppresse, quand nos forces nous abandonnent, on reconnaît bien vite la faiblesse des appuis que le monde nous offrait et le vide de tous les plaisirs qu'on allait y chercher. Combien de vérités utiles les maladies révèlent aux princes et aux grands, quand tout ce qui les environne les trompe par des mensonges!

Sans doute celui qui est malade ne peut saisir qu'à la hâte quelques instants pour appliquer ses forces au but moral qu'il se propose. Celui-là seul qui jouit de la plénitude de sa santé, peut se dire: Le temps est à moi! Mais au milieu des souffrances journalières, des sollicitudes pénibles, dans un état de crise et de langueur, il faut se roidir contre ces souffrances et lutter contre les difficultés, si l'on ne veut pas se laisser complétement abattre. Plus on cède et plus on est malade. Une résistance opiniâtre et, en pareil cas, un reste de force et un effet courageux ne restent pas sans résultat.

Souvent la maladie nous énerve et nous donne une trop grande préoccupation de nous-mêmes. La moindre sensation désagréable nous fait oublier que nous pourrions encore nous soutenir par quelque énergie. L'âme tombe dans l'abattement, et tout ce qu'elle avait encore de vigueur s'éteint peu à peu; quand on souffre, on a ordinairement trop peu de confiance en soi-même. Que le valétudinaire essaye de distraire son attention de ses douleurs physiques, qu'il dégage, pour ainsi dire, sa pensée de son enveloppe terrestre, il éprouvera certainement un soulagement inattendu et fera des choses qui lui paraissaient impossibles. Mais il faut aussi qu'il congédie les médecins qui, en s'informant à tout instant de son état, en lui tâtant le pouls avec un sérieux grotesque et toutes les momeries habituelles, en croyant distinguer ce qui n'est pas et en refusant de voir ce qui est, en ne tenant aucun compte de l'action de l'âme et de l'esprit et en affectant une compassion étudiée pour le malade, fixent de plus en plus son attention sur tout ce qu'il devrait s'efforcer d'oublier. Il faut aussi qu'il prie ses amis et ses parents de ne point caresser ses faiblesses et de ne point croire tout ce qu'il leur dit. Car, bien qu'au fond les sensations soient vraies, il en est un grand nombre qu'il exagère et qu'il fausse par son imagination.

Il reste donc encore des ressources et des consolations dans la solitude lorsqu'on en est venu à la situation la plus pénible. Si vos nerfs sont en quelque sorte paralysés, si votre tête est frappée d'un vertige continuel, si vous n'avez plus la force de penser, ni de lire, ni d'écrire, tâchez d'apprendre alors à végéter; c'est ce que me dit un jour un des hommes les plus éclairés de l'Allemagne qui me vit dans ce déplorable état. «Garve, avec quelle émotion j'écoutais tes paroles, lorsque tu me racontais que tu avais éprouvé les mêmes souffrances et que tu avais mis en pratique les mêmes conseils [10]

Il fut un temps où le célèbre Mendelssohn ne pouvait rester dans une réunion où l'on parlait de philosophie, sans courir risque de tomber en défaillance. Dans cette situation, il s'interdit toute pensée. Un jour son médecin lui demanda: «Que faites-vous donc dans votre chambre quand vous éloignez ainsi de vous la pensée?—Je me mets à la fenêtre, répondit-il, et je compte les tuiles du toit de mon voisin.»

Dieu entretient, dans le cœur de celui qui souffre, la pensée consolante que l'esprit exerce son empire sur le corps. Avec une telle pensée, on ne peut pas être entièrement abattu, ni être privé des consolations de la religion; peut-être ne voudra-t-on pas croire que Campanella ait été capable de distraire tellement son attention des émotions les plus pénibles, qu'il prétendait pouvoir endurer la question sans de très-violentes douleurs; mais je puis assurer, d'après ma propre expérience, que, dans les crises les plus fatigantes, si l'on parvient à distraire son attention, on peut non-seulement adoucir le mal que l'on ressent, mais quelquefois même le faire disparaître.

