La Suggestibilité
Fig. 23.—Erreurs de mémoire commises sur le timbre, par suggestion d'interrogatoire. On a demanda aux sujets de dessiner le cachet postal qui oblitérait le timbre. (Le timbre était neuf.)]
Dernière copie, qui représente assez bien le type moyen des réponses au questionnaire 3.
RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 3
ÉLÈVE D'ÉCOLE PRIMAIRE ÉLÉMENTAIRE
Suggestibilité assez forte
1. La couleur de ce fil est noir.
2. (Dessin d'un bouton cassé.)
3. Le portrait est de couleur brun foncé.
4. Le monsieur a la jambe droite posée sur la jambe gauche.
5. (Dessin d'un chapeau.)
6. Il tient une canne dans sa main droite.
7. (Dessin d'un sou troué.)
8. Le nom de ville qu'on peut distinguer est Orléans.
9. L'étiquette était une étiquette du Bon-Marché, attaché avec du fil noir et le numéro 75 était marqué dessus.
10. Le petit chien est placé un peu à gauche de la gravure.
11. L'homme qui est arrêté par les agents est coiffé d'un chapeau de forme.
12 et 13. Je ne trouve pas les deux dernières questions.
Fig. 24.—Erreurs de mémoire commises sur le sou par suggestion d'interrogatoire. On a demandé aux sujets de dessiner l'endroit où le sou était troué. (Le sou était intact.)
Je donne quelques-uns des dessins erronés qui ont été exécutés par les élèves (voir Fig. 22, 23, 24, 25).
Je résume dans le tableau XV les réponses que ces élèves ont faites par écrit aux trois questionnaires. Les élèves qui ont été soumis au 1er questionnaire sont au nombre de 5: il y en a 11 qui ont répondu au second questionnaire, et 14 autres ont répondu au troisième questionnaire; par conséquent, le nombre total de sujets a été de 27. J'ai jugé ce nombre suffisant, à cause des résultats tout à fait caractéristiques que j'ai obtenus.
TABLEAU XV
Résultats des expériences de suggestion avec les questionnaires.
Fig. 25.—Erreurs de mémoire commises sur l'étiquette par Suggestion d'interrogatoire. On a demandé aux sujets de dessiner le fil Servant à fixer l'étiquette. (L'étiquette était fixée avec une épingle.)
Sur la première colonne à gauche du tableau, et sous la rubrique: «nature des erreurs sont inscrits les genres d'erreur que les sujets ont commis, ou plutôt sont indiqués les points sur lesquels les erreurs ont été commises. Pour avoir le texte exact des questions qui ont été la source ou l'occasion des erreurs, il faut se reporter à nos 3 questionnaires, que nous avons donnés plus haut. Le nombre de questions posées a été de 13; mais pour les sujets qui ont répondu au 1er questionnaire, ce nombre a été seulement de 11. Sur les colonnes 2, 3 et 4 du tableau XV sont inscrits les résultats; j'ai donné les nombres des élèves qui ont cédé à l'erreur sous la pression du 1er questionnaire, et qui ont subi la suggestion du 2e et du 3e questionnaire; et à côté de ce nombre, j'ai placé le nombre des élèves qui ont échappé à la suggestion, sans tenir compte de la manière dont ils y ont échappé; c'est un point sur lequel je reviendrai dans un instant. Au bas du tableau, on trouvera le total des erreurs et le total des résistances à l'erreur pour chaque questionnaire; ces totaux représentent la somme des erreurs commises, pour 11 questions, par 5 élèves, en ce qui concerne le 1er questionnaire; ils représentent la somme des erreurs commises pour 13 questions, et par 11 élèves, pour le 2e et le 3e questionnaire. Enfin, la dernière ligne du tableau contient les erreurs et les résistances moyennes; elles ont été obtenues en divisant les nombres précédents par les nombres respectifs d'élèves ayant servi de sujets; ce sont ces produits de division, qui sont les chiffres caractéristiques à retenir. Ainsi, pour le 1er questionnaire, les nombres 2,9 et 8,1 veulent dire qu'en moyenne, les élèves soumis aux 11 questions du questionnaire 1 ont commis à peu près 3 erreurs sur ces 11 questions, et ont échappé à l'erreur 8 fois; ils ont donc été induits en erreur dans environ 1/4 des cas; pour le 2e questionnaire, les proportions sont autres, comme on pouvait s'y attendre, puisque la suggestion a été plus forte; sur 13 questions, chaque élève s'est, en moyenne, laissé suggestionner 5 fois, soit environ 1/3 des cas; enfin, pour le 3e questionnaire, qui a dégagé une suggestion encore plus forte, le nombre d'erreurs par élève est plus élevé, il est de 8 sur 13, supérieur par conséquent à la moitié des cas.
Ce sont des nombres moyens qui ne doivent pas nous faire oublier que les différences individuelles sont considérables; il est, en effet, des élèves qui, dans le second groupe, par exemple, ont subi seulement 1 ou 2 suggestions sur 13, d'autres qui en ont subi 11. Voici un tableau détaillé qui indique pour chaque élève le nombre de suggestions qu'il a subies. Aucun n'a subi toutes les 13 suggestions; mais il y en a 3 qui ont subi 11 suggestions, 1 en a subi 9, et plusieurs 8; il y en a aussi qui en ont subi 1, ou 2, ou 3.
