La Suggestibilité

la somme algébrique de ces deux genres d'écarts, en considérant comme positifs les écarts qui sont dans le sens de la suggestion, et comme négatifs les autres; et par conséquent les moyennes précédées du signe - indiquent que d'ordinaire le sujet a résisté, a marqué ses écarts en sens contraire de la suggestion; au contraire les moyennes précédées du signe + indiquent une docilité habituelle à la suggestion. Le nombre de résistances se calcule sans difficulté; nous avons compté comme résistance un écart égal à 0, car tout élève qui fait une ligne égale à la précédente lutte contre la suggestion; mais nous ne savons pas au juste si cette résistance est plus grande que celle qui consiste à faire un écart précisément opposé à celui de la suggestion, et dans le doute nous avons attribué à ces deux genres de résistances la même valeur.

Pour classer les élèves, il faudrait tenir compte à la fois de la valeur de la moyenne et du nombre des résistances; car en général, ceux qui résistent le plus souvent sont ceux qui font les écarts les moins forts; et quand le nombre de résistances de deux élèves est égal, il faut considérer comme le moins suggestible celui qui a fait les écarts les plus petits. Nous établirons notre classification en prenant pour guide les nombres de résistances; ce n'est là, bien entendu, qu'une mesure toute conventionnelle.

Il faut remarquer que lorsque le nombre de résistances ne dépasse pas 1, il n'a pas grande importance par lui-même, car il peut tenir simplement à un moment de distraction, l'élève n'ayant pas bien écouté la suggestion; ce défaut d'attention doit être surtout soupçonné chez ceux qui ont des écarts de suggestion dont la moyenne présente une valeur très forte: c'est le cas de Die., de Hub., de Bout.

La valeur des écarts, prise dans l'ensemble, a beaucoup diminué à mesure que l'expérience se prolongeait. C'est ce que montrent les deux rangées horizontales de chiffres inscrits au bas du tableau XI. La somme totale des écarts suit une progression régulièrement descendante, tandis que la somme des résistances augmente; ces deux données en se confirmant, nous prouvent que les élèves ont été, surtout au début, les dupes de l'illusion, mais que peu à peu ils s'y sont moins abandonnés, ils en ont eu une conscience plus claire. Fait curieux, que je ne m'explique pas, la suggestion a surtout été effective lorsqu'elle tendait à l'augmentation de la ligne modèle, et en effet, la somme des écarts successifs est plus faible pour les écarts dans le sens de la diminution que pour les écarts dans le sens de l'augmentation. La somme des 5 premiers écarts d'augmentation est de 503 millimètres, la somme des 5 écarts de diminution est de 406 millimètres, la différence est donc très nette. A quoi peut-elle tenir? Je suis bien certain d'avoir fait de la même voix les deux suggestions, et il n'y a pas là de cause d'erreur qu'on puisse incriminer. Il est possible que le souvenir d'expériences antérieures, dans lesquelles les lignes modèles présentaient un accroissement régulier ait influé sur l'esprit des élèves. Il est possible aussi qu'une personne, qui s'occupe à tracer ou à marquer des lignes, éprouve plus de difficulté psychique à rapetisser les lignes qu'à les agrandir; un arrêt de mouvement—on le sait du reste par d'autres expériences—exige un plus grand effort de volonté que la continuation d'un mouvement; mais cette explication ne se vérifie que pour le cas où les lignes sont tracées d'un trait. S'applique-t-elle au cas où les lignes sont marquées par un simple point final?

Les chiffres de notre tableau XI nous montrent que les différences individuelles de suggestibilité ont été très fortes. C'est du reste la règle dans toutes les recherches que nous avons faites jusqu'ici sur la suggestibilité; et il serait bien téméraire d'extraire de résultats aussi hétérogènes une moyenne permettant de dire: la suggestibilité des élèves d'école primaire dans cette expérience est de tant. Mien., un élève de 3e classe, vient en tête, comme résistance à la suggestion, il a presque toujours pris le contre-pied de mon affirmation; nous trouvons également parmi les réfractaires Laca., Saga., Blasch., Féli., etc. Parmi les plus suggestibles ont été And. et Poire., vrais automates, qui ont toujours marqué des écarts réguliers, conformes à la suggestion.

Même expérience sur des jeunes gens d'école primaire supérieure.—Lorsqu'on ne fait pas subir un interrogatoire aux sujets, lorsqu'on ne recueille pas leurs impressions après des expériences comme celle-ci, les résultats nous en sont comme fermés; nous n'avons en notre possession que des chiffres, ce qui est toujours peu de chose pour se rendre compte d'un état de conscience. Je n'ai point voulu interroger ces élèves d'école primaire élémentaire, parce que ce sont mes sujets habituels, et qu'en attirant trop souvent leur attention sur les illusions dont je les avais rendus victimes, je les aurais faits trop sceptiques pour des expériences ultérieures. J'ai donc préféré répéter mes suggestions dans un autre milieu, et j'ai passé une après-midi dans une école primaire supérieure, où j'ai fait copier des lignes, exactement dans les mêmes conditions, à 10 élèves, âgés environ de 17 ans, et appartenant à la deuxième année de l'école. Ces élèves sont rangés dans le tableau XII par ordre de mérite intellectuel; les 2 premiers sont jugés par leurs maîtres comme très intelligents, les 3 derniers sont faibles, les autres sont moyens. On voit que parmi ces élèves, tout comme parmi ceux d'école primaire élémentaire, il y en a qui n'ont jamais résisté, et fait des écarts énormes, comme Dru..., le dernier, tandis que d'autres ont résisté constamment, prenant le contre-pied de ce que je disais. La moyenne de la valeur des écarts, inscrite au bas du tableau, est plus faible que celle de leurs camarades plus jeunes. La différence est même assez nette: en mettant vis-à-vis la moyenne des écarts pour les deux groupes d'élèves, on a:

ORDRE DES
SUGGESTIONS

 1
 2
 3
 4
 5
 6
 7
 8
 9
10
ÉLÈVES DU PRIMAIRE
ÉLÉMENTAIRE
5
4,9
4,4
3
4,3
3,5
4
2,3
2,5
2,8
ÉLÈVES DU PRIMAIRE SUPÉRIEUR
2,6
2,6
3,8
2,7
2,4
2
2,2
4,7
1,9
2,8


DIFFÉRENCES
-2,4
-2,3
-0,6
-0,3
-1,6
-1,5
-0,8
+2.4
-0,6
=0,0

Dans la plupart des cas, ces chiffres montrent que l'avantage reste aux élèves d'école primaire supérieure.

Ces derniers ne se sont pas corrigés nettement au cours de l'expérience, et le dixième écart qu'ils ont marqué n'est pas plus faible que le premier; par là aussi ils diffèrent des enfants plus jeunes, et si on prenait ces chiffres à la lettre, et qu'on fût tenté de généraliser à outrance, on arriverait à cette proposition paradoxale que l'adulte ne se corrige pas autant que l'enfant. Mais en y regardant de plus près, on a une impression tout autre; on voit que l'enfant, en se corrigeant, s'est rapproché des résultats donnés par l'adulte, résultats qui supposent une demi-conscience de l'illusion, et c'est parce que l'adulte avait dès le début, et sans éducation nécessaire, cette demi-conscience, qu'il n'a pas eu à se corriger comme l'a fait l'enfant; il offrait en quelque sorte moins de marge à la correction.

Je passe maintenant à l'interrogatoire des élèves. Je l'ai écrit en même temps que je le faisais. Il est très difficile de poser les questions sans suggestionner l'élève.

INTERROGATOIRE DE BUCCIN

Sujet très suggestible. Il a eu l'illusion complète jusqu'à ma question 3, qui parut lui avoir ouvert les yeux.

1. D.—Eh bien, que pensez-vous de vos résultats?

R.—Hoche la tête. Je crois que je me suis trompé. Je les ai faites (les lignes) presque toutes grandes.

2. D.—Les différences réelles entre les lignes sont-elles plus petites ou plus grandes que celles que vous avez faites?

R.—Elles sont plus grandes.

3. D.—Avez-vous vu les différences des lignes?

R.—Je comptais que vous le saviez mieux que moi. Mais je ne les voyais pas beaucoup. En les faisant, je ne voyais pas bien les différences.

INTERROGATOIRE DE DUPUIS

Ce sujet a été un des plus suggestibles.

1. D.—Les différences que vous avez marquées entre les lignes sont plus grandes au commencement qu'à la fin. Pourquoi?

R.—Elles étaient les mêmes; une grande et une petite qui suivaient.

2. D.—A combien appréciez-vous les différences?

R.—A cinq millimètres.

3. D.—N'avez-vous pas fait d'autres remarques sur les différences des lignes?

R.—(Embarras.)

4. D.—Avez-vous exagéré ou rapetissé les différences?

R.—J'ai dû exagérer. Les différences n'étaient pas sensibles.

D.—Avez-vous eu des doutes tout à l'heure sur la longueur des lignes?

R.—Oui.

D.—Alors pourquoi, les ayant crues égales, les avez-vous faites inégales?

R.—Je n'étais pas sûr de moi.

On peut remarquer dans cet interrogatoire que la question 4 a eu un rôle décisif, et qu'à partir de ce moment le sujet a reconnu son erreur, soit que notre encouragement ait diminué sa timidité, soit que notre question ait orienté son attention dans le sens de la critique.

INTERROGATOIRE DE RAOUL

Ce sujet est un peu moins suggestible que le précédent. Cela se voit par les résultats numériques de l'expérience. Cela apparaît très nettement aussi dans l'interrogatoire.

D.—Eh bien, que pensez-vous de ces lignes?

R.—Je les ai vues presque toutes à peu près de la même longueur.

D.—Quand vous est venue cette idée?

R.—Vers le milieu de l'expérience.

D.—Comment cette conviction vous est-elle venue?

R.—(Embarras)

D.—D'où vient qu'ayant cette conviction vous avez fait des lignes inégales?

R.—Parce qu'il y avait des lignes un peu moins épaisses; c'est peut-être ce qui les faisait paraître moins longues.

D.—Ma parole influait-elle sur vous?

R.—Oui.

D.—Avez-vous cru réellement que les lignes étaient tantôt plus grandes, tantôt plus courtes?

R.—Dès le début, j'ai cru: mais vers le milieu, je me suis aperçu que pour quelques-unes elles étaient plus courtes, quand vous disiez plus longues.

D.—Etait-ce par complaisance que vous les avez faites plus courtes?

R.—Oui, monsieur.

Ce cas me parait assez net; une illusion se produit au début, illusion intellectuelle; elle se dissipe ensuite, le sujet s'apercevant que les lignes ne diffèrent pas comme je l'annonce; c'est vers le milieu de l'expérience que l'illusion est reconnue; mais il reste un autre facteur de la suggestibilité, la timidité de l'élève, qui continue à obéir à ma parole sans y croire. Nous voyons bien nettement ici une dissociation des deux facteurs.

INTERROGATOIRE D'AUCLOT

Un peu moins suggestible que le précédent; il a eu à la fois l'illusion intellectuelle et la docilité, mais à un moindre degré. Il est intéressant de voir que ce sujet invente un motif inexact pour appuyer son illusion.

D.—Que pensez-vous de ces lignes?

R.—Je crois qu'elles sont à peu près toutes égales, et à différentes positions.

D.—Cette idée, quand vous est-elle venue?

R.—Au milieu,, vers la 8e ligne.

D.—Comment avez-vous eu cette idée?

R.—Quand vous disiez, «un peu plus grand», elles étaient vers le centre du disque—et «un peu plus petit», elles étaient vers la périphérie. (C'est tout à fait faux. Exemple de motif surajouté.)

D.—Avez-vous pensé qu'elles étaient rigoureusement égales ou de différence très minime?

R.—Maintenant, je crois qu'elles sont égales; à ce moment-là j'ai pensé à une différence très petite, de 1 à 3 millimètres.

D.—-Alors pourquoi avez-vous parfois exagéré ces différences?

R.—Il me semblait bien qu'elles étaient égales, je suivais vos paroles; et j'avais un peu le sentiment que je me trompais.

INTERROGATOIRE DE MALGACHE

Ce sujet est le moins suggestible de tous.

D.—Que pensez-vous de cette expérience?

R.—Les mêmes traits ont passé plusieurs fois. Je les ai reconnus individuellement.

D.—Avez-vous fait une autre réflexion?

R.—Elles n'ont pas grande différence, elles sont presque égales. Elles paraissent égales, on ne s'en aperçoit pas parce qu'elles ne sont pas placées pareilles, mais elles doivent être égales.

D.—Quand cette conviction vous est-elle venue?

R.—Vers le milieu, mais à la fin, j'étais presque certain qu'elles étaient égales.

D.—Pourquoi les faisiez-vous égales si vous n'en étiez pas sûr?

R.—De peur de me tromper. Pour les 3 derniers points, je me suis recopié.

D.—J'annonçais que certaines lignes étaient longues, et d'autres courtes. Quel effet cela vous faisait-il?

R.—Je ne l'ai pas cru du tout. Dès la seconde ligne, je me suis aperçu que vous essayiez de me tromper: et alors, je ne faisais pas attention à ce que vous disiez. A partir du 5e point, c'est comme si vous n'aviez rien dit.

D.— Vous avez suivi ma suggestion vers le milieu. L'avez-vous remarqué?

R.— Non, je n'écoutais pas.

Je dois dire que ce dialogue a fini par prendre une tournure un peu embarrassante, quand le sujet me disait tranquillement: «Je ne vous écoutais pas, c'est comme si vous ne m'aviez rien dit.» Ces quelques paroles rendent singulièrement éloquents les chiffres représentant la moyenne des écarts, et on comprend qu'une moyenne négative représente une lutte, une sorte de rébellion, qui n'a rien de sympathique. Cet élève n'a eu ni illusion ni docilité.

COMPARAISON DES TROIS EXPÉRIENCES PRÉCÉDENTES SUR LA SUGGESTION OPÉRANT COMME ACTION MORALE

Nous reproduisons ici les 3 classifications auxquelles nos expériences sur l'action personnelle ont abouti. La comparaison de ces classifications montre qu'elles diffèrent beaucoup: certains élèves, par exemple, comme Gouje et Uhl, qui sont derniers dans la première épreuve, sont premiers pour la seconde. Ces changements brusques de rang peuvent tenir à deux causes: ou que l'action personnelle a des effets extrêmement variables, ou que le sujet, d'une expérience à l'autre, a appris à se méfier.

C'est cette seconde raison qui certainement explique les déplacements de Gouj.... C'est un enfant tout jeune, fort intelligent, qui appartient à la 4e classe, et qui a les allures d'un moineau franc. Il paraît qu'en classe il prend constamment la parole, pour montrer qu'il sait, et son maître est obligé de lui imposer silence. Dans le cabinet du Directeur, il se montra d'abord plus réservé et plus timide; il fut très suggestible pour les expériences sur les idées directrices, ce que j'attribuai à son jeune âge. Pour l'expérience des couleurs il se laissa tromper complètement; mais il se souvint qu'il avait été trompé; quand il revint pour l'expérience de suggestion contradictoire relative aux lignes, et aussi pour l'expérience de suggestion directrice relative aux lignes, il me dit avec aplomb, en me regardant bien dans les yeux: «Vous voulez me tromper comme l'autre fois; moi, je ne veux pas; je ne veux pas qu'on dise que je suis aveugle, etc.,» puis vint un bavardage intarissable; l'enfant avait perdu sa timidité avec moi.