Beaucoup d'hommes illustres ont, par ce moyen, réussi à conserver leur tranquillité dans les circonstances les plus difficiles et à maintenir leur énergie, malgré la faiblesse de leur constitution. Rousseau écrivit plusieurs de ses ouvrages les plus célèbres dans des souffrances continuelles. Gellert, dont les œuvres agréables et instructives ont obtenu une si grande vogue en Allemagne, a trouvé dans ses occupations un remède à l'hypochondrie. Mendelssohn, qui n'était point d'une nature mélancolique, mais qui était sujet à d'affreux maux de nerfs, recouvra dans un âge avancé, par sa patience et sa résignation, cet esprit élevé qui l'animait dans sa jeunesse. Garve, qui pendant des années entières fut condamné à ne pouvoir ni lire ni écrire, ni même penser, écrivit plus tard son Traité sur Cicéron, et rendit grâces à Dieu avec enthousiasme de la faiblesse de sa constitution qui lui avait révélé tout l'empire que l'esprit peut prendre sur le corps.

Une forte résolution et ce désir d'atteindre un grand but peuvent nous rendre supportables les douleurs les plus aiguës. L'héroïsme est très-naturel dans un grand danger, et c'est un don moins rare, on peut le dire, que la patience dans les petites agitations de la vie. Ce qu'il est difficile d'acquérir, c'est la résolution de la patience dans des souffrances de longue durée surtout quand la mélancolie paralyse notre âme, ce qui arrive assez souvent, et quand nous nous figurons que ces souffrances n'auront point de terme. Aussi, de tous les maux qui affligent l'humanité, il n'en est point qui approche de la mélancolie: et de tous les moyens à employer pour dissiper la mélancolie, il n'en est point de plus efficace que l'occupation dans le calme.

En essayant de surmonter nos peines, chaque victoire que nous remportons nous conduit à une victoire plus grande, et la joie que nous éprouvons fait du moins trêve pendant quelques instants au sentiment du mal qui nous afflige. Quand la raison et la vertu ne peuvent l'emporter sur votre chagrin ou sur votre maladie, occupez-vous de choses peu importantes et qui exigent peu d'efforts; il n'en faut souvent pas plus pour vous soulager. Les nuages de la mélancolie se dissipent quand on réussit à prendre quelque intérêt à une occupation à laquelle on se dévouait d'abord malgré soi. Souvent le désespoir auquel nous nous livrons, l'apathie de l'esprit, l'indolence du corps, ne sont qu'un déguisement de notre mauvaise humeur et par conséquent une véritable maladie de l'imagination que l'on ne peut vaincre que par une constante et énergique volonté.

La solitude n'est pas seulement un besoin, mais un devoir réel pour tous ceux qui, par l'effet d'une sensibilité trop délicate, d'une impressionnabilité nerveuse, ne peuvent supporter la vie du monde et qui ont toujours à se plaindre des hommes et des choses. Celui qui se laisse ébranler par un incident qui ne causerait pas la moindre émotion à un autre, celui qui se crée des douleurs chimériques, qui se désole de ce qui ne répond pas immédiatement à ses vœux, qui se tourmente sans cesse par les rêves de son imagination, qui ne se trouve malheureux que parce que le bonheur ne court point au-devant de lui, qui, ne sachant ce qu'il veut, passe à tout instant d'un désir à un autre, qui craint tout et ne jouit de rien, celui-là n'est pas fait pour la société, et si la solitude ne le guérit pas, il n'y a point de remède pour lui dans le monde.

Des hommes pieux, raisonnables, bien doués, se laissent parfois aller, malgré la fermeté de leurs principes, à un profond découragement, à un affreuse anxiété; mais c'est leur faute. Si de tels hommes cèdent à des craintes puériles, si, pour une légère incommodité, ils se tourmentent et tourmentent les autres, s'ils cherchent dans la médecine un remède qu'ils trouveraient dans leur raison, s'ils ne savent pas réprimer les écarts de leur imagination, si, après avoir supporté avec patience de grandes peines et de grands malheurs, ils succombent aux contrariétés accidentelles, aux souffrances passagères de la vie, c'est leur faute. Ils ressemblent à des soldats qui, après avoir bravé courageusement le feu d'une batterie, s'épouvanteraient des légers traits lancés par la main d'un enfant.