Nos résultats montrent d'une façon incontestable que la forme même de la question peut influencer la réponse, et provoquer des erreurs de fait. C'est un point qu'il me semble important de bien mettre en lumière. Souvent, nous entendons dire dans une affaire judiciaire qu'un témoin se porte garant d'un certain fait, qu'il l'a vu, qu'il peut le certifier. Je crois qu'il est utile avant d'apprécier la valeur du témoignage, de se demander ceci: ce témoin a-t-il fait une déclaration spontanée, ou bien n'a-t-il fait de déclaration que pour répondre à une question? Si cette dernière alternative est exacte, il importe de connaître la nature de la question; elle forme avec la réponse un tout indivisible, puisqu'elle exerce une si grande influence sur la réponse. Une réponse, si elle est isolée de la question qui la provoque, présente une valeur douteuse. J'ajouterai que les meilleurs témoignages sont ceux qui se donnent spontanément, sans question précise, sans pression d'aucune sorte; nous avons vu que dans le témoignage spontané les erreurs sont encore possibles, mais leur nombre est moindre que dans l'interrogatoire. Si je voulais savoir, par un enfant, la vérité sur un événement auquel cet enfant aurait assisté, je ne lui poserais aucune question, mais je lui dirais d'écrire tout ce dont il se souvient, je prendrais même note de la parole dont je me servirais pour l'inviter à écrire, et ensuite je le laisserais seul avec son papier et sa plume, pour ne pas l'influencer. Il est probable que les conditions de l'instruction judiciaire ne permettraient pas toujours l'emploi de cette méthode; mais si on ne l'emploie pas, si on a recours à l'interrogatoire, il est de prime importance que le greffier, ou plutôt qu'un sténographe habile écrive le texte même des questions, avec toutes les répétitions du langage parlé: il faudrait même noter les gestes et les accentuations de l'interrogateur.
Notre tableau XV, qui ne contient que des chiffres, ne peut donner qu'une idée bien grossière des résultats d'une expérience qui porte sur les phénomènes de conscience les plus délicats. Pour serrer les faits de plus près, il faut tenir compte non seulement des erreurs commises, mais du texte des réponses écrites; ce texte peut révéler de petits détails sur l'état mental des élèves.
Laissant de côté le 1er questionnaire, dans lequel il n'y a pas une véritable suggestion, nous tiendrons compte seulement des réponses provoquées par les questionnaires 2 et 3.
RÉPONSES ÉCRITES AU QUESTIONNAIRE 2.—On peut les répartir de la manière suivante: il y a d'abord les affirmations, provoquées par la suggestion; il y a ensuite les expressions de doute; et il y a en troisième lieu les négations ou oppositions à la suggestion. Entre ces 3 formes de réponse, se rencontrent plusieurs intermédiaires; et chacune de ces 3 formes est susceptible de plusieurs variétés.
AFFIRMATIONS.—Voici les genres d'affirmations que nous avons rencontrés dans les copies:
Adverbe.— L'élève écrit simplement: oui ou non. Ce cas est assez rare, il ne s'est présenté qu'une fois. Un élève a écrit seulement 3 lignes pour répondre au questionnaire; c'est un grand garçon, assez âgé, et d'intelligence faible; certainement, cette sécheresse de réponse indique une certaine pauvreté d'idées, peut-être aussi quelque embarras pour composer une phase écrite.
Affirmation précise.—Le sujet reprend la question et y répond en faisant une phrase qui se suffit à elle-même, qui est intelligible; exemples:
Le bouton est abîmé sur le côté gauche.
Le sou a un petit trou sur le côté droit.
Le fil était gris.
Notons l'emploi assez fréquent de l'imparfait de l'indicatif pour exprimer l'état d'un objet.
Affirmation avec développement par imagination.—Le sujet abonde dans le sens de la question; il ajoute des détails. Exemple: on lui demande simplement: N'avez-vous pas vu un petit chien sur telle gravure?—Il répond: Sur la gravure représentant la foule, on voit un homme avec son petit chien sous le bras.
EXPRESSIONS DE DOUTE.—Elles sont assez rares; l'enfant pouvait écrire: Je ne sais pas; en réalité, il l'a fait très peu souvent, soit qu'il soit difficile pour l'enfant de se tenir dans l'état de doute, qui est comme un équilibre très instable sur une pointe, soit que nos sujets eussent l'idée erronée qu'il leur était défendu de répondre «je ne sais pas», car cette réponse équivalait à une absence de réponse. Nous plaçons parmi les expressions de doute, les réponses suivantes:
Affirmation vague. Exemple: Il y avait un septième objet sur le carton, on aurait dit comme une étiquette ronde.
Affirmation avec point d'interrogation. Exemple: Il n'y a pas de septième objet? Ce point d'interrogation indique que le sujet met en doute son affirmation après l'avoir écrite.
Négation détournée. Un élève, à la question de savoir si le bouton n'est pas fixé au carton avec un fil, répond: «Les fils n'étaient pas dessus.» Il ne les nie donc pas, il ne fait pas une négation catégorique. Un autre dit: «Quant à l'homme arrêté et aux agents, on ne les voit pas; on ne voit que la foule qui se presse pour mieux voir.»
Réticence. «Je ne sais si le bouton est un peu abîmé; —il est un peu abîmé,—je ne sais si le monsieur tient un objet,—je ne me rappelle pas,—pas de chien aperçu..., etc.
Dans ces dernières réponses, le sujet accuse sa perception ou sa mémoire, et plus souvent sa mémoire. Mais ces réponses de doute sont très rares.
NÉGATIONS.—Elles sont presque aussi fréquentes que les affirmations. Nous en trouvons de deux espèces, la négation simple et la négation énergique.
Négation simple. C'est une affirmation renversée; ainsi, les sujets écrivent: «Le monsieur n'a pas de chapeau, le sou ne présente pas de trous, le timbre n'a pas de cachet, le bouton n'était pas abîmé, il n'y a pas de septième objet sur le carton, etc.» Parfois la forme négative n'est pas employée, mais le sens est le même: «le bouton est collé.» Ces réponses indiquent une résistance nette à la suggestion.
Négation énergique. C'est la négation simple, avec une petite accentuation en plus. Le sujet écrit: «Non, le bouton n'est pas abîmé; non, le sou ne présente aucun trou; non, le bouton n'est pas fixé au carton avec un fil, mais il est collé.»
En résumé, les réponses au 2e questionnaire, qui contient des suggestions par insinuation, sont de 3 catégories: affirmation, doute et négation. La constatation de ces 3 catégories serait banale si on n'ajoutait de suite que la 2e catégorie, les doutes, est de beaucoup la moins nombreuse; c'est ce que montre notre tableau XVII, qui indique le nombre de cas où chaque réponse a été faite.
RÉPONSES ÉCRITES AU QUESTIONNAIRE 3.—Théoriquement, nous pouvons distinguer les mêmes catégories de réponses que pour le questionnaire 2; mais la proportion des différentes réponses est bien changée; les affirmations restent nombreuses, les expressions de doute augmentent beaucoup de nombre, et enfin les négations disparaissent presque complètement. Tel est l'effet d'une suggestion très forte; on n'a pour ainsi dire pas pu résister en face, et écrire une proposition négative.