Malgré ces causes d'erreurs, je pense qu'en faisant la synthèse de nos 3 classifications, on doit aboutir à une classification unique qui reflète tout au moins les différences de suggestibilité des élèves relativement à une action personnelle. Comparons donc cette classification synthétique à celle que nous avaient donnée les expériences d'idée directrice, et voyons où elles concordent.

Lac. est le 1er sur les 2 listes; nous avons déjà parlé de cet enfant, à la physionomie d'adulte, peu avancé dans ses études, mais ayant déjà pris des habitudes de liberté, comme un homme fait. Mien, qui est le 2e, est un enfant beaucoup plus jeune (3e classe, neuf ans et demi) à la figure fermée et sérieuse; il ne figure pas dans la classification relative aux idées directrices parce qu'il n'a pas pris part à toutes les expériences; il a été extrêmement peu suggestible pour les lignes, et beaucoup plus pour les poids. Vasse. (n° 3) est un jeune garçon à mine éveillée, bien développé physiquement, ayant l'habitude de la rue; il était d'une suggestibilité moyenne pour les idées directrices; il parut assez rebelle à l'action personnelle. Jusqu'ici les deux listes concordent. Pour Bout. (n° 4), nous avons une surprise; ce jeune enfant, qui est dans la 1re classe, mais ne compte pas parmi les premiers, s'est comporté en vrai automate pour tout ce qui concerne les idées directrices; il a, au contraire, bien résisté à l'action personnelle. D'où vient cette exception? Il résulte des renseignements donnés par le directeur, que c'est un enfant doux, rougissant, discipliné, ne faisant pas de bruit en classe, mais capable de se défendre avec beaucoup de force si on l'accuse injustement; alors, il proteste, il élève la voix. Féli. (n° 5)est un garçon gai, vigoureux, un boute-en-train, aimé de ses camarades; il a le même rang dans nos deux listes (5 et 7). On peut en dire autant de Pet. (n° 7). Saga. (n° 9) paraît avoir subi l'action personnelle plus que ne le faisait prévoir son rang (3) dans les autres expériences. Gouje. (n° 10) a bien plus lutté contre l'action personnelle que contre l'automatisme des expériences. Rien à dire des suivants. Notons Poire., qui reste aussi suggestible dans tous les cas, Van. aussi; mais finalement, nous rencontrons une dernière exception, Delans.; ce jeune garçon, qui a fait preuve antérieurement de tant d'esprit critique, a, au contraire, subi avec une grande docilité l'action personnelle. C'est le cas inverse de celui de Bout. et nous devons conclure de ces deux cas, qui nous paraissent typiques, que ces deux formes de suggestibilité peuvent être absolument indépendantes, comme elles peuvent aussi se rencontrer jointes, ainsi que Poire nous en fournit un bel exemple.

CONCLUSION.—Les expériences sur l'action morale sont incontestablement celles qui se rapprochent le plus de l'hypnotisme et du magnétisme animal. La comparaison, des deux méthodes est d'autant plus légitime que divers auteurs des plus compétents, Bernheim, Delboeuf, admettent aujourd'hui «qu'il n'y a pas d'hypnotisme» mais seulement de la suggestion; et que la suggestion est «la clef du magnétisme animal»; en d'autres termes, tous les phénomènes physiologiques et nerveux qui caractérisent l'hypnose pourraient être produits par simple affirmation, ils résultent de l'affirmation autoritaire d'un individu exerçant son influence sur un autre individu. Or, comme nous ne faisons pas autre chose, dans les 3 expériences sus-décrites, que d'influencer un élève par une affirmation, il résulterait de cette manière de voir que notre expérience n'est pas autre chose qu'une tentative de suggestion hypnotique.

Il y a du vrai dans ce rapprochement; l'hypnotisation ressemble à nos expériences autant que la suggestion anormale ressemble à la suggestion normale. Ce rapprochement ne doit pas nous faire oublier que les différences de degré ont en pratique une importance énorme, et qu'il y a véritablement un abîme entre notre suggestion pédagogique qui influe seulement sur l'appréciation d'une longueur de ligne, ou d'une nuance de couleur, et la suggestion médicale ou hypnotique qui peut faire manger à un malade des pommes de terre crues qu'il prend pour des gâteaux. Dans ce dernier cas nous avons une tentative d'asservissement d'une intelligence, et c'est là ce que Wundt considère comme une immoralité: le sujet devient la chose de l'expérimentateur; on pèse sur lui jusqu'à ce que sa résistance soit vaincue, et sa servilité complète; et le résultat de cette tentative est de le rendre pins suggestible, plus servile pour une autre occasion. Dans nos expériences scolaires, au contraire, l'effort que nous faisons pour influencer le sujet est cent fois plus discret; il a pour but non de l'asservir, mais d'éprouver son degré de résistance. N'est-ce point là tout autre chose? Est-ce briser une lame d'acier que de rechercher si elle est souple? On ne renverse pas l'individu, on le convie à essayer ses forces, et l'épreuve tourne pour lui en leçon, et devient un correctif de la suggestibilité, si on lui explique ce qu'on a voulu faire, surtout si on lui apprend à se défier dorénavant des affirmations sans preuves. Je n'ai pas besoin d'ajouter que sous sa forme bénigne, notre expérience est beaucoup plus précise qu'une suggestion hypnotique, puisqu'elle donne une mesure de la résistance du sujet, mesure qui peut s'exprimer en chiffres, alors que l'appréciation de la résistance à une suggestion hypnotique reste toujours très vague.

Quoi qu'il en soit, j'admets qu'il y a tout au fond de notre expérience une lutte sourde entre la personnalité du sujet et celle de l'expérimentateur, lutte qui dans un milieu scolaire pourrait avoir des inconvénients pratiques; c'est pour cette raison que je préfère aux suggestions orales, seules décrites jusqu'ici, les suggestions dont il me reste maintenant à parler.

CHAPITRE VI

L'INTERROGATOIRE

Ainsi que je l'ai indiqué dans le précédent chapitre, je divise mon étude sur l'action personnelle en deux parties; dans la première partie, j'ai exposé quelques tests qui permettent d'apprécier la docilité d'une personne quelconque à l'action personnelle, et qui montrent que ces phénomènes si délicats d'influence, que jusqu'ici l'on avait étudiés seulement après les avoir provoqués à l'aide des manoeuvres de l'hypnotisme, peuvent prendre la forme inoffensive d'un exercice scolaire. J'aborde maintenant la seconde partie, je cherche à pousser l'analyse plus loin; je ne me contente pas d'établir une classification de suggestibles, je m'efforce de pénétrer dans le mécanisme de cette suggestion de nature spéciale qu'on peut appeler l'action personnelle ou l'action morale.

Une très simple analyse, qui est évidemment a priori, mais que j'adopte comme plan commode d'exposition, permet d'établir dans l'action morale qu'un individu exerce sur un autre individu plusieurs subdivisions et distinctions. Tout individu représente, cela est certain, une puissance morale d'intensité particulière; cette puissance morale dépend en première ligne de tout ce que l'individu à suggestionner connaît sur celui qui le suggestionne; position officielle, état de fortune, existence passée, etc.; puis, il faut faire entrer en ligne de compte la personnalité physique, les caractères de cette personnalité physique, le développement du corps, l'habileté, la force musculaire, le timbre de la voix; enfin, il faut prendre en considération l'énergie morale, la volonté, l'esprit de conduite; ce sont des caractères qui jouent le premier rôle dans la carrière de la plupart des hommes, ce sont aussi ceux, je crois, auxquels on attache officiellement la moindre importance, car il ne se fait pas d'examens sur l'énergie morale, et cependant elle est au moins aussi nécessaire à beaucoup d'individus, au militaire, par exemple, que les connaissances techniques, qui font l'objet unique des examens. Parmi ces caractères auxquels on reconnaît qu'un individu est un fort ou un faible, il y en a un que je dois signaler tout particulièrement, c'est le regard; ou plus exactement, c'est la faculté de regarder un autre individu avec persistance dans les yeux. Ceux qui ont de l'autorité morale, d'après mes observations journalières, sont tous doués de cette faculté.

Aucune étude n'a encore été faite jusqu'ici—aucune étude méthodique, j'entends—sur ces assises, psycho-physiologiques de l'autorité morale; et je ne suis pas en mesure de combler cette regrettable lacune. J'ai dirigé mes recherches vers un point un peu différent; je me suis attaché à l'étude de l'influence suggestive de la parole. C'est par la parole, le plus souvent, que la suggestion morale s'exerce; j'ai donc voulu rechercher quelle est la puissance de suggestion des mots qu'on prononce—la personne qui les prononce restant autant que possible la même. Le dictionnaire et la syntaxe sont ainsi mis à contribution par notre expérimentation, et je suis loin d'avoir entièrement exploré mon domaine. Pendant que je faisais ce travail, j'ai presque constamment adopté le point de vue du juge d'instruction; et j'ai recherché ce que le procédé d'interrogatoire judiciaire renferme de possibilités de suggestions et d'erreurs.

La question se divise en plusieurs parties selon la manière dont on comprend un interrogatoire, et je ne doute pas qu'en pratique, et, de la meilleure foi du monde, les juges emploient telles ou telles variétés d'interrogatoire, sans se rendre compte des différences qu'elles présentent au point de vue des garanties de sincérité et d'exactitude. Je distingue donc 4 variétés principales:

1° Le juge laisse à la personne qu'il interroge—supposons que ce soit un témoin—sa spontanéité complète; le témoin ne répond point à des questions, il dépose d'abondance.

2° Le juge pose des questions, il fait des questions précises, il montre de l'insistance, il force le témoin à répondre, sans du reste le suggestionner dans un sens ou dans l'autre. C'est un forçage de mémoire.

3° Le juge exerce sur le témoin, par la nature des questions qu'il emploie, une suggestion douce.

4° Le juge fait de la suggestion à outrance.

L'ordre logique voudrait que nous commencions par la 1re forme d'interrogatoire; mais en fait, j'ai commencé mes expériences par la 2me, pour cette raison bien simple qu'on ne fait pas de semblables classifications au début des recherches.

Je commencerai donc par exposer les résultats que j'ai obtenus par la forçage de la mémoire.

EXERCICE DE MÉMOIRE FORCÉE

Supposons un juge d'instruction qui, seul en tête à tête avec un enfant, l'interroge: cet enfant a été le témoin d'un fait grave, dont la constatation sans erreur présente une grande importance pour la justice; le juge interroge l'enfant avec douceur, avec patience, sachant combien la moindre suggestion peut avoir d'influence sur l'esprit docile d'un enfant, il pèse ses moindres paroles avant de les prononcer, et il pousse même la prudence jusqu'à cacher à l'enfant sa conviction personnelle, afin de ne pas dicter, malgré lui, la réponse qui lui paraît véridique; mais, malgré cette prudence, il est obligé d'insister, et de revenir plusieurs fois à la charge, pour obtenir de l'enfant les réponses qui ne viennent pas de suite; il ne peut se contenter du silence de son petit témoin; il veut le faire parler, soit dans un sens, soit dans un autre; il est impartial, je le répète, mais très impartialement il pose des alternatives à l'enfant: «Avez-vous vu ceci ou cela, lui demandera-t-il, précisez, les choses se sont-elles passées de cette manière-ci, ou de cette manière-là?» Je crois bien ne pas m'avancer beaucoup en admettant que l'interrogatoire des enfants qu'on est obligé de citer en justice comme témoins se produit le plus souvent d'après ce procédé 51. Un juge d'instruction ne peut considérer ce procédé comme incorrect, puisqu'il a la conscience de n'avoir rien suggestionné de précis à l'enfant, et qu'il a laissé celui-ci libre de choisir entre les différentes alternatives qu'on lui présente. Mais si ce n'est pas de la suggestion qu'on a fait sur cet enfant, on a exercé sur lui une influence qui n'en est pas moins dangereuse, comme je vais le montrer dans un instant, car on a forcé sa mémoire; en mettant l'enfant en demeure de préciser des souvenirs qui sont vagues et incertains, on l'oblige à commettre, sans qu'il le sache—et par conséquent avec une entière bonne foi—des erreurs de mémoire qui ont une grande gravité.

Note 51: (retour) Il ne doit pas être rare non plus qu'un juge d'instruction Suggestionne directement l'enfant qu'il interroge. Bernheim a écrit quelques pages instructives sur cette suggestion judiciaire des enfants: il a montré comment on peut, de la meilleure foi du monde, faire entrer peu à peu dans l'esprit d'un enfant l'image hallucinatoire d'un crime dont le juge admet la réalité, et auquel il s'imagine que l'enfant a assisté. De la suggestion, Paris, Doin, 1886, p. 186 et seq.

Ces réflexions me sont inspirées par les résultats de l'expérience que j'ai imaginée sur les erreurs de mémoire chez les enfants; les résultats de cette expérience ont, de beaucoup, dépassé toutes mes prévisions, et elles ont étonné le Directeur d'école qui m'assistait et qui a collaboré à mes recherches. Je n'ai aucune crainte que les enfants aient cherché à nous tromper; ils ont trop de respect de leur Directeur pour s'y risquer, et du reste, l'étonnement qu'ils ont tous éprouvé, l'expérience terminée, lorsqu'on leur a fait toucher du doigt leur erreur, était manifestement sincère.

L'épreuve a été faite individuellement, sur chaque enfant isolé, dans le cabinet du Directeur.

Je commençais par dresser à l'enfant les explications suivantes: «Mon ami, nous allons faire ensemble une expérience, pour savoir si vous avez une bonne mémoire, une mémoire meilleure que celle de vos camarades; je vais vous montrer un carton, qui est là, caché derrière cet écran; sur ce carton sont fixés des objets. Je vais mettre le carton sous vos yeux, vous regarderez les objets avec soin pendant dix secondes; dix secondes, remarquez-le bien, c'est un temps très court, ce n'est pas une minute; une minute contient soixante secondes; dix secondes sont très vite passées; il faudra donc ne pas perdre ce temps précieux, et le mettre à profit pour regarder très vivement et très attentivement les objets du carton; car dès que les dix secondes seront écoulées, je vous enlève le carton, et alors je vous poserai une foule de questions sur ce que vous aurez vu; je vous poserai plus de 30 questions, sur beaucoup de petits détails, et il faudra me répondre exactement; est-ce compris?» Cette explication a presque toujours eu pour effet d'exciter la curiosité et le zèle d l'enfant. Je lui répète encore une ou deux fois: «faites bien attention», puis je prends d'une main le carton, je le pose sous les yeux de l'enfant, devant lui, sur la table; à ce moment je fais partir de l'autre main une 7montre à secondes, puis j'attends douze secondes. L'enfant penché sur le carton, le dévore des yeux, promène son regard d'un objet à l'autre, sans rien dire; aucun ne prononce de parole à haute voix, ni ne touche l'objet avec ses mains. Les douze secondes étant écoulées, je cache le carton derrière l'écran, et je prends une plume, je demande à l'enfant quels sont les objets qu'il a vus et dont il se souvient. Dans tout ce qui suit, c'est moi qui tiens la plume; j'adresse des questions à l'enfant, il me répond oralement, et j'écris ses réponses. Cet interrogatoire est assez long. A cause de la nécessité d'écrire les réponses, je parle lentement; le plus souvent j'écris tout en parlant. L'interrogatoire dure pour chaque enfant de dix à vingt minutes, car il y a beaucoup de questions à poser, et, en outre, certains enfants sont très lents à trouver leurs réponses, il faut répéter chaque question un grand nombre de fois avant qu'ils se décident à sortir de leur mutisme, et on leur arrache certains détails par monosyllabes; d'autres au contraire donnent spontanément les détails qu'on doit leur demander et l'interrogatoire va beaucoup plus vite.