La résolution, l'énergie, la stoïque fermeté de l'âme, s'acquièrent bien plus dans la pratique intime de soi-même que dans le tumulte du monde, où nous sommes à chaque pas surpris, entraînés par mille considérations intérieures, où des idées de convenance, de politesse, de flatterie, écrasent la volonté, où les esprits vulgaires exercent plus d'activité et obtiennent plus de considération, plus de succès que les caractères les plus nobles.

La solitude nous donne d'autant plus de force dans l'affliction, qu'elle dissipe tous les vains fantômes qui détournent l'âme d'elle-même et l'égarent dans de futiles préoccupations. Dans la solitude, on renonce à tant de jouissances, on restreint tellement la mesure de ses besoins, et l'on fait de tels progrès dans la connaissance de soi-même, qu'on est moins étonné quand Dieu nous impose une souffrance pour humilier notre orgueil, dompter la fougue de nos passions et nous ramener au sentiment de notre faiblesse et de notre néant. Dans la solitude, que de réflexions nous pouvons faire, auxquelles l'homme du monde ne songe pas, ou que les dissipations auxquelles il se livre étouffent dans son âme distraite!

Les malheureux qui ont à pleurer la mort d'une personne chérie éprouvent le salutaire désir de se retirer à l'écart, et chacun s'efforce d'étouffer ce désir en eux. On ne veut pas leur parler de la perte qu'ils ont faite. On croit qu'il vaut mieux les entourer d'un essaim d'êtres froids et indifférents qui s'imaginent que, pour apaiser leur tristesse, il faut les accabler de visites et les entretenir du matin au soir des nouvelles de la ville.

«Laissez-moi seul, m'écriai-je, lorsque, deux ans après mon arrivée en Allemagne, je perdis une épouse tendrement aimée. Son âme planait sans cesse autour de moi, et sans cesse j'étais occupé du souvenir de tout ce qu'elle avait été pour moi et de tout ce qu'elle avait souffert pour moi sur cette terre étrangère. Le contraste d'une telle innocence, d'une telle pureté, d'une douceur si angélique, et d'une fin si cruelle, me plongeait dans un abîme de doutes désolants. Pendant cinq mois, elle souffrit les tortures de la mort. Un jour, je lisais près de son lit la mort de Jésus, par Ramler. Elle porta ses regards sur ce livre et me montra, en silence, le passage suivant: «Mon souffle est faible, mes jours sont abrégés, mon âme est pleine d'angoisse et ma vie un affreux tourment.» Ah! lorsque je me rappelle toutes ces circonstances et l'impossibilité où je me trouvais alors d'échapper aux relations du monde, quand je me rappelle que j'étais dans ce même temps l'esclave de quiconque me réclamait, que je portais la mort dans mon sein, que, poursuivi par l'envie, accablé de douleur, je ne sentais plus en moi ni force, ni vertu, ah! j'avais bien le droit de m'écrier: «Laissez-moi seul, laissez-moi seul!»

Être seul, loin du tourbillon bruyant, est le premier, le plus ardent désir du cœur, quand on ne rencontrerait en fréquentant le monde que des hommes qui ne comprennent pas le malheur timide et silencieux, qui n'aperçoivent que la souffrance dont les cris retentissent à leur oreille.

Être seul, dans une retraite profonde et déserte, c'est une consolation aux peines qui déchirent le cœur. Quand il a fallu se séparer à jamais d'un être chéri, douleur plus affreuse que celle que nous pouvons ressentir lorsque la main de la mort vient nous saisir nous-mêmes, la solitude peut seule adoucir notre désespoir. Dans votre âme tremblante, vous croyez voir la terre s'abîmer sous vos pieds; à cette heure terrible où il faut dire un dernier adieu à ceux qui pendant de longues années ont été tout pour vous, et que jamais on n'oubliera un seul instant, alors il faut se retirer dans la solitude, mais en s'efforçant de s'y créer une occupation et d'appliquer son esprit à diverses pensées.