AFFIRMATIONS.—Nous relevons les variétés suivantes:
L'affirmation brève. Pour le portrait: «brun foncé», ou pour le fil: «oui, jaune»;
L'affirmation simple. On a écrit: «Le fil est marron, la couleur de ce fil est noire, le monsieur tient une canne dans sa main droite, le nom de ville qu'on peut distinguer (sur le cachet du timbre) est Orléans, le chien est à côté de la grille, etc.»
Dessins sans autre réponse. Si le sujet se contente de dessiner, c'est que plusieurs des demandes du questionnaire se bornent à dire: dessiner tel ou tel détail.
EXPRESSION DE DOUTE.—Les formes sont variées.
Question passée.—Il est très rare que l'élève, devant le 2e questionnaire, passe une question; pour le 3e questionnaire, c'est au contraire assez fréquent. Et ce n'est pas par oubli, car quelquefois l'élève ajoute expressément à sa copie: «Je n'ai pas répondu aux questions telle et telle.» C'est donc de propos délibéré qu'il ne répond pas.
Aveu d'ignorance ou d'oubli.—C'est une réponse très fréquente. On lit: «Je ne sais pas, je ne trouve pas les deux dernières questions, je n'ai pas remarqué, je ne me rappelle pas, je n'ai pas vu le chapeau, je n'ai pas distingué le nom de la ville (sur le cachet de la poste), etc.» Remarquons la réserve de ces réponses. L'élève accuse son défaut de mémoire ou son défaut de perception, mais il se garde bien de nier la réalité du détail qui est implicitement affirmé par notre question. Plusieurs de ces aveux sont partiels. Ainsi, lorsque l'élève dit: «Je n'ai pas distingué le nom de ville sur le cachet de la poste», il reconnaît implicitement l'existence du cachet postal.
Doute sur un détail.—L'élève ne met pas en doute l'objet de la suggestion, mais un détail. Ainsi: «Je ne sais pas où le bouton est abîmé»; ce qui n'est pas une négation de l'existence d'une détérioration; ou encore: «Je ne sais pas ce que le monsieur tient dans la main»; ce n'est pas nier que le monsieur tient un objet.
NÉGATIONS.—Elles sont très rares. Nous n'en avons que 2 exemples. Dans un de ces cas, un élève avait d'abord écrit, pour le fil servant à fixer le bouton, que ce fil était de couleur marron; puis, brusquement, quand il répondait à la 5e question, il revint sur sa première réponse, d'un trait de plume il effaça «le fil est marron» et écrivit au-dessous: «Il n'y en a pas.» Il rougit beaucoup en faisant cette correction. C'est l'un des deux seuls exemples que nous trouvons de réponse négative chez les enfants soumis au questionnaire 3. Cette différence avec les réponses du questionnaire 2 résulte certainement de la nature des questions. La suggestion organisée par le questionnaire 3 étant beaucoup plus forte que celle du questionnaire 2, les élèves, au lieu d'y résister par une négation ferme, ne résistent plus que par une déclaration d'ignorance, d'oubli. Voici un tableau dans lequel j'ai fait la statistique de ces différentes espèces de réponses:
Ce tableau montre avec la plus grande netteté que le questionnaire 3 a arraché aux élèves bien plus de réponses affirmatives que le questionnaire 2; les réponses affirmatives, c'est-à-dire suggérées, ont été dans le rapport de 8 à 5. Les réponses négatives présentent la proportion inverse; elles sont au nombre de 70 pour le 2e questionnaire, et au nombre infinitésimal de 2 pour le questionnaire 3; enfin, les aveux d'ignorance et de doute sont très nombreux pour le 3e questionnaire, et très peu nombreux pour le 2e. Comme il s'agit dans tout cela de réponses au sujet des mêmes objets, on ne peut attribuer la différence des réponses qu'à la différence des questions. Il est vraisemblable que l'expression de doute représente une résistance timide à une suggestion, puisqu'elle se présente surtout quand la suggestion est forte. Je ne pense pas que cette phrase: «je ne sais pas», soit l'expression d'un doute véritable. Du reste, la psychologie du doute me paraît bien complexe et encore peu connue, et je ne veux pas pour le moment en faire une théorie quelconque.
On peut remarquer que même en prenant et comparant une à une toutes les questions correspondantes des questionnaires 2 et 3, on trouve un plus grand nombre de réponses affirmatives pour le questionnaire 3 que pour le 2. En se bornant au questionnaire 3, on peut remarquer encore que toutes les questions, quoique écrites sur un même ton d'affirmation tranchante, n'ont pas eu la même efficacité; leur efficacité nous paraît dépendre du degré de spontanéité qu'elles laissent à l'élève. On doit à ce point de vue diviser les questions en 3 catégories: 1° il y a des questions, dont la réponse est extrêmement facile à trouver, ce sont les dilemmes; on dit à l'élève: «ce portrait est-il bleu foncé ou brun foncé?» Il n'a pas à inventer une réponse, il n'a qu'à choisir entre deux réponses qu'on lui propose; il en est de même pour la question relative à la position des jambes dans le portrait; 2° le sujet doit faire une petite invention, du reste peu difficile; par exemple, la couleur du fil, la place où le sou est troué, la place du chien sur la photographie, etc.; 3° dans les questions 11 et 12, on demande la description du 7e et du 8e objet, lesquels n'existent pas, la réponse à ces questions exige un travail d'invention beaucoup plus considérable, car il faut un grand effort pour inventer de toutes pièces un objet qu'on n'a pas vu.
Or, il est facile de constater que l'efficacité de ces suggestions est en étroite relation avec la classification que nous venons d'en présenter; en effet:
La 1re catégorie de suggestions (questions 3 et 4), où une alternative est posée, a réussi en moyenne 10 fois et demie sur 11;
La 2e catégorie de suggestions (questions 1, 2, 7, 8, 9, 10), où une petite invention est nécessaire de la part du sujet, a réussi 7 fois et demie sur 11.