Quand l'expérience est terminée et que toutes les réponses sont écrites, je montre de nouveau le carton à l'enfant, pour qu'il puisse reconnaître les erreurs qu'il a commises; tous les enfants sont très curieux de revoir le carton. En leur permettant de prendre connaissance de leurs erreurs, je me prive de recommencer une expérience analogue sur ces mêmes élèves, mais je leur rends service, et d'autre part je me mets d'accord avec eux sur les erreurs qu'ils ont commises. En effet, il aurait pu arriver qu'un enfant n'eût pas fait d'erreur de mémoire sur un objet, mais eût mal expliqué sa pensée; en lui montrant l'objet en litige, il est facile de s'entendre. Du reste, ce cas, que je craignais pour des raisons théoriques, ne s'est jamais présenté.

Les erreurs une fois reconnues, l'expérience est terminée, l'enfant quitte le cabinet du Directeur; toujours le Directeur lui recommande expressément de ne pas raconter à ses camarades les objets qu'il a vus sur le carton. Cette recommandation est faite sur le ton le plus sérieux, et le Directeur s'est chargé de savoir, par une enquête discrète, si les prescriptions avaient été suivies. Les expériences ont été faites en trois après-midi successives; dans la première, on a terminé avec les enfants de la 1re classe; dans la seconde, on a terminé avec les enfants de la 2e classe; et enfin, dans la troisième, avec les enfants de la 3e et de la 4e classe. Pour empêcher des indiscrétions, nous avons donc pris toutes les mesures qu'il nous était possible de prendre, et nous sommes persuadés que les enfants, craignant une punition du Directeur, n'ont rien dit à leurs camarades.

Fig. 15.—Objets ayant servi à l'exercice de mémoire forcé (réduit).

Le carton sur lequel les objets 52 sont fixés est jaune foncé; il est de forme carrée, il a 22 centimètres de longueur sur 15,5 centimètres de hauteur. Les objets collés sont au nombre de six: un sou, une étiquette, un bouton, un portrait d'homme, une gravure représentant des individus qui se pressent devant une grille entr'ouverte, et un timbre français neuf, de 2 centimes. Nous donnons, dans notre figure 15, une photographie d'ensemble du carton et des objets qu'il porte; c'est une réduction de la réalité, comme on peut le voir par la grandeur du sou. Nous donnons en outre une photographie spéciale et grandeur naturelle de chacun des 6 objets. Il est peut-être nécessaire que nous décrivions en détail chacun des 6 objets; nous nous bornerons à l'essentiel, renvoyant pour le reste aux figures. S'il fallait décrire complètement un de ces objets, nous aurions besoin de plusieurs pages pour chacun, et encore ne serions-nous pas complet.

Note 52: (retour) Si nous nous étions proposé une expérience de psychologie Générale sur les erreurs d'imagination, nous n'aurions pas employé des Objets concrets et compliqués, mais des lignes, des teintes, des figures Géométriques, en un mot des éléments aussi simples que possible. Mais Notre but était surtout de provoquer une grande abondance d'erreurs D'imagination, et nous avons pensé que les objets usuels, grâce aux Associations complexes qu'ils éveillent, seraient plus suggestifs que des éléments simples. Il faudrait aussi, si on reprenait cette expérience, calculer le temps d'exposition pour chaque objet, rechercher si la suggestion varie avec la durée du temps d'exposition, si elle est plus efficace quand elle est donnée après que lorsqu'elle est donnée avant la perception de l'objet, etc.

Fig. 16.—Le sou.

Le sou.—Il est collé sur le carton; on aperçoit la face, à l'effigie de Napoléon III, non couronné; le sou est vieux, sale comme tous les vieux sous; il présente une détérioration en bas et un peu à droite, sur son contour extérieur; c'est une surface de quelques millimètres qui est lisse, dépourvue de dessins, comme si elle avait été frappée d'un coup de marteau.

L'étiquette.— C'est une étiquette des magasins du Bon Marché. Elle est collée au carton; elle est traversée par une épingle, dans le sens de bas en haut; elle est verte; elle est double. Les autres détails, forme et inscriptions, se voient sur la figure.

Fig. 17.—L'étiquette.

Bouton.—Collé au carton. Il est de forme circulaire, avec un rebord en relief; il est percé de 4 trous, par lesquels ne passe aucun fil. Il est en corozo; sa couleur est brun foncé, avec des marbrures brun clair.

Fig. 18.—Le bouton.

Portrait.—Ce portrait est emprunté à une série chrono-photographique de M. Demeny.

Gravure.—Cette gravure, que j'ai découpée dans un journal illustré, représente une scène de la grève des facteurs, qui avait eu lieu quelques jours avant l'expérience. Il n'est pas plus nécessaire de décrire la gravure que le portrait, puisque nous en donnons la photographie. La gravure et le portrait sont imprimés en noir.

Fig. 19.—Le portrait.

Timbre.—Il est français, de 2 centimes, rouge-brun de couleur, non oblitéré, collé au carton.

Tous les enfants connaissent ces objets; ils savent que le sou est français, ils distinguent et connaissent l'effigie de Napoléon III sur les sous; ils connaissent l'existence des magasins du Bon Marché, qui sont à peine à 1 kilomètre de l'école; le bouton a une forme et une couleur des plus vulgaires, qui ne peuvent étonner les enfants; le timbre leur est connu; seulement quelques enfants ne savent pas—c'est une chose assez inattendue—reconnaître un timbre qui a déjà servi; nous noterons ce fait d'ignorance quand il se présentera. La photographie n'offre rien de particulier, si ce n'est la grimace de l'homme. Enfin la gravure, qui représente la grève des facteurs, illustre un événement dont plusieurs enfants avaient entendu parler, car il avait occupé tout Paris quelques jours auparavant; aussi, plusieurs enfants ont-ils pensé à la grève des facteurs et en ont-ils parlé, quand ils ont décrit de mémoire la gravure. L'un d'eux avait même vu la gravure dans un journal illustré, ce qu'il nous apprit en rougissant beaucoup. En résumé, les 6 objets que nous montrons ne présentent aucune difficulté d'interprétation pour les enfants, et quelques uns leur sont familiers.

Fig. 20.—La gravure.

Fig. 21.—Le timbre.

Si notre but avait été de rechercher comment un enfant se rend compte des objets qu'il perçoit, et de quelle manière il les perçoit, nous aurions prié les élèves de faire une description des objets par écrit; nous avons déjà employé, à d'autres occasions, ces descriptions par écrit, qui sont une bien curieuse expérience de psychologie individuelle; elles permettent de distinguer ceux qui décrivent minutieusement leurs sensations, les descripteurs secs, puis ceux qui font la synthèse, qui cherchent l'interprétation de ce qu'ils perçoivent, puis ceux qui mêlent à leur description une nuance d'émotion, ceux enfin qui quittent l'objet pour évoquer des souvenirs ou développer des idées générales 54. En ce moment, notre but est tout autre; nous ne cherchons pas à nous rendre compte de l'orientation d'esprit d'un individu quand on le met en présence d'un objet; nous cherchons à provoquer chez cet individu des erreurs de souvenir, pour connaître la puissance d'erreur de son imagination. C'est pour cette raison qu'au lieu de l'abandonner à lui-même, et de le laisser en tête à tête avec l'objet qu'on lui a montré, nous lui posons toute une série de questions précises. C'est ainsi que deux expériences qui paraissent être de même nature peuvent, suivant le mode opératoire, servir à des fins bien différentes.

Notre expérience se divise en deux parties: la première partie est la plus courte; elle consiste simplement à demander à l'enfant l'énumération des objets qu'il a vus sur le carton. Cette demande est faite aussitôt après que le carton a été caché derrière l'écran; 4 enfants seulement se sont rappelé tous les 6 objets; 10 enfants ont oublié un seul objet; 8 enfants ont oublié 2 objets; 1 seul enfant en a oublié 3. Le nombre moyen d'objets retenus est donc compris entre 4 et 5. Nous donnons ci-après la liste des élèves, avec la série des objets qu'ils ont oubliés.

Note 54: (retour) Voir Année psychologique, III, p. 296, la description d'un objet

Nous notons que les oublis ne se sont pas répartis uniformément sur tous les objets: il fallait s'y attendre.

NOMBRE DE FOIS QUE CHACUN DES OBJETS A ÉTÉ OUBLIÉ

Le timbre.............. 10 fois.
L'étiquette............... 9 fois.
Le bouton............... 4 fois.
Le sou.................... 3 fois.
Le portrait............... 2 fois.
La gravure............... 0 fois.

Le portrait et la gravure sont les objets qui ont été le moins oubliés; pourquoi ont-ils si souvent et si fortement attiré l'attention des enfants? Je pense que c'est parce qu'ils sont plus intéressants qu'un bouton ou un timbre-poste; et ils sont plus intéressants, chacun le comprend, parce qu'ils contiennent des éléments plus nouveaux et plus nombreux à percevoir. L'étiquette et le timbre ont été oubliés bien souvent, et le timbre en particulier; ce sont des objets qui n'offrent rien de curieux; le timbre, en outre, occupe une place en haut et à droite, qui n'est ni celle par laquelle on commence une lecture, ni celle par laquelle on la finit; c'est donc une place sacrifiée. Le bouton ne présente rien de particulier; le sou, qui est aussi un objet familier, me semble avoir bénéficié d'une position à gauche et en haut, qui est bonne, parce qu'elle est la place de début pour la lecture d'une page.

Passons à la seconde partie de l'expérience. Notre manière de procéder est la suivante: nous prenons l'un après l'autre chaque objet, et nous posons à l'élève les questions suivantes:

QUESTIONS POSÉES A L'ENFANT DANS L'EXPÉRIENCE DE MÉMOIRE FORCÉE

Le sou.—1° Est-il français ou étranger? 2° Est-il vu pile ou face? 3° La tête est-elle couronnée ou non? 4° Est-il neuf ou vieux? 5° Est-il détérioré ou intact?

Le bouton.—6° De quelle forme est-il? 7° Quelle est sa couleur? 8° Cette couleur est-elle unie ou mélangée à une autre couleur? 9° Le bouton est-il en étoffe ou en une autre substance? 10° Qu'y a-t-il au centre du bouton? 11° Combien de trous? 12° Comment le bouton est-il fixé sur le carton? 13° Par où passent les fils? 14° Quelle est la couleur des fils?

Le portrait.—15° Quelle est sa forme? 16° Quelle est sa couleur? 17° Que représente-t-il? 18° L'individu est-il vu tout entier? 18° Jusqu'à quelle partie du corps est-il vu? 19° Que fait-il? 20° Que fait sa main droite? 21° Quelle est la couleur de sa veste? 22° Quelle est la couleur de son gilet?

Étiquette.—23° De quel magasin est-elle? 24° Quelle est sa couleur? 25° Quelle est sa forme? 26° Est-elle régulièrement rectangulaire? Dessinez-la. 27° Porte-t-elle des inscriptions ou non? 28° Dites toutes les inscriptions que vous avez lues. 29° Comment est-elle fixée au carton? 30° Quelle est la direction de l'épingle (ou du fil)? 31° Quelle est la couleur du fil?

Timbre.—32° De quel pays est-il? 33° Quelle est sa valeur? 34° Quelle est sa couleur? 35° Est-il neuf ou bien a-t-il servi?

Gravure.—36° Quelle est sa forme? 37° Quelle est sa couleur? 38° Que représente-t-elle? 39° Comment sont habillés les individus? 40° Y a-t-il parmi eux des femmes et des enfants? 41° Que voit-on dans la maison?

Ces 41 questions ne sont pas toutes nécessairement posées au même enfant; j'ai toujours essayé de les poser toutes, afin de placer les enfants dans des conditions uniformes; mais il y a des enfants qui devancent les questions, et décrivent spontanément les détails dont ils se souviennent, avant qu'on ait eu le temps de les leur demander; ceux-là répondent donc à des questions qui ne leur ont pas été posées: d'autres enfants commettent des erreurs d'imagination qui ne permettent pas de leur poser les questions ordinaires; ainsi, quand un sujet se trompe complètement sur la gravure et décrit une scène tout autre que celle représentée, on est obligé de le suivre dans son invention pour lui faire préciser son erreur, et par conséquent il faut abandonner le questionnaire habituel. J'ai donné plus haut les questions dans les termes mêmes que j'ai employés: ces termes ont une extrême importance; toute variation, si minime qu'elle paraisse, pourrait influencer l'enfant et même changer complètement sa réponse. J'en citerai par avance un exemple intéressant. Un enfant venait de me répondre que l'étiquette était attachée par un fil au carton; je lui dis alors: vous avez vu le fil? Ces mots furent prononcés par moi sans intention marquée dans la voix. L'enfant répondit aussitôt: «Je ne l'ai pas vu». Avant ma demande, il admettait que le fil existait, il faisait là un raisonnement, ou plutôt, ce qui est plus probable, il ne se rendait pas compte au juste s'il avait perçu le fil ou s'il le supposait; mais mon interrogation précise a attiré son attention sur ce point, et alors il a pu faire la distinction entre un souvenir et une supposition.

Je dois dire encore que les questions n'étaient point faites d'une voix impérieuse; j'invitais l'enfant à opter entre deux alternatives contraires, ou bien je lui posais une question précise, mais l'enfant restait toujours libre de répondre: «Je ne sais pas.»

Tous les résultats sont inscrits dans les tableaux XIII, les erreurs sont en italiques.

ERREURS COMMISES SUR LE TIMBRE

Nous rappelons que 4 questions relatives au timbre ont été posées aux 24 enfants:

Le timbre est-il français ou étranger? 22 élèves ont répondu qu'il était français; un seul a dit qu'il n'était pas français, sans savoir de quel pays il était.

Quelle est la couleur du timbre? La couleur du timbre est brun-rouge; nous considérons comme réponses exactes toutes celles qui contiennent le mot brun ou le mot rouge. Les erreurs sur la couleur ont été très nombreuses; elles ont été de 15 sur 24 réponses; il n'y a eu que 7 réponses justes et un refus de répondre, par suite de doute; les réponses fausses ont été 2 fois plus nombreuses que les réponses justes. Remarquons que les réponses ont toujours été données en termes absolus, sans restriction. Deux enfants seulement ont dit pour la couleur: Je ne sais pas. Un seul a émis un doute en disant: bleu ou marron. Dans les autres cas, l'enfant s'est contenté de dire le nom de la couleur, sans ajouter aucune autre observation. Le bleu a été indiqué 6 fois; le vert 3 fois; le rose 4 fois; le blanc 1 fois, le violet passe 1 fois. La prédominance de la couleur bleue me paraît provenir de ce que le timbre le plus usuel, celui qui est nécessaire à l'affranchissement des lettres circulant en France, est le timbre bleu de 15 centimes.

Quelle est la valeur du timbre? Il y a eu 9 réponses exactes. Les autres réponses se distribuent de la manière suivante: Deux enfants, les plus jeunes, ont dit: Je ne sais pas; un des enfants, commettant une erreur d'interprétation, a répondu: 2 sous, alors que le timbre porte seulement le chiffre 2, qui veut dire 2 centimes; un autre a dit simplement: 2. Les autres chiffres indiqués sont les suivants: 15 centimes (3 fois), 10 centimes (4 fois), 5 centimes (3 fois), 1 centime (1 fois), 3 sous (1 fois). Souvent il existe une corrélation entre l'erreur sur la couleur du timbre et l'erreur sur la valeur; ainsi on attribue 3 fois la valeur de 15 centimes au timbre qu'on croit bleu, et 2 fois la valeur de 5 centimes au timbre qu'on croit vert. Ces corrélations sont exactes, et il est probable que l'une des erreurs est souvent la suite logique de l'autre.

Le timbre est-il neuf ou bien a-t-il servi? 13 enfants répondent qu'il est neuf; ce souvenir est donc plus fidèle que celui de la couleur. Un enfant n'a pas su répondre, ou plutôt il a répondu que le timbre n'était pas neuf et qu'il n'avait pas servi. D'autres ont donné des réponses douteuses; Poire, disait que le timbre avait servi et qu'il le voyait à la couleur du timbre, mais il n'a pas pu expliquer ce qu'il voulait dire par ça. Obre, répond que le timbre a servi, mais il ne peut pas dire à quoi il s'en est aperçu. Nous comprenons à la rigueur ces réponses embarrassées, puisque le fait est faux. Pou, dit que le timbre a servi, car il a été collé. Blasch., qui est un garçon intelligent, nous donne une singulière réponse; il dit que le timbre a servi, car la colle était enlevée. D.—Comment le voyait-on?—R. Par le dessous.—D. Vous avez donc vu le dessous du timbre?—R. Oui.—Ceci est non seulement l'affirmation d'un fait faux, mais encore une affirmation bien invraisemblable. Comment l'élève a-t-il pu voir le dessous du timbre, puisque le timbre, comme du reste tous les autres objets, était collé sur le carton?

Mais voici des faits qui me paraissent bien curieux: le fait faux est affirmé par beaucoup d'élèves avec une précision qui ne laisse rien à désirer: l'élève répond que le timbre a servi, et qu'il a vu le cachet de la poste sur le timbre: 4 élèves sont dans ce cas. Je les ai priés de dessiner le timbre. Ils ont dessiné le contour du timbre et figuré le cachet de la poste, soit en haut à droite, soit en haut à gauche, soit sur tout le timbre; l'un d'entre eux a même cru qu'il avait pu distinguer sur le cachet de la poste les 3 lettres R I S, terminaison du mot PARIS. C'est un des élèves de la 1re classe qui a commis cette erreur très grave.

En résumé, si nous mettons à part la nationalité du timbre, qui a donné lieu à un nombre d'erreurs insignifiant, nous trouvons que sur les 3 autres points, la couleur, la valeur du timbre et son état, les erreurs ont été soit égales, soit supérieures en nombre aux réponses justes; au total, on compte 3 réponses justes et 38 réponses fausses. L'expérience a donc été bien organisée pour provoquer des erreurs de mémoire.

ERREURS COMMISES SUR LE SOU

Les erreurs ont été peu nombreuses, et celles qui ont été commises ne sont pas considérables.

Le sou est-il français ou étranger? Tous les élèves ont répondu qu'il était français.

Que voit-on sur le sou? Les réponses erronées ou incomplètes sont les suivantes:

—La tête de la République (2 fois).

—Une dame (1 fois).

—Une tête de monsieur (1 fois).

—Un aigle, et un monsieur derrière (1 fois) l'aigle est un peu abîmé. (L'enfant croit avoir vu «un monsieur derrière», bien que le sou fut collé sur le carton).

—Un aigle de l'Empire (1 fois).

Réponses exactes. Napoléon III (19 fois).

3° La tête est-elle couronnée ou non?

—Je ne sais pas (1 fois).

—Tête couronnée (3 fois).

—Pas de couronne (12 fois).

Le sou est-il vieux ou neuf? La réponse a toujours été correcte, sauf une fois seulement. On a répondu: vieux ou sale.

Le sou est-il ou bien n'est-il pas détérioré?

—Pas abîmé (15 fois).

—Je ne sais pas (1 fois).

—Tordu sur le côté (2 fois). Ecorchure (1 fois). Déformé en bas (1 fois). A reçu un coup de marteau en bas à droite (1 fois).

—Il manque des cheveux à la tête (1 fois). Il y a sur la tête 5 parties usées (1 fois; le sujet dessine ces parties usées, qui sont le résultat d'une erreur).

Tableau XIII. Expériences sur les erreurs de mémoire forcée.









Les erreurs sur le sou sont peu graves; la principale est un oubli de la détérioration: il est possible qu'elle n'ait pas été perçue. Je pense que le sou a été mieux retenu que le timbre parce qu'il occupait une place privilégiée sur le carton à gauche et en haut; de plus, un sou français présentait moins de variations possibles de forme et de couleur qu'un timbre français.

ERREURS COMMISES SUR L'ÉTIQUETTE

Les erreurs faites sur l'étiquette sont les plus intéressantes de toutes, car elles sont nombreuses et faciles à définir en faisant dessiner l'étiquette par l'enfant.

Quelle est la couleur de l'étiquette? Nous avons vu que sur la couleur du timbre on s'est bien souvent trompé. Il en a été de même pour celle de l'étiquette.

—L'étiquette est verte (12 fois).

—Bleue (4 fois). ) ) —Rouge (2 fois). ) ) —Rose (1 fois). ) )—(10 fois) —Blanche (1 fois). ) ) —Grise (1 fois). ) ) —Marron (1 fois). )

La majorité est donc pour la couleur verte, qui est la couleur exacte.

A quel magasin appartient-elle? Sauf 4 élèves, tous ont répondu: Aux magasins du Bon Marché.

Quelle est sa forme? Tous ont répondu qu'elle est carrée ou rectangulaire; mais quand je leur ai fait préciser la forme par un dessin, beaucoup d'élèves ont figuré les deux coins du haut coupés, alors que ce sont les coins du bas qui sont coupés. Ainsi, 10 élèves ont cru que les coins du haut étaient abattus, et 5 seulement se sont rappelé exactement que c'étaient les coins du bas. Je me demande d'où vient cette singulière erreur, remarquable surtout par sa généralité. Je pense qu'elle provient peut-être de ce que les cadres rectangulaires ont les pans du haut plus souvent coupés que ceux du bas. 4 élèves ont cru l'étiquette de forme régulièrement rectangulaire, et 2 ont cru que les quatre coins sont coupés. Ainsi, ceux qui ont réussi à retenir exactement cette forme, pourtant si simple, sont une petite minorité, 3 sur 23.

Comment l'étiquette est-elle fixée sur le carton? Ce mode de fixation donne lieu à une illusion, même quand on décrit la fixation avec l'objet sous les yeux. On voit, en effet, que l'étiquette est traversée de haut en bas par une épingle, et on en conclut qu'elle est épinglée au carton; mais c'est inexact; car l'étiquette est doublée d'une seconde feuille, et cette seconde feuille, qui n'est pas traversée par l'épingle, est en réalité collée au carton. Nous signalons en passant cette petite particularité, parce qu'elle pourrait servir de point de départ à une étude sur la sagacité d'esprit dans les perceptions; mais, pour le moment, comme nous étudions les erreurs de mémoire et non les erreurs de perception, nous considérons qu'une réponse est exacte lorsqu'elle affirme que l'étiquette est fixée au carton avec une épingle.

Voici les réponses:

—Étiquette collée (2 fois).

—Cousue avec du fil (10 fois).

—Fixée avec une épingle, une aiguille ou un clou (8 fois).

—Le sujet ne sait pas (3 fois).

Lorsque le sujet nous répond que l'étiquette est cousue au carton avec du fil, nous lui demandons de nous dessiner le fil sur l'étiquette; on trouve figurés dans les dessins toutes les dispositions possibles du fil, par exemple l'étiquette est cousue en travers et en haut, ou bien le fil se voit aux quatre coins, ou bien il croise l'étiquette par le milieu; tous ces dessins montrent que le souvenir peut être précis, bien qu'il soit entièrement faux; c'est ce que nous avons déjà vu pour le timbre. Cette constatation est en contradiction avec les idées communes; nous le montrerons tout à l'heure dans notre conclusion.

Nous n'avons pas rencontré d'enfant qui ait dit spontanément la couleur du fil avec lequel l'étiquette lui paraît être fixée au carton; c'est sur notre demande expresse qu'il dit cette couleur: il y a donc eu là un peu de pression, et j'imagine que l'enfant, ayant affirmé que l'étiquette était cousue avec du fil, s'est cru obligé par la logique d'attribuer une couleur à ce fil, qu'il croyait avoir vu; mais, bien entendu, il aurait pu dire qu'il ne s'en souvenait pas. Ces couleurs de fil sont très variées; nous comptons: fil noir (2 fois), fil blanc (3 fois), fil vert (1 fois), fil beige (1 fois), ficelle rouge (1 fois).

Quant à l'épingle, elle n'a jamais été représentée dans la vraie direction; le plus souvent, on l'a figurée en travers, et vers le haut de l'étiquette.

Quelle inscription porte l'étiquette? Tous les enfants, sauf un, se sont rappelé que l'étiquette portait une inscription; mais aucun ne s'est rappelé la totalité de l'inscription. Le numéro exact: 6,75 a été dit 4 fois: une fois on a cité 6; une autre fois, un numéro de fantaisie, 320. Pour les inscriptions de mots, voici ce qu'on a cité: A, Boucicault, Nouveautés. —Lingerie, Bonneterie—Magasins, Layettes.—Au Bon Marché(6 fois)—Magasins de nouveautés—Lingerie et mercerie, Paris—Lingerie—Corsages et lingeries. Toutes ces inscriptions, sans être justes, pouvaient être considérées comme probables, car ce sont des inscriptions qu'on trouve sur les étiquettes du Bon Marché; elles se rapprochent même de la désignation vraie en ce qu'elles désignent des articles féminins. En ce qui concerne ces inscriptions, 8 enfants ont déclaré qu'il y avait quelque chose, mais qu'ils ne se rappelaient plus.

Ces erreurs sur l'étiquette ont, comme celles sur le timbre, des caractères très nets; nous remarquons ici encore la dissociation du souvenir, et l'existence d'erreurs isolées; sur 5 erreurs possibles, 5 sujets n'ont fait qu'une seule erreur, 8 sujets en ont fait 2, et 8 sujets en ont fait 3. La précision des souvenirs faux est attestée par les dessins du mode d'attache de l'étiquette.

ERREURS COMMISES SUR LE BOUTON

Ces erreurs ressemblent beaucoup à celles de l'étiquette.

Forme.—Tous les sujets se souviennent que le bouton est rond.

Couleur.—Nous comptons comme justes les réponses: marron, jaune, beige, café au lait. Les réponses justes ont été nombreuses. Les réponses fausses présentent ce caractère d'être des erreurs d'approximation; en effet les couleurs supposées ne contrastent pas avec la couleur réelle; un seul sujet a dit: gris et bleu; aucun n'a dit que le bouton était rouge ou vert; les couleurs fausses sont le plus souvent le blanc, le gris et le noir. Il en était tout autrement pour le timbre, dont les élèves ont, par erreur, complètement changé la couleur, remplaçant le rouge par du bleu ou par du vert. Cette différence de résultats montre combien ces expériences sont compliquées; il est probable que la nature des erreurs commises ne doit pas être considérée abstraitement, et érigée en une loi générale des erreurs de la mémoire des couleurs; on doit plutôt l'attribuer à la nature des objets sur lesquels porte le souvenir; de deux objets, celui qui peut revêtir un grand nombre de couleurs différentes donnera lieu à plus d'erreurs différentes de couleur qu'un objet qui, comme une plume, ou une épingle, présente presque toujours la même couleur; le premier, en effet, éveille plus d'associations chromatiques que le second.

Substance.—Cette question me paraît maintenant inutile, car il est difficile pour un enfant de connaître la matière du bouton. Je considère cependant comme fausses les réponses: nacre, porcelaine, os.

Milieu du bouton.—La plupart des enfants, 16 sur 25, se sont rappelé que le milieu du bouton est percé de 4 trous; quelques-uns ont fait des erreurs sur le nombre des trous; ainsi on a répondu 1 grand trou (1 fois), 2 trous (1 fois), 3 trous (1 fois), 5 trous (1 fois).

Une erreur plus grave a été de répondre que le milieu du bouton est occupé par autre chose que des trous; ainsi, un enfant a dit: 4 fils blancs, au milieu; un autre a dit, du fil; un troisième, 4 points. Ces enfants ont été induits en erreur soit par la préoccupation de savoir comment le bouton tenait au carton, soit par le souvenir d'autres boutons, car les boutons qu'on voit ordinairement sont cousus. Ce sont là, par conséquent, des erreurs de routine ou des erreurs de logique.

Un seul enfant, And., nous a fait une réponse singulière; il nous a assuré que le centre du bouton était occupé par des diamants; sur notre demande, il nous a fait le dessin du bouton, avec un diamant au centre. C'est là une erreur d'une espèce assez rare; mais nous en trouverons d'autres exemples, à propos des autres objets.