Hélas! combien de souffrances profondes que le monde ne voit pas, dont nous devons seuls supporter le fardeau, et auxquelles nous ne pouvons résister que dans la solitude!

Figurez-vous que vous arrivez inquiet dans un pays où tout vous est étranger, où le malheur vous accable de toute part, où vous êtes à tout instant près de tomber dans le désespoir, où vous avez sans cesse sous les yeux l'agonie de la mort, où personne ne vous comprend, et ne peut vous comprendre, où l'on ne fait que jeter sur votre route des ronces et des épines, où enfin vous êtes condamné à perdre ce que vous aviez de plus cher au monde. Voilà que tout à coup dans ce pays de désolation, dans ce deuil de votre âme, une main affectueuse s'étend sur vous, une voix, qui semble venir du ciel, vous dit: «Viens, je veux essuyer tes larmes, je veux rendre le courage à ton esprit abattu, je veux entrer dans la confidence de tes peines et t'aider à les supporter. Je veux t'arracher à ta tristesse, te faire goûter encore les beautés de la nature et les bienfaits de Dieu, qui répand aussi ses consolations sur cette contrée. Je veux sentir, penser avec toi, t'ouvrir un nouvel horizon, recueillir pour toi les fleurs que je trouverai sur le sentier de la vie, t'entretenir de tous ceux qui t'aiment, qui parlent de toi avec estime et avec confiance, te prouver que tous les hommes ne sont point si mauvais que tu le crois, et que seulement ils ne te connaissent pas. Je veux écarter de toi toutes les sollicitudes, te faire jouir d'une existence douce et paisible, et travailler à corriger tes défauts. Toi, tu corrigeras aussi les miens, tu formeras mon esprit, tu m'apprendras ce que tu sais.» Si, après avoir savouré pendant plusieurs années le charme de cette existence qui vous est ainsi offerte, si, après avoir éprouvé une telle consolation dans les événements les plus désastreux, si, après avoir espéré qu'au dernier moment, cette main compatissante vous fermera les yeux, vous devez être privé d'une telle affection, d'un tel dévouement, il ne vous reste, pour surmonter vos regrets, pour apprendre à lutter courageusement contre la destinée, d'autre asile que la solitude.

Dans la solitude, nous voyons de plus près l'œil qui voit tout. Quand toutes les vaines rumeurs cessent autour de nous, notre cœur comprend bien mieux cette grande et heureuse pensée, que Dieu nous regarde, nous entoure, nous domine et dirige tout par sa puissance et sa bonté. Dieu nous apparaît partout dans la solitude. Affranchis de l'ivresse des sens, animés par des vœux plus purs, par une joie plus idéale, nous songeons sérieusement et avec plus de liberté et de confiance à notre félicité suprême, et nous croyons déjà la goûter en y songeant. Notre pieux recueillement éloigne de nous les idées grossières et les basses sollicitudes.

La solitude nous rapproche de Dieu quand elle entretient en nous les sentiments tendres, humains, et les mouvements d'une salutaire défiance de nous-mêmes. Quand, auprès du lit d'un mourant, j'observais les efforts que notre pauvre nature oppose à son anéantissement, les tortures que lui fait éprouver chaque minute qu'elle dérobe à la mort, quand je voyais le malheureux élever vers le ciel ses mains tremblantes, et lui adresser, lorsqu'il se sentait soulagé, d'ardentes actions de grâces, quand j'entendais ses paroles entrecoupées, ses soupirs plaintifs et que j'observais les regards attendris de tous ceux qui l'entouraient, je me sentais accablé et je me retirais à l'écart, pour gémir sur le sort de l'humanité et sur mon impuissance, dans un moment où j'éprouvais un désir si profond de secourir une telle misère. Ah! lorsque, dans ces tristes pensées du cœur, je m'incline devant Dieu, combien je sens qu'il ne faut se fier ni à la force de la vie, ni à la science dont l'homme attend un espoir, une consolation! Jamais je ne me lève le matin de mon lit, sans penser que, si j'existe encore, c'est un miracle de Dieu. Jamais je ne compte les années que j'ai passées en ce monde, sans remercier la Providence de m'avoir soutenu au delà de mon attente, de m'avoir conduit, par une force incompréhensible, sur une mer pleine d'écueils. Je ne puis que me taire et l'adorer en silence, lorsque à tout instant je sens ma faiblesse, lorsque chaque jour je vois tomber près de moi, à la fleur de l'âge, des hommes qui ne songeaient à aucun péril et qui se croyaient, pendant longtemps, à l'abri des atteintes de la mort.

Comment pourrions-nous devenir sages et échapper aux écueils qui nous menacent, si nous nous éloignions des relations étourdissantes qui effacent en nous les impressions du bien? C'est en dehors de ces relations que nous pouvons réfléchir à ce que nous voyons, à ce que nous entendons tous les jours, et rassembler dans notre cœur des pensées utiles et durables. On n'acquiert point cette sagesse en poursuivant perpétuellement de frivoles plaisirs, en courant sans réflexion d'une société à l'autre, en parlant de choses sans intérêt et en éparpillant inutilement toutes les heures de la journée. «Celui qui veut devenir sage, a dit un philosophe, doit apprendre à vivre seul, la perpétuelle fascination des sens étouffe toutes les bonnes pensées; dans cette espèce de vertige on se possède à peine, on n'entend plus la voix de la raison, on ne sent plus sa force, on ne résiste à aucune tentation, et loin d'éviter les piéges où nous engagent nos penchants mauvais, on les cherche. Nulle part Dieu n'est autant oublié que dans les distractions habituelles des réunions du monde; dans ce tourbillon qui nous saisit, qui enflamme tous nos désirs, qui excite toutes nos passions, les liens qui nous attachent à notre créateur sont interrompus; nous renonçons à cette première, à cette unique source de félicité, aux facultés de notre raison; et nous ne pensons à nos devoirs religieux que furtivement, sans suite et sans émotion. Celui qui, au contraire, fait un retour sérieux sur soi-même, qui élève son cœur vers le ciel, qui regarde le cercle où il doit exercer les facultés de son âme, la voûte azurée, la terre couverte de fleurs, les montagnes et les bois, comme le temple de Dieu; celui qui rattache toutes ses inspirations au maître de toutes choses, doit avoir vécu dans une pieuse solitude, dans un intime et salutaire recueillement.»

Aussi la solitude peut vaincre les plus grands obstacles à la piété, si seulement on veut bien consacrer chaque jour à de saines réflexions, une partie du temps qu'on perdrait au jeu, ou à sa toilette. Chaque heure de recueillement et de réflexions sérieuses donne à notre esprit plus de force et de solidité, et nous inspire plus d'éloignement pour les stériles distractions du monde. On peut être animé d'un bon sentiment envers ses semblables, secourir celui qui est dans le besoin, faire autant de bonnes actions que nos moyens nous le permettent et en même temps échapper à toutes les fêtes inutiles, à toutes les distractions d'une vie dissipée.

Peu d'hommes sont en état d'accomplir des actes de vertu éclatante, de se signaler par une bienfaisance splendide. Mais combien de vertus modestes ne peut-on pas mettre en pratique chaque jour de sa vie sans sortir de chez soi, sans bruit et sans faste! Celui qui sait s'occuper dans sa retraite peut, en y restant toute l'année, s'occuper du bonheur des autres, écouter leurs plaintes, soulager leur misère et faire du bien autour de soi sans que le monde en parle.