Enfin la 3e catégorie de suggestions, où un objet devait être inventé de toutes pièces (questions 6, 11, 12, 13), a réussi 2 fois et demie sur 11.
Je pense qu'en variant la nature des questions, on pourrait faire une étude très intéressante sur beaucoup de particularités encore inconnues des suggestions.
Dans plusieurs des expériences de suggestion que nous avons décrites antérieurement, nous avons constaté que le sujet peut, vers la fin de l'expérience, exercer son sens critique et échapper en partie à la suggestion. La suggestion d'agrandissement des lignes nous en a donné un exemple; il a suffi de demander au sujet quel genre d'erreur il pensait avoir commis pour lui donner l'idée qu'il avait surtout commis des erreurs en +; les suggestions portant sur la nature ou sur de petits détails d'objets représentés dans la mémoire nous semblent rester plus profondément inconscientes. Quand l'épreuve est terminée et que toutes les réponses sont écrites, nous avons beau demander au sujet de se corriger, et même l'avertir qu'il a commis des erreurs graves; nos avertissements n'éveillent pas en lui de sens critique; parmi les enfants, il ne s'en est pas rencontré un seul qui ait compris que le questionnaire était responsable des erreurs, et qui ait déclaré qu'il aurait écrit d'autres réponses si on lui avait adressé d'autres questions.
Voici quelques échantillons de dialogues échangés avec des élèves après l'expérience:
D.—(A un élève qui a répondu au questionnaire 3.) Avez-vous commis des erreurs?
R.—Oui. Je crois que l'étiquette est vert foncé. (Il avait écrit: vert clair.)
D.—Il y a une autre erreur.
R.—Pour le sou.
D.—Quelle erreur avez-vous commise pour le sou?
R.—Je crois que le trou était plus haut que je ne l'ai marqué.
D.—Il y a encore une erreur. Où est-elle?
R.—Est-ce pour le chapeau?
D.—Oui. En quoi vous êtes-vous trompé?
R.—Je ne sais pas.
D.—Eh bien, le portrait n'a pas de chapeau. (L'élève rit.) Pourquoi lui en avez-vous donné un?
R.—Je ne sais pas.
Même impossibilité de se corriger chez cet autre élève, avec qui j'échange les réflexions suivantes:
D.— Pensez-vous avoir commis des erreurs?
R.— Oui, au bouton.
D.— Quelle erreur avez-vous commise à propos du bouton?
R.— La cassure est un peu plus par ici. (Il la redessine.)
D.— Il y a encore deux autres erreurs dans votre copie.
R.— C'est au sou. Le trou est plus à droite.
D.— Il y a encore une autre erreur.
R.— Au chapeau. Je n'ai pas fait le bord assez grand.
Ainsi, ce sujet, comme le précédent, se corrige sur de petits détails sans importance; mais malgré nos questions, qui cependant devraient lui inspirer quelques doutes, il ne se ressaisit pas.
J'ai invité plusieurs élèves à diviser leurs réponses en deux catégories, celles dont ils sont sûrs, et celles dont ils ne sont pas sûrs; or, ils ont toujours mis parmi les réponses sûres un certain nombre de réponses complètement fausses, bien que dans ce cas mon invitation aurait dû les mettre sur la voie de leur erreur.
Je pense que ce petit fait psychologique peut avoir une certaine importance pratique; du moment qu'une personne suggestionnée par une question, perd le souvenir de cette question et reproduit sa réponse comme si c'était un témoignage spontané, ceci crée une possibilité d'erreur extrêmement grave, car ne connaissant point la valeur de la question posée, on ne pourra pas s'imaginer que c'est cette question qui a imposé l'erreur.
Même expérience sur des jeunes gens.—Afin de déterminer si l'extrême suggestibilité de nos sujets aux demandes du questionnaire 3 dépend en partie de leur âge, j'ai fait des expériences de comparaison sur 12 élèves maîtres de l'École normale d'instituteurs de Versailles. Ces jeunes gens ont de seize à dix-neuf ans; ils appartiennent à la première année, et ils sont les premiers d'une promotion qui se compose de 27 élèves; ils me voyaient pour la première fois. Je les ai fait venir par groupes de 3 dans le cabinet d'un professeur de l'école, et l'expérience a eu lieu en présence de ce professeur; chaque élève était assis à une table séparée, et ne pouvait communiquer avec ses camarades. Les questionnaires qui leur ont été remis sont les mêmes qui m'ont servi pour les élèves d'école primaire élémentaire; les explications données ont aussi été les mêmes. La rédaction des réponses a duré environ vingt minutes pour chaque élève.
Le fait qu'il faut tout de suite mettre en lumière, c'est que les erreurs par suggestion ont été très nombreuses; nos sujets, malgré leur âge, se sont donc laissé tromper par la forme insinuante ou impérieuse des questions.
Je reproduis intégralement quelques copies.
Emile Pier..., seize ans.
RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 3
(ÉLÈVE D'ÉCOLE NORMALE D'INSTITUTEURS)
Sujet suggestionné
Bouton.
Couleur du fil: blanc. État du bouton. (Dessin représentant une cassure sur le bord droit.)
Portrait.
Il est plutôt 59 bleu foncé. —Le monsieur a la jambe droite posée sur la gauche. —Il me semble me rappeler que ce monsieur est sans chapeau. 60 —Pour l'objet tenu dans la main, X.
Le sou. (Dessin d'un sou troué.)
Le timbre. (Dessin d'un timbre avec un cachet postal.) Le nom de la ville ne me revient plus.
Etiquette. (Dessin du fil en travers.)
Gravure représentant une foule. Le petit chien se trouve au bas de la gravure vers le coin de droite.—Comment est habillé l'homme arrêté par des agents? x.
Septième objet. x
Huitième objet. Je ne m'en souviens plus, je ne vois plus sa place dans la photographie.
Cette rédaction présente une certaine timidité dans les dénégations; le sujet a commis 7 erreurs de suggestion, ce qui est à peine inférieur au nombre moyen pour des enfants d'école primaire; pour ces derniers, le nombre moyen est 8.