Fixation du bouton sur de carton.—Le bouton, comme l'étiquette et comme le sou, était simplement collé au carton. C'est un mode de fixation qui est tout à fait inusité; lorsqu'on veut fixer un bouton, on le coud. C'est probablement pour ce motif que les erreurs ont été si nombreuses; elles s'élèvent à 21; ce qui veut dire que 21 élèves sur 25 se sont imaginé qu'ils avaient vu le bouton cousu avec du fil, ou fixé avec une épingle. Leurs réponses ont eu la même précision que pour l'étiquette; nous leur avons demandé la couleur du fil, et chacun a précisé que le fil était blanc, ou noir, ou même rouge... Ce sont bien des erreurs logiques, avec peut-être une légère fantaisie en ce qui concerne la couleur du fil: mais du moment que l'enfant s'était avancé, et avait dit que le fil était cousu, il ne pouvait guère se refuser à attribuer une couleur à ce fil, lorsque nous le lui demandions. C'est un point sur lequel il faut faire des réserves. Il n'est pas certain que les enfants entendent affirmer qu'ils ont vu le fil; quelques-uns du moins, quand ils répondent que le bouton était fixé avec du fil, savent qu'ils font une interprétation, et qu'ils ne rapportent pas un fait d'observation; du moins, je le suppose; mais cette distinction entre le raisonnement et l'expérience est un peu subtile pour eux, et ils ne songent pas à la faire, parce qu'on n'attire pas leur attention sur la nécessité de la faire.

La preuve, c'est que lorsque j'ai demandé expressément à quelques-uns des enfants s'ils avaient vu le fil, j'ai obtenu des réponses très variables. Van. répond: «Oui, j'ai vu le fil.» C'est l'affirmation catégorique. Mais Gouje. est moins certain; il dit: «Je l'ai un peu vu»; Martin. répond aussi: «Je l'ai vu, mais je n'ai pas fait attention.» D'autres enfin, Obre., Uhl., And., affirmant qu'ils n'ont pas vu le fil.

Nous pouvons répéter, à propos de ces erreurs, ce que nous avons remarqué plus haut; les erreurs d'imagination sont d'une précision extrême, et elles se trouvent mélangées intimement avec des souvenirs exacts relatifs au même objet. Quant à leur caractère habituel, ce sont des erreurs de routine ou des erreurs logiques. Un seul cas d'erreur spéciale est à signaler, c'est celui du diamant.

ERREURS RELATIVES AU PORTRAIT

Les quatre objets précédents qui ont servi aux expériences sont des objets usuels, auxquels nos yeux sont habitués, et qui ne présentent aucune difficulté intellectuelle de perception; on voit et on reconnaît un timbre, un bouton, une étiquette et un sou sans qu'il soit nécessaire à un sujet normal de faire un effort pour comprendre. On ne peut pas en dire autant pour les deux autres objets: le portrait présente une petite difficulté d'interprétation; il faut non seulement reconnaître la nature du personnage, mais comprendre ce qu'il fait; l'effort est encore plus grand pour comprendre le sujet de la gravure.

Forme.—La forme du portrait a été bien retenue le plus souvent (18 fois); 7 fois seulement, on a cru qu'il était rond.

Couleur.—Les erreurs sur la couleur sont peu nombreuses et peu importantes; 2 fois on a dit qu'il était blanc, 2 fois marron et 1 fois bleu.

Sujet représenté.—En réalité, le portrait représente un homme qui ouvre la bouche. Très peu d'enfants se sont bornés à décrire ce qu'ils avaient vu; ils ont cédé au besoin d'interpréter; au lieu de dire simplement que l'homme ouvre la bouche, on a dit qu'il bâille, qu'il crie, qu'il fait la grimace, qu'il rit, qu'il tire la langue, qu'il mange, etc. C'est un nouvel exemple de la difficulté qu'éprouve l'enfant à distinguer entre une observation des sens et une conclusion tirée de cette observation.

Position de la main.—Cette position a été rarement décrite avec exactitude, 3 fois seulement; souvent (5 fois), l'enfant ne se l'est plus rappelée; plus souvent encore, il a inventé une attitude inexacte, consistant surtout à placer la main plus haut qu'elle n'était. Ce déplacement paraît avoir lieu quelquefois pour des raisons de logique; ainsi, ceux qui ont cru que l'homme bâille ont supposé qu'il met la main devant sa bouche.

Couleur du vêtement.—La veste, le plus souvent, a été décrite de couleur noire; pour le gilet qui est réellement blanc, on a dit tantôt blanc, tantôt noir. Parfois, l'enfant a attribué au vêtement une autre couleur, le marron par exemple, même alors qu'il avait dit que la gravure était noire.

ERREURS COMMISES SUR LA GRAVURE

Ainsi que nous venons de le dire, les erreurs sur la gravure ont un caractère tout particulier, qui provient en partie de ce qu'elle présente quelque difficulté d'interprétation. Nous n'insistons pas sur les erreurs de forme et de couleur, qui sont représentées en détail dans nos tables; il faut surtout mettre en lumière les erreurs sur le sujet de la scène représentée. Ces erreurs peuvent être classées en 3 catégories:

1° Des erreurs totales, complètes, par suite desquelles l'élève substitue au sujet de la gravure un autre sujet, tout à fait différent. Deux enfants seulement ont commis cette erreur grave. L'un, Bout., s'est imaginé que la gravure représentait une société de 40 individus assis, et se faisant photographier. Cette description, il nous l'a donnée avec assurance, répondant avec précision à toutes nos questions; il a même fait un dessin de cette gravure imaginaire. Lorsque nous lui avons montré le carton pour le détromper, il a été très surpris, et n'a pas pu comprendre ce qui l'avait induit en erreur; il ne s'est pas rappelé avoir vu quelque part la photographie d'une société.







Obre. a fait une invention du même genre; il nous a assuré qu'une des gravures représentait l'enterrement de Félix Faure; il a, sur notre demande, donné maint détail; on voit Loubet, nous a-t-il dit, puis des personnes qui regardent, puis l'enterrement, des soldats. Nous lui avons fait dessiner cette gravure: il a tracé un petit carré ayant à peine un centimètre de côté.

Ce sont les deux seules inventions complètes qu'il y ait eu à noter. J'en rapprocherai d'autres cas, qui me paraissent analogues. Trois élèves ont décrit, outre les six objets figurant sur le carton, des objets complètement imaginaires. Vasse, croit avoir vu une pièce de deux sous, avec un aigle; il décrit la position de cette pièce de monnaie, son état de vétusté. Poire. nous apprend qu'il a vu une toute petite image, un portrait de jeune fille; elle est en buste, de profil, sans chapeau, le portrait est ovale, blanc et gris; sur notre demande, Poire. dessine ce portrait imaginaire. Enfin, Bien. décrit un carton rond, coloré de jaune, et ressemblant à une montre; sur le dessin qu'il en a fait, il figure deux aiguilles.

Ce sont là des erreurs d'une espèce particulière. Pour que le dénombrement fût complet, il faudrait y ajouter le cas d'And., qui a vu un diamant au milieu du bouton. Ce sont des erreurs qui ne sont ni logiques, ni produites par la routine; ce sont à proprement parler des erreurs d'invention, qui se présentent sans explication possible.

2° Une seconde catégorie d'erreurs qui s'est produite fréquemment dans l'exercice de mémoire sur la gravure, consiste à donner à la scène une interprétation particulière, en présentant cette interprétation comme un fait vu. La gravure représentait seulement des individus vus de dos, pressés, et entrant par une grille entr'ouverte. Cette scène pourrait être comprise de beaucoup de façons. Quelques-uns l'ont décrite comme elle était, sans rien y ajouter; d'autres ont fait une supposition. Pou. pense que ce sont des collégiens qui rentrent, Dew. imagine des individus qui crient, Gesb. pense que c'est le palais de justice; pour Blasch., c'est une prison où du monde pénètre; Saga. y voit des gens qui vont voter, Die. reconnaît le jardin des Plantes, Gouje. croit que ce sont des messieurs qui entrent au Sénat par le Luxembourg, Pet., Mien. et Méri. disent que la scène se passe dans un jardin. Ce sont là des erreurs d'interprétation; elles portent moins sur la réalité de la scène que sur sa signification.

3° Un troisième genre d'erreurs consiste à falsifier un détail matériel de la scène, à décrire par exemple une voiture, à dire que la foule contient des soldats, des femmes ou des enfants, que la grille a des pointes dorées, etc. Ces dernières erreurs n'ont pas été bien fréquentes.

En résumé, l'expérience que nous venons de décrire a réussi à provoquer un grand nombre d'erreurs de mémoire.

CONCLUSIONS SUR LES ERREURS DE MÉMOIRE FORCÉE

Voici les réflexions générales qu'on peut faire à ce sujet. Ces réflexions s'appliquent à des expériences fai tes spécialement avec les objets bien définis que nous avons décrits, et il serait probable que d'autres expériences faites avec d'autres objets concluraient à des conclusions un peu différentes; mais je pense que ces différences ne seraient pas très importantes.

Ce qui frappe, tout d'abord, clans la lecture des résultats, c'est, que l'objet fixé sur le carton a une individualité qui a été rarement méconnue. Pour le sou, par exemple, on a pu oublier l'effigie qu'il porte, la détérioration de son contour, mais on n'a pas oublié que c'est un sou. Aucun élève ne s'est rencontré qui a dit: «Je me rappelle avoir vu en haut du carton un objet arrondi, obscur, je ne sais plus ce que c'est.» Même remarque peut être faite pour le timbre; les erreurs se sont multipliées sur sa valeur, sa couleur, sur le cachet de la poste, etc., mais aucun élève n'a dit: «Je me rappelle une petite surface claire, de telle et telle couleur.» De même encore pour l'étiquette, pour le bouton, pour le portrait, pour la gravure. Le souvenir de l'individualité de ces objets a même été plus précis encore; on est étonné de voir que jamais ou presque jamais l'élève n'a oublié que le sou et le timbre sont français; bien peu d'erreurs ont été faites sur l'étiquette, puisque 17 élèves se sont souvenus que c'est une étiquette du Bon-Marché. Ce sont là, évidemment, les attributs essentiels de l'objet, qui en forment comme la substance, et ce sont ces attributs qui se gravent le plus profondément dans la mémoire, tandis que les détails de couleur, de forme, qui sont accessoires et pourraient changer sans entraîner la suppression de l'objet comme tel, ont une forte tendance à disparaître de l'esprit.

Les erreurs commises par les élèves ont ce caractère singulier: elles ont la précision de détails des souvenirs exacts 55.

Note 55: (retour) Cette question présente en justice un intérêt qu'on ne saurait exagérer. Bien souvent, on entend des personnes dire qu'un témoignage leur paraît exact, parce que le témoin a été très net et très précis dans ses affirmations; et ces personnes, qui peuvent être jurés ou magistrats, feront sans doute, toutes choses égales d'ailleurs, plus de fond sur un témoignage net et précis, donné sans hésiter, que sur le témoignage d'une personne qui hésite, qui doute, qui refuse de donner une réponse précise. Le mot même de précision (comme lorsqu'on dit: sciences de précision, instruments de précision) éveille l'idée d'exactitude. Je pense qu'il peut y avoir là, une illusion psychologique; si un fourbe et un honnête homme sont appelés à témoigner sur un même fait, il est possible que le fourbe, qui a intérêt à mentir, fasse le récit le plus net et le plus précis, tandis que l'honnête homme, arrêté par maints scrupules, ne voulant à aucun prix altérer la vérité, se gardera de faire des affirmations précises, et répétera des formules vagues, comme: «Je ne sais pas, je ne puis rien dire...»

Toutes nos observations montrent qu'un souvenir peut être précis, quoique entièrement faux; un enfant peut non seulement croire que le timbre est oblitéré, mais figurer le dessin du cachet de la poste, et même rappeler les lettres qu'il a vues sur le cachet; il dessinera avec précision un fil qu'il n'a pas vu, etc. Un esprit non prévenu pourrait considérer ces détails si nets, si circonstanciés comme une preuve de l'exactitude du souvenir; nous voyons maintenant que la précision des souvenirs n'est pas incompatible avec leur fausseté.

Autre caractère des erreurs de mémoire: elles ne sont pas moins fréquentes dans les souvenirs à reviviscence spontanée que dans les souvenirs qu'une personne se rappelle seulement avec l'aide d'autrui.

Le souvenir du timbre est un de ceux que les élèves ont le plus souvent perdu; douze fois, les élèves n'ont pas pu le nommer; mais chaque fois que nous leur avons demandé: «Avez-vous un timbre?» ils ont répondu affirmativement. Il est donc intéressant de savoir si le souvenir du timbre, quand il n'a pas pu être rappelé volontairement par le sujet (R. sug., dans nos tableaux XIII), mais qu'il a été seulement reconnu par lui, est un souvenir moins exact que le souvenir qui renaît spontanément. J'ai donc fait la moyenne des erreurs commises dans les douze souvenirs reconnus, pour la comparer à la moyenne des erreurs dans les autres souvenirs; je trouve deux moyennes d'erreurs tout à fait équivalentes: 1,58 (c'est-à-dire une erreur et demie) pour les souvenirs rappelés par suggestion, et 1,66 pour les souvenirs rappelés volontairement. Par conséquent, il faut conclure, en restant dans les limites de notre expérience, que l'exactitude d'un souvenir est indépendante de sa puissance de reviviscence.

La nature des erreurs présente des variations importants; la question est trop peu connue pour qu'on puisse dès à présent proposer une classification étudiée; mais il paraît important de distinguer les erreurs par logique ou esprit de routine, qui consistent à imaginer par exemple un fil ou une épingle pour expliquer la fixation d'une étiquette ou d'un bouton sur un carton—et les erreurs d'invention, consistant à construire un objet qui n'a point de rapport visible avec la réalité, et que par conséquent on n'est pas en mesure d'expliquer. Ce dernier genre d'erreur est moins fréquent que l'autre.

Je signale enfin un autre caractère de ces erreurs: c'est leur spécialisation. Un enfant a vu le timbre et le décrit; sa description peut être exacte sur un point et fausse sur un autre; il peut dire exactement la couleur du timbre et se tromper sur sa valeur; c'est même ce qui s'est présenté le plus souvent; il est très rare qu'un de nos sujets se soit trompé à la fois sur la couleur, la valeur et l'état du timbre. Cette erreur complète s'est produite seulement trois fois (sur 24 sujets); il y a eu 8 sujets qui n'ont fait d'erreur que sur un seul point, et 11 sujets ont fait erreur sur deux points, percevant exactement les autres points. Cette dissociation de la perception, cette spécialisation de l'erreur a une double importance, et pour la psychologie, et pour la science pratique du témoignage 56. A la psychologie elle enseigne que les éléments complexes d'une perception sont indépendants les uns des autres et peuvent avoir une existence séparée, une survie différente. Peut-on, dans une perception, imaginer deux impressions mieux fusionnées qu'un chiffre et la couleur avec laquelle ce chiffre est imprimé? Il est cependant possible, après avoir vu ce chiffre, de ne se rappeler que la couleur ou que la forme; la mémoire dissocie ce qui, pour la perception, semble inséparable. D'anciennes expériences faites sur un calculateur visuel, Diamandi, nous avaient déjà attesté le fait 57.

Note 56: (retour) Les questions que nous traitons en ce moment sont si nouvelles qu'elles donnent lieu à des inaperçus inattendus. Signalons en passant l'utilité qu'il y aurait à créer une science pratique du témoignage, en étudiant les erreurs de mémoire, le moyen de les reconnaître, et de reconnaître les signes de vérité. Cette science est trop importante pour qu'elle ne s'organise pas un jour ou l'autre.
Note 57: (retour) Psychologie des grands calculateurs et joueurs d'échecs, p. 134, Paris.

Pratiquement, ces dissociations nous prouvent qu'on aurait tort de croire que lorsqu'une personne fait une réponse juste sur une partie d'un souvenir, elle répond juste pour le reste; souvent, on entend dans les affaires judiciaires, discuter la véracité d'un témoin; et si par hasard son témoignage peut être vérifié sur un point, il paraît acquérir bien plus de force probante pour les autres points où il n'est pas vérifiable. Sans doute, chaque cas réel doit être examiné en particulier; nous ne pouvons formuler que des règles générales; or, en règle générale, il faut admettre les dissociations partielles des souvenirs, et par conséquent on ne peut pas, étant donnée une série de souvenirs a, b, c, d, etc., considérer que si a se trouve exact, c'est une preuve que b, c, d, etc., sont exacts aussi.

Il reste à faire une classification des sujets, au point de vue du nombre des erreurs de mémoire. Nous la donnons ci-dessous.

  1. Lac...............) 6 erreurs.
  2. Delan............) 6 erreurs.
  3. Monn............) 7 erreurs.
  4. Dew..............)
  5. Blasch...........) 9 erreurs.
  6. Martin...........)
  7. Bien..............)
  8. Motte............)10 erreurs.
  9. Obre.............)
10. Die................)
11. Poire.............)
12. Gesb.............)
13. Féli................)11 erreurs.
14. Uhl................)
15. Van...............)
16. Gouje............)
17. Vasa..............)
18. Pet................)12 erreurs.
19. And..............)
20. Mien.............)13 erreurs.
21. Saga.............)
22. Bout.............)
23. Méri.............)14 erreurs.
24. Pou..............)

Pour faire cette classification, nous sommes obligé de prendre une mesure arbitraire: c'est de considérer comme équivalente toute erreur par logique ou par routine, et de noter comme ayant une importance double toute erreur par invention; l'application de cette règle nous fait ranger nos sujets dans l'ordre sus-indiqué: sur la liste, nous avons mis en italique les noms d'élèves qui ont commis de véritables erreurs d'inventions; ce sont en général ceux qui ont commis le plus grand nombre d'erreurs; nous retrouvons parmi eux 3 sujets qui ont été extrêmement suggestibles pour les lignes; ce sont Poire., And. et Bout.

Les élèves qui ont commis le moins d'erreurs et occupent les 6 premiers rangs de la liste sont des sujets qui ont été peu suggestibles pour les lignes; ainsi Lac., qui arrivait premier dans les expériences de suggestion par les lignes, occupe ici aussi le premier rang; Delan. est second sur les deux listes; mais il y a, pour le reste, bien des différences; ainsi, Saga., qui s'était montré peu suggestible pour les lignes, est ici parmi ceux qui ont commis le plus d'erreurs.

DIFFÉRENCE ENTRE LA MÉMOIRE SPONTANÉE ET LA MÉMOIRE FORCÉE

Nous venons de voir qu'en demandant aux sujets de répondre à des questions précises, nous avons forcé leur mémoire, et que nous les avons amenés ainsi à commettre de nombreuses erreurs. Il nous a paru utile de rechercher si notre interprétation était juste ou non. Nous avons fait, dans une autre école, des expériences d'un genre un peu différent; nous avons montré aux élèves le même carton et les mêmes objets pendant 12 secondes; puis, au lieu de les interroger nous-même sur ce qu'ils avaient vu, nous les avons invités à écrire de mémoire tous leurs souvenirs, avec la seule recommandation de ne pas se contenter de nommer les objets, mais d'en décrire tous les détails qu'ils avaient remarqués.

Cette expérience de contrôle a duré seulement une après-midi; je l'ai faite sur 12 élèves appartenant au cours supérieur d'une école primaire; ces élèves me connaissent déjà, j'ai fait antérieurement quelques recherches avec eux. Je les ai pris par groupes de trois dans le cabinet du directeur, et je leur ai donné une explication collective, aussi abondante que celle que j'ai reproduite plus haut; ensuite, chaque élève a été isolé; je lui ai mis entre les mains le carton d'objets pendant 12 secondes, et enfin je l'ai invité à écrire de mémoire tout ce qu'il se rappelait. Les élèves étaient assis à des tables différentes, et suffisamment éloignés les uns des autres pour qu'il leur fût impossible de copier. Je suis resté présent, bien entendu, et je les ai surveillés étroitement. Je ne les ai pas prévenus d'avance du temps qui leur était accordé pour ce travail; mais j'ai attendu 20 minutes, avant de ramasser les copies. Pendant ces 20 minutes, certains élèves n'ont point cessé d'écrire: d'autres avaient fini bien avant, mais s'apercevant qu'on ne leur enlevait pas leurs copies, ils écrivaient de temps en temps, ajoutaient quelques mots; ils ne sont pas demeurés inactifs. J'ai demandé à quelques-uns: «Avez-vous fini?» Mais ils étaient embarrassés, ne répondaient pas, et après avoir jeté un coup d'oeil sur leur voisin qui continuait à écrire, ils préféraient ajouter quelques mots encore. Il est donc probable qu'en prolongeant un peu l'expérience, on a pesé sur eux, on a exercé une petite contrainte: mais cette contrainte n'est pas comparable à celle des questions directes.

Les copies écrites par les élèves présentent une très grande variété, tant au point de vue du nombre des détails retenus que de la nature de ces détails; l'avantage des expériences qui laissent au sujet une grande liberté est de permettre la manifestation des différences individuelles. Le nombre des lignes écrites est indiqué dans le tableau XIV.

On voit que les différences dans le nombre de lignes écrites sont très considérables; elles ont d'autant plus de valeur qu'il s'agit d'enfants ayant sensiblement le même âge et appartenant au même cours, possédant par conséquent le même degré de culture; de plus, toutes les conditions extérieures étaient faites pour égaliser les résultats; car les enfants étaient réunis, par trois, dans la même pièce, et ceux qui avaient une tendance à peu écrire subissaient l'émulation de ceux qui écrivaient davantage. Il y a donc eu une différence très grande dans l'abondance des souvenirs et dans l'aptitude aux descriptions longues et minutieuses. Je pense qu'une épreuve de ce genre apprendrait beaucoup sur le contenu de l'intelligence des élèves.

Le nombre des lignes écrites n'indique pas, à lui seul, l'abondance des souvenirs; il y a plusieurs élèves, qui ne se sont pas contentés de décrire leurs souvenirs, mais ont fait de l'érudition, en écrivant ce qu'ils savaient par exemple sur l'utilité des timbres, de la monnaie, des étiquettes, etc. Ce naïf étalage d'érudition a pu provenir, dans certains cas, de ce que l'élève avait mal compris le but de l'expérience; mais le plus souvent, l'élève n'a fait de l'érudition qu'à la fin de sa copie, à un moment où il avait épuisé toute sa provision de souvenirs, et il voulait probablement continuer à écrire, pour imiter l'exemple de ses camarades.

J'ai aussi tenu compte, dans le tableau, du nombre des objets retenus; ce nombre varie très peu d'un élève à l'autre: il y en a 9 qui ont retenu 5 objets, 2 en ont retenu 6, et 4 seul en a retenu 4. Si on se contentait de ces chiffres sommaires, on pourrait conclure que tous ces élèves ont à peu près la même mémoire, et ce serait commettre une erreur très grave, dont on peut se convaincre facilement en lisant leurs copies; car parmi ces 9 élèves qui ont tous retenu 5 objets sur 6, il y en a qui ont tant donné de détails que leurs souvenirs sont, pour parler approximativement, 4 ou 5 fois plus nombreux que ceux des autres. Je suis donc disposé, sur le vu de ces copies, à rejeter comme inexacte et surtout insuffisante toute expérience consistant à apprécier la mémoire d'une personne d'après le nombre d'objets vus qu'elle peut nommer après un temps donné. J'ai fait autrefois des essais dans ce sens, et ne les ai point publiés; je pense que cette méthode serait défectueuse pour estimer l'étendue d'un mémoire. Un objet n'est pas une chose simple; il est formé par un faisceau d'attributs souvent compliqués, et qui se décomposent dans la mémoire, comme nous l'avons montré précédemment; telle personne qui peut de mémoire se rappeler l'existence d'un objet qu'elle a vu sur le carton, le timbre par exemple, mais ne peut rien ajouter, a certainement une mémoire moins étendue qu'une autre personne qui peut dire exactement la couleur du timbre, sa valeur, etc.

Pour apprécier l'étendue de la mémoire, il ne faut donc pas se contenter de compter les lignes de description, et encore moins se contenter d'énumérer les objets retenus; on devrait en outre faire l'énumération des souvenirs conservés.

Nous donnons la preuve de ceci en reproduisant les copies de deux élèves; ces copies sont à peu près de même longueur, le nombre d'objets retenus est le même, il n'y a pas eu d'erreurs commises; cependant l'un des élèves, Mousse, a fait preuve d'une meilleure mémoire que l'autre.

COPIE DE L'ÉLÈVE MOUSSE

1re figure.—Un sou de l'année 1857, à l'effigie de Napoléon III, entouré d'une bordure sur laquelle est écrit: Napoléon trois Empereur. Le Napoléon n'est pas couronné.

2e figure.—Une étiquette du Bon-Marché de couleur verte, avec le prix 6 fr. 75, ayant en tête: Grands magasins du Bon Marché.

3e figure.—Un monsieur assis, ayant la bouche ouverte et riant, et ayant la langue un peu sortie; ses cheveux sont coupés en brosse.

4e figure.—Un bouton pointillé marron clair et gris blanc, avec quatre trous au milieu.

5e figure.—Une photographie représentant une grille ouverte: des hommes qui se précipitent pour rentrer, et sur le côté droit des facteurs avec leur boîte à lettres.

Le sou (cinq centimes) est une monnaie en bronze; c'est la 20e partie du franc. Ce sou est un peu usé.

L'étiquette est formée de deux côtés rabattus l'un sur l'autre.

Le bouton est en plus entouré d'une bordure qui forme une couronne.

L'intérieur (l'envers) de l'étiquette est blanc. L'étiquette a été mise après une étoffe, car la place du fil ou de l'épingle qui l'a tenue est marquée par des trous. Le tout est fixé sur un carton de la couleur du papier dont se servent les bouchers, c'est un peu jaune. Le carton a la forme d'un rectangle.

0 erreur.

COPIE DE L'ÉLÈVE DESVA.

1. Sur la feuille de carton il y a un sou dont l'État a seul le droit de fabrication.

2. Puis une étiquette des magasins du Bon-Marché. Cette étiquette sert à marquer sur les objets à vendre leur prix.

3. Puis un bouton; ce bouton est surtout employé en mercerie.

4. Puis deux photographies. La photographie est une reproduction de scènes diverses. Une représente un homme assis et l'autre une manifestation.

1. Les sous servent à faciliter les moyens d'acheter. S'il fallait qu'un sabotier aille échanger ses sabots chez le boulanger, puis chez le boucher, il perdrait son temps, et ainsi pour les autres marchands.

2. Les grands magasins de nouveautés comme le Bon-Marché, le Louvre, sont forcés de mettre des étiquettes à leurs marchandises, car les vendeurs ne se reconnaîtraient pas dans tous ces objets.

0 erreur.

Voici la copie de l'élève qui a écrit le plus petit nombre de lignes; elle contient 2 erreurs:

COPIE DE L'ÉLÈVE MATH

Une étiquette du Bon-Marché pour marquer le prix des objets; l'entrée de la mairie rue Bonaparte; un bouton; une pièce de

Cinq centimes en bronze; une photographie; un homme qui était assis, qui avait un chapeau de forme. Le bouton était en nacre noire.

Comme contraste, nous donnons la copie de l'élève qui a écrit le plus longuement.

COPIE DE L'ÉLÈVE MARL.

1. D'abord un sou à l'effigie de l'Empire français. D'un côté il y a la tête de Napoléon III.

2. Un dessin, un homme qui bâille en lisant son journal, il s'étire.

3. Un timbre de deux centimes. République française. Ensuite une autre gravure; une grille est ouverte, des hommes se poussent pour y rentrer, d'autres sont repoussés par des agents. Il y en a un qui est saisi par deux agents qui le tiennent par les deux épaules, il se secoue pour tâcher de se sauver. D'autres hommes crient et gesticulent en poussant les autres vers la grille.

5. Une gravure en rond, je ne sais plus ce que c'est. Elle est en couleur.

Particularités.

1. C'est un sou comme un autre, en cuivre et en bronze, à l'entour du sou, il y a écrit: Empire français en rond. A l'intérieur, il y a le visage et la tête de Napoléon III empereur des Français. De l'autre côté il y a écrit 5 centimes (mais cela ne se voit pas).

2. L'homme qui bâille est habillé avec un veston et un gilet noir, une cravate noire, une chemise et un col blanc. Il bâille en s'étirant, il ouvre une grande bouche où l'on voit sa langue qui est collée sur sa glande salivaire qui est en dessous de la langue.

On voit aussi ses dents qui sont blanches et régulières.

Son nez est relevé et ses yeux regardent en l'air.

Il s'étire, c'est-à-dire qu'il écarte ses deux bras à droite et à gauche en les poussant pour se détendre les nerfs qui sont fatigués d'être restés longtemps dans la même position.

Il vient de lire son journal, il l'a posé sur ses genoux.

3. Le timbre de deux centimes est neuf et a été collé sur le carton; il est rectangulaire et avec des dentelures découpées en rond, il y a deux hommes qui tiennent une pancarte sur laquelle est inscrit le chiffre 2; de l'autre côté, il y a de la gomme pour le coller.

4. Ce doit être une usine où il y a une grille entr'ouverte. Des hommes, qui doivent être des manifestants, se poussent pour forcer la porte à s'ouvrir, dans l'intérieur on les empêche d'entrer.

A la porte des hommes se battent et se disputent; un homme qui doit faire plus de bruit est arrêté par deux agents. Il se débat et donne des coups de poing aux agents. (Celui-là n'y réchappera pas, j'en suis sûr.)

Le 5e dessin est en couleurs et peu distinct.

4 erreurs.—36 minutes.

Ainsi que nous l'avons prévu, les erreurs d'imagination et de mémoire commises par les élèves sont beaucoup moins nombreuses que celles des autres élèves qui étaient obligés de répondre à nos questions. Nous trouvons en effet:

2 élèves qui n'ont commis aucune erreur;
2 élèves qui ont commis 1 erreur;
1 élève qui a commis 2 erreurs;
4 élèves qui ont commis 3 erreurs;
3 élèves qui ont commis 4 erreurs.

Or, dans les expériences de mémoire forcée, le minimum d'erreur était de 5 et le maximum était de 44; la différence est donc considérable. Il faut conclure que l'expérience de mémoire forcée est sujette à erreur bien plus que l'expérience de mémoire spontanée. Le seul fait de poser oralement une question précise à l'enfant augmente ses erreurs de mémoire; ce qui revient à donner ce conseil pratique: si vous voulez avoir le maximum de vérité dans un témoignage d'enfant, ne lui posez pas de questions, évitez même les questions qui sont pures de toute suggestion précise, mais dites-lui d'écrire tout ce qu'il se rappelle, et laissez-le en tête à tête avec son papier.

