La solitude
L'empire de l'imagination sur l'homme est bien plus grand que celui de la raison. La raison exige des connaissances précises, l'imagination se contente d'une vague intuition. La raison est la faculté de se représenter nettement ce qui est possible, tandis qu'une imagination ardente croit voir nettement une quantité de choses qu'un esprit calme, réfléchi, n'aperçoit pas; l'imagination reproduit, il est vrai, les idées, comme la mémoire, mais elle les altère, les amplifie ou les amoindrit, ou les mêle confusément.
L'imagination, l'enthousiasme, l'exaltation rêveuse, ne se développent pas seulement dans la solitude. De toutes parts la route est ouverte à la sagesse comme à la folie, et beaucoup d'hommes ne savent malheureusement pas distinguer le vrai chemin. Quelques observations générales sur ces phénomènes de l'âme feront voir quels sont les effets de l'imagination que je regarde comme nuisibles, et jusqu'à quel point, suivant mon opinion, l'imagination enfante parfois dans la solitude des songes, des illusions préjudiciables qui peuvent devenir autant de maladies morales.
L'imagination est, dit-on, la répétition des sensations; mais souvent, si je ne me trompe, elle n'arrive qu'à une fausse conclusion d'une sensation vraie; par exemple, un malade éprouve dans une partie du corps une contraction nerveuse, et prétend qu'il y a là un ulcère, et je sais qu'il m'indique une sensation réelle, mais la conclusion qu'il en tire est fausse. Et que de fois d'une idée vraie on se fait ainsi une croyance mensongère! L'imagination agit avec rapidité et se crée en un instant ses illusions. Tout agit sur elle, et elle agit sur tout: elle fait naître des images, elle les associe à la pensée, elle leur donne la couleur et l'expression. «L'enthousiasme est sa vie, a dit Wieland: la trop grande exaltation est sa mort.»
L'enthousiasme et l'exaltation peuvent provenir d'une quantité de causes; mais rien ne les développe plus promptement que la solitude quand on y apporte une certaine disposition d'esprit. L'enthousiasme est une vive et violente élévation de l'âme qui résulte d'une forte émotion et qui porte l'homme à des entreprises extraordinaires, à des actions inattendues. Dans ces moments d'enthousiasme, on n'est pas hors de soi-même, mais hors du niveau ordinaire de la vie: voilà pourquoi l'enthousiasme est méconnu des gens calmes et froids, tourné en dérision par les beaux esprits ou par les sots, et niaisement admiré par des valets. Quand l'enthousiasme éclate dans toute sa puissance, l'homme s'affranchit des dernières réserves, oublie les obstacles, ou les brise avec une force impétueuse. Voilà pourquoi on dit d'un homme qu'il est inspiré, c'est-à-dire enflammé et fortifié par la présence et l'appui d'un être supérieur. Tout ce qu'il y a de sublime dans les passions humaines, cette faculté d'esprit le comprend, le saisit, l'accomplit. Lord Shaftesbury disait: «Un noble enthousiasme enfante des héros, des poëtes, des orateurs, des artistes, des philosophes, et tout ce qu'il y a de grand dans le monde.»
Si l'on pouvait espérer que la solitude donnât une telle faculté, tous ceux qui ne veulent point se traîner dans les ornières de la vie vulgaire, s'en iraient avec joie dans la solitude; mais la déception, le mensonge, impriment aux natures exaltées une impulsion aussi forte que celle que la vérité donne à l'enthousiaste. Le visionnaire exalté cherche à faire de l'or; l'enthousiaste s'élance dans les airs avec le ballon de Montgolfier.
Le visionnaire voit en dehors de soi et devant soi tous les objets, comme il le veut, selon les fantaisies de son imagination. Il s'attache à des espérances gigantesques, il voit ce que les autres hommes ne peuvent voir, et ne distingue pas ce que les autres voient; il comprend ce qu'aucun esprit raisonnable ne soupçonne; il entend la voix des mondes invisibles, se croit inspiré et capable de faire des miracles. Nulle crainte ne le trouble, nulle entrave n'arrête l'élan de son esprit: il a en lui une force qui détruit et renverse la parole même de Dieu, la parole des sages. Si cet homme se trouve dans des circonstances qui favorisent l'essor de son imagination, il arrive bientôt au fanatisme et condamne à des tourments éternels ceux qui oseraient douter de son pouvoir infini [8].
Le fanatisme a souvent éclaté dans le monde comme dans la solitude: c'est peut-être une des maladies les plus fréquentes de notre époque. Il a suffi pour voiler d'un sombre nuage la lumière de la civilisation dans plusieurs provinces d'Allemagne.
L'alchimie, la théurgie, la croyance aux revenants, et les dogmes étranges de Jacob Boehm, occupent maintenant une immense quantité de gens. On se précipite en foule après la sagesse occulte, à travers d'épaisses ténèbres; on repousse la vérité, et l'on outrage secrètement ou publiquement celui qui ose la proclamer. Tandis que les enfants de l'Allemagne reçoivent aujourd'hui dans les universités une véritable instruction, leurs pères lisent l'Annulus Platonis. La philosophie occulte d'Hermès Trismégiste, le divin anneau de la magie adamique, du compas des sages, de Grabell, d'Iugel, etc., remplacent, pour un grand nombre de personnes, la vraie physique et la vraie philosophie.
Toutes ces folies de visionnaires seraient peut-être de courte durée, si elles ne s'entretenaient dans la solitude. Celui qui peut se créer toutes sortes d'idées fantastiques s'abandonne volontiers à cet entraînement de l'esprit; tout dépend de la tranquillité qui l'environne et de l'ardeur de son imagination. La solitude est dangereuse, comme nous l'avons dit, pour tout homme qui s'y applique sans cesse à la contemplation. Elle est dangereuse pour l'homme d'esprit comme pour l'ignorant, si l'homme d'esprit s'abandonne à d'obscures conceptions, s'il concentre en lui-même tout l'exercice de son imagination et s'il évite tout ce qui pourrait l'en distraire. Le savant Molanus de Hanovre se figura, dans les dernières années de sa vie, qu'il était un grain d'orge. Il parlait fort sensément de chaque chose avec les personnes qui venaient le voir; mais pour rien au monde il n'eût voulu sortir de sa maison, de peur d'être avalé par les poules.
L'imagination de la femme est plus facile à émouvoir que celle de l'homme: aussi la femme est-elle exposée à tomber dans toutes sortes d'extravagances lorsqu'elle vit d'une vie très-retirée et constamment seule avec elle-même. De là vient que dans les maisons d'orphelines et les autres maisons de refuge, les maladies nerveuses se communiquent si facilement d'une femme aux autres.
C'est la vivacité de cette imagination féminine qui fait que bien souvent toutes les femmes croient et veulent faire ce que l'une d'elles croit et essaye de faire. Plusieurs exemples démontrent que tout ce qui agit vivement sur l'imagination des femmes peut bien vite égarer leur raison: ainsi on a vu éclater, parmi les jeunes filles de Milet, une véritable épidémie morale qui les portait toutes à se pendre, et une autre épidémie, parmi les femmes de Lyon, qui se réunissaient pour aller se jeter dans le Rhône.
Je n'en finirais pas, si je voulais dire jusqu'où peut aller une imagination égarée et l'influence funeste que la solitude peut avoir sur celui qui ne sait point se préserver d'un tel péril. On se plonge dans le silence de la retraite, on reste là des jours, des nuits, des années entières, seul avec soi-même. Que de rêves alors, que de visions étranges! qu'il est facile, dans une telle situation, de se laisser aller à toutes les promesses trompeuses de l'alchimie, à tous les égarements de la superstition! Celui qui ne veut vivre que de soi-même, a trouvé par là le meilleur moyen de mourir de faim, car, ainsi que le disait un ancien sage, il se nourrit de son cerveau et dévore son cœur.
Le penchant à la solitude est l'un des symptômes ordinaires de la mélancolie. L'homme qui éprouve ce sentiment de mélancolie fuit la clarté du jour et l'aspect du monde. Incapable de poursuivre fortement une autre pensée que celle qui le consume, il se fait de la vie une vraie torture. Cet état s'aggrave encore dans la solitude, lorsqu'une forte secousse n'imprime pas à l'imagination une autre direction; mais c'est déjà beaucoup que de parvenir à écarter de l'esprit mélancolique les idées dont il se repaît habituellement, et à changer la nature de ses désirs; il ne faut pas qu'il languisse dans la même jouissance, il ne faut pas qu'il convoite un bonheur unique qu'il ne peut atteindre, il doit rassembler ses forces, s'efforcer d'atteindre ce qui élèvera son âme et éviter ce qui la blesse. Si l'on parvient à lui faire adopter ces principes, si l'on peut l'attacher à un travail qui l'occupe sérieusement, on lui aura rendu un plus grand service qu'en le livrant à toutes les distractions du monde. Il conservera toujours sa propension à la mélancolie; mais cette propension pourra lui servir de mobile dans tout ce qu'il désirera vivement, dans tout ce qui exige de la persévérance.
Un Anglais atteint de spleen se brûle la cervelle. Avec cette même disposition d'esprit, les Français entraient jadis dans les cloîtres. Les Anglais ne se tueraient point s'ils avaient des couvents.
Lorsque la mélancolie éteint notre ardeur et subjugue notre activité, nous perdons bientôt le goût du monde, de la vie, et nous nous retirons dans la solitude. Rien n'est plus inséparable des divers genres de mélancolie que le désir de s'éloigner des hommes, de rompre toute relation avec eux, de ne parler à personne, de ne voir personne, et de n'entretenir aucune correspondance. On veut être seul pour se repaître en liberté des rêves, des images que l'on devrait par-dessus tout éviter. Les gens qui observent cet état maladif d'un homme mélancolique, lui répètent qu'il doit se distraire, voir le monde, fréquenter les bals. De tels avis sont sans doute dictés par une bonne intention, mais ils ne peuvent être efficacement suivis. Un homme mélancolique ne se résigne point à faire ce qui est contraire à ses goûts, à ses penchants, à sa conviction. La mélancolie jette le désordre dans l'âme: souvent elle anéantit l'effet salutaire de la religion, les bienfaits de Dieu, le bonheur humain.
Les livres de médecine ne démontrent point positivement quel est le siége de la mélancolie. Un changement presque imperceptible dans nos nerfs, un léger ébranlement, produit par une indigestion ou par un refroidissement, suffit parfois pour nous jeter tout à coup dans un abîme de tristesse, tandis qu'un changement tout aussi imperceptible, mais d'une autre nature, arrête un torrent de pensées affligeantes. Celui qui s'observe avec attention sait mieux que personne comment on doit s'y prendre pour prévenir ce premier état et favoriser le second. Mais il faut que les médecins connaissent aussi l'histoire, la nature d'un homme mélancolique; qu'ils sondent l'état de son âme jusque dans ses derniers replis, s'ils veulent savoir ce qui l'abat, ce qui la relève, ce qui lui est utile ou préjudiciable, et l'on remarque souvent que tel incident qui fait naître chez un homme une pénible mélancolie est précisément ce qui donne de la gaieté à un autre, et que ce qui soutient le courage de celui-ci brise les forces de celui-là.
La mélancolie est le fait d'un faux raisonnement, qui, avec le concours de certaines sensations maladives et pénibles, entretient dans l'âme les idées les plus décourageantes, et lui fait voir en elle et hors d'elle tous les objets sous le point de vue le plus affligeant. On n'est point mélancolique par cela seul que, pour se livrer à un travail important, on fuit la société. Avec des nerfs bien constitués, et un but honorable à poursuivre, on peut supporter longtemps la solitude, tandis qu'avec des dispositions prononcées à la mélancolie, la solitude devient bientôt très-dangereuse si on n'y entre point avec un travail de prédilection qui conduit perpétuellement l'esprit de pensée en pensée. Rien ne favorise tant le développement de la mélancolie et de la misanthropie que de songer constamment au motif de cette misanthropie.
C'est une erreur grossière que de regarder les distractions incessantes comme un remède à la mélancolie. Combien d'hommes ne deviennent mélancoliques que parce qu'ils ne peuvent trouver ni le repos ni la liberté qu'ils désirent! Que de fois ne s'irrite-t-on pas contre le monde, lorsqu'on ne peut parvenir à trouver un instant pour recueillir en paix ses idées! Dans quelle profonde mélancolie ne voit-on pas souvent tomber celui qui est forcé de traîner à chaque heure le même fardeau, qui chaque jour doit obéir à la volonté des autres, et qui ne peut aller où il lui plaît! Pour un homme atteint de mélancolie, la meilleure situation serait celle où il pourrait faire le plus de bien, et cette situation, il peut l'avoir dans la solitude, souvent mieux que dans le monde. Nous pouvons donc dire que la solitude, qui, dans certains cas, enfante et développe la mélancolie, peut, dans d'autres circonstances, la tempérer et la guérir.
Ce qu'il y a de plus triste pour un esprit mélancolique, ce qui le porte surtout à éviter le contact du monde, c'est de voir que personne ne le comprend, que parfois on vante sa gaieté, tandis qu'il se torture lui-même. Bien peu de personnes devinent les douleurs des autres, et l'homme froid ne voit point la pointe du dard caché dans un cœur malade; de même qu'on ne comprend point les souffrances d'une affection nerveuse, tant qu'elle ne se manifeste point publiquement par des convulsions, de même on n'est frappé des douleurs d'un homme mélancolique que lorsqu'il se brûle la cervelle. Vous pouvez passer des années entières en proie à toutes sortes de tortures, et les gens apathiques que vous avez coutume de voir seront persuadés que vous vous portez à merveille.
On peut paraître même fort gai aux yeux des ignorants dans le temps où l'on maudit le plus le monde et la vie. Jamais on n'avait vu à Paris, sur le Théâtre-Italien, un arlequin comparable à Carlin, qui mourut en 1778. Cet acteur avait le privilége de réjouir tout son auditoire; mais dès qu'il quittait ses habits bariolés, il redevenait silencieux et morne. Un jour, un malade se présente chez un médecin de Paris, et lui demande quel remède il devrait employer pour se guérir des accès d'une noire mélancolie: «Allez à la Comédie-Italienne, lui répond le médecin; il faudrait que votre mélancolie fût profondément enracinée en vous, pour qu'elle résistât aux plaisanteries de Carlin.—Ah! monsieur, s'écrie le malade, ce Carlin dont vous parlez, c'est moi! Je fais rire les autres, et n'en suis pas plus gai.»
Si un homme mélancolique ne peut vivre avec les personnes qui ne le comprennent pas, il est à regretter qu'il vive entièrement en lui-même; car souvent, comme nous l'avons dit, la mélancolie s'aggrave dans la solitude par le retour constant de la même idée, par l'absence de toute distraction. Un homme mélancolique devient souvent alors défiant et sauvage, quoiqu'il soit né peut-être avec un caractère hardi et entreprenant; il évite les lieux où différentes personnes se rassemblent; la clarté du soleil l'effarouche, car il éprouve plus de tranquillité lorsqu'il pense qu'on l'aperçoit moins, et il ne se sent jamais mieux que par un ciel sombre, au milieu de la pluie et de l'orage. C'est un supplice pour lui que de sortir de sa retraite; il voudrait, quand il passe dans les rues, ne rencontrer aucune âme vivante. Une obscurité continuelle règne dans sa chambre; il frissonne, il doit recevoir une visite, et on ne saurait le rendre plus malheureux qu'en le forçant, par un excès de politesse, à aller dans le monde. La solitude est un poison pour lui, mais il aime ce poison.
Une sensibilité extrême, une très-grande vivacité d'imagination, anéantissent les forces de l'esprit. Ah! comme on cesserait de porter envie aux hommes qui sont parvenus à se distinguer, si l'on savait que la douleur les accable souvent pendant des années entières; qu'elle trouble leur mémoire et qu'elle leur enlève parfois jusqu'à la faculté de penser! Quelle pitié on éprouverait pour eux si l'on savait ce que ces hommes, si heureux en apparence, souffrent pendant de longues nuits, lorsqu'ils cherchent en vain le sommeil! Haller, qui, jusqu'à sa mort, fut passionné pour la gloire, Haller, ce savant si renommé, était tellement affaibli, sur la fin de sa vie, qu'il tombait dans le plus profond accablement lorsqu'il n'avait pas pris huit grains d'opium. Sa mélancolique imagination ouvrait à ses yeux des abîmes d'où il voyait sortir des fantômes qui éteignaient en lui les lumières d'un christianisme éclairé.
Une telle prostration d'esprit est affreuse, quoiqu'il s'y trouve des intervalles où l'âme reprend son énergie. Mais il est plus affreux encore de tomber dans une de ces situations où l'on ne sent plus rien, où l'on est indifférent à toutes les émotions d'autrefois, à tout ce qui était un plaisir ou une peine: alors on veut être seul, et on ne jouit point de la solitude; on quitte le monde pour rentrer dans sa retraite, et l'on regarde avec dégoût tout ce qu'il y a dans cette retraite. On regarde ses livres comme des lambeaux bariolés de différentes couleurs qui ne servent qu'à donner le vertige. On est tenté de jeter au feu, sans les lire, toutes les lettres que l'on reçoit. On n'accueille qu'avec colère tous les éloges que le monde prodigue parfois avec tant de légèreté, et l'on regarde d'un œil sec et indifférent les trames de la calomnie, les machinations perfides d'une critique haineuse. On ne trouve plus dégoût aux productions de l'esprit; qu'importe que le soleil se lève ou que la nuit descende, on n'éprouve plus aucune joie à voir le retour de l'aurore ni aucun repos dans le sommeil, on ne ressent chaque jour que de nouvelles douleurs et une nouvelle indifférence pour tout.
Il existe des exemples terribles des effets produits par la solitude sur les imaginations mélancoliques, des exemples de folie, d'erreurs extravagantes auxquelles on aurait peine à croire.
Lorsqu'une nature mélancolique se tourne du côté des idées religieuses, la solitude devient pour elle un véritable enfer. On se figure alors qu'on est abandonné de Dieu et des hommes, on a horreur de ses semblables, et l'on se fait un tourment des dogmes de religion qui devraient être une efficace consolation.
Haller était en proie à cette mélancolie religieuse, lorsqu'il renonça aux affaires publiques dans les dernières années de sa vie; dès lors il ne vécut qu'avec ses livres; et souvent il n'apercevait pas même les personnages de distinction qui venaient le visiter; je le vis deux années avant sa mort dans cette douloureuse situation. Rien ne l'animait tant qu'un vif désir de gloire et le besoin d'avoir perpétuellement un prédicateur à ses côtés. Il faisait venir autant de prêtres qu'il pouvait, sans se préoccuper de leur système ni de leurs talents; il demandait à chacun d'eux un secours moral, de même qu'un malade incurable, après avoir épuisé les ressources réelles de l'art, s'adresse à quiconque lui offre encore un moyen de guérison.
Haller poussait à l'extrême ses idées d'orthodoxie; il s'était fait une théologie dure et inflexible comme son caractère, qui lui plaisait, mais qui ne pouvait convenir à son état moral.
Quelques jours avant sa mort, Haller écrivit à un de ses amis, au bon et savant Heine de Goettingue, que, près d'entrer dans l'éternité, il croyait à la bonté infinie du Rédempteur, que cependant il ne savait encore s'il devait espérer, qu'il voyait tous ses vices rangés autour de lui comme une formidable armée amassée, pour sa perte, pendant soixante et dix ans. Il désirait que le docteur Lesse, renommé comme un excellent théologien, lui indiquât quelques livres peu étendus qu'il pût lire encore pour se sauver des terreurs de la mort. «Je termine cette lettre trop vite, ajoutait-il, mais je vous raconterai ce qui arrivera de nouveau.»
Il ne raconta plus rien, et quelques jours après sa mort, un jeune gentilhomme de Berne écrivit à Goettingue une lettre qui produisit en Allemagne une vive rumeur. Il était dit dans cette lettre qu'à ses derniers moments Haller, ayant réuni des théologiens autour de lui, leur avait déclaré qu'il ne croyait à rien et qu'il lui était impossible de croire, quelque désir qu'il en eût.
Par l'effet de sa mélancolie religieuse, Haller ne croyait pas qu'il pût compter sur la miséricorde de Dieu; il craignait la mort et ne cachait point cette crainte. C'était la pensée du jugement dernier qui lui causait ces sombres terreurs, et, comme il le disait lui-même, c'était la laideur de son âme. C'est ainsi que par la mélancolie religieuse on méconnaît l'admirable bonté de Dieu et sa suprême justice. Si Haller eût vécu dans une solitude oisive, une telle mélancolie l'eût torturé du matin au soir; il la réprimait par l'opium et par le travail, mais elle le reprenait avec une force terrible dès qu'il se remettait à parler du sujet de ses frayeurs avec les théologiens, ou lorsqu'il était seul et qu'il ne travaillait pas.
On peut juger par tout ce que je viens de dire du péril auquel les natures mélancoliques sont exposées dans la solitude, et on doit voir que l'imagination est la partie faible sur laquelle la solitude exerce d'abord l'influence la plus funeste.
Nous ne parlerons pas encore des moyens les plus propices à employer pour remédier à ce triste état de l'âme, quoiqu'il nous en coûte de ne point présenter immédiatement des consolations à ceux que ce tableau des souffrances morales affligerait. Si quelque lecteur mélancolique a la patience de continuer jusqu'à la fin la lecture de ce livre, j'espère lui démontrer aussi les avantages de la solitude et lui faire voir comment, lorsqu'on sait occuper son temps, on peut parvenir à dissiper dans la retraite la mélancolie la plus sombre.
On se ferait une fausse idée de ce que j'ai dit des dangers de la solitude pour l'imagination, si l'on pensait que ce danger existe dans tous les cas; il faudrait que j'eusse l'esprit complétement aveugle pour ne pas observer que le repos, la retraite, apaisent souvent les orages d'une imagination malade. Qui oserait parler de distraction à celui qui est affecté d'une sensibilité maladive, lorsque le moindre bruit que l'on entend, lorsque le moindre entretien forcé nous cause une sensation si pénible? Rien alors ne procure quelque soulagement que le repos, et l'on arrive à ce repos en s'efforçant d'attacher son âme à une idée simple et en végêtant comme on peut jusqu'à ce que la crise soit passée.
Loin de moi donc l'idée que la solitude nuit à l'imagination dans toutes les circonstances; c'est dans la solitude au contraire que la pensée de l'homme enfante ses plus belles œuvres; mais si l'on en abuse, elle devient préjudiciable.» La masse de bonheur, a dit Addison, et de douleur que l'imagination peut produire est grande. Dieu connaît tous les moyens d'agir sur elle: il peut éveiller, comme il lui plaît, la pensée en nous, et il peut rendre cette pensée riante ou terrible. Il peut, sans le secours de la parole, faire surgir des images dans notre âme et faire passer sous nos yeux les scènes les plus variées sans le secours des objets extérieurs. Il peut ravir l'imagination par les plus belles visions, ou l'épouvanter par des monstres tels que nous maudissons l'existence et que nous voudrions être plongés dans le néant. Il peut, par l'effet de l'imagination, exalter ou torturer notre âme de telle sorte que nous nous croyions dans l'enfer. De là viennent, suivant la nature que Dieu nous a donnée pour le bien et que nous-mêmes nous corrompons dans la solitude, ces égarements, ces fantômes, ces chimères de la mélancolie.»