Cré... dix-sept ans. Cet élève n'a presque commis aucune erreur; mais il ne s'est jamais mis en contradiction avec le questionnaire 3; il accuse toujours sa mémoire, ou son défaut d'observation, et ne met point en doute le questionnaire:
RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 3
(ÉLÈVE D'ÉCOLE NORMALE D'INSTITUTEURS)
Sujet réfractaire
Je ne puis indiquer la couleur du fil qui passe par les trous, ne l'ayant pas remarqué.
Je ne puis non plus indiquer l'endroit où le bouton est abîmé.
Le portrait est brun foncé.
Le monsieur a la jambe gauche croisée sur la jambe droite.
Je ne puis dessiner la forme de son chapeau, ni indiquer l'objet qu'il tient à la main, parce que j'ai examiné surtout sa physionomie.
Je n'ai pas distingué le cachet de la poste, m'étant attaché à retenir la couleur du timbre (rouge clair).
La façon dont l'étiquette est fixée an carton m'a échappé; j'ai retenu sa couleur (vert clair).
Je n'ai pas distingué les détails de la photographie représentant une foule.
Je n'ai plus aucun souvenir du 7e et du 8e objet.
Cette copie est un modèle de circonspection et de réserve; elle n'est accompagnée d'aucun dessin. Le sujet n'a pas voulu accuser le questionnaire d'erreur. Il a commis deux erreurs de suggestion; ce nombre est très petit, très inférieur à la moyenne; aucun des 11 élèves d'école primaire n'a commis un nombre d'erreur aussi petit.
Rocher..., dix-huit ans.
Un peu plus d'erreurs que le précédent, et beaucoup de réserve.
RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 3
(ÉLÈVE D'ÉCOLE NORMALE D'INSTITUTEURS)
Sujet de suggestibilité moyenne
Le fil qui fixe le bouton est gris.
Endroit abîmé non remarqué.
Le portrait est bleu foncé.
Il a la jambe gauche croisée sur la droite.
Forme du chapeau non remarquée.
Il tient un rouleau de papier.
Le sou, non remarqué.
Le nom de ville non lu.
Le timbre est de couleur rouge clair.
Fil non remarqué.
L'étiquette est vert clair.
Autres questions non remarquées.
L'image conservée à propos des objets non remarqués est vague, et ne permet pas de préciser les détails demandés.
A propos des 7e et 8e objets, je me représente vaguement la place qu'ils occupent sur le carton.
Il y a 4 erreurs.
Dernière copie, celle de Defonte..., dix-huit ans, six mois.
RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 3
(ÉLÈVE D'ÉCOLE NORMALE D'INSTITUTEURS)
Sujet de suggestibilité moyenne
Bouton (fil) blanc.
Je ne me souviens pas que le bouton soit abîmé.
Portrait. Il est noir.
Le monsieur a la jambe gauche croisée sur la jambe droite.
Chapeau. Je ne me souviens plus de sa forme.
Objet (tenu dans la main). Idem.
Sou. Je n'ai pas remarqué de trou.
Timbre. Cachet. Je ne m'en souviens plus.
Couleur: rouge foncé.
Étiquette. Je n'ai vu qu'une épingle qui l'attachait.
Foule. Chien. A droite au premier plan. Je ne me souviens plus de l'habillement de l'homme.
7e et 8e objets.
Il faut remarquer la prudence de ces affirmations, et quelques-unes de leurs nuances. Il est bien rare que Def... s'inscrive en faux contre la question. Il prend toujours des tours de phrase adoucis, comme: je n'ai vu que ... je n'ai pas remarqué ... je ne me souviens plus. Il a commis 3 erreurs positives. Pour quelques questions, il a admis implicitement des faits inexacts, par exemple qu'il y avait dans la gravure un homme arrêté. Une seule fois il s'est mis en opposition avec le questionnaire, quand il a écrit: le portrait est noir.
En résumé, ces élèves ont commis les nombres d'erreurs suivants: 7, 2, 4, 3. Ces résultats sont trop peu nombreux pour qu'on puisse songer à en tirer une moyenne.
Mais ils suffisent pour établir ce fait important que la méthode de suggestion par des questions écrites est assez puissante pour influencer non seulement des enfants, mais des jeunes gens de dix-huit ans.
CHAPITRE VII
L'IMITATION
En inscrivant l'imitation parmi les principales formes de la suggestibilité, je ne me suis pas inspiré d'idées théoriques qui ont été exposées en si grand nombre dans ces dernières années sur le mécanisme de l'imitation, ses lois, sa philosophie: il est bien rare que les idées théoriques fournissent une issue pratique vers l'expérimentation, et ceux qui cherchent à perfectionner leurs résultats expérimentaux ne gagnent pas beaucoup à feuilleter les ouvrages des auteurs qui travaillent en dehors de l'observation et de l'expérimentation 61.
Mon seul guide consistait dans ces faits et remarques de tous les jours qui nous montrent que les esprits sans originalité copient servilement toutes les excentricités de la mode, et que les individus qui ont de la difficulté à se faire une opinion par eux-mêmes s'assimilent de bonne foi tous les jugements de leur journal. Il me paraissait donc incontestable que l'imitation, si elle est restreinte dans une certaine mesure, une nécessité sociale, peut devenir, quand on la pousse à l'excès, un signe de servilité ou de faiblesse d'esprit.
J'ai longtemps erré avant de trouver une formule d'expérimentation sur l'imitation. Je m'étais imaginé tout d'abord qu'en faisant copier à des enfants des lettres différemment ornées et contournées on pourrait distinguer ceux qui interprètent le modèle d'après les habitudes de leur propre écriture, et ceux qui le copient servilement, automatiquement.