Quelle est la raison psychologique pour laquelle un interrogatoire, qui cependant est exempt de suggestions, provoque chez un enfant plus d'erreurs de mémoire qu'un récit qu'il fait spontanément par écrit? La différence provient à mon avis de ce qu'un enfant, même à l'âge de 12 ans, est encore inhabile à saisir la distinction entre un fait vu, observé, et un raisonnement, ou une invention. Avoir vu le fil passant par les trous d'un bouton, ou supposer que le bouton étant fixé au carton doit y être cousu avec du fil, c'est tout un pour l'enfant; ou du moins ce sont pour lui deux expressions équivalentes d'un même fait; et la preuve qu'il est porté à confondre l'observation et le raisonnement, c'est qu'il lui arrive de décrire ce qu'il n'a matériellement pas pu voir, par exemple le côté pile du sou, l'envers du timbre, ou les couleurs des vêtements, dans un portrait en noir. Cette distinction n'étant point, à ce que je suppose, très nette pour l'esprit de l'enfant, il ne pourra en tenir compte que si on attire son attention sur ce point; mais si, au contraire, on dirige l'interrogatoire de telle manière que l'attention de l'enfant soit attirée ailleurs, on le verra faire de bonne foi maints raisonnements et maintes interprétations, alors qu'il croira rendre un compte exact de ce qu'il a observé. C'est ce qui est arrivé précisément dans notre expérience de mémoire forcée; nous invitons l'enfant à préciser un souvenir fuyant; alors, pour nous satisfaire, par désir de donner une réponse quelconque, il complète son souvenir avec les ressources de son raisonnement ou de son imagination, sans se rendre compte qu'il ne se borne pas à décrire ses observations, et la preuve de la bonne foi, c'est l'étonnement qu'il éprouve lorsqu'on lui montre de nouveau le carton, et qu'il touche du doigt ses erreurs.

Les erreurs commises spontanément par les enfants qui ont écrit leurs souvenirs sans répondre à un interrogatoire direct ne présentent rien de bien particulier; elles sont de même nature que celles que nos questions avaient provoquées, mais avec plus de variété; du reste on pourra s'en rendre compte en se reportant à notre tableau. Ce qui importe ici, c'est moins leur qualité que leur nombre.

SUGGESTION PAR QUESTIONNAIRE

D'après tout ce que nous avons appris jusqu'ici, il est extrêmement vraisemblable que si on remplace le forçage de la mémoire par la suggestion, on provoquera un plus grand nombre d'erreurs. J'ai fait cette étude surtout pour me rendre compte de l'influence des mots et des phrases employés pour suggestionner. Il y a là une question de grammaire et de syntaxe qu'il m'a paru utile d'élucider. J'ai indiqué plus haut que les moindres nuances d'inflexion de la voix ont une grande influence sur l'effet d'une suggestion; nous ne pouvons guère, quant à présent, à moins d'employer des phonographes, tenir compte des inflexions de voix; mais il est beaucoup plus facile de peser la valeur de chaque mot, en remplaçant un mot par un autre, en employant divers tours de phrase, et en ayant soin de toujours faire lire au sujet des questions écrites, afin d'éviter les variations dans l'accentuation de la voix. Ce procédé des questions écrites permet d'éliminer une bonne partie de ce qui est indéfini et immesurable dans l'action personnelle.

J'ai employé trois questionnaires différents qui ont été distribués chacun à des élèves différents; il est bien entendu que chaque élève a répondu à un seul des trois questionnaires; mon but n'était point de faire l'étude de la suggestibilité individuelle, mais de rechercher si la forme grammaticale de la question, le tour des mots, le genre de la question exerçait une influence sur la réponse.

Le premier questionnaire représente un exercice de mémoire forcée. Nous connaissons maintenant la pleine valeur de ce terme, et nous savons quel est le résultat de ce forçage. Pour des personnes non prévenues, ce questionnaire paraît très simple et très rationnel dans sa précision voulue, et on ne se douterait pas qu'il peut provoquer de si nombreuses erreurs de mémoire et d'imagination chez les enfants. Les questions, on le remarquera, sont à peu près les mêmes que celles que j'avais posées oralement, dans des expériences sur d'autres élèves; mais il y a une grande différence entre un interrogatoire oral et un interrogatoire par écrit; dans le premier cas on est près du sujet, on le regarde de temps en temps dans le blanc des yeux, on emploie, malgré soi, des intonations de voix qui sont insinuantes ou impérieuses; en un mot, on exerce une action personnelle dont l'efficacité vaut ce que vaut l'autorité morale de l'individu; au contraire, la question écrite est plus impersonnelle, sans cependant l'être entièrement, car celui qui a écrit les questions est présent dans le cabinet du directeur et surveille.

Voici ce premier questionnaire:

QUESTIONNAIRE I

(SANS SUGGESTION, MAIS AVEC FORÇAGE DE LA MÉMOIRE)

Le Bouton.—1° Comment est-il fixé au carton? 2° Est-il abîmé, le bouton, ou bien est-il intact? Dessinez-le.

Le portrait.—3° De quelle couleur est-il? 4° Voit-on les jambes du Monsieur, ou bien ne les voit-on pas? 5° A-t-il la tête nue ou couverte? Dessinez. 6° A-t-il un objet dans la main droite, ou bien n'a-t-il rien?

Le sou.— 7° Est-il intact ou détérioré?

Le timbre.— 8° Est-il neuf ou porte-t-il le cachet de la poste? Dessinez.

L'étiquette.—9° Comment est-elle fixée au carton?

Gravure représentant une foule.—10° Que voit-on sur cette photographie?

11° Combien d'objets y avait-il sur le carton? Énumérez-les tous.

Le second questionnaire est destiné à produire une demi-suggestion, la forme des questions est persuasive; le bouton, demande-t-on, n'est-il pas fixé au carton avec du fil etc.? L'expression «n'est-il pas» revient presque dans chaque question. Par cette forme de langage, on donne l'idée d'un certain détail; on ne l'affirme pas, mais on le fait paraître vraisemblable, on lui donne l'apparence de la vérité; mais d'autre part, en mettant en pleine lumière l'objet sur lequel la suggestion s'exerce, on attire l'attention sur cet objet, et on peut éveiller par conséquent le doute, la réflexion et même l'esprit de contradiction.

Voici ce second questionnaire.

QUESTIONNAIRE 2

(SUGGESTION MODÉRÉE)

1° Le bouton n'est-il pas fixé au carton avec du fil?

2° N'est-il pas abîmé? Dessinez-le.

3° Le portrait n'a-t-il pas une certaine couleur foncée?

4° La personne du portrait n'a-t-elle pas une jambe croisée sur l'autre?

5° N'a-t-elle pas un chapeau sur la tête? Dessinez-le.

6° N'a-t-elle pas un objet dans la main?

7° Le sou ne présente-t-il pas un trou? A quel endroit?

8° Le timbre ne porte-t-il pas le cachet de la poste? Dessinez.

9° L'étiquette n'est-elle pas attachée au carton par un fil? Dessinez.

10° Sur la gravure représentant la grève des facteurs n'y a-t-il pas un petit chien?

11° N'y a-t-il pas aussi un homme arrêté par des agents?

12° N'y a-t-il pas un septième objet? Dessinez.

13° N'y a-t-il pas un huitième objet?

Notre troisième questionnaire est destiné à produire des suggestions très fortes. La force d'une suggestion peut résulter en partie de l'accentuation de la voix, en partie aussi de l'ascendant exercé par celui qui parle. Comme je me servais de suggestions écrites, je m'interdisais d'avoir recours à ces adjuvants; j'ai donc cherché un moyen tout autre pour augmenter les suggestions de mon questionnaire; ce moyen a consisté à ne pas attirer directement l'attention sur le fait inexact que je suggère, mais à considérer ce fait comme implicitement admis, et à le prendre pour point de départ d'une autre question. Ainsi, au lieu de demander, comme dans le second questionnaire: «l'homme du portrait n'avait-il pas un chapeau sur la tête?»—Je demande: «dessinez la forme du chapeau qu'il avait sur la tête;» question qui ne se comprend que si le chapeau existe, question qui par conséquent ne met pas en cause l'existence du chapeau, et n'engage pas le sujet à examiner ce détail ou à le mettre en doute. Une autre manière de suggestionner fortement est de poser un dilemme, ainsi on demande: le portrait est-il brun ou bleu?—alors qu'il est noir.

Voici ce troisième questionnaire.

QUESTIONNAIRE 3

(SUGGESTION FORTE)

Le bouton.—1° Il y a quatre trous. Quelle est la couleur du fil qui passe par ces trous, et qui fixe le bouton au carton? —2° Dessinez l'endroit où le bouton est un peu abîmé.

Portrait.—3° Est-il brun foncé ou bleu foncé? —4° Le Monsieur a-t-il la jambe gauche croisée sur la jambe droite, ou la jambe droite sur la jambe gauche? —5° Dessinez la forme du chapeau qu'il a sur la tête. —6° Quel objet tient-il dans sa main droite?

Le sou.—7° Il présente un petit trou. Où se trouve ce petit trou? Dessinez.

Le timbre.—8° Il y a dans le coin à droite le cachet de la poste. Quel nom de ville peut-on distinguer sur le cachet? Dessinez. —9° Le timbre est de couleur rouge. Est-ce rouge clair ou Foncé?

Étiquette.—10° Dessinez le fil avec lequel elle est attachée au carton. —11° L'étiquette est-elle vert clair ou vert foncé?

Gravure représentant une foule.—12° A quel endroit se trouve le petit chien?—13° Comment est habillé l'homme qui est arrêté par les agents?

Le septième objet est une gravure.—14° Que représente-t-elle? Dessinez.

—13° Quel est le huitième objet?

Une première série d'expériences avec ces trois questionnaires a été faite sur les élèves du cours moyen d'une école primaire.

Ce sont des élèves dont l'âge varie de 9 à 12 ans; je les connais un peu, pour avoir expérimenté une fois sur chacun d'eux, trois mois auparavant. Je les introduis par groupes de 2, dans le cabinet du Directeur; je leur montre pendant 12 secondes le carton d'objets qui m'a déjà servi, et je leur adresse les mêmes explications que dans les expériences précédentes; seulement je les avertis que dès qu'ils auront cessé de voir le carton, ils devront répondre par écrit à un questionnaire écrit que je mettrai sous leurs yeux. Diverses recommandations sont ajoutées: par exemple, les enfants ne devront pas recopier les demandes du questionnaire, mais se borner à répondre à chacune des questions; enfin, dans le questionnaire on leur demande de dessiner certains objets; ces dessins devront être tous faits de grandeur naturelle, recommandation d'autant plus nécessaire que lorsqu'on abandonne les élèves à leur spontanéité, ils font le plus souvent de très petits dessins, en ayant conscience de cette réduction du dessin par rapport à la grandeur réelle de l'objet 58.

Note 58: (retour) On commettrait par conséquent une erreur si, après avoir fait faire des dessins de mémoire à des élèves, sans autre recommandation, on mettait la petitesse des dessins exécutés sur le compte d'une modification due à la mémoire. Il est probable que les sujets font des dessins très petits parce que ceux-ci sont plus faciles à faire que des dessins grandeur naturelle, et que les défauts en sont moins visibles, et moins ridicules.

J'ai répété quelques jours après la même expérience sur des élèves appartenant au cours supérieur d'une autre école primaire. Ces élèves me voyaient pour la première fois; je les ai pris un à un dans le cabinet du Directeur, pour pouvoir les suivre attentivement, observer ce qu'ils faisaient, et les soumettre ensuite à un interrogatoire minutieux.

Diverses remarques préliminaires sont à faire sur l'attitude des élèves pendant les expériences. J'ai été frappé du soin qu'ils ont mis à répondre aux questions écrites; lorsqu'ils ignoraient la réponse d'une question, ils restaient embarrassés pendant plusieurs minutes, et il y en a plusieurs dont l'embarras était tel qu'ils ne pouvaient pas se décider à écrire, et ils se livraient à des réflexions sans fin. Cette lenteur à répondre est une preuve de sincérité, car si un enfant voulait se débarrasser de suite de l'expérience, il lui suffirait de répondre par les premiers mots venus. Je pense que la conscience que les élèves ont tous montrée vient de ce qu'ils faisaient une expérience individuelle, qu'ils travaillaient sous mes yeux et se sentaient responsables de tout ce qu'ils écrivaient. Une expérience individuelle se fait presque toujours sérieusement. C'est dans des expériences collectives surtout qu'il se produit de l'indiscipline et du fou rire; j'ai du reste bien constaté cette différence quelque temps après, lorsque j'ai essayé de répéter collectivement, sur 3 élèves réunis, la même épreuve de mémoire.

J'ai noté, pour plusieurs sujets, leurs hésitations avant de répondre par écrit aux questions; je n'ai rien trouvé de bien caractéristique dans ces hésitations, on ne peut pas dire que l'élève hésite et réfléchit plus longtemps pour les suggestions auxquelles il résiste que pour celles auxquelles il succombe. Mais en revanche il est absolument certain que les élèves mettent en moyenne plus de temps à répondre au 3e questionnaire qu'au 2e; malgré de profondes variations individuelles, on peut dire que le temps que prennent 5 élèves quelconques à répondre au 2e questionnaire suffit à peine à 4 élèves pour répondre au 3e questionnaire; ce n'est pas que les questions avaient des longueurs différentes, ou exigent des réponses plus longues dans un cas que dans l'autre; le vrai motif, à mon avis, est que l'élève en présence du questionnaire 3 hésite plus longtemps que devant le questionnaire 2; il reçoit une suggestion plus complexe, et y résiste davantage. Comparons par exemple la question 1 du questionnaire 2 à celle du questionnaire 3. Dans le premier cas, on demande à l'élève: «Le bouton n'était-il pas cousu au carton à l'aide d'un fil?» C'est en somme une question unique dont il a à s'occuper, et pour la trancher, il doit seulement faire appel à sa mémoire, tout en subissant bien entendu l'influence de l'insinuation qui résulte de la question posée. Il n'en est plus de même pour la suggestion produite par le questionnaire 3. Ce questionnaire dit à l'élève: «Le bouton a 4 trous; par ces trous passe un fil qui fixe le bouton au carton; quelle est la couleur du fil?» Cette question est bien plus embarrassante que la précédente; le sujet doit, pour y répondre: 1° imaginer une couleur quelconque du fil, couleur qu'il n'a pas vue; 2° se résoudre à admettre que le bouton était cousu avec du fil; ce dernier point doit le faire hésiter, et il faut que son doute, que sa résistance soient vaincus, avant qu'il se décide à écrire le nom d'une couleur. On pourrait faire une analyse semblable pour les autres questions du questionnaire 3, et il serait facile de montrer que chacune contient une question préjudicielle; de là la résistance du sujet, et le temps qu'il met à répondre à ce questionnaire.

