La solitude
Les âmes libres comprennent seules le prix de la liberté. Les natures d'esclaves se plaisent dans leur esclavage. Celui qui, après avoir erré dans le tourbillon du monde, après avoir appris à connaître la véritable valeur des hommes, juge tout avec impartialité, et, pénétrant dans les sentiers différents de la vertu, cherche son bonheur en lui-même, est libre.
Il est vrai que ce sentier est sombre, rude, escarpé; mais, quand on l'a gravi avec peine, il conduit à des refuges paisibles, à des rives attrayantes; à l'espace libre et pur. La solitude nous donne une indépendance parfaite, quand on en a de bonne heure reconnu les avantages et quand on l'aime. Je voudrais indiquer la voie de ce bonheur aux jeunes gens, aux hommes simples et honnêtes auxquels je désire être utile. Je ne veux pas qu'ils soient entraînés dans la solitude, de dépit, mais par l'indifférence d'inutiles distractions, par l'éloignement des plaisirs frivoles, par une sage défiance des prévenances équivoques, par la crainte de devenir le jouet des séductions trompeuses.
Un grand nombre d'hommes doivent à la solitude leur force et leur supériorité d'esprit. Pareils au cèdre qui, sur la montagne, brave les tempêtes, ils ont bravé dans leur retraite le souffle des mauvaises tentations. Quelques-uns ont peut-être, dans ce dernier refuge, conservé les faiblesses de l'humanité. Mais combien d'autres ont fait preuve d'une fermeté inébranlable! Tout effort sincère et généreux pour arriver à la vertu, tout ce qui tend à élever l'esprit, toute entreprise courageuse excite en nous un sentiment d'admiration. Un moine qui est animé d'une pensée noble et énergique est aussi un héros. Une religieuse, dont l'âme, soutenue par une tendance idéale, acquiert un repos chèrement acheté, produit sur nous une émotion plus profonde que toute autre femme douée des plus belles qualités. Que de fois j'ai reconnu combien une religieuse sincère mérite d'estime et de bienveillance! Que de fois je me suis senti pénétré de respect pour les héros de cette profession, pour leur tendre piété, pour leur fidélité religieuse et la persévérance qu'ils ont mise à se vaincre eux-mêmes! Que de fois un couvent m'a semblé un asile plein de consolation dans les anxiétés de notre cœur! Jamais, dans ces silencieuses et sombres retraites, je n'ai pu m'empêcher de voir l'efficacité d'un tel genre de vie pour conduire l'esprit à une vertu sérieuse. Souvent il m'est arrivé de serrer avec une vraie sympathie la main d'un pauvre moine, et je ne suis pas sorti d'un couvent de religieuses sans être attendri jusqu'aux larmes.
Mais mes considérations sur la solitude ne doivent point être restreintes dans l'enceinte des cloîtres. L'idée bienfaisante que je me fais de la solitude, je voudrais l'adapter au monde dans lequel je vis, qui agit sur moi, et sur lequel je puis agir, car il existe de jeunes cœurs où ces réflexions peuvent fructifier.
Il y a dans la vie des époques où il devient nécessaire d'être seul. Dans la jeunesse, pour acquérir l'instruction, les connaissances désirables, pour se former une façon de penser que l'on garde toute la vie; dans la vieillesse, pour se souvenir de la route qu'on a parcourue, pour réfléchir à tout ce qui nous est arrivé, aux douces fleurs qu'on a cueillies sur son chemin et aux orages de notre destinée.
Lord Bolingbroke dit qu'il n'y a pas, dans les œuvres du chancelier Bacon, une remarque plus belle et plus profonde que celle-ci: «Nous devons de bonne heure nous prescrire, dans la vie et dans nos actions, un but honnête, vertueux, possible, et nous y attacher de toutes nos forces, afin que notre âme se forme à toutes les vertus. Mais, en façonnant notre caractère moral, nous ne devons pas suivre les procédés du sculpteur, dont le ciseau achève de finir une tête, tandis qu'il laisse le reste du corps à l'état de bloc grossier et informe. Nous devons imiter la nature, qui, dans la conformation d'une fleur, d'un animal, développe à la fois toutes les parties de son œuvre.»
O toi, aimable jeune homme, qui, dans le commerce séduisant et souvent trompeur du monde, n'as point encore abdiqué les principes de vertu; toi qui n'es point encore infecté du poison de l'oisiveté frivole; toi qui, dans les entraînements et les images d'une fervente galanterie, n'as pas perdu le désir et la force d'entreprendre de grandes choses, et qui échappes dans mainte assemblée aux folles tentations, la solitude te réclame! Je voudrais te retenir dans ta retraite studieuse, animer, fortifier tes nobles intentions, t'inspirer cette juste et digne fierté, qui, dans les fonctions que tu seras appelé à remplir, t'empêchera d'estimer le monde plus qu'il ne vaut!
C'est la raison qui t'ordonne de sortir d'un cercle trop étroit pour t'entourer ailleurs de grands exemples. C'est en apprenant à connaître les vrais hommes de la Grèce, de Rome, que tu acquerras le pouvoir de vaincre tous les obstacles. Où trouve-t-on de plus illustres exemples de la grandeur humaine? Qui a montré plus de valeur guerrière, plus de zèle pour la science et plus de raison? Rejette loin de toi les vaines frivolités, et n'aspire qu'à ce qui mérite vraiment d'être recherché et imité. La noblesse n'élève personne. Seize quartiers sont un avantage, mais ne sont pas un mérite. Tes dispositions sont bonnes, puisque toutes ces vérités ne te plaisent pas, et tu sais que celui qui ne respecte que les petites choses ne sera jamais grand. Laisse les femmes compter leurs aïeux, qui, il y a sept cents ans, ne se distinguaient qu'en allant à la guerre à cheval, tandis que les bourgeois les suivaient à pied. Compte les hommes de ta famille qui n'ont pas pris la fuite dans les batailles et n'ont point dépouillé le passant sur la grande route. Compte les hommes de ta famille qui ont fait de nobles actions, dont l'histoire nationale conserve la mémoire, et dont le nom est inscrit dans les annales étrangères, mais souviens-toi bien qu'on n'est réellement grand que par ses propres actes et ses propres vertus.
Deux chemins s'ouvrent devant toi: l'un, qui serpente par des allées de verdure, par des jardins embaumés, où l'on entend retentir les sons de la musique, le bruit de la danse, les chants de l'amour. C'est celui que recherche la multitude. L'autre, moins fréquenté, est escarpé et dur, on ne le suit que lentement, et souvent, quand on croit être déjà bien loin, on tombe du haut des rocs. Là, les montagnes et les vallées résonnent des mugissements des bêtes sauvages; là, de tout côté, on entend le croassement des corbeaux, le sifflement des vipères, à tout instant on est assailli par des essaims d'insectes malfaisants, et l'on ne voit autour de soi qu'un désert sombre et terrible. Le chemin fleuri est celui du monde; l'autre est celui de l'honneur. Le premier conduit aux emplois, aux dignités de la ville et de la cour; le second pénètre de plus en plus dans la solitude. En suivant le premier, tu peux devenir un homme aimable, un personnage recherché, peut-être aussi un scélérat. En suivant l'autre, tu seras méconnu, haï; mais, avec de l'énergie et de favorables dispositions, tu peux devenir un grand homme. La dissipation est un remède et non un aliment. Il faut sans doute que tu endurcisses ton corps par l'exercice, que tu fasses tout ce qu'il est nécessaire de faire pour que tes forces physiques soutiennent tes forces morales. Mais tu n'apporteras jamais assez de zèle dans les travaux de l'esprit, tu ne persisteras jamais dans tes meilleures résolutions, si la haine pour toutes les vaines dissipations n'est pas enracinée dans ton cœur. Plusieurs hommes que je connais ont passé leur jeunesse dans l'étude, solitaires et recueillis. Ils ont grandi dans la pratique des plus dignes vertus, et maintenant ce sont des ministres qui gouvernent les États, des écrivains dont la vie est employée à combattre l'erreur, des philosophes qui, de bonne heure, échappèrent aux lisières des sots préjugés.
Grâces soient rendues au noble esprit qui a dit: «Si vous voyez un jeune homme d'une haute raison se retirer du monde, devenir mélancolique, parler peu, témoigner par sa froideur et sa réserve le mépris que les méchants lui inspirent, se plaindre peu de l'injustice, mais concentrer en lui-même les sentiments pénibles qu'elle lui fait éprouver; si vous voyez son esprit jeter des lueurs scintillantes comme l'éclair qui brille au milieu de la nuit, et s'envelopper ensuite dans un long silence; si vous remarquez qu'il trouve tout aride autour de lui, et que tout lui inspire aversion et dégoût; oh! comptez que c'est une plante précieuse qui n'attend plus qu'une main habile pour se développer. Ménagez-la. Qu'elle soit sacrée pour vous. Vous commettriez un meurtre en la foulant aux pieds.»
Une telle plante serait ma joie. Je réchaufferais contre mon cœur, je la cultiverais avec amour, je la déroberais aux regards des pédants qui s'enflamment de colère à l'aspect d'un jeune homme qui montre plus d'esprit qu'ils n'en ont. D'un souffle j'écarterais aussi de ma belle plante tout cet essaim de petits-maîtres fades et énervés. Mais si le jeune homme ne se montrait pas à propos assez ouvert et flexible, s'il ne se façonnait pas aux manières du monde, je le laisserais parfois se heurter le front contre les rochers, et je le verrais tranquillement tomber dans des occasions où un homme expérimenté n'est pas même ébranlé, quoiqu'il ne puisse faire tout ce que veut un jeune homme.
La solitude peut produire une opiniâtreté de caractère désagréable, que les relations du monde tempèrent; il est des jeunes gens fiers et dédaigneux qui, à l'âge de la maturité, corrigent ces défauts et qui ne conservent qu'une noble assurance. Alors leur satire adoucie ne présente que le contraste de ce qui est avec ce qui devrait être; leur mépris pour les méchants leur donne parfois une mâle éloquence, et il ne leur reste de leur longue lutte qu'une sage expérience du monde et une bonté d'où il résulte d'utiles enseignements.
Mais il est aussi une science du cœur souvent négligée qu'il faut tâcher d'acquérir dès sa jeunesse et qui donne à l'esprit des qualités précieuses: cette science est la philosophie, qui forme les hommes, qui les gagne plus par l'amour que par de vains préceptes, qui éclaire leur conception par le sentiment, qui les détourne de mainte erreur, les porte à la vertu et les anime. Dion avait été élevé dans la lâche servitude des cours; il n'avait que des mœurs molles et efféminées, le goût du luxe, du superflu et des voluptés de toute espèce. Mais à peine eut-il recueilli les leçons de Platon, à peine eut-il compris cette philosophie bienfaisante, que son esprit s'enflamma pour elle.
Ce que Platon a fait pour Dion, plus d'une mère le fait pour son fils, et souvent à l'insu du père. La philosophie qui découle des lèvres d'une mère prudente et qui connaît le monde, arrive à l'esprit par le cœur. Qui n'accepterait volontiers de suivre un chemin difficile, en s'appuyant sur une main chérie, et quelle instruction pourrait l'emporter sur les douces leçons d'une mère dont l'intelligence est élevée, l'âme tendre et le regard profond [11]?
Je souhaite à une femme de cette nature un fils qui reste volontiers seul avec elle, ou qui, prenant un livre dans sa main, s'en aille gravir les rochers et s'asseye au pied d'un chêne, avec son inutile fusil, aimant mieux converser avec les grands hommes de Plutarque que de poursuivre les oiseaux à travers les arbustes. Quel bonheur pour elle, si le silence et la solitude des bois excite, élève les pensées de son fils [12], s'il reconnaît qu'il y a eu et qu'il y a encore, de par le monde, de plus grands hommes que le bourgmestre de sa petite ville, ou le seigneur de son village, que ces hommes avaient d'autres joies que celle de s'asseoir à une table de jeu, qu'ils se plaisent aussi à être seuls dans leurs heures de repos, que la jeunesse se développe dans l'étude des lettres et de la philosophie, que cette même étude animait encore leur cœur dans un âge avancé, et qu'au milieu des plus grands périls ils conservaient ces affections précieuses qui bannissent la tristesse de la retraite la plus profonde et l'ennui du désert le plus sauvage!
Mais lorsqu'un jeune homme bien élevé se fixe dans une ville, une foule de choses le fatiguent et le rendent malheureux. Il est donc utile d'examiner comment on peut échapper sagement, par la solitude, à des sociétés insipides, dans quelque pays, dans quelque ville et dans quelque situation que l'on soit.
Les petites villes, dont nous avons, dans un chapitre précédent, représenté les inconvénients et les dangers, ont cependant, il faut le dire, sous un certain point de vue, un avantage réel sur les grandes villes: c'est qu'on y est plus libre de vivre avec soi-même, et qu'on peut, si l'on veut, y trouver plus de loisir et de tranquillité. Il est vrai, comme nous l'avons déjà dit, qu'il y a dans les petites villes un grand vide et une grande stérilité d'esprit. Ceux qui y demeurent ne savent point user de leurs loisirs comme ils le devraient; ils ignorent le prix du temps et ne profitent point de leur solitude. C'est une triste chose surtout que de voir l'ennui de ces gentilshommes de bourgade qui, ne croyant pas la société des simples bourgeois digne de leur noblesse, aiment mieux se retirer à l'écart et souffrir de leur insipide isolement que de vivre avec des gens raisonnables, mais dépourvus de parchemins aristocratiques; ils devraient agir tout autrement et aimer les hommes pour en être aimés. Si un simple bourgeois fait naître une seule bonne pensée, cela devrait suffire pour le faire rechercher du gentilhomme qui n'a aucune pensée et qui est accablé d'ennui. Les gens qui ne savent comment passer le temps ne devraient dédaigner personne. Le noble et le bourgeois devraient, au moins dans les petites villes, se tendre la main et éloigner d'eux ces folles idées de distinction de rangs, qui divisent la population des grandes cités.
Il me semble que les personnes de distinction qui habitent les petites villes ne peuvent adopter une meilleure manière de vivre qu'en se montrant affables et affectueuses envers tout le monde, en manifestant une bienveillance générale, et en se réservant autant de loisir et de liberté qu'il en faut pour ne pas laisser languir et s'éteindre l'esprit dans les lieux où il est d'ordinaire peu excité.
Si l'on savait profiter du séjour des petites villes, que d'avantages précieux on en retirerait! nulle part la vie n'est si gaie, nulle part les beaux jours de la jeunesse ne sont mieux employés, nulle part enfin les hommes sérieux n'éprouvent moins de tentation de perdre leur temps, et n'apprennent mieux à connaître et à éviter les écueils de la solitude. On peut regarder chaque petite ville comme un cloître où l'on est renfermé dans un cercle d'hommes très-restreint et dans un horizon très-borné, où les passions des êtres vulgaires ou méchants éclatent avec violence, et où il faut se créer un refuge dans sa retraite ou au sein de quelques êtres choisis. Les petites villes se ressemblent à peu près toutes et ne diffèrent entre elles que par la manière dont elles sont gouvernées; il n'y a point de tyrannie plus lourde que celle de ces petites républiques, où non-seulement un bourgeois s'érige en maître de ses concitoyens, mais où l'intelligence étroite de ce petit régent devient la mesure de l'esprit général, si personne ne s'y oppose.
Les petites villes républicaines veulent se suffire à elles-mêmes et ne s'occupent point de ce qui se passe au dehors. Le magistrat qui gouverne une de ces cités démocratiques la regarde comme un monde entier; de ses lèvres découlent, comme d'une source intarissable, toutes les décisions des affaires publiques; son âme n'est occupée que de maintenir sa toute-puissance sur l'opinion de ses concitoyens d'anecdotes de familles, de contes puérils, du prix des grains, de la quotité des impôts, de la moisson et de la foire prochaine. Après Dieu, il est, dans sa petite ville, le plus grand homme de l'univers; ses paroles font palpiter le cœur et pâlir le visage; plus d'un honnête citoyen ne paraît qu'en tremblant devant une telle Majesté, parce qu'il sait à quel péril elle peut l'exposer au premier démêlé avec la justice. La colère d'un magistrat de petite ville est plus terrible que le tonnerre du ciel; celui-ci passe, et cette colère jamais. Si l'on parle de la constitution anglaise devant un de ces régents ou devant son fils, ils répondent que le conseil de leur petite ville est absolument la même chose. Les femmes de ces hauts seigneurs prennent un air superbe, gouvernent, ordonnent, condamnent; leur faveur ou leur disgrâce établit, répand l'honneur, la honte, le crédit ou la ruine. Si un pauvre homme ose se figurer que les membres du conseil ont commis quelque erreur, il dit tout bas à ses amis les plus intimes que les grands de la terre se sont trompés. La passion dominante des habitants des villes est ordinairement celle des procès; chaque avocat est pour eux un génie; en vain la raison leur parle, ils ne croient que ce qui est jugé par les tribunaux; ils n'ont pas la moindre estime pour celui qui ne considère point avec un profond respect leur hôtel de ville, et ne conçoivent pas un plus grand honneur sur terre que de siéger dans leur conseil. Ils ne sont pas toujours d'accord; voisins et voisines sont tantôt liés et tantôt en pleine dissidence. En théologie, ils sont d'une force remarquable; ils regardent l'hypocrisie comme un pilier de l'Église de Dieu, et quelques maximes chrétiennes murmurées sur le lit de mort suffisent à leurs yeux pour effacer les scandales de toute une vie souillée par de méchantes actions. Si quelqu'un s'éloigne de leurs assemblées et se retire dans sa demeure pour travailler et penser à son aise, ils s'imaginent qu'il s'ennuie à périr; ils ne peuvent comprendre qu'on étudie à moins d'être prêtre ou professeur, et dans leur langue il n'y a pas de termes assez énergiques pour exprimer le mépris que leur inspire celui qui s'avise d'écrire un livre. Ils ignorent que la saine raison et la superstition ne s'accordent point ensemble; à leurs yeux on n'a point de religion si l'on a l'audace de rire quand on les voit s'attendre à quelque grand malheur, dès qu'un coq noir s'est arrêté sur le seuil de leur porte, qu'un corbeau a plané sur leurs toits, ou qu'on a vu une souris courir dans la chambre; ils ne savent pas qu'on n'est point un esprit fort par cela seul qu'on doute humblement que des taches dans le linge annoncent la mort d'un proche parent, ou parce qu'on ne croit point à maint conte populaire transmis de génération en génération. Ils ne savent pas qu'on peut être encore utile dans ce monde, quoiqu'on ne disserte point dans leur cercle, et qu'on peut être assez haut placé dans l'estime des hommes vraiment importants, quoiqu'on déplaise au grand seigneur de leur petite ville; ils ignorent qu'il y a des âmes fières qui ne rampent nulle part et qu'eux seuls sont capables de se plier, envers les magistrats de leur république, à cette soumission servile dont ils se dédommagent en accablant leurs pauvres concitoyens des exigences de leur orgueil; ils ignorent qu'un homme droit et juste ne s'incline que devant Dieu, devant la loi, les talents, le mérite, la vertu, et ne peut s'empêcher de rire lorsqu'un bailli le reçoit d'un air hautain et le chapeau sur la tête; ils ignorent aussi que la médisance qui s'exerce si cruellement dans les petites villes n'est un besoin que pour les esprits vides et rétrécis qui s'attachent à épier ce qui se passe dans la demeure de leurs voisins et se font une affaire d'un accident qui arrive dans son ménage, dans sa cuisine, dans sa basse-cour; enfin ils ignorent qu'on n'éprouve aucun plaisir à entendre les incessantes causeries des petites villes, à éplucher la conduite de l'un et de l'autre, quand on connaît les avantages de la solitude, qu'on étudie avec ardeur la science, et que, dédaignant les misérables flèches de l'envie, on poursuit sa marche avec énergie et persévérance.