Un penchant décidé pour la solitude est quelquefois un penchant qui nous ramène vers Dieu. Cette mélancolie vague et sans nom, que beaucoup de gens éprouvent dans leur première jeunesse, qui plus tard prend un caractère plus déterminé, nous conduit à l'observation sérieuse, sincère de nous-mêmes, à l'étude de ce que nous sommes et de ce que nous devons être. A l'époque où il s'opère en nous un changement physique qui imprime à l'âme une nouvelle direction, notre conscience s'éveille, nous entendons la voix de Dieu et nous nous prosternons dévotement devant lui. La mélancolie est l'école de l'humilité, et c'est par le peu de cas que l'on fait de soi-même qu'on arrive à se connaître. Dans ces heures pensives, solitaires, où l'on s'éprouve de bonne foi, le sophisme des passions disparaît. Si nous nous exagérons nous-mêmes nos défauts, si nous ressentons une trop vive anxiété, si nous adoptons des principes outrés, ces impressions ne s'effacent que trop tôt et cet excès même est un bonheur si on le compare à la nonchalance qui paralyse l'émotion du bien. La tristesse profonde que nous donne le sentiment de notre misère, se change en un doux repos à la lumière d'une foi raisonnable, et il est à croire que celui qui s'observe ainsi dans l'exagération de sa faiblesse finit par s'élever devant Dieu au-dessus de l'esprit fort qui se rit de sa piété.

L'étude de soi-même est si rare que tout ce qui nous y ramène doit être pour nous important et précieux. Il faut que la douleur nous éveille; il faut que nous ayons longtemps bu à la coupe de l'adversité, pour que nous en venions à rentrer en nous-mêmes, à recueillir nos pensées et à ne plus les laisser courir dans un fol abandon. Un des grands philosophes d'Allemagne me disait: «Je dois à ma maladie l'avantage d'avoir appris à m'examiner moi-même.»

Ici, la religion et la philosophie se réunissent pour nous guider; toutes deux nous disent que nous ne pouvons trop redouter les périls de l'erreur; mais si le bien ne peut être opéré en nous que par les fortes crises de l'âme, ces crises ne doivent point nous épouvanter. Dans les derniers moments de notre vie, nous voudrions tous avoir passé plus de temps dans la solitude, plus de temps avec nous-mêmes et avec Dieu. Nous nous rappelons alors douloureusement toutes nos fautes, et nous reconnaissons que nous n'en aurions pas commis un si grand nombre, si nous avions pris à tâche d'éviter les piéges du monde et de veiller sur notre cœur.

Que l'on compare la situation de celui qui, dans la solitude, existe en vue de Dieu avec celle de ces esprits légers et étourdis, qui ne pensent jamais à leur souverain maître, qui consacrent toute leur existence aux plaisirs du moment; que l'on compare l'homme sérieux, dont l'âme est dignement occupée des idées de l'éternité, à tous ces gens qui ne rêvent que bals et festins, on reconnaîtra que l'amour de la solitude, la retraite paisible, le désir de s'associer à un véritable ami, nous procurent dans ce monde plus de satisfaction et nous assurent au moment suprême plus de consolation que toutes les vaines joies du monde.

C'est surtout au lit de la mort que l'on remarque la différence qui existe entre celui qui a gardé dans son cœur la pensée de Dieu, et celui qui n'a songé qu'à satisfaire ses fantaisies et ses passions: quel contraste entre la fin de l'homme qui n'a vécu que d'une vie dissipée et bruyante, lors même qu'il ne se serait souillé d'aucune grande tache, et celle d'une vie recueillie, douce et sérieuse.

Je ne citerai point les sinistres exemples de ceux dont la débauche a épuisé les facultés et qui sont morts honteusement et misérablement. Mais qu'on me permette de raconter l'histoire d'une jeune personne dont je voudrais conserver la mémoire, car je puis dire d'elle ce que Pétrarque dit de sa Laure: «Le monde ne la connut point tant qu'il la posséda, ceux-là seuls l'ont connue qui restent ici pour la pleurer.»

La solitude était son monde, la retraite était sa joie; elle se soumettait avec une pieuse résignation aux volontés de la Providence. Née avec une faible constitution, elle souffrait avec courage; douce et bonne, aimable, quoique languissante, timide et réservée, s'animant seulement par un candide enthousiasme, telle était cette âme délicate qui, par la fermeté qu'elle conserva au milieu des plus grandes douleurs, m'a montré quelle force l'âme peut donner dans la solitude aux êtres les plus faibles. Tout ce qui était bien agissait sur elle; mais elle ne manifestait qu'avec une grande retenue ses impressions, à moins qu'elle ne fût dans un cercle d'amis intimes où elle n'éprouvait plus aucune crainte. La nature l'avait douée d'un courage héroïque pour la souffrance et d'une merveilleuse élévation. Je voyais son visage animé d'une joie céleste chaque fois qu'elle revenait de la sainte table. Pleine de foi en Dieu et de défiance envers elle-même, elle obéissait à toutes mes prescriptions, elle m'aimait d'une affection profonde et ne me le dit jamais; j'aurais donné ma vie pour elle, elle eût donné la sienne pour moi. J'éprouvais une joie inexprimable à faire ce qui lui était agréable, et le plus grand plaisir qu'elle osât me procurer, c'était de m'apporter une rose; de sa main c'était un trésor. Un coup de sang sur les poumons la frappa entre mes bras, je connaissais sa constitution, je vis que le cas était mortel. Douze fois dans la journée, je me prosternai à genoux avec une indicible angoisse; elle ne savait pas qu'elle fût en si grand danger, cependant elle se sentait très-malade et ne le disait point. Elle souriait quand je m'approchais d'elle et souriait encore quand je sortais. Pendant tout le cours de sa maladie, elle n'exhala pas une plainte. A toutes mes questions elle répondait d'une voix douce et affectueuse, et n'entrait dans aucun détail. Elle s'éteignit avec l'expression d'un tendre amour et d'une sérénité céleste.

C'est ainsi que j'ai vu mourir, après neuf mois de souffrances, ma fille unique à l'âge de vingt-cinq ans. Pendant le temps qu'elle passa à Hanovre, où elle inspirait une affection générale, elle composait des prières qu'on retrouva dans ses papiers. Elle demandait à Dieu la grâce de mourir bientôt, d'aller bientôt rejoindre sa mère. Elle exprimait la même pensée dans des lettres touchantes. Au moment de mourir, au milieu d'une agonie indicible, elle me dit ces derniers mots: «Aujourd'hui j'irai goûter les joies du ciel.»

Nous ne serions pas digne d'avoir eu sous les yeux un tel exemple, d'avoir vu une telle faiblesse unie à de telles souffrances, si nous nous laissions abattre par une douleur que notre courage peut surmonter. Cette enfant qui jamais ne murmura, qui sans cesse fut résignée aux décrets de la Providence, jouit à présent de l'éternelle félicité, et nous qui sommes encore ici, qui nous souvenons de cette fille bien-aimée, de tout ce qu'elle nous a enseigné sur son lit de mort, dans ses heures d'angoisses, nous qui aspirons aussi au repos de l'éternité, ne voudrions-nous pas tout essayer, tout mettre en œuvre pour trouver des forces dans le malheur, pour acquérir, par un retour salutaire sur nous-même, par une religieuse pensée, la patience et la soumission?

O vous qui souffrez, tout pèse sur voire âme, et cependant, croyez-moi, il y a de douces afflictions, des afflictions qui nous élèvent au-dessus de la terre, qui nous donnent une énergie qu'on pourrait croire impossible. Aujourd'hui vous êtes découragés et abattus, mais un temps viendra où vous vous élèverez dans votre douleur entre le ciel et la terre; alors vous trouverez le repos, alors vous trouverez, dans l'éloignement de la foule, dans le tendre souvenir de ceux que vous avez perdus, des joies pures et élevées.

La solitude, il est vrai, ne convient point à tous ceux qui sont affligés, l'âme ne peut pas toujours se soustraire aux exigences d'un corps malade et épuisé. Mais que Dieu bénisse dans ce moment la main secourable d'un ami et récompense dans l'éternité l'affection qui nous aide à supporter nos peines! que si la douleur que vous avez éprouvée par l'effet d'une mort cruelle se change en une douce mélancolie, ou si vous êtes assez fort pour ne point succomber à votre catastrophe; oh! cherchez le silence des champs, le calme de la retraite, vous trouverez là une heureuse tranquillité, même au milieu de votre tristesse vous apprendrez à envisager avec plus de liberté et de courage les courtes souffrances de ce monde, à être seul sans crainte, et à couvrir de fleurs les tombeaux.

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