Il faudrait avoir une méthode qui permît de suivre fidèlement le progrès de la suggestion depuis le moment où le sujet lit la question jusqu'au moment où il se décide à y répondre par écrit; cette lutte est sans doute la partie la plus intéressante de l'expérience; malheureusement, nous ne la connaissons pas directement, et nous pouvons seulement la conjecturer d'après quelques réflexions qui échappent à quelques enfants, ou d'après leurs gestes et leur attitude. Encore tous les sujets ne sont-ils pas aussi démonstratifs les uns que les autres; quelques-uns restent complètement fermés. Voici, à titre d'hypothèse, ce que je suppose qui se passe, surtout lorsque l'élève doit répondre au 3e questionnaire.

Le premier moment qui suit la lecture de la question est un moment de scepticisme; on entend beaucoup d'élèves murmurer: «Mais je ne sais pas! Je n'ai pas remarqué! etc.,» et faire des gestes d'ennui ou de dénégation; quelques-uns ont une pantomime assez expressive, hochent la tête, plissent le front, font la moue avec leur bouche; quelques-uns même traduisent cet état de scepticisme par une réponse écrite, ils écrivent: «non», mais ils effaceront ensuite ce mot; parfois on leur entend dire des phrases, comme celle-ci: «Il n'avait pas de chapeau.» Chez certains enfants, cet état de résistance initiale persiste indéfiniment; ils restent immobiles devant la question, ne peuvent se décider à écrire quoi que ce soit; cela peut durer un quart d'heure et davantage; pour en finir, il faut que l'expérimentateur intervienne, les presse de questions, brise leur mutisme, leur fasse avouer qu'ils ne savent pas, et les décide à écrire cet aveu d'ignorance.

La seconde phase que je distingue, très schématiquement bien entendu, est une phase de demi-obéissance à la suggestion. Le sujet s'est décidé à écrire, il commence à rédiger sa réponse, mais il s'arrête en route, au mot décisif. Pour la première question, par exemple, il écrit le mot: «couleur du fil», mais il ne complète pas sa réponse par un nom de couleur; en somme, il a déjà implicitement cédé à la première partie de la suggestion, en admettant que le bouton est cousu au carton; il lui reste à inventer la couleur du fil. Même hésitation pour le dessin. Je vois encore un élève qui après avoir tracé le contour du sou, reste une minute entière devant son dessin, la plume effleurant le papier, se promenant dans toutes les parties du disque, jusqu'à ce que le sujet se décide à marquer un point très léger, pour indiquer la place du trou (imaginaire) qui perce le sou.

Enfin une troisième phase est celle de l'exécution de la suggestion. Je n'ai rien à en dire, sinon que l'élève montre souvent, au moment où il écrit, une vive rougeur, comme s'il avait un sentiment de honte. C'est un sentiment que je n'ai jamais réussi à faire avouer à mes sujets: la question est du reste un peu délicate.

Voilà dans quel ordre je crois que la série de phénomènes se déroule: d'abord résistance qui est au maximum, qui ensuite décroît jusqu'à permettre l'exécution de la suggestion. J'ai constaté une seule fois, par exception à cette règle, que le sujet, ayant cédé tout d'abord à la suggestion, est revenu ensuite sur ses pas, a biffé sa réponse suggérée pour mettre une négation à la place.

Nous donnons deux exemples de réponses au questionnaire, qui n'exerce aucune suggestion.

RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 1

(ÉLÈVE D'ÉCOLE PRIMAIRE ÉLÉMENTAIRE)

1. Le bouton est collé.

2. Il est intact.

3. Le portrait est de couleur marron clair.

4. On ne voit les jambes du monsieur qu'à demi.

5. Il a la tête nue.

6. Il n'a rien.

7. Le sou est intact.

8. Le timbre n'est pas neuf, car il porte le cachet de la poste.

9. L'étiquette est fixée au carton par de la colle.

10. Sur la seconde photographie, on voit une foule de gens entrant dans un monument.

Il y avait 6 objets qui étaient: un bouton, une photographie représentant un monsieur, un sou, un timbre, une étiquette et une photographie représentant une foule entrant dans un monument.

AUTRE RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 1

(ÉLÈVE D'ÉCOLE PRIMAIRE ÉLÉMENTAIRE)

1. Le bouton n'est pas fixé au carton, il est cousu et de l'autre côté où il y a le fil, on a collé un morceau de carton sous le bouton.

2. Non, le bouton n'est pas abîmé.

Le portrait.

3. Il est noir pour le veston, blanc pour le gilet. La figure est jaunâtre, il a de la barbe, de la moustache et des cheveux un peu noirs, plutôt noirs que clairs.

4. Oui, on voit les jambes mais pas tout entières. Elles sont l'une par-dessus l'autre.

5. Il a la tête nue.

6. Il a un livre dans la main droite. Il fait une petite grimace en bâillant.

7. Le sou. Le sou est un peu détérioré, car à force un sou n'importe quelconque à la longue commence à se rouiller et à changer de couleur.

8. Le timbre. Il ne porte pas le cachet de la poste. Il est neuf, c'est-à-dire que si on le mettait sur une carte postale, car c'est un timbre de 2 sous, il serait bon. Le facteur pourrait le prendre.

9. L'étiquette. A une étiquette il y a toujours un peu de colle derrière, donc elle est collée sur le carton.

10. Gravure représentant une foule. Sur cette photographie, on voit une foule de monde qui monte un escalier et il y en a tellement de monde que, quand les personnes sont au haut de l'escalier il y en a encore qui attendent dans la rue. Il y a des facteurs qui attendent car ils ne peuvent pas passer. Il y a une grande grille qui est à moitié fermée, et c'est à gauche de la photographie que le monde passe.

Il y a 6 objets sur le carton, qui sont le 1er le sou, le 2e l'étiquette, le 3e le portrait, le 4e le timbre, le 5e le bouton, 6e gravure représentant une foule.

Voici quelques exemples de réponses au questionnaire 2. la première révèle un esprit judicieux, et peu suggestible; elle émane de Lem..., élève de treize ans.

RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 2

(ÉLÈVE D'ÉCOLE PRIMAIRE ÉLÉMENTAIRE)

Esprit judicieux, peu suggestionné

1. Le bouton n'est pas fixé au carton par du fil, mais il y est fixé avec de la colle.

2. Ce bouton n'est pas abîmé du tout.

3. Le portrait est d'un noir peu foncé, plutôt gris.

4. Le monsieur a une jambe croisée sur l'autre.

5. Il est tête nue.

6. Mais il n'a rien dans la main.

7. Le sou ne présente aucun trou, à ce que je crois; il est à l'effigie de Napoléon III et est collé au carton.

8. Le timbre ne porte pas le cachet de la poste.

9. L'étiquette n'est pas cousue au carton mais collée sur un petit morceau de papier blanc qui est collé lui-même sur le carton.

10. Sur la gravure il y a, je crois, un petit chien qui a l'air de suivre son maître.

11. Quant à l'homme arrêté et les agents, on ne les voit pas; l'on ne voit que la foule qui se presse pour mieux voir.

12 et 13. Je ne me rappelle pas s'il y a encore d'autres objets, mais je ne crois pas.

RÉPONSES DONT LE SUJET EST SUR

Pas de fil.
Le bouton est collé.
Il n'est pas abîmé.
Portrait gris.
Il a la jambe croisée.
Tête nue.
Étiquette collée au carton.
Timbre sans cachet de poste.
On ne voit pas les agents.
RÉPONSES DONT IL N'EST PAS SUR

Aucun trou.
Il y a un petit chien.
Autres objets.

Le sujet suivant a cédé à quelques-unes des suggestions, mais il a résisté à beaucoup d'autres. Il a onze ans et demi.

RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 2

(ÉLÈVE D'ÉCOLE PRIMAIRE ÉLÉMENTAIRE)

Esprit de suggestibilité moyenne

1. Le bouton. Il est rond, il a un petit rebord, il est fixé au carton avec un fil qui passe par les trous.

2. Je ne sais s'il est un peu abîmé.

3. Le portrait. Oui, il a une certaine couleur foncée.

4. Il a une jambe croisée sur l'autre.

5. Il a un chapeau sur la tête.

6. Il tient un objet dans sa main droite.

7. Le sou. Oui, il porte un petit trou vers le bord.

8. Le timbre. Oui, il porte le cachet de la poste.

10 et 11. Gravure représentant une foule. Oui, il y a un petit chien et un homme arrêté par des agents. Je me rappelle que la gravure est ovale, qu'il y a une grille et une foule.

9. L'étiquette. Non, elle n'est pas cousue, elle est épinglée.

12 et 13. Il n'y a ni septième ni huitième objet.

RÉPONSES DONT LE SUJET EST SÛR

Cachet de la poste.
Rond du bouton.
Fil.
Fixé au carton.
Portrait, il a une couleur foncée.

RÉPONSES DONT IL N'EST PAS SÛR

Objet tenu par la main du portrait.
Petit trou du sou.

Voici la copie d'un élève de douze ans, Mor.

RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 2

(ÉLÈVE D'ÉCOLE PRIMAIRE ÉLÉMENTAIRE)

Esprit de suggestibilité moyenne

1. Il était gris fer, les fils n'étaient pas dessus. Il avait un bourrelet autour avec quatre trous placés à égale distance.

2. Il n'était pas abîmé du tout.

3. Le portrait a une couleur noirâtre. Le monsieur est assis sur une chaise, les mains jointes en arrière sur le dossier de sa chaise.

4. Il a une jambe sur l'autre.

5. Il n'avait rien sur la tête.

6. Il n'avait rien dans les mains.

7. Le sou n'avait pas de trou, il représentait Napoléon III couronné.

8. Le timbre avait un cachet de la poste.

9. L'étiquette était cousue au carton.

10. La foule. Un homme fut arrêté par des agents. C'était comme l'entrée de la grande poste, il y avait beaucoup de monde qui se bousculait.

12. Il y avait un septième objet sur le carton, on aurait dit une étiquette ronde.

Le dernier élève dont nous allons donner la copie a fait une série de réponses dans lesquelles il a presque toujours échappé à la suggestion. C'est un enfant de onze ans et demi.

RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 2

(ÉLÈVE D'ÉCOLE PRIMAIRE ÉLÉMENTAIRE)

Esprit réfractaire à la suggestion

1. Il est collé sur le carton.

2. Il n'est pas abîmé.

3. Si, il est au derrière de la tête.

4 et 5. Non, il n'a ni les jambes croisées, ni de chapeau sur la tête.

7. Si, il est gris foncé.

8. Le timbre ne porte pas de cachet.

9. Non, elle est collée au carton.

10. Non, je n'ai pas vu un petit chien.

11. Si, il y a un homme arrêté par les agents. Il y a une foule arrêtée près d'une grille.

12. Non, il n'y avait pas de septième et de huitième objet.

RÉPONSES DONT LE SUJET EST SÛR

Le monsieur.
L'étiquette.
Couleur du portrait.
La foule arrêtée près de la grille.
Le bouton est collé sur le carton.
Septième et huitième objet.
RÉPONSES DONT IL N'EST PAS SÛR

Il n'est pas abîmé.
Les jambes croisées, chapeau.
Le timbre, cachet.
Le petit chien.
L'homme arrêté.

Nous passons maintenant aux réponses au questionnaire 3. En voici quelques échantillons. Les sujets ont presque toujours cédé à la suggestion. Le premier a onze ans.

RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 3

(ÉLÈVE D'ÉCOLE PRIMAIRE ÉLÉMENTAIRE)

Fortement suggestionné

1. Oui, il y a 4 trous dans le bouton; la couleur du fil est grisâtre.

2. (Dessin du bouton détérioré.)

3. Le monsieur est brun.

4. Il a la jambe gauche sur la jambe droite.

5. (Dessin du chapeau.)

6. Il tient dans la main droite un rouleau de papier.

7. Oui, le sou a un petit trou. Ce trou est tout à côté des cheveux de la personne. (Dessin.)

8, Oui, le cachet de la poste est sur le timbre; le nom de la ville est Paris.

10. Le chien est vers le côté à la fin.

11. L'homme arrêté par les agents est habillé avec un veston; un chapeau melon; la gravure représente une foule.

14. Le 8e objet est une photographie.

RÉPONSES DONT LE SUJET EST SÛR

4 trous dans le bouton.
Le monsieur a la jambe gauche sur la jambe droite.
Le sou a un trou.
Le trou est à côté des cheveux.
Le cachet est sur le timbre.
Le timbre est rouge clair.
L'étiquette vert clair.
Le chien est à la fin et sur le côté.
RÉPONSES DONT IL N'EST PAS SÛR

La couleur du fil du bouton.
Le monsieur est brun.
Le rouleau de papier dans sa main.
La ville du timbre est Paris.
L'habillement de l'homme arrêté de la gravure.
Du 8e objet.

Je demande au sujet:

D.—Comment as-tu eu l'idée d'écrire les choses dont tu n'es pas sûr?

R.—J'ai mis Paris sur le timbre parce que j'ai vu Paris.

D.—Et pour le rouleau de papier?

R.—J'ai dit un rouleau de papier parce que c'était rond.

Voici maintenant un modèle de réponse sceptique. C'est la plus sceptique que nous ayons recueillie. Le sujet multiplie les «je ne sais pas».

RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 3

(ÉLÈVE D'ÉCOLE PRIMAIRE ÉLÉMENTAIRE)

Réfractaire

l. Il n'y en a pas.

2. (Dessin de bouton; l'endroit où il serait abîmé ne se voit pas.)

3. Le portrait est brun foncé.

4. Le monsieur a la jambe gauche croisée sur la jambe droite.

5. (Dessin du chapeau.)

6. Je ne sais pas.

7. (Dessin d'un sou troué.)

8. Je ne sais pas.

9. (Dessin d'une étiquette avec un fil en Croix.)

Fig.22—Erreurs de mémoire commises sur le bouton par suggestion d'interrogatoire. On a demandé aux sujets de dessiner l'endroit où le bouton est abîmé. (Le bouton était intact.)

10. Je ne sais pas.

11. La gravure représente une foule entrant dans un monument.

12 et 13. Je ne sais pas.

L'élève suivant a été bien plus crédule.

RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 3

(ÉLÈVE D'ÉCOLE PRIMAIRE ÉLÉMENTAIRE)

Crédule

1. Le fil est noir.

2. (Dessin du bouton détérioré.)

3. Le portrait est brun foncé.

4. Il a la jambe droite croisée sur la jambe gauche.

5. (Dessin du chapeau.)

6. Il tient une canne.

7. (Dessin du sou avec un trou.)

8. (Dessin d'un timbre avec cachet.)

9. (Dessin d'une étiquette avec un fil.)

10. Le chien se trouve à côté de la grille.

11. L'homme qui est arrêté par les agents a un gilet noir et un pantalon gris.

12. Une voiture avec un monsieur dedans.

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