La solitude est le seul moyen de salut que l'on puisse trouver dans de telles villes. Une bienveillance universelle n'y serait point comprise, on l'attribuerait à des vues intéressées. La prudence exige qu'on vive en dehors de tout calcul politique et qu'on ne fréquente que les personnes pour lesquelles on éprouve un véritable sentiment d'estime et d'affection.
Dans de telles villes, rien ne seconde l'ambition du jeune homme qui désire faire son chemin. De nouveaux Abdéritains le regarderont comme un insensé, parce qu'il n'envisagera point comme un suprême honneur le rang de conseiller. On se rira de lui, parce que, au lieu de chercher à plaire aux grands, il préférera poursuivre, dans la retraite, son travail. Il faut qu'il vive, dira-t-on, comme chacun vit, qu'il prenne part à toutes les conversations qui occupent la petite ville, à tous les procès, à tous les contes de revenants et de sorciers. Il faut qu'il sache écouter patiemment les régents de la république, lorsqu'ils s'assoient pendant toute une journée à quelque interminable banquet. Il faut qu'il ne vénère, qu'il ne recherche, qu'il n'apprécie que les inspirations de leur esprit.
Qu'importe qu'il ait été élevé parmi les hommes les plus éclairés, qu'il ait reçu les leçons des maîtres les plus habiles, qu'il soit en correspondance suivie avec les gens les plus instruits? Comprend-on tous ces avantages dans une ville où les lumières n'ont pas encore assez pénétré? Quand ce sont les Abdéritains qui exercent un pouvoir tyrannique, qui distribuent les faveurs et les emplois, ne faut-il pas que le pauvre jeune homme accepte pieusement tout ce qu'ils disent ou se résigne à passer pour un être très-borné? Il ne peut parler de ce qu'il voit, de ce qu'il sent, et il est condamné à entendre parler sans cesse de ce qu'il n'a nul désir de savoir. Il ne lui est pas permis de paraître indifférent à cet éternel caquetage, et il est à jamais perdu si, par son morne silence, il trahit l'ennui qu'il éprouve. Lui et ses amis doivent, au milieu de tant de gens contrefaits, rougir de n'avoir point l'infirmité générale. S'il assiste à une délibération qui, pour le plus misérable intérêt, entraîne le conseil dans des discussions plus longues que les destinées de l'Europe n'en occasionnent dans les grands États, il doit se montrer sérieux et attentif; et s'il est appelé devant un tribunal qui doit se prononcer sur une question de mur mitoyen, il faut qu'il y paraisse avec autant de respect que s'il assistait au conseil des dieux.
Quand il voit que la grossière ignorance et la sottise présomptueuse sont plus estimées que la raison; quand il voit que l'esprit le plus lourd et le plus étroit est celui qui a le plus d'autorité; que la philosophie est considérée comme un non-sens et la liberté comme une rébellion; que ceux-là seuls plaisent, qui sont toujours prêts à tout approuver; qu'on ne tolère que la soumission aveugle, et qu'on ne recherche que les âmes rampantes; s'il y a dans le cœur de ce jeune homme quelque noble ressort, il faut qu'il cherche un asile dans la solitude.
Quand le poëte Martial rentra en Espagne, dans sa ville natale de Bilbilis, tout lui parut triste, mort, désert. Il venait de passer trente-quatre ans à Rome, dans une société éclairée et savante, et lorsqu'il en fut loin il se sentit en proie à un ennui mortel. Il ne trouvait, parmi ses concitoyens, aucun goût pour les sciences, aucun développement intellectuel; il aspirait sans cesse à retourner à Rome, où il avait joui d'un succès général, où Pline le Jeune vantait son esprit et sa pénétration, louait la franchise, la finesse incisive de ses écrits, et assurait à ses œuvres une éternelle durée. A Bilbilis, au contraire, sa réputation ne lui attira que ce que l'on doit attendre d'une ville ignorante, l'envie et le mépris.
Dans ces petites villes, l'esprit regagne cependant par la solitude ce qu'il perd par les relations sociales. S'il faut paraître sot par politesse et aveugle avec des yeux clairvoyants; si vous devez sans cesse contrefaire votre physionomie et dissimuler vos sentiments; si vous êtes obligé de passer des heures entières à une table de jeu; si l'intelligence et la bonté de caractère doivent toujours fléchir sous l'ignorance titrée; s'il faut qu'à tout instant vous réprimiez une heureuse inspiration, une parole expressive, une vérité hardie, avec autant de soin que vous pouviez en mettre à éloigner de vous une haute trahison; si vous reconnaissez que toute la vie intellectuelle est ensevelie dans ce froid mortel, comme le feu dans le caillou qui n'est point frappé par l'acier, et que vous pouvez passer là des années entières, sans avoir l'occasion de laisser échapper à propos une seule étincelle de votre esprit; ah! fuyez les réunions perfides de cette petite ville, cherchez la liberté, retirez-vous dans votre demeure ou dans le silence des bois.
Alors le voile qui recouvrait votre pensée tombe tout à coup; votre fardeau s'allége; vous n'avez plus à lutter contre le malheur; tout concourt à l'adoucir. Vous ne murmurez plus contre la Providence, vous réfléchissez avec une âme calme et réjouie aux bienfaits de la solitude; alors votre cœur devient patient, tout vous sourit, les rayons de pourpre du soleil qui s'étendent sur les montagnes de neige, les oiseaux qui s'endorment en chantant, le cri du coq, le bruit des champs. Alors vous acceptez même les visites importunes, vous vous réconciliez avec toute la petite ville, si chaque jour on vous laisse un assez long moment de solitude.
Dans les grandes comme dans les petites villes, l'esprit ne s'élève que par l'amour de la liberté et par la solitude où règne la liberté d'esprit. Il y a dans le grand monde plus de motifs encore que dans les petites villes de rechercher la solitude. Là, les erreurs et les fautes sont plus contagieuses; les grandes pensées s'éteignent facilement dans ces régions où l'on redoute la lumière et la vérité, où l'on craint les grandes âmes et où l'on repousse la vertu comme un joug importun. L'énergie de l'esprit, les nobles efforts de l'intelligence sont bientôt paralysés dans ce monde aristocratique, où le gentilhomme ne trouve de satisfaction que dans les assemblées sans mélange, c'est-à-dire dans celles où il n'existe que des nobles de race ancienne et intacte.
Partout cependant on regarde le grand monde comme la seule bonne société. Malheureusement il n'en est pas ainsi, quels que soient les défauts des basses classes. Si vous avez le bonheur de compter seize quartiers, votre valeur est bien établie lors même que vous ne seriez d'ailleurs qu'un pauvre être. Les cours, les tables des princes vous sont ouvertes, et partout où l'on ne regarde point au mérite, vous pouvez être sûr d'avoir le pas sur l'homme de mérite. Mais ce que vous êtes comme homme, vous l'apprendrez dans les sociétés où l'intelligence et les qualités de l'esprit font la seule noblesse. Examinez pourtant, lorsque vous êtes seul dans une antichambre et que vous n'avez à vous occuper d'aucun rival redoutable, examinez les prérogatives qui, selon vous, et depuis le commencement du monde, vous élèvent tant au-dessus des autres hommes [13], vous reconnaîtrez que des généalogies sans mérite ressemblent à des ballons qui ne s'élèvent que par leur défaut de pesanteur.
En Allemagne pourtant, et dans d'autres contrées encore, les titres généalogiques séparent les nobles des citoyens les plus sages et les plus dignes, comme le grain de la paille. Le premier rang est accordé à des hommes qui ne fondent leur crédit, leur rang et leur consistance, que sur les parchemins, souvent peu respectables, de leurs aïeux, qui ne cherchent à s'acquérir aucun mérite; la naissance étant pour eux un mérite suffisant, ils savent seulement, pour la plupart, quelle est la dernière mode, quelles sont les règles de l'étiquette; ils possèdent toutes les ressources de la volupté et éprouvent tous les besoins des sens, puis ils s'imaginent souvent qu'ils sont doués d'organes plus délicats et de nerfs plus sensibles que les autres hommes.
L'ennui pénètre pourtant dans ces assemblées où nul roturier n'est admis, où il n'entre que des nobles dont la généalogie est bien prouvée. Une femme allemande m'expliquait un jour ainsi la cause de cet ennui. «Les personnes qui composent nos réunions, me disait-elle, n'ont ni les mêmes goûts, ni les mêmes sentiments, et il est rare surtout d'y voir les femmes sympathiser entre elles. C'est en général la destinée des grands de posséder beaucoup, de désirer encore plus, et de ne jouir de rien; ils se cherchent dans les assemblées sans s'aimer, se voient sans se plaire, et se perdent dans la foule sans s'en apercevoir.—Qu'est-ce qui vous réunit donc? lui dis-je.—C'est le rang, répondit-elle, l'habitude, l'ennui, le besoin de s'étourdir qui est attaché à notre condition.»
Puisqu'on peut s'ennuyer aussi dans ces réunions si aristocratiques, examinons si la solitude ne serait pas souvent utile aux gens de la haute noblesse.
Les nobles prétendent que la solitude conduit à la misanthropie, ou, ce qui est pis encore, que la misanthropie conduit à la solitude. Mais je pense que, si l'on veut s'observer, on reconnaîtra qu'on est ordinairement dans des dispositions d'esprit moins heureuses, lorsqu'on vient d'une réunion que lorsqu'on sort de chez soi pour aller dans le monde. Combien de gens sont partis pour une soirée avec l'espoir d'y passer quelques heures de joie, et n'y ont éprouvé que des déceptions! Que de choses on y dit, auxquelles on ne pense point! Que d'idées on y exprime que personne ne comprend! Que de fois on y excite l'envie par sa satisfaction, et la mauvaise humeur par sa sérénité! En général, les personnes qui composent ces sociétés sont animées par des intérêts différents, et quelquefois tout opposés. Qu'on demande à cette jeune femme coquette si elle trouve toujours dans ces assemblées ce qu'elle y cherche; si elle n'éprouve pas une vive contrariété quand un fat lui échappe et va porter ses hommages à une autre, et si celle-ci n'éprouve pas le même chagrin quand elle le voit s'adresser à une troisième. Qu'on demande à cette respectable vieille femme, qui jadis eut les mêmes coquetteries, si elle ne ressent pas un vrai chagrin chaque fois qu'on prodigue devant elle quelque encens à la jeunesse et à la beauté. Un Anglais, que j'ai connu en Allemagne, disait en termes frappants: «Il y a des femmes qui, toute leur vie, ont peur qu'on ne leur témoigne pas assez de respect, et qui affectent un orgueil que l'on ne supporterait pas dans une impératrice. Leur vanité se hérisse comme les pointes de porc-épic, tandis qu'à côté d'elles une femme aimable et bienveillante charme ceux qui l'entourent par son gracieux sourire et par ses manières dignes, mais sans prétention.»
L'homme du monde le plus habile ne peut voir, sans une répugnance manifeste, de telles créatures. S'il remarque combien de personnes, qui donnent le ton dans la société, confondent l'erreur et la vérité, l'apparence et la réalité; combien de fois cette prétendue bonne société se contente, de l'aveu même des observateurs les plus équitables, de connaissances bien moins sûres et d'idées moins étendues qu'elle ne devrait en avoir, d'après les moyens dont elle peut disposer, et les occasions de s'instruire qui s'offrent à elle; s'il remarque comme elle redoute la réflexion, la solitude, le silence; comme elle se jette dans un tourbillon de dissipation et se rend rarement compte à elle-même de son propre état; s'il remarque encore combien elle exerce peu son intelligence; comme elle se soumet à l'opinion, au jugement des autres plutôt que d'exercer son propre jugement; comme elle se laisse gouverner par des préjugés d'éducation, de noblesse, de convenance; comme elle tourne sans cesse dans le même cercle de conceptions fausses, obscures, défectueuses, étouffant tout désir sérieux de savoir et repoussant l'instruction; si l'homme expérimenté du monde considère tous ces travers, il ne pourra s'empêcher de s'écrier, avec un des philosophes les plus distingués de l'Allemagne: «L'obligation de fréquenter cette bonne société peut devenir, pour l'homme qui aime à penser, un véritable tourment, et si on ne peut se soustraire à cette nécessité, on apprend par comparaison à sentir d'autant mieux le prix de la solitude.»
Un des hommes les plus illustres de l'antiquité, Pline le Jeune, ne trouvait aucune satisfaction à voir les divertissements publics, les fêtes et les solennités; c'était dans le travail de sa pensée qu'il cherchait de plus nobles plaisirs. Il écrivait à un de ses amis: «Ces jours derniers j'ai lu et travaillé dans un repos parfait. Tu me demanderas comment il m'est possible d'agir ainsi au milieu de Rome. C'était le temps des fêtes du cirque, qui ne produisent pas sur moi la moindre impression; je n'y trouve ni vérité ni nouveauté, rien qui mérite d'être vu plus d'une fois. Je ne comprends pas que tant de milliers d'hommes soient assez enfants pour s'en aller toujours voir des chevaux qui courent et des esclaves assis sur des chars. Quand je songe que les hommes prennent tant d'intérêt à des scènes si frivoles, si froides et si souvent reproduites, je sens une grande joie de ne point partager une telle curiosité et d'employer avec dévouement à l'étude des sciences le temps que la foule perd à voir de misérables spectacles.»
Mais, dira-t-on, si un homme du monde s'éloigne des cercles de la société, ne perdra-t-il pas dans la solitude ce bon ton, ces qualités qui distinguent la noblesse de la roture?
Ce que nous appelons le bon ton nous vient des Français; c'est l'art de s'exprimer avec grâce et de donner à la conversation la forme la plus agréable. Le bon ton plaît partout et se trouve chez tous les hommes d'esprit, quelle que soit leur condition. Le noble et le roturier peuvent l'avoir également. La solitude n'efface en nous que les habitudes passagères, et on en rapporte certaines facultés qu'un homme ferme aime à conserver, quoiqu'il sache qu'elles déplaisent dans le monde. Le solitaire se présentera peut-être dans un salon avec un habit d'une couleur et d'une forme surannées; peut-être ses manières choqueront-elles l'homme du monde qui étudie gravement les habitudes de la convenance, les lois de l'étiquette. Mais s'il est sous ce rapport en arrière du siècle, son attitude aisée, sa droiture, sa politesse naturelle le rendront agréable aux gens sensés, lorsqu'on le verra paraître à la cour avec esprit, avec tact et avec des idées qu'il a recueillies dans le cours de sa vie. Il est vrai que, dans ces sphères du grand monde, il n'est pas nécessaire d'apporter un grand nombre d'idées. Souvent le courtisan le plus accompli fait voir qu'il en a lui-même fort peu et qu'il ne s'occupe que de choses minimes. Le solitaire obtiendra peu de succès dans les réunions où l'on regarde une gaieté hardie et éclatante comme l'indice le plus certain d'une excellente tête et d'un homme agréable. On n'acquiert pas cette gaieté dans la solitude. Celui qui fait le plus rire les gens du monde n'a souvent d'autre mérite que de traiter avec mépris ce qui est vrai, grand, beau; ce n'est souvent qu'un discoureur imperturbable, sans jugement, sans principes et sans élévation.
Dans toutes les considérations que j'ai cherché à établir, il n'a pas encore été spécialement question des avantages immédiats de la solitude pour l'esprit. Le plus puissant, le plus incontestable de ces avantages, c'est de nous habituer à réfléchir. L'imagination devient plus vive et la mémoire est plus fidèle lorsque rien ne distrait nos sens et qu'aucun objet extérieur ne trouble notre âme. Loin du bruit du monde, où mille images étrangères flottent à nos yeux et fascinent notre esprit, on ne cherche qu'un seul bien dans la solitude, on se dérobe à toutes les choses extérieures qui ne sont point celles que nous désirons et que nous aimons. Un écrivain que je voudrais relire chaque jour, Blair, l'auteur des Lectures sur la rhétorique et les belles-lettres, dit dans un de ses livres: «C'est la force d'attention qui le plus souvent distingue de la foule l'homme doué de grandes qualités. Les êtres vulgaires ne reconnaissent ni règle ni but dans leur marche aventureuse. Les objets flottent sans lien à la surface de leur âme, pareils à des feuilles que le vent fait voler de côté et d'autre et disperse à la surface de l'eau.»