Cet essai, quoique poursuivi longuement, ne m'a donné que des résultats douteux; les enfants d'une suggestibilité avérée ne se sont pas montrés copistes serviles de mes modèles d'écriture, comme je m'y attendais; les enfants les plus jeunes, qui sont en général fort suggestibles, ont préféré reproduire les spécimens de leur écriture personnelle. Sont-ils donc moins imitateurs que leurs aînés? Je ne le pense pas; mais la tendance à l'imitation ne se manifeste pas indistinctement dans toutes les circonstances; elle peut être suspendue par d'autres influences. Il est bien évident que la facilité d'exécution est un des éléments essentiels de réussite; on ne se livre à l'imitation que lorsque l'imitation n'exige pas un effort pénible, qui rompt avec nos habitudes. C'est pour ce motif sans doute qu'un enfant à qui l'on donne à copier une majuscule ornementée dessine plus volontiers les majuscules dont il a l'habitude et préfère aller dans le sens du moindre effort. Il faut donc, à ce point de vue, distinguer deux genres d'imitations, les imitations faciles et les imitations difficiles; les premières n'exigent point un grand effort d'attention, elles ne supposent pas l'abandon d'une habitude déjà prise. La plupart des imitations sociales exigent un minimum d'effort, et si nous voulons citer des exemples d'expériences sur l'imitation qui peuvent réussir, c'est dans cette catégorie qu'il faut les chercher. Ainsi, je puis donner l'exemple suivant, emprunté à mes expériences personnelles: dessinez un cercle devant une personne, et priez-la de dessiner à son tour, et sur le même papier, un second cercle dont la distance au premier, comptée d'une circonférence à l'autre, sera de 5 centimètres; le plus souvent, dix-neuf fois sur vingt, le second cercle tracé sera, par imitation, de même grandeur environ que le premier; si on recommence l'expérience avec un cercle de grandeur différente, on voit le sujet se conformer encore au modèle qu'il a sous les yeux, agrandir son cercle ou le rapetisser selon les cas, sans se douter qu'il subit un phénomène d'imitation.
L'imitation se produit avec cette sûreté parce qu'elle ne rencontre pas de résistance: la vue du cercle déjà tracé fournit au sujet une image du cercle au moment où on lui demande de tracer un second cercle; cette image n'est contredite par aucune autre, elle n'éveille aucun esprit critique, elle ne présente aucune difficulté spéciale d'imitation, il n'y a donc pas de raison pour qu'elle ne guide pas le mouvement de la main, et ne devienne pas une image directrice.
Il résulte donc de ce premier essai et des réflexions auxquelles il a donné lieu que pour faire des expériences sur l'imitation, il faut s'adresser à la catégorie des imitations faciles. Mais serait-ce suffisant? Toutes les imitations faciles peuvent-elles donner lieu à une étude de psychologie individuelle? En évitant un écueil, nous tombons dans un autre écueil; pour éviter des expériences qui ne réussissent presque jamais, nous allons en faire d'autres qui réussiront trop souvent. Si l'imitation dont nous voulons étudier les conséquences est un acte tellement facile qu'on soit sûr d'avance de son exécution, il ne nous apprendra rien sur le caractère intellectuel et moral des personnes: si tous ceux à qui l'on dit de tracer un second cercle le font égal ou à peu près égal à un premier cercle qu'on met sous leurs yeux, nous ne verrons pas quels individus sont imitateurs et ceux qui ne le sont pas. Une imitation irrésistible ne peut donc pas servir de test pour la psychologie individuelle.
J'ai pris comme expérience sur l'imitation les expériences que je venais de faire dernièrement sur l'interrogatoire, en les modifiant un peu; au lieu d'interroger un élève isolé sur un des objets que je venais de lui montrer, j'ai interrogé trois élèves réunis dans la même pièce et faisant l'expérience ensemble; la réponse de celui qui prend le premier la parole influe nécessairement sur les deux autres; et ceux-ci peuvent soit rejeter cette réponse et faire eux-mêmes acte de jugement, soit se dispenser de ce petit effort et répéter la réponse du camarade.
Les expériences ont été faites sur les élèves du cours moyen dans une école et sur les élèves du cours supérieur dans une autre école; 24 élèves ont pris part à ces expériences. Aucun d'eux ne m'était connu; je les voyais pour la première fois; ils sont venus par groupe de trois dans le cabinet du directeur. Je leur annonçais d'abord que nous allions faire ensemble un exercice de mémoire. Je leur donnais ensuite les explications ordinaires sur le carton que j'allais leur montrer, sur le temps très court pendant lequel ce carton resterait visible et sur les questions qui leur seraient posées; je les faisais asseoir tous les trois à la même table, et je leur donnais l'explication suivante: «Voici une feuille de papier sur laquelle sont écrites diverses questions relatives aux objets que vous allez regarder. L'un de vous qui fera l'office de président 62, lira à haute voix chacune des questions; vous aurez à bien réfléchir, et ensuite vous répondrez du mieux que vous pourrez à la question qui vous sera posée. La feuille de papier est divisée en trois colonnes: vous écrivez le nom et l'âge de chacun de vous en haut de chaque colonne, et les réponses de chacun doivent être écrites sur sa colonne. Pour épargner du temps, un seul d'entre vous, celui que j'appelle le président, doit tenir la plume et écrire non seulement ses propres réponses, mais aussi les réponses des deux autres; il ne leur passera la plume que si le questionnaire demande de faire un dessin; dans ce cas, chacun prendra la plume pour faire lui-même le dessin demandé. Encore un mot: dès que vous avez entendu la question, vous réfléchissez un moment, puis vous répondez à haute voix; il est très probable que vous ne répondrez pas tous à la fois; quelques-uns répondront vite, d'autres répondront plus lentement; je désire que l'ordre des réponses soit noté sur le papier par un numéro; vous écrivez le numéro avec les réponses; celui qui répondra le premier recevra le n° 1, le second le n° 2 et ainsi de suite. Est-ce compris? Bien, je vais vous montrer le carton.»
Note 62: (retour) Dans un essai préliminaire, c'était moi qui tenais la plume; mais je m'aperçus que ma présence enlevait beaucoup de liberté d'esprit aux élèves, et je préférai les abandonner à eux-mêmes sans me mêler aux discussions qu'ils pourraient avoir. Je pense que la meilleure méthode serait de charger du rôle de président un élève qui ne prendrait pas lui-même part à l'expérience.
Cette explication, que j'ai parfois répétée quand elle n'avait pas été complètement comprise, a suffi à indiquer clairement le rôle de chacun. Le carton a été montré séparément à chaque élève, pendant douze secondes; ce carton portait les objets que j'ai décrits plus haut.
