La solitude
La paix de l'âme est, dans ce monde, le bonheur suprême. Ce bonheur, on peut le goûter dans la simplicité de son cœur, si, en s'éloignant du tumulte du monde, on sait borner ses vœux et son ambition, se soumettre aux décrets du ciel, juger avec indulgence tout ce qui se passe autour de soi, et se réjouir des harmonies de la nature, du mugissement des cascades, de la fraîcheur des bois et du soupir des vents.
Quelle sérénité dans nos sentiments quand les orages de la vie sont passés, quand tout ce qui nous attristait s'évanouit, quand autour de nous règnent l'amitié, la paix, l'innocence et la liberté! Alors même que le cœur est agité, on peut se plaire encore dans la solitude. Une douce mélancolie est préférable aux jouissances terrestres, et une larme d'amour vaut mieux que l'univers entier.
Pour comprendre cette félicité de la solitude, il faut aimer à contempler les merveilles de la création, depuis ses beautés grandioses jusqu'à l'humble fleur des champs; il faut pouvoir jouir de tout ce qui agrandit l'âme et de tout ce qui lui offre quelques riantes images. Ces jouissances n'appartiennent point exclusivement aux âmes fortes, aux imaginations ardentes, aux esprits d'une trempe vive et délicate; elles appartiennent aussi aux personnes d'un caractère froid, qui, souvent, accusent les autres d'exagérer l'expression de leurs sensations. Seulement, il faut pour celles-ci ménager les teintes et les effets de lumière; car, par la raison qu'elles sont moins frappées de ce qui est mal, elles sentent moins vivement aussi le beau et le bien.
Dans la solitude, une grande partie des jouissances du cœur viennent de l'imagination. L'aspect d'une contrée pittoresque, le vert feuillage des bois, le murmure des eaux, le bruissement des arbres, le chant des oiseaux et les contours d'un horizon lointain absorbent souvent l'âme à tel point que toutes nos pensées deviennent autant de sensations. Notre âme s'émeut alors, et aspire à tous les sentiments honnêtes: c'est un des effets du magique pouvoir de l'imagination. Si tout ce qui nous environne est libre et paisible, l'imagination répand sur tout ce que nos regards embrassent des teintes riantes et un prestige charmant. Ah! quand on connaît la mélancolie philosophique qu'inspire la solitude, il est facile de renoncer aux plaisirs bruyants et aux assemblées tumultueuses. Les rocs escarpés, les ombres profondes des forêts, les points de vue attrayants ou majestueux excitent tour à tour en nous une sorte de crainte religieuse ou un doux transport. La douleur se dissipe peu à peu dans ces graves ou riantes émotions et se change en une paisible rêverie. La solitude et le silence de la nature font ressortir chacun des objets qui fixent notre attention; notre sensibilité est plus vive, notre surprise plus grande et notre plaisir plus profond.
Je connaissais depuis longtemps quelques-unes des plus magnifiques beautés de la nature, lorsque je vis pour la première fois un jardin anglais près de Hanovre, et un autre près de Marienwerder; j'ignorais encore l'art de transformer par une sorte de création des collines sablonneuses en un frais paysage; cet art admirable réveille dans le cœur de celui qui a conservé le goût des charmes de la nature toutes les jouissances que la solitude et la paix des champs peuvent procurer. Je ne me rappelle jamais sans un sentiment de reconnaissance le jour où j'entrai dans le jardin de mon défunt ami M. Hinuber. Je venais d'arriver à Hanovre, j'éprouvais un amer regret d'être éloigné de ma patrie, et ce jour-là j'oubliai mes regrets et ma patrie.
Je ne savais pas qu'il fût possible de représenter dans un espace aussi restreint la variété charmante et la noble simplicité de la nature. Une telle conception est née d'un pur et délicat sentiment des beautés de la nature, et des effets qu'une chaste imagination produit sur le cœur. Hirschfeld, ce philosophe aimable et attrayant, ce grand peintre de la nature, est le premier qui ait fait connaître en Allemagne les jardins anglais, et il a rendu par là un remarquable service à ses compatriotes.
Il existe encore çà et là des jardins moitié anglais, moitié allemands, dont la bizarre distribution nous fait sourire de pitié; mais ils peuvent être pour nous un objet de comparaison avantageux. Comment garder son sérieux en voyant ces forêts de peupliers qui suffiraient à peine à chauffer un poêle pendant une journée, ces espèces de taupinières qu'on décore du nom de montagnes, ces ménageries qui renferment des animaux sauvages et apprivoisés peints sur des feuilles de fer-blanc, ces ponts jetés sur des rivières qu'une couple de poulets mettrait à sec, et ces poissons de bois dans des canaux que l'on remplit d'eau chaque matin au moyen d'une pompe? Un tel travail est certainement pire que ce qui était produit jadis par le mauvais goût de nos ancêtres. Mais si, dans le jardin de M. Hinuber, j'éprouve à chaque regard une pensée pieuse; si chaque point de vue m'émeut; si de chaque côté je découvre une nouvelle scène; si enfin je ne suis jamais allé là sans que mon cœur s'y sentît soulagé, irai-je examiner si tous ces massifs d'arbres pourraient être disposés autrement, et les froides plaisanteries des gens qui ne se lassent pas de vanter leur goût particulier diminueront-elles le plaisir que je goûte dans une telle enceinte?
Partout où nous découvrons une image de repos, soit par une œuvre de l'art, soit par une création de la nature, elle répand le calme dans notre esprit, et c'est un bienfait que nous devons à l'imagination. Si de toutes parts une douce paix s'offre à moi sous les formes les plus agréables; si un séjour champêtre absorbe mes facultés et réprime les pensées qui pourraient m'affliger; si le charme de la solitude maîtrise peu à peu mon âme, et n'y laisse entrer que des idées de bienveillance, d'amour et de satisfaction, je dois remercier Dieu de m'avoir doué de cette imagination, qui souvent, à la vérité, jette le trouble dans mon existence, mais qui du moins me fait trouver dans la solitude un asile auquel je m'attache et d'où je contemple avec plus de tranquillité la tempête à laquelle je viens d'échapper [23].
La solitude, a dit un célèbre écrivain anglais, inspire une certaine terreur au premier abord, parce que tout ce qui entraîne avec soi l'idée de la privation est effrayant, et par là même sublime, comme le vide, l'obscurité, le silence. En Suisse, et notamment aux environs de Berne, les Alpes, vues de loin, offrent un tableau d'une incroyable magnificence; de près, elles ne présentent à l'âme que des images terribles, mais magnifiques. A une certaine distance, lorsqu'on voit s'élever devant soi ces masses gigantesques, échelonnées l'une sur l'autre, on est frappé de cette grandeur qui se rapproche de l'infini; l'éclat étincelant de cette chaîne de rocs tempère l'impression saisissante que ses proportions doivent faire sur nous, et lui donne un aspect plus agréable qu'effrayant; mais on ne peut s'approcher pour la première fois des Alpes sans éprouver une sorte de frisson involontaire. On contemple avec frayeur ces glaces éternelles, ces abîmes béants, ces gouffres ténébreux, les torrents qui se précipitent du haut des montagnes, les noires forêts de sapins qui en recouvrent les flancs et les rocs, que le temps a détachés de leur cime, et précipités au bord de la vallée. Comme mon cœur battait, quand, pour la première fois, je gravis un sentier tortueux qui me conduisait vers ces déserts! De nouvelles montagnes s'élevaient sans cesse au-dessus de moi, et la mort me menaçait à chaque pas; mais aussi quelle exaltation d'esprit on éprouve lorsque, seul au milieu de ces grandes scènes de la nature, on en vient à songer au néant des grandeurs humaines et à la faiblesse des rois!
L'histoire de la Suisse nous prouve que les habitants de ces montagnes ne sont pas des hommes d'une trempe ordinaire. La hardiesse est innée dans leur cœur, la liberté donne des ailes à leurs pensées; ils foulent aux pieds la tyrannie et les tyrans. Tous les Suisses pourtant ne sont pas libres; mais tous sont enthousiastes de la liberté, chérissent leur patrie, et remercient Dieu de la tranquillité dont ils jouissent à l'ombre de leurs vignes ou de leurs forêts.
Les districts les plus sauvages des Alpes, de la Suisse, sont habités par des hommes rudes, mais généreux; un ciel sévère leur donne des formes agrestes, mais la vie pastorale adoucit leur caractère. Un Anglais a dit que celui qui n'a jamais entendu résonner la foudre dans les Alpes, ne peut avoir une idée du fracas qu'elle produit en retentissant sur tous les points de l'horizon. Aussi les gens de ces montagnes, qui n'ont jamais vu de plus belles maisons que leurs cabanes, ni d'autres contrées que la leur, regardent-ils le reste du monde comme une terre qui présente le même caractère sauvage et qui est traversée par les mêmes tempêtes.
Mais, de même qu'après un orage le ciel s'est rasséréné peu à peu, de même dans la tête et dans le cœur du Suisse, la douceur succède à l'emportement, et la générosité à la fureur. C'est ce que je puis démontrer facilement par des faits.
Un de ces enfants des Alpes, le général Reding, né dans le canton de Schwytz, était entré dès sa jeunesse dans les gardes suisses, au service des rois de France, et il y avait acquis le grade de lieutenant général; le séjour de Paris et de Versailles ne l'avait point changé: il était toujours Suisse. Les nouveaux règlements auxquels la cour de France voulut astreindre, en 1764, les compagnies helvétiques, excitèrent dans le canton de Schwytz un vif mécontentement. On disait que ce règlement attentait aux anciens priviléges, et l'on rendait le général Reding responsable de cet acte. Dans ce même temps, madame Reding, qui habitait le pays, y faisait des recrues; mais tout le monde se révoltait en entendant battre le tambour français, et le magistrat, craignant que l'irritation du peuple n'entraînât quelques désordres, défendit à madame Reding de continuer ses levées. Mais elle demanda que cet ordre lui fût signifié par écrit, et les magistrats n'ayant pas osé rompre si ouvertement avec la France, elle agit comme si nulle défense ne lui avait été notifiée. Cette hardiesse augmenta l'animosité des habitants du canton. On convoqua une assemblée pour délibérer sur ce qui se passait, et madame Reding fut sommée de comparaître devant cette assemblée. Le tambour, dit-elle, ne cessera de battre que lorsque vous m'aurez donné un écrit qui justifie mon mari à la cour, s'il ne parvient pas à compléter ses recrues. On accéda à sa demande, et l'on enjoignit au général de défendre les intérêts de la patrie auprès du gouvernement français. Après avoir pris cette mesure, les habitants de Schwytz s'attendaient à recevoir des nouvelles favorables de Paris; mais ils furent trompés dans leur espoir. Alors ceux qui avaient quelque autorité, ne gardant plus aucune réserve, déclarèrent de tous côtés que le nouveau règlement mettait en péril la religion et la liberté. Le mécontentement général se changea aussitôt en fureur. On convoqua une nouvelle assemblée où l'on prit la résolution de ne fournir désormais aucune troupe au roi de France. Le traité de 1715 fut arraché des registres publics, et l'ordre fut intimé au général Reding de rentrer immédiatement en Suisse avec ses soldats, sous peine d'être exilé à perpétuité. Reding obtint du roi un congé pour lui et les siens, et s'en revint dans son pays. Il entra dans Schwytz à la tête de ses compagnies, tambour battant et enseignes déployées. Arrivé à l'église, il déposa son étendard devant le maître-autel, s'agenouilla, rendit grâces à Dieu; puis, prenant congé de ses soldats, qui pleuraient en se séparant de lui, il leur donna la solde qui leur était due, et leur fit présent de leurs armes et de leurs habits. Les Suisses étaient dès ce moment maîtres de cet homme, que l'on regardait comme un traître, que l'on accusait d'avoir soutenu le nouveau règlement de Versailles, et d'avoir par là porté un coup funeste à son pays. Reding fut sommé de rendre compte de sa conduite devant les États assemblés. Il savait que dans une pareille circonstance toute éloquence échouerait contre les préventions populaires; il se contenta de dire brièvement et sèchement que tout le monde connaissait la manière dont toutes les choses s'étaient passées, et qu'il ne pouvait être blâmé ni de la promulgation du nouveau règlement ni du congé qu'il avait reçu. «Le traître ne veut donc pas avouer son crime! s'écrièrent quelques furieux; qu'on le pende à l'arbre le plus proche, qu'on le mette en pièces!» Et ces cris de rage furent répétés par un grand nombre de spectateurs. Cependant Reding restait calme et paisible. Une troupe de paysans, plus ardents que les autres, montèrent sur la tribune, où il se tenait debout près des magistrats. Il pleuvait; un jeune homme éleva un parapluie sur la tête de Reding, qui était son parrain. Un paysan brisa ce parapluie avec fureur en s'écriant: «Que le scélérat se tienne à découvert!» La même rage s'empare du jeune homme: «Ah! dit-il, je ne savais pas que mon parrain eût trahi son pays. S'il en est ainsi, donnez-moi une corde, que je l'étrangle.» Les membres du conseil se réunissent en cercle autour du général, et le conjurent, les mains jointes, de reconnaître qu'il ne s'est pas opposé assez fortement aux innovations de Versailles, et de sauver sa vie en offrant ses biens pour réparer la faute qu'il a commise. Reding sort du cercle d'un air grave et imposant, et demande le silence. Tout le monde s'attend à un aveu, et plusieurs des assistants se réjouissent de pouvoir pardonner: «Mes chers compatriotes, dit le général, vous savez que j'ai servi le roi de France pendant quarante-deux ans. Vous savez, et plusieurs d'entre vous en ont été témoins, combien de fois j'ai marché au-devant de l'ennemi et comment je me suis conduit dans mainte bataille. J'ai regardé chacun de ces jours de combat comme pouvant être le dernier de ma vie. Eh bien! je vous déclare ici, à la face du ciel qui voit tout, qui m'entend et qui est votre juge à tous, que jamais je ne m'avançai contre l'ennemi avec une conscience plus pure que celle avec laquelle je marcherai aujourd'hui à la mort, si vous m'y condamnez, parce que je ne veux pas me reconnaître coupable d'un crime que je n'ai point commis.» La dignité qu'il mit dans ces paroles, l'éclatante sincérité qui se peignit sur ses traits, calmèrent l'assemblée, et il fut sauvé. Quelques jours après, il quitta le canton avec son épouse. Elle entra dans un couvent de religieuses à Uri, et lui passa deux années dans une retraite profonde. Cependant les préventions de ses compatriotes s'apaisèrent. Il revint au milieu d'eux et paya leur ingratitude par d'importants services. Chacun reconnut son intégrité, et, pour le dédommager de l'injustice qu'il avait subie, on le nomma landamman, c'est-à-dire premier magistrat du canton, et trois fois de suite il fut, chose rare, maintenu par l'élection du peuple dans cette dignité.
Tel est l'habitant des Alpes et de la Suisse. Par l'effet de la solitude et de l'imagination, son caractère tour à tour violent et tendre présente les mêmes vicissitudes que le climat sous lequel il vit.
Si l'aspect continuel d'une nature sauvage donne aux Suisses une apparente grossièreté, ils doivent à cette même nature cette douceur, cette bonté d'âme que le calme des champs et la contemplation des riantes beautés de la création donnent aux hommes de tous les pays. Des Anglais ont dit qu'en Suisse la nature est trop grande et trop majestueuse pour que le pinceau le plus habile puisse la reproduire fidèlement. Mais quelle jouissance on éprouve sur ces coteaux romantiques, dans ces fraîches vallées, au bord de ces lacs limpides! C'est là qu'on peut observer la nature de près; c'est là qu'elle se montre dans toute sa grâce et toute sa splendeur. Si la vue de ces forêts helvétiques, où s'élèvent le chêne et le sapin majestueux, ne vous satisfait pas, non loin de là vous pouvez trouver le myrte au léger feuillage, l'amandier, le jasmin, le grenadier et les collines revêtues de pampre. Dans aucun pays du monde la nature n'est plus variée qu'en Suisse, et c'est le délicieux paysage de Zurich qui a inspiré à Gessner ses idylles mélodieuses.
Une nature grandiose agite le cœur, l'élève et l'enflamme. Elle émeut plus parfaitement l'imagination qu'un riant paysage, de même que la nuit nous offre un spectacle plus imposant et plus solennel que le jour. Quand on vient de Frascati, le long des bords du lac de Nemi, que des montagnes et des forêts environnent de tous côtés, et dont les vents ne sillonnent jamais la paisible surface, on dit avec le poëte anglais: La noire mélancolie réside ici dans le silence de la mort et dans un effrayant repos; son image attriste la nature, ternit l'éclat des fleurs et flétrit le vert feuillage. Mais quelle sérénité et quelle douce joie on éprouve quand du jardin des Capucins, près d'Albano, on voit devant soi le lac paisible avec les montagnes et les forêts qui l'entourent et le château de Gandolfo! D'un côté, Frascati et ses maisons de campagne; de l'autre, la jolie ville d'Albano, le village et le château de la Riccia avec leurs coteaux couverts de vignes; plus loin, les larges plaines de la Campanie, où s'élève Rome, l'antique maîtresse du monde, et à l'horizon les hauteurs de Tivoli, les Apennins et la mer Méditerranée.
C'est ainsi que des points de vue sauvages ou riants exercent une vive action sur le cœur. Les uns inspirent un sentiment d'effroi; les autres font naître en nous d'agréables sensations. Mais tous élargissent la sphère de notre existence, et nous donnent une plus grande jouissance de nous-mêmes.
Pour éprouver ces nobles sensations, il n'est cependant pas nécessaire de parcourir les sites solitaires de la Suisse et de l'Italie. Sans s'en aller, comme le poëte Kleist, le long des montagnes, à la recherche des inspirations poétiques, on peut très-bien ressentir l'influence que la nature exerce sur le cœur et sur l'imagination. Si l'esprit qui essaye de comprendre, de mesurer l'espace, ne se perd pas dans le vague de l'immensité; si, dans une ardente émotion, on n'en vient pas à s'imaginer qu'on est le maître de la terre, qu'on possède la faculté de créer et de détruire; si l'on n'a pas, comme Lavater et Rousseau, de merveilleuses visions, l'aspect d'un frais paysage, la pureté de l'air, l'azur du ciel, nous causent un bien-être moral qui nous fait paraître le chemin trop court [24]. L'éloignement de tout ce qui nous rappelle notre dépendance, notre emploi de chaque jour et nos occupations obligées, nous donne une hardiesse de pensée, une ardeur d'imagination qui ravivent l'esprit et enchantent le cœur.
Avec une imagination jeune et riante, on peut se trouver plus heureux dans une prison obscure qu'on ne le serait sans imagination dans la plus belle contrée. Mais, sans être doué de cet heureux don de la nature, on peut encore, dans le calme de la vie champêtre et à l'aspect des travaux rustiques, éprouver les plus pures jouissances du cœur. Qui n'a reconnu, dans certains moments d'ennui, le magique pouvoir des plaisirs du paysan, et le bonheur qu'on goûte à partager sa franche gaieté? Avec quelle franche cordialité on lui tend la main! avec quelle sympathie on écoute ses discours naïfs! Tout ce qui nous entoure alors devient intéressant et attrayant pour nous; nos penchants secrets s'épurent, s'améliorent par cette douce influence. Il est encore à la campagne des joies réelles pour celui qui n'en trouve plus à la ville.
En revenant dans sa patrie, après de longs voyages, Bernardin de Saint-Pierre s'exprime ainsi: «Ce n'est qu'à la campagne qu'on jouit des biens du cœur, de soi-même, de sa femme, de ses enfants, de ses amis. En tout, la campagne me semble préférable aux villes; l'air y est pur, la vie riante, le marcher doux, le vivre facile, les mœurs simples et les hommes meilleurs. Les passions s'y développent sans nuire à personne. Celui qui aime la liberté n'y dépend que du ciel. L'avare en reçoit des présents toujours renouvelés; le guerrier s'y livre à la chasse; le voluptueux y place ses jardins, et le philosophe y trouve à méditer sans sortir de chez lui.» Ailleurs il dit: «Je préférerais, de toutes les campagnes, celle de mon pays, non pas parce qu'elle est belle, mais parce que j'y ai été élevé. Il est dans le lieu natal un attrait caché, je ne sais quoi d'attendrissant, qu'aucune fortune ne saurait donner, et qu'aucun pays ne peut rendre. Où sont ces jours du premier âge, ces jours de plaisirs sans prévoyance et sans amertume? La prise d'un oiseau me comblait de joie. Que j'avais de plaisir à caresser une perdrix, à recevoir ses coups de bec, à sentir dans mes mains palpiter son cœur et frissonner ses plumes! Heureux qui revoit les lieux où tout fut aimé, où tout parut aimable, et les prairies où il courut, et le verger qu'il ravagea!»
Ces sentiments gravent à jamais dans notre cœur le souvenir de notre séjour à la campagne, de ces jours heureux où nous parcourions les sites solitaires de la terre natale. Aussi, à tout âge, dans chaque pays, au simple aspect d'un arbre vert, dans la liberté et le calme des champs, notre âme sera tendrement émue, et nous nous écrierons avec l'orateur sacré: «Qu'il est heureux, le mortel sage qui sait jouir paisiblement d'une dignité indépendante de tout ce qui l'entoure! Ah! combien le calme qu'il goûte est préférable au vain éclat et au tumulte du monde! Combien de nobles et généreux sentiments se développent dans la retraite, qui, dans le tourbillon des affaires, resteraient cachés au fond de l'âme!»
O mon cher Zollikofer, j'ai compris à la campagne, au sein de la vie domestique, ces vérités que tu proclamais à Leipzig du haut de la chaire, ces vérités que tu ne puisais point dans les froids axiomes de la théologie, mais dans la sensibilité de ton cœur. J'ai reconnu, comme tu nous le disais, que l'homme d'affaires peut oublier dans la solitude les soucis qui l'agitent; que s'il ne parvient pas à les bannir entièrement, il peut les déposer dans le sein d'un ami; que son cœur consolé s'ouvre alors à l'espérance, que son visage s'épanouit, et que ses chagrins s'éloignent jusqu'à ce qu'il ait recueilli assez de forces pour les supporter ou pour y trouver un remède. J'ai vu le savant se dérober à ses laborieuses recherches, sortir du labyrinthe où l'étude le conduisait, et découvrir dans l'innocente simplicité des siens plus de calme et de vérité, plus d'aliment pour son esprit et pour son cœur que dans toutes les profondeurs de l'art et de la science. C'est dans ce cercle intime que chacun trouve les suffrages qu'il mérite, et obtient l'approbation des personnes dont il tient à posséder l'estime; c'est là que l'âme affligée reprend une nouvelle vigueur, que l'esprit qui s'égare apprend à rentrer dans la bonne voie, que le caractère indolent se réveille de sa léthargie, c'est là que nos anxiétés se calment, et qu'une vraie satisfaction rentre peu à peu dans notre sein.
Parfois la tranquillité des champs, la contemplation de la nature, nous conduisent à une vague mélancolie; alors les joies bruyantes n'ont plus pour nous aucun attrait, mais nous n'en goûtons que mieux le charme du repos et de la solitude. Ce far niente des Italiens qui, sous un ciel splendide, sont pauvres sans être misérables, n'est pas sans avantage pour le cœur; ils trouvent une ample compensation à tout ce qui leur manque dans la douceur de leur climat, la fertilité de leur sol et dans leur caractère paisible et religieux. Un voyageur anglais dont j'estime fort les livres, le docteur Moore, dit que les Italiens sont les plus grands fainéants qui existent; mais que lorsqu'ils se promènent dans la campagne, ou qu'ils s'assoient à l'ombre d'un bois, ils jouissent de la sérénité et de l'agréable tiédeur de leur ciel avec une volupté sans pareille. On ne les verra point se livrer aux mêmes excès que les Anglais, et ils ne manifesteront, en général, ni la joyeuse vivacité des Français, ni le flegme impassible des Allemands. Ils éprouvent pour les jouissances de toutes sortes un goût modéré qui leur donne plus de moyens réels de bonheur qu'aux autres hommes.
Dans cet éloignement de tout ce qui nous inquiète et nous afflige, on n'échappera peut-être pas toujours à des idées romanesques; mais si cette disposition d'esprit a des inconvénients, elle présente aussi un côté favorable. Il peut se faire que des rêveries chimériques nous conduisent à des systèmes dangereux, qu'elles éveillent en nous quelques mauvaises passions, qu'elles nous amènent à une façon de penser légèrement inconséquente, qu'elles rendent quelquefois l'âme incapable de se livrer activement à d'utiles efforts, et de se contenter des simples réalités d'une vie ordinaire; il peut se faire encore que l'imagination ne descende pas sans regret du monde idéal où elle aurait à planer, qu'elle en rapporte une sorte de répugnance pour les relations sociales, et qu'elle se trouve même hors d'état de remplir les devoirs ordinaires de la vie et de s'y complaire. Il est certain que les sentiments romanesques n'enfantent pas toujours le malheur. Il est facile de reconnaître qu'on jouit plus par l'imagination que par la réalité.
Rousseau avait lu dans sa jeunesse une quantité de romans. Entraîné par cette lecture vers les choses imaginaires, il renonça à ce qui l'entourait. Dès lors il se développa en lui un penchant pour la solitude, qu'il conserva jusqu'à la fin de ses jours. Il disait que cette prédilection, qui avait toutes les apparences de la misanthropie, était l'effet des qualités trop affectueuses de son cœur, qui, ne trouvant nulle part les mêmes dispositions, se résignait à vivre de fictions.
Dans la solitude, l'imagination prend quelquefois un essor aventureux qui fait du bien au cœur sans nuire à l'esprit. Partout où j'ai été, j'ai trouvé quelqu'un à qui mon âme s'est rattachée. Ah! si mes anciens amis de la Suisse savaient combien de fois je m'entretiens avec eux dans mes nuits d'insomnie! s'ils savaient que ni la distance ni le temps n'effacent en moi le souvenir de ce qu'ils ont été à une autre époque de ma vie! s'ils savaient comme ces souvenirs calment mes douleurs, ils se réjouiraient peut-être de voir que je vis encore avec eux par l'imagination, bien que je sois mort pour eux en réalité.
Celui-là ne me paraît pas complétement malheureux qui se sent encore animé, dans la solitude, par de nobles et purs sentiments. On se figure souvent que celui qui vit loin du monde est subjugué par les idées les plus sombres, et souvent, au contraire, il jouit d'une rare félicité. Les Français regardaient Rousseau comme un froid misanthrope. Il ne le fut cependant pas pendant une grande partie de sa vie, et il ne l'était pas assurément quand il écrivait à M. de Malesherbes, fils du chancelier: «Je ne saurais vous dire, Monsieur, combien j'ai été touché de voir que vous m'estimiez le plus malheureux de tous les hommes. Le public, sans doute, en jugera comme vous, et c'est ce qui m'afflige. Oh! que le sort dont j'ai joui n'est-il connu de tout l'univers! chacun voudrait s'en faire un semblable. La paix régnerait sur la terre; les hommes ne songeraient plus à se nuire, et il n'y aurait plus de méchants quand nul n'aurait intérêt à l'être. Mais de quoi jouissais-je enfin quand j'étais seul? de moi, de l'univers entier, de tout ce qui est, de tout ce qui peut être, de tout ce qu'a de beau le monde sensible, et d'imaginable le monde intellectuel. Je rassemblais autour de moi tout ce qui pouvait flatter mon cœur. Mes désirs étaient la mesure de mes plaisirs. Non, jamais les plus voluptueux n'ont connu de pareilles délices, et j'ai cent fois plus joui de mes chimères qu'ils ne le font de leur réalité.»
Il y a sans doute de l'exagération dans cette lettre de Rousseau; mais qui n'aimerait mieux suivre Rousseau dans cette exagération que le monde dans ses calculs, dans ses habitudes de jeu, ses fausses joies et ses préjugés? Qui ne préférerait, à tant de bruyantes réunions, le calme de la vie intérieure et les charmes de la nature?
Les églogues sont aussi une œuvre d'imagination, et c'est, selon moi, l'expression la plus pure et la plus idéale du bonheur des champs. Celui qui, n'ayant que des désirs modestes, ne se fatigue point par une inquiète ambition, ne cherche que des pensées d'amour et d'innocence, celui-là voit encore refleurir pour lui cet âge d'or des poëtes, que l'on dit perdu; l'amour, le repos, les joies que donne la nature, n'ont pas été uniquement réservés aux plaines heureuses de l'Arcadie. Nous pouvons tous avoir, si nous le voulons, notre Arcadie; nous pouvons trouver dans toutes les vertes prairies, au bord des sources limpides, à l'ombre des bois, les douces et innocentes joies du cœur.
Pope fait remonter la poésie jusqu'aux premiers temps de la création. Les premiers hommes étaient des pasteurs, et leurs premiers poëmes furent sans doute des églogues. En conduisant leurs troupeaux de pâturage en pâturage, ils cherchaient à charmer les loisirs de leurs beaux jours, et ils chantaient leur bonheur. Telle est vraisemblablement, dit Pope, l'origine de l'idylle, de ces peintures d'une vie riante et paisible où se reflète le sentiment des antiques vertus.
Ces fictions produisent sur ceux qui les lisent une agréable sensation, et l'on bénit le poëte qui, dans l'élan de son enthousiasme, cherche à communiquer aux autres la félicité qu'il éprouve lui-même. La Sicile et la Suisse ont produit deux de ces poëtes qu'on pourrait compter parmi les bienfaiteurs du genre humain, Théocrite et Gessner, dont les suaves idylles nous font si vivement sentir l'attrait et les charmes de la nature.
Souvent ce n'est que dans la solitude que le cœur parvient à trouver le repos et le bonheur auquel il aspire. Quand je dis repos, je n'entends point par là l'oisiveté et l'indolence: passer d'un travail pénible à une occupation agréable, et de la contrainte des affaires à l'étude des belles-lettres, c'est un repos. Voilà pourquoi Scipion disait qu'il n'était jamais moins oisif que quand il n'avait rien à faire, et jamais moins solitaire que lorsqu'il était seul. Les âmes fortes ne s'endorment point dans le loisir et dans la retraite; elles y ressentent un nouvel aiguillon, et lorsqu'elles se réjouissent d'avoir mis fin à un travail, elles pensent aussitôt à en recommencer un autre.
Ah! il n'est que trop vrai que celui qui demande une situation exempte d'inquiétude poursuit vainement une ombre trompeuse. Il ne faut aspirer au repos que comme à un moyen de ranimer notre activité, et il faut savoir préférer le travail proportionné à nos forces et dont nous trouverons la récompense, après les efforts que nous aurons faits, à tout ce qui nous jetterait dans l'inertie, nous endormirait dans la paresse, et à tout ce qui ne nous offre que des plaisirs trop faciles à acquérir.
Ne cherchons pas le repos dans l'inaction, mais suivons l'élan qui nous porte à agir; et si le malheur de ceux que nous aimons pèse sur notre âme, si la compassion qu'ils nous inspirent empoisonne toutes nos joies et revêt à nos yeux le monde d'un nuage de deuil, si nous avons pendant des mois et des années entières essayé en vain de nous soustraire à nos souffrances, alors fuyons dans la solitude, et puissions-nous y être conduits et soutenus par la main angélique d'une femme chérie! Dans les diverses et pénibles vicissitudes de ma vie, je n'ai point connu d'instants plus heureux que ceux où j'oubliais le monde et où le monde m'oubliait, et c'est dans la solitude que je retrouvais cette profonde satisfaction. J'étais alors à l'abri de tout ce qui, dans le tumulte des villes, pesait si lourdement sur moi, de toutes les sombres agitations que me donnait le tourbillon du monde. J'admirais la nature, je jouissais de sa sérénité, et je n'éprouvais que des émotions agréables.
Souvent, dans ces heures de bénédiction, j'ai admiré, par une fraîche matinée, la colline couverte d'arbres verdoyants où s'élèvent les ruines solitaires du château de Rodolphe de Habsbourg. Là, j'aimais à voir l'Aar tantôt se déroulant entre ses rives escarpées dans un large bassin, tantôt se précipitant entre les rocs serrés sur son passage, puis serpentant majestueusement le long des riantes prairies, et recevant dans ses eaux la Reuss et la Limat, qui lui apportent le tribut de leurs flots. A travers ce splendide paysage, mes regards s'arrêtaient sur la solitude royale où reposent les ossements de l'empereur Albert Ier, et ceux de tant de princes de la maison d'Autriche et de tant de gentilshommes allemands vaincus par les Suisses. Plus loin j'apercevais la vallée que dominent les ruines de Vindonissa [25], où souvent j'allais méditer sur le néant des grandeurs humaines. L'horizon était borné par une enceinte de collines, de vieux châteaux, et au delà de cette enceinte on voyait briller la chaîne des Alpes dans son admirable magnificence. Quelquefois, détournant mes yeux de ce spectacle splendide, je m'arrêtais à contempler la fraîche vallée qui s'étendait à mes pieds et la petite ville qui m'a vu naître. J'en distinguais tous les quartiers et je pouvais compter toutes les fenêtres de la maison que j'habitais. En réfléchissant alors à mes sensations, je me disais: Pourquoi mon âme a-t-elle été si oppressée au milieu de tant de magnifiques tableaux? Pourquoi l'hiver m'a-t-il paru si sombre, pourquoi ai-je éprouvé là tant d'ennuis, tant de peines, tandis qu'ici mon cœur est si tranquille, si disposé à pardonner tous les faux jugements, et si libre de toute sollicitude? Pourquoi y a-t-il si peu d'accord dans cette petite peuplade d'hommes qui végètent à mes pieds? Pourquoi celui qui est bon et honnête se montre-t-il là si timide et si craintif? Pourquoi celui qui gouverne apparaît-il si grand, et celui qui est gouverné si petit? Pourquoi ces gens-là ont-ils si peu de liberté, de hardiesse, et si peu le sentiment d'eux-mêmes? Pourquoi en voit-on qui sont si fiers et d'autres si humbles et si rampants? Pourquoi enfin existe-t-il tant d'orgueil et tant d'envie parmi ces êtres qui sont nés égaux, tandis que les oiseaux s'élèvent l'un à côté de l'autre dans les airs et unissent leurs chants pour célébrer leur créateur? Alors je redescendais du haut de la colline, satisfait et paisible. Je tendais affectueusement la main à mes inférieurs, je faisais un salut révérencieux aux magistrats de ma petite cité, et je conservais cette salutaire disposition de l'âme jusqu'à ce que les relations des hommes m'eussent fait oublier de nouveau l'aspect imposant des montagnes, la verdure des prairies et le chant des oiseaux.
La solitude champêtre efface ainsi dans notre esprit ce qui nous déplaît dans les relations d'un certain monde; elle change souvent en plaisirs intérieurs les impressions les plus fâcheuses et nous inspire un enthousiasme que nous n'éprouvons pas dans les villes. Dans la solitude, à l'aspect d'une nature paisible, plus d'un être vicieux peut oublier ses mauvais penchants. La solitude développe en nous les pensées bienveillantes et affectueuses, et nous raffermit dans les vertueux désirs, pourvu toutefois que nous sachions nous-mêmes combattre nos passions et les diriger sagement.
Il est plus difficile de trouver cette solitude salutaire dans l'enceinte des villes. Peu de personnes ont assez de résolution pour se retirer dans leur chambre et s'élever par la pensée au-dessus de tout ce qui les environne; car là, dans les rues, dans les sociétés, à notre foyer même, mille incidents fâcheux interrompent le cours de nos réflexions, la tristesse s'empare du cœur et paralyse l'essor de l'esprit.
Rousseau se trouvait toujours fort malheureux à Paris [26]. Il écrivit là, il est vrai, quelques-uns de ses plus éloquents ouvrages; mais, dès qu'il sortait de son humble demeure, il se sentait assailli par une foule d'impressions désagréables. Alors son esprit l'abandonnait, et ce philosophe profond, et ce brillant écrivain avait toutes les faibles susceptibilités d'un enfant.
A la campagne, on sort de chez soi avec plus de confiance et de tranquillité. Du moment où l'on est las d'étudier, de réfléchir dans sa chambre, on n'a qu'à franchir le seuil de sa porte, partout on retrouve l'image du repos, et chaque promenade que l'on fait est une agréable distraction. On tend la main affectueusement à tous ceux que l'on rencontre, on aime tous les hommes que l'on voit, et l'on se croit aimé d'eux. Le long de son sentier champêtre, on ne court pas risque d'être révolté par les dédains de quelque orgueilleux aristocrate, ni éclaboussé par un carrosse armorié. Les regards ne sont point blessés par le spectacle du vice qui se pavane sous ses titres pompeux, ou de l'ignorance chamarrée d'or.
Même avec une constitution délicate, nos jours peuvent encore s'écouler paisiblement au sein du tourbillon social, si nous connaissons l'art de vivre avec nous-mêmes. Ce sont nos passions qui impriment le mouvement à notre âme, et qui doivent conduire notre esquif sur l'océan de la vie. Mais si ces passions deviennent trop impétueuses, la pauvre barque est en danger et peut faire naufrage. Les chagrins ne sont qu'un mal secondaire pour celui qui sait repousser les désirs coupables. Oublions donc, s'il le faut, le passé; ne nous perdons point en vaines conjectures sur l'avenir, et ne nous désolons pas de ce que notre sort pourrait être meilleur qu'il n'est. Tout est toujours mieux que nous ne croyons. La satisfaction ne nous vient pas des choses que nous désirons le plus, puisque, après les avoir obtenues, nous ne sommes pas encore satisfaits. La vraie satisfaction repose en nous-mêmes, dans la volonté sérieuse de connaître, de chercher le bien, et d'en jouir si petit qu'il soit.
Pétrarque comprenait bien l'art de se dominer lui-même et d'occuper sa solitude de Vaucluse. «Je me lève à minuit, dit-il, et je sors dès le matin; j'étudie dans les champs comme dans ma chambre; je lis, j'écris, je rêve, je lutte contre la paresse, contre le sommeil et la sensualité. Parfois je parcours des montagnes arides, des vallées profondes, des grottes ténébreuses; parfois je me promène, seul avec mes pensées, le long d'une rivière. Pas une âme ne peut me distraire; les hommes me deviennent de jour en jour moins à charge, et je les tiens à distance. Je me rappelle le passé, je réfléchis à l'avenir. J'ai découvert un moyen excellent de me séparer du monde, c'est de m'habituer aux lieux où je m'établis, et je suis convaincu que je pourrais m'habituer ainsi à tous les lieux, excepté pourtant à Avignon. Ici, à Vaucluse, je me figure que je suis tantôt à Athènes, tantôt à Rome ou à Florence, selon les fantaisies de mon esprit; ici, je jouis de tous mes amis, de ceux avec qui j'ai vécu, de ceux qui sont morts longtemps avant moi, et de ceux que je ne connais que par leurs ouvrages.»
Pétrarque ne voulut cependant pas faire tout ce qu'il avait la force de faire, parce qu'il était amoureux. Il n'avait pas cette paix du cœur, cette paix qui est un des plus sûrs moyens, dit Lavater, d'être bon et de produire le bien.
Par l'effet du travail, on peut goûter le charme du repos dans la solitude la plus affreuse. L'empereur du Japon exila dans l'île de Fateitzio quelques grands seigneurs de ses États qui lui avaient déplu. Cette île, aride et déserte, est bordée de rivages escarpés et d'un accès si difficile qu'on est forcé d'y monter avec des machines les malheureux qui y sont envoyés et les vivres dont ils ont besoin. La seule occupation de ceux qui sont exilés sur cette terre sauvage est de fabriquer des tissus de soie et d'or d'une grande beauté, que les Japonais ne vendent jamais aux étrangers. Je ne voudrais point déplaire à sa majesté l'empereur du Japon, mais je crois pourtant qu'on peut trouver plus de paix intérieure dans l'île de Fateitzio que près de lui, dans l'éclat de sa cour.
Nous devons nous efforcer de réunir tout ce qui peut faire rentrer quelque repos dans notre âme, et entretenir avec soin ce repos si précieux. On peut le trouver à la campagne, après l'avoir vainement cherché dans les villes.
Quel homme de cour éprouva jamais, au milieu des banquets les plus brillants, une satisfaction pareille à celle que Rousseau goûtait en faisant son frugal repas? «Je revenais à petits pas, dit-il, la tête un peu fatiguée, mais le cœur content; je me reposais agréablement au retour, en me livrant à l'impression des objets, mais sans penser, sans imaginer, sans rien faire autre chose que de sentir le calme et le bonheur de ma situation. Je trouvais mon couvert mis sur ma terrasse, je soupais de grand appétit dans mon petit domestique. Nulle image de servitude et de dépendance ne troublait la bienveillance qui nous unissait tous. Mon chien lui-même était mon ami, non mon esclave. Nous avions toujours la même volonté, mais jamais il ne m'a obéi. Ma gaieté, durant toute la soirée, témoignait que j'avais vécu seul tout le jour. J'étais bien différent quand j'avais vu de la compagnie; j'étais rarement content des autres et jamais de moi. Le soir, j'étais grondeur et taciturne. Cette remarque est de ma gouvernante, et, depuis qu'elle me l'a dit, je l'ai toujours trouvée juste en m'observant. Enfin, après avoir fait encore quelques tours dans mon jardin, je chantais quelques airs sur mon épinette; je trouvais dans mon lit un repos de corps et d'âme cent fois plus doux que le sommeil même.»
La nature et un cœur paisible sont, pour le Dieu suprême, un temple plus beau, plus majestueux que les plus magnifiques édifices. La grandeur de Dieu sanctifie la colline solitaire où une âme exempte de mauvaises passions lui offre son humble sacrifice. Ne parlons pas de le renfermer dans une enceinte de murailles, lui que les mondes entiers ne peuvent contenir. Partout il lit dans notre cœur, partout il entend notre prière. Il n'est pas un atome de poussière qui ne soit rempli de sa puissance, mais il n'y a pas un lieu qui inspire plus de piété que ceux où la majesté, la grâce de la nature, ravissent la pensée, et nous causent un sentiment d'admiration et d'amour.
Jamais je ne songe, sans une profonde émotion, à la scène splendide qui se déroula à mes yeux, lorsqu'un jour je montai avec mon ami Lavater sur la terrasse de la maison où il était né, en me rappelant ce que mon cher Brudon avait éprouvé sur l'Etna; il me sembla que je ressentais les mêmes émotions [27]. Mes regards planaient à la fois sur la ville de Zurich et sur les riantes campagnes qui l'environnent; je voyais devant moi le lac limpide et transparent, et à l'horizon les cimes des montagnes gigantesques couvertes d'une neige éternelle. A cet aspect, je jouissais d'une sérénité céleste.
Je compris alors comment, avec cet inaltérable sentiment de son existence et de ses forces, Lavater pouvait se montrer tranquillement dans Zurich aux yeux des savants, qui ne cessaient de le harceler, et auxquels il demandait si humblement pardon de son existence si innocente. Je compris comment il pouvait aimer encore ses ennemis implacables, que son nom seul irritait, qui ne se résignaient qu'avec peine à reconnaître une partie de son mérite, mais qui se faisaient une joie de reconnaître en lui quelque défaut, quelque ridicule, et recueillaient avec avidité toutes les impostures qui pouvaient porter atteinte à sa réputation.
Dans une position plus calme encore et plus attrayante que celle de la maison de Lavater, au milieu des sites les plus riants et les plus majestueux de la Suisse, dans le village de Richterswyl, à quelques lieues de Zurich, demeure un grand médecin; son âme est douce et noble comme la nature qui l'entoure. Sa maison est le temple des vertus paisibles et des tendres affections. Le village de Richterswyl s'étend au bord de deux langues de terre qui s'avancent au milieu du lac de Zurich, et forment un port naturel d'une demi-lieue d'étendue. Sur l'autre rive, le lac, qui dans cet endroit n'a guère qu'une lieue de largeur, est fermé, du nord au levant, par des collines couvertes de vigne, des prairies, des vergers, des champs parsemés de villages, d'églises et de rustiques habitations.
Du levant au midi, on voit se déployer un immense amphithéâtre, que nul peintre encore n'a pu représenter dans son ensemble. Vers la partie supérieure du lac, on aperçoit des îles, des promontoires, et la petite ville de Rapperswyl, adossée aux flancs d'un coteau, et le pont qui s'étend d'un des bords du lac à l'autre. Au delà s'élève en demi-cercle cet amphithéâtre qu'on ne se lasse pas de contempler. On découvre d'abord des collines ondoyantes, puis des montagnes revêtues d'arbres verts et peuplées d'habitations, puis les montagnes fertiles des Alpes avec leur teinte d'argent et d'azur, puis enfin les cimes grandioses qui s'élèvent jusqu'au ciel. Vers le sud, cet amphithéâtre est ouvert et laisse apercevoir d'autres chaînes de montagnes qui s'étendent au loin, échelonnées les unes sur les autres.
Sur les bords du lac, au pied de ces montagnes qui se prolongent du midi à l'ouest, s'élève le village de Richterswyl. De sombres forêts de sapins couvrent leurs flancs, et, au pied de ces forêts, on ne voit que des vergers remplis d'arbres fruitiers, des champs féconds et de grands pâturages; le village est propre, ses rues sont pavées, ses maisons construites en pierres, et revêtues au dehors d'une couche de peinture. D'une part, il est entouré par une enceinte d'arbres fruitiers; de l'autre, par d'épaisses forêts. L'étranger ne peut contempler sans une vive émotion ce charmant tableau. Il n'y a pas une parcelle de cette heureuse terre qui ne soit cultivée. Enfant et vieillard, tout le monde travaille.
Le médecin dont je parle a là deux maisons bâties au milieu d'un jardin, au centre du village, et aussi tranquilles que si elles étaient en pleine campagne. Au-dessous de la chambre qu'il occupe, coule un frais ruisseau côtoyé par la grande route, où depuis des siècles on voit passer chaque jour une quantité de pèlerins qui s'en vont au couvent de Notre-Dame des Ermites. De là on découvre, au midi, le superbe Etzelberg avec ses noires forêts, au milieu desquelles on voit briller aux rayons du soleil la flèche d'une église. A quelques pas du village est le lac de Zurich, dont les eaux, légèrement balancées par le vent, se couvrent d'une blanche écume, ou, s'aplanissant comme une glace, reflètent dans leur cristal limpide les bois et les montagnes, la verdure et le ciel.
Si dans cette séduisante retraite on s'en va la nuit dans le jardin respirer l'arôme des fleurs naissantes, tandis que la lune se lève derrière les montagnes, et projette un long sillon de lumière sur la surface du lac à cette heure paisible; à cette heure de repos, on entend d'un côté le son des cloches du village, de l'autre la voix glapissante du crieur de nuit et l'aboiement des chiens de basse-cour. On distingue dans le lointain la barque du pêcheur qui de sa rame frappe l'onde à coups mesurés. On la voit glisser au milieu d'un sillon de lumière et se balancer sur les vagues argentines. Quel est celui qui, en voyant pour la première fois le lac de Genève dans toute son étendue, ne resterait saisi d'admiration à l'aspect d'une telle scène et ne croirait voir l'un des chefs-d'œuvre de la création? Mais à Richterswyl, tous les objets que les regards embrassent sont plus rapprochés et d'une teinte plus douce et plus agréable.
Dans la maison de ce sage médecin, il n'y a ni luxe ni faste vaniteux. On s'assied là sur des chaises de paille; on n'y trouve que des tables en bois du pays, et de la vaisselle de terre; mais tout y est propre et commode. Une collection de portraits, peints ou gravés, est la seule dépense de mon ami. Les premiers rayons du matin éclairent la chambre où il repose, et l'invitent à reprendre le mouvement et la vie. Une nichée d'oiseaux s'éveille en même temps que lui, et le salue de ses chants. Les premiers et les derniers instants du jour sont à lui; il consacre tous les autres à tous les malades, à tous les pauvres gens qui viennent sans cesse le consulter. Sa bienfaisance absorbe son temps, mais elle fait la joie de sa vie, et elle alimente son cœur. Les habitants des montagnes de la Suisse et des vallées des Alpes arrivent en grand nombre chez lui, et lui expriment naïvement leurs besoins, car ils sont persuadés qu'il sait tout. On répond à ses questions avec une franche simplicité; on prête une oreille avide à ses paroles; on recueille précieusement ses conseils, et on le quitte, plein d'espoir et de consolation, comme lorsqu'on quitte les confesseurs de Notre-Dame des Ermites. Quand ce digne homme a passé une telle journée, que manque-t-il à son bonheur? Quand une honnête paysanne, qui naguère tremblait pour les jours de son époux, entre dans la chambre du bon docteur, et lui dit en lui serrant la main: «Mon mari était bien mal quand je suis venue chez vous, à présent il est beaucoup mieux. Ah! quelle reconnaissance je vous dois!» l'âme de mon ami doit ressentir à ces mots tout ce qu'un roi éprouverait à l'instant où il ferait le bonheur d'un peuple.
Telle est la contrée de la Suisse où demeure l'un des plus grands praticiens de notre siècle, le docteur Hotz, que son habileté de médecin, son jugement de philosophe et son expérience placent sur la même ligne que mes deux chers amis, Tissot et Herzel. Ses années s'écoulent dans l'accomplissement des mêmes devoirs: il n'a, il est vrai, que deux heures à lui dans la journée; le reste est employé à soulager ceux qui ont besoin de lui. Son esprit vif et énergique ne se repose jamais, mais une tranquillité suprême réside dans son cœur. Ah! il n'aurait pas trouvé à la cour une telle félicité. Mais chacun peut en acquérir une pareille sans habiter une aussi belle demeure que celle de mon cher Hotz, que le cloître des capucins près d'Albano ou que le palais de Windsor.
Celui qui se contente de ce qu'il possède est heureux. Il est aisé de trouver ce bonheur à Richterswyl, sur les bords du lac de Zurich; mais il n'est pas aussi facile qu'on pourrait le croire de le goûter dans la chambre où j'écris ce livre sur la solitude, et d'où ma vue ne repose, depuis sept ans, que sur de misérables toits et sur le sommet d'un triste clocher.
Il faut que le calme ait sa source dans le cœur; mais il y rentre plus facilement avec les vertus qui doivent l'accompagner. Dans le silence d'une retraite champêtre, on devient aisément bon et aimant; au pied d'une forêt fraîche, au bord d'un ruisseau limpide, la tranquillité de la nature pénètre dans notre cœur, et, parmi les hommes, on est souvent plus tenté de se fuir soi-même que de fuir les autres. Être en paix avec soi-même, c'est être en paix avec le monde entier; quand l'âme est paisible, les hommes et les choses se montrent à nous sous le meilleur point de vue. Quand la nature nous sourit, quand les sentiments de bienveillance qu'elle nous inspire remplissent notre cœur, il ne nous manque plus qu'un cœur pour partager notre félicité.
Les caractères paisibles trouvent plus de bonheur intérieur à la campagne que partout ailleurs. Nul palais, nulle cour brillante ne pourraient effacer la douleur de celui qu'on arracherait malgré lui à une douce et calme situation pour le transporter dans ce tourbillon du grand monde, où l'on trouve tant d'ennui, tant de mensonge, tant de fausses démonstrations et tant de haine [28].
C'est dans les campagnes qu'on retrouve encore l'amour, la bonne foi, les jouissances véritables et la simplicité de mœurs de nos aïeux. Voilà pourquoi Rousseau disait aux habitants des villes qu'il y avait dans la vie champêtre un charme particulier qu'ils ne connaissaient pas, et des plaisirs moins fades et moins grossiers qu'ils ne croyaient; que là, on reconnaissait aussi le goût et la délicatesse; qu'un homme de mérite qui se retire à la campagne avec sa famille, qui se fait son propre fermier, passe là des jours plus doux que dans les assemblées les plus splendides; qu'une honnête ménagère peut être à la campagne une femme pleine d'agréments et de grâces, préférables à toutes les grâces des grandes dames.
C'est dans le tumulte social, sous le joug de la subordination que la lutte continuelle du bon sens et de la raison contre l'ignorance de ceux qui exercent le pouvoir attriste et désole l'esprit de l'homme. Des sots, investis d'une injuste autorité, rendent l'existence pénible à leurs subalternes, sèment de ronces et d'épines la carrière de ceux qui ont plus de talents qu'eux, les jettent dans le découragement et les abreuvent d'amertume. Combien d'hommes d'honneur obligés de vivre à la cour, combien de braves officiers et d'employés instruits pourraient s'écrier avec le philosophe: «Oh! que n'ai-je des ailes comme la colombe! que ne puis-je partir et fixer ma demeure où il me plairait! Je fuirais ces lieux en toute hâte pour me retirer dans le désert, pour échapper à l'orage qui me menace dans ces demeures où règnent la sottise, la mauvaise foi, le mensonge et la discorde.»
La sottise qui exerce quelque pouvoir et a quelque crédit devient surtout nuisible et dangereuse, parce qu'elle prend un homme pour le contraire de ce qu'il est, parce qu'elle intervertit l'ordre de toutes les idées raisonnables. Il faut que les caractères droits, libres et honnêtes qui veulent lui échapper, connaissent ses artifices et ses méchantes combinaisons, comme le renard de Saadi, le fabuliste indien.
Un homme, rencontrant un renard qui fuyait vers son terrier, lui dit: «Pourquoi donc cours-tu si vite? as-tu commis quelque mauvaise action dont tu redoutes le châtiment?—Non, répondit ce renard: ma conscience est pure, mais je viens de voir des chasseurs qui cherchent à prendre un chameau.—Eh bien! que t'importe? tu n'es point un chameau.—Ah! ah! reprit le renard, les bonnes têtes ont toujours des ennemis. Si quelqu'un me montrait aux chasseurs en disant: Voilà un chameau qui court dans la campagne, ils me prendraient et me lieraient sans se donner la peine de voir si je suis réellement l'animal qu'ils cherchaient.»
Le renard avait raison. Mais que les hommes soient méchants par sottise ou par envie, si je ne puis échapper à leur atteinte; si, parce qu'ils me croient heureux, je suis l'objet de leur jalousie, je ne me vengerai de leurs mauvaises pensées qu'en leur montrant que je ne porte envie à personne.
Celui qui est satisfait de ce qu'il possède n'éprouve point cette basse jalousie. Les idées de simplicité, d'ordre et de repos que la solitude nous inspire garantissent notre cœur des désirs immodérés. En vivant fréquemment avec nous-mêmes, nous devons reconnaître combien il nous manque de qualités et combien nous sommes au-dessous de ce que l'on pourrait faire croire. Tout le bien qui nous arrive alors et tout le bonheur dont nous jouissons nous paraît une grâce spéciale, et nous ne pouvons nous affliger du bonheur des autres. La douceur naît ainsi des réflexions que l'on fait sur ses propres défauts et de la justice que l'on rend aux qualités supérieures que l'on a occasion d'apprécier.
Un historien de la Louisiane a dit: «J'aurais voulu finir mes jours dans les heureuses solitudes de cette contrée, loin du monde, de l'égoïsme et de la mauvaise foi: là on éprouve une foule d'innocents plaisirs, qui sans cesse se renouvellent; là on échappe aux méchants propos et à l'envie; là on ne saurait voir, sans admirer la puissante bonté de Dieu, tant d'animaux de toutes sortes qui errent paisiblement dans ces immenses prairies, tant d'oiseaux qui remplissent les bois de leurs chants, tant de merveilles de la nature qui nous portent à de sages méditations.»
Mais on peut goûter ces mêmes plaisirs ailleurs que dans les solitudes de la Louisiane. Ce père de famille laborieux, qui, après avoir accompli honnêtement sa tâche de la journée, rejoint le soir sa femme et ses enfants, n'a certainement pas les tristes sollicitudes du courtisan. Si l'homme investi d'un emploi public n'obtient pas de ceux qui l'entourent la justice et l'honneur qu'il mérite; si son zèle et ses travaux ne sont point récompensés comme ils devraient l'être, il oublie cette ingratitude quand il revient au milieu des siens, quand il retrouve leurs témoignages de tendresse, quand il reçoit d'eux ces éloges dont il est digne. Si le faux éclat du monde et de ses grandeurs n'a point ému sa pensée, si la dissimulation, si la ruse, la vanité puérile, n'ont fait que fatiguer ou aigrir son cœur, bientôt, dans le cercle de ceux qu'il aime et dont il est aimé, une noble émotion relèvera son âme abattue, un sentiment pur et consolant ranimera son courage, et la vérité, la probité, l'innocence qui règnent autour de lui le réconcilieront avec le genre humain. Mais quand il posséderait la fortune la plus considérable, quand il serait le favori des ministres, des grands ou des femmes, si sa demeure est en proie à la discorde ou à l'envie, trouvera-t-il dans ces fastueuses apparences de bonheur une compensation à la satisfaction réelle qui n'existe pas en lui-même?
En exprimant ces pensées sur les avantages de la solitude, je me rappelle celles de l'illustre prédicateur Zollikofer.
«La solitude, dit-il, nous met à l'abri des frivoles sarcasmes, des mépris injustes et des opinions injurieuses de l'envie. Elle nous épargne l'affligeant spectacle des folies, des crimes et des misères qui, dans le tourbillon de la société, profanent et souillent si souvent le cours de la vie; elle tempère en nous la trop vive ardeur des passions; elle affermit la paix dans notre cœur. J'ai moi-même éprouvé la vérité de ces paroles. Quand mes ennemis s'imaginaient que des événements sans importance troublaient ma tranquillité, quand on venait me raconter qu'ils se réjouissaient d'apprendre les injures que l'on m'avait faites et celles qu'on me préparait, je me disais: Qu'importent ces épigrammes et ces railleries? qu'importent ces gravures satiriques que l'on répand pour m'offenser en Suisse et en Allemagne?»
De même que nous ne pourrions toucher, sans en ressentir quelque douleur, les épines et les chardons que des pieds endurcis foulent impunément, de même il est des personnes qui s'affectent d'un accident auquel d'autres ne prendraient pas garde: ce sont ces personnes qu'il faut traiter avec ménagement comme des plantes délicates; mais celui qui a exercé son énergie contre des dangers réels et des malheurs redoutables ne s'aperçoit point de ces légères piqûres; il les abandonne aux petits esprits, qui en font leur occupation, et se rit des menaces d'un essaim d'insectes.
Il n'est pas toujours nécessaire de goûter les charmes d'une nature fraîche et riante pour oublier la colère de ses ennemis. On l'oublie partout où l'on peut trouver quelque calme. Les petites contrariétés de la vie, les injustices, les soucis disparaissent comme une poussière fugitive aux yeux de celui qui a assez de résolution pour vivre selon ses goûts et ses caractères. Ce que l'on fait volontairement est plus agréable que ce que l'on est forcé de faire; c'est la contrainte du monde et la servitude qui fatiguent les âmes libres, qui épuisent leur énergie, et leur ôtent, au sein même de la richesse, tout plaisir et toute satisfaction.
Non-seulement la solitude ramène le calme dans le cœur, non-seulement elle dispose à la bonté, à la vertu, non-seulement elle nous élève au-dessus de la méchanceté et de l'envie, mais elle nous offre encore d'autres avantages aussi précieux.
Nulle part on n'acquiert la vraie liberté aussi sûrement que dans l'éloignement du tumulte du monde et des relations forcées avec les hommes. Nous l'avons déjà dit, et nous le répétons, l'homme revient à lui-même dans la solitude, il reprend là son esprit libre et naturel, il pense, il parle, il agit selon ses sentiments. Affranchi de toute tyrannie, de la contrainte des affaires, des lois d'une importune étiquette, il peut penser tout haut et se laisser aller à ses véritables émotions.
Madame de Staal disait que c'était une grande erreur de se croire libre à la cour, où, dans les moindres circonstances, on est forcé de s'arrêter à toutes sortes de considérations, où il faut régler ses sentiments sur tout ce qui nous entoure, où tous ceux qui nous approchent semblent avoir le droit de nous mettre à l'épreuve, et où nous ne pouvons jouir de nous-mêmes. La jouissance de soi-même, disait-elle encore, n'existe que dans la solitude. C'est à la Bastille que je fis connaissance avec moi pour la première fois.
Des hommes au cœur libre et fier ne sont pas faits pour remplir une charge de chambellan. Le courtisan jette un regard craintif sur tout ce qui l'environne, et le soupçon et l'inquiétude le tourmentent sans cesse. Il essaie cependant de conserver un visage serein; mais, pareil à cette vieille femme dont on a maintes fois raconté le culte naïf, il offre un cierge à l'archange saint Michel et un autre au démon, car il ne sait duquel des deux il pourra quelque jour avoir besoin.
L'amour de la solitude et de la liberté rendait odieuses à Pétrarque les vaines distractions du monde. Dans sa vieillesse, on tenta plusieurs fois de l'attacher, en qualité de secrétaire, au pontife romain. Pétrarque répondait: «Les richesses qu'on acquiert aux dépens de sa liberté sont une vraie misère. Un joug d'or est tout aussi lourd à porter qu'un joug de bois.» Il représenta à ses amis qu'il ne pouvait renoncer à son indépendance et à ses loisirs, à ses études et à ses livres; qu'à l'époque où il eût eu besoin de la fortune, il avait su dédaigner la fortune, et qu'il serait honteux pour lui de la rechercher lorsqu'elle ne lui était plus nécessaire; qu'il fallait régler ses provisions selon la longueur du chemin, et qu'arrivé près du terme de sa carrière, il devait plutôt songer à l'hôtellerie qu'aux frais du voyage.
Pétrarque se retira dans la solitude à l'âge de vingt-trois ans, et il avait cependant toutes les qualités extérieures que peut désirer un courtisan; il était si beau que les passants s'arrêtaient dans les rues pour le regarder; ses yeux étaient vifs, ardents, et sa physionomie pleine d'esprit. Sur son mâle et noble visage brillaient les couleurs de la santé, et il était d'une taille svelte, élevée, imposante. Il s'abandonna d'abord à la fougue de son tempérament et à l'influence du climat d'Avignon. Il se laissa séduire par la beauté des femmes, et il passait une grande partie de la journée à sa toilette. Toujours vêtu de blanc, s'il voyait sur ses vêtements la moindre tache, le moindre pli disgracieux, il en éprouvait un vrai chagrin. Il portait des souliers si étroits qu'il eût fini par ne plus pouvoir marcher, s'il n'eût reconnu qu'il valait pourtant mieux avoir le pied moins mignon que de se blesser. En traversant les rues, il se mettait avec soin à l'abri du vent par la crainte de voir déranger l'ordre élégant de sa chevelure. L'étude des lettres et le sentiment de la vertu contre-balancèrent cependant le penchant qui l'entraînait vers les femmes. Il écrivait, il est vrai, pour leur plaire, ses poésies en italien. Mais, malgré l'ardeur de son tempérament, il conserva sa chasteté. Avant d'avoir vu Laure, il était d'une extrême sauvagerie, et si nous l'en croyons, à vingt-trois ans il n'avait encore à se faire aucun reproche sur sa conduite. La crainte de Dieu, l'idée de la mort et les principes religieux qu'une bonne mère lui avait inculqués le préservèrent des écueils qui l'environnaient. La science du jurisconsulte était alors un des meilleurs moyens de faire son chemin à la cour du pape; mais Pétrarque n'éprouvait pour l'étude des lois qu'une profonde aversion. Avant de se vouer à l'état ecclésiastique, il avait exercé la profession d'avocat; il avait même gagné plusieurs causes. Plus tard, il s'en faisait des reproches, et il disait: «Dans ma jeunesse, je m'étais consacré à l'art de vendre des mots, ou plutôt des mensonges; mais ce qu'on fait contre son gré ne réussit pas; j'aimais la solitude et je détestais le barreau.» Le sentiment de son mérite lui donnait, il est vrai, cet air d'assurance que l'on remarque souvent chez les jeunes gens, cet orgueil qui fait croire qu'on peut atteindre au but le plus élevé. Mais son aversion pour la vie de courtisan l'emporta sur les songes ambitieux. «Je n'ai pas l'espoir, disait-il, de pouvoir faire fortune à la cour du pape. Il me faudrait, pour réussir, me présenter assidûment dans les palais des grands, il faudrait flatter et mentir.» Et c'est ce dont Pétrarque n'était pas capable. Il ne haïssait ni les honneurs, ni le pouvoir, mais les moyens auxquels on était forcé d'avoir recours pour y parvenir. Il aimait la gloire, mais il ne voulait pas la chercher par des voies ordinaires; il ne voulait pas suivre la même marche que les autres hommes, et il s'éloigna de la cour.
En 1346, pendant le carême, il se trouvait à Vaucluse, selon sa coutume; l'évêque de Cavaillon, avide de le voir et de s'entretenir avec lui, vint s'établir près de là, dans un château bâti sur la cime d'un roc, mais dont il ne reste plus aujourd'hui que des ruines. Ce que ces deux hommes avaient vu, soit à Avignon, soit à Naples, leur donnait une extrême répugnance pour le séjour des villes et un profond mépris pour les hypocrisies de la cour. En s'entretenant ensemble, ils rappelaient souvent les contrariétés qu'ils avaient éprouvées autrefois et dépeignaient avec amour les avantages de la solitude. Pétrarque conçut alors l'idée d'écrire un livre sur ce sujet, en réunissant ses propres idées à celles des autres philosophes. Il se mit à l'œuvre au commencement du carême, et à Pâques l'ouvrage était fini; mais il le corrigea plusieurs fois dans la suite, et il y ajouta de nouvelles pensées. Ce ne fut que vingt ans après qu'il osa le laisser paraître, et qu'il le donna à l'évêque de Cavaillon, à qui il l'avait dédié.
Certes, Pétrarque, en s'éloignant ainsi de la cour, faisait de grands sacrifices à la solitude, mais il trouva là les plus grandes jouissances de l'esprit et du cœur, et ces jouissances il les devait à son éloignement du monde et à son amour de la liberté.
C'était ce même amour de la liberté qui rendait toute société si pénible à Rousseau, et qui lui faisait goûter avec tant de bonheur le repos de la solitude; il dit, dans une de ses lettres à M. de Malesherbes: «Longtemps je me suis abusé moi-même sur la cause de cet invincible dégoût que j'ai toujours éprouvé dans le commerce des hommes; je l'attribuais au chagrin de n'avoir pas l'esprit assez présent pour montrer dans la conversation le peu que j'en ai, et par conséquent à celui de ne pas occuper dans le monde la place que je croyais mériter. Mais quand, après avoir barbouillé du papier, j'étais sûr, même en disant des sottises, de n'être pas pris pour un sot, quand je me suis vu recherché de tout le monde, et honoré de beaucoup plus de considération que ma plus ridicule vanité n'en eût osé attendre, et que malgré cela j'ai senti ce même dégoût plus augmenté que diminué, j'ai conclu qu'il venait d'une autre cause, et que ces espèces de jouissances n'étaient point celles qu'il me fallait.
«Quelle est donc enfin cette cause? Elle n'est autre que cet indomptable esprit de liberté que rien n'a pu vaincre, et devant lequel les honneurs, la fortune et la réputation même ne me sont rien. Il est certain que cet esprit de liberté me vient moins d'orgueil que de paresse; mais cette paresse est incroyable. Tout l'effarouche, les moindres devoirs de la vie civile lui sont insupportables; un mot à dire, une lettre à écrire, une visite à faire dès qu'il le faut, sont pour moi des supplices. Voilà pourquoi, bien que le commerce ordinaire des hommes me soit odieux, l'intime amitié me reste chère, parce qu'il n'y a plus de devoir pour elle, on suit son cœur et tout est fait. Voilà encore pourquoi j'ai toujours tant redouté les bienfaits; car tout bienfait exige une reconnaissance, et je me sens le cœur ingrat par cela seul que la reconnaissance est un devoir. En un mot, l'espèce de bonheur qu'il me faut n'est pas tant de faire ce que je veux que de ne pas faire ce que je ne veux pas. La vie active n'a rien qui me tente; je consentirais cent fois plutôt à ne jamais rien faire qu'à faire quelque chose malgré moi. J'ai cent fois pensé que je n'aurais pas vécu trop malheureux à la Bastille, n'y étant tenu à rien qu'à rester là.»
Dans un autre endroit de ses livres, Rousseau parle encore ainsi du bonheur qu'il goûtait dans un loisir paisible: «Quand mes douleurs, dit-il, me font tristement mesurer la longueur des nuits, et que l'agitation de la fièvre m'empêche de goûter un seul instant de sommeil, souvent je me distrais de mon état présent en songeant aux divers événements de ma vie; et les repentirs, les doux souvenirs, les regrets, l'attendrissement, se partagent le soin de me faire oublier quelques moments mes souffrances. Quel temps croiriez-vous, Monsieur, que je me rappelle le plus souvent et le plus volontiers dans mes rêves? Ce ne sont point les plaisirs de ma jeunesse; ils furent trop rares, trop mêlés d'amertume, et sont déjà trop loin de moi. Ce sont ceux de ma retraite, ce sont mes promenades solitaires, ce sont ces jours rapides, mais délicieux, que j'ai passés tout entiers avec moi seul, avec ma bonne et simple gouvernante, avec mon chien bien-aimé, ma vieille chatte, avec les oiseaux de la campagne et les biches de la forêt, avec la nature entière et son inconcevable auteur; en me levant avant le soleil, pour aller contempler son lever dans mon jardin. Quand je voyais commencer une belle journée, mon premier souhait était que ni lettre ni visite n'en vinssent troubler le charme. Après avoir donné la matinée à divers soins, que je remplissais tous avec plaisir parce que je pouvais les remettre à un autre temps, je me hâtais de dîner pour échapper aux importuns et ménager une plus longue après-midi. Avant une heure, même les jours les plus ardents, je partais par le grand soleil avec le fidèle Achate, pressant le pas dans la crainte que quelqu'un ne vînt s'emparer de moi avant que j'eusse pu m'esquiver; mais, quand une fois j'avais pu doubler un certain coin, avec quel pétillement de cœur, avec quels battements de joie je commençais à respirer en me sentant sauvé et me disant: Me voilà maître de moi pour le reste de ce jour! J'allais alors, d'un pas plus tranquille, chercher quelque lieu sauvage dans la forêt, quelque lieu désert, où rien, montrant la main des hommes, n'annonçât la servitude et la domination, quelque asile où je pusse croire avoir pénétré le premier, et où nul tiers importun ne vînt s'interposer entre la nature et moi.»
Qui ne renoncerait pas volontiers aux tumultueux plaisirs de ce monde pour ces plaisirs du cœur et cette liberté modeste? Je sais bien que chacun n'est pas dans une situation à pouvoir jouir aussi intimement de soi-même; mais qu'on essaye de connaître les joies de la campagne, et l'on verra qu'une heure de liberté, un instant de repos, suffisent peut-être pour nous faire sentir le vide de la dissipation des villes, de la parure et des distractions frivoles du monde.
Clément VI offrait à Pétrarque la charge de secrétaire apostolique et plusieurs évêchés. Pétrarque ne voulait point accepter ces fonctions. «Tu refuses tout ce que je te propose, lui dit un jour le pape; demande-moi donc ce que tu désires, je te le donnerai.» Deux mois après, Pétrarque écrivait à l'un de ses amis: «Toute élévation m'est suspecte, parce que près de l'élévation j'entrevois la chute. Qu'on m'accorde cette médiocrité qui m'a été promise et que je préfère à l'or. Je l'accepterai avec bonheur et reconnaissance; mais si l'on veut m'investir d'un emploi important, je le refuse, je secoue le joug, car j'aime mieux rester pauvre que de me rendre esclave.»
Un Anglais a dit: «Pourquoi les habitants des plaines de la Lombardie, où la nature répand, prodigue ses dons, sont-ils moins riches que les montagnards de la Suisse? C'est que la liberté exerce sur le bonheur des hommes une influence meilleure que le soleil et la température féconde. Par l'action de la liberté, le roc aride devient une terre fertile, le marais infect se dessèche, les déserts se revêtent d'une riante verdure. La liberté égaye le cœur des habitants de la campagne qui voient grandir autour d'eux leurs vigoureux enfants. La liberté a abandonné les plaines fructueuses de la Lombardie, et s'est réfugiée en Suisse.»
On dira que c'est là de l'enthousiasme poétique, et pourtant on peut reconnaître la vérité de cette observation dans les cantons helvétiques d'Uri, de Schwytz, d'Unterwald, de Zug, de Glaris, d'Appenzell; car celui qui a plus qu'il ne lui faut pour satisfaire à ses besoins est riche, et celui-là est libre qui peut penser, parler comme il lui plaît, et travailler pour soi.
Cet état de l'âme où l'on peut dire: J'ai assez! est le plus heureux terme de la philosophie pratique. N'importe que l'on n'ait pas de grandes possessions; pourvu que ce qu'on possède suffise, voilà le bonheur. Les rois et les princes ne sont pas satisfaits, parce que leurs désirs vont toujours au delà de ce qu'ils ont, et parce qu'ils leur demandent plus de faveurs qu'ils ne peuvent en accorder. Quand on considère de bonne foi leur véritable situation, on ne peut leur reprocher de fermer quelquefois l'oreille aux solliciteurs.
Il arrive aussi que certains hommes veulent paraître plus heureux qu'ils ne le sont en effet, et qu'ils regardent comme une calamité ce qui manque à cette apparence factice. Mais, si vous éprouvez quelque bonheur véritable, ne le dites qu'à vos amis les plus sûrs; et, pour éloigner de vous les atteintes de l'envie, dérobez à tous ceux qui ne vous sont pas sincèrement dévoués les bienfaits que le sort et la fortune vous accordent.
Celui qui a peu de besoins est toujours assez riche. Pétrarque écrivait à ses amis, les cardinaux Talairand et de Bologne: «Je suis satisfait; j'ai borné mes désirs, et j'ai tout ce qu'il me faut. Cincinnatus, Curius, Fabricius, Régulus, après avoir vaincu des nations entières et conduit des rois à la suite de leurs triomphes, étaient moins riches que moi. Je serais pauvre si je donnais accès aux passions. L'ambition, le luxe et l'avarice n'ont point de limites. La cupidité est un abîme sans fond. J'ai des vêtements pour me couvrir, des aliments pour ma nourriture, des chevaux pour me porter, des terres pour me promener, me reposer et recevoir ma dépouille après ma mort. Un empereur romain n'avait rien de plus. Mon corps est sain; subjugué par le travail, il est moins rebelle à l'esprit. J'ai des livres de toutes sortes; trésors inappréciables! ils enivrent mon âme d'une jouissance dont jamais je ne me lasse. J'ai des amis que je considère comme mon bien le plus précieux, pourvu qu'ils n'essayent point par leurs conseils de m'enlever ma liberté. Je n'ai d'autres ennemis que ceux que l'envie a soulevés contre moi; mais je les méprise profondément, et peut-être même regretterais-je de ne pas les avoir; je compte encore au nombre de mes richesses la sympathie des gens de bien répandus à travers le monde, de ceux que je connais, de ceux que je n'ai jamais vus et que peut-être je ne verrai jamais.»
On voit, par ces lignes de Pétrarque, que l'envie le poursuivait aussi dans la solitude. Il s'en est plaint souvent, mais ici il la traite comme un sage doit la traiter; il la méprise, et il ajoute même qu'il regretterait de ne pas l'avoir excitée.
La solitude révèle à l'homme ses vrais besoins. Si je ne vois ni ne sais ce que les autres désirent, je ne songerai pas à formuler le même désir. Un jour on donna un coq de bruyère à un humble pasteur de village qui demeurait près du lac de Thoun; le brave homme, qui ne connaissait pas cette espèce de gibier, consulta sa servante pour savoir ce qu'on en devait faire, et tous deux convinrent de l'enterrer.
A l'âge de douze ans, Pope écrivait un petit poëme agréable et touchant sur la solitude. «Heureux, dit-il dans cette composition de jeunesse, heureux celui qui sait restreindre ses désirs et borner ses soins à quelques arpents de terrain dont il a hérité de ses pères, qui aime à respirer l'air natal, à vivre du produit de son champ et du lait de ses troupeaux, qui se fait un vêtement de la laine de ses brebis, et à qui ses arbres donnent du feu en hiver et de l'ombre en été! Heureux celui dont les heures, les jours, les années s'écoulent paisiblement et sans crainte avec la santé du corps et le repos innocent de l'âme dans le cours régulier de ses travaux! Celui qui jouit d'une telle destinée peut vivre et mourir inconnu; il n'a pas besoin d'un tombeau fastueux ni d'une épitaphe.»
Pour l'homme qui recherche une existence tranquille, les plaisirs des sens ont un admirable caractère de simplicité. Aux yeux des gens du monde, la sensualité ne présente que des banquets tumultueux, des danses licencieuses, çà et là des hôpitaux, des pierres sépulcrales sur lesquelles les fleurs se flétrissent, et des bosquets où les chantres de l'amour vont chercher leur inspiration. Mais, pour celui qui repousse les voluptés grossières, les plaisirs des sens sont d'une nature douce et élevée, innocents et durables.
Dans la modestie de la vie champêtre, on n'éprouve point cette satiété qui naît de l'abondance. On y apprend à voir les choses autrement qu'on ne les voit dans le monde. Pétrarque, écrivant un jour à son ami, le cardinal Colonna, pour l'engager à venir le voir dans sa retraite de Vaucluse, lui disait: «Si tu préfères au tumulte des villes le calme de la campagne, viens ici jouir de ce calme, et ne t'effraye ni de la simplicité de mes repas, ni de la dureté de mes lits. Les rois se lassent eux-mêmes de l'appareil de leur table délicate, et en viennent à désirer une nourriture plus grossière; le changement leur est nécessaire; un plaisir que l'on interrompt paraît ensuite plus vif. Si tu ne penses pas de même, apporte avec toi des mets plus choisis, des vins du Vésuve, de l'argenterie et tout ce qui flatte les sens. Quant au reste, tu peux t'en reposer sur moi. Je te promets un lit de mousse à l'ombre des arbres, le chant des oiseaux, les figues, le raisin, l'eau des sources limpides, en un mot, tous les dons précieux de la nature.»
Si l'on sait, quand il le faut, réprimer l'essor capricieux de son imagination, on trouve partout des jouissances nouvelles et encore ignorées, des jouissances sans peine et des voluptés sans remords. Les sens fatigués se raniment par de nouvelles impressions. Le murmure des bois, le soupir des eaux, résonnent alors plus harmonieusement à notre oreille que les chants de l'Opéra et les accords d'une musique savante. L'aspect du ciel, des rocs sauvages, des lacs et des montagnes fatigue moins nos regards que celui des bals les plus brillants. Dans la solitude, on s'occupe de tout ce qui nous a paru d'abord insupportable, et l'on renonce sans effort à tous les faux plaisirs. Pétrarque, que nous aimons à citer, écrivait encore de Vaucluse à un de ses amis: «Je fais ici la guerre à mon corps, car il est mon ennemi; mes yeux, qui ont été pour moi la cause de tant d'erreurs, ne voient plus à présent qu'une femme sèche, brûlée et noircie par le soleil. Si Hélène et Lucrèce avaient eu cette physionomie, Troie n'aurait pas été réduite en cendres, ni Tarquin chassé de ses États. Mais nulle femme n'est plus fidèle, plus laborieuse et plus soumise que celle-ci; elle passe des jours entiers dans les champs, et sa peau endurcie brave les ardeurs de la canicule. Quoique j'aie encore d'élégants vêtements, je ne les porte plus, et, à me voir, tu me prendrais aujourd'hui pour un laboureur ou pour un pâtre, moi qui étais jadis si occupé de ma toilette. Mais les motifs qui me donnaient tant de préoccupations de ma parure n'existent plus. Les chaînes qui m'enlaçaient sont brisées, les yeux auxquels j'aspirais à plaire sont fermés, et, s'ils pouvaient s'ouvrir de nouveau, peut-être n'auraient-ils plus le même empire sur moi.»
La solitude dépouille les biens de la terre du prestige trompeur que l'imagination leur donne, et anéantit par là toute vaine ambition. Après avoir goûté la réalité des plaisirs champêtres, on devient indifférent à tous les autres plaisirs, et l'on ne convoite ni les honneurs, ni la fortune. Un Romain, appelé tout à coup à la dignité de consul, pleurait en songeant qu'il allait passer une année entière sans pouvoir s'occuper de la culture de son champ. Cincinnatus, que l'on vint enlever à la charrue pour le mettre à la tête d'une armée, remporta une éclatante victoire sur l'ennemi, s'empara de plusieurs provinces, rentra dans Rome en triomphe, et quinze jours après s'en retourna à sa charrue.
Certes, il est bien différent d'habiter une modeste cabane ou une vaste et élégante maison, d'avoir autour de soi tout le luxe matériel ou d'être forcé de pourvoir soi-même à sa subsistance. Mais qu'on interroge ceux qui se sont trouvés dans ces deux situations, et qu'on leur demande dans laquelle des deux ils ont éprouvé la plus grande satisfaction. Combien il y a dans un palais de vives et fatigantes sollicitudes qu'on ne connaît pas dans la demeure d'un simple particulier! Pas un prince ne digère les repas somptueux, mais funestes, que ses cuisiniers lui préparent, comme le pauvre paysan des landes de Lunebourg digère sa lourde galette de sarrasin. Un jeune gentilhomme proposait à une jolie villageoise de l'emmener avec lui à Paris: «Ah! monsieur le marquis, lui répondit-elle, plus on s'éloigne de soi-même, plus on s'éloigne du bonheur.»
Il suffit d'une passion qu'on ne peut satisfaire pour remplir notre cœur d'amertume. Il est des heures où l'on se lasse de soi-même et de toute son existence; on n'éprouve alors plus aucun goût ni pour la solitude ni pour les distractions du monde. On se sent inquiet, et l'on ne sait comment sortir de l'inquiétude. Le temps est d'une longueur horrible, et on ne l'emploie pas. On ne peut jouir du présent, et l'on attend l'avenir avec impatience, car alors il nous manque tout ce qui donne de l'attrait et de l'animation à la vie.
Mais où trouver cette animation? Est-ce dans l'amour? Oui, l'amour nous ravive, nous enthousiasme parfois, mais nous ne pouvons attendre d'une passion qui nous consume la satisfaction durable que nous désirons. Pour que l'amour acquière une éternelle durée, il faut qu'il se transforme en une véritable et sérieuse amitié, sinon il se détruit lui-même ou il détruit ceux dont il s'est emparé en embrasant leurs cœurs d'un feu dévorant. Nous devons donc chercher l'animation de la vie dans la passion qui s'alimente et se soutient elle-même, qui puise dans la prolongation une nouvelle force et qui s'élève au-dessus de tout ce qui l'environne.
La solitude est le plus heureux refuge des hommes d'État frappés de disgrâce, ou condamnés à l'exil. Tous les grands administrateurs n'abandonnent point leurs fonctions avec le même éclat que Necker; mais tous devraient remercier le ciel qui les enlève aux orages du monde, dans le calme des champs, sous les arbres plantés par leurs aïeux, auprès de leurs troupeaux. On a dit que sur vingt ministres disgraciés ou forcés par l'âge de quitter le fardeau des affaires, on pouvait en compter douze ou quinze qui finissaient par se livrer aux travaux de la campagne. C'est un bonheur pour eux. Je suis sûr qu'en cultivant leur jardin ils goûtent plus de repos qu'ils n'en avaient jamais trouvé dans les meilleurs temps de leur administration.
Mais il faut dire que les plaisirs ordinaires de la vie champêtre ne sont pas l'unique cause du bonheur que ces hommes privés de leurs hautes fonctions trouvent dans leur retraite. Dans l'emploi qu'ils occupaient, ils se voyaient à tout instant arrêtés par quelques entraves, forcés de recourir tantôt à l'autorité, tantôt à la ruse pour atteindre leur but. Dans leur retraite, ils agissent en maîtres absolus. Ils peuvent créer et détruire, faire de nouvelles plantations, en abattre d'autres. Ils peuvent transformer en jardins anglais leurs vergers, diriger à leur gré le cours d'un ruisseau, aplanir des collines, percer des avenues, construire des édifices, en un mot, commander, régir et satisfaire ainsi au penchant qui porte tant de gens à l'exercice de l'autorité.
On commettrait une grave erreur, et l'on proclamerait une impraticable leçon de morale, si l'on prétendait que, pour jouir des avantages de la solitude, il faut s'affranchir de toutes les passions humaines. Ce qui est dans l'homme doit rester dans l'homme. Si un homme éloigné du pouvoir n'est pas las de commander, qu'il commande aux êtres dociles qui l'entourent, pourvu que cette satisfaction lui ôte le désir de s'exposer de nouveau aux naufrages de la vie. Tôt ou tard, il apprendra à reconnaître le néant des grandeurs qu'il a convoitées; tôt ou tard, il sentira que le prétendu regret de ne pouvoir plus faire du bien n'est souvent que l'expression d'une ambition qu'on cherche à dissimuler, et qu'en général les simples et honnêtes paysans sont plus heureux que les plus puissants ministres.
Savoir, dans de telles circonstances, se suffire à soi-même, voilà le point nécessaire. Qu'on oublie l'abondance, et l'on sentira le prix du peu que l'on possède. Pendant la première année de son séjour à Vaucluse, Pétrarque était presque toujours seul; il n'avait d'autre compagnon que son chien, et c'était un pêcheur du pays qui le servait; les domestiques qu'il avait à Avignon, n'ayant pu se plier à sa sauvage manière de vivre, le quittaient tous. Il était d'ailleurs logé dans une pauvre maison de paysan, qu'il fit reconstruire plus tard, sans luxe aucun, uniquement pour pouvoir y demeurer. Aujourd'hui, il ne reste plus aucune trace de cette habitation du poëte. Sa nourriture était très-frugale. On ne trouvait rien chez lui de ce qui flatte les sens. Aussi, ses amis les plus intimes ne lui rendaient-ils que de courtes et rares visites; d'autres allaient le voir par une espèce de charité, comme on va voir un malade ou un prisonnier. Il écrivait à son ami, l'évêque de Cavaillon: «Que d'autres courent après les trésors et les honneurs, qu'ils soient princes ou rois, je ne me soucie aucunement d'y mettre obstacle. Je suis poëte, cela me suffit. Et toi, mon cher évêque, veux-tu donc errer sans cesse par tant de voies et tant de chemins? Tu connais les cours princières, les piéges et les dangers qu'on y rencontre, les orages auxquels on y est exposé. Reviens dans ton diocèse, reviens goûter le repos. Tu le peux, car la fortune te sourit encore. Tu trouveras ici tout ce dont tu as besoin: laisse aux avares le superflu. Si nous n'avons pas de riches tapisseries, nous sommes commodément vêtus; si nous n'avons pas une table somptueuse, nous avons ce qui est nécessaire pour vivre. Sur nos lits, on ne voit pas briller l'or et la pourpre, mais nous y dormons bien. L'heure de la mort approche et m'avertit de renoncer à toute folle erreur. Je me réjouis de cultiver mon jardin; j'y plante des arbres fruitiers, qui me protégeront de leur ombre quand j'irai pêcher sous le roc. J'ai des arbres qui sont trop vieux et qu'il faut remplacer. Dis à tes gens de m'apporter de Naples des pêchers et des poiriers. Je travaille en vue de ma vieillesse et des plaisirs que je ne veux partager qu'avec toi. Voilà ce que t'écrit, au sein d'une forêt, l'ermite des bords de la Sorgue.»
La modération dans mes vœux serait ma richesse et l'indépendance religieuse mon orgueil, si j'étais pasteur de campagne. Personne n'est plus heureux qu'un simple pasteur de village, s'il veut lui-même être heureux. Quelle félicité n'observerait-on pas dans quelques-unes de nos pauvres cabanes en bois, construites grossièrement sur un terrain boueux? Des pois secs et du jambon sont la nourriture de ces honnêtes ministres de l'Évangile; le lait et la bière sont leur boisson, et ils jouissent d'une forte santé; leurs fenêtres ne sont point fermées à tous les courants d'air, et ils n'en souffrent pas. Leur femme ne lit point de romans et n'a pas de vapeurs. Un de ses livres favoris est l'Almanach du jardinier; elle passe ses journées à s'occuper des besoins de la maison; elle n'aime que son mari, ses enfants et les malheureux qui invoquent ses secours. Le pasteur prêche la vertu à ses paroissiens et la leur enseigne par son exemple. Toutes ses matières se rapportent à Dieu; Jésus-Christ est son appui, la raison est son guide et la foi sa consolation. Étranger aux querelles religieuses, il n'obéit qu'aux principes d'équité et de modération. Si une tempête ravage la campagne, il se réjouit de voir que son champ a plus souffert que celui de ses ouailles. Tant que ses paroissiens auront encore chez eux quelque provision, le bon pasteur sait qu'il ne doit avoir, pour son propre compte, aucune inquiétude; sa bourse peut être souvent vide sans que son cœur soit triste; aussi est-il plus heureux qu'un roi ou qu'un grave conseiller du consistoire.
La solitude, malgré sa puissante efficacité, ne nous donnerait cependant pas le repos que nous désirons, si nous voulions scruter de trop près tous les éléments du bonheur. A force de réfléchir sur ce qui pourrait être mieux, on finit par oublier ce qui est bien. Celui qui prend à tâche de corriger et de relever tout ce qui ne va point à sa guise, se prive par là volontairement d'une foule de plaisantes distractions.
Un des plus sûrs moyens d'être heureux, c'est de s'accommoder, autant que possible, de tout ce qui frappe notre attention dans le monde, de chercher à faire autant de bien qu'on le peut, selon la situation où l'on se trouve, et de se contenter de la disposition des choses.
Mon barbier me dit un jour, en venant me raser à Hanovre et en poussant un profond soupir: «Il fait terriblement chaud aujourd'hui.—Vous mettez le ciel, lui répondis-je, dans un grand embarras. Voilà neuf mois que chaque matin vous me répétez: Il fait terriblement froid aujourd'hui. Dieu ne peut-il donc plus gouverner le monde sans que messieurs les barbiers contrôlent son pouvoir? Ne vaut-il pas mieux prendre le temps comme il vient et accepter avec reconnaissance, de la main de Dieu, des jours chauds et des jours froids?»
Les gens qui vivent habituellement à la campagne ne seraient pas tentés de séjourner dans les villes, s'ils savaient apprécier les avantages de leur situation. Quand ils quittent leur retraite, ils doivent être bientôt las de nos frivolités et ennuyés de voir des hommes qui perdent leur temps à faire des visites, à se parer et à adresser des compliments. Qu'il est doux aussi de penser, dans la solitude, à ses amis absents! Leur souvenir suffit pour nous faire éprouver encore les plaisirs que nous avons éprouvés avec eux. Mon ami est loin de moi, et pourtant je suis près de lui. Voilà le fauteuil où il était assis et le tableau qu'il m'a donné. Faut-il se croire si à plaindre quand on peut s'écrire? Quelles charmantes émotions d'espoir, d'attente, de joie, naissent d'une correspondance régulière! Grâce à ces heureux artifices de l'imagination qu'on invente dans la solitude et qui réjouissent le cœur, deux amis fidèles se créent à eux-mêmes tout un monde, et quand ils seraient séparés l'un de l'autre par l'espace immense, ils savent encore réunir leurs pensées et confondre leur existence.
Nulle part les sentiments affectueux ne s'ennoblissent autant que dans les lieux où rien ne trouble les souvenirs de l'amitié. Dans les relations du monde, un accès de mauvaise humeur, quelque contrariété, une foule d'accidents imprévus, peuvent altérer le plaisir que deux amis éprouvent à se réunir: alors on ne pense point à ce que l'on a été depuis longtemps, ni à ce que l'on sera toujours. On se laisse aller à l'impression du moment. Sans doute il faut que l'amitié soit sincère, mais il faut aussi qu'on apporte dans les relations les plus intimes des sentiments de tolérance et de condescendance. Il faut que dans l'occasion on réponde à l'emportement par la douceur et à l'aigreur par la patience. Dans le monde, il arrive malheureusement assez souvent que deux amis ne pratiquent point ce principe. On se laisse aller à une irritation accidentelle et l'on oublie les égards que l'on doit à son ami. Dans la solitude, ces inconvénients disparaissent. La solitude sanctifie la mémoire de ceux qui nous sont chers, et efface l'impression de tout ce qui a pu atténuer les pures jouissances de l'amitié. La sécurité, la confiance, reprennent là leur empire sur le cœur. Il n'est plus question de désaccord. J'entends toujours mon ami, et je sais qu'il m'entend. Je regarde comme un bien sacré toutes les fleurs qu'il sème sur ma route, et je cueille pour lui toutes celles que je puis trouver.
La solitude nous donne encore des amis que rien ne nous enlève, dont rien ne peut nous séparer et dont nous n'invoquons jamais en vain l'utile secours.
Les amis de Pétrarque lui écrivaient parfois pour s'excuser de ne pas aller le voir: «Comment vivre avec toi? lui disaient-ils. L'existence que tu passes à Vaucluse est contraire à la nature humaine. L'hiver, tu restes sous ton toit comme un hibou, et l'été tu cours sans cesse à travers champs.» Pétrarque riait de ces observations et disait: «Ces gens-là regardent comme un bien suprême les plaisirs du monde, et ne conçoivent pas qu'on puisse s'en éloigner. Mais j'ai des amis dont la société m'est fort agréable, des amis de tous les pays et de tous les siècles, qui se sont illustrés à la guerre, dans les affaires publiques et dans les sciences. Avec eux je ne m'impose aucune contrainte, et ils sont toujours à mon service. Je les fais venir et les renvoie quand bon me semble. Ils ne m'importunent point, et ils répondent à toutes mes questions. Les uns me racontent les événements des siècles passés, d'autres me révèlent les secrets de la nature. Celui-ci m'enseigne le moyen de bien vivre et de bien mourir, celui-là dissipe mes soucis par son enjouement, ou m'égaye par son esprit. Il en est qui endurcissent mon âme aux souffrances, qui m'apprennent à maîtriser mes désirs et à me supporter moi-même; enfin, ils me conduisent sur la route de la science et de l'art, et ils satisfont à tous les besoins de ma pensée. Pour prix de tant de bienfaits ils ne me demandent qu'une modeste chambre où ils soient en sûreté contre les vers. Lorsque je sors, je les emporte avec moi sur les sentiers que je parcours, et le calme des champs leur plaît mieux que la rumeur des villes.»
L'amour, qui est une des plus grandes joies du cœur, peut devenir plus doux et meilleur par l'effet de la solitude.
L'aspect d'une belle nature contribue puissamment à éveiller l'amour en nous, ou à lui donner plus de prestige. Le cœur d'une femme est plus facile à émouvoir dans une riante solitude, dans le calme d'une fraîche nuit d'été.
Les femmes goûtent mieux que nous les pures jouissances de la vie champêtre, la beauté d'une promenade solitaire, l'attrait d'une forêt silencieuse; leur âme contemple avec une ravissante surprise la grâce et la majesté de la nature. Il en est plus d'une dont le cœur serait resté froid dans l'agitation des villes, et qui s'est livrée à son entraînante émotion dans le calme des campagnes. De là vient que l'amour émeut surtout les cœurs tendres au retour du printemps. «Rien ne ressemble plus à l'amour, a dit un philosophe allemand, que le sentiment qu'éveille en nous l'aspect d'une riante vallée éclairée par les rayons du soleil couchant.» C'était pour Rousseau un plaisir indicible de voir naître les premiers bourgeons des plantes. Le printemps lui donnait en quelque sorte une vie nouvelle. Sa tendresse naturelle s'augmentait à la vue de la première verdure; il unissait dans une même pensée la beauté des premiers jours du printemps et la beauté d'une femme chérie; en face d'un horizon imposant, son cœur oppressé se dilatait, et ses soupirs s'exhalaient plus aisément dans un jardin.
Rien ne plaît tant que le calme de la solitude à ceux qui aiment. Ils s'en vont à travers les lieux les plus isolés pour se livrer sans contrainte à la pensée qui charme leur vie. Que leur importe tout ce qui se passe dans les villes, tout ce qui ne respire pas l'amour! C'est dans un appartement obscur, dans de majestueuses forêts de sapins, au bord des lacs silencieux, qu'ils veulent s'abandonner à leur rêverie et épancher le secret de leur âme.
Ils sourient à l'aspect de la forêt profonde et des vertes campagnes où la paysanne présente le sein à son enfant, tandis qu'à côté d'elle son mari mange avec joie son morceau de pain noir. Quand un homme d'esprit est amoureux, il comprend bien mieux la grandeur, la beauté de la nature, et rien ne donne autant d'esprit que l'amour.
C'est dans la solitude surtout qu'il est doux d'évoquer les souvenirs de l'amour. Ah! la première rougeur pudique qui s'est répandue sur nos joues, le premier serrement de main, la première colère que l'on a éprouvée en se voyant troublé par un importun dans un tendre entretien, sont autant d'impressions ineffaçables. Souvent on s'imagine que le temps a détruit toutes ces impressions; mais il est dans l'âme des replis cachés où elles se conservent et d'où elles renaissent en foule quand on les rappelle; il en est de même de toutes les émotions de notre jeunesse, surtout de tout ce qui tient à une première passion. On garde à jamais la mémoire de ce ravissement suprême que deux amants ont ressenti à l'instant où ils reconnaissaient leur mutuel amour [29].
Celui qui a connu ces jouissances de l'amour peut les retrouver dans ses souvenirs. Herder parle d'une certaine mythologie asiatique, qui raconte que les hommes ne se montraient d'abord, pendant plusieurs milliers d'années, leur amour que par des regards, puis par quelques baisers, puis par de simples attouchements. Wieland éprouva, dans l'ardeur de la jeunesse, ce chaste et noble amour pour une jeune personne de Zurich. Il savait que le mystère de l'amour expire en partie dans le premier baiser et dans le premier soupir. Un jour, je demandais à cette personne quand Wieland l'avait embrassée pour la première fois: «Il m'a, dit-elle, baisé la main pour la première fois quatre ans après m'avoir connue.»
La solitude est si favorable à l'amour que parfois on quitte volontairement la personne que l'on aime pour s'en aller rêver à elle solitairement. Qui ne se souvient du passage des Confessions de Rousseau, où il est parlé de cet homme qui quittait sa maîtresse pour lui écrire? Rousseau disait à madame de Luxembourg qu'il aurait été cet homme-là, et il avait raison. Celui qui a aimé sait qu'il est des moments où l'on a besoin d'écrire tout ce que la voix est impuissante à dire.
Nulle part on ne sent la force de l'amour aussi bien que dans la solitude, et nulle part on ne peut si bien l'exprimer. C'est dans une retraite solitaire, sous les rocs de Vaucluse, que Pétrarque a écrit ses plus beaux vers, ses vers plaintifs sur l'absence de Laure ou sur ses rigueurs. Personne, avant lui ni depuis lui, n'a mieux parlé de l'amour, et aux trois grâces qui l'inspiraient il en a joint une quatrième, celle des convenances.
Souvent aussi, dans les campagnes solitaires, l'amour porte jusqu'à la folie l'impétueuse imagination d'un jeune homme; la tendresse, la mélancolie, la religion, se confondent alors dans son cœur et exaltent son cerveau; il exige que sa maîtresse ne rie plus, parce que l'amour ne peut être, dit-il, qu'une tristesse perpétuelle; il veut se poignarder par amour, et, dans sa pensée déréglée, il se figure qu'il est le modèle des perfections. Les deux amants réprouvent le langage ordinaire; ils ne veulent point s'aimer en prose, mais en vers dithyrambiques. Le jeune homme n'est plus une créature humaine, c'est un dieu [30]. Son amante exaltée fait de lui un sanctuaire d'amour et regarde la tendresse qu'elle éprouve comme une émanation céleste. Elle associe à son roman extatique les fleurs, les oiseaux, les anges du ciel, l'Être suprême et la nature entière. Les chérubins, les patriarches et les saints doivent la regarder avec bonheur et applaudir à la pureté de son affection. Les sens n'ont aucune part au témoignage de son amour; elle se croit chaste; elle détacherait le globe du monde et le soleil du firmament pour prouver que tout ce qu'elle fait et tout ce qu'elle veut est bien; elle crée, pour elle et pour son amant, un nouvel Évangile et une nouvelle morale.
Il peut bien se faire ainsi que la solitude nous devienne préjudiciable. L'amour même qui ne se livre pas à de tels écarts, qui n'invente pas de telles chimères, peut finir par rendre l'homme très-malheureux et par le consumer. Tout entiers occupés d'une personne qui absorbe les facultés de notre âme, nous nous éloignons d'un monde qui ne nous offre plus aucun attrait; mais si nous venons à être séparés de celle que nous aimons par-dessus tout, de celle qui accomplit pour nous les plus pénibles sacrifices, qui fut notre consolation dans le malheur et notre refuge dans l'adversité, de celle dont la main nous soutenait quand nous sentions nos forces s'affaisser, et qui nous éclairait de ses sages conseils quand nous nous trouvions incapables de penser et d'agir; oh! alors nous ne savons que languir dans une oiseuse solitude; nos nuits se passent sans sommeil, et le dégoût de la vie, le désir de la mort, la haine des hommes, torturent notre cœur et nous entraînent au hasard sur les chemins déserts. Mais quand nous fuirions d'un royaume à l'autre, quand nous irions au nord ou à l'ouest, jusque sur les plages sauvages de l'Océan, chercher un soulagement à nos peines, nous emporterions avec nous, dans les forêts et sur les grèves, le trait qui nous a blessés, comme la biche dont parle Virgile.
Nulle part Pétrarque ne ressentit plus vivement les regrets de l'amour que dans sa solitude de Vaucluse. Là, l'image de Laure le poursuivait sans cesse: il la voyait partout, à toute heure et sous toutes sortes de formes. «Trois fois, dit-il, au milieu de la nuit, elle apparut devant mon lit, fixant sur moi un regard assuré qui annonçait son pouvoir; une sueur froide inonda mes membres, et tout mon sang se porta au cœur. Si, dans ce moment, quelqu'un était entré dans ma chambre, il m'eût trouvé pâle comme un mort et la figure bouleversée par la terreur. Avant les premiers rayons du jour, je me levai tout tremblant, je sortis à la hâte de ma maison où tout m'inquiétait, je m'élançai au sommet d'un rocher, puis je courus à travers les bois, jetant autour de moi des regards effarés pour voir si le fantôme qui venait de troubler mon repos me poursuivait encore. Je ne me sentais en sécurité nulle part. Dans des lieux écartés, où j'espérais être seul, souvent je vis Laure sortir du tronc d'un arbre, du bassin d'une source, des fentes d'un rocher; la peur alors me rendait immobile, et je ne savais que devenir.»
La solitude est dangereuse aussi lorsqu'on éprouve un amour coupable; car elle irrite les penchants que la présence de la personne que l'on aime amortirait peut-être. Loin de cette personne, on s'abandonne à la fougue de son imagination; on se retrace à l'écart tout ce qui irrite tous les désirs, tout ce qui lie la pensée à des images de volupté; on se livre sans crainte à une illusion trop attrayante, et c'est ainsi que la passion devient dangereuse.
Souvent Pétrarque ressentit cet aiguillon de la volupté sur les rocs de Vaucluse, où il cherchait à échapper aux atteintes de l'amour; mais il se hâtait d'éloigner de lui ces songes lascifs, et dans son amour rayonnait cette pureté idéale dont ses vers sont la charmante expression.
On peut trouver le repos dans l'amour, si l'on sait se résigner aux décrets du ciel. Se plonger dans l'affliction, ce n'est pas se résigner à la volonté de Dieu. L'homme qui ne sait pas maîtriser ses regrets s'attache opiniâtrément à ce qui n'est plus et à ce qui ne peut plus être. Il cherche dans le vague une image qu'il ne doit plus revoir, et il prête l'oreille à une voix qu'il ne doit plus entendre. Parfois, il se figure que celle qu'il pleure vit et respire encore; vaine chimère! Il cultive des roses sur un tombeau, il les regarde avec amour, il en respire le parfum; mais ces roses se fanent aussi et s'effeuillent. Ce n'est qu'après avoir longtemps lutté dans la solitude contre sa douleur, après avoir tendu souvent les bras vers une ombre insaisissable, qu'il recouvre peu à peu ses forces, qu'il apprend à supporter son deuil, qu'il parvient à reconquérir la tranquillité. Et cette victoire que l'on remporte sur soi-même dans la solitude, et cette héroïque résolution, flattent plus le cœur que tous les applaudissements que l'on peut recevoir dans un salon.
Si l'on sait user sagement de la solitude, on peut y trouver une assez douce compensation aux regrets de l'amour. Ce fut dans cette lutte solitaire que Pétrarque s'éleva à cette hauteur de pensée qui fait notre admiration; ce fut dans le temps où il luttait ainsi qu'il acquit sur un siècle une si grande influence. Ce même Pétrarque qui, prosterné aux pieds d'une femme, pleurait et soupirait comme un enfant, qui ne composa pour Laure que de plaintives et langoureuses élégies, ce même Pétrarque, en tournant les yeux vers Rome, écrivit, dans un style ferme et énergique, des lettres tout empreintes du généreux esprit qui animait les anciens Romains. Des rois oubliaient la nourriture et le sommeil en lisant ses poëmes. Mais, après cette phase, revenu de la jeunesse, Pétrarque n'était plus ce poëte languissant, cet esclave amolli qui baisait les chaînes d'une fière et dédaigneuse beauté; c'était un républicain hardi qui sonnait l'alarme contre les tyrans, et suscitait et propageait l'amour de la liberté dans toute l'Italie.
L'Allemagne voit tranquillement ses poëtes prendre leur essor audacieux et redescendre sur la terre. Elle ne fait rien pour eux. Pétrarque fut entouré des plus hauts témoignages de confiance et de distinction.
Si, dans la solitude, nous ne parvenons pas à triompher complétement de notre amour, nous pouvons du moins l'épurer et le sanctifier, et si nous voulons être plus heureux encore que Pétrarque, tâchons de partager notre solitude avec un être aimé. Un philosophe a dit que la présence d'une personne qui sympathise avec nos pensées et nos vœux, loin de troubler la paix de la solitude, lui donne un nouveau charme. Ah! si, comme moi, vous devez votre bonheur à l'amour d'une noble femme, elle vous habituera bientôt à oublier le monde par la douce et aimable expansion de ses sentiments. Si vous avez des devoirs, des affaires multipliées, vos entretiens intimes n'en seront que plus variés et plus attrayants. Un éloquent écrivain a dépeint ainsi le bonheur domestique: «Là, dit-il, jamais une bonne parole n'est perdue; jamais une louable intention ne reste sans effet; toutes les pensées sont recueillies, tous les plaisirs partagés, et il n'y a pas une seule émotion vraie qui ne frappe deux cœurs à la fois. Dans cet accord de deux êtres fidèles, tout ce que l'un possède appartient à l'autre; tous deux envisagent leurs avantages réciproques avec une sincère satisfaction, et remarquent mutuellement, avec une tendre indulgence, leurs défauts. Ils s'entendent au premier coup d'œil, ils préviennent l'un l'autre leurs désirs; toujours unis dans leurs sentiments, ils se réjouissent ensemble de la moindre joie qui arrive à l'un ou à l'autre.»
C'est ainsi que la solitude, partagée avec une personne chérie, nous donne une plus grande tranquillité et une plus grande satisfaction. L'amour alors entretient les plus nobles sentiments dans le cœur, élève l'âme, seconde le penchant à la bienveillance, et nous affermit dans la pratique de la vertu.
La solitude change parfois une tristesse profonde en une douce mélancolie. Tout ce qui agit sur nous avec douceur est pour l'âme affligée un baume salutaire. Voilà pourquoi, lorsque nous souffrons d'une maladie physique ou d'une douleur morale, nous sommes si sensibles aux soins compatissants d'une femme, à ses prévenances, à son affection. Ah! quand tout m'attristait dans le monde, quand une profonde mélancolie brisait mes forces, paralysait mon courage et voilait à mes yeux les riantes beautés de la nature; quand l'univers entier ne m'apparaissait que comme un immense tombeau, les délicates attentions d'une femme étaient pour moi une puissante consolation.
La solitude inspire parfois une douce mélancolie dès l'âge le plus tendre. Des jeunes personnes d'une sensibilité tendre, d'une imagination vive, l'éprouvent parfois à la campagne, à l'âge où naît en elles le besoin d'aimer. J'ai reconnu souvent les indices de cette mélancolie sans aucun symptôme de maladie. Rousseau les ressentit à Vevay lorsqu'il allait se promener sur les bords du lac de Genève. «Mon cœur, dit-il, s'élançait avec ardeur à mille félicités innocentes; je m'attendrissais, je soupirais et pleurais comme un enfant. Combien de fois, m'arrêtant pour pleurer à mon aise, assis sur une grosse pierre, je me suis amusé à voir tomber mes larmes dans l'eau.»
Et moi, je n'ai pas écrit ces pages sans qu'un profond souvenir me fît répandre des larmes. A dix-sept ans, je me suis souvent assis, avec cette même agitation, sur ces rives charmantes dont parle Rousseau. L'amour me guérit. L'amour est si doux à concevoir sous les frais ombrages du lac de Genève [31]! On aime ce vague état de tristesse, et l'on ne cherche pas à s'en affranchir. On souffre doucement et tranquillement sans savoir pourquoi. On se plaît à rester sur le bord des ruisseaux, sur les rochers, au fond des bois, en vue des simples et majestueuses beautés de la nature, et l'on ne forme qu'un ardent désir, le désir d'avoir auprès de soi une personne chérie, à qui l'on puisse communiquer toutes ses pensées, et qui s'associe à toutes nos émotions.
Cette solitude ne convient pas à toutes les personnes soumises à un accès de tristesse. Je n'ai fait que verser des larmes plus abondantes, cher Hirschfeld, quand je me mis à lire ton livre sur la vie champêtre, et surtout quand j'en vins à ce passage qui m'émut jusqu'au fond du cœur: «Les pleurs se sèchent au souffle salutaire des zéphyrs; le cœur se dilate et n'éprouve qu'une paisible mélancolie. La fraîcheur de la nature nous pénètre, et en la respirant, nous sentons s'apaiser nos douleurs. Peu à peu les images lugubres qui assombrissaient nos regards s'effacent et disparaissent. L'esprit ne résiste plus aux méditations qui consolent; et comme une riante soirée succède à un jour orageux, un calme plat remplace les sollicitudes qui agitaient notre âme, et nous goûtons le charme de la vie champêtre.»
Il est des malheureux que le souvenir d'une personne aimée dévore lentement, qui frissonnent en relisant les lettres qu'elle a écrites, et qui chancelleraient sur le tombeau où ils ont enseveli le bonheur de leur vie. Ah! pour eux, il n'y a plus de rayons lumineux, plus d'aurore joyeuse. Les premières violettes qui éclosent sur le gazon, le chant des oiseaux qui annonce le retour du printemps, le délicieux aspect de la nature, qui se ravive à cette époque de l'année, n'a plus pour eux de charme. Le souvenir des liens qui les ont enlacés autrefois les irrite, les blesse, et ils repoussent la main compatissante qui voudrait les arracher à leurs songes funèbres pour leur faire voir de plus belles perspectives. En général, ces malheureux sont d'un caractère violent, et de plus subjugués peut-être par une réelle maladie. Il faut, pour les guérir, user d'une grande affection et d'une cordiale condescendance.
Pour les hommes d'une nature douce, qui ont fait ainsi des pertes cruelles, la solitude a des charmes puissants. Ceux-ci se représentent bien leur malheur dans toute son étendue, mais ils associent à leur souffrance la nature entière. Ils aiment à planter sur les tombeaux les saules pleureurs et les arbustes en fleur; ils dessinent des modèles de sépulture, ils composent des chants de deuil, et donnent ainsi une apparence agréable à la mort. Le cœur sans cesse occupé de ceux qu'ils regrettent, ils vivent avec leur tristesse dans une sorte de région idéale entre la terre et le ciel. Je compatis profondément à leur douleur, et cependant il me semble qu'ils doivent être heureux dans cette douleur même, pourvu que personne ne trouble leur pieuse pensée. Ils me semblent heureux, parce qu'ils sont d'une nature telle que la souffrance n'accablera pas leur esprit. Ils jouissent de ce qui n'inspire aux autres qu'un sentiment d'effroi. Ils éprouvent une joie indéfinissable à rêver sans cesse aux êtres chéris et sincères qu'ils ont perdus.
Il est un grand nombre de malheurs que l'on surmonte plus aisément dans la solitude que dans le monde, si l'on a la force d'en distraire sa pensée et de lui imprimer une autre direction. Voici un homme qui, frappé tout à coup par une calamité imprévue, se figure qu'il n'a plus d'autre alternative que le désespoir ou la mort. Qu'il essaye d'appliquer, dans la retraite, son esprit à la recherche de quelques vérités importantes, bientôt ses larmes se sécheront, son fardeau lui paraîtra moins lourd, et sa destinée moins effrayante.
Il est beaucoup de personnes qui se retirent de leur état de tristesse plus facilement dans la solitude que dans le monde, les femmes surtout. Une femme d'une nature impressionnable se décourage aisément et se ranime de même. Les maladies morales des hommes s'accroissent au contraire peu à peu, jettent dans le cœur de profondes racines et sont difficiles à guérir. Il faut, pour les combattre, employer avec une constance inébranlable tous les moyens d'action que l'âme peut exercer sur le corps. Une âme forte est comme un bouclier impénétrable contre les coups du sort; une âme énergique rejette fièrement loin d'elle tout ce qui fatigue, irrite, accable les autres et soutient le corps qu'elle anime, tandis qu'une âme craintive et chancelante perd celui qu'elle doit protéger.
Un point essentiel, dans ces crises morales, c'est de rechercher ce qui convient à telle ou telle nature. A certains hommes, il est nécessaire d'offrir des distractions mondaines; d'autres réclament la solitude.
Il faut donc, en morale comme en médecine, éviter de s'en tenir à ces préceptes généraux, dont on ne peut faire l'application dans une foule de circonstances particulières. Loin de nous tous ces prétendus moyens infaillibles de guérison que l'on offre à l'hypochondrie. Il n'y a de vrai, dans les choses qui tiennent au domaine de l'existence, que ce qui convient en tel cas déterminé. Conseiller aux hypochondriaques d'ouvrir leur maison aux bals, aux réunions joyeuses, c'est s'exposer à commettre une grave erreur. On peut dire d'un grand nombre d'individus portés à la mélancolie et à l'hypochondrie: Laissez-les seuls; il n'y a pas d'autre moyen de les distraire.
Ces diverses considérations sur les avantages que le cœur peut retirer de la solitude m'amènent enfin à poser cette grave question: Est-il plus facile d'être vertueux dans la solitude que dans le monde?
Dans le monde, on fait souvent le bien par devoir.
Le juge rend la justice, le médecin visite ses malades, et l'un et l'autre disent qu'ils agissent par un sentiment d'humanité. Il se peut que quelquefois cela soit vrai, mais la plupart du temps c'est faux: on étudie et on juge une cause, on porte des secours à un malade, parce qu'on siége à un tribunal, parce qu'on a mis à sa porte tel écriteau. On m'a écrit des milliers de lettres qui commençaient ainsi: «Votre humanité si bien connue,» et je ne vois dans ces mots qu'un compliment banal, qu'un froid mensonge. Cette vertu généreuse et compatissante, qu'on appelle humanité, est un des attributs d'une âme noble, élevée. Et d'où savez-vous que j'agis de telle ou telle façon par vertu, et non par une des obligations de ma position?
Les bonnes œuvres ne sont pas toujours des actes si louables. On peut faire du bien sans être réellement bon; on peut se montrer grand dans les affaires, et rester petit au fond du cœur. La vertu est plus rare qu'on ne pense, et il faut ménager pour les occasions sérieuses les mots solennels de vertu, de patriotisme, de dévouement, car en les prodiguant on court risque d'en diminuer le prestige.
On pratique vraisemblablement mieux les maximes du bien dans la solitude que dans le monde. Là, si un grand personnage fait un acte de vertu, il le fait parce qu'il sent que la grandeur d'âme est au-dessus de toutes les autres grandeurs.
La vertu est plus facile à pratiquer dans la solitude que dans le monde. Dans le monde, elle n'ose souvent se révéler au grand jour. Nous nous trouvons là entourés de tant de piéges et de fascinations, que, même avec la meilleure volonté, nous ne pouvons nous empêcher de commettre sans cesse quelque faute. Celui-ci manque de bonne intention; cet autre a des intentions parfaites, mais il erre dans sa conduite. Le matin, avant de sortir, nous nous trouvons peut-être encore dans d'excellentes dispositions d'esprit, nous avons le cœur libre et porté à la bienveillance, à la justice, car nous n'avons point encore éprouvé de contrariétés; mais avec la vigilance la plus sévère, on ne reste pas tout le jour entièrement maître de soi, lorsqu'il faut poursuivre à travers d'inextricables soucis des affaires multipliées, entretenir de nombreuses relations, et s'exposer à toutes sortes d'incidents désagréables et imprévus. On ne peut donc oublier l'étroite union de l'âme avec le corps, et l'on ne peut atteindre au terme le plus élevé d'une vertu idéale. Pour vivre dans la solitude, on n'en conserve pas moins sa nature humaine; et si la vertu est plus facile à pratiquer là où elle est livrée à moins de dangers, elle a par là moins de mérite.
Un célèbre philosophe écossais a dit: «Par l'amour de la vertu, le bonheur d'un homme dépend de sa conduite. Celui qui ne cherche pas à la pratiquer n'est qu'un esclave du monde. Il dépend de la faveur, il vit des caresses du monde, il est heureux ou désolé selon le succès ou les échecs qui lui arrivent dans cette sphère mobile. Mais les entreprises faites par l'homme vertueux ne sont pour lui qu'une raison de félicité secondaire. Son devoir accompli, il jouit de la tranquillité de son âme, et s'abandonne à la sagesse de la Providence. Son témoignage est dans le ciel, et celui qui le connaît est l'Être suprême. Satisfait de la voix de sa conscience et confiant en la justice de Dieu, il est heureux de son innocence, et méprise le triomphe des méchants. Or, que ces nobles principes s'implantent dans notre cœur, nous nous affranchissons du servage du monde, et nous mettons notre courage à l'abri de ses vicissitudes.»
Mon but, en écrivant cet ouvrage sur la solitude, a été d'enseigner cet affranchissement du monde. Je ne veux pas conduire les hommes dans les déserts sauvages, je voudrais seulement les délivrer d'une crainte inutile, leur donner l'indépendance, leur inspirer un goût salutaire pour la retraite, afin qu'ils aient du moins quelques heures dans la journée où ils puissent se dire: Nous sommes libres.
Cette indépendance ne doit nous porter qu'à user raisonnablement des avantages de la solitude. Ce n'est qu'en employant bien nos heures de loisir que nous prenons la ferme résolution de maîtriser nos passions et de régler dignement notre conduite. C'est en réfléchissant aux événements de notre vie, aux tentations auxquelles nous sommes exposés, aux côtés faibles de notre être, que nous pouvons nous armer d'avance contre tous les périls qui nous menacent dans les relations mondaines. Si la vertu, au premier abord, paraît restreindre le cercle de nos plaisirs, il est facile de voir qu'elle nous donne de plus grandes et plus sûres jouissances que ces jouissances imaginaires et trompeuses dont elle nous éloigne. Le riche aime à s'occuper de sa fortune, le voluptueux de ses joies matérielles, mais l'homme qui est vraiment bon éprouve un bonheur extrême à remplir régulièrement ses devoirs. Quand il les a remplis, il voit briller à ses yeux une nouvelle lumière; une clarté plus vive et plus pure l'environne de toutes parts, tout s'embellit pour lui, et il continue gaiement sa carrière. Notre père, qui est notre Dieu, pénètre le secret des cœurs, lit dans les ténèbres de la solitude, et nous récompense de nos bonnes actions par la satisfaction qu'il nous donne et la nouvelle force dont il nous doue.
La liberté, le loisir, l'éloignement d'un vain tumulte, le calme, sont donc pour nous des moyens assurés de nous conduire à la vertu. Dans cet état si désirable, on ne se borne plus à réprimer le cours fougueux de ses passions, on ne permet pas à ses pensées de s'inquiéter des choses dont elle n'a point à s'occuper. La vie domestique n'est plus alors cette existence fastidieuse, ou ces champs orageux que l'on rencontre si souvent dans le monde. La paix et la félicité appartiennent à celui qui renonce aux plaisirs impurs, et cette félicité il la répand autour de lui.
Il n'est pas un scélérat qui ne convienne en secret que la vertu est la base fondamentale du bonheur en ce monde: cependant le vice lance de tous côtés ses piéges attrayants, et y prend sans cesse des gens de tout âge et de toute condition. Veiller sur les désirs trompeurs, avant même qu'ils ne nous atteignent, vaincre par de nobles pensées la cupidité coupable, c'est là l'un des plus beaux triomphes de l'âme, et c'est par là qu'on acquiert la paix intérieure.
Heureux celui qui entre dans la solitude avec cette paix sublime et qui la conserve sans nuage! A quoi servirait de chercher un refuge dans la retraite, si l'on y portait la haine des hommes? On ne trouverait alors pas plus de satisfaction dans les vertes et fraîches prairies que dans les ténèbres sinistres d'une affreuse cellule. Épurer notre cœur, le préserver de toute atteinte funeste, voilà la tâche que nous devons nous prescrire dans la solitude.
Il importe souvent aussi de savoir estimer ce que les hommes méprisent, et mépriser ce qu'ils estiment. Lorsque, après la guerre de Rome contre les pirates, le commandement enlevé à Lucullus fut remis à Pompée, celui-ci s'écria: «O dieux, vous me chargez d'une œuvre sans fin! N'aurais-je pas été plus heureux sans cet appareil de gloire? Faut-il donc que je sois toujours en campagne, et que j'aie toujours la cuirasse sur la poitrine? Ne pourrai-je échapper à l'envie qui me poursuit sans relâche, et vivre paisiblement à la campagne avec ma femme et mes enfants?»
En parlant ainsi, Pompée mentait; car il n'estimait pas encore assez ce que les hommes de sa nature méprisent, et il ne méprisait pas assez ce que les Romains, jaloux du pouvoir, estimaient par-dessus tout. Mais Marius Curius, ce grand citoyen, agit autrement. Après avoir chassé Pyrrhus de l'Italie, après avoir joui trois fois des honneurs du triomphe, il se retira à la campagne dans une humble demeure, et y cultiva lui-même son jardin. Quand les ambassadeurs des Samnites vinrent lui offrir de l'or qu'il refusa, il était près de son foyer, occupé à faire cuire ses navets.
La solitude procure autant de jouissances à l'homme le plus obscur qu'au personnage le plus éminent. La fraîcheur de l'air, la majesté des forêts, le riant éclat des prairies, la magnificence de l'été, peuvent enchanter l'ignorant tout aussi bien que les philosophes et les héros. «Il n'est pas nécessaire, a dit un Anglais, de connaître les lois de la végétation pour admirer le calice d'une fleur, ni d'étudier le système de Copernic et de Ptolémée pour jouir de la lumière et de la chaleur du soleil. Que de douces émotions n'éprouve-t-on pas au retour du printemps! Quand un homme qui a longtemps été renfermé dans les villes visite la campagne, il n'est pas un point de vue champêtre qui ne réjouisse quelqu'un de ses sens.»
Plus d'un exilé même a souvent ressenti les bienfaits de la solitude. Au lieu du monde d'où il était banni, il se créait un monde nouveau dans le silence de la retraite, oubliant les plaisirs factices pour s'attacher à des plaisirs plus réels [32], et inventant mille innocentes distractions qu'il n'aurait pas trouvées ailleurs.
Maurice, prince d'Isembourg, après s'être signalé pendant de longues années par son courage, sous le duc Ferdinand de Brunswick, sous le maréchal de Broglie et dans la guerre des Russes contre les Turcs, tomba en disgrâce et fut exilé. On sait ce qu'est une sentence d'exil en Russie. L'ennui l'accabla d'abord, la douleur s'empara de lui; mais un jour, le petit livre de Bolingbroke sur l'exil lui tomba entre les mains. Il le lut, le relut, et en fit une traduction. «A mesure que je le lisais, dit-il, je sentais s'apaiser ma tristesse.»
Ce livre de Bolingbroke est un chef-d'œuvre de stoïcisme et de style. L'auteur y retrace toutes les adversités de la vie. Il ne veut point qu'on cherche à s'y soustraire par une longue et lâche résignation; il veut qu'on emploie pour les vaincre les remèdes les plus violents, qu'on poursuive le mal jusque dans sa source pour le guérir radicalement.
Avec une certaine énergie, on peut parvenir sûrement à supporter le plus long exil, et on peut y trouver des plaisirs qu'on ne connaissait pas dès que l'on est privé de ceux que l'on recherchait dans un autre temps. Brutus trouva Marcellus, dans son exil de Mitylène, aussi heureux qu'il est possible à l'homme de l'être, et livré avec autant d'ardeur qu'autrefois à l'étude des sciences utiles. En le voyant ainsi, il pensa que c'était lui-même qui, en rentrant dans le monde, allait en exil.
Quelques années auparavant, Métellus Numidicus, refusant sa sanction aux lois funestes du tribun Saturninus, avait été aussi condamné à l'exil. Des citoyens recommandables voulaient s'armer pour le défendre; mais Métellus, qui n'avait pu arrêter le mal par la persuasion, ne voulut pas outrager les lois par la violence. Il gémit seulement sur le délire des Romains, comme autrefois Platon sur celui des Athéniens. «Mes citoyens, dit-il, me rappelleront s'ils reviennent de leur égarement, et, s'ils n'en reviennent pas, je ne puis être nulle part plus mal qu'à Rome.» Il partit pour l'exil, persuadé que c'était un avantage pour lui de s'éloigner de ces lieux où son cœur eût été sans cesse déchiré par le douloureux spectacle d'un état d'anarchie et d'une république expirante.
Rutilius s'éloigna de Rome avec un profond mépris pour les mœurs corrompues de cette grande ville. Il avait soulevé contre lui une classe de gens puissants en cherchant à protéger les provinces d'Asie contre les exactions des fermiers. Il fut accusé de s'être lui-même laissé corrompre, et cité en justice par l'infâme Apicius. Ses accusateurs étaient ses juges; il le savait, et il daigna à peine se défendre. Il s'en alla en Orient, où il fut accueilli avec respect; et, lorsque le temps de son exil fut fini, au lieu de rentrer dans sa patrie, il s'en éloigna encore plus.
Dans ces imposantes histoires d'exilés, Cicéron fait une triste exception. Il était doué de tous les trésors de l'esprit, de tous les sentiments délicats qui pouvaient charmer sa solitude; mais il n'avait pas la force de supporter l'exil. Au temps de sa prospérité, les menaces d'un parti puissant, les poignards des assassins n'avaient pu l'effrayer. La souffrance morale le fit succomber dans son exil; il devint hypochondriaque, et cette maladie épuise l'énergie de l'âme et brise toutes les résolutions. Cicéron a, par sa faiblesse, déshonoré l'exil et la solitude. Inquiet et timide, regrettant sans cesse la perte de son rang, de sa fortune, de son crédit, il ne pouvait goûter l'influence salutaire de la retraite, car tout s'offrait à ses yeux sous une ombre sinistre.
Pour qu'un exilé achève en paix ses jours dans le silence de la retraite, il faut qu'il ait payé sa dette à la société, et qu'il donne à ceux qui l'observent l'exemple d'un homme aussi grand dans sa chute que dans sa prospérité.
Il est doux surtout de songer à la solitude quand la vieillesse approche, quand notre vie décline. Notre existence est un voyage de courte durée; notre vieillesse, un jour rapide qu'il faut regarder comme un instant de repos, comme un intervalle entre l'activité et le dernier sommeil, comme le port d'où nous observons les écueils où nous avons couru risque d'échouer, et nous ne pouvons mieux jouir de ces dernières impressions de la vieillesse que dans la solitude.
Souvent l'homme tend à épuiser tout ce qui lui est étranger avant de s'occuper de lui-même. Ainsi, nous commençons par visiter les pays lointains avant de remarquer ce qu'il y a d'intéressant dans le nôtre; mais le jeune homme prudent et le vieillard expérimenté n'agissent pas ainsi. Pour eux, le commencement et la fin de la sagesse sont dans la solitude et dans la sérieuse observation de soi-même. Combien de gens, d'ailleurs, que la solitude a rendus mélancoliques dans leur jeunesse, et qui ne ressentent plus cette mélancolie aux approches de la vieillesse!
Une alternative incessante de désirs, de croyance, d'espoir et d'illusions, voilà le tableau de notre entrée dans la vie. L'âge mûr est porté à la mélancolie; mais rien ne surprend l'homme qui s'est affermi sur sa route par l'expérience. Quand on n'est plus forcé de songer à de vains besoins, et quand on a su de bonne heure apprécier les petites intrigues du monde, on ne se plaint pas de l'ingratitude que l'on éprouve. Qu'on obtienne seulement le repos, voilà tout ce que l'on demande; le reste n'est rien si l'on est rentré assez tôt en soi-même, si l'on a vu les choses extérieures telles qu'elles sont réellement.
«Il y a, dit un Allemand, des chartreux en politique comme en religion. C'est dans la retraite silencieuse qu'on rencontre le sage observateur dévoué à la vérité et à sa patrie, qui n'exalte rien outre mesure et ne calomnie personne. On aime sa lucide raison; on admire son amour pour les sciences et pour les hommes; on voudrait posséder sa confiance et son amitié; on est étonné de sa modestie, de son langage et de son existence; on voudrait lui faire quitter son humble demeure pour un palais; mais il semble qu'il porte écrit sur son front cet axiome de l'antiquité: «Odi profanum vulgus et arceo;» et alors, au lieu de chercher à le séduire par une vaine convoitise, on en fait un prosélyte.
Il n'est plus, ce chartreux politique que j'appris un jour à connaître dans une petite province, qui m'inspira un respect et un amour filial. Peut-être n'existait-il pas alors dans les cours d'Allemagne un homme plus sage et plus profond que lui. Il jugeait le monde et les choses avec une admirable sagacité, et connaissait personnellement quelques-uns des plus grands souverains de l'Europe. Nulle part je n'ai trouvé une âme plus libre, plus ouverte et douée de plus de douceur et d'énergie; jamais un œil plus vif et plus pénétrant, et jamais un homme avec lequel j'aurais autant aimé à passer toute ma vie. Sa maison était d'une extrême simplicité et sa table très-frugale: c'était le baron de Schrantenbach.
Les jeunes gens ne sont en général que trop disposés à médire des écrits des vieillards; cependant jamais homme n'a écrit avec tant de chaleur et d'émotion que Rousseau ne le fit dans ses dernières années. La plupart de ses meilleurs ouvrages datent de sa vieillesse. Entre cinquante et soixante ans, il devint l'un des premiers écrivains de son siècle, et il ne regardait alors les œuvres de son jeune âge que comme de faibles productions de son esprit.
C'est dans la vieillesse qu'on est le plus porté à la méditation. L'ardeur du jeune âge est apaisée; l'effervescence du midi de la vie est calmée; le soir arrive avec sa douce tranquillité et son calme rafraîchissant. Il est donc utile de consacrer à la méditation les derniers instants que l'on a à passer en ce monde, et après les sollicitudes que l'on a éprouvées, on parvient à conquérir quelque repos. La pensée de ces paisibles loisirs nous réjouit, comme la perspective d'un heureux jour de printemps après un long hiver. Qu'on se repose, soit, diront quelques jeunes gens dédaigneux; mais qu'on n'écrive pas; car, à cet âge-là, on n'a plus de chaleur, l'imagination est éteinte, et le prisme qui l'animait a disparu. Cela peut être, répond le vieillard; mais j'aime à exprimer encore les sensations que j'éprouve. Je lis, j'écris, je pense, voilà ma joie à présent comme dans ma jeunesse. L'homme âgé acquiert par sa paisible et régulière activité ce que vous perdez chaque jour par votre bruyante agitation.
Pétrarque sentit à peine l'affaissement de la vieillesse. Il savait animer sa solitude par le mouvement de son esprit, et ses années s'écoulaient doucement. D'une maison de campagne située dans le voisinage d'une chartreuse, à quelques lieues de Milan, il écrivait à Settimo avec une aimable naïveté: «Comme un voyageur fatigué, je double le pas à mesure que j'approche du terme de ma route. Je lis, j'écris jour et nuit; une occupation me repose de l'autre, je veille et je me divertis, je travaille et je me fatigue; plus je rencontre de difficultés, plus mon ardeur augmente. La nouveauté m'aiguillonne, les obstacles m'excitent. Le travail est chose sûre, et le mien est incertain. Mes yeux sont affaiblis par les veilles, et ma main est lasse de tenir la plume. Mais je désire que la postérité me connaisse, et si je ne parviens pas à occuper son attention, mon siècle du moins, mes amis m'auront connu, et cela me suffit. Ma santé est encore si bonne, mon corps si robuste, mon tempérament si chaleureux, que l'âge, les occupations sérieuses, la continence et la macération ne peuvent vaincre cet ennemi rebelle contre lequel je lutte sans cesse. Si je n'avais foi en la Providence, je succomberais comme j'ai déjà succombé plusieurs fois. Souvent, à la fin de l'hiver, il faut que je reprenne les armes contre la chair, que je combatte, pour ma liberté, contre ses plus cruels ennemis.»
Plus d'un homme, en recherchant dans sa vieillesse la solitude, a acquis loin du monde une importance qu'il n'avait pas à un autre âge. «C'était, a dit Pope, dans la retraite, dans l'exil, sur leur lit de mort, que les grands hommes de l'antiquité jetaient le plus grand éclat et faisaient le plus de bien, en communiquant aux autres leurs lumières.»
«C'est quelque chose, dit Rousseau, que de donner aux hommes l'exemple de la vie qu'ils devraient tous mener. C'est quelque chose, quand on n'a plus ni force ni santé pour travailler de ses bras, d'oser de sa retraite faire entendre la voix de la vérité. C'est quelque chose d'avertir les hommes de la folie des opinions qui les rendent misérables. Je serais beaucoup plus inutile à mes compatriotes, vivant au milieu d'eux, que je ne puis l'être dans le calme de ma retraite. Qu'importe en quel lieu j'habite, si j'agis comme je dois agir?»
Heureux le vieillard qui, dans ses dernières années, reçoit dans ce monde la récompense du bien qu'il a fait, et emporte les bénédictions de ceux qui l'entourent! Celui qui a vécu honnêtement et honorablement ne craint pas de reporter ses regards sur la route qu'il a parcourue, et les grandes âmes ne s'effrayent pas de l'approche du tombeau. L'impératrice Marie-Thérèse fit elle-même construire le sien: elle s'arrêtait souvent auprès de ce monument de deuil, et le montrait à ses enfants en leur disant: «Avons-nous le droit d'être fiers? Voilà le dernier asile qui reste aux empereurs.»
Sans s'élever à cette hauteur de sentiments, chacun peut se retirer du monde, ne pas attacher au passé une importance outrée, et, dans les moments qui lui appartiennent encore, entretenir, développer les pensées qui le rattachent à Dieu et à la vertu; alors la tombe ne lui présentera plus un si lugubre aspect, et il ne regardera la fin de la vie que comme le soir d'un beau jour.
Les jouissances du cœur que nous procure la retraite augmentent souvent pour les idées religieuses qu'elle enfante. Une vie simple, paisible, innocente, porte notre cœur vers Dieu. La vue de la nature nous ramène à la religion, et la religion, par un de ses sublimes effets, nous donne la tranquillité.
Celui qui est pénétré de ces sentiments religieux n'attribue plus au monde la même valeur et ne ressent plus aussi vivement les misères de l'humanité. On se trouve alors comme dans une fraîche vallée où l'on entend au loin gronder le tonnerre des fausses passions. Quand le célèbre Addison, abandonné des médecins, sentit sa fin approcher, il fit appeler un de ses jeunes parents, qui lui était profondément attaché. Après quelques moments d'attente, le jeune homme désolé lui dit: «Vous m'avez demandé, dictez-moi vos ordres, je les accomplirai religieusement.» Addison lui prit la main et lui répondit: «Vois comme un chrétien meurt tranquillement.»
S'il n'est pas en notre pouvoir de briser tous les obstacles qui s'opposent à cette paix intérieure, et de remporter dans toutes les circonstances une pleine victoire sur les étreintes du monde, l'idée de tout sacrifice à Dieu est grande et imprime un noble élan à une âme ardente. Pourquoi sommes-nous si fréquemment mécontents de notre situation? Pourquoi nous plaignons-nous de ne connaître ni la joie ni le bonheur? C'est parce que nous nous laissons saisir par l'apparence des choses, parce que nos sens gouvernent notre raison, parce que, dans mainte et mainte occasion, nous préférons des biens trompeurs aux jouissances réelles et durables, parce qu'enfin nous n'avons pas toute la piété que nous devrions avoir.
Il faut se faire un devoir de consacrer à de pieuses réflexions une partie de ces heures que tant de gens dissipent en vaines distractions. Mais il ne faut pas que cette piété dégénère en fanatisme, qu'elle nous donne de vagues sentiments au lieu des pensées lumineuses, qu'elle remplace par des rêveries les réalités; il ne faut pas qu'elle nous assujettisse à un rigorisme outré, qu'elle nous fasse renoncer à des plaisirs innocents. Une joie honnête augmente notre force, et la vertu doit donner une douce et profonde satisfaction.
Pour un homme qui a contracté l'habitude de se recueillir dans le calme, les heures qu'il consacre à de religieuses méditations sont les meilleurs instants de sa vie. De même que, lorsque nous allons à l'église accomplir un de nos devoirs de chrétien, nous devons nous examiner sérieusement, scruter notre conduite et nous affermir dans la résolution de vivre selon la voie de Dieu, de même, chaque fois que dans la retraite nous élevons notre pensée vers le ciel, nous devons porter sur nous-mêmes un regard sévère. Nous apprendrons ainsi à reconnaître nos fautes, à rectifier nos idées, à réfléchir utilement au terme et au but de notre existence.
Il ne suffit pas de faire de bonnes actions, il faut encore discerner le motif de ces actions. N'avons-nous pas, en les faisant, cédé à quelque considération mondaine ou à quelque enthousiasme passager? N'avons-nous pas été dirigés par l'amour-propre plutôt que par l'amour du prochain? Dans nos heures solitaires, en élevant notre cœur vers Dieu, nous apprécions plus facilement et plus judicieusement la nature et le motif réel de ces actions.
La solitude nous conduit de la faiblesse à la force, de la séduction à la résistance, du présent à l'avenir, des contraintes du monde d'ici-bas à la contemplation d'un monde meilleur. Aux heures de retraite et de silence, nous sommes plus près de celui à qui nous devons par-dessus tout être désireux de plaire, et qui veille près de nous dans les ombres de la nuit.
Les apologistes de la société répètent sans cesse qu'il y a de grandes choses à faire dans le monde. Mais, d'une part, nous ne faisons pas dans le monde tout ce que le devoir nous prescrit, et de l'autre, nous devons être convaincus que nous n'acquerrons jamais aussi bien que dans la solitude et par la religion l'énergie nécessaire pour accomplir des actions de mérite et l'élévation de caractère que nous devons tous ambitionner.
La satisfaction habituelle dont notre âme jouit au sein de la solitude a déjà quelque analogie avec les joies de l'éternité, et c'est dans ces moments de félicité intérieure qu'on aime à s'abandonner aux désirs et aux espérances qu'éveille en nous l'idée d'une autre vie.
Dans ce monde, où l'on trouve tant de contrainte et d'inquiétude, la liberté, le loisir, le repos, sont des biens inappréciables auxquels chacun aspire, comme le navigateur fatigué des orages de la mer aspire à la terre ferme. Mais lorsqu'on n'a jamais été privé d'un pareil bonheur, on ressemble à l'habitant éloigné des plages maritimes qui ne se représente pas les anxiétés, les angoisses et les désirs du matelot. Pour moi, j'aime à croire que nous jouirons dans l'éternité d'une tranquillité constante, inaltérable et exempte de tout mouvement sensuel. Or, comme la paix intérieure et extérieure est déjà sur cette terre un commencement de béatitude, il peut être utile de croire qu'un sage éloignement du tumulte du monde est un moyen de développer dans l'âme des facultés qui deviendront un des éléments de notre félicité pour la vie future.
Je termine ici mes réflexions sur les avantages que la solitude présente au cœur. Puissent-elles propager quelques pensées salutaires, quelques vérités consolantes, et contribuer à répandre parmi les hommes l'idée d'un bonheur qui est si près de nous! C'est tout ce que je désire.