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La Suggestibilité

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The Project Gutenberg eBook of La Suggestibilité

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Title: La Suggestibilité

Author: Alfred Binet

Release date: March 1, 2004 [eBook #11453]
Most recently updated: December 25, 2020

Language: French

Credits: Produced by Curtis Weyant, Renald Levesque and PG Distributed
Proofreaders. Produced from page scans provided by Case Western Reserve
University's Preservation Department.

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SUGGESTIBILITÉ ***
 



LA

SUGGESTIBILITÉ

PAR

ALFRED BINET

Docteur ès sciences, Lauréat de l'Institut
(Académie des Sciences et Académie des Sciences morales)
Directeur du laboratoire de psychologie physiologique de la Sorbonne
(Hautes-Études)

Avec 32 figures et 2 planches hors texte.

1900

À
JACQUES PASSY

19 mars 1864.—22 novembre 1898




INTRODUCTION

Apprécier la suggestibilité d'une personne sans avoir recours à l'hypnotisation ou à d'autres manoeuvres analogues, tel est, aussi brièvement indiqué que possible, le sujet de ce livre.

Il suffit de réfléchir un moment pour comprendre tous les avantages de cette séparation entre l'étude de l'hypnotisme et celle de la suggestion. Quoi que l'on pense de l'hypnotisme,—et quant à moi j'estime que c'est une méthode de premier ordre pour la pathologie mentale—il est incontestable que cette méthode d'expérimentation qui constitue une main-mise sur un individu, présente des inconvénients pratiques très graves: elle ne réussit pas chez toutes les personnes, elle provoque chez quelques-unes des phénomènes nerveux importants et pénibles, et en outre elle donne aux sujets des habitudes d'automatisme et de servilité qui expliquent que certains auteurs, Wundt en particulier, aient considéré l'hypnotisme comme une immoralité. C'est pour cette raison que les pratiques en ont été sévèrement interdites dans les écoles et dans l'armée, et je crois cette mesure excellente: l'hypnotisation doit rester, à mon avis, une méthode clinique.

Jusque dans ces cinq dernières années, hypnotisme et suggestion étaient termes presque synonymes; on ne faisait de la suggestion que sur des sujets préalablement hypnotisés, ou bien, si l'on essayait de faire de la suggestion à l'état de veille, c'était exactement par les mêmes procédés que ceux de l'hypnotisme, c'est-à-dire par des affirmations autoritaires amenant une obéissance automatique du sujet et suspendant sa volonté et son sens critique.

Les méthodes nouvelles que je vais décrire n'ont, je crois, aucun rapport pratique avec l'hypnotisme; ce sont essentiellement des méthodes pédagogiques: et j'ai pu les employer pendant plusieurs mois de suite dans les écoles, sous l'oeil attentif des maîtres, sans éveiller chez eux la moindre crainte que leurs élèves fussent l'objet de manoeuvres d'hypnotisation; c'est qu'en effet ces méthodes ne provoquent pas plus d'émotion ou de trouble chez les sujets qu'un exercice de dictée ou de calcul. Je dirai plus: ces expériences peuvent rendre de grands services aux élèves, si on a le soin de leur expliquer, quand le résultat est atteint, quel est le but qu'on se proposait, si on leur met sous les yeux l'erreur qu'ils ont commise, si on leur indique pourquoi ils ont commis cette erreur, comment ils ont manqué d'attention; c'est une leçon de choses, et en même temps une leçon morale dont l'enfant profite souvent, j'en ai eu la preuve, car j'en ai vu plusieurs qui, à chaque épreuve, apprenaient à se corriger et devenaient moins suggestibles.

Certes, ce n'est pas seulement aux enfants que cette leçon serait salutaire, mais surtout aux adultes, qui trop souvent, comme on l'a vu dans ces derniers temps, perdent l'habitude d'exercer leur sens critique, de se faire une opinion personnelle et raisonnée, et se laissent servilement suggestionner par les polémiques de presse!




CHAPITRE PREMIER




HISTORIQUE


Toutes les fois qu'on cherche à classer les caractères d'une manière utile, d'après des observations réelles et non d'après des idées a priori, on est amené à faire une large part à la suggestibilité. Tissié utilisant les remarques qu'il a faites dans le monde des sports, sur les entraîneurs et les entraînés, divise les caractères en trois catégories, qui ne sont au fond que des catégories de suggestibilité: 1° les automatiques, ceux qui obéissent passivement et sans réplique, les modèles de la discipline aveugle; ceux qui, suivant l'auteur, obéissent au «je veux»; 2° les sensitifs, ceux dont on obtient l'obéissance en s'adressant à leurs sentiments, et particulièrement à leur affection; 3° les actifs, les volontaires, qui sont eux-mêmes, qui ont une personnalité tranchée, et sur lesquels on ne peut pas agir directement, mais seulement par esprit de contradiction; ils répondent au «tu ne peux pas»; 4° les rétifs, quatrième catégorie, que Tissié ne donne pas, mais que les instituteurs m'ont indiquée, car elle existe dans les écoles, et elle n'est point aimée des maîtres; ce sont des révoltés, des indisciplinés; probablement cette catégorie est formée pour une bonne part de nerveux et de dégénérés.

Naturellement, je ne puis me porter garant de cette classification, qui ne repose pas, à ce qu'il me semble, sur des observations régulières; et il faudrait sans doute rechercher s'il est exact que les individus sur lesquels on n'a prise que par l'esprit de contradiction sont toujours des volontaires; j'en doute un peu1. Mais l'essentiel est de montrer que ce projet de classification des caractères repose sur des distinctions de suggestibilité; les automatiques sont les plus suggestibles de tous, les sensitifs le sont déjà moins, et enfin les actifs et les rétifs ne peuvent être suggestionnés que dans une petite mesure, et au moyen de Détours.

Note 1: (retour) J'ai observé bien souvent que l'esprit de contradiction est très développé chez des personnes nerveuses, auxquelles on donne l'obsession d'un acte, rien qu'en les mettant au défi de l'accomplir. Pitres signale avec raison les hystériques comme des sujets qu'on peut souvent suggestionner à fond, en les prenant par l'esprit de contradiction. Je crois bien que la tendance à contredire n'est pas nécessairement un indice de personnalité bien organisée et capable de résister à la suggestion.

Un auteur américain, Bolton, a donné, en passant, il y a quelques années, une classification de caractères, dans laquelle on retrouve encore une préoccupation de la suggestibilité des individus2. Il faisait une expérience sur le rythme, expérience longue et minutieuse, dans laquelle il était obligé de rester longtemps en relation avec ses sujets, et de les examiner de très près.

Note 2: (retour) Voir Année psychol., I, p. 360.

Il faisait entendre aux personnes des sons rythmés de différentes façons, et devait ensuite, par des interrogations minutieuses, chercher à savoir comment chaque personne avait perçu les sons, les avait groupés et rythmés. Il fut frappé de la manière fort différente dont chacun se prêtait à l'expérience, et il les classa tous en trois catégories: 1° d'abord, ceux qui s'empressent d'accepter toutes les suggestions de l'opérateur; ils n'ont aucune idée à eux, adoptent celle qu'on leur suggère avec une docilité surprenante; ce sont les automatiques ou passifs de la classification précédente; 2° ceux qui cherchent à se faire une opinion personnelle; leur attitude est celle d'un scepticisme modéré et raisonnable: ils donnent leurs impressions avec exactitude, ce sont les meilleurs sujets. L'opinion à laquelle ils arrivent sur la question n'est pas toujours juste, car elle repose le plus souvent sur des données incomplètes; 3° les contrariants; c'est l'espèce détestable, le désespoir des expérimentateurs. Ce sont des gens qui poussent l'esprit de contradiction jusqu'à la mauvaise foi; ils critiquent tout, le but de l'expérience, les conditions où l'on opère; ils sont subtils; ils refusent de donner leur opinion, tant qu'ils ne connaissent pas celle des autres sujets ou celle de l'expérimentateur; dès qu'ils la connaissent, ils s'empressent d'en prendre le contre-pied, avec un grand entrain d'ergotage, Si on ne livre à leur critique aucune opinion, ils refusent de dire la leur et se renferment dans un silence dédaigneux.

Cette seconde classification des caractères—quoique l'auteur n'ait pas eu le moins du monde la prétention d'en faire une—ressemble beaucoup à la première, avec les différences obligées; et soit dit en passant, c'est de cette manière-là seulement—en classant les réactions des sujets d'après une série de points de vue,—qu'on arrivera à établir une théorie générale des caractères, et non en faisant des classifications théoriques, véritables châteaux bâtis en l'air. Mais ce n'est point, pour le moment, le sujet que nous avons en vue. Nous avons voulu simplement montrer, en reproduisant les deux classifications précédentes, que la suggestibilité en forme le fond, et qu'on ne peut pas étudier le caractère sans tenir compte de cet élément essentiel.

G. de Lapouge3, traitant de l'inégalité parmi les hommes, a proposé de rattacher chaque individu ou chaque groupe à quatre grands types intellectuels:

1° Le premier type est celui des initiateurs, des inventeurs; tout ce qui change une civilisation leur est dû.

2° Le second est celui des hommes intelligents et ingénieux, qui reprennent et perfectionnent les inventions des premiers.

3° Le troisième type réunit les individus à esprit de troupeau, comme dit Galton, qui sont les ennemis de toutes les idées nouvelles, de tous les progrès, et opposent soit une lutte opiniâtre, s'ils sont intelligents, soit une inertie absolue s'ils sont inférieurs.

4° Le quatrième type est incapable de produire, de combiner, et même de recevoir par éducation la plus modeste somme de culture.

Note 3: (retour) G. de Lapouge, De l'inégalité parmi les hommes, Revue d'anthrop., 3e série, III, 1888, p. 9.

Cette classification des types intellectuels est curieuse; elle ne me paraît fondée sur aucune recherche expérimentale; je l'ai reproduite parce qu'elle repose, comme celle de Tissié, au moins en partie sur la notion de suggestibilité.

Nous pensons que le mot de suggestibilité répond à plusieurs phénomènes que l'on doit provisoirement distinguer; ces phénomènes sont les suivants:

1° L'obéissance à une influence morale, venant d'une personne étrangère. C'est là le sens technique, en quelque sorte, du mot suggestibilité;

2° La tendance à l'imitation, tendance qui dans certains cas peut se combiner avec une influence morale de suggestion, et dans d'autres cas, exister à l'état isolé;

3° L'influence d'une idée préconçue qui paralyse le sens critique;

4° L'attention expectante ou les erreurs inconscientes d'une imagination mal réglée;

5° Les phénomènes subconscients qui se produisent pendant un état de distraction ou par suite d'un événement quelconque qui a créé une division de conscience. C'est à cette catégorie qu'appartiennent les mouvements inconscients, le cumberlandisme, les tables tournantes et l'écriture spirite.

Je crois utile d'ajouter que les distinctions que je viens de proposer sont entièrement théoriques; elles résultent d'une simple analyse de la question et leur but est de préparer les voies à des recherches expérimentales; l'expérimentation seule peut éclairer ces différents points; je me suis servi de cette analyse comme point de départ pour instituer différentes expériences; il faudra rechercher ensuite si l'expérience confirme les distinctions susdites.

Nous allons maintenant reprendre chacune de ces variétés de suggestibilité, la définir avec soin et rechercher comment les auteurs ont pu en faire l'étude, par des méthodes absolument étrangères à l'hypnotisme.

I

SUGGESTIBILITÉ PROPREMENT DITE OU OBÉISSANCE

Etre suggestible ou être autoritaire, voilà un dilemme qui se pose à propos de chaque individu: le succès de toute une carrière en dépend et on peut dire que les autoritaires—toutes choses égales d'ailleurs, c'est-à-dire si la mauvaise fortune, l'inconduite, etc., ne se mettent pas en travers—ont bien plus de chance d'arriver dans la vie que les suggestibles. On ne pourrait pas citer beaucoup d'individus ayant atteint de hautes situations qui manqueraient d'autorité. L'autorité peut remplacer toutes les autres qualités intellectuelles; dans un cercle, quel est celui qu'on écoute? ce n'est pas le plus intelligent, celui qui pourrait dire les choses les plus curieuses; c'est celui qui a le plus d'autorité, dont le regard est volontaire, dont la parole, pleine, sonore, articule lentement des phrases interminables, dont tout le monde supporte respectueusement l'ennui. Il y a plaisir à analyser, témoin invisible, une conversation de cinq ou six personnes, à laquelle on ne prend aucune part; on voit de suite quel est celui qui fait de la suggestion; celui-là guide la conversation, en règle l'allure, impose son opinion, développe ses idées; puis il y a parfois lutte; un autre, plus ferré sur un certain terrain, prend l'avantage et réussit à se faire écouter. Un interlocuteur nouveau peut changer complètement l'état des forces, car, chose surprenante, l'autorité est une qualité toute relative; une personne A en exerce sur B, qui en exerce sur C, et C à son tour tient A sous son autorité.

La manière d'affirmer, le ton de la voix, la forme grammaticale peuvent révéler celui qui a de l'autorité: il y a des phrases modestes comme: «je ne sais pas», ou «je vous demande pardon», qu'un homme d'autorité affirme avec éclat. Certaines qualités physiques augmentent l'autorité; la conscience de sa force en donne beaucoup. Un sportsman de mes connaissances, qui fait le courtier de commerce, disait que le secret de son aplomb réside dans sa conviction de ne jamais rencontrer des poings plus forts que les siens. Le costume ajoute aussi à l'autorité, le costume militaire surtout, ainsi du reste que tout ce cérémonial dont Pascal s'est moqué, mais dont il a parfaitement compris le sens. Le nombre est aussi un facteur important: douze individus en groupe qui regardent un individu isolé exercent sur lui une autorité énorme; malheur à celui qui est seul. On a parfaitement ce sentiment quand on croise, isolé, dans une rue de village, une compagnie de militaires qui vous regardent: il faut beaucoup d'autorité pour soutenir tous ces regards, et l'homme timide se détourne. Cette influence de masse, nous l'avons vue et en quelque sorte mesurée, M. Vaschide et moi, dans des expériences que nous faisions récemment dans les écoles sur la mémoire des chiffres. Ces expériences avaient lieu collectivement; nous réunissions dans une classe dix élèves ou davantage, et après une explication, nous dictions des chiffres que les élèves devaient écrire de mémoire, sans faire de bruit, sans plaisanter et sans tricher. Nous étions deux, et seuls pour maintenir la discipline; les jeunes gens avaient de seize à dix-huit ans, parisiens, et passablement bruyants; nous n'avions sur eux aucune autorité matérielle, ne pouvant pas leur infliger de punition; enfin, l'épreuve était monotone et assez fatigante. Il nous fut très facile de constater que nous pouvions tenir en respect une dizaine de ces jeunes gens, mais dès que ce nombre était dépassé, la discipline se relâchait, les élèves étaient plus bruyants et quelques tricheries se déclaraient.

Les considérations, précédentes ont surtout pour but de montrer que l'étude de la suggestion peut se faire ailleurs que dans des séances factices d'hypnotisme et sur des malades à qui on fait manger des pommes de terre transformées en oranges; dans les milieux de la vie réelle, les phénomènes d'influence, d'autorité morale prennent un caractère plus compliqué; et je renvoie le lecteur curieux d'exemples à un chapitre fort intéressant,4 du livre du regretté professeur Marion sur l'Education dans l'Université.

Note 4: (retour) Pages 310 et seq.

Tout d'abord, comment devons-nous définir, à ce point de vue nouveau, la suggestion? Quand est-ce que la suggestion commence? A quel caractère la distingue-t-on des autres phénomènes normaux qui ne sont point de la suggestion? Cette définition est tout un problème, et on a dit depuis longtemps que la plupart des gens qui emploient le mot de suggestion n'en ont pas une idée claire. Il faut évidemment reconnaître comme erronée l'opinion de tout un groupe de savants pour lesquels la suggestion est une idée qui se transforme en acte5; à ce compte, la suggestion se confondrait avec l'association des idées et tous les phénomènes intellectuels, et le terme aurait une signification des plus banales, car la transformation d'une idée en acte est un fait psychologique régulier, qui se produit toutes les fois que l'idée atteint un degré suffisant de vivacité. Au sens étroit du mot, dans son acception pour ainsi dire technique, la suggestion est une pression morale qu'une personne exerce sur une autre; la pression est morale, ceci veut dire que ce n'est pas une opération purement physique, mais une influence qui agit par idées, qui agit par l'intermédiaire des intelligences, des émotions et des volontés; la parole est le plus souvent l'expression de cette influence, et l'ordre donné à haute voix en est le meilleur exemple; mais il suffit que la pensée soit comprise ou seulement devinée pour que la suggestion ait lieu; le geste, l'altitude, moins encore, un silence, suffit souvent pour établir des suggestions irrésistibles. Le mot pression doit à son tour être précisé, et c'est un peu délicat. Pression veut dire violence: par suite de la pression morale l'individu suggestionné agit et pense autrement qu'il le ferait s'il était livré à lui-même. Ainsi, quand après avoir reçu un renseignement, nous changeons d'avis et de conduite, nous n'obéissons point à une suggestion, parce que ce changement se fait de plein gré, il est l'expression de notre volonté, il a été décidé par notre raisonnement, notre sens critique, il est le résultat d'une adhésion à la fois intellectuelle et volontaire. Quand une suggestion a réellement lieu, celui qui la subit n'y adhère pas de sa pleine volonté, et de sa libre raison; sa raison et sa volonté sont suspendues pour faire place à la raison et à la volonté d'un autre; on dit à cet individu: vous ne pouvez plus lever le bras, et effectivement tous ses efforts de volonté deviennent impuissants pour lever le bras; de même, on lui affirme qu'un oiseau est perché sur son épaule, et il ne peut pas se débarrasser de cette hallucination, il voit l'oiseau, il l'entend, il est complètement dupe de cette vision. C'est ce que Sidis6 exprime dans un langage très clair, mais un peu schématique, quand il dit qu'il existe en chacun de nous des centres d'ordre différent: d'abord les centres inférieurs, idéo-moteurs, centres réflexes et instinctifs, et ensuite les centres supérieurs, directeurs, sièges de la raison, de la critique, de la volonté. L'effet de la suggestion est d'imprimer le mouvement aux centres inférieurs, en paralysant l'action des centres supérieurs; la suggestion crée par conséquent, ou exploite un état de désagrégation mentale. Il y a beaucoup de vrai dans cette conception, quoique la distinction des centres inférieurs et supérieurs soit un peu grossière. Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de faire intervenir dans l'explication, même sous forme d'image, une idée anatomique sur les centres nerveux; je préférerais, quant à moi, distinguer un mode d'activité simple, automatique et un mode d'activité plus complexe, plus réfléchi, et admettre que par suite de la dissociation réalisée par la suggestion, c'est le mode d'activité simple qui se manifeste, le mode complexe étant plus ou moins altéré.

Note 5: (retour) Voici une phrase cueillie dans un ouvrage tout récent: la suggestion n'est-elle pas l'art d'utiliser l'aptitude que présente un sujet à transformer l'idée reçue en acte?
Note 6: (retour) The Psychology of Suggestion. New-York, 1898, p. 70.

Un clinicien bien connu, M. Grasset, a du reste montré récemment l'inconvénient que peut présenter la schématisation à outrance des phénomènes de suggestion7. Cet auteur a supposé que le pouvoir de direction et de coordination résidait dans un centre spécial de l'encéphale, le centre O; et que les actes automatiques sont produits par des centres inférieurs réunis par des fibres associatives, et formant un polygone qui se suffit à lui-même. Cette supposition lui permet de définir plusieurs cas d'automatisme et de dédoublement sous une forme qui est très pittoresque, mais qui, prise à la lettre, conduirait à de graves erreurs.

Note 7: (retour) Leçons de clinique médicale. L'automatisme psychologique. Montpellier, 1896.

La distraction, par exemple, serait une dissociation entre le centre O et le polygone: «quand Archimède sort dans la rue en son costume de bain, criant Eureka, il marche avec son polygone et pense à son problème avec son centre O.» Erasme Darwin a raconté l'histoire d'une actrice qui, tout en jouant et chantant, ne pensait qu'à son canari mourant. «Elle chantait avec son polygone, et pleurait son canari avec O.» Nous admettons qu'il y a peut-être quelque avantage, pour la clarté d'une exposition purement médicale, destinée à des étudiants en médecine, à imaginer un centre psychique supérieur et un polygone de centres inférieurs; mais on commettrait une erreur en prenant ces hypothèses simplistes au pied de la lettre.

Ce centre O, qui ressemble un peu trop à la glande pinéale dans laquelle Descartes logeait l'âme, que devient-il dans les dédoublements de personnalité analogues à ceux de Felida qui vit, pendant des mois, tantôt dans une condition mentale, tantôt dans une autre? Peut-on dire que l'une de ces existences est une vie automatique, (polygonale, sous-association de O) et que l'autre de ces existences est une vie complète (avec le polygone et O synthétisés)? Evidemment non; et l'embarras de Grasset à s'expliquer sur ce point (voir la page 98) montre le défaut de la cuirasse qui existe dans la théorie. Il n'y a point de séparation nette entre la vie psychique supérieure et la vie automatique, au moins à notre avis; la vie automatique, en se compliquant, en se raffinant, devient de la vie psychique supérieure, et par conséquent, nous pensons qu'il est inexact d'attribuer à ces formes d'activité des organes distincts.

Le premier caractère de la suggestion est donc de supposer une opération dissociatrice; le second caractère consiste dans un degré plus ou moins avancé d'inconscience; cette activité, quand la suggestion l'a mise en branle, pense, combine des idées, raisonne, sent et agit sans que le moi conscient et directeur puisse clairement se rendre compte du mécanisme par lequel tout cela se produit. L'individu à qui on défend de lever le bras, rapporte Forel8, est tout étonné et ne comprend pas comment il peut se faire que son bras soit paralysé; ce procédé de paralysie, qui s'est réalisé en lui, et qui est de nature mentale, reste pour lui lettre close; de même, l'hystérique à qui l'on fait apparaître une photographie sur un carton blanc, tiré d'une douzaine de cartons tous pareils, et qui retrouve ensuite ce carton9, ne peut pas nous expliquer quels sont les repères qui la guident; ce sont des repères qui sont inconscients pour elle, et cette inconscience est un caractère de la dissociation.

Note 8: (retour) Quelques mots sur la nature et les indications de la Thérapeutique suggestive. Revue médicale de la Suisse romande, décembre 1898.
Note 9: (retour) Voir Magnétisme animal, par Binet et Féré, p. 166 et seq.

Enfin, pour achever cette rapide définition de la suggestion, il faut tenir compte d'un élément particulier, assez mystérieux, dont nous ne pouvons donner l'explication, mais dont nous connaissons de science certaine l'existence, c'est l'action morale de l'individu. Le sujet suggestionné n'est pas seulement une personne qui est réduite temporairement à l'état d'automate, c'est en outre une personne qui subit une action spéciale émanée d'un autre individu; on peut appeler cette action spéciale de différents noms, qui seront vrais ou faux suivant les circonstances: on peut l'appeler peur, ou amour, ou fascination, ou charme, ou intimidation, ou respect, admiration, etc., peu importe: il y a là un fait particulier, qu'il serait oiseux de mettre en doute, mais qu'on a beaucoup de peine à analyser. Dans les expériences d'hypnotisme proprement dit, ce fait se produit surtout par ce que l'on appelle l'électivité ou le rapport; c'est une disposition particulière du sujet qui concentre toute son attention sur son hypnotiseur, au point de ne voir et de n'entendre que ce dernier, et de ne souffrir que son contact. On a du reste décrit longuement les effets de l'électivité non seulement pendant les scènes d'hypnotisme, mais encore en dehors des séances10.

Note 10: (retour) Voir Pierre Janet. L'influence somnambulique et le besoin de direction, Revue philosophique, février 1897.

Les premières expériences méthodiques, de moi connues, qui ont été faites sur des sujets normaux pour établir les effets de la suggestion en dehors de tout simulacre d'hypnotisme, sont celles du zoologiste Yung, de Genève11. Cet auteur les a décrites un peu brièvement dans son petit livre sur le sommeil hypnotique. Il raconte que dans son laboratoire, ayant à exercer des étudiants à l'usage du microscope, il mettait sur le porte-objet une préparation quelconque, il décrivait d'avance des détails purement imaginaires, puis il priait les débutants de regarder, de décrire à leur tour ce qu'ils voyaient; très souvent, dit-il, les étudiants ont attesté qu'il voyaient les détails annoncés par leur professeur; quelques-uns même les ont dessinés. Le fait est intéressant, sans doute; mais on voudrait plus de détails; peut-être n'ont-ils fait le dessin que par pure complaisance, parce qu'ils voulaient faire plaisir à leur futur examinateur, et il n'est pas certain qu'ils aient cru voir ce qu'ils ont dessiné.

Note 11: (retour) E. Yung. Le sommeil normal et le sommeil pathologique. Paris, Doin.

Sidis12 a fait dans le laboratoire de Münsterberg, à Harvard, des recherches analogues. Il faisait asseoir son sujet devant une table, et le priait de regarder fixement un point d'un écran; cette fixation avait lieu durant vingt secondes; pendant ce temps-là, le sujet devait chasser toute idée et s'efforcer de ne penser à rien; puis brusquement, on enlevait l'écran, découvrant une table sur laquelle divers objets étaient posés, et il était convenu que lorsque l'écran serait enlevé, le sujet devait exécuter, aussi rapidement que possible, un acte quelconque laissé à son choix. L'expérience se déroulait en effet dans l'ordre indiqué; seulement, quand l'écran était enlevé, l'opérateur donnait à haute voix une suggestion, comme de prendre un objet placé sur la table, ou de frapper 3 coups sur la table. Cette suggestion de mouvements et d'actes n'a pas été infaillible, puisqu'elle s'adressait à des personnes éveillées; cependant Sidis rapporte qu'elle réussissait dans la moitié des cas. Ceux même qui n'obéissaient pas paraissaient parfois impressionnés, car il en est quelques-uns qui restaient immobiles, comme frappés d'inhibition, incapables d'exécuter le plus petit mouvement. Parmi ceux qui obéissaient, il s'en est trouvé un, jeune homme très intelligent, qui exécutait à la manière d'un mouvement réflexe l'acte commandé. Quant aux autres, on les voyait bien exécuter l'acte, mais il était difficile de se rendre compte de la façon dont ils avaient été impressionnés: si on les interrogeait, si on leur demandait pourquoi ils avaient obéi, ils répondaient en général que c'était par simple politesse. L'auteur a raison de douter qu'une telle explication soit valable pour un si grand nombre de cas. Analysant son expérience, il a cherché à se rendre compte des raisons pour lesquelles elle restait obscure. Pour qu'une suggestion réussisse à l'état de veille, il faut réunir un certain nombre de conditions qui ont pour but de procurer au sujet un état de calme physique et moral et de diminuer son pouvoir de résistance. Or, lorsqu'on adresse à haute voix une injonction à une personne, on emploie la suggestion directe, qui a toujours le tort d'éveiller la résistance; de là les insuccès fréquents. L'auteur pense que ce sont surtout les suggestions indirectes qui réussissent pendant l'état de veille, et les suggestions directes pendant l'état d'hypnotisme.

Note 12: (retour) Op. cit., p. 35.

Cette formule présente une netteté très curieuse, mais nous doutons qu'elle soit absolument juste, et puisse convenir à tous les cas. Ce qui me paraît entièrement vrai, c'est que la résistance du sujet peut faire échouer les suggestions directes. Cette cause d'échec est moins à craindre pendant l'état d'hypnotisme, mais elle n'y subsiste pas moins, et je me rappelle plus d'un sujet rebelle qui a mis dans un grand embarras son opérateur: un jour que Charcot montrait quelques-unes de ses hypnotisées à des étrangers, il voulut faire écrire à l'une d'elles une reconnaissance de dette égale à un million; l'énormité du chiffre provoqua de la part de l'hypnotisée une résistance invincible, et pour la décider à donner sa signature il fallut se borner à lui faire souscrire une dette de cent francs. D'autre part, j'ai bien constaté que pendant l'état d'hypnotisme, les suggestions données sous une forme indirecte sont très effectives; au lieu de dire à une malade rebelle: «Vous allez vous lever!» on obtient un effet qui quelquefois est plus sûr, en se contentant de dire à demi-voix à un assistant: «Je crois qu'elle va se lever.» Suivant les circonstances, tel mode de suggestion réussit et tel autre mode échoue.

Mais revenons à l'étude de l'état normal. Il faut distinguer les suggestions de sensations et d'idées et les suggestions d'actes; ces dernières sont toujours difficiles à réaliser, car elles impliquent d'une part commandement et d'autre part obéissance, et il est bien vrai qu'un ordre donné sur un ton autoritaire a quelque chose d'offensant qui excite un sujet à la résistance. Il y aurait donc lieu d'imaginer une forme d'expérience un peu différente de celle de Sidis.

Un petit détail, assez insignifiant en apparence, est à relever dans les descriptions de cet auteur. Avant de donner sa suggestion, dit-il, il avait soin d'engager la personne à regarder un point fixe pendant vingt secondes. Il ne dit pas pourquoi il a employé cette fixation du regard, ni si les sujets qui n'avaient pas eu soin de regarder fixement un point étaient plus suggestibles que les autres. Je pense que cette pratique, qui rappelle beaucoup le procédé de Braid pour hypnotiser, devrait être étudiée avec soin dans ses conséquences psycho-physiologiques.

La recherche de Sidis ne comporte point une étude de détail, de psychologie individuelle sur la suggestibilité; elle nous apprend seulement qu'on peut faire des suggestions d'actes sur des élèves de laboratoire et réussir ces suggestions. C'est le fait même de la suggestibilité qui est mis ici en lumière, et pas autre chose. L'étude de Sidis a donc ce même caractère préliminaire que les études bien antérieures de Yung.

Un autre auteur, Bérillon, qui s'est beaucoup occupé de l'hypnotisation des enfants comme méthode pédagogique, vient de publier un opuscule13 où il rapporte plusieurs exemples de suggestion donnée à l'état de veille.

Note 13: (retour) L'hypnotisme et l'orthopédie mentale, par E. Bérillon, Paris, Rueff. 1898.

Ces observations ne rentrent pas absolument dans le cadre de notre travail, car, ainsi que nous l'avons annoncé, nous ne nous occuperons point des suggestions dites de l'état de veille, lorsqu'elles sont données d'après les mêmes méthodes que la suggestion de l'hypnotisme; cependant nous croyons devoir dire un mot des recherches de Bérillon, à cause de la curieuse assertion dont il les accompagne.

D'après son expérience, des enfants imbéciles, idiots, hystériques, sont beaucoup moins facilement hypnotisables et suggestibles que «les enfants robustes, bien portants, dont les antécédents héréditaires n'ont rien de défavorable». Ces derniers seraient «très sensibles à l'influence de l'imitation. Ils s'endorment souvent, lorsqu'on a endormi préalablement d'autres personnes devant eux, d'une façon presque spontanée. Il suffit de leur affirmer qu'ils vont dormir pour vaincre leur dernière résistance. Leur sommeil a toutes les apparences du sommeil normal, ils reposent tranquillement les yeux fermés14».

Note 14: (retour) Op. cit., p. 10.

Voici maintenant ce que l'auteur pense de ceux qui résistent aux suggestions: «Au point de vue purement psychologique, la résistance aux suggestions est aussi intéressante à constater qu'une extrême suggestibilité. Elle dénote un état mental particulier et souvent même un esprit systématique de contradiction dont il faut neutraliser les effets. Parfois cette résistance est inspirée par des motifs dont il y a lieu de ne pas tenir compte. Le plus fréquent de ces motifs est la peur de l'hypnotisme, que nous arrivons assez facilement à dissiper.

«Le degré de suggestibilité n'est nullement en rapport avec un état névropathique quelconque. La suggestibilité, au contraire, est en rapport direct avec le développement intellectuel et la puissance d'imagination du sujet. Suggestibilité, à notre avis, est synonyme d'éducabilité.

«Le diagnostic de la suggestibilité.—Ce diagnostic peut être fait à l'aide d'une expérience des plus simples. Cette expérience a pour objet d'obtenir chez le sujet la réalisation d'un acte très simple, suggéré à l'état de veille. Voici comment je procède:

«Après avoir fait le diagnostic clinique et interrogé l'enfant avec douceur, je l'invite à regarder avec une grande attention un siège placé à une certaine distance, au fond de la salle, et je lui fais la suggestion suivante: «Regardez attentivement cette chaise; vous allez éprouver malgré vous le besoin irrésistible d'aller vous y asseoir. Vous serez obligé d'obéir à ma suggestion, quel que soit l'obstacle qui vienne s'opposer à sa réalisation.»

«J'attends alors le résultat de l'expérience. Au bout de peu de temps (une ou deux minutes) on voit ordinairement l'enfant se diriger vers la chaise indiquée, comme poussé par une force irrésistible, quels que soient les efforts qu'on fasse pour le retenir. Dès lors je puis poser mon pronostic, et déclarer que cet enfant est intelligent, docile, facile à instruire et à éduquer et qu'il a de bonnes places dans sa classe. Je puis ajouter qu'il sera très facile à hypnotiser.

«Si l'enfant reste immobile, et déclare qu'il n'éprouve aucune attraction vers le siège qui lui est désigné, je puis conclure de ce résultat négatif qu'il est mal doué au point de vue intellectuel et mental, et qu'il sera facile de retrouver chez lui des stigmates accentués de dégénérescence. L'opinion des maîtres et des parents vient toujours confirmer ce diagnostic.»

On sera sans doute étonné, de prime abord, qu'un auteur voie dans la suggestibilité des signes d'éducabilité; les hypnotiseurs nous ont du reste habitués aux affirmations tranchantes et inattendues. Delboeuf n'a-t-il pas soutenu que l'hypnotisme exalte la volonté humaine? Nous pensons inutile de décrire à nouveau ce que nous entendons par état de suggestibilité, état dans lequel il y a une suspension de l'esprit critique, et une manifestation de la vie automatique, et par conséquent nous n'insisterons pas pour prouver qu'un développement anormal de l'automatisme ne saurait en aucune façon être une preuve d'intelligence. En somme, ce sont là des discussions théoriques, qui n'engendrent pas toujours la conviction, et il vaut bien mieux traiter la question sous une forme expérimentale.

Sur ce dernier point, je crois intéressant de remarquer que Bérillon se contente d'affirmer sans rien prouver. On aurait été curieux d'avoir sous les yeux une statistique de bons élèves et de mauvais élèves, et d'étudier le pourcentage des hypnotisables dans ces deux catégories. C'est ainsi que nous procédons en psychologie expérimentale, nous donnons nos chiffres, et nous les laissons parler. L'habitude maintenant est si bien prise que lorsque nous rencontrons une affirmation sans preuves, nous la considérons comme une impression subjective, sujette à des erreurs de toutes sortes. Voilà ce qu'aurait dû se rappeler un auteur américain, M. Luckens15, qui dit avoir été très frappé, dans une visite faite à Bérillon, de cette assimilation de la suggestibilité à l'éducabilité; il aurait dû demander des preuves, et jusqu'à ce qu'elles lui eussent été fournies, suspendre son jugement16.

Note 15: (retour) Luckens. Notes abroad, Pedagogical Seminary, 10, 1898.
Note 16: (retour) Je crois devoir ajouter quelques remarques sur les rapports pouvant exister entre la suggestibilité d'une personne et son intelligence. Il me paraît incontestable qu'un certain degré d'intelligence est nécessaire pour comprendre la suggestion donnée, et une personne qui ne comprendra pas une suggestion trop complexe pour son intelligence se trouvera, par ce fait même, incapable de l'exécuter; l'échec ne viendra pas de son défaut de suggestibilité, mais de son défaut d'intelligence. Je prends tout de suite un exemple: un enfant d'école primaire ne pourra pas, par suggestion, résoudre une équation à deux inconnues, ou faire un problème de calcul intégral. Dans ce sens, on peut dire que l'intelligence du sujet n'est pas sans relation avec sa suggestibilité. Nous rencontrons du reste cette relation lorsque nous nous adressons pour nos recherches aux enfants très jeunes; à cinq ans, et à six ans, un enfant me paraît être en général beaucoup plus suggestible qu'à neuf ans; mais son extrême suggestibilité se trouve neutralisée dans bien des cas par son incapacité à comprendre la suggestion.

J'ai fait il y a cinq ans environ, en collaboration avec V. Henri, des expériences de suggestion qui rentrent dans cette catégorie, c'est-à-dire qui sont la mise en oeuvre de l'autorité morale; ce n'étaient point des suggestions d'actes ou de sensations; la suggestion était dirigée de manière à troubler seulement un acte de mémoire. Une ligne modèle de 40 millimètres de longueur étant présentée à l'enfant, il devait la retrouver, par mémoire ou par comparaison directe, dans un tableau composé de plusieurs lignes, parmi lesquelles se trouvait réellement la ligne modèle. Au moment où il venait de faire sa désignation, on lui adressait régulièrement, et toujours sur le même ton, la phrase suivante: «En êtes-vous bien sûr? N'est-ce pas la ligne d'à côté?» Il est à noter que sous l'influence de cette suggestion discrète, faite d'un ton très doux, véritable suggestion scolaire, la majorité des enfants abandonne la ligne d'abord désignée et en choisit une autre. La répartition des résultats montre que les enfants les plus jeunes sont plus sensibles à la suggestion que leurs aînés: en outre, la suggestion est plus efficace quand l'opération qu'on cherche à modifier est faite de mémoire que quand elle est faite par comparaison directe (c'est-à-dire le modèle et le tableau de lignes se trouvant simultanément sous les yeux de l'enfant); voici quelques chiffres:

NOMBRE DES CAS OÙ LES ENFANTS ONT CHANGÉ LEUR RÉPONSE

Dans la
mémoire.
Dans la comparaison directe. Moyenne.
Cours élémentaire
Cours moyen
Cours supérieur
89%
80%
54%
74%
73%
48%
81,5%
76,5%
51,0%

Dans ces chiffres sont confondus les enfants qui, avant la suggestion, ont fait une désignation exacte de la ligne égale au modèle, et les enfants qui ont fait une désignation fausse. Il faut maintenant distinguer ces deux groupes d'enfants, dont chacun présente un intérêt particulier. Les enfants qui se sont trompés une première fois font en général une désignation plus exacte, grâce à la suggestion; ainsi, si l'on compte ceux dont la seconde désignation se rapproche plus du modèle que la première, on en trouve 81 p. 100, tandis que ceux qui s'en éloignent davantage forment une petite minorité de 19 p. 100. Quant aux enfants qui ont vu juste la première fois, ils sont remarquables par la fermeté avec laquelle ils résistent à la suggestion, qui, dans leur cas, est perturbatrice; 56 p. 100 seulement abandonnent leur première opinion, tandis que dans le cas d'une réponse inexacte, il y en a 72 p. 100 qui changent de désignation.

Je ferai remarquer que cette étude de V. Henri et de moi a été conçue dans un esprit un peu différent de celui qu'on trouve dans d'autres travaux du même genre. Nous ne nous sommes pas simplement proposés de montrer que les enfants, ou que tels et tels enfants sont suggestibles, mais nous avons cherché à préciser le mécanisme de cette suggestibilité, en étudiant les conditions mentales où la suggestion réussit le mieux; on a vu que la suggestion réussit le mieux dans les cas où la certitude de l'enfant, sa confiance est le plus faible, par exemple lorsqu'il fait sa comparaison de mémoire au lieu de faire une comparaison directe, ou lorsqu'il a fait une première comparaison erronée; d'où l'on pourrait déduire cette règle provisoire que: la suggestibilité d'une personne sur un point est en raison inverse de son degré de certitude relativement à ce point.

Il y a donc un progrès, me semble-t-il, entre cette recherche de V. Henri et de moi, et quelques-unes des recherches antérieures. Nous ne nous sommes pas contentés d'observer l'existence de la suggestibilité à l'état de veille, nous avons en outre pu apprécier les degrés de cette suggestibilité, ce qui nous a permis d'établir que ce degré varie avec l'âge de l'enfant, et varie aussi suivant la justesse de son coup d'oeil ou suivant qu'il fait la comparaison avec la mémoire ou avec sa perception. Mais hâtons-nous d'ajouter que l'appréciation que nous avons pu faire des degrés de suggestibilité est encore bien rudimentaire; pour savoir que les enfants sont plus suggestibles à tel âge qu'à tel autre, et dans telle condition que dans telle autre, qu'avons-nous fait? Nous avons employé la méthode statistique; à tel âge, avons-nous calculé, il y a 81 enfants sur 100 qui obéissent à la suggestion, tandis qu'à un âge plus avancé, on n'en trouve plus que 51 pour 100 de suggestibles. Ce procédé d'évaluation n'est possible qu'à la condition d'opérer sur un grand nombre de sujets; évidemment, ce n'est pas un procédé directement applicable à la psychologie individuelle; il ne pourrait pas servir à déterminer dans quelle mesure un enfant particulier est suggestible.

Dernièrement, un anthropologiste italien, Vitale Vitali 17, a reproduit nos expériences dans les écoles de la Romagne, et il est arrivé à des résultats encore plus frappants que les nôtres. Il a constaté comme nous que les changements d'opinion se font bien plus facilement dans l'opération de mémoire que dans la comparaison directe; le nombre de ceux qui changent d'opinion est à peu près le double dans le premier cas; il a vu aussi que cette suggestibilité diminue beaucoup avec l'âge, et enfin qu'elle est moins forte chez ceux qui ont vu juste la première fois que chez ceux qui s'étaient trompés. Nos chiffres étaient les suivants: pour ceux ayant vu juste la première fois, les suggestibles étaient de 56 p. 100, tandis que pour ceux qui s'étaient trompés, les suggestibles étaient de 72 p. 100. Les résultats de Vitale Vitali sont encore plus nets; pour le premier groupe, il trouve 32 p. 100, et pour le second 80 p. 100. C'est donc une confirmation sur tous les points.

Note 17: (retour) Studi antropologici, Forli, 1896, p. 97.

Le même auteur a imaginé une variante curieuse de l'expérience susdite, en appliquant deux pointes de compas sur la peau d'un élève, et en lui demandant, lorsque l'élève avait accusé une pointe ou deux: «En êtes-vous bien sûr?» Les élèves de moins de quinze ans ont changé d'avis sous l'influence de cette suggestion, dans le rapport de 65 p. 100, et les élèves de plus de quinze ont changé dans le rapport de 44 p. 100; c'est une nouvelle démonstration de l'influence de l'âge sur la suggestibilité. Comme l'auteur le fait remarquer, cette méthode renferme une plus grande cause d'erreur que les exercices sur la mémoire visuelle des lignes, parce que le sens du toucher se perfectionne rapidement au cours des expériences et cela change les conditions.

Ainsi que nous l'avons fait nous-mêmes, Vitali insiste sur l'importance de la personnalité de l'expérimentateur, personnalité qui fait beaucoup varier les résultats. Il déclare même qu'ayant répété après quelque temps les mêmes tests sur les mêmes sujets, il a trouvé des variations énormes. Nous croyons qu'il eût été utile d'étudier ces variations et d'en rechercher les causes.

M. Victor Henri a fait avec M. Tawney 18 quelques expériences sur la sensibilité tactile, pour étudier l'influence de l'attente et de la suggestion sur la perception de deux pointes lorsqu'on ne touche qu'un seul point de la peau; avant chaque expérience on montrait au sujet le compas avec les deux pointes présentant un écart bien déterminé; puis le sujet fermait les yeux, et on touchait sa peau avec une seule pointe; sous l'influence de cette suggestion, les appréciations du sujet sont profondément troublées; le plus souvent, il perçoit deux pointes au lieu d'une, et de plus, il juge l'écart d'autant plus grand que l'écart réel qu'on lui a montré est plus grand. Cela est très curieux, et on pourrait bien, de cette manière, mesurer la suggestibilité du sujet par le nombre de fois qu'il perçoit une pointe au lieu de deux; mais il aurait été très intéressant de savoir s'il y a quelque relation entre la suggestibilité de la personne et la finesse de sa sensibilité tactile; c'est une question qui malheureusement n'a pas été examinée.

Note 18: (retour) Voir Année Psychologique, II, p. 295 et seq.

Les expériences de MM. Henri et Tawney sont des expériences de suggestion; voici pourquoi: il n'y a pas, à proprement parler, d'ordre donné sur un ton impératif; mais l'idée préconçue de deux pointes est acceptée par le sujet pendant toute la séance parce qu'il a confiance dans la parole de l'opérateur et qu'il croit que l'opérateur est incapable de le tromper; en effet, comme dans les laboratoires de psychologie on ne fait guère d'expériences de suggestion, les élèves ne sont point habitués à des expériences de mensonge, et ils ne songent pas à se méfier de ce qu'on leur dit. C'est donc de la suggestion dans le sens de confiance plutôt que dans le sens d'obéissance. Ce sont de petites nuances qui se préciseront sans doute dans les études ultérieures.

J'ai repris dernièrement, avec M. Vaschide, sur 86 élèves d'école primaire élémentaire, la recherche de suggestion que j'avais commencée avec M. V. Henri; seulement nous avons employé une méthode un peu plus rapide. L'expérience avait été confiée à M. Michel, directeur de l'école; c'était lui seul qui parlait et expliquait, nous restions simples témoins. M. Michel se rendait donc avec nous dans les classes, il faisait distribuer aux élèves du papier et des plumes, il faisait écrire sur chaque feuille les noms des élèves, la classe, le nom de l'école, la date du jour et l'heure; puis après ces préliminaires obligés de toute expérience collective, il annonçait qu'il allait faire une expérience sur la mémoire des lignes, des longueurs; une ligne tracée sur un carton blanc serait montrée pendant trois secondes à chaque élève, et chaque élève devait, après avoir vu ce modèle, s'empresser de tracer sur sa feuille une ligne de longueur égale. M. Michel allait ensuite de banc en banc, et montrait à chaque élève la ligne tracée; par suite de la discipline parfaite que notre distingué collaborateur sait faire régner dans son école, les élèves restaient absolument silencieux, et aucun ne voyait la ligne deux fois. Il fallait environ soixante-dix secondes pour montrer la ligne à tous les élèves de la classe. Ceci terminé, M. Michel remontait en chaire et annonçait qu'il allait montrer une seconde ligne un peu plus grande que la première; cette affirmation était faite d'une voix forte et bien timbrée, avec l'autorité naturelle d'un directeur d'école; mais l'affirmation n'avait lieu qu'une fois, et collectivement, M. Michel s'adressant à toute la classe. Or, la seconde ligne n'avait que 4 centimètres de longueur, alors que la première en avait 5. La seconde ligne était montrée à chaque élève, exactement comme on avait fait pour la première fois. Entre ces deux expériences s'écoulait pour chaque élève un temps moyen de deux à trois minutes. Cette épreuve a été faite sur 86 enfants, comprenant les trois premières classes de l'école primaire, et âgés de neuf à quatorze ans.

Quels ont été les résultats? Notons tout d'abord que la reproduction de la première ligne—ce qui est une pure expérience de mémoire, sans suggestion d'aucune sorte—donne lieu à d'énormes différences individuelles, comprises, pour la première classe, entre deux extrêmes: 60 millimètres et 28 millimètres; la ligne avait en réalité 50 millimètres; or, il y a eu seulement trois élèves sur vingt-cinq qui ont dessiné une ligne égale ou supérieure au modèle; tous les autres ont dessiné une ligne plus petite; par conséquent, on peut affirmer qu'il y a bien (comme nous l'avons vu autrefois), une tendance des enfants à diminuer la longueur des lignes de 50 centimètres en les reproduisant dans la mémoire. Dans la deuxième classe, il y a eu 3 élèves reproduisant une ligne supérieure à 50; tous les autres élèves ont reproduit des lignes plus courtes; enfin, semblablement, dans la troisième classe, nous n'en trouvons que deux dessinant une ligne plus longue que le modèle, tous les autres ont fait plus court.

En examinant quelle différence les élèves ont indiquée entre la première ligne (50 millimètres) et la seconde (40 millimètres) on trouve que bien peu d'élèves ont jugé réellement la seconde ligne plus petite que la première; par conséquent, la suggestion a été efficace; 9 élèves seulement, sur les 86 des trois classes, ont dessiné une seconde ligne plus courte; on peut donc dire que 9 élèves seulement ont résisté à la suggestion et ont cru au témoignage de leur mémoire plus qu'à la parole de leur maître; et encore, cette remarque comporte une réserve; il est probable que ces réfractaires ont quand même été un peu influencés par la suggestion, car un seul a rendu la seconde ligne plus petite de 10 millimètres, ce qui était l'écart réel; tous les autres ont amoindri cette différence; 2 l'ont faite de 7 millimètres, 2 l'ont faite de 5, etc. Ils ont composé entre le témoignage de leur mémoire et la parole du maître. Quant à ceux qui, obéissant à la suggestion, ont dessiné la seconde ligne plus grande que la première, ils présentent des degrés très différents de suggestibilité. Les écarts ont pu atteindre 10 millimètres assez fréquemment, et une fois même, l'écart a dépassé 20 millimètres, ce qui veut dire qu'au lieu de faire la seconde ligne plus courte de 10 millimètres, le sujet a été tellement docile à la suggestion, qu'il a fait la seconde plus longue de 20 millimètres; en d'autres termes, la suggestion a produit dans ce cas extrême, une erreur de 30 millimètres, erreur énorme si on considère qu'elle a porté sur une longueur totale de 50 millimètres. En moyenne, on a fait la seconde ligne plus grande de 6 millimètres et comme elle était en réalité plus petite de 10 millimètres, l'erreur totale est de 1 cm. 5 environ.

Il est à remarquer que les enfants les plus jeunes se sont montrés les plus suggestibles. Nous trouvons en effet, dans la première classe, que 7 élèves seulement ont fait la seconde ligne de 5 millimètres plus grande que la première; au contraire, dans la troisième classe, le nombre d'élèves qui sont dans ce cas est de 16. Du reste, dans nos expériences antérieures avec M. Henri sur la suggestibilité scolaire, nous avions aussi constaté que les plus jeunes enfants ont plus de suggestibilité que les enfants plus âgés.

La description que nous avons donnée de notre expérience de suggestion n'est pas complète; nous l'avons poussée plus loin. Lorsque tous les élèves eurent reproduit de mémoire la ligne de 40 millimètres, le directeur de l'école leur présenta une troisième ligne, longue de 50 millimètres, et il leur dit avant de la présenter: «Je vais vous présenter une troisième ligne qui est un peu plus courte que la seconde.» En faisant cette nouvelle tentative de suggestion, nous avions deux raisons; la première était de chercher à vérifier l'épreuve précédente, la seconde était de savoir s'il est possible de donner successivement plusieurs suggestions du même genre sans nuire au résultat.

Cette seconde suggestion a été moins efficace que la première; les élèves semblent s'être mieux rendu compte de la longueur vraie des lignes; tandis que la première fois 5 élèves seulement avaient fait un dessin en sens contraire de la suggestion, on en trouve 16 dans le même cas à la seconde reprise.

Il nous a paru nécessaire d'examiner nos résultats de plus près, et de rechercher si chaque élève avait présenté pendant les deux épreuves la même suggestibilité ou la même résistance.

Nous allons diviser tous nos sujets en cinq groupes: 1° ceux qui ont fait à la première suggestion une seconde ligne moindre que la première (ce sont les élèves les plus exacts); 2° ceux qui ont fait à la première suggestion une seconde ligne égale à la première, ou supérieure de 1, 2 à 4 millimètres; 3° ceux qui ont fait à la première suggestion une seconde ligne supérieure de 4 à 8 millimètres; 4° ceux qui ont fait à la première suggestion la seconde ligne supérieure de 8 à 12 millimètres; enfin, 5° ceux qui ont fait à la première suggestion la seconde ligne supérieure de 12 à 20 millimètres. On voit que ce groupement exprime l'ordre de suggestibilité, les élèves du cinquième groupe se sont montrés plus suggestibles que ceux du quatrième groupe, et ainsi de suite jusqu'au premier groupe. Or voici les résultats donnés par ce calcul:

Ordre des
Groupes
Nombre de
Sujets
Suggestion
d'allongement
de la ligne
Suggestion de
raccourcissement
de la ligne
1er
2e 
3e 
4e 
10
28
31
15
- 4,6  
+ 3,07
+ 5,99
+12,9  
+ 2    
- 2,35
- 3,06
- 8,66

Ces chiffres, pour être clairs, exigent une courte explication. Dans la première épreuve, rappelons-le, la seconde ligne présentée était plus courte que la première de 10 millimètres, mais la suggestion donnée était que cette seconde ligne était la plus longue. Par conséquent, les élèves qui l'ont dessinée plus courte, comme ceux de notre premier groupe qui l'ont dessinée avec une longueur moindre de 4mm,6, ont été plus exacts que ceux du deuxième groupe, qui ont donné à cette ligne une longueur plus grande que la première, plus grande de 3mm,07; à leur tour, les sujets du second groupe ont été plus exacts que ceux du troisième et ceux du quatrième groupes, puisque ceux-ci ont allongé encore davantage la seconde ligne, qui était cependant plus courte. Il est donc bien clair que nous avons établi nos quatre groupes dans l'ordre de la suggestibilité croissante. Or, qu'on comprenne bien ce point, ce sont les sujets formant chacun de ces quatre groupes dont on a cherché à apprécier les résultats dans la seconde épreuve; nous avons voulu savoir si les élèves A, B, C, etc., formant le premier groupe, le meilleur, le plus résistant à la suggestion de la première épreuve ont manifesté les mêmes qualités d'exactitude et de résistance à la suggestion dans la seconde épreuve; et pour cela, nous avons calculé les écarts de lignes présentés par ces sujets dans cette seconde épreuve. Seulement, il faut se souvenir que dans la seconde épreuve la suggestion donnée était une suggestion de raccourcissement; et que la ligne qu'on présentait à dessiner était réellement plus grande que la précédente; par conséquent, les élèves les plus exacts à cette seconde épreuve sont ceux qui ont dessiné la ligne plus grande que la précédente; et parmi ceux qui l'ont dessinée plus courte, les plus exacts sont ceux qui ont le moins exagéré cette différence en moins. Ces explications feront comprendre les oppositions de signe algébrique que l'on rencontre dans les résultats des épreuves pour un même groupe de sujets. Il est clair maintenant qu'il existe une concordance bien remarquable entre les deux épreuves; on voit en effet, que les élèves du premier groupe qui avaient résisté à la suggestion d'allongement de la première épreuve ont également résisté à la suggestion de raccourcissement de la seconde épreuve, puisqu'ils ont dessiné la troisième ligne avec 2 millimètres en plus tandis que la suggestion tendait à la faire dessiner plus petite; de même, on voit dans les groupes suivants que plus un groupe a obéi à la suggestion d'allongement de la première épreuve, plus il a obéi à la suggestion de raccourcissement de la seconde. Le résultat est aussi net qu'on peut le souhaiter.

Qu'est-ce que ces expériences nous apprennent de plus sur la suggestibilité des enfants? C'est là une question utile qu'on devrait se poser à propos de chaque étude nouvelle. Nos expériences fournissent un nouveau moyen, d'une efficacité vérifiée, pour mesurer la suggestibilité des enfants; et le procédé nous paraît recommandable puisqu'il fait apparaître de très grandes différences individuelles. Nous avons pu constater en outre que les enfants les plus suggestibles sont ceux de la troisième classe, c'est-à-dire les plus jeunes. Cette épreuve nous a montré la possibilité de faire à la suite l'une de l'autre deux exercices de suggestibilité, dans lesquels les enfants se comportent à peu près de la même manière, et gardent chacun leur degré propre de suggestibilité; cette confirmation est très importante; elle nous montre que la suggestibilité présente un certain caractère de constance, au moins lorsque l'expérience est bien conduite. Enfin, nous avons eu à noter qu'une suggestion répétée a moins d'efficacité la seconde fois que la première: cet affaiblissement est sans doute spécial à ces suggestions indirectes de l'état de veille, qui ne constituent point à proprement parler des mains-mises sur l'intelligence des individus; dans les expériences d'hypnotisme, au contraire, la suggestibilité de l'individu hypnotisé croît avec le nombre des hypnotisations.

M. Michel m'a communiqué le classement intellectuel que les professeurs ont fait des élèves qui ont servi à ces expériences; le classement est, comme c'est l'habitude, tripartite; les élèves sont divisés en: 1° intelligence vive; 2° intelligence moyenne; et 3° intelligence faible.

Je désirais savoir si l'intelligence des élèves—il s'agit ici bien entendu d'une intelligence toute spéciale, qu'on pourrait appeler l'intelligence scolaire—présente quelque relation avec la suggestibilité. C'est, on se le rappelle, l'opinion de M. Bérillon. Je ne suis point arrivé à la confirmer. La suggestibilité moyenne est à peu près la même dans les 3 groupes.

De notre expérience collective à une expérience de cours il n'y a qu'un pas.

Dans une courte note publiée récemment par Psychological Review 19, E.E. Slosson relate une expérience de suggestion qu'il a faite sur ses auditeurs dans un cours public; la suggestion a consisté à produire l'hallucination d'une odeur forte. L'auteur verse sur du coton l'eau d'une bouteille, en écartant la tête, puis il annonce qu'il est certain que personne ne connaît l'odeur du composé chimique qui vient d'être versé, et il émet l'espoir que quoique l'odeur soit forte et d'une nature toute particulière, personne n'en sera incommodé. Pour savoir quelle serait la rapidité de diffusion de cette odeur, il demande que toutes les personnes qui la sentiront s'empressent de lever la main; 15 secondes après, les personnes du premier rang donnaient ce signal, et avant la fin d'une minute les trois quarts de l'auditoire avaient succombé à la suggestion. L'expérience ne fut pas poussée plus loin, car quelques spectateurs, désagréablement impressionnés par cette odeur imaginaire, se préparaient déjà à quitter la place. On les rassure et on leur explique que le but réel de l'expérience avait été de provoquer une hallucination; cette explication ne choqua personne.

Note 19: (retour) A Lecture Experiment in Hallucinations. Psychological Review, VI, 4, juillet 1899, p. 407-408.

Voilà à peu près quelles sont les études qui ont été faites jusqu'ici sur la suggestibilité ou suggestion à l'état de veille et chez les sujets normaux.

Il semble que quand elle est réduite à sa forme la plus simple, l'épreuve de la suggestion à l'état de veille constitue un test de docilité; et il est vraisemblable que des individus dressés à l'obéissance passive s'y conformeront mieux que les indépendants. Rappelons-nous ce fait si curieux, que d'après les statistiques de Bernheim les personnes les plus sensibles à l'hypnotisme—c'est-à-dire à la suggestion autoritaire—ne sont pas, comme on pourrait le croire, les femmes nerveuses, mais les anciens militaires, les anciens employés d'administration, en un mot, tous ceux qui ont contracté l'habitude de la discipline et de l'obéissance passive.

II

ERREURS D'IMAGINATION

Il fut une époque, dans l'histoire de l'hypnotisme, où l'on a prononcé souvent les mots d'attention expectante; c'était l'époque où l'on cherchait à découvrir sur les malades l'influence des métaux et des aimants. On avait prétendu qu'en appliquant certains métaux, de l'or, du fer, de l'étain par exemple, sur les téguments d'un malade hystérique, on pouvait soit provoquer de l'anesthésie dans la région de l'application, soit provoquer des contractures, soit faire passer (transfert) dans l'autre moitié du corps un symptôme hystérique qui n'en occupait qu'une moitié. Beaucoup d'auteurs restaient sceptiques, et supposaient que ces effets qu'on observait sur les hystériques dans les séances de métallothérapie n'étaient point dus à l'action directe des métaux, mais à l'imagination des malades, qui étaient mises en état d'attention expectante, et qui se donnaient à elles-mêmes, par idée, par raisonnement, les symptômes divers que d'autres attribuaient au métal. Aujourd'hui la terminologie a un peu changé, et au lieu d'attention expectante, on dirait auto-suggestion, mais les mots importent peu, quand on est d'accord sur le fond des choses. Il est certain que chez les suggestibles, l'imagination constructive est toujours en éveil, et fonctionne de manière à duper tout le monde, le sujet tout le premier; car ce qu'il y a de spécial à ces malades, c'est qu'ils sont les premières victimes du travail de leur imagination; ainsi que l'a dit si justement Féré, ceux qu'on appelle des malades imaginaires sont bien réellement malades, ce sont des malades par imagination.

Il m'a semblé que l'étude de cette question rentre dans notre sujet, bien qu'elle soit un peu distincte, théoriquement, de la suggestibilité. Il s'agit ici d'une disposition à imaginer, à inventer, sans s'apercevoir qu'on imagine, et en attachant la plus grande importance et tous les caractères de la réalité aux produits de son invention. À ce trait chacun peut reconnaître plus d'une de ses connaissances, et Alphonse Daudet a dans un de ses romans peint de pied en cap un de ces personnages, qui est sans cesse la victime d'une imagination à la fois trop riche et trop mal gouvernée.

Je me demande s'il ne serait pas possible de faire une étude régulière de cette disposition mentale; je suis même très étonné qu'aucun auteur n'en ait encore eu l'idée. Ce serait cependant plus utile que beaucoup de chinoiseries auxquelles on a eu le tort d'attribuer tant d'importance. Quelle méthode faudrait-il prendre? La plus simple vaudrait le mieux. Je me rappelle qu'il y a une quinzaine d'années, M. Ochorowicz, auteur qui a écrit un ouvrage plein de finesse sur la suggestion mentale, vint a la Salpêtrière pour montrer à Charcot un gros aimant en forme de bague, qu'il appelait l'hypnoscope; il disait qu'il mettait cet aimant au doigt d'une personne, qu'il l'interrogeait ensuite sur ce qu'elle éprouvait, qu'il recherchait si l'aimant avait produit quelque petit changement dans la motilité ou la sensibilité du doigt ou de la main, et qu'il pouvait juger très rapidement si une personne était hypnotisable ou non 20. Dans le cabinet de Charcot on fit venir, l'une après l'autre, une vingtaine de malades, et M. Ochorowicz les examina et déclara pour chacune d'elles s'il la croyait hypnotisable ou non; il était convenu qu'on prendrait note de ses observations, et qu'on chercherait à les vérifier; mais je doute fort que l'affaire ait eu une suite quelconque, l'attention du Maître était ailleurs. Je crois qu'on pourrait adopter, pour l'étude de l'attention expectante, un dispositif analogue à celui que je viens de signaler; par exemple un tube dans lequel le sujet devrait laisser son doigt enfoncé pendant cinq minutes; on prendrait des mesures pour donner à l'expérience un caractère sérieux, et surtout on réglerait d'avance les paroles à adresser au sujet; après quelques tâtonnements inévitables, il me paraît certain qu'on arriverait très vite à un résultat.

De telles recherches montreraient surtout si l'état mental de suggestibilité (c'est-à-dire d'obéissance passive) a quelque analogie avec l'état mental d'attention expectante (c'est-à-dire la disposition aux erreurs d'imagination).

Note 20: (retour) M. Ochorowicz a décrit son procédé dans une communication à la Soc. de Biologie, Sur un critère de la sensibilité hypnotique. Soc. Biol., 17 mai 1884.

III

INCONSCIENCE, DIVISION DE CONSCIENCE ET SPIRITISME

Nous arrivons maintenant à une grande famille de phénomènes, qui ont une physionomie bien à part, et dont l'analogie avec des phénomènes d'hypnotisme et de suggestion n'a été démontrée avec pleine évidence que dans ces dernières années, par Gurney et Myers en Angleterre, et par Pierre Janet en France; je veux parler des phénomènes auxquels on a donné les noms d'automatisme, d'écriture automatique, et qui prennent un grand développement dans les séances de spiritisme.

Dans un tout récent et très curieux article qui vient d'être publié par Psychological Review 21, G.T.W. Patrick décrit longuement un cas typique d'automatisme; et comme ce cas n'est ni trop ni trop peu développé et qu'il correspond assez exactement à la moyenne de ce qu'on peut observer chaque jour, je vais l'exposer avec détails, pour ceux qui ne sont pas au courant de ces questions.

Note 21: (retour) Some Peculiarities of the Secondary Personality, Psych. Review, nov. 1898, vol. 5, n° 6, p. 555.

La personne qui s'est prêtée aux expériences est un jeune homme de vingt-deux ans, étudiant à l'Université, paraissant jouir d'une excellente santé, ne s'étant jamais occupé de spiritisme, et n'ayant jamais été hypnotisé. Cependant, ces deux assertions ne sont pas tout à fait exactes; s'il n'a pas fait de spiritisme, il a cependant causé, quatre ans auparavant, avec une de ses tantes, qui est spirite, et il a lu probablement quelques livres de spiritisme; mais ces lectures n'ont fait aucune impression sur lui; et il a jugé tous les phénomènes spirites comme une superstition curieuse. Pour l'hypnotisme, il a assisté à deux ou trois séances données par un hypnotiseur de passage, et il s'est offert à lui servir de sujet; on a constaté qu'il était un bon sujet.

Un jour, ayant lu quelques observations sur les suggestions post-hypnotiques, il en causa avec l'auteur, M. W. Patrick, qui, sur sa demande, l'hypnotisa et lui donna pendant le sommeil l'ordre d'exécuter au réveil certains actes insignifiants, comme de prendre un volume dans une bibliothèque; ces ordres furent exécutés de point en point, et, comme c'est l'habitude, ils ne laissèrent après eux aucun souvenir.

Quelque temps après, le sujet,—nous l'appellerons Henry W.,—apprit à l'auteur que lorsqu'il tenait un crayon à la main et pensait à autre chose, sa main était continuellement en mouvement et traçait avec le crayon des griffonnages dénués de sens. C'était un rudiment d'écriture automatique. Patrick se décida à étudier cette écriture automatique, et il le fit dans six séances, dont les trois dernières furent séparées des premières par deux ans d'intervalle. L'étude se fit de la manière suivante: on se réunissait dans une pièce silencieuse, le sujet tenait un crayon dans sa main droite et appuyait le crayon sur une feuille de papier blanc; il ne regardait pas sa main, il avait la tête et le corps tournés de côté, et il tenait dans sa main gauche un ouvrage intéressant, qu'il devait lire avec beaucoup d'attention. Naturellement, comme ces expériences étaient faites en partie sur sa demande et excitaient vivement sa curiosité, il se préoccupait beaucoup de ce que sa main pouvait écrire, mais il ignorait absolument ce qu'elle écrivait; on lui permit quelquefois, pas toujours, de relire ce que sa main avait écrit; il avait autant de peine que n'importe quelle autre personne à déchiffrer sa propre écriture. Dans quelques cas, on le pria de quitter la lecture de son livre et, de surveiller attentivement les mouvements de sa main, sans la regarder; il eut alors conscience des mouvements qu'elle exécutait; mais sauf ces cas exceptionnels, l'écriture était tracée automatiquement. Maintenant, comment l'opérateur entrait-il en communication avec cette main? Je ne le vois pas clairement dans l'article. Il est très probable que Patrick a employé la méthode usuelle et la plus commode; il adressait à demi voix les questions à Henry W.; celui-ci ne répondait pas, et n'entendait pas, son attention étant distraite par la lecture du livre; mais sa main écrivait la réponse. C'est de cette manière qu'on a pu obtenir toute une série de demandes et réponses qui sont publiées dans l'article. Il est important d'ajouter que le sujet est un jeune homme dont la sincérité et la loyauté sont au-dessus de tout soupçon, car il serait assez facile de simuler des phénomènes de ce genre, feindre de lire, écouter et répondre par écrit; mais nous avons comme garantie contre la fraude non seulement les références données par l'auteur (ce qui serait peu de chose) mais encore ce fait important que ces dédoublements de conscience sont aujourd'hui bien connus et ont été observés dans des conditions d'une précision irréprochable par des auteurs dignes de foi 22.

Note 22: (retour) Il y a déjà plusieurs années que j'ai traité longuement cette question de la simulation, à propos du dédoublement de conscience chez les hystériques, et que j'ai montré que l'anesthésie de ces malades peut devenir une démonstration expérimentale de ces phénomènes. Voir Altérations de la personnalité. Bibliothèque scientifique internationale, Paris, Alcan.

La première séance commença ainsi:

Question.—Qui êtes-vous?

Réponse.—Laton.

Cette première réponse était illisible et Henry W. fut autorisé à lire son écriture: il déchiffra le mot Satan et rit; mais d'autres questions montrèrent que la vraie réponse était Laton.

Q.—Quel est votre premier nom?

R.—Bart.

Q.—Quelle est votre profession?

R.—Professeur.

Q.—Êtes-vous homme ou femme?

R.—Femme.

Cette réponse est inexplicable, car dans la suite Laton a toujours manifesté le caractère d'un homme.

D.—Êtes-vous vivant ou mort?

R.—Mort.

D.—Où avez-vous vécu?

R.—Illinois.

D.—Dans quelle ville?

R.—Chicago.

D.—Quand êtes-vous mort?

R.—1883.

Les questions suivantes furent faites pour connaître un peu de la biographie de ce Bart Laton. Il se trouva que certaines de ses réponses étaient justes, et d'autres fausses, et que ses connaissances étaient à peu près celles de Henry W. Voici encore un échantillon de ces dialogues.

Q.—Avez-vous des connaissances surnaturelles, ou bien cherchez-vous à deviner?

R.—Quelquefois je devine, mais souvent les esprits connaissent; quelquefois ils mentent.


Deux jours après:


Q.—Qui écrit?

R.—Bart Laton.

Q.—Qui était major à Chicago quand vous êtes mort?

R.—Harrisson(exact).

Q.—Combien avez-vous vécu à Chicago?

R.—Vingt ans.

Q.—Vous devez bien connaître la ville?

R.—Oui.

Q.—Commencez par Michigan-Avenue, et nommez les rues dans l'ouest.

R.—Michigan, Wabash, State, Clark (hésitation) j'ai oublié.

Henry W. interrogé connaissait seulement trois de ces noms.

Q.—Voyons! Votre nom n'est pas Bart Laton du tout. Votre nom est Frank Sabine, et vous avez vécu à Saint-Louis, et vous êtes mort le 16 novembre 1843. Répondez, qui êtes-vous?

R.—Frank Sabine.

Q.—Où êtes-vous mort?

R.—À Saint-Louis.

Q.—Quand êtes-vous mort?

R.—14 septembre 1847.

Q.—Quelle était votre profession à Saint-Louis?

R.—Banquier.

Q.—Combien de mille dollars valiez-vous?

R.—750.000


Une semaine après:


Q.—Qui écrit?

R.—Bart Laton.

Q.—Où avez-vous vécu?

R.—Chicago.

Q.—Quand êtes-vous né?

R.—1845.

Q.—Quel âge avez-vous?

R.—Cinquante ans.

Q.—Où êtes-vous maintenant?

R.—Ici.

Q.—Mais je ne vous vois pas.

R.—Esprit.

Q.—Bien, mais où êtes-vous comme esprit?

R.—Dans moi, dans l'écrivain.

Q.—Multipliez 23 par 22.

R.—3546.

Q.—C'est faux. Comment expliquez-vous votre réponse?

R.—Deviné.

Q.—Maintenant, l'autre jour, vous avez répondu que vous étiez quelqu'un d'autre. Qui êtes-vous?

R.—Stephen Langdon.

Q.—De quel pays?

R.—Saint-Louis.

Q.—Quand êtes-vous mort?

R.—1846.

La question de l'opérateur a pour but de donner une suggestion que le sujet a très naïvement acceptée. On a vu du reste qu'il avait accepté aussi un autre nom, celui de Frank Sabine. Ce personnage qui guide l'écriture de la main est donc très suggestible.

Q.—Quelle est votre profession?

R.—Banquier.

Q.—Mais qui s'appelait Frank Sabine?

R.—Je me suis trompé. Son nom était Frank Sabine.

Q.—Je voudrais savoir comment vous avez pris le nom de Laton.

R.—C'est le nom de mon père.

Q.—Mais d'où est venu ce nom de Laton? Comment Henry W. l'a-t-il appris?

R.—Pas Henry W., mais mon père.

Q.—Mais expliquez-nous comment vous en êtes venu à écrire le nom de Laton?

R.—Je suis un esprit! (Cette réponse est écrite en appuyant fortement sur le crayon.)

Q.—Quelle est votre relation avec Henry W.?

R.—Je suis un esprit, et je contrôle Henry W.

Q.—Parmi tous les esprits, pourquoi est-ce-vous qui contrôlez Henri W.?

R.—J'étais près quand il commença à se développer.


Deux ans après:


Q.—Qui êtes-vous?

R.—Bart Lagton. (L'orthographe a changé).

Q.—Qu'avez-vous à nous dire?

R.—Heureux de vous voir!

Q.—Quand avez-vous déjà écrit pour nous? Donnez l'année, le mois et le jour.

R.—Je ne sais.

Q.—Quel mois?

R.—Je ne sais. En avril, je me souviens. (C'était en juin).

Q.—Parlez-nous davantage de vous?

R.—J'ai vécu à Chicago.

Q.—Y vivez-vous encore?

R.—Maintenant je suis ici.

Q.—Combien de temps avez-vous vécu à Chicago?

R.—Vingt ans.

Q.—Pourquoi êtes-vous parti?

R.—Ce n'est pas votre affaire.

Q.—Qui était Stephen Langdon?

R.—Un ami de Chicago.

Q.—Avez-vous écrit: un ami de Chicago?

R.—Oui. Ne pouvez-vous pas le lire?


Une autre fois, on a cherché à mettre Laton en colère.


Q.—Qui écrit?

R.—Bart Lagton.

Q.—Bonjour, M. Laton. Heureux de vous voir. Je vaudrais mieux faire votre connaissance.

R.—Je n'y tiens pas.

Q.—Maintenant, M. Laton, voulez-vous nous donner une communication?

R.—De qui?

Q.—Mais, de vous-même.

R.—Je veux bien.

Q.—De qui pourriez-vous nous donner une communication?

R.—Qui connaissez-vous?

Q.—J'ai beaucoup d'amis. Êtes-vous en communication avec mes amis?

R.—George White.

De toutes les réponses de Laton celle-ci est la seule qui dénote ce que l'auteur appelle une faculté d'intuition. M. Patrick a eu un oncle de ce nom, mort dans la guerre civile et dont il porte le nom mêlé au sien de la manière suivante: George-Thomas-White Patrick. Henry W. ignorait ce fait, quoiqu'il ait eu l'occasion de voir le nom de M. Patrick écrit en détail; interrogé sur George White, Laton fît une foule d'erreurs sur son genre de mort, la date de sa mort, etc.

Q.—Quelle était l'occupation de M. Laton à Chicago?

R.—Charpentier.

Q.—Il y a deux ans, vous ayez dit qu'il était un professeur.

R.—Eh bien, il—moi j'avais l'habitude d'enseigner.

Q.—Dansez-vous?

R.—Nous ne dansons plus quand nous avons quitté la terre.

Q.—Pourquoi?

R.—Vous ne pouvez pas comprendre; nous ne sommes plus que partiellement matériels.

Q.—Quand vous êtes à écrire, comme en ce moment, que fait la partie de vous-même qui n'est pas matérielle?

R.—Elle est quelque part ou nulle part.

Q.—Montez-vous à bicyclette?

R.—Seulement par l'intermédiaire de Henry W.

Q.—Il y a deux ans, vous écriviez votre nom: Laton. Comment rendez-vous compte de ce changement d'orthographe?

R.—Trop de Latons: c'est mieux comme le dernier.

Q.—Vous êtes un effronté simulateur. Qu'avez-vous à répondre à cela!

R.—Taisez-vous, pauvre vieil idiot. Croyez-vous que je suis obligé de répondre exactemeat à toutes vos damnées questions? Je puis mentir toutes les fois que cela peut me plaire.

Divers autres essais furent faits pour savoir si ce Laton avait quelque pouvoir télépathique; mais on ne put rien obtenir.

Résumons d'après les conversations précédentes la psychologie de ce personnage qui s'est donné le nom de Laton. Ce personnage s'est développé, défini et caractérisé sous l'influence des questions adressées par Patrick, et il s'est développé, remarquons-le bien, à l'insu de Henry W. qui ne sait de lui que ce qu'il a pu apprendre quand on lui a permis de relire quelques échantillons d'écriture automatique. Si surprenant que ce fait puisse paraître, il faut cependant l'admettre comme absolument réel, car il est surabondamment prouvé. Ce personnage secondaire, subconscient, existe donc, et chose curieuse, il présente un certain nombre de caractères qu'on reconnaît à presque toutes les incarnations du même genre. D'abord, il est très suggestible; on a vu avec quelle facilité Patrick l'a débaptisé, et lui a imposé le nom de Frank Sabine; ensuite ce personnage est au courant de tout ce qui s'est dit et fait pendant que Henry W. était hypnotisé. Nous avons rapporté plus haut que Henry W. a été hypnotisé par Patrick et ne se rappelait pas au réveil les divers incidents de son sommeil; cet oubli au réveil n'existe point pour Laton. Ce fait important, qui a été découvert, croyons-nous, par Gurney, jette quelque jour sur la nature de ces personnages qui s'expriment par l'écriture automatique; il y a un lien entre ces manifestations spirites de la veille, et les séances d'hypnotisme, plus qu'un lien, une continuité, et c'est la mémoire qui prouve cette continuité. Patrick insiste aussi, avec raison, sur le caractère vulgaire des réponses, sur la pauvreté d'imagination et de raisonnement qu'elles nous montrent, sur le manque d'attention et d'effort, Laton étant incapable même de faire une opération correcte d'arithmétique; autres faits curieux à relever, les prétentions de Laton, son ton emphatique, ses efforts ridicules pour donner des réponses profondes, et la grossièreté de ses expressions quand on le taquine ou qu'on le met en colère. Tout cela indique un pauvre esprit. Mais ce pauvre esprit paraît avoir de temps en temps un rudiment de belles et brillantes facultés intuitives; il semble connaître des choses que Henry W. ignore et n'a pu apprendre. Patrick a étudié de près ce côté de la question, il a fait des enquêtes pour vérifier avec le plus grand soin les affirmations de Laton. Le plus souvent, ces affirmations se sont trouvées erronées; mais parfois il y a eu quelque chose qui semble dépasser les moyens ordinaires de connaissance. Patrick ne cherche point à expliquer cette faculté d'intuition, mais il pense qu'on ne peut la nier complètement, car on la retrouve dans beaucoup d'observations analogues et elle est comme un trait de caractère du personnage qui se manifeste par l'écriture automatique. L'opinion de Patrick paraît être que cette faculté d'intuition est une faculté naturelle, perdue par l'homme civilisé, comme cette acuité des sens qu'on observe encore, paraît-il, chez les sauvages. Enfin, cette obsession qu'a eu le personnage subconscient de se considérer comme un esprit, comme l'esprit d'un individu ayant vécu autrefois, comment faut-il la comprendre? Il est à supposer que la manière dont les questions ont été posées explique un peu ce résultat. On a demandé: «Qui êtes-vous?» ce qui suggère un dédoublement de la personnalité car il est facile de comprendre que cette demande appelait comme réponse un nom autre que celui de Henry W. La question suivante: «Êtes-vous vivant ou mort?» suggère aussi, probablement, l'idée d'une personne morte, mais vivant encore sous forme d'esprit. Il eut été curieux d'employer d'autres interrogations; au lieu de dire: «Qui êtes-vous?» on aurait pu dire: «Écrivez votre nom». Si le nom écrit avait été, même dans ce cas, Bart Laton, on aurait pu exprimer de la surprise que ce nom ne fut pas celui de Henry W. et on aurait ainsi évité toute allusion même éloignée à l'hypothèse de l'esprit. Ces réflexions sont de Patrick, et elles nous paraissent très judicieuses. Nous pensons que comme Henry W. avait lu des livres sur le spiritisme, il devait probablement connaître la théorie des esprits s'incarnant, et il est probable que ce sont ces notions antérieurement acquises qui pour une bonne part ont opéré la suggestion de l'existence de Laton.

Ce qu'il y a d'essentiel dans les observations et expériences de ce genre, c'est le fait même de la division de conscience; le reste est une affaire d'orientation des idées, et varie avec les croyances des individus, avec les récits qu'ils entendent faire, avec les opinions courantes; dans nos sociétés modernes, la division de conscience conduira à la désincarnation ou à la réincarnation de l'esprit des morts; dans les couvents du moyen âge, ce seront les démons qui viendront agiter les corps des malheureuses religieuses; ailleurs encore—et c'est là un des faits les plus surprenants qu'on puisse imaginer—cette division de conscience devient un instrument de travail pour une oeuvre littéraire: c'est un phénomène naturel que l'auteur cultive et dirige.

Le cas de Patrick est un peu passif; son sujet ne se livre à l'écriture automatique que dans les séances dont nous venons de transcrire le récit; en dehors de ces séances le personnage secondaire ne paraît pas, il n'agit pas, il fait le mort. Aussi ne peut-on pas, avec ce seul exemple, se faire une idée juste du rôle que le personnage secondaire peut remplir. Je crois utile de reproduire ici une observation que Flournoy vient de publier tout récemment; elle complète la précédente 23.

Note 23: (retour) Revue philosophique, février 1899.

«M. Michel Til, quarante-huit ans. Professeur de comptabilité dans divers établissements d'instruction. Tempérament sanguin, excellente santé. Caractère expansif et plein de bonhomie. Il y a quelques mois, sous l'influence d'amis spirites, il s'essaye à l'écriture automatique, un vendredi et obtient des spirales, des majuscules, enfin des phrases de lettres bâtardes, très différentes de son écriture ordinaire, et agrémentées d'ornements tout à fait étrangers à ses habitudes. Il continue avec succès le samedi et le dimanche matin. Ayant encore recommencé le dimanche soir, sur la sollicitation de sa famille, l'esprit écrivant par sa main donne beaucoup de réponses imprévues et fort drôles aux questions posées, mais le résultat en fut une nuit troublée par un développement inattendu de l'automatisme verbal, sous forme auditive et graphomotrice, comme en témoigne son récit:

«Les impressions si fortes pour moi de cette soirée prirent bientôt le caractère d'une obsession inquiétante. Lorsque je me couchai, je fis les plus grands efforts pour m'endormir, mais en vain; j'entendais une voix intérieure qui me parlait, me faisant les plus belles protestations d'amitié, me flattant et me faisant entrevoir des destinées magnifiques, etc. Dans l'état de surexcitation où j'étais, je me laissais bercer de ces douces illusions.... Puis l'idée me vint qu'il me suffirait de placer mon doigt sur le mur pour qu'il remplit l'office d'un crayon; effectivement, mon doigt placé contre le mur commença à tracer dans l'ombre des phrases, des réponses, des exhortations que je lisais en suivant les contours que mon doigt exécutait contre le mur. Michel, me faisait écrire l'esprit, tes destinées sont bénies, je serai ton guide et ton soutien, etc. Toujours cette écriture bâtarde avec enroulements qui affectaient les formes les plus bizarres. Vingt fois je voulus m'endormir, inutile... ce n'est que vers le matin que je réussis à prendre quelques instants de repos.»

«Cette obsession le poursuit pendant la matinée du lundi en allant à ses diverses leçons: «Sur tout le parcours du tramway, l'esprit continuant à m'obséder me faisait écrire sur ma serviette, sur la banquette du tramway, dans la poche même de mon pardessus, des phrases, des conseils, des maximes, etc. Je faisais de vrais efforts pour que les personnes qui m'entouraient ne pussent s'apercevoir du trouble dans lequel j'étais, car je ne vivais plus pour ainsi dire pour le monde réel, et j'étais complètement absorbé dans l'intimité de la Force qui s'était emparée de moi.»

«Une personne spirite de sa connaissance, qu'il rencontra et mit au courant de son état, l'engagea à lutter contre l'esprit léger et mauvais dont il était le jouet. Mais il n'eut pas la sagesse de suivre ce conseil; aussitôt terminé son repas de midi, il reprit son crayon, et après diverses insinuations vagues contre son fils Édouard, employé dans un bureau d'affaires, finit par catégoriser l'accusation suivante: Édouard a pris des cigarettes dans la boîte de son patron M. X..., celui-ci s'en est aperçu, et dans son ressentiment lui a adressé une lettre de remerciement, en l'avertissant qu'il serait remplacé très prochainement; mais déjà Édouard et son ami B... l'ont arrangé de la belle façon dans une vermineuse (sic) épître orale.

«On conçoit dans quelle angoisse M. Til alla donner ses leçons de l'après-midi, pendant lesquelles il fut de nouveau en butte à divers automatismes graphomoteurs qui, entre autres, lui ordonnaient d'aller voir au plus vite le patron de son fils. Il y courut dès qu'il fut libre. Le chef de bureau, auquel il s'adressa tout d'abord en l'absence du patron, ne lui donna que de bons renseignements sur le jeune homme, mais l'obsession accusatrice ne se tint pas pour battue, car tandis qu'il écoutait avec attention ces témoignages favorables, «mon doigt, dit-il, appuyé sur la table se mit à tracer avec tous les enroulements habituels et qui me paraissaient en ce moment ne devoir jamais finir: Je suis navré de la duplicité de cet homme. Enfin cette terrible phrase est achevée; j'avoue que je ne savais plus que croire; me trompait-on? Ce chef de bureau avait un air bien franc, et quel intérêt aurait-il eu à me cacher la vérité? Il y avait là un mystère qu'il me fallait absolument éclaircir...».

«Le patron M. X... rentra heureusement sur ces entrefaites, et il ne fallut pas moins que sa parole décisive pour rassurer le pauvre père et amener le malin esprit à résipiscence: «M. X... me reçut très cordialement et me confirma en tous points les renseignements donnés par le chef de bureau; il y ajouta même quelques paroles des plus aimables à l'égard de mon fils.... Pendant qu'il parlait, ma main sollicitée écrivait sur le bureau, toujours avec cette même lenteur exigée par les enroulements qui accompagnaient les lettres: Je t'ai trompé, Michel, pardonne-moi. Enfin! quel soulagement! mais aussi, le dirai-je, quelle déception! Comment, cet esprit qui m'avait paru si bienveillant, que dans ma candeur j'avais pris pour mon guide, pour ma conscience même, me trompait pareillement! C'était indigne!»

«M. Til résolut alors de bannir ce méchant esprit en ne s'inquiétant plus de lui. Il eut toutefois à subir plus d'un retour offensif de cet automatisme (mais ne portant plus sur des faits vérifiables) avant d'en être délivré. Il s'est mis depuis lors à écrire des communications d'un ordre plus relevé, des réflexions religieuses et morales. Ce changement de contenu s'est accompagné, comme c'est souvent le cas, d'un changement dans la forme psychologique des messages: ils lui viennent actuellement en images auditives et d'articulation, et sa main ne fait qu'écrire ce qui lui est dicté par cette parole intérieure. Mais cette médiumnité lui paraît moins probante, et il se méfie que tout cela ne jaillisse de son propre fond. Au contraire, le caractère absolument mécanique de ces automatismes graphomoteurs du début, dont il ne comprenait la signification qu'en suivant les mouvements de ses doigts (par la vue ou la sensibilité kinesthétique) au fur et à mesure de leur exécution involontaire, lui semblait une parfaite garantie de leur origine étrangère. Aussi reste-t-il persuadé qu'il a été la victime momentanée d'un mauvais génie indépendant de lui; il trouve d'ailleurs à cet épisode pénible de sa vie l'excellent côté qu'il a raffermi ses convictions religieuses, en lui faisant comme toucher au doigt la réalité du monde des esprits et l'indépendance de l'âme.»

M. Flournoy, commentant cette observation, remarque:

«Toute l'aventure s'explique de la façon la plus simple, au point de vue psychologique, si on la rapproche des deux incidents suivants qui renferment à mes yeux la clef de l'affaire.

«1° À ce que M. Til m'a raconté lui-même, sans paraître d'ailleurs en comprendre l'importance, il avait remarqué, deux ou trois semaines avant son accès de spiritisme, que son fils fumait beaucoup de cigarettes, et il lui en avait fait l'observation. Le jeune garçon s'excusa en disant que ses camarades de bureau en faisaient autant, à l'exemple du patron lui-même, qui était un enragé fumeur et laissait même traîner ses cigarettes partout, en sorte que rien ne serait plus facile que de s'en servir si l'on voulait. Cette explication ne laissa pas que d'inquiéter un peu M. Til, qui est la probité en personne, et qui se rappelle avoir pensé tout bas: Pourvu que mon fils n'aille pas commettre cette indélicatesse!

«2° Un second point, que m'a par hasard révélé Mme Til au cours d'une conversation, et que son mari m'a confirmé ensuite, c'est que le lundi en question, en allant de bonne heure à ses leçons, M. Til rencontra un de ses amis qui lui dit: «A propos, est-ce que ton fils quitte le bureau de M. X...? Je viens en effet d'apprendre qu'il cherche un employé.» (Il cherchait en réalité un surnuméraire.)

M. Til, qui n'en savait rien, en demeura perplexe et se demanda si M. X... serait mécontent de son fils et songerait à le remplacer. En rentrant à midi chez lui, il raconta la chose à sa femme, mais sans en parler à son fils. C'est une heure plus tard qu'arriva le message calomniateur.

«Au total, la série de ses messages ne fait qu'exprimer—avec la mise en scène et l'exagération dramatique que prennent les choses dans les cas où l'imagination peut se donner libre carrière (rêves, idées fixes, délires, états hypnoïdes de tout genre)—la succession parfaitement naturelle et normale des sentiments et tendances qui devaient agiter M. Til en cette occasion. Les vagues insinuations, puis l'accusation catégorique de vol, et l'ordre d'aller voir le patron, correspondent aux soupçons d'abord indécis, puis prenant corps sur un souvenir concret, et aboutissant à la nécessité de tirer la chose au clair. L'entêtement avec lequel l'automatisme graphique répondait, par une accusation de duplicité, aux bons témoignages du chef du bureau, trahit clairement cette arrière-pensée de défiance et d'incrédulité qui nous empêche de nous abandonner sans réserve aux nouvelles les plus rassurantes, tant qu'elles ne sont point absolument confirmées. Enfin, quand le patron en personne a calmé M. Til, le regret subconscient d'avoir cédé à ses inquiétudes sans fondement sérieux, trouve son expression dans les excuses de l'esprit farceur; le je t'ai trompé, pardonne-moi, de ce dernier, est bien l'équivalent, dans le dédoublement médiumnique, de ce que nous penserions tous en pareille circonstance: «Je me suis trompé et je ne me pardonne pas d'avoir été aussi soupçonneux.»

On se demandera peut-être comment il est possible de trouver chez un individu normal des signes de cette divisibilité de conscience. Cette recherche intéresse peu les spirites et la généralité des hypnotiseurs, qui se contentent d'étudier les cas brillants et complets. Je crois bien être le premier qui ait fait une étude suivie de cette question 24, et j'ai été fort aise de voir que mes premières études, qui datent d'une dizaine d'années, ont été reprises, contrôlées dans des laboratoires américains par Solomons et Stein, qui du reste ont négligé de me citer. Il est bien certain que si on se contente de mettre un crayon dans la main d'une personne, et de lui faire lire attentivement un livre, puis de lui adresser une question, comme le faisait Patrick, de deux choses l'une: ou bien la personne n'entendra pas et son crayon restera immobile, ou bien la personne entendra la question et répondra elle-même de vive voix. Voilà ce qui se produit le plus souvent. Il faut que le phénomène de l'écriture automatique soit déjà un peu développé pour apparaître dès la première heure, au premier appel, comme chez Henry W. Quand on a affaire à des individus normaux, il est nécessaire de prendre plus de détours; on ne peut songer à des procédés directs qui, lorsqu'ils ne réussissent pas, ont l'inconvénient de couvrir l'opérateur de confusion.

Note 24: (retour) Mes études ont d'abord paru dans le Mind, et je les ai ensuite résumées dans mon livre sur les Altérations de la personnalité.

Voici la méthode que je préconise: elle est lente, et exige un peu de patience; c'est son principal inconvénient.

On s'assied à côté du sujet, devant une table; on le prie de s'abstraire dans une lecture intéressante, ou dans un calcul mental compliqué, et surtout de distraire son attention, d'abandonner sa main, et de ne pas s'occuper de ce qu'on va faire avec cette main. La main tient un crayon; elle est cachée au sujet par un écran. On s'empare donc de cette main, sans brusquerie, et par des mouvements doux, et on imprime à la main et au crayon un mouvement quelconque, par exemple on fait dessiner des barres, des boucles, marquer des petits points. Au premier essai, l'expérimentateur avisé s'aperçoit à qui il a affaire; certains sujets raidissent la main, elle est comme en bois, elle résiste à tous les efforts; et quoique on recommande au sujet de se laisser aller, de ne pas penser à sa main, celle-ci n'obéit point aux mouvements qu'on lui imprime. D'ordinaire, ces sujets là sont peu éducables. Un autre obstacle vient s'opposer fréquemment à la continuation de l'expérience; il y a des personnes qui, lorsqu'on prend leur main, ne peuvent pas continuer à lire; malgré elles, leur attention quitte le livre, se porte sur ce qu'elles ressentent dans la main. Les meilleurs sujets sont ceux dont la main docile exécute avec intelligence tous les mouvements qu'on imprime. Il y a là une sensation particulière qui apprend à l'opérateur que l'expérience aura du succès. De plus, pour empêcher le sujet de trop s'occuper de sa main, j'use souvent d'un artifice très simple, qui produit une distraction plus forte qu'une conversation avec un tiers, une lecture intéressante ou un calcul compliqué. Cet artifice consiste à faire croire au sujet que sa main restera, pendant toute l'expérience, continuellement inerte et passive, et que c'est l'expérimentateur, qui, de temps en temps, pour les besoins d'une expérience qu'on n'explique pas, imprime à la main un mouvement. Cela suffit pour tranquilliser le sujet qui, dès lors, abandonne sa main sans résistance, et se trouve dans des conditions mentales excellentes pour que sa conscience se divise.

Au bout de quelque temps, la distraction devenant plus continue et plus profonde, voici les signes qu'on peut relever.

C'est d'abord l'anesthésie par distraction. La personne distraite n'est point devenue absolument insensible comme une hystérique distraite, dont on peut traverser la peau ou lever le bras sans qu'elle s'en aperçoive; sa sensibilité n'est pas détruite, mais la finesse de certaines de ses perceptions est bien diminuée. Il est difficile, du reste, d'explorer cette sensibilité à un degré aussi faible de distraction.

Ce qui est le plus facile à provoquer, ce sont les mouvements passifs de répétition. Le crayon étant placé entre les doigts du sujet, qui est prié de le tenir comme s'il voulait écrire, on dirige la main et on lui fait exécuter un mouvement uniforme, choisissant celui qu'elle exécute avec le plus de facilité, des hachures, des boucles ou des petits points. Après avoir communiqué ce mouvement pendant quelques minutes, on abandonne doucement la main à elle-même, ou on reste en contact avec elle, pour que la personne ne s'aperçoive de rien; mais on cesse d'exercer une action directrice sur les mouvements. La main abandonnée à elle-même fait quelques légers mouvements. On reprend l'expérience d'entraînement, on la répète avec patience, pendant plusieurs minutes; le mouvement de répétition se perfectionne; au bout de 4 séances, j'ai vu chez une jeune fille la répétition si nette que la main ne traça pas moins de quatre-vingt boucles sans s'arrêter; puis la personne eut un mouvement brusque et secoua ses épaules en disant: «Il me semble que j'allais m'endormir!»

La présence de ces mouvements subconscients de répétition nous apprend qu'il y a là un personnage inconscient, que l'expérience vient de dégager; mais il est clair que ce personnage est loin d'avoir le même développement que Bart Laton. La peine qu'on éprouve à lui faire répéter des mouvements en est la preuve. L'expérimentateur ne peut pas imprimer des mouvements au hasard; il est obligé de choisir ceux qui réussissent le mieux. En général, ceux qu'on peut exécuter d'un seul trait, sans changement de direction et sans arrêt, se répètent assez bien.

Les mouvements graphiques, par suite de leur délicatesse, attirent moins l'attention du sujet que des mouvements de flexion et d'extension des membres; ceux-ci cependant peuvent être répétés par l'inconscient, et à ce propos, il est curieux de remarquer que la flexion du poignet se répète mieux que la flexion isolée d'un doigt.

Le caractère tout à fait rudimentaire de cet inconscient est bien marqué par la facilité avec laquelle on lui donne certaines habitudes. Lorsqu'on fait écrire plusieurs fois des boucles, la main s'accoutume à ce mouvement, et le reproduit à tort et à travers; car si on veut ensuite lui faire tracer des hachures, les mouvements se déforment bien vite et se changent en boucles. La mémoire de cet inconscient est si peu étendue qu'il n'est même pas capable de conserver le souvenir de plusieurs espèces de mouvements.

L'inconscient n'a pas seulement de la mémoire, il peut encore recevoir et exécuter quelques suggestions qui sont, il est vrai, d'un ordre absolument élémentaire. Ces suggestions peuvent être données au moyen du toucher. Avec une simple pression, on agit sur la main, et on la fait mouvoir dans toutes les directions. Ce n'est point une impulsion mécanique, c'est bien une suggestion tactile. Si avec une pression, on fait mouvoir la main, une autre pression, tout aussi légère, l'arrête, l'immobilise: une autre pression, d'un genre un peu différent, la fait écrire. Il est difficile de dire la différence de ces pressions; mais l'expérimentateur, en les faisant, a une certaine intention, et cette intention est souvent comprise avec beaucoup de finesse par la main en expérience. Rien n'est plus curieux que cette sorte d'hypnotisation partielle; la personne croit être et se trouve en effet complètement éveillée et en possession d'elle-même, tandis que sa main obéit doucement aux ordres tactiles de l'expérimentateur.

Une autre manifestation de l'écriture automatique, plus connue que les précédentes, car on en a fait un jeu de société, consiste à prier la personne de penser à son nom, son âge, son pays, un mot quelconque, puis on prend sa main, comme il a été décrit ci-dessus, et cette main, à l'insu de la personne, écrit le nom pensé; en général, quand on fait cette expérience dans un salon, on déclare à la personne qu'on va deviner sa pensée, quoique en réalité ce soit la personne elle-même qui l'écrive. A ce genre d'expérience se rattachent les différents exercices de prestidigitateurs et d'hypnotiseurs qui devinent les secrets, se font conduire vers l'endroit où un objet est caché, et ainsi de suite. Ce sont des expériences qui, pour réussir, ont besoin d'un opérateur très habile.

Voilà à peu près tous les phénomènes de division de conscience que j'ai réussi à provoquer, en étudiant l'écriture automatique chez cinq personnes (femmes), jouissant d'une bonne santé; ces personnes ont été étudiées chacune pendant deux séances d'une demi-heure au plus; une seule l'a été pendant quatre séances; c'est très peu pour la culture des phénomènes de double conscience, qui demandent beaucoup de temps et de patience; mais notre but était précisément de savoir ce qu'on pouvait observer après un minimum d'entraînement.

Depuis la publication de mes recherches, deux autres auteurs, Solomons et Stein 25, se sont engagés exactement dans la même voie pour rechercher ce qu'on obtiendrait sur des sujets sains en poussant l'entraînement aussi loin que possible.

Note 25: (retour) Normal Motor Automatism. Psychol. Rev., sept. 1896, 492-512.

Ils se sont pris comme sujets; ils se disent d'excellente santé. Leurs expériences se groupent sous quatre chefs: 1° tendance générale au mouvement, sans impulsion motrice consciente; 2° tendance d'une idée à se dépenser en mouvement, involontairement et inconsciemment; 3° tendance d'un courant sensoriel à se dépenser en réaction motrice inconsciente; 4° travail inconscient de la mémoire et de l'invention.

1° La main est mise sur une planchette, analogue à celle des spirites (c'est une planche glissant sur des billes de métal et armée d'un crayon; on met la planchette sur une table, sur du papier, et le crayon écrit tous ses mouvements). L'esprit du sujet est occupé à lire une histoire intéressante. Dans ces conditions, il se produit facilement, quand le sujet a pris l'habitude de ne pas surveiller sa main, des mouvements spontanés, qui dérivent d'ordinaire de stimuli produits par une position fatigante; en outre, des excitations extérieures (par exemple si on remue la planchette), provoquent dans la main des mouvements de divers sens, dont on peut amener la répétition, et qui alors se continuent assez longtemps. La distraction de l'attention est une condition importante; mais il ne faut pas que l'histoire lue pour distraire soit trop émouvante, car cette émotion peut produire des mouvements réflexes ou une tension musculaire qui nuisent aux mouvements inconscients.

2° Le sujet lit à haute voix en tenant un crayon à la main; parfois il écrit un mot qu'il lit, surtout lorsque ce mot est court; les mots longs sont seulement commencés; cette écriture se fait souvent sans que le sujet le sache.

3° Le sujet lit à haute voix, et écrit subconsciemment les mots que pendant sa lecture une personne lui dicte à voix basse. A ces expériences on n'arrive qu'après beaucoup d'entraînement. Au début, c'est très pénible; on s'arrête de lire des qu'on entend un mot. Il faut apprendre à retenir son attention sur la lecture. On arrive bientôt à continuer la lecture sans l'interrompre, même quand il y a des dictées chaque 15 ou 20 secondes: l'écriture devient inconsciente. La lecture inconsciente se fait plus facilement; le sujet lit un livre qui ne présente aucun intérêt, et pendant ce temps on lui raconte une histoire très intéressante; quand l'expérience est bien en train, il peut lire même une page entière, sans en avoir conscience et sans rien se rappeler; la lecture ne manque pas entièrement d'expression, mais elle est monotone; elle contient des erreurs, des substitutions de mots. La lecture est bonne surtout quand elle roule sur des sujets familiers.

4° Ici les expériences sont plus difficiles et n'ont réussi que parce que les sujets étaient bien exercés par les expériences précédentes. D'abord, ils ont fait de l'écriture automatique spontanée; par exemple en lisant, leur main écrivait; puis, ils ont même pu se dispenser de lire pour détourner l'attention; chez l'un des sujets, Miss Stein, la distraction était suffisante quand elle lisait les mots que sa main venait d'écrire quelque temps auparavant; l'écriture spontanée de la main était involontaire, inconsciente; les paroles écrites étaient parfois dénuées de sens; il y avait surtout des répétitions de mots et de phrases. Les auteurs ont pu également, par la même méthode, reproduire inconsciemment des passages qu'ils savaient par coeur, mais n'avaient jamais écrits. La condition essentielle de toute cette activité automatique est une distraction de l'attention obtenue volontairement; il ne faut pas cependant que l'attention distraite soit sollicitée avec trop de force; si, par exemple, on relit un passage d'une histoire qu'on n'avait pas compris d'abord, et qui est nécessaire pour l'intelligence du reste, alors, sous l'influence de ce surcroît d'attention, toute l'activité automatique est suspendue.

Ces expériences ne diffèrent nullement de celles que j'ai publiées moi-même il y a plusieurs années dans le Mind et que je viens de résumer plus haut; elles sont seulement un peu plus complexes, ce qui tient à ce que les deux auteurs se sont longuement entraînés; ainsi, ils ont pu avoir de l'écriture automatique spontanée, ce que je n'ai pu faire sur mes sujets. Mais la nouveauté de leur étude ne doit pas être cherchée là; elle consiste plutôt en ce qu'étant psychologues, ils ont pu analyser de très près ce qui se passait dans leur conscience pendant les expériences; c'est cette auto-analyse qui donne un très grand intérêt à leurs études. Nous allons rendre compte des observations qu'ils ont faites.

Tout d'abord, ils ont eu souvent le sentiment, quand ils ont eu l'occasion de percevoir leur activité automatique, que cette activité a un caractère extra-personnel, c'est-à-dire leur est étrangère. Ainsi, s'ils s'aperçoivent que, pendant une lecture, leur main fait remuer la planchette, ce mouvement leur apparaît comme produit par une cause extérieure; ils n'en ont conscience que par les sensations qui accompagnent le mouvement produit. Quand le sujet lit à haute voix, en écoutant une autre personne, le bruit de sa propre voix, s'il l'entend, lui paraît étranger.

C'est surtout dans l'expérience de l'écriture automatique sous dictée pendant une lecture consciente qu'on s'est bien rendu compte du mécanisme de cette inconscience. L'écriture sous dictée comprend 4 éléments: 1° l'audition du mot dicte; 2° la formation d'une impulsion motrice; 3° une sensation d'effort; 4° une sensation centripète, venant du bras, et avertissant que le mouvement graphique a été exécuté. L'impulsion motrice est difficile à décrire; elle se compose de représentations visuelles et motrices du mouvement à exécuter, et d'autre chose encore. Dans les expériences, on a vu se produire par degrés l'inconscience de l'opération entière. Ce qui devient d'abord inconscient, c'est le sentiment de l'effort. On entend le mot dicté, on a une idée d'écrire, et cela se trouve écrit; on n'a pas le sentiment de la difficulté, de «quelque chose d'accompli». L'acte paraît encore volontaire. Ce sentiment de l'effort revient quand le bras se fatigue.

Le second degré est la disparition de l'impulsion motrice; l'écriture cesse de paraître volontaire. On entend le mot et on sait qu'on l'a écrit; c'est tout. L'écriture est consciente et devient cependant extra-personnelle. Le sentiment que l'écriture est notre écriture semble disparaître avec l'impulsion motrice. Parfois le sujet gardait un élément de l'impulsion motrice, la représentation visuelle du mouvement à exécuter, et cependant le mouvement lui paraissait étranger. Les auteurs pensent,—mais ils avancent cette hypothèse avec beaucoup de réserve,—qu'il y a dans une impulsion motrice la conscience d'un courant moteur centrifuge, et que c'est cette conscience qui est le fait capital, qui permet d'attribuer un acte à notre personnalité, ou qui le fait considérer comme étranger.

L'inconscience peut faire encore des progrès, et alors le sujet n'a plus conscience d'entendre le mot dicté, ni conscience de l'avoir écrit; cette dernière conscience se perd la dernière; le sujet peut être devenu inconscient d'avoir entendu le mot, et rester conscient de l'avoir écrit. Mais ce n'est pas sur ce fondement que repose le sentiment de la personnalité, puisque le sujet peut entendre le mot, savoir qu'il l'a écrit et cependant juger que le mouvement ne vient pas de lui.

Cette analyse curieuse, les auteurs l'ont poussée plus loin encore dans l'écriture automatique spontanée; ils ont vu qu'ils peuvent non seulement surveiller leur main, mais prévoir ce qu'elle doit écrire, et cependant, même dans ces conditions, le mouvement d'écriture reste étranger à la personne. Si réellement leur hypothèse est juste, si le sentiment de la personnalité repose sur la conscience de la décharge motrice, ce serait une solution tout à fait nouvelle et curieuse à un problème qui, jusqu'à présent, a été discuté très longuement 26.

Note 26: (retour) Je renvoie sur ce point à mon étude sur M. de Curel, où l'on trouvera cette idée que la séparation des personnalités vient très probablement d'un phénomène d'inconscience portant sur une partie des processus psychologiques. (Année psych., I, p. 147).

Les résultats obtenus semblent montrer que l'automatisme normal, en se développant, peut devenir presque aussi complexe que la vie subconsciente des hystériques. C'était là le but proposé aux recherches, et les auteurs pensent l'avoir atteint. Ils remarquent que ce qui distingue ici l'hystérique du sujet normal, c'est que l'hystérique est distraite parce qu'elle ne peut pas faire autrement, tandis que le sujet normal réalise l'état de distraction parce qu'il le veut. L'hystérie est donc bien, au moins en partie, une maladie de l'attention. A propos du rôle de l'attention dans ces phénomènes d'inconscience, signalons dans l'article précédent trois observations curieuses, que les auteurs n'ont pas rapprochées, et dont ils n'ont peut-être pas vu la portée. Ces trois faits sont les suivants: 1° quand l'histoire qu'on lit pour se distraire devient très émouvante, les mouvements subconscients cessent: 2° ils cessent également, s'il faut faire un effort intellectuel considérable pour comprendre ce qu'on lit; 3° dans le cas où l'on écrit automatiquement sous la dictée, si la dictée se fait à voix très basse, exigeant un effort pour comprendre, la conscience reparaît. Cela montre que l'état de division mental ne se maintient que si l'attention fournie n'atteint pas son maximum. Il y a lieu de rapprocher ces faits d'une observation ingénieuse de Mercier (Année Psychologique, II, p. 889-890).

Tout récemment, G. Stein a publié dans Psychological Review (mai 1898) une étude sur la culture de l'automatisme moteur; cette étude a été faite avec l'instrument imaginé par Delabarre pour l'enregistrement des mouvements inconscients 27; on distrayait le sujet, puis on donnait une certaine impulsion à son doigt, et on cherchait si le sujet continuait machinalement et sans s'en rendre compte le mouvement imprimé. C'est en somme mon expérience première; l'auteur a cherché sur combien de sujets elle réussissait, et il a constaté que ce nombre est très élevé, environ 35 sur 40 hommes et 45 sur 50 femmes. Par conséquent l'épreuve peut servir de test pour la psychologie individuelle, du moment que les résultats qu'elle donne sont si Fréquents.

Note 27: (retour) Voir 1re Année psychologique, p. 532.

Les expériences de Solomons et Stein forment une transition entre les nôtres et celles de Patrick; elles montrent leur continuité. Dans nos études, nous n'avons eu que de l'écriture automatique de répétition; Solomons et Stein ont obtenu, rien que par un entraînement plus prolongé, un peu d'écriture automatique spontanée; et enfin Patrick a obtenu très facilement, chez un sujet prédisposé, non seulement de l'écriture automatique spontanée, mais un système d'états de conscience se séparant de la personnalité principale et constituant une personnalité assez bien définie. Il n'est pas douteux que tous ces phénomènes diffèrent seulement en degrés.

Mon avis est que dans une étude complète sur la suggestibilité d'un individu, il faut faire une petite place à la recherche des premiers signes de la division de conscience. Pour ne pas perdre trop de temps, on pourrait procéder ainsi: après avoir mis un crayon dans la main du sujet, derrière l'écran, on recherchera s'il est possible d'obtenir, en cinq minutes d'essai, des mouvements passifs de répétition. Si ces mouvements sont nets, on recherchera s'il se produit, quand le sujet pense à son nom, de l'écriture spontanée; si celle-ci se produit encore, on cherchera si l'écriture répond à des questions posées à demi-voix. Ce sont les trois degrés principaux de la division de conscience; mais chacun de ces degrés est susceptible de très nombreuses subdivisions. Je me contente pour le moment d'indiquer une méthode à suivre, sans entrer dans les détails; les expérimentateurs qui s'occuperont de ces recherches s'apercevront vite qu'il y a un grand avantage à avoir un fil conducteur. On demandera ensuite au sujet s'il est spirite, médium, s'il a reçu des communications, etc.

Il sera intéressant de savoir s'il existe quelques rapports entre la disposition à l'écriture automatique et la suggestibilité; nous supposons que ce rapport existe, car le personnage de l'écriture automatique est très suggestible, et ces divers phénomènes de subconscience et de division de conscience forment le fond de l'hypnotisme; mais en somme, tout ceci n'a pas encore été étudié clairement sur des individus normaux, et on ne sait pas au juste quelle signification la psychologie individuelle doit attacher à l'écriture automatique.

La division de conscience s'exprime parfois par des manifestations autres que l'automatisme des mouvements; elle peut se produire de telle sorte que le sujet en ait la perception assez claire; dans ce cas, il est inutile de faire des expériences sur le sujet, le plus simple est de l'interroger et de lui demander une description aussi complète que possible des impressions qu'il a ressenties. Il est bien entendu que l'expérimentateur doit le mettre sur la voie, car les personnes qui ont éprouvé les phénomènes de ce genre ne se rendent pour ainsi dire jamais compte de leur nature. Voici à peu près dans quelles conditions une personne remarque de légers signes de division de conscience: elle a le sentiment que le monde extérieur est étrange; les objets qui l'entourent, quoique familiers, lui paraissent nouveaux, bizarres, indéfinissables; elle les regarde d'un oeil curieux comme si elle ne les connaissait pas, mais en même temps elle se rend bien compte que c'est une illusion. Parfois, les objets paraissent éloignés. Cette impression d'étrangeté, on peut l'éprouver dans la perception de son propre corps; on se demande: «est-ce là ma jambe? je ne reconnais pas mes bras. Mon corps me paraît drôle. Est-ce moi qui suis assis en ce moment sur cette chaise?» etc., etc. Enfin, on éprouve aussi la même impression pour sa propre voix, et pour le sens des paroles qu'on vient de prononcer; après avoir parlé, prononcé à haute voix plusieurs phrases, par exemple dans un dîner; on écoute sa voix, le timbre en paraît changé, il semble que ce soit la voix d'un autre; de même, on reconnaît difficilement sa propre pensée dans les paroles qu'on a prononcées: on croirait que la phrase a été construite par une autre pensée et dite par une autre bouche. Krishaber, que Taine a longuement cité dans son Intelligence 28, a rapporté sous le nom de névropathie cérébro-cardiaque, beaucoup d'exemples de ces phénomènes de dissociation; et cette année même Bernard Leroy vient de publier une utile monographie de l'illusion de fausse reconnaissance 29, et il ressort des documents que cet auteur a réunis, que l'illusion de fausse reconnaissance est souvent liée à des phénomènes légers de dédoublement de conscience.

Note 28: (retour) Voir le vol. 2, in fine note sur les éléments et la formation de l'idée de moi.
Note 29: (retour) L'illusion de fausse reconnaissance, Paris. Alcan, 1898.

IV

INFLUENCE DE LA ROUTINE, DES PRÉJUGÉS, DES IDÉES DIRECTRICES

Notre quatrième catégorie de recherches n'a rien de commun avec la précédente; elle part d'un principe tout spécial. Ce principe est le suivant: dans toutes les opérations que nous exécutons avec notre intelligence, comme de voir, d'agir, de raisonner, de prendre un parti, etc,, nous présentons deux tendances contraires; la première représente l'habitude, la routine; la seconde représente la réflexion personnelle, l'esprit critique. Tout acte physique ou mental que nous faisons ressemble plus ou moins à un de nos actes antérieurs, il rencontre par conséquent devant lui un commencement d'adaptation, dont il profite, et on a une tendance à se répéter, à refaire ce qu'on a déjà fait, parce que c'est plus facile, parce que cela demande moins de réflexions. Mais d'autre part, comme les circonstances ne sont jamais identiquement les mêmes, comme il y a entre la circonstance de l'acte nouveau et celle de l'acte ancien, une petite différence, nous devrions faire subir à l'acte nouveau une petite modification pour mieux l'ajuster aux circonstances nouvelles, mais cela exige un effort d'attention, et par conséquent une fatigue dont il est tout naturel que nous cherchions à nous décharger: c'est en somme une lutte entre l'habitude et l'attention; l'habitude représente l'ancien, l'acquis, et l'attention est un effort vers le nouveau. Sous le terme d'habitude se cachent bien des faits différents; nous avons cité comme exemple d'habitudes cette routine de la vie de tous les jours, qui nous fait asseoir de la même façon, faire les mêmes réflexions, etc. Dans les études proprement intellectuelles, cette routine prend le nom d'idées préconçues; parfois la simple idée directrice d'une expérience, l'attente d'un phénomène, le désir de vérifier une hypothèse agréable, la parole d'un maître ont tant d'influence sur nous que notre esprit critique se trouve suspendu.

Les expériences dont nous allons parler ont eu pour but de réaliser sous une forme expérimentale les conditions dont nous venons de parler; on a imaginé des dispositifs spéciaux qui permettent de voir avec quel degré de routine une personne répète une même opération, quand les circonstances qui ont expliqué la première opération changent légèrement, et exigeraient un acte différent. L'idée de ces recherches est venue, d'une manière tout à fait indépendante, à M. Henri et à moi, d'une part, et à M. Scripture et à ses élevés d'autre part.

Voici l'idée qui nous était personnelle. Nous faisions faire à des enfants d'école des expériences sur la mémoire visuelle des lignes. Ces expériences se faisaient par la méthode de reconnaissance. On montrait d'abord à l'enfant une ligne isolée, puis on laissait écouler un certain intervalle de temps, puis on faisait passer sous les yeux de l'enfant un grand carton sur lequel étaient tracées une série de lignes parallèles, de longueur croissante; l'enfant devait reconnaître dans la série la ligne égale à celle qu'on lui montrait. Cette opération se faisait deux fois: la première fois, la ligne modèle se trouve dans la série; la seconde fois elle ne s'y trouve pas: ainsi, la ligne modèle étant de 40 millimètres, le second tableau ne contient pas de ligne plus longue que 36 millimètres. Un oeil exercé s'aperçoit de cette lacune; mais la première épreuve a déjà créé une routine grâce à laquelle l'enfant ayant trouvé la ligne modèle dans le premier tableau, s'attend à la retrouver dans le second. Voici le résumé de nos résultats:

NOMBRE D'ENFANTS TROMPÉS PAR LA ROUTINE

Mémoire
Comparaison directe
(moyenne des 3 cours)
Cours élémentaire (7 à 9 ans)
Cours moyen (9 à 11 ans)
Cours supérieur (11 à 13 ans)
88%
60%
47%
      38%

Ces chiffres montrent l'influence de l'âge sur la suggestibilité; ils montrent aussi que dans l'acte de comparaison, qui est plus facile et donne plus de sécurité à l'esprit que l'acte de mémoire, on est moins suggestible.

Il est à remarquer que bien que ce genre de suggestion provienne du dispositif même de l'expérience, et non de la présence de l'expérimentateur, cependant l'autorité morale de celui-ci exerce incontestablement une influence sur le résultat; c'est un professeur, il fait sa recherche dans une école, il est l'ami du directeur, il est plus âgé que l'enfant; toutes ces circonstances inspirent à l'enfant confiance, et il faut que l'enfant soit bien sûr de sa critique pour déclarer que la ligne qu'on lui dit de chercher dans le tableau n'y est pas. Il est toujours très difficile, pensons-nous, de faire des épreuves de suggestibilité en supprimant tout ce qui dépend de l'action morale de l'expérimentateur; mais on peut tout au moins diminuer la part de ce facteur.

Scripture, avons-nous dit, et après lui Gilbert et Seashore, ses élèves, ont fait des recherches du même genre, ou du moins avec des méthodes très analogues. Le travail de Seashore, qui est le plus important, a pour titre: La mesure des illusions et hallucinations de l'état normal. Les auteurs ont du reste eu la pleine conscience qu'ils inauguraient une méthode nouvelle, bien distincte de celle de la suggestion hypnotique: il est seulement à regretter que cette conscience de leur originalité se soit accompagnée d'un parfait mépris pour les études d'hypnotisme et même pour les hypnotiseurs, qu'ils ont traités de jongleurs et de charlatans.

Les expériences de Seashore 30 ont été faites sur des élèves de laboratoire; et à première vue on aurait pu croire que ces élèves, jeunes gens dont l'âge est d'ordinaire de 20 ans, auraient été moins faciles à duper que les enfants d'école primaire. Cependant il s'est trouvé que tous les dispositifs de Seashore ont fait des dupes; et même on a pu observer un fait bien inattendu; des élèves qui avaient été mis d'avance au courant de la nature de la recherche s'y sont laissé prendre. La force de la suggestion était augmentée par le silence du laboratoire, la solitude, l'obscurité, le signal donné avant le stimulus, etc. Voici quelques-unes des expériences de Seashore; elles consistent à faire plusieurs fois une expérience sincèrement; puis, quand l'habitude est née, on fait une expérience simulée, et le sujet non prévenu y répond comme si elle était véritable.

Note 30: (retour) Measurements of Illusions and Hallucinations in Normal Life, Studies from the Yale Psych. Lab., Yale, 1895, III.

Illusion de chaleur.—On fait passer le courant électrique d'une pile au bichromate dans un fil d'argent tendu entre deux bornes: le fil s'échauffe, et le sujet est invité à pincer le fil entre le pouce et l'index et à se rendre compte de la chaleur produite. Après cette expérience préliminaire, destinée à créer la suggestion, expérience qu'on répète deux ou trois fois, l'expérimentateur interrompt le circuit à l'insu du sujet, en poussant avec le genou un interrupteur placé sous la table; puis, on recommence les expériences une dizaine de fois: on feint de mettre en action la pile, on donne au sujet un signal pour qu'il touche le fil, et on lui fait indiquer au bout de combien de temps il perçoit la chaleur. L'expérience a en apparence pour but de mesurer le temps de réaction. Les expériences ont été faites sur 8 sujets; dans 120 essais, nous notons seulement 5 cas où le sujet n'a rien senti.

Illusion d'un changement de clarté.—Cette illusion a été provoquée de plusieurs manières différentes; une des plus simples était provoquée avec l'appareil suivant: deux cartons blancs juxtaposés et vus chacun dans un cadre noir immobile étaient mobiles et pouvaient tourner autour d'un de leurs côtés verticaux; ils recevaient tous deux la lumière d'une lampe; et on comprend qu'ils paraissent d'autant moins éclairés qu'ils sont placés, par rapport à l'observateur, dans une position plus oblique. Un des cartons restant immobile et servant de point de comparaison, l'expérimentateur fait tourner lentement l'autre carton au moyen d'un fil qu'il a entre les mains; le sujet ne voit pas le mouvement de l'expérimentateur; on commence par faire tourner réellement le second carton, après un signal, et le sujet dit quand il perçoit le changement; puis on refait le même signal, mais on laisse le carton immobile, et le sujet croit percevoir comme avant le changement de clarté, qui lui paraît se produire à peu près au bout du même temps après le signal.

Illusion de son—Après beaucoup d'essais infructueux, l'auteur s'est arrêté au dispositif suivant: après un signal donné, on augmente graduellement l'intensité d'un son en rapprochant les deux bobines d'un appareil à chariot, et le sujet doit réagir dès qu'il entend le son, qu'il sait devoir être très faible au début, puis augmenter; tantôt on fait l'expérience réellement, tantôt on fait le signal sans rapprocher ensuite les bobines.

Pour le toucher, on a provoqué des excitations minimales en posant des corps très légers sur la main du sujet, derrière un écran; le contact était fait après un signal: puis on a continué le signal sans faire de contact; le sujet devait réagir. Les expériences sur l'odorat, le goût, etc., sont si faciles à imaginer que nous n'insistons pas; toujours une excitation réelle, mais faible, produite d'abord avec un certain dispositif, qui impressionne un peu le sujet, puis on conserve le même dispositif, par exemple le même signal et on supprime l'excitation réelle. Notons, pour terminer sur ces points, l'hallucination d'un objet qui a été produite de la manière suivante: dans une chambre peu éclairée, on montre au sujet un objet peu visible, une petite balle se détachant sur fond noir, et on cherche à quelle distance le sujet distingue cet objet; on fait l'expérience plusieurs fois; chaque fois le sujet part d'une assez grande distance, se rapproche lentement en regardant, puis s'arrête quand il voit la halle; à ce moment, il jette les yeux sur le parquet où les distances sont marquées, et lit la distance où il se trouve de la mire; puis, il se retourne et s'éloigne, pour refaire la même expérience; pendant qu'il se retourne, l'expérimentateur peut supprimer la balle; le sujet revient, et quand il se trouve à peu près à la même distance que la première fois, il croit qu'il perçoit encore la balle.

Ainsi que nous l'avons dit plus haut, la possibilité de provoquer des illusions ou même des hallucinations n'ayant nullement besoin d'être démontrée, ces expériences seraient peu intéressantes si elles ne nous apprenaient rien de nouveau sur le mécanisme de la suggestion. C'est cette recherche du mécanisme qui seule donne de l'intérêt à l'étude. Seashore paraît ne pas l'avoir toujours bien compris; car les détails qu'il nous donne sur ce point sont assez maigres. Nous noterons seulement les quelques remarques qui suivent: Il est aussi facile, dans les expériences sur la lumière, de donner des illusions sur l'augmentation de clarté que sur la diminution.—L'illusion se produit à peu près avec la même rapidité que la perception correspondante. —Alors même que le sujet n'est pas en attente d'un seul stimulus, mais de deux, et doit choisir entre les deux (par exemple il doit se produire soit plus, soit moins de lumière), l'illusion est possible, car le sujet peut fixer son attention principalement sur l'idée d'un seul stimulus, et être convaincu par quelque circonstance banale que c'est bien ce stimulus-là qui va se produire.—Il est arrivé parfois que certains sujets étaient avertis par d'autres que les expériences étaient illusoires; malgré leur scepticisme, ils n'en ont pas moins subi l'illusion, au bout de quelques répétitions des stimulus réels; il en a été de même pour un sujet qu'on avait formellement averti de l'illusion qu'on allait produire. Il suffit de répéter plusieurs fois le stimulus réel pour écarter l'effet de cette suggestion négative.—La force de la suggestion a été augmentée par le silence du laboratoire, la solitude, l'obscurité, le signal donné avant le stimulus, les observations spontanées du sujet sur le mécanisme des appareils, la régularité rythmique de certaines excitations, la synesthésie de sensations réelles avec les sensations suggérées. Ainsi, dans les expériences sur le goût, on déposait toutes les fois sur la langue une goutte d'eau; il y avait donc une sensation réelle tactile, qui tantôt était associée à une sensation de goût (sucre), tantôt n'y était pas associée, mais la suggérait.

Nous pouvons faire à ces expériences de Seashore la même critique qu'aux nôtres; elles n'excluent pas complètement l'action personnelle, l'influence dégagée par l'expérimentateur, bien que cette influence soit incontestablement moindre que dans le cas où il donne directement un ordre.

Il y a une remarque sur laquelle l'auteur n'insiste pas assez, peut-être, c'est que les illusions ne peuvent porter que sur des sensations faibles. Pour les expériences visuelles, par exemple, il a été amené à troubler seulement des perceptions de minima d'excitation ou de différences minima, et ces expériences sont certainement très instructives, puisqu'elles montrent, soit dit en passant, combien certaines méthodes de psycho-physique sont exposées à l'erreur quand le sujet sait d'avance ce qu'il doit percevoir. Pour les sensations du toucher, pour la perception d'un objet, il en a été de même; les sensations ont été très faibles et très peu distinctes; pour les sensations de température, on ne nous donne aucun détail, on ne sait pas si réellement le fil échauffé par le courant électrique était très chaud. Du reste, l'auteur a rarement songé à mesurer l'intensité de l'excitant. Il serait cependant intéressant de savoir pour quelle intensité de stimulus une personne est suggestible; telle personne, par exemple, qui a l'attention expectante d'un contact fort, se laisserait suggestionner, tandis qu'une autre personne ne le serait qu'avec l'attente d'un contact beaucoup plus faible. En outre, il serait curieux de savoir si tous les sens sont suggestibles à un même degré. En somme, beaucoup de points, et ce sont même les plus importants de tous, restent à examiner. Le travail de Seashore n'en est pas moins une étude très curieuse et très neuve, dont l'auteur doit être chaudement félicité.

On voit par ce qui précède que si cette forme particulière de la suggestibilité a déjà été l'objet de beaucoup d'études, il n'en est pas encore sorti grand'chose pour la psychologie individuelle.

Ce qu'on sait fort bien aujourd'hui, c'est la possibilité d'étudier la suggestibilité dans les laboratoires, au moyen de divers appareils, de dispositifs spéciaux, et sans avoir le moins du monde recours à des procédés d'hypnotisme. Certes c'est là un grand pas; en pénétrant dans les laboratoires, l'étude de la suggestibilité donnera lieu très probablement à des recherches plus méthodiques que celles qu'on peut faire dans les cliniques.

Le travail que Tawney a fait sur le seuil de perception de la peau, sans avoir pour but direct une étude de la suggestion et de l'idée directrice a bien montré cette influence des idées directrices.

On sait aujourd'hui couramment que l'exercice perfectionne le toucher, et que l'écart qu'il est nécessaire de donner à 2 pointes de compas pour qu'elles soient perçues doubles, quand on les applique simultanément sur une région du corps, diminue de valeur si on répète l'expérience pendant plusieurs jours et plusieurs semaines. Tawney a montré que cette influence classique de l'exercice doit être fortement révoquée en doute; car les sujets sur lesquels on expérimente s'attendent à cette influence, du moment qu'on recherche à étudier sur leur sensibilité tactile l'effet de l'exercice; lorsque le sujet ignore le but de l'expérience, ou lorsqu'il s'imagine que ce but ne consiste nullement à étudier l'exercice, les résultats sont tout différents 31.

Note 31: (retour) Tawney. Ueber die Wahrnehmung zweier Punke mittelst des Tastsinnes, mit Rücksicht auf die Frage der Uebung und die Entstehung Der Vexirfehler. Philosoph. Stud. XIII, p. 163-222; je cite d'après l'analyse de V. Henri. Année Psych., IV, p. 513 et seq.

V

AUTOMATISME

Notre dernière catégorie d'expériences se distingue de la précédente par cette particularité qu'on ne cherche point à provoquer une illusion ou une hallucination et à la mesurer; on cherche tout simplement à réunir des circonstances telles que le sujet, placé dans ces circonstances, est en quelque sorte obligé, sans qu'il s'en doute, d'exécuter un certain acte; et cet acte, étant presque toujours le même pour tous les sujets, peut être prévu d'avance.

En quoi des expériences de ce genre intéressent-elles la théorie de la suggestibilité? Elles ne semblent rien avoir de commun avec la suggestibilité entendue dans le sens ordinaire; mais elles montrent l'importance qu'a pour chacun de nous l'activité automatique; or l'analyse que nous avons faite plus haut de la suggestion, comme mécanisme psychologique, nous a montré qu'elle consiste dans le triomphe de la vie automatique sur la vie réfléchie et raisonnante; c'est par là que ces recherches nouvelles se rattachent aux précédentes.

Je commencerai par présenter une courte analyse des expériences que Sidis a faites dans le laboratoire de psychologie de Münsterberg à Harvard. Ces expériences ont eu pour but de forcer une personne à choisir dans un certain sens, alors que la personne avait l'illusion de faire un choix libre. C'est vraiment chose plaisante, soit dit en passant, de voir que cette faculté de choix, que les philosophes naïfs ont presque toujours considérée comme la preuve péremptoire du libre-arbitre, est au contraire si bien déterminée et déterminable que l'on peut prévoir presque à coup sûr, dans la majorité des cas, dans quel sens tel choix s'exercera. Sidis 32 présentait à ses sujets, qui furent au nombre de 19, un grand carton blanc sur lequel étaient posés 6 carrés de couleur, ayant chacun une dimension de 3 centimètres sur 3 centimètres. Le tout était recouvert d'un écran noir; le sujet était prié de fixer son attention sur l'écran noir pendant 5 secondes; puis, on enlevait l'écran et le sujet devait indiquer immédiatement un des carrés de couleurs, celui qu'il voulait. Les 6 carrés étaient placés sur la même ligne. Il s'agissait d'influencer le choix du sujet; les artifices suivants ont été employés: 1° position anormale: un des carrés n'était pas sur l'alignement des autres; ou bien, il était un peu incliné; 2° forme anormale; on changeait la forme d'un des carrés, on le taillait en triangle, en étoile; 3° l'écran servant à couvrir les carrés n'était pas noir, mais de la couleur de l'un d'eux; 4° couleur suggérée verbalement. On montrait un des carrés de couleur avant l'expérience, ou on le nommait, ou bien le sujet était chargé de décrire sa couleur; et ensuite on voyait si ce carré avait été préféré aux autres; 5° place suggérée verbalement. Au moment où on enlevait l'écran, on prononçait un numéro, par exemple 3, afin de voir si le sujet choisirait le 3e carré plutôt qu'un autre; 6° encadrement; un des carrés était entouré, encadré d'une bande de couleurs.

Note 32: (retour) Op. cit., p. 37.

En décrivant ses résultats, l'auteur distingue les cas où la suggestion a pleinement réussi, par exemple où le sujet a désigné le carré de forme et de position anormales, et les cas où le sujet a désigné le carré voisin; pour les premiers cas il leur donne le nom de suggestion immédiate; les autres cas sont ceux de suggestion médiate. Voici maintenant le pourcentage des réussites.

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