Ainsi qu'on pouvait s'y attendre, les enfants pris en groupe ont généralement été moins sérieux que les enfants isolés. Jamais un enfant isolé, dans ces expériences si longues et si minutieuses que je viens de relater, n'a ri; dans les expériences collectives à trois, le rire s'est déclaré très souvent; dans deux cas, il a pris de telles proportions que le directeur de l'école s'est cru obligé d'adresser des paroles sévères aux jeunes rieurs. Du reste, chaque groupe d'enfants avait sa physionomie spéciale; j'ai noté des groupes très graves, dont jamais les enfants n'ont souri; dans d'autres groupes, les enfants ont tenu leur sérieux jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à certaines questions qui déchaînaient un fou rire incoercible; par exemple la question: quelle est la forme du chapeau que le monsieur a sur la tête?—Cette question renferme, paraît-il, un élément comique qui ne manque presque jamais son effet; les dessins, généralement maladroits et ridicules, que les enfants ont exécutés pour répondre à certaines questions, avaient aussi le don de faire éclater le rire 63. Par suite de ces dispositions, les enfants n'ont pas prêté, à beaucoup près, autant d'attention aux questions écrites que lorsqu'ils étaient isolés; certainement, leur attention était relâchée, ils sentaient moins fortement la responsabilité de ce qu'ils écrivaient. Ce n'est là, bien entendu, qu'une impression personnelle; je ne la puis démontrer que par l'attitude des élèves, qui était plus dissipée que pendant les expériences isolées. Il m'a semblé aussi que les élèves faisant partie d'un même groupe se préoccupaient beaucoup plus de leurs réponses que de celles de leurs camarades; je n'ai jamais entendu entre eux la moindre discussion sur l'exactitude d'une réponse d'un autre: aucun n'a eu le souci de rectifier l'erreur; en d'autres termes, les groupes formés n'ont pas eu le temps ou l'occasion de produire un esprit de corps, une solidarité. Cette solidarité, on aurait pu peut-être lui donner l'occasion de se manifester si on avait pris quelques précautions spéciales, si par exemple on s'était arrangé pour intéresser tous les élèves d'un groupe à un même but, pour leur communiquer un intérêt commun; aussi je suppose que dans le cas où l'on aurait averti les élèves que le groupe qui avait donné les réponses les plus exactes recevrait une récompense, il est possible que les élèves se seraient intéressés aux réponses de leurs camarades du même groupe, et nous aurions vu s'élever des discussions sur l'exactitude de certaines réponses. C'est une étude à tenter; dans le cas présent, nous n'avons fait aucun effort pour lier les élèves d'un groupe par une solidarité quelconque, et ils se sont tous comportés d'une manière qui me paraît tout à fait indépendante, en appliquant le seul principe de chacun pour soi.
Voici les sentiments plus ou moins sociaux qui m'ont paru se dégager pendant cette expérience, et que j'ai notés à mesure.
Le désir de la plupart des élèves a paru être de répondre les premiers; c'est sans doute une habitude qui provient des réponses collectives en classe; or, comme pour répondre le premier, il faut répondre vite, il en est résulté que beaucoup d'élèves n'ont pas pris le temps de la réflexion, et cette circonstance a dû certainement contribuer à une augmentation de leur suggestibilité. Il s'est élevé souvent des discussions courtes pour savoir quel camarade avait répondu le premier, ce qui nous prouve combien chacun d'eux tenait au rang de vitesse qu'il avait conquis. L'élève faisant fonction de président était chargé d'inscrire non seulement les réponses des élèves, mais l'ordre des réponses, et je dois à la vérité de constater que ce président n'a pas toujours été impartial; lorsqu'un autre élève répondait en même temps que lui, ou même un peu avant lui, il a souvent commis la petite tricherie de se porter comme ayant répondu le premier.
Il est incontestable, et nous en verrons tout à l'heure le détail, que ces réponses données les premières ont fait contagion sur les élèves plus lents: mais il semble que cette contagion n'a jamais été voulue; les élèves répondant les premiers se sont trouvés être des leaders sans l'avoir cherché.
Un fait qui nous a paru extrêmement fréquent a été celui de l'imitation soumise; très souvent, dès qu'une réponse quelconque était donnée, elle était acceptée par les autres élèves sans aucune critique, ou avec une modification tout à fait insignifiante qui n'ôtait point à la réponse son caractère d'imitation.
Il est arrivé, mais plus rarement, que certains élèves n'ont point voulu donner leur opinion, de peur d'éclairer leurs camarades; l'un d'entre eux attendait toujours que les autres réponses fussent écrites, avant de donner la sienne. Il ne voulait pas qu'on la lui prît.
L'attitude prise par les élèves a présenté, pendant toute la durée de l'expérience, un caractère remarquable de constance; ceux qui répondaient les premiers ou les derniers étaient presque toujours les mêmes. Nous donnons ci-après la liste de nos élèves, avec l'indication de l'ordre dans lequel ils ont répondu.
ENFANTS AYANT PRESQUE TOUJOURS RÉPONDU LES PREMIERS
NOMBRE DE FOIS QU'ILS ONT RÉPONDU
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Élèves. J. M. N. B. P. B.J. Moyenne |
Les premiers. 13 10 8 9 9 8 ___ 9,5 |
Les seconds. 0 4 1 4 4 4 ___ 3 |
Les derniers. 0 1 2 2 2 3 ___ 2 |
ÉLÈVES AYANT LE PLUS SOUVENT RÉPONDU LES SECONDS
NOMBRE DE FOIS QU'ILS ONT RÉPONDU
|
Élèves P. T. N. R. B. U. Moyenne |
Les premiers. 0 4 3 5 6 3 ___ 3,5 |
Les seconds. 11 5 7 5 8 8 ___ 7 |
Les derniers. 2 5 2 6 1 3 ___ 3 |
ÉLÈVES AYANT LE PLUS SOUVENT RÉPONDU LES DERNIERS
NOMBRE DE FOIS QU'ILS ONT RÉPONDU
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Élèves C. Col. T. U. F. G. Moyenne |
Les premiers. 0 2 0 2 1 2 ___ 1 |
Les seconds. 2 6 4 5 4 3 ___ 4 |
Les derniers. 11 8 7 8 10 10 ___ 8 |
EXPLICATION DES (1), (2), (3), ET DES RÉPONSES EN ITALIQUES
«Au-dessus de chaque réponse, d'élève, nous indiquons par un exposant l'ordre dans lequel il a répondu, quand du moins cet ordre est connu; il n'a pas été indiqué pour les élèves des groupes 7 et 8. Toute réponse qui est une imitation a été imprimée en italique; en cas de doute sur la nature d'une réponse, on a employé aussi les italiques.»