On s'habitue à réfléchir lorsque l'on écarte ses pensées de vaines distractions, et que l'on se trouve dans une situation qui ne change point à tout instant par le cours journalier des choses. Pour nous exercer à réfléchir, il faut d'abord nous retirer de la foule tumultueuse et nous élever au-dessus des exigences sensuelles. C'est alors qu'on se rappelle facilement tout ce qu'on a lu, entendu, éprouvé. Chaque regard que nous jetons dans le silence de la retraite nous révèle de nouvelles pensées et procure à l'esprit les plaisirs les plus doux. On regarde vers le passé, on contemple l'avenir, et l'on oublie ces deux époques dans la jouissance de son bonheur actuel; mais, pour que la raison conserve dans la solitude sa force particulière, il faut que nous appliquions notre activité à une noble occupation.
Il y a des gens que je ferais rire, peut-être, si je leur disais que la solitude est une école où l'on apprend à connaître les hommes. Il est certain cependant que, dans les relations de la société, nous ne faisons que recueillir des sujets de pensée, sans exercer dans toute sa force la liberté de penser. Dans le monde, nous ne faisons, en réalité, qu'observer; et c'est dans la solitude que nous pouvons coordonner et utiliser nos observations. Il faut qu'on en vienne à connaître les hommes; et, pour les connaître, il les faut étudier. Soit que cette étude se poursuive silencieusement, à l'écart, ou soit que nous voulions la faire servir à l'instruction des autres, je ne la crois pas si trompeuse, si cruelle, si redoutable, qu'on se le figure parfois. Je ne crois pas qu'elle ravale, qu'elle outrage la divinité de l'homme, qu'elle le prive d'une foule de nobles jouissances, et qu'enfin elle lui enlève l'exercice de ses facultés. Il n'y a dans cette étude tant calomniée que l'esprit d'observation.
Me traitera-t-on comme un envieux, comme un ennemi des hommes, parce que j'étudie les maladies, parce que j'observe les indices de faiblesse les plus secrets du cœur humain, parce que j'examine de près tout ce qu'il y a de fragile et d'imparfait dans la constitution humaine, et parce que je me réjouis d'avoir éclairci ce qui était encore obscur pour moi et pour les autres! Cette étude faite, il ne s'ensuit pas que je doive dire au premier venu: Telle ou telle personne a telle maladie. Mais qui peut m'empêcher, lorsque je puis me rendre utile, de dire ce que j'ai appris, de faire connaître la maladie, avec toutes ses complications?
Voulez-vous, maintenant, établir une ligne de démarcation entre celui à qui vous permettez d'observer votre corps et celui à qui vous défendez d'observer votre âme? Vous direz que le médecin étudie les maladies du corps pour essayer de les guérir, et que tel n'est point le but de celui qui étudie l'âme. Qu'en savez-vous? Une âme délicate souffre tout autant de l'aspect de nos infirmités morales que de celui de nos faiblesses physiques. Pourquoi se retirerait-on de la voie commune? Pourquoi s'en irait-on dans la solitude si l'on ne craignait la contagion? Mais, comme il y a une quantité de faiblesses et d'imperfections morales qui ne passent point pour telles, c'est un plaisir incontestable de connaître ces défauts, de les désigner sous leur vrai nom, de les montrer aux regards, lorsque cette révélation ne peut porter préjudice à personne.
La solitude est donc une école qui exerce l'esprit d'observation, et qui, par là, nous aide à connaître les hommes, parce qu'après y avoir paisiblement réfléchi, nous savons mieux ce que nous devons examiner dans le monde, et parce que nous mûrissons dans la solitude nos remarques et nos observations.
Bonnet raconte, dans un passage touchant de la préface de son Traité sur l'âme, que la solitude fit tourner à son avantage la faiblesse de sa vue. «La solitude, dit-il, nous porte naturellement à la méditation: la solitude dans laquelle j'ai en quelque sorte vécu jusqu'à présent, les tristes circonstances où je me trouve depuis quelques années, m'ont fait chercher dans mon esprit un refuge et une distraction nécessaire. Mon cerveau est devenu pour moi une sorte de séjour paisible, où j'ai goûté des jouissances qui dissipent, comme par magie, mes afflictions.»
Un autre homme non moins recommandable dans un genre différent, le poëte Pfeffel, de Colmar, supporta avec la même résignation les douleurs d'une cécité complète. Quoique sa vie fût moins solitaire, il savait trouver assez d'instants de liberté qu'il consacrait à la philosophie et à l'humanité.
Au Japon, il existait jadis une académie d'aveugles, qui voyait peut-être plus clair que beaucoup d'autres académies. Ses membres se dévouaient à l'histoire du pays, à la poésie et à la musique; ils retraçaient, dans des chants élevés et harmonieux, les plus beaux traits des annales japonaises. On éprouve pour ces pauvres aveugles du Japon un sentiment de respect. Les yeux intérieurs de leur âme étaient d'autant plus clairvoyants qu'une triste destinée les privait de la lumière corporelle. La lumière, la vie, le bonheur, naissaient pour eux du sein des ténèbres, par la tranquille réflexion et par des occupations salutaires.
Si la solitude éveille notre pensée, la pensée est le premier mobile de tout ce que nous faisons. On a dit que les actions n'étaient que les pensées réalisées. Ainsi, celui qui voudrait étudier impartialement la nature des pensées auxquelles il est le plus attaché, approfondirait par là le secret de son véritable caractère, et celui qui a l'habitude de se retirer à l'écart, et de s'entretenir avec lui-même, entendrait parfois des vérités que le monde ne lui dit pas.
La liberté et le loisir, voilà tout ce dont on a besoin lorsqu'on aspire à déployer dans la solitude son activité. Laissez tel homme seul, toutes ses forces seront en mouvement; donnez-lui le loisir, la liberté, et il produira incomparablement plus que s'il se traînait chaque jour, l'âme fatiguée, au sein de vos réunions. Des savants qui jamais ne pensent, qui ne peuvent trouver eux-mêmes aucune idée, qui seulement se souviennent, se mettent à compiler et sont heureux. Mais c'est pour l'esprit une satisfaction bien plus élevée de pouvoir, dans la solitude, faire quelque chose qui concourt au bien. Le silence et l'obscurité calment une tête ardente, concentrent les pensées sur un même point, et donnent à l'âme un courage que rien n'arrête pourvu qu'il frappe. Des légions entières d'adversaires ne l'inquiètent point; elle sait qu'elle peut atteindre son but quand elle voudra, et tout ce qu'elle désire, c'est que, tôt ou tard, justice soit faite à chacun. Sans doute on doit voir avec douleur les erreurs de ce monde, le vice honoré par la multitude, le préjugé régnant encore sur la foule, et l'on se dit quelquefois: Cela devrait être ainsi, et cela n'est pas; puis, d'un trait de plume, on flétrit le méchant, et, d'un autre trait, on terrasse l'ignorant préjugé.
C'est dans la solitude surtout que la vérité se découvre aux grands penseurs, aux hommes de génie. Un écrivain que nous avons déjà cité, Blair, a dit qu'une occupation constante des petites choses journalières de la vie était l'indice d'une âme vulgaire et vaine. Une âme plus large et plus épurée laisse le monde derrière elle, aspire à des satisfactions plus élevées, et les cherche dans la solitude. Le patriote demande à la solitude un asile pour y former des projets d'utilité générale; l'homme de génie, pour s'y livrer à ses occupations favorites; le philosophe, pour continuer ses découvertes; le saint, pour faire de nouveaux progrès dans la grâce.
Avant que de donner des lois à Rome et d'exercer le suprême pouvoir, Numa, ayant perdu sa femme, se retira seul à la campagne. Il passait ses jours dans les lieux les plus déserts, dans les bosquets, dans les vallées consacrées aux dieux, et on disait que ce n'était ni par mélancolie ni par désespoir qu'il fuyait ainsi les hommes; on disait qu'il avait dans sa solitude une noble et charmante société, que la nymphe Égérie l'aimait, s'était mariée avec lui, et le comblait de félicité en éclairant son esprit, en lui donnant des leçons de haute sagesse. On disait aussi des druides que, sur la cime des rochers, dans les forêts profondes, ils enseignaient aux nobles de leur race la sagesse et l'éloquence, la nature des choses, le cours des étoiles, les mystères divins et les lois de l'éternité. Si, comme l'histoire de Numa, cette tradition des druides n'est qu'une fable, elle démontre cependant quelle noble idée on s'est faite dans tous les temps de la sagesse acquise dans le calme de la solitude.
Souvent, sans aucun secours étranger, sans aucun encouragement, le génie de l'homme s'éveille, se manifeste par sa propre force dans la solitude. Au milieu des horreurs de la guerre civile, la Flandre était peuplée d'une quantité de peintres illustres, mais pauvres. Le Corrége fut si mal payé de ses travaux, que la joie qu'il éprouva en recevant à Parme une somme de dix pistoles lui coûta la vie. C'était le sentiment de leur propre valeur qui récompensait ces artistes: ils peignaient pour l'éternité.
Des méditations profondes dans des lieux solitaires donnent parfois à l'intelligence, à l'imagination, le plus puissant essor, et font naître les plus grandes pensées. Là, il y a pour l'âme une satisfaction plus pure, plus durable, plus féconde; là, vivre, c'est penser. A chaque pas, l'âme s'avance dans l'infini, palpite d'enthousiasme dans cette libre jouissance d'elle-même, et s'élève de plus en plus dans la réflexion des grandes choses et l'attachement aux résolutions héroïques. C'est dans un lieu solitaire, sur une montagne des environs de Pyrmont, qu'un des plus mémorables événements de l'histoire moderne a été décrété. Le roi de Prusse, qui était venu là prendre les eaux, se dérobait souvent à la société, et s'en allait seul sur cette montagne, qui s'appelle aujourd'hui Kœnigsberg (montagne du roi). Ce fut là que le jeune monarque conçut, dit-on, le projet de sa première guerre de Silésie.
Dans la solitude, on apprend bien mieux que dans la vie agitée du monde le prix du temps, que l'oisif ne connaît jamais assez sans une certaine activité d'esprit. Celui qui travaille avec ardeur, afin de ne pas vivre d'une vie inutile, ne peut songer sans effroi à la marche d'une montre à secondes, image frappante de notre existence, de la course rapide du temps.
Un seul jour est un abîme désormais pour la vieille femme du monde qui languit tout le matin jusqu'à ce qu'elle ait appris par ses prières, par ses questions, de quelle manière chacun de ses amis doit passer le temps. Mais avec quelle rapidité s'écouleraient tous ses instants, si elle pensait aux résultats de chaque minute dans l'éternité!
On ne perd point son temps dans les relations sociales, si elles maintiennent l'esprit et le cœur à une certaine hauteur, si elles élargissent le cercle de nos idées et dissipent nos soucis; mais, si elles deviennent l'unique besoin de l'âme, si elles nous attirent trop vivement, bientôt on leur sacrifie tout, et les années s'écoulent rapidement et sans fruit.
Le temps paraîtra toujours trop court à celui qui voudra l'employer utilement selon sa nature, sa vocation, ses devoirs et ses facultés. Je connais un prince que ses valets coiffent et habillent en quelques minutes. Les chevaux attelés à son char ne courent pas; ils volent. Son dîner est terminé en un instant. On me dira que c'est ainsi qu'en agissent ordinairement les princes, qu'ils veulent que tout se fasse promptement; mais j'ai vu ce prince, qui est doué d'une grande élévation d'esprit, recevoir lui-même toutes les suppliques, et je sais qu'il répondait à toutes. Je sais que chaque jour il surveille lui-même avec un soin scrupuleux les affaires de ses États, et que, chaque jour, il consacre plusieurs heures à la lecture des meilleurs écrivains italiens, français et allemands. Ce prince connaît le prix du temps.
Le temps que l'homme du monde dissipe inutilement, le solitaire sait l'employer, et pour celui qui sait user ainsi d'un bien si passager, il n'y a pas de jouissance meilleure. La tâche journalière de l'homme est grande. Quiconque veut faire quelque bien doit s'en occuper sans délai, afin que le jour présent ne soit pas enlevé du livret de la vie comme une page vide. Nous arrêtons la course du temps par le travail; nous prolongeons la durée de la vie par des pensées et des actions fécondes. Pour celui qui ne peut pas vivre inutilement, la vie, c'est la pensée et l'action, et jamais la pensée n'est si active, si heureuse, que dans les heures que l'on dérobe à une visite monotone et sans but.
Nous serions plus avares de notre temps si nous pensions combien nous perdons d'heures précieuses malgré nous. Un grand écrivain anglais a dit: «Si nous déduisons du cours de notre existence tout le temps absorbé par le sommeil, par les besoins absolus de la nature, par des convenances forcées, tout le temps que nous employons à nous parer ou que nous sacrifions pour les autres, tout le temps qui nous est enlevé par la maladie ou dérobé par la faiblesse ou la fatigue, nous reconnaîtrons que notre existence, dont nous pouvons réellement nous dire les maîtres, ou dont nous pouvons disposer à notre gré, est très-petite. Nous consumons un grand nombre d'heures en de vaines préoccupations, dans des actes sans importance, qui se renouvellent sans cesse. Chaque jour, nous perdons une partie des instants que nous croyons pouvoir consacrer au repos et au bonheur, et la moitié de notre existence ne sert qu'à anéantir les jouissances de celle qui nous reste.»
On ne perd jamais plus de temps que lorsqu'on gémit de n'en avoir pas assez. Tout ce qu'on fait alors, on le fait à regret. Le joug que chacun de nous doit porter semble plus léger quand on le porte avec résignation; mais lorsque nous n'avons à obéir qu'à des lois d'étiquette, lorsqu'on nous impose l'obligation de faire de nombreuses visites, il faut savoir briser ses chaînes; il faut ne pas craindre de fermer sa porte à ceux qui n'ont rien à nous dire, se tracer chaque matin un plan de travail, et se rendre chaque soir un compte sévère de sa journée: on prolongera ainsi la durée de son existence. Quand quelqu'un annonçait à Mélanchthon l'intention d'aller le voir, il s'informait non-seulement de l'heure, mais de la minute où l'on devait venir, afin de ne point perdre sa journée dans une vague incertitude.
On n'a point à déplorer la perte du temps lorsqu'on est habitué à compter les instants, lorsqu'on vit dans la liberté de la campagne. Là, on n'a point de visite à rendre; on n'a point à répondre à ces invitations importunes qui se renouvellent sans cesse, ni à cette affluence de gens oisifs qui viennent vous voir sans autre but que de vous voir; là, on n'est plus astreint à ces mille obligations mondaines qui, toutes ensemble, ne valent pas une seule vertu; là, enfin, nul importun ne vient nous enlever les heures que nous comptions utilement employer, et nous sommes délivrés de ces pédants qui nous accablent de leur loquacité sans remarquer quelle peine ils nous causent, sans s'apercevoir que nous aspirons au moment où nous serons enfin seuls pour nous renfermer dans notre retraite avec nos livres.
Mais on dit aussi, et avec raison: Combien on passe dans la solitude peu d'heures qui soient marquées par des actes vraiment utiles et durables; combien il en est que l'on perd par des songes et des chimères, dans de mélancoliques réflexions, dans des passions dangereuses ou des souhaits déréglés!
Parce qu'on se retire dans la solitude, il ne résulte pas toujours de cette détermination qu'on est occupé de pensées sérieuses, et qu'on ne se livre point à d'inutiles frivolités. La solitude peut souvent être plus dangereuse que le tourbillon du monde. Que de fois, dans nos heures de loisir, une indisposition nous rend incapables de penser et d'agir! C'est une triste existence que celle d'un malade qui, dans la solitude, ne songe qu'à sa maladie. L'homme du monde le plus dissipé ne perd pas plus de temps dans les réunions les plus bruyantes que celui qui, dans l'éloignement de la société, s'abandonne à la mélancolie. La mauvaise humeur n'est pas moins redoutable; elle oppose de grands obstacles à notre félicité intérieure. Nous pouvons résister à la mélancolie comme à un ennemi que l'on craint. La mauvaise humeur nous surprend à l'improviste, et nous sommes vaincus avant d'avoir pensé aux moyens de la dissiper. La mauvaise humeur est un des fléaux de la vie, et si l'on y est sujet, mieux vaudrait ne point avoir d'humeur [14].
Pour échapper à la mauvaise humeur ou pour résister du moins à ses accès, il faudrait se rappeler qu'elle nous fait perdre non-seulement des jours, mais des semaines, des mois entiers. Une seule pensée désagréable, dont nous nous préoccupons inutilement, nous enlève parfois longtemps la faculté d'exercer notre action hors du cercle habituel. Il importe donc de faire tous ses efforts pour se soustraire autant que possible à cette dangereuse influence. Tant que nous travaillons, nous sommes moins exposés à la tristesse. En écrivant un livre, on dissipe la mauvaise humeur. Souvent on prend la plume dans un moment de chagrin, et, lorsqu'on la quitte, le cœur a déjà repris sa sérénité.
Que de temps on perd aussi en prêtant l'oreille à toutes les considérations de second ordre, à toutes les questions qu'une idée soulève, à toutes les difficultés que l'on peut rencontrer! Il n'est pas possible de rien faire de grand, si l'on s'attache toujours à des puérilités, si l'on n'a pas assez d'énergie dans l'âme pour entreprendre un projet et le poursuivre précisément à cause des difficultés et des dangers qu'il présente. Ce ne serait pas la peine de vivre, si, comme un Anglais l'a dit, on ne considérait pas avec un noble dédain que la vie se compose de petits hasards, d'épisodes sans intérêt, de désirs excités par les choses qui nous entourent, des contrariétés qui naissent d'un dessein qui échoue, des piqûres d'insectes qui s'échappent après nous avoir atteints, des folies qui un instant nous étourdissent et qui s'évanouiront bientôt, des plaisirs qui disparaissent comme une ombre mobile après nous avoir séduits, des compliments qui chatouillent l'âme comme une musique agréable, et qui, bientôt, sont oubliés de celui qui les fait et de celui qui les reçoit.
On aurait assez de temps à soi, si l'on ne devait pas forcément en perdre une partie, et si l'on ne le perdait pas encore de son plein gré. Celui qui, dans sa jeunesse, n'aurait appris qu'à employer utilement chaque quart d'heure, posséderait par là les dispositions nécessaires pour devenir un grand homme d'affaires; car, pour en arriver là, il faut savoir occuper chaque instant. Mais, soit par mauvaise humeur, soit par défaut d'énergie, avant d'entreprendre un travail, nous cherchons nos commodités, nous faisons nos conditions, nous croyons qu'il est toujours temps d'agir; notre paresse veut qu'on la caresse avant qu'elle se détermine à se mettre en mouvement.
Que notre affaire principale soit donc de nous fixer d'abord un but dans la vie, et d'apprendre à dominer les circonstances qui peuvent entraver notre volonté. C'est en se prescrivant un but déterminé que l'on résiste au danger de perdre son temps et sa vie. Depuis le roi jusqu'au manœuvre, tout homme doit avoir sa tâche de chaque jour et doit l'accomplir. Chaque pensée, chaque action doit être dirigée vers le but que l'on est appelé à atteindre. Frédéric le Grand, qui agit si puissamment sur son siècle, qui fut un modèle pour tous les souverains, se levait en été à quatre heures et en hiver à cinq. Les lettres que chacun de ses sujets pouvait lui écrire, toutes les requêtes, tous les mémoires qui arrivaient le soir ou dans la nuit, étaient déposés devant lui sur une table. Le roi ouvrait tout et parcourait tout; puis il divisait ses papiers en trois catégories. La première se composait de papiers auxquels on répondait sur-le-champ, d'après des instructions générales. Sur ceux de la seconde, il écrivait de sa propre main des remarques qui s'adressaient au ministre, au gouverneur, aux tribunaux, et ceux de la troisième étaient jetés au feu. Les secrétaires du cabinet s'avançaient alors près de lui, et il leur remettait tout ce qui devait être expédié à l'instant; puis il montait à cheval, passait en revue ses troupes, et donnait audience aux étrangers. Ensuite il se mettait à table, et il déployait pendant le repas une vivacité d'esprit constante, et disait des choses dont on aurait, dans tous les temps, admiré la sagesse et la vérité. Après le dîner, les secrétaires présentaient à sa signature les lettres dont ils avaient reçu le canevas le matin, et qu'ils avaient rédigées; vers quatre à cinq heures du soir, le travail de la journée était fini, et le roi se reposait en lisant ou en se faisant lire les meilleurs écrits anciens et modernes. Un prince qui employait ainsi son temps avait le droit d'exiger qu'aucun de ses ministres et de ses officiers ne perdît le sien.
Il est des hommes qui ne voudraient faire que des choses importantes, et qui, en attendant qu'ils trouvent le temps nécessaire pour s'occuper de leurs graves projets, ne font rien. Ils n'atteignent jamais le degré de perfection qu'ils portent dans leur esprit, et qui leur fait mépriser ce qui s'opère autour d'eux. J'ai connu en Suisse, et à Berne surtout, plusieurs hommes de la sorte; ils eussent pu devenir des écrivains de premier ordre, et ils n'imprimaient pas une ligne, soit pour ne se donner aucune fatigue, soit par la crainte qu'on ne les trouvât moins grands qu'ils ne l'étaient réellement.
Il est d'autres hommes qui vivent dans l'oisiveté par cela seul qu'ils ne savent point régler l'emploi de leur temps. Ils pourraient produire des œuvres utiles et considérables s'ils saisissaient chaque instant disponible dans la journée, et s'ils l'employaient à atteindre leur but, car il y a bon nombre de grandes choses qu'on ne fait que peu à peu. Mais si l'on est sans cesse interrompu, et si l'on se plaît à ces interruptions, si l'on attend le plaisir du travail qu'on ne goûte qu'en travaillant, si l'on n'a pas ces longs loisirs que l'on exige et que l'on n'obtient presque jamais, on finit par croire qu'on n'a point de temps pour travailler, et l'on se promène du matin au soir.
Un des hommes les plus estimables de la Suisse, mon ami Islin, écrivit au milieu du sénat de Bâle ses Éphémérides que tous les grands personnages d'Allemagne auraient dû lire et que beaucoup ont lues [15]. Mœser d'Osnabruck, qui s'est attiré, comme citoyen et comme homme d'État, l'estime et l'affection des princes, des ministres, de la noblesse et des paysans, s'est élevé, tout en jouant, à une hauteur que peu d'écrivains allemands ont pu atteindre [16].
Carpe diem, disait Horace, et cette sentence doit s'appliquer à chaque heure. Les hommes légers, les buveurs et les chantres anacréontiques, disent qu'il faut éloigner de soi toutes les sollicitudes, être gai et jouir de chaque instant. Ils ont raison; mais ce n'est pas à boire qu'il faut employer chaque instant, c'est à poursuivre une tâche qui nous conduit à un but élevé. On peut être seul au milieu même du tourbillon du monde, on peut rendre des visites à midi, paraître dans les réunions, et garder pour soi sa matinée et sa soirée. Il faut seulement, comme nous l'avons dit, savoir se tracer un plan déterminé de conduite, et s'attacher avec amour à son travail. Il n'y a que l'homme occupé, laborieux, qui, après avoir passé tout un jour à remplir des fonctions publiques ou à servir son prochain, puisse sans un remords de conscience se placer le soir à une table de jeu, où il ne dit, où il n'entend dire aucun mot intéressant et d'où il ne rapporte d'autre idée que celle d'avoir perdu ou gagné.
Pétrarque nous enseigne le plus précieux avantage du temps, et nous montre le but que je voudrais faire connaître par mes réflexions. «Si nous voulons, dit-il, servir Dieu, ce qui est le plus grand acte de liberté et le plus grand moyen de bonheur, si nous voulons élever notre intelligence par l'étude des lettres, qui, après la religion, est la plus douce jouissance, si par nos pensées et par nos écrits nous voulons laisser une œuvre qui nous donne un nom, qui arrête le cours rapide de nos jours et prolonge la durée de cette vie si fugitive, ah! fuyons, je vous prie, et passons dans la solitude le peu de temps que nous avons à passer en ce monde.»
C'est une idée que nous ne pouvons pas tous réaliser; mais il est des hommes qui peuvent plus ou moins disposer de leur temps, qui peuvent à leur gré entretenir des relations sociales ou s'y dérober. C'est pour ceux-là que je continue à développer les avantages de la solitude.
La solitude nous donne un goût plus pur et des pensées plus larges; elle rend l'esprit plus actif et lui procure des satisfactions d'une nature supérieure et que personne ne peut lui ravir.
On améliore son goût dans la solitude par un choix plus attentif des beautés qui occupent l'esprit. Dans la solitude, il dépend de nous de ne voir que ce qui nous est agréable, de ne dire et de ne penser que ce qui aide à notre perfection et nous offre une plus grande variété d'objets. Là on échappe à ces fausses idées que l'on accepte si souvent dans le monde, où il faut s'en rapporter au sentiment des autres plutôt qu'à ses propres impressions. C'est chose insupportable que de s'entendre sans cesse répéter: «Voilà ce qu'il faut sentir.» Pourquoi ne pas chercher à apprécier ses propres pensées, à faire soi-même son choix, au lieu de se soumettre à des décisions arbitraires? Que m'importe l'opinion de quelque fat ou de quelque femme étourdie, sur un livre qui m'est agréable? Quel enseignement puis-je recueillir dans ces froides et misérables critiques où je ne distingue aucun sentiment de ce qui est vraiment beau et vraiment grand? Comment voulez-vous que je m'incline devant ce tribunal aveugle qui juge la valeur d'une œuvre selon des habitudes de convention et sous un faux point de vue? Quelle idée puis-je me faire de cette foule d'êtres serviles qui ne répètent que votre avis, qui ne répondent qu'aux clameurs générales? Que prouvent vos opinions, puisque vous trouvez excellent le plus mauvais livre, lorsque quelque sot en crédit l'a loué, et puisque, sur sa parole, vous pouvez de même traiter un bon livre comme une œuvre sans valeur?
Si l'on ne s'éloigne pas d'une telle classe de critiques, on ne peut reconnaître la vérité, car on est trompé avant même de s'en apercevoir. Mais avec le bon goût qui discerne ce qu'il y a de louable et de répréhensible dans un ouvrage, qui se laisse émouvoir et enthousiasmer par des qualités réelles, qui repousse ce que la raison condamne, on se retire volontiers à l'écart et dans un cercle restreint d'amis, ou seul avec soi-même on jouit des trésors de l'antiquité et des temps modernes.
Alors nous éprouvons un sentiment agréable de notre existence, car nous voyons combien il y a de facultés en nous pour travailler à notre perfection et à notre bonheur. Alors nous nous réjouissons de posséder ces facultés et de savoir les employer, de pouvoir tout tenter pour notre instruction, pour notre plaisir, pour celui de nos amis et pour celui des esprits qui de loin sympathisent avec le nôtre, que nous ne connaissons pas, mais qui s'intéressent peut-être aux vérités que nous exprimons.
La solitude nous donne des idées, des connaissances plus larges; elle rend l'esprit plus actif en excitant notre curiosité, en affermissant notre application et notre persévérance. Un homme qui connaissait bien ces avantages a dit: «Les forces de notre esprit s'exercent et s'agrandissent dans la solitude. Les ténèbres qui parfois se répandent sur notre route se dissipent, et nous rentrons avec plus de calme et de sérénité dans les relations sociales. Notre horizon s'est étendu par la réflexion. Nous avons appris à envisager un plus grand nombre de choses et à les lier l'une à l'autre. Nous rapportons dans le monde où nous sommes appelés à vivre un regard plus net, un jugement plus droit, et des principes plus fermes au milieu même des distractions; nous pouvons alors conserver une attention plus soutenue et juger avec plus de précision par l'habitude que nous en avons acquise dans la retraite.»
La curiosité de l'homme intelligent est bientôt satisfaite dans les relations ordinaires de la vie. La solitude au contraire l'accroît chaque jour. L'esprit humain n'aperçoit pas de prime abord le but de ses recherches. Ses essais se lient à des observations, ses expériences à des résultats, et une vérité fait naître une nouvelle source d'études et de vérités. Ceux qui les premiers observèrent le cours des astres ne prévoyaient sans doute pas l'influence que leurs découvertes exerceraient un jour sur les entreprises et la destinée de l'homme. Ils aimaient à contempler les lueurs du ciel pendant la nuit; en remarquant que les corps célestes changent de place, ils cherchèrent à se rendre compte de ces mouvements qu'ils admiraient, et parvinrent à déterminer la marche régulière des astres. C'est ainsi que chaque faculté de l'âme se développe dans une noble activité. L'esprit observateur élargit de plus en plus son espace à mesure qu'il réfléchit sur les rapports, les effets, les résultats d'une vérité reconnue.
Si la raison maîtrise l'essor de l'imagination, on marche d'un pas moins rapide, mais plus sûr. Les hommes qui s'abandonnent à la fougue de leur imagination construisent des mondes légers et flottants comme des bulles de savon. Celui qui raisonne, discute tout et ne garde que ce qui mérite d'être gardé. Locke a dit que le grand art de progresser dans la science consiste à entreprendre peu de choses à la fois. Ainsi les chemins qu'il n'a point encore parcourus ne se révèlent pas tout à coup aux regards du jeune homme inexpérimenté qui, dans son vol impétueux, croit s'élever au-dessus de son siècle, et parle et écrit selon les fantaisies de son imagination.
On sort des détours obscurs du labyrinthe en les observant attentivement, on gravit les hauteurs escarpées avec de la persévérance, on surmonte les obstacles avec de la résolution; mais il ne faut point porter le matin au marché ce que l'on a cueilli la veille. Dans la solitude, il est bon d'étendre ses idées en étudiant les philosophes de tous les temps, d'élever son âme au-dessus des préjugés étroits, de ne point se courber servilement devant l'opinion générale, de suivre le chemin que l'on s'est tracé, et que l'on regarde comme le meilleur, sans se laisser arrêter par les formules banales et les systèmes de convention. Mais, si l'on aspire à s'élever plus haut, il faut savoir mûrir lentement dans la solitude ce qui doit fructifier dans le monde.
L'illustre écrivain anglais Johnson a dit très-judicieusement: «Les œuvres d'art que nous considérons avec surprise et qui excitent notre admiration sont des preuves palpables du pouvoir irrésistible de la persévérance. C'est la persévérance qui fait d'une carrière de pierres une pyramide, qui unit par des canaux les provinces éloignées l'une de l'autre. Si l'on comparait l'humble effet que l'on peut produire, à l'aide d'une houe ou d'une pelle, avec les larges constructions que l'on projette, on serait étonné de la disproportion qui existe entre ces vulgaires instruments et les larges travaux que l'on veut exécuter. Cependant c'est par de tels moyens mis en œuvre avec patience que l'on parvient à vaincre les plus grandes difficultés, à aplanir les montagnes, à resserrer le lit de l'Océan: aussi est-il de la plus haute importance d'appliquer tout son esprit, tout son courage aux résolutions que l'on a prises, si l'on veut s'écarter des voies routinières, si l'on veut acquérir une gloire plus grande que celle de ces hommes dont le nom brille le matin pour être plongé le soir dans l'oubli avec les éloges immérités qui l'entouraient. Il faut apprendre l'art de miner ce qu'on ne peut briser, et de vaincre une résistance opiniâtre par des efforts plus opiniâtres encore.»
L'activité anime un désert, fait un monde d'une cellule, et assure une renommée impérissable à l'homme réfléchi et à l'artiste laborieux. L'esprit goûte une vraie satisfaction dans l'exercice de ses facultés; tout ce qui de loin appelle son attention le réjouit, et plus il éprouve d'obstacles, plus il se sent porté à redoubler d'efforts. Lorsqu'on reprochait à Apelles de produire si peu de tableaux et de s'occuper sans cesse de corriger chacune de ses œuvres, il répondait: «Je peins pour la postérité.»
Demandez à cet homme qui a tant de dignité de caractère, qui vous fait reconnaître vos fautes avec tant de douceur et de circonspection, qui vous indique avec tant de bonne grâce un chemin meilleur, qui aime les habitudes sociables et les peint sous des couleurs charmantes; demandez-lui si le cercle d'activité que l'on trouve dans la solitude n'éloigne pas de nous l'attrait des dissipations frivoles, des relations où le cœur reste froid et impassible; demandez-lui si le bonheur de sentir dans la solitude ce que nous sommes nous-mêmes, et ce que nous pouvons être, n'est pas préférable au plaisir de recevoir de quelque grand seigneur un signe de tête protecteur.
Il vous répondra: «Si le sentiment de vous-même se développe aux heures solennelles de la solitude, si le prestige de tout ce qui ne peut vous séduire qu'un instant se dissipe à vos yeux, si votre esprit plonge dans les profondeurs de la nature, quelles facultés, quelle force, quels moyens de perfection et de bonheur ne découvrira-t-il pas en lui! Il comprendra alors que son état actuel n'est point le plus parfait, ni le but final de son existence; que, dans le tourbillon mondain, il ne peut s'élever à la hauteur à laquelle il doit aspirer; qu'il est doué d'une force active et expansive qui tend sans cesse à briser les entraves par lesquelles on essaie de la contenir, et que, dans d'autres rapports avec le monde matériel et intellectuel, cette force intérieure produira des effets tout différents, et lui donnera une autre félicité.»
Pétrarque a dit: «Je ne veux point que la solitude soit oisive, et que les loisirs qu'on peut y trouver soient inutiles. Il faut au contraire chercher à rendre profitable cette solitude, non-seulement à soi, mais aux autres. Un homme désœuvré, nonchalant et détaché du monde, tombe nécessairement dans une malheureuse tristesse. Il ne peut faire le bien, il ne peut se livrer à une noble étude, il ne peut soutenir le regard d'un grand homme.»
Mais il est si facile de se procurer les jouissances de l'esprit. Les grands n'ont un droit exclusif que sur les plaisirs qui s'achètent à prix d'argent, et que l'on ne recherche que pour dissiper son ennui ou étourdir ses sens. Mais ils ne s'emparent point de ceux que l'esprit se crée à lui-même, qui sont le fruit de sa propre action, de ses pensées, de ses recherches, qui tiennent aux choses invisibles plutôt qu'aux choses terrestres, et qui naissent de la connaissance, de la contemplation de la vérité, du sentiment intime de notre progrès moral et de notre perfection.
Un prédicateur suisse a dit dans une chaire d'Allemagne: «Les plaisirs de l'esprit, les plaisirs que tout homme peut goûter dans chaque condition sociale, naissent les uns des autres. Celui dont nous avons joui le plus souvent ne perd rien de sa valeur et ne s'affadit point; au contraire, il nous présente sans cesse de nouveaux charmes en s'offrant à nous sous de nouveaux rapports. La source de ces plaisirs est inépuisable comme l'empire de la vérité, immense comme le monde, infinie comme la perfection divine: aussi ces plaisirs intellectuels ne s'effacent-ils pas comme les autres. Ils ne s'évanouissent point comme la clarté du jour, ils ne se dissipent point avec les objets extérieurs, ils ne descendent point dans la tombe avec notre dépouille mortelle. Nous les possédons aussi longtemps que nous existons, ils nous accompagnent dans les vicissitudes de la vie de ce monde, et nous suivent dans la vie future. Ils nous dédommagent de la privation des liens de société dans l'obscurité de la nuit et dans les nuages de notre destinée.»
Les hommes les plus éminents ont conservé le goût des plaisirs de l'esprit: dans le tumulte du monde, dans la carrière la plus brillante, au milieu du torrent des affaires, au sein de toutes les distractions, ils restaient fidèles aux muses et à l'étude des œuvres du génie; ils ne pensaient pas que, si grand seigneur que l'on fût, on pût se dispenser de lire et de s'instruire, ils ne rougissaient pas d'accomplir eux-mêmes une tâche d'écrivain. Philippe de Macédoine, dînant un jour à Corinthe avec Denys le Jeune, plaisantait sur le père de ce prince, qui, en exerçant la royauté, avait composé des odes et des tragédies. «Quand donc ton père, lui dit-il, pouvait-il trouver le temps d'écrire de pareilles œuvres?—Il le trouvait, répliqua Denys, aux heures que toi et moi nous passons à boire et à nous divertir.»
Alexandre aimait la lecture à l'époque où il remplissait le monde de sang et de carnage, où il marchait de victoire en victoire, traînant à sa suite des rois captifs, foulant aux pieds des villes fumantes, des provinces ravagées, des trônes brisés; il se sentait ennuyé dans sa grandeur, et demandait des livres pour dissiper son ennui. Il écrivait à Harpalus de lui envoyer les écrits de Philistus, les tragédies d'Euripide, de Sophocle, d'Eschyle, et les dithyrambes de Thalès.
A l'armée de Pompée, Brutus, le vengeur de la liberté romaine, employait à la lecture tout le temps dont ses fonctions lui permettaient de disposer. Il lisait et écrivait sans cesse quand l'armée n'était pas en marche, et il lisait et écrivait encore la veille même de cette célèbre bataille de Pharsale qui décida de l'empire du monde. C'était dans les ardeurs brûlantes de l'été: l'armée campait au milieu d'une plaine marécageuse; les esclaves qui portaient la tente de Brutus arrivèrent tard; accablé de fatigue, il se baigna en les attendant, et, vers midi, se fit frotter d'huile. Après avoir pris un léger repas, tandis que les autres dormaient ou s'occupaient des événements du lendemain, Brutus, sans tente, exposé à l'ardeur du soleil, travailla jusqu'au soir à rédiger un extrait de l'histoire de Polybe.
Cicéron, qui savourait avec bonheur les joies du travail, a dit dans son discours pour Archias: «Pourquoi rougirais-je des plaisirs de l'étude, moi qui les ai goûtés pendant tant d'années sans que jamais ils ralentissent mon zèle et m'empêchassent de rendre service à mes concitoyens? Qui pourrait me blâmer si je consacre à l'étude le temps que les autres emploient à des affaires vulgaires, à des jeux, à des fêtes ou à de molles voluptés?
Pline l'Ancien était animé de la même ardeur, et employait au travail chaque instant. Pendant ses repas, il se faisait faire des lectures régulières; en voyage il avait toujours avec lui un livre, des tablettes, et notait tout ce qu'il trouvait de saillant dans un ouvrage. Grâce à cette constante application, il doublait le cours de sa vie, et il ne croyait pas vivre pendant qu'il dormait.
Pline le Jeune lisait partout, à la chasse, à table, en se promenant, et dans tous les moments de loisir que lui laissaient les affaires. Il s'était fait, il est vrai, une loi de préférer les devoirs positifs aux occupations d'agrément, et il aspirait sans cesse au repos et à la solitude. «Ne pourrai-je donc briser, s'écriait-il, les liens qui m'enlacent? Non, jamais. Chaque jour ajoute de nouvelles préoccupations aux autres. A peine une affaire est-elle achevée qu'il s'en présente une nouvelle; la chaîne de mon travail s'allonge sans cesse et devient sans cesse plus pesante.»
Pétrarque tombait dans l'hypochondrie quand il cessait de lire ou d'écrire, ou quand il n'était pas entraîné, par les rêves de son imagination, dans les vallons solitaires, près d'une source limpide, sur la pente des rocs et des montagnes. Dans le cours de ses fréquents voyages, il écrivait partout où il s'arrêtait. Un de ses amis, l'évêque de Cavaillon, craignant que l'ardeur avec laquelle le poëte travaillait à Vaucluse n'achevât de ruiner sa santé déjà très-ébranlée, lui demanda un jour la clef de sa bibliothèque. Pétrarque la lui remit sans savoir pourquoi son ami voulait l'avoir. Le bon évêque enferma dans cette bibliothèque livres et écritoires, et lui dit: «Je te défends de travailler pendant dix jours.» Pétrarque promit d'obéir, non sans un violent effort. Le premier jour lui parut d'une longueur interminable; le second, il eut un mal de tête continu; le troisième, il se sentit des mouvements de fièvre. L'évêque, touché de son état, lui rendit sa clef, et le poëte recouvra aussitôt ses forces.
Pitt le père était, dans sa jeunesse, cornette dans un régiment de dragons qui se trouvait en garnison dans une petite ville d'Angleterre. Il faisait son service avec une parfaite exactitude; mais, dès qu'il avait rempli ses fonctions, il se retirait chez lui, et lisait continuellement les auteurs les plus célèbres de la Grèce et de Rome. Il vivait d'un régime très-frugal pour vaincre une goutte héréditaire qui l'attaqua de bonne heure. Ce fut peut-être cette disposition maladive qui lui donna le goût de la solitude, et ce fut dans la solitude qu'il jeta les fondements de la haute position à laquelle il s'éleva plus tard.
Des gens diront qu'on ne trouve plus de ces hommes-là, et c'est ce qu'on ne doit ni dire ni penser. Ce qui est vraiment beau et grand subsiste toujours. Pitt le père n'était-il pas d'une trempe romaine? Son fils qui, tout jeune, tonnait déjà dans le parlement anglais comme un autre Démosthène, et subjuguait les cœurs comme Périclès; son fils qui, à vingt-cinq ans, investi du titre de premier ministre d'Angleterre, exerça une si prodigieuse influence, pouvait-il, dans quelque situation qu'il se trouvât, agir autrement que son père? Ce que les hommes ont été une fois, ils peuvent l'être à toutes les époques. Celui qui vit dans un temps où les événements les plus grandioses se succèdent sans cesse et étonnent le monde, ne doit point douter de ses forces lorsqu'on a le droit d'attendre de lui des actions éclatantes. Il n'y a pas eu dans la Grèce ni à Rome d'hommes plus éminents que ceux dont nous pouvons nous-mêmes nous glorifier. Les moyens d'agir subsistent toujours dès qu'on le veut; la sagesse et la vertu peuvent être mises en pratique dans les cercles des cours comme dans l'obscurité de la vie privée, dans le palais des rois comme sous le chaume du paysan. Nulle part une solitude intelligente n'est plus respectable que dans un palais. Là, on distingue très-bien les qualités de l'esprit et ses défauts, l'ombre et la lumière; là, on pèse en silence les plus grands intérêts; là, si l'on sait faire ce que l'on doit et s'entourer d'hommes capables, on peut vivre paisible et satisfait. On est de toutes parts environné de clartés; il est à présent peu de lieux vraiment arriérés; mais on ne peut tout reconstituer à la fois, et si quelqu'un est en état de faire briller dans une cour le flambeau de la philosophie, il agira prudemment peut-être en n'en laissant d'abord entrevoir que quelques lueurs.
L'action de la solitude nous place au-dessus des événements passagers de ce monde. Celui dont les richesses, les voluptés, les grandeurs, n'ont pu satisfaire les désirs, peut trouver dans une retraite champêtre, avec un livre à la main, les jouissances qu'il a vainement cherchées ailleurs.
Celui qui s'éloigne du tumulte de la foule pour travailler à s'acquérir l'affection et la reconnaissance des hommes; celui qui se lève avec l'aurore pour vivre avec les morts n'est point paré dès le matin. Ses chevaux reposent à l'écurie, et sa porte est fermée aux oisifs; mais, comme il étudie l'humanité, il ne perd point de vue le monde, même lorsque ses fenêtres sont encore voilées par des rideaux, et qu'il ne voit pas se dérouler devant lui le paysage. Il revient sur tout ce qu'il a vu et appris. Chaque observation qu'il a faite dans le monde confirme pour lui une vérité ou combat un préjugé; tout alors lui apparaît dépouillé d'un faux éclat et dans une austère nudité. Et quel bonheur de se trouver dans une situation où l'on peut éviter le mensonge!
Les plaisirs de la solitude s'accordent avec tous les devoirs publics, car ils sont le plus noble exercice des facultés qui servent au bien du public. Serait-ce donc un crime d'aimer, d'honorer la vérité et de la dire? Serait-ce un crime d'oser proclamer à haute voix ce qu'un homme vulgaire ne pense qu'en tremblant, et de préférer une généreuse liberté aune plate servitude? N'est-ce pas par les écrivains que la vérité se répand au milieu du peuple, et frappe les yeux des grands? Les bons écrivains n'inspirent-ils pas le courage de penser, et la liberté de penser n'est-elle pas le premier mobile des progrès de la raison? Voilà pourquoi on se plaît à rejeter, dans la solitude, les chaînes que l'on porte dans le monde, car le penseur solitaire peut exprimer librement ce qu'il oserait peut-être à peine avouer dans la société. La lâcheté ne pénètre point dans la solitude; c'est là, plus que partout ailleurs, que l'on s'habitue à regarder en face l'insolence des grands, et à briser le masque dont la sottise couvre son despotisme.
La solitude, nous devons le répéter encore, nous donne des satisfactions de la nature la plus élevée, qui ne nous quittent point tant que l'âme du moins n'habite pas un corps complétement épuisé. Ces satisfactions nous procurent la gaieté dans toutes les circonstances de la vie, et nous consolent dans le malheur. Elles sont, a dit Cicéron, la nourriture du jeune âge, la joie de la vieillesse, notre soulagement dans les peines, notre refuge dans l'adversité. Elles nous récréent dans notre demeure, elles nous égayent au dehors, elles abrègent pour nous la durée des nuits, et nous accompagnent dans nos voyages. «Les belles-lettres, disait Pline le Jeune, sont mon amour et ma consolation. Je ne connais rien de plus doux, et il n'est pas un chagrin qu'elles ne calment. Dans les sollicitudes que me font éprouver une indisposition de ma femme, la maladie d'un de mes amis, la mort d'un de mes serviteurs, je ne trouve de secours que dans l'étude. Je comprends toute l'étendue du malheur qui me frappe; mais l'étude m'aide à le supporter.»
C'est par l'effet de la solitude que nous conservons cet amour pour les belles-lettres, ce goût pour la philosophie et pour tout ce qui occupe agréablement l'esprit. Il est impossible que le bon goût subsiste longtemps dans la pensée de ces petits êtres importants qui en parlent souvent avec tant de dédain. L'habitude d'exercer sa pensée, de s'efforcer de faire sans cesse de nouvelles observations et d'acquérir de nouvelles idées, est un trésor inappréciable pour celui qui se croit enrichi à chaque observation qu'il poursuit, et qui fait fructifier chacune de ses idées. Lorsque Démétrius eut pris et livré au pillage la ville de Mégare, il fit venir le philosophe Stilpon et lui demanda si, dans ce ravage général, il n'avait rien perdu. «Non, répondit Stilpon; car tout ce que je possède est dans ma tête.»
La solitude est la source d'où découle ce que l'on cache ordinairement dans les relations du monde. Là, quand on peut écrire, on soulage son cœur. Nous n'écrivons pas toujours parce que nous sommes dans la retraite; mais il est nécessaire cependant d'être dans la retraite pour écrire. Le plaisir de communiquer ses sentiments et ses pensées à un cercle plus étendu que celui où l'on vit est la plus grande jouissance de la vie pour l'homme qui, par l'effet des circonstances où il se trouve placé, ne peut dire hautement tout ce qu'il pense.
Chacun peut écrire chez soi; mais celui qui veut composer un livre de philosophie ou un poëme a besoin d'une pleine liberté. Il faut qu'on le laisse seul; il faut qu'il puisse suivre le cours de son inspiration, s'établir où bon lui semble, en plein air ou dans sa chambre, à l'ombre des arbres ou dans son fauteuil. Pour écrire avec bonheur, il faut y être porté par un besoin moral, par une certaine ardeur, et n'éprouver aucune contrainte. Que si l'on est interrompu à tout instant, il faut se résigner et attendre un moment plus favorable. On n'écrit pas bien si l'on n'est entraîné à écrire par une impulsion intérieure, si l'on n'épie les précieux instants où la tête est libre et le cœur animé; il faut que la pensée alors soit plus vive, et qu'on éprouve une noble résolution qui brave les obstacles. L'esprit embrasse avec force en ce moment tous les objets, les idées s'éclaircissent, et les expressions se présentent d'elles-mêmes. Alors on ne se dit pas: «Dois-je écrire ou non?» Il faut écrire, dût-on perdre l'affection de ses amis, la faveur des grands, détruire son repos domestique et anéantir sa fortune.
Pétrarque éprouvait cette impulsion intérieure lorsqu'il s'arracha de la ville la plus corrompue qui existât de son temps, de la ville d'Avignon, lorsqu'il s'éloigna du pape qui l'honorait de sa protection, des princes et des cardinaux, pour se retirer dans sa solitude de Vaucluse, où il n'emmenait avec lui qu'un domestique, où il ne possédait qu'une humble maison et un jardin. Séduit par la grâce de cette retraite, il y fit transporter tous ses livres, il y vécut plusieurs années, et c'est là que ses ouvrages ont été achevés, commencés ou projetés. Pétrarque a plus écrit à Vaucluse qu'en aucun autre lieu, et il travaillait là sans cesse à revoir, à corriger ses écrits, ne pouvant se décider à les publier.
Virgile se plaint des lâches loisirs qu'il avait à Naples. Ce fut pourtant dans ces loisirs qu'il composa ses Géorgiques, celui de tous ses ouvrages que l'on peut regarder comme le plus parfait, et qui décèle le mieux à chaque ligne que Virgile écrivait pour l'immortalité.
Tout écrivain supérieur jette un regard enthousiaste vers l'avenir, et croit à la durée de ses œuvres. L'écrivain secondaire ne porte point son ambition si haut; il se contente d'un succès moins durable, et parfois obtient ce qu'il demande. L'un et l'autre cependant doivent s'éloigner de la foule, chercher les retraites silencieuses et rentrer en eux-mêmes. Tout ce qu'ils font, tout ce qu'ils acquièrent, est un effet de la solitude. Il faut que l'amour de la solitude soit fortement enraciné dans leur cœur, s'ils veulent produire quelque œuvre qui parvienne à la postérité, ou qui obtienne l'estime des hommes judicieux de leur temps. Toute l'action qu'un sentiment profond peut exercer sur un écrivain est due à la solitude. Là, il recueille, il examine tout ce qui, dans le monde, a fait quelque impression sur son âme; il aiguise ses flèches contre les opinions surannées et les erreurs générales. Les défauts de l'homme animent le moraliste, et le désir de les corriger lui donne une noble ardeur. L'espoir de vivre d'âge en âge est le plus grand espoir qu'un écrivain du premier ordre puisse se permettre. Nul ne doit se laisser aller à cette ambitieuse confiance, s'il n'est doué d'un vrai génie, du génie qui enfante les chefs-d'œuvre. Ce sont ceux à qui le ciel a donné cette puissance intellectuelle qui peuvent se dire: «Nous nous sommes sentis animés par la douce et consolante pensée qu'on parlera de nous quand nous ne serons plus. Le murmure d'approbation que nos contemporains ont fait entendre autour de nous nous laisse présager ce que diront un jour de nous ces hommes pour l'instruction et le bonheur desquels nous nous sommes sacrifiés, ces hommes que nous estimions et que nous aimions avant même qu'ils fussent nés. Nous avons éprouvé cette émulation qui tend à soustraire à la mort la meilleure partie de nous-mêmes, qui arrache au néant les seuls moments de notre existence dont nous ne puissions nous glorifier.»
A la faible lueur d'une lampe nocturne comme dans l'éclat d'un trône, sur les vagues de l'Océan comme sur les champs de bataille, l'amour de la gloire conduit l'homme à des actions dont la mort n'anéantit point le souvenir. Le midi de la vie est alors aussi beau que son aurore. «Les louanges que reçoivent, dit Plutarque, les âmes fortes et élevées ne font qu'augmenter leur ardeur. La renommée qu'elles se sont acquise les conduit par une puissance extraordinaire à tout ce qui est beau et grand. La récompense qu'elles ont obtenue ne leur suffit point; les actions qu'elles ont accomplies n'étaient pour elles qu'un gage de celles qu'on devait attendre; elles auraient honte de ne pas rester fidèles à leur gloire, de ne pas lui donner un nouvel éclat par de plus hauts faits.»
Celui qui ne sent qu'un profond éloignement pour les éloges trompeurs, le succès banal et les fades compliments, doit lire avec enthousiasme ce passage de Cicéron: «Pourquoi vouloir dissimuler ce que nous sommes incapables de cacher? Pourquoi ne pas nous faire un honneur d'avouer franchement que nous aspirons tous à la gloire, et que les âmes les plus nobles sont celles qui éprouvent le plus fortement ce désir? Les philosophes qui écrivent sur le mépris de la gloire, placent leur nom en tête de leur livre, et prouvent ainsi que, tout en enseignant qu'on doit attacher peu de prix à la renommée, eux-mêmes souhaitent qu'on les nomme et qu'on les loue. La vertu ne demande pas une autre récompense de ses fatigues et des périls auxquels elle s'est exposée. Que lui resterait-il, si on la privait de cette récompense dans cette vie si rapide et si misérable? Si l'âme n'avait pas le pressentiment de l'avenir, si elle ne portait pas ses pensées au delà des étroites limites de cette existence, elle ne se dévouerait point aux travaux pénibles, elle ne se fatiguerait point par tant de veilles et de sollicitudes, elle ne braverait point les mortels dangers. Mais les hommes les meilleurs sont nuit et jour agités par le désir de se faire une honorable renommée et de porter leur souvenir au delà des bornes de cette vie. Nous qui servons l'État, nous qui chaque jour nous exposons pour lui à tant de périls, voudrions-nous nous condamner à ne pas avoir un seul instant de repos, et croire que nous perdons tout en rendant le dernier soupir? Des grands hommes ont voulu laisser à la postérité leurs traits gravés sur le marbre ou sur l'airain; ne vaut-il pas mieux lui laisser l'empreinte de notre esprit et de notre cœur? Pour moi, dans tout ce que j'ai fait, j'ai songé à semer pour l'avenir et à répandre dans l'univers la mémoire de mon nom. Que cette gloire subsiste après ma mort, n'importe! je jouis aujourd'hui de cette espérance flatteuse.»
Voilà les pensées que l'on devrait chercher à faire naître parmi les enfants des grands. Ah! si l'on pouvait réveiller en eux cette noble ardeur et les porter au travail et à la patience, on les verrait s'éloigner des plaisirs corrupteurs de la jeunesse; ils s'élanceraient avec enthousiasme dans une noble carrière. Eh! quelles actions louables ne feraient-ils pas, et quelle illustration ne pourraient-ils pas acquérir! Pour élever l'esprit des grands, il faut leur enseigner à mépriser tout ce qui est indigne d'eux, tout ce qui énerve le corps et l'âme. Il faut les soustraire aux séductions de ces vils flatteurs qui ne leur montrent que le plaisir des sens, qui ne cherchent à acquérir sur eux quelque influence qu'en les attirant dans le vice, qu'en ravalant à leurs yeux les belles choses et en leur rendant suspect tout ce qui est bon. Le désir de s'illustrer par des actions mémorables, d'augmenter son crédit par la dignité intérieure et la grandeur d'âme, procure des avantages que la naissance et le rang ne donneraient point, et qu'on ne peut acquérir sur un trône même sans pratiquer la vertu, sans avoir les regards constamment fixés sur l'avenir.
Personne ne répand autant de germes précieux dans l'avenir que l'écrivain intelligent qui ne craint pas de blesser la vanité de ses concitoyens en traçant une peinture énergique de leurs préjugés et de leurs erreurs. Ce n'est pas pour eux seulement qu'il écrit, c'est pour leurs enfants et leurs petits-enfants, dont il éclairera la raison. Quand l'homme de mérite que la haine poursuivait pendant sa vie est descendu dans la tombe, son savoir, son exemple, sa juste réputation, portent leurs fruits. O Lavater! on oubliera des milliers de sots qui n'ont pas craint de t'attaquer, et toi, tu seras aimé et honoré. Le souvenir de tes faiblesses s'effacera, et on ne verra que ce qui t'élève au-dessus des autres hommes. Alors, comme l'a prédit l'auteur des Caractères des poëtes, des prosateurs allemands, la richesse de ton style, l'énergie, la concision, la hardiesse de tes peintures, le talent avec lequel tu as représenté les mœurs et les faiblesses humaines, feront admirer de la postérité ton œuvre, qui fut une des productions originales de notre siècle, et personne alors ne saura que Lavater, qui a créé une langue si expressive et qui a révélé tant de vérités nouvelles, croyait aux jongleries de Gassner.
Tel est le succès des grands écrivains. L'espoir enthousiaste de Cicéron s'est réalisé, et Lavater, malgré toutes les injures dont il a été l'objet en Suisse et en Allemagne, a obtenu par sa Physiognomonie la célébrité qu'il pressentait. Mais si l'orateur romain n'avait été que consul et si Lavater n'avait été que thaumaturge, il ne resterait que peu de chose de l'un et de l'autre dans les annales du temps, qui engloutit les choses vulgaires et ne garde pour la postérité que ce qui est digne d'elle.
Autant un bon écrivain est au-dessus du commun des hommes, autant le pouvoir de sa pensée surpasse celui des pensées de la multitude. Il est vrai que les ignorants gouvernent en maint lieu l'opinion et que souvent ce sont eux que l'on consulte pour savoir ce que l'on doit admettre ou rejeter; mais toute grande pensée est immortelle, et les critiques d'un sot disparaissent avec le jour qui les a vues naître.
Quand on entend des jugements sans goût, des satires qui ne s'appuient sur aucune œuvre, on pourrait bien dire à ces prétendus beaux-esprits, qui dans leur stérilité ne savent que se moquer des productions les plus sérieuses: «Pourquoi voulez-vous expliquer et commenter ce que j'écris, lorsque les passages les plus recommandables de nos œuvres glissent sur votre esprit sans l'émouvoir? Qui êtes-vous? Pourquoi vous ériger en archivistes de la sottise et en juges du bon goût? Où sont vos écrits? Où a-t-on jamais entendu prononcer votre nom? Quels hommes distingués comptez-vous au nombre de vos amis? Dans quelle contrée sait-on que vous existez? Pourquoi prêcher sans cesse votre nihil admirari? Pourquoi cherchez-vous à flétrir ce qui est grand et noble, si ce n'est parce que vous ne possédez point ces qualités, parce que vous sentez vous-mêmes votre petitesse et votre misère? Si vous briguez les suffrages d'une foule crédule et ignorante, c'est que personne ne vous estime; si vous affectez de mépriser la gloire, c'est que vous êtes incapables de rien faire de durable. Mais soyez tranquilles, le nom que vous cherchez à tourner en ridicule restera, et le vôtre sera oublié.
Il est bien permis de conserver ces désirs de renommée parmi ces êtres vulgaires; mais ce n'est point à eux que j'en appelle, c'est aux hommes d'un jugement droit et équitable, aux hommes d'élite que l'on désire émouvoir, et dont le cœur s'ouvre toujours à un écrivain quand ils voient avec quelle confiance il aspire à y épancher le sien. C'est pour conquérir leurs suffrages qu'on se retire dans la solitude. Après les gens qui s'amusent à inscrire leurs noms sur les murs et les vitres, nul ne me paraît moins digne de renommée que celui qui n'écrit qu'en vue de la petite ville où il demeure. Quiconque cherche la gloire parmi les hommes au milieu desquels il vit, est un fou qui sème son grain sur le roc. On lui accordera peut-être quelques bonnes qualités, mais on ne lui pardonnera ni sa grandeur ni sa liberté.
Par bonheur un écrivain de cœur peut se dire que les hommes justes et sensés qui vivent loin de lui suivent d'autres règles que ses concitoyens pour apprécier un bon livre. Ces hommes-là se demanderont si ce livre peut agir sur l'esprit, s'il a une tendance morale et utile, s'il est marqué du sceau de la sincérité, s'il peut donner plus d'élévation à l'âme, faire naître des sentiments nobles et inspirer des résolutions généreuses. S'il en est ainsi, ce livre a leurs suffrages, et ils rendent justice à celui qui l'a composé.
Dans les relations ordinaires de la vie, là où chacun apparaît sous une forme d'emprunt, trompe les autres qui le trompent également, prodigue des éloges pour en recevoir lui-même, on s'incline respectueusement devant l'homme qu'on méprise le plus, et l'on donne à quelque sot personnage les titres les plus solennels. Mais celui qui sait se tenir à l'écart de ces cercles menteurs ne demande point de faux compliments et n'en adresse point à qui ne les mérite pas. Toutes ces vaines protestations que l'on reçoit dans le monde ne sont rien auprès du bonheur que l'on éprouve à côté d'un ami qui nous inspire un noble courage, nous soutient contre l'injustice, nous entraîne sur le chemin de l'honneur et y marche avec nous.
Que sont les riants propos de salon comparés à la paix domestique, à la félicité que nous donne une belle et aimable femme qui ravive les forces assoupies de notre esprit, qui, en secondant notre ardeur et notre énergie, nous aide par ses encouragements à surmonter tous les obstacles et à poursuivre nos projets, qui enflamme notre imagination par sa nature idéale, qui examine avec une sage perspicacité nos pensées et nos actions, qui, en reconnaissant nos fautes, nous donne avec douceur des avis sérieux et nous éclaire par ses conseils, qui, en épanchant son cœur dans le nôtre, nous anime de plus en plus d'un désir vertueux, et qui enfin achève de former notre caractère par la douceur de son amour, par le ravissant accord de ses sentiments avec les nôtres!
Sous une telle influence, ce qu'il y a en nous de bon se conserve, et ce qui est mauvais s'efface. Nos concitoyens nous voient tels que nous devons être en public, et non pas tels que nous sommes dans la solitude. Dans le monde, nous prenons à tâche de ne montrer que les beaux côtés de notre caractère et d'en dissimuler les défauts. C'est par ce moyen que nous parvenons à nous rendre agréables, et si nous n'écrivions rien, à notre mort toute notre cité natale pourrait dire: Ah! c'était un honnête homme. Un de mes bons amis me disait une fois: «Le matériel fait le premier mérite de l'homme, et, pour vivre en paix, on doit se garder de faire apercevoir l'autre partie de soi-même.»
Mais nos contemporains nous jugent plus impartialement que nos concitoyens, et nos faiblesses descendent avec nous dans le tombeau; elles s'anéantissent avec le corps qui en était la source. Notre pensée seule subsiste si elle a produit quelque œuvre honorable. Nos écrits sont le bien que nous laissons en mourant.
Alors l'envie cesse de harceler notre nom, nos adversaires se taisent, et la médisance cherche un autre aliment. Alors les hommes qui nous aimaient et qui n'osaient laisser paraître leur affection prendront peut-être la parole; peut-être nous pardonnera-t-on d'avoir voulu nous élever au-dessus de ceux qui font tout pour tomber à leur mort dans un éternel oubli et qui atteignent parfaitement ce but. Peut-être nous pardonnera-t-on d'avoir été animés du désir de laisser quelque chose qui ne périsse pas en même temps que nous, ou que l'on puisse considérer comme un appel que nous faisons du jugement de nos concitoyens à celui du monde.
Ce n'est pas seulement cette soif de gloire qui anime l'écrivain dans la solitude; il éprouve là une autre jouissance, une jouissance inappréciable, que nul être ne lui peut enlever, celle qui naît du travail même. Que de satisfaction on goûte quand on écrit dans une application soutenue, dans l'enthousiasme qui s'y joint! Il suffit souvent d'un tel travail pour dissiper nos chagrins, pour nous faire oublier nos douleurs. Ah! je ne donnerais pas une seule heure de ces occupations paisibles pour tous les rêves de gloire qui enchantaient Cicéron. La tranquillité que l'on retrouve dans une longue suite de souffrances cause à l'âme les plus douces, les plus nobles émotions. Le plaisir que l'on ressent à faire encore quelque chose, lorsqu'on se croyait déjà hors d'état de rien produire, est inconnu peut-être à l'homme qui jouit d'une forte santé, car il a confiance en lui-même. Mais pour un écrivain malade, une difficulté vaincue, une période élégante, une expression heureuse, une exposition claire et habile, un travail achevé, sont un baume salutaire, un contre-poison de la mélancolie et un des grands avantages de la solitude, et la satisfaction que l'on en reçoit est bien préférable à toutes les idées de gloire et de réputation. Qui ne renoncerait volontiers, pour une telle satisfaction, à ces rêves contre lesquels notre raison élève tant de puissantes objections?
Se suffire à soi-même sans qu'il soit besoin de recourir à l'appui des autres; consacrer à un travail qui, peut-être, ne sera point entièrement inutile, des heures, des jours que nous aurions perdus dans la tristesse ou dans l'ennui; voilà l'un des plus précieux résultats de la vocation d'écrivain, et ce résultat me suffit. Quel est celui qui, dans sa retraite, ne se réjouit pas de voir tout ce qu'il peut faire dans une soirée, tandis que les files de voitures circulent dans les rues et font trembler les vitres de ses fenêtres?
Que chacun, du reste, se berce s'il lui plaît d'un espoir d'avenir et d'une immortalité idéale. Ces rêves de l'imagination sont un des avantages de la solitude; je ne prétends point en contester l'utilité, car les bons et les mauvais écrivains y trouvent leur bonheur; et ces rêves, ces espérances atteignent au même but: ils nous montrent par quelle force on grandit dans la solitude et avec quelle facilité on s'y soustrait au faux éclat du monde.
Les singularités de quelques écrivains sont souvent encore un des avantages de la solitude. Dans l'éloignement des relations sociales, on devient moins souple et moins flexible; mais celui qui conserve ces qualités regrette de se montrer dans la société tout autre qu'il n'est, et, dans son dépit, il prend la plume, ne fût-ce que pour soulager son cœur [17].
Cet écrivain a tort, dira-t-on; une telle façon d'écrire n'est pas de nature à contribuer à l'agrément ni à l'instruction du lecteur. Cependant elle a aussi son mérite. La littérature gagne par là plus de liberté, s'éloigne des formes, des opinions rampantes et serviles, et s'approprie davantage aux besoins du temps.
Dans un Traité sur le style publié à Weimar, un gentilhomme a exprimé plusieurs idées que je me permettrai de contredire. Il voudrait des règles de style générales, et moi, je réclame la liberté du style dans des livres écrits pour des hommes de natures si variées. Il veut qu'on s'applique à suivre certains modèles, et moi, je crois que chacun peut être à soi-même son meilleur modèle. Il veut qu'on imite certaines formes de langage, et moi, je voudrais qu'on se peignît autant que possible dans ses pensées et dans ses expressions. Il veut que l'écrivain ne paraisse pas dans son ouvrage, et moi, je crois qu'il est tout aussi permis de disséquer ouvertement son âme et de faire sur soi-même des observations utiles aux autres que de léguer son corps à un professeur d'anatomie. Il veut qu'on ne s'écarte point des sentiers ordinaires, qu'on s'avance d'un pas grave et mesuré, et moi, je ne me soucie point d'apprendre d'un autre comment je dois marcher. Il dit que, si chacun se laisse aller à ses allures particulières, il n'y a plus d'ensemble, et je réponds que je tiens peu à cet ensemble qui est l'effet de la routine. Il prétend que c'est à présent parmi les écrivains une maladie contagieuse de montrer quelle est la disposition de leur âme au moment où ils écrivent, et moi, je déclare que je ne puis cacher ce qui se passe en moi quand je m'entretiens avec mon lecteur. Il paraît désirer que, lorsque l'on se met à écrire un livre, on n'agisse point comme si l'on était seul, et moi, je n'ai souvent d'autre motif en écrivant que de pouvoir dire un mot tout seul.
En général ce traité renferme pourtant des réflexions très-justes et très-vraies, et je n'y trouve d'autre objection à faire que celles que je viens de tracer; car, quoique les digressions, les écarts, les fantaisies de nos beaux-esprits, me déplaisent autant qu'à l'auteur de cet ouvrage, il me paraît néanmoins que cette manière d'écrire qu'on n'acquiert que dans la solitude, nous a déjà donné plus de liberté que nous n'en avions, et que cette liberté, employée avec goût et avec mesure, fera circuler de nombreuses et utiles vérités dans le public.
Il est encore un grand nombre de villes où les lumières ne se sont pas répandues autant qu'on le désirerait, et où l'on marche timidement pas à pas selon les anciens errements; chacun regarde, écoute son voisin, et personne n'ose sortir du sentier ordinaire. Ceux qui se sont approprié les idées les plus délicates des peuples étrangers sont obligés de les garder pour eux-mêmes et de suivre la multitude. Mais si nos écrivains s'accoutumaient dans la solitude à paraître hardiment devant le public; s'ils voulaient apprendre à connaître la vie, les mœurs, les opinions des hommes dans toutes les conditions; s'ils osaient appeler les choses par leur véritable nom et parler dans leurs écrits de tout ce dont un homme raisonnable a droit de s'occuper; alors l'instruction se répandrait peu à peu parmi le peuple, et on s'habituerait à penser par soi-même, sans consulter une opinion banale. Mais, pour en venir là, il faut que les écrivains, et notamment les écrivains allemands, connaissent un autre monde que celui de leur université, de leur petite ville natale ou de la maison qu'ils habitent; il faut qu'ils aient vécu, qu'ils aient été en relation avec des hommes de différents pays et de différentes conditions; il faut qu'ils ne s'effrayent point de la société des grands et qu'ils ne fuient point celle des gens d'une classe inférieure, et il faut aussi qu'ils s'éloignent souvent de ces relations et qu'ils sachent vivre dans la retraite.
Une foule de projets utiles échoueraient sans doute si, pour les faire réussir, il fallait nécessairement avoir recours aux savants et aux écrivains. Mais il est bon pourtant qu'un écrivain fraye la route et qu'il ne se décourage pas si l'on interprète mal ses intentions et si l'on va même jusqu'à se révolter contre lui.
Les grandes et fortes pensées sont en général bannies du langage ordinaire de la conversation. Ce qu'on admet le plus volontiers dans le monde, j'entends dans le monde que nous voyons autour de nous, ce sont les expressions les plus timides et les sentiments les plus réservés. Mais si l'on ne tolère point la rude franchise de l'écrivain dans un salon, nous devons dire que le langage flatteur du monde serait aussi peu à sa place dans un livre. Il faut que la vérité soit exprimée, qu'on s'accoutume à la reconnaître dans la société, à la taire s'il en est besoin, qu'on forme ses manières dans le monde et son caractère dans la solitude.
La volonté s'affermit dans la solitude, on devient là plus exigeant pour soi-même, parce qu'on y trouve plus de loisir, plus de liberté, et qu'on y acquiert par là même plus de pouvoir. Mais il ne faut pas, nous le répétons encore, que les loisirs dont on jouit dégénèrent en oisiveté, et engourdissent peu à peu nos sages résolutions. Il faut au contraire que la jouissance d'une pleine et entière liberté anime à la fois notre esprit et notre imagination.
Un de mes amis m'a souvent dit qu'il n'éprouvait jamais aussi vivement le besoin d'écrire que les jours de revue, où des milliers d'hommes passaient sous ses fenêtres pour s'en aller assister aux manœuvres des régiments. Il a publié de bons ouvrages scientifiques; mais ce qu'on lui doit de meilleur, il l'a fait précisément dans ces jours de grand spectacle populaire. Moi-même je me souviens que, dans ma jeunesse, je ne me sentais jamais plus disposé à m'occuper d'idées sérieuses que dans les matinées des jours de fêtes, quand mes concitoyens circulaient dans les rues parés et endimanchés, et que j'entendais au loin retentir le son d'une cloche de village.
Les fréquentes interruptions paralysent les bons effets de la solitude. Si l'on n'est point tranquille, on ne peut recueillir ses pensées. Voilà pourquoi des fonctions publiques nous ôtent souvent plus d'intelligence qu'elles ne nous en donnent; chacun est obligé d'être, dans l'emploi qu'il occupe, ce que l'on veut qu'il soit, tandis que dans la solitude il garde sa vraie nature. De là vient que tant d'hommes livrés aux études de la science encourent de graves reproches sur les devoirs journaliers qui leur sont imposés. On dit d'eux qu'ils ne sont bons qu'à faire des livres; on loue peut-être leurs ouvrages, et l'on attaque sans ménagement leur capacité administrative.
Dans la solitude on combat énergiquement le préjugé et l'erreur. Plus on observe les choses de près, plus on s'affermit dans ses convictions et plus on sent fortement tout ce que l'on examine. Quand l'âme est rentrée tout entière en elle-même, il lui devient plus facile d'agir puissamment sur les objets qui l'entourent. Si, après s'être concentré dans ses propres réflexions, un homme d'un sens droit et d'un cœur généreux parvient à saisir la vérité qu'il a sincèrement cherchée, il ne s'inquiète plus de ceux qui voudraient affecter envers lui un injuste dédain, il écoute sans crainte les sarcasmes enfantés par de grossières préventions, et il reste calme au milieu du tumulte qu'excite dans la foule ignorante celui qui ose ouvrir la main pour en laisser échapper une vérité.
La solitude diminue le nombre de nos passions; de cent petites préoccupations d'esprit elle en fait une grande. J'ai essayé de démontrer ailleurs quelle influence pernicieuse elle exerce sur nos penchants; mais, Dieu soit loué! elle produit aussi sur ces mêmes penchants des effets salutaires. Si elle jette dans quelques têtes un trouble funeste, il en est d'autres auxquelles elle donne une heureuse direction. Oui, c'est dans la solitude qu'on apprend à sentir et à connaître réellement les passions. Elles s'élèvent contre nous comme des vagues fougueuses, et tendent à nous engloutir; mais la raison les domine et les apaise. Si nous devons engager une lutte difficile, la vertu, la résignation, nous donnent une force de géant. On déracine des arbres, on amollit des rochers; avec la vertu et la résolution, tout est possible dès que l'on sait qu'une passion ne peut être vaincue que par une autre passion.
La noblesse d'âme que l'on acquiert dans cette observation de soi-même est fière de sa propre dignité. Elle éloigne d'elle tout contact impur et toute mauvaise relation. Qu'importe qu'on proclame autour d'elle que la volupté est un des premiers besoins de la nature humaine, et qu'un homme comme il faut ne peut se dispenser d'entretenir des courtisanes et de se livrer à tous les plaisirs des sens? elle voit que la débauche étouffe dans les hommes le sentiment de la vertu, qu'elle énerve leur courage, qu'elle les livre à la paresse et à l'indolence chaque fois qu'ils devraient agir avec énergie et persévérance.
Celui qui veut se distinguer dans le monde doit craindre l'oisiveté. S'il n'épuise pas ses forces dans la débauche; si, pour les réparer, il n'a pas recours à une nouvelle intempérance, il n'aura pas besoin de passer la journée à se promener. Tous les hommes sans exception ont, chaque jour de leur vie, quelque chose à apprendre. Quelque rang qu'on occupe dans le monde, on n'est vraiment grand que par sa grandeur intérieure. Plus nous exercerons nos facultés intellectuelles, plus nous connaîtrons l'étendue de ces facultés. Si nous sommes portés à la débauche, il faut, pour triompher de ce fatal penchant, tourner notre pensée vers les nobles et grandes actions, éviter les distractions frivoles, nous appliquer à l'étude des sciences ou des arts, et prendre l'habitude de rentrer souvent en nous-mêmes.
C'est au sein de la retraite que cette généreuse fierté éclate dans toute sa puissance. Celui qui veut que ses méditations soient utiles aux autres doit voir le monde, mais sans y rester trop longtemps et sans y prendre trop de goût; car il courrait risque d'y énerver ses propres forces. César s'arracha des bras de Cléopâtre, et devint le maître de l'univers; Antoine se soumit en esclave aux charmes de cette princesse, et sa faiblesse lui coûta le pouvoir et la vie.
La solitude, il est vrai, donne à l'âme des idées exaltées qui ne s'accordent point avec la vie réelle; mais l'attrait des grandes choses et l'enthousiasme montrent au solitaire la possibilité de se soutenir à une hauteur où l'homme du monde serait saisi par le vertige. Le solitaire est entouré de tout ce qui agrandit sa raison, enflamme son esprit, l'élève au-dessus de lui-même, et lui donne le sentiment de l'immortalité, tandis que l'homme du monde ne vit que d'une vie éphémère. Le solitaire trouve dans la retraite une compensation suffisante à tous les vains plaisirs dont il se prive, tandis que l'homme du monde croit avoir tout perdu, s'il manque de paraître à une assemblée, s'il néglige un spectacle.
Je ne puis me rappeler sans une douce émotion le passage où Plutarque dit: «Je vis tout entier dans l'histoire; tandis que je recueille les récits qu'elle me présente, mon âme se remplit des images des hommes les plus grands et les plus vertueux. Si les gens que je ne puis me dispenser de fréquenter m'offrent quelque mauvais point de vue, je m'efforce de l'éloigner, et, libre de toute passion blâmable, je m'attache à ces nobles modèles de vertu qui sont si beaux, si attrayants, et qui s'accordent si bien avec notre nature.»
L'âme qui se lie dans la solitude à ces grandes images oublie les séductions vulgaires. Elle s'élève toujours plus haut, et regarde avec dédain tout ce qui, dans le monde, tendait à l'abaisser et à lui ravir son énergie. Lorsqu'elle est arrivée à cette hauteur majestueuse, ses forces et ses besoins se développent. Tout homme peut ordinairement faire plus qu'il ne fait; c'est pourquoi on doit s'efforcer d'arriver à tout ce dont on ne se sent pas complétement incapable. Combien d'idées assoupies se réveillent dans cet effort! Combien d'impressions, qu'on croyait effacées, se ravivent dans notre esprit, et se retracent sous notre plume! Nous avons toujours plus de pouvoir que nous ne croyons, pourvu que nous ne cessions pas de l'exercer, pourvu que l'enthousiasme allume le feu, que l'imagination l'entretienne, et que la vie nous semble fade et morne dès que nous ne sentons plus en nous cette chaleur vivifiante [18].
Dans la solitude, comme partout ailleurs, l'apathie est la mort de l'âme. Quand je quittai la Suisse, une maladie grave, des souffrances inexprimables, me jetèrent pendant plusieurs années, par intervalles, dans un état affreux. Tandis que ceux qui m'entouraient et qui ne connaissaient point le secret de mes douleurs intérieures, me croyaient agité par une ardente colère et prêt à prendre la lance et le bouclier, je continuais à remplir avec exactitude et avec zèle mes devoirs de médecin; tandis que des cris de rage s'élevaient de tous côtés contre moi, je restais impassible, et je ne parlais à personne de ces incroyables récriminations. J'étais malade, j'avais le cœur navré; un malheur domestique, malheur terrible, occupait toutes mes pensées, et me rendait insensible à toute autre peine. Pendant des années entières, je restai comme pétrifié; je passais de longues heures sans pouvoir penser, et souvent je disais le contraire de ce que je voulais exprimer. Je ne prenais presque aucune nourriture; je ne prenais rien de ce qui fortifiait les autres; je me sentais parfois si faible que je croyais tomber à chaque pas, et quand je m'asseyais pour écrire, je souffrais les tourments de l'enfer. Le monde entier n'était rien pour moi; j'étais absorbé par la douleur contenue de mon cœur saignant.
La passion ne naît que lorsque les organes corporels sont capables d'exécuter ce qui est dans le caractère. Pour que l'âme puisse agir, il ne faut pas que ses organes soient comprimés; car c'est par eux qu'elle agit dans la solitude comme dans le monde; pour qu'elle soit active et entreprenante, il est nécessaire qu'elle ne soit point arrêtée par ces agents.
En général, on cesse d'estimer les petites choses à mesure qu'on se passionne pour les grandes. C'est pourquoi, dans la pratique des affaires ordinaires, le simple bon sens vaut souvent mieux que le génie [19]. Si les fonctions publiques ont fatigué l'esprit, la solitude, la liberté, peuvent seules le retremper; il n'est point d'autre ressource pour le philosophe, pour l'écrivain, quand ils ont été mal interprétés, injuriés, froissés par ceux qui les entourent; si leur âme gémit de ces injustices et de cette oppression, si elle tombe dans le découragement, donnez-leur un salutaire loisir, une plume et de l'encre, ils seront vengés. Des nations entières liront ce qu'ils vont écrire. Un grand nombre d'hommes, doués d'un esprit intelligent, sont restés dans un état de médiocrité par le fait même des emplois dont ils ont été chargés, parce qu'ils languissent dans des occupations qui ne les forcent point à penser, et qui conviennent mieux à un sot qu'à une intelligence d'élite.
La solitude classe toutes les choses au rang qui leur convient. Là, on se réjouit de pouvoir penser, et on se réjouit de gagner du temps en déplaisant à certains hommes. Cet éloignement que l'on inspire est souvent un bonheur digne d'envie. Que je plaindrais celui qui, aimant à méditer en silence, se trouverait chaque jour accablé de visites importunes, de questions indiscrètes; qui, au moment même où il se sentirait animé par une heureuse inspiration, se verrait forcé de recevoir, l'un après l'autre, une vingtaine de désœuvrés, de disserter sur des lieux communs, et de répéter des formules banales! Adieu alors le mouvement de ses idées; il ne lui resterait que la douleur d'avoir perdu des heures précieuses. Mais, en général, ces hommes laborieux ne sont point ceux que l'on recherche le plus, et ce n'est pas contre un homme ordinaire qu'une ville entière se soulève. Avouez-le donc, il y a quelque chose de grand dans celui qui soulève tant de clameurs, auquel on prédit tant de désastres, et que l'on accable de tant de calomnies. Heureux le penseur ignoré du public! on le laisse seul; et, comme il sait qu'il n'est point compris, il ne s'étonne pas d'être mal jugé.
Telle fut, au sein de la multitude, la destinée de l'illustre comte de Schaumbourg-Lippe, plus souvent désigné sous le nom de comte de Buckebourg. Je n'ai jamais vu un homme plus mal jugé que celui-là, et cependant son nom mérite d'être cité parmi les noms les plus honorables de l'Allemagne. J'appris à le connaître dans un temps où il vivait à l'écart du monde, gouvernant son petit État avec une remarquable sagesse. Il avait, il est vrai, au premier abord, quelque chose de choquant, qui empêchait qu'on ne rendît justice à son vrai mérite. Le comte de Lacy, ambassadeur d'Espagne à Pétersbourg, m'a raconté que, lorsque le comte de Buckebourg commandait les troupes portugaises, l'extérieur de ce prince frappa tellement les généraux espagnols, lorsqu'ils l'aperçurent avec leurs lunettes, qu'ils s'écrièrent: «Est-ce que les Portugais ont pris pour chef un Don Quichotte?» Mais ce même comte de Lacy, homme d'esprit, racontait avec enthousiasme la conduite de Buckebourg en Portugal, et vantait l'étendue de son esprit, la noblesse de son caractère. C'était, il faut le dire, un homme d'une apparence singulière. Son attitude, ses cheveux flottants, sa figure maigre et la longueur démesurée de l'ovale de sa tête, rappelaient la figure de Don Quichotte; mais, en l'observant de près, on ne tardait pas à concevoir de lui une autre idée. Une physionomie vive et animée annonçait l'élévation de son âme, la finesse de son esprit, la bonté et la sérénité de son cœur, et jamais je n'ai passé un instant avec lui sans admirer la douceur et la noblesse de sa nature. Les sentiments distingués et les pensées héroïques éclataient en lui comme dans les plus belles âmes des Grecs et des Romains. Il était né à Londres, et il se montrait parfois bizarre: il aimait, par exemple, à rivaliser en tout avec les Anglais. Un jour, il paria qu'il irait à cheval de Londres à Edimbourg en tournant le dos à cette dernière ville. Il parcourut à pied une partie de la Grande-Bretagne, et se fit un amusement de traverser plusieurs provinces de ce royaume en mendiant avec un prince allemand qui l'accompagnait. Une fois, on lui dit que, quelque part au-dessous de Ratisbonne, le cours du Danube était si impétueux que personne n'avait pu traverser ce fleuve à la nage. Il tenta l'entreprise, et s'avança si loin, à l'endroit le plus périlleux, qu'on eut beaucoup de peine à le sauver. Un homme éminent comme diplomate et comme philosophe, le conseiller Strube, m'a raconté que, durant la guerre contre la France, le comte, qui commandait l'artillerie dans l'armée du duc Ferdinand de Brunswick, invita un jour quelques officiers hanovriens à dîner. Au beau milieu du banquet, on entend siffler les boulets sur la tente. «Les Français ne sont pas loin, disent les officiers.—Non, réplique le comte, ils sont encore loin de nous; restez à votre place.» Bientôt d'autres boulets rasent le haut de la tente. Les officiers se lèvent en s'écriant: «Les Français sont là!—Non, répète le comte, ils ne sont pas là, je vous en donne ma parole.» Cependant on entend de minute en minute gronder de plus près les boulets, et les officiers, tout en affectant un air de calme, faisaient intérieurement leurs réflexions sur cette fête singulière. Enfin le comte leur dit: «J'ai voulu, Messieurs, vous montrer jusqu'à quel point je puis compter sur mes artilleurs. Je leur avais prescrit de tirer sur le bouton de notre tente pendant que nous serions à table, et ils ont obéi à mes intentions avec la plus parfaite adresse.» On reconnaît à ce trait un homme qui veut s'exercer, et exercer les autres à tout ce qui semble difficile. J'étais un matin avec le comte, près d'un magasin à poudre qu'il avait fait construire au-dessous de sa chambre à coucher, dans le fort de Wilhelmstein. «Je n'aimerais pas, lui dis-je, à dormir ici dans les chaudes nuits d'été.» Et le voilà qui se met à me faire les plus spécieux raisonnements pour me prouver que l'excès et l'absence du danger étaient tout un. Quand je rencontrai pour la première fois cet homme étonnant, c'était en présence d'un officier anglais et d'un portugais. Il me parla pendant deux heures de la Physiologie de Haller, qu'il savait par cœur. Le lendemain matin, il me conduisit dans un petit bateau qu'il dirigeait lui-même à la forteresse de Wilhelmstein, qu'il avait fait construire au milieu d'un lac. Un dimanche, dans l'allée de Pyrmont, au milieu d'une quantité de femmes élégantes et de jeunes gens galants, il m'entretint tranquillement et imperturbablement des preuves que l'on a données jusqu'à présent de l'existence de Dieu, de ce qui manque encore à ces témoignages, et de ce qu'on pourrait y ajouter. Un jour, il me fit voir à Buckebourg un énorme in-folio écrit de sa propre main, sur l'art de défendre un petit État contre une grande puissance. Cet ouvrage, destiné au roi de Portugal, était fini. Il m'en lut plusieurs passages qui concernaient la Suisse. Il regardait l'Helvétie comme un pays invincible. Il me nomma tous les postes qu'il faudrait occuper en vue de l'ennemi, et m'énuméra des sentiers vraiment impénétrables. Mon ami Mendelssohn, à qui il avait lu la préface de ce livre, la regardait comme un chef-d'œuvre de raisonnement et de style. Ceux qui ont observé de plus près encore et avec plus de sagacité que moi le comte de Buckebourg pourraient raconter sur cet homme extraordinaire bien d'autres traits plus curieux. Je n'ajouterai à ce que je viens de dire qu'une seule remarque, c'est que le comte lisait beaucoup, qu'il connaissait les hommes, ne se plaisait à aucun jeu, ne riait jamais, ou ne laissait échapper qu'un sourire moqueur.
Tel fut le caractère de cet homme si mal compris. Il pouvait bien rire des autres quand il voyait les autres rire de lui. Cependant il y avait jusque dans son expression sardonique une évidente bonté. Sans être misanthrope, il habitait de préférence une maison isolée au milieu d'une forêt; il vivait là seul, ou avec la femme angélique qu'il avait épousée, dont il n'avait point paru amoureux, et dont la perte prématurée le fit mourir de douleur.
La foule riait aussi de Thémistocle, parce qu'il n'avait pas les belles manières et le ton raffiné d'Athènes. Un jour, Thémistocle répondit à ceux qui le poursuivaient de leurs sarcasmes: «Il est vrai que je ne sais pas accorder une lyre, ni jouer du psaltérion; mais qu'on me donne une ville si petite, si inconnue qu'elle soit, et je la rendrai célèbre.»
Ainsi la solitude et la philosophie peuvent nous donner une apparence risible aux yeux des hommes vulgaires, mais elles remplacent toutes nos petites préoccupations par de nobles idées. Celui qui a passé sa vie à étudier les grands hommes et les sentiments élevés, peut bien prendre des allures bizarres; mais il montre dans les grandes occasions l'élévation de son âme et la noblesse de son caractère.
La grandeur des anciens produit sur les esprits capables de la sentir une impression extraordinaire dans la solitude. Il suffit parfois d'une étincelle de cette flamme sublime qui animait les hommes illustres de l'antiquité pour faire éclater, là où l'on s'y serait attendu le moins, des effets surprenants. Une femme vivait isolément à la campagne, en proie à des maux de nerfs continuels. Je lui conseillai, pour fortifier son énergie, de relire souvent l'histoire grecque et l'histoire romaine. Trois mois après elle m'écrivit: «Quelle vénération vous m'avez inspirée pour l'antiquité! Que sont auprès de ces hommes-là les pygmées qui nous entourent? Naguère encore l'histoire n'était point une de mes lectures favorites. A présent je ne vis que par elle. A force de lire, je veux devenir Grecque ou Romaine. Les livres que vous m'avez indiqués raffermissent ma santé et sont pour moi une source de plaisirs inépuisables. Jamais je n'aurais cru pouvoir trouver un tel trésor. Ils me sont plus précieux que mon héritage. Bientôt vous n'entendrez plus aucune plainte sortir de ma bouche. Mon Plutarque m'est déjà plus cher que les triomphes de la coquetterie et que les sentimentalités qu'on adresse aux femmes de la campagne qui prétendent être tout âme, quoique Satan n'ait pas plus de peine à les vaincre qu'un virtuose à jouer de son violon.»
L'image de la grandeur et des vertus de l'antiquité n'exerce une action durable que dans le calme et au sein d'un petit nombre d'hommes; mais alors elle est féconde en résultats. Un homme de génie est frappé dans une de ses promenades solitaires d'une conception qui paraît ridicule à ses contemporains; mais un temps viendra où cette même idée entraînera des milliers d'êtres aux plus nobles actions. Les chants de Lavater furent publiés à une époque peu favorable. La société de Schintznach, qui avait confié à ce grand écrivain le soin de composer ces vers, devint suspecte à l'ambassadeur de France, et de nombreuses invectives retentirent contre elle. Le célèbre Haller lui-même, qu'elle avait longtemps refusé de recevoir au nombre de ses membres, ne lui épargnait pas les épigrammes dans les lettres qu'il m'adressait. Le président de la censure de Zurich défendait l'impression des chants de Lavater. Cependant nul poëte n'a écrit avec plus de force et d'ardeur pour sa patrie que Lavater pour la Suisse. J'ai vu les enfants entonner ses strophes avec enthousiasme; j'ai vu les plus beaux visages se baigner de larmes en les écoutant; j'ai vu une noble émotion éclater sur la physionomie et dans les yeux des paysans suisses auxquels on les chantait. Des pères de famille sont allés avec leurs fils à la chapelle de Guillaume Tell pour y répéter les vers que Lavater a composés sur ce libérateur de la Suisse. Je croyais entendre résonner les rocs autour de moi chaque fois que je modulais sur un air que j'inventais moi-même un de ces chants patriotiques dans les campagnes, sur les collines où nos aïeux se sont immortalisés par leur valeur, où j'étais entouré des ombres de ces héros moissonnés dans de glorieuses batailles, où je croyais encore les voir avec leurs rudes massues écraser les couronnes féodales des Germains, et forcer, malgré le nombre de ses troupes, la noblesse allemande à une fuite honteuse.
Ce sont là, me dira-t-on, des songes romanesques, des idées qui ne peuvent plaire qu'à ceux qui vivent dans la solitude, et qui voient les choses autrement qu'on ne les voit dans le monde. Mais les idées élevées finissent par vaincre la résistance qu'on leur oppose. Dans les républiques, elles agissent peu à peu sur les esprits; elles inspirent à la multitude des sentiments généreux, qui ne plaisent pas peut-être aux agents du pouvoir, mais qui dans un moment de crise et de péril, pourraient être d'une admirable utilité.
Tout concourt donc, dans la solitude, à élever l'âme, à fortifier le caractère, à nous familiariser plus sûrement et plus promptement que dans le monde avec les sentiments les plus nobles et les résolutions les plus courageuses. L'homme qui se retire dans la solitude échappe par là aux traits de l'ignorance, de l'envie et de la méchanceté. Résolu de ne point rechercher le suffrage des esprits étroits, des êtres vulgaires, il s'attend aux contrariétés qu'il peut éprouver, et n'est point surpris quand elles lui surviennent.
Si la solitude élève notre pensée, on s'imagine assez généralement qu'elle nous rend impropres aux affaires; c'est ce que je ne crois pas. Plus on élèvera son âme dans le silence de la retraite, moins on courra risque de s'affaisser dans le monde; plus on exercera son esprit, plus cet exercice nous sera utile dans le commerce de la société.
L'homme qui a vécu dans le calme peut acquérir, par là même, plus d'activité pour la vie pratique, et, lorsqu'il s'éloigne du monde, il rentre dans la solitude pour y prendre un repos nécessaire et se préparer à de nouveaux combats. Périclès, Phocion, Épaminondas, ont sans doute puisé dans la retraite les idées qui ont fait leur grandeur. Quand Périclès était occupé de quelque projet important, on ne le voyait point dans les rues d'Athènes; il renonçait aux festins, aux réunions bruyantes et à toutes les distractions ordinaires. Pendant le temps où il gouvernait la république, il n'alla qu'une seule fois souper chez un ami, et n'y resta que quelques instants. Phocion se voua d'abord à l'étude de la philosophie, non pas dans le dessein orgueilleux de mériter ce titre de sage, mais dans l'espoir d'acquérir par là plus d'énergie, de présence d'esprit et de résolution dans la conduite des affaires publiques. En observant Épaminondas, on se demandait comment cet homme, qui avait passé sa vie avec les livres, avait pu acquérir ses capacités militaires. Il était très-avare de son temps; dévoué de cœur à l'étude, il s'éloigna des emplois publics, et il fallut que ses compatriotes l'arrachassent à sa solitude pour le mettre à la tête des armées.
Un homme auquel je ne pense jamais sans enthousiasme, Pétrarque, a formé son caractère dans la solitude, et y a gagné les qualités qu'il a montrées dans les affaires politiques les plus délicates. Il est vrai qu'il fut quelquefois ce que souvent on devient dans la solitude, capricieux, mordant et emporté. On lui a vivement reproché les tableaux trop licencieux qu'il a tracés des mœurs de son temps, et surtout celui qui nous représente la vie scandaleuse que l'on menait à Avignon à l'époque de Clément VI. Mais Pétrarque a parfaitement connu le cœur humain, et il a eu une grande habileté à manier les esprits et à les diriger vers son but. On ne le connaît guère, dit l'abbé de Sade, son meilleur historien, que comme un tendre et élégant poëte, qui aima Laure avec ardeur, et la chanta avec une grâce exquise. On ne sait pas tout ce qu'on lui doit d'ailleurs; on ne sait pas qu'il tira la littérature de la barbarie où elle était ensevelie depuis longtemps; qu'il sauva de la pourriture et de la poussière les meilleures œuvres de l'antiquité, et que ces œuvres inappréciables seraient peut-être à jamais perdues pour nous, s'il n'avait pris soin de les recueillir et d'en faire faire de bonnes copies. On ne sait pas qu'il raviva l'étude des belles-lettres en Europe et épura le goût de ses contemporains, qu'il pensa, qu'il écrivit lui-même comme un citoyen de la vieille Rome, qu'il sut fouler aux pieds de nombreux préjugés, conserver jusqu'à la mort son courage et sa résolution, et que son dernier ouvrage surpassa tous ceux qu'il avait faits précédemment. On ignore aussi, en général, que Pétrarque fut un grand homme d'État; que les premiers souverains de son temps lui confièrent les négociations les plus épineuses, et le consultèrent dans les affaires les plus importantes; qu'au quatorzième siècle il obtint une réputation, une influence, un pouvoir dont nul savant n'a joui de nos jours; que trois papes, un empereur, un roi de France, un roi de Naples, une foule de cardinaux et les plus grands princes et seigneurs de l'Italie recherchèrent son amitié, et manifestèrent le désir d'entrer en relation avec lui; qu'il fut appelé par eux comme homme d'État, comme ministre et comme ambassadeur, à intervenir dans les plus graves affaires de son temps; que, fortifié par la solitude, il sut dire aux personnes éminentes qui le consultaient les vérités les plus sérieuses et les plus utiles; que personne n'appréciait autant que lui, et ne louait si bien les avantages de cette solitude, à laquelle il devait en partie ses nobles qualités, et qu'il préférait ses heures de loisir et de liberté à toutes les jouissances du monde. Longtemps il fut comme énervé par ce profond amour auquel il avait consacré les plus belles années de sa vie. Mais un jour vient où il renonce à son langage plaintif, à ses soupirs languissants; alors il parle en homme, et en homme hardi, aux rois, aux empereurs, au pape. Il leur parle avec l'assurance que donnent les grands talents et une grande réputation. D'une voix éloquente comme celles de Démosthène et de Cicéron, il exhorte les princes de l'Italie à vivre en paix entre eux, à réunir leurs forces contre leur ennemi commun, contre les barbares qui déchirent leur patrie. Il guide, il encourage, il soutient Rienzi, qui paraît comme un envoyé du ciel pour rendre à la ville de Rome son antique éclat. Il décide un empereur pusillanime à pénétrer dans l'Italie comme le successeur des Césars, et à y prendre les rênes de l'empire du monde; il conjure les papes de fixer de nouveau sur les rives du Tibre le siège pontifical, qu'ils avaient transféré aux bords du Rhône. A l'époque même où il avouait dans ses écrits qu'il était triste, obsédé par un amour qu'il cherchait en vain à surmonter, plein de haine contre les hommes et contre les villes, il se charge de poursuivre, à la cour de Naples, une négociation difficile pour le pape Clément VI. Il disait que la vie des cours le rendait ambitieux et impatient, et ajoutait qu'il était assez plaisant de voir un solitaire quitter les bois silencieux et les plaines désertes pour s'en aller parcourir les splendides palais des tribunaux avec une escorte de courtisans. Lorsque Jean Visconti, cet archevêque de Milan et ce souverain de la Lombardie, qui joignait à des talents éminents une insatiable ambition, et qui menaçait d'engloutir toute l'Italie, parvint à fixer Pétrarque à son service, à lui faire accepter ses faveurs et une place dans son conseil, les amis du poëte se disaient: «Quoi! ce fier républicain, qui ne parlait que de liberté et d'indépendance; ce taureau indompté, qui rugissait à l'apparence du moindre joug, qui ne voulait se soumettre qu'aux chaînes de l'amour, bien que souvent encore il les trouvât trop pesantes; cet homme, qui avait refusé à la cour de Rome les plus belles places, parce qu'il ne voulait point se laisser enlacer dans des liens dorés, le voilà qui se livre lui-même aux fers du tyran de l'Italie; ce misanthrope, qui ne réclamait que la paix des champs, cet apôtre dévoué de la solitude habite aujourd'hui dans le tumulte de Milan.—Ils ont raison, répondait Pétrarque, l'homme n'a pas de plus grand ennemi que lui-même, j'ai agi contre mon goût et contre ma façon de penser. Hélas! nous passons notre vie à faire ce que nous ne voudrions pas faire, et à ne pas exécuter ce que nous désirons.» Mais il aurait pu dire encore à ses amis: «J'ai voulu montrer ce qu'on peut dans le monde quand on a exercé assez longtemps ses forces dans la solitude; j'ai voulu prouver combien la solitude donne de liberté, de dignité et de noblesse dans la conduite des affaires.»
C'est l'éloignement des vaines relations et des frivoles convenances qui inspire aux écrivains le courage dont ils ont si souvent besoin pour supporter les injustices qu'une multitude aveugle commet à leur égard; c'est leur exemple qui introduit peu à peu les idées libérales dans des lieux où ces idées n'étaient même pas connues de nom. C'est à la solitude qu'un libre penseur est redevable de ce sang-froid qui lui sauve la vie dans l'occasion, qui le garantit des fureurs d'une populace exaspérée, qui le maintient dans un état de calme au milieu de ses détracteurs. La voix du peuple est souvent la voix des plus mauvaises passions, et l'opinion publique varie comme le vent. Celui qui ne veut point se laisser étourdir par cette voix dangereuse, et ne point tourner comme une girouette, doit s'éloigner de ces hommes qui prétendent régir despotiquement notre manière de voir. Il doit s'éloigner de ces oisifs qui, ne pouvant produire aucune œuvre méritoire, exercent leur censure sur toutes les œuvres qui paraissent. Dans la république même la plus libre, l'homme vertueux doit éviter les lieux où l'on n'écoute que les cris de la multitude. Il doit fuir surtout ces êtres sans valeur, qui n'aspirent qu'à faire rire les autres, et se font une joie de déprécier celui qui se moque d'eux.
Que de fois n'a-t-on pas vu frapper d'une réprobation générale celui qui a la hardiesse de penser autrement que les prétendus régents du bon goût! Qu'il publie un livre, on ne cherchera point à discerner les qualités de ce livre, on se demandera si l'auteur ne s'est pas avisé de critiquer le monde au milieu duquel il vit; on lui prêtera des satires qu'il n'a pas faites, qu'il n'a pas eu l'intention de faire. S'il exprime avec les plus pures intentions des vérités dont les gens de bien le remercient au fond du cœur; s'il se hasarde à blâmer des institutions ou des usages qui doivent être corrigés, on crie à la méchanceté, et les agents du pouvoir sont invités à sévir de toute leur rigueur contre une telle audace. On se tairait peut-être, si l'on n'avait pas sous les yeux l'homme qui a osé proclamer sans déguisement ces nouvelles vérités.
C'est ce qu'éprouva Montesquieu à Paris même, au centre des lumières, et il a dit, dans la Défense de son immortel ouvrage, l'Esprit des lois: «Rien n'étouffe plus la doctrine que de mettre à toutes les choses une robe de docteur. Les gens qui veulent toujours enseigner empêchent beaucoup d'apprendre. Il n'y a point de génie qu'on ne rétrécisse lorsqu'on l'enveloppe d'un million de scrupules vains. Avez-vous les meilleures intentions du monde, on vous forcera vous-même d'en douter. Vous ne pouvez plus être occupé à bien dire quand vous êtes effrayé par la crainte de dire mal, et qu'au lieu de suivre votre pensée, vous ne vous occupez que des termes qui peuvent échapper à la subtilité des critiques. On vient nous mettre un béguin sur la tête, pour nous dire à chaque mot: Prenez garde de tomber. Vous voulez parler comme vous, je veux que vous parliez comme moi [20]. Veut-on prendre l'essor, ils vous arrêtent par la manche. A-t-on de la force et de la vie, on vous l'ôte à coups d'épingle. Vous élevez-vous un peu, voilà des gens qui prennent leur pied ou leur toise, lèvent la tête, et vous crient de descendre pour vous mesurer. Courez-vous dans votre carrière, ils voudront que vous regardiez toutes les pierres que les fourmis ont mises sur votre chemin.»
Montesquieu ajoute qu'il n'y a ni science ni littérature qui puisse résister à de tels pédants. Cependant il leur a résisté. Son livre est imprimé, et il est lu de tout le monde.
Oui, il faut que l'écrivain qui connaît ces hommes et qui entreprend de les peindre ait un triple airain sur la poitrine. Et nul traité de morale n'est complet sans une de ces difficiles peintures. Pourquoi, dans ces tableaux de mœurs, sommes-nous si au-dessous des Grecs et des Romains? C'est que nous nous laissons arrêter par les clameurs qui s'élèvent contre tout écrivain qui, pour le bien de ses semblables, ose pénétrer dans la philosophie de la vie. Mais nous, qui rendons un si juste hommage à la bravoure des guerriers, pourquoi nous laissons-nous troubler dans notre repos, comme des Sybarites efféminés, par le pli d'une feuille de rose, et pourquoi accablons-nous d'injures le courage civil, le courage sans armes, les domesticas fortitudines de Cicéron?
Ce n'est pas dans les républiques seulement que l'on a du cœur et de l'âme; ce n'est pas là seulement que l'on peut penser et écrire en liberté. En Allemagne, Dieu soit loué! les châtiments prescrits par la justice sont généralement équitables, et dans les républiques, on obéit souvent aux préjugés, à la passion, ou à ce qu'on appelle la raison d'État [21]. Voilà d'où vient qu'en Suisse la première maxime que les parents cherchent à graver dans le cœur de leurs enfants, c'est de ne point se faire d'ennemi. Lorsque j'étais encore fort jeune, je répondis à ma mère, qui me donnait ce sage conseil: «Ne savez-vous point que celui qui n'a point d'ennemi n'est qu'un pauvre homme? Dans une république, chaque citoyen est sous la domination, sous la vigilance de cent régents; dans une monarchie, un peuple ne dépend que d'un seul homme. En Suisse, la multitude des maîtres opprime l'âme du républicain. L'amour et la confiance élèvent celle de l'Allemand dans les monarchies. Je connais plusieurs princes qui ont des idées plus grandes, plus libérales et plus nobles que certains magistrats républicains que je pourrais citer [22]. On trouve souvent plus de bon sens parmi la noblesse allemande, qui se dépouille de ses anciens préjugés, que dans aucune république du monde. S'il existe encore en Allemagne des sots vaniteux qui mettent leur orgueil à compter leurs quartiers, il y a aussi des sages qui se font une gloire de rechercher l'élévation de la pensée, sans se soucier des parchemins.
Dans les monarchies allemandes, l'homme sérieux, qui renonce aux inutiles relations du monde, qui se forme lui-même dans la retraite, en observant tout ce qu'il voit et tout ce qu'il entend, en étudiant les héros de la Grèce et de Rome, arrive à une façon de penser tout aussi large et tout aussi libre qu'aucun républicain, et peut, en écrivant, répandre autour de lui d'utiles vérités.
Voilà ce que j'avais à dire sur les avantages que la solitude offre à l'esprit. Quelques-unes de ces pages ne sont peut-être point assez réfléchies, et plusieurs de ces idées ne sont sans doute point exprimées comme elles devraient l'être. Si ce livre tombe entre les mains de quelque vertueux jeune homme, je lui dirai: «Prends-y ce que y tu y trouveras de bon, rejette ce qui te paraîtra froid ou mauvais, ce qui ne t'émouvra pas. Je me réjouirai dans la sincérité de mon âme, je me croirai amplement récompensé de mon travail, si tu penses devoir me remercier de ce livre, si tu reconnais qu'il t'a éclairé, instruit et tranquillisé. Je ne demanderai plus d'autre bénédiction pour cet ouvrage, si, en le lisant, tu te sens affermi dans ton penchant pour une solitude sage et active, dans ton éloignement pour les relations qui n'entraînent qu'une perte irréparable de temps, dans ta répugnance à céder aux conseils de ceux qui te redisent sans cesse que, pour réussir dans le monde, il faut souvent se faire voir dans les lieux publics. Et si tu te sens timide et craintif, si tu redoutes de parler devant ceux qui se croient les arbitres de l'esprit et du bon goût, et qui, en vertu de cette usurpation, obtiennent la faveur générale, en débitant les choses les plus vulgaires et les plus insipides, ah! songe que dans une telle société je suis aussi embarrassé que toi.
Ce chapitre pourra te donner beaucoup à penser. Si je me suis borné à y faire remarquer l'influence que la solitude exerce sur l'esprit; si, dans le chapitre suivant, je ne fais qu'indiquer l'empire qu'elle doit avoir sur la volonté qu'on veut soumettre à la vertu, j'en aurai dit assez cependant pour t'apprendre comment la solitude éclaire notre esprit et donne à notre cœur les jouissances du sentiment.
Je sais qu'il y a dans de telles distinctions un côté faible. Les jouissances de l'esprit et du cœur sont le résultat d'une seule et même force, la religion, qui, en admettant cette distinction, rentre dans le domaine du cœur, dégénère en fanatisme lorsqu'elle n'est pas guidée par la raison. Mais on ne peut persuader et conduire les hommes qu'en leur présentant la vérité sous un point de vue qui se rapporte à leurs mœurs, à leurs passions, et il faut que le cœur se retrouve partout.
J'ai obéi à un sentiment de cœur en écrivant ce livre sur la solitude. Une femme spirituelle a dit que je développais tout ce que je sentais, et que je posais la plume quand je ne sentais plus rien. Je suis tombé par là dans des défauts de composition qu'un philosophe systématique aurait évités. Mais comme je connais les hommes, il me suffit que ce chapitre fasse entrevoir les avantages qui peuvent résulter de la solitude pour l'esprit, pour la raison et le caractère, et que le chapitre suivant montre quels vrais et nobles plaisirs elle procure par la contemplation paisible de la nature, par la compréhension et l'attrait de tout ce qui est beau et honnête.