Ces chiffres nous montrent que les enfants, en devenant partie d'un groupe, conservent chacun leur manière de réagir, ou plutôt adoptent une manière de réagir qui reste constante pendant l'expérience; l'un s'habitue à toujours répondre le premier, c'est le meneur du groupe, celui qui impose sa réponse aux autres le plus souvent; nos chiffres prouvent que ces meneurs peuvent quelquefois arriver les seconds, mais plus rarement les derniers. De même, certains élèves prennent l'habitude de répondre après tous leurs camarades; parfois ils arrivent les seconds, et bien plus rarement les premiers. Quant au groupe de ceux qui arrivent les seconds, ce groupe présente des caractères moins tranchés, car ces sujets sont souvent les premiers et souvent les derniers. On comprend que malgré leur sécheresse, ces résultats numériques sont très intéressants, puisqu'ils nous montrent que les enfants formant un même groupe prennent dans ce groupe une position, une fonction définie, qu'ils conservent ensuite; le groupe s'organise, une hiérarchie se dessine.
De cette description sommaire on peut déjà conclure que ces enfants groupés présentent un certain nombre de sentiments et d'attitudes qui proviennent de leur groupement; et qui font partie de droit de l'étude à laquelle on donne le nom de psychologie des foules; mais il est incontestable, d'autre part, que beaucoup de ces sentiments sont fortement influencés par les habitudes de la vie scolaire; par exemple le désir de répondre le premier vient de l'émulation qu'on entretient chez les élèves par l'usage des compositions et des interrogations collectives.
Après cette vue d'ensemble, entrons dans quelques détails.
Tous les résultats expérimentaux sont reproduits dans le tableau XVIII; sur la 1re colonne verticale de gauche de ce tableau sont indiquées les questions écrites que les élèves lisaient et auxquelles ils devaient répondre par écrit. Ensuite, en regard de chaque question, nous plaçons, sur les colonnes verticales suivantes, les réponses des élèves; nous avons conservé, dans le tableau, le groupement des élèves par trois; à la suite de chaque groupe, vient une colonne qui donne le nombre d'imitations. Ces imitations sont du reste très simples à calculer; 3 élèves faisant partie de chaque groupe, il n'y a de possible, au maximum, que 2 imitations; c'est ce qui a lieu quand les 3 élèves répondent de la même manière; il est possible aussi qu'aucune imitation ne se produise. Au-dessus de chaque réponse d'élève, nous indiquons par un exposant l'ordre dans lequel il a répondu, quand du moins cet ordre est connu; il n'a pas été indiqué pour les élèves des groupes 7 et 8. Toute réponse qui est une imitation a été imprimée en italique; en cas de doute sur la nature d'une réponse, on a employé aussi les italiques.
En interprétant ces résultats, il y a deux faits principaux qui prennent une grande importance: c'est d'abord la suggestibilité des élèves, et ensuite leur tendance à l'imitation.
Suggestibilité des élèves en groupe.—En imaginant cette expérience collective, j'avais supposé qu'un groupe d'enfants travaillant ensemble et jugeant ensemble des souvenirs qui leur étaient communs, deviendraient, grâce à cette collaboration, moins suggestibles que des enfants isolés; j'avais supposé que ce rapprochement de 3 intelligences aiguiserait l'esprit critique des réponses, et dissiperait aussi cette émotion de timidité qui est un des adjuvants les plus importants de la suggestion enfantine.
Les résultats m'ont donné complètement tort. La docilité à la suggestion, chez les élèves isolés qu'on prie de répondre au questionnaire 3, porte en moyenne sur 8 des 13 questions; de sorte que si les élèves travaillant par groupes de 3 avaient une suggestibilité analogue à celle des isolés, ils devraient succomber aussi à 8 suggestions en moyenne. Or voici les résultats.
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6 élèves ont cédé à 9 6 3 aucun n'a cédé a moins de |
13 suggestions sur 13. 12 11 10 10 |
La moyenne qu'on peut extraire de ces chiffres donne environ 1 résistance à 13 suggestions, par élève. Ainsi, tandis qu'un isolé obéit à 8 suggestions sur 13, un élève de même âge, répondant exactement aux mêmes questions, mais y répondant collectivement, obéira à 12 suggestions sur 13.
Cette différence de suggestibilité est considérable, et elle est exprimée non seulement par la moyenne, mais par la série de valeurs individuelles, car aucun des sujets qui ont travaillé collectivement n'est arrivé à une somme de résistance supérieure à 3. Par conséquent, bien que nos recherches aient été étendues sur une assez petite échelle, et ne comprennent que 24 sujets, elles ont donné un résultat qui me paraît tellement significatif que je le crois exact et constant.
La dernière colonne de notre tableau XVIII indique le nombre total de suggestions réalisées, pour les diverses questions posées; le nombre maximum de suggestions réalisables est de 24, pour chaque suggestion, puisque 24 est le nombre des élèves; or on constate que ce nombre est presque toujours atteint; on ne trouve un nombre vraiment inférieur des suggestions réalisées que pour les dernières questions, qui sont très vagues, et qui sont relatives à l'existence du 7e et du 8e objet. Nous avons vu, dans le chapitre précédent, que le sujet isolé est aussi plus réfractaire à ces dernières suggestions qu'aux autres, et nous en avons expliqué le motif.
Je pense que l'accroissement de suggestibilité produit par les expériences collectives provient de ce que les élèves, se trouvant en groupe, étaient moins disciplinés et riaient plus volontiers que les élèves isolés, et par conséquent ont fait le travail en fixant moins fortement leur attention. L'expérience collective, dans les conditions particulières où je l'ai organisée, produit deux effets distincts, à mon avis; de ces deux effets, l'un affaiblit la suggestion, et l'autre la renforce; le premier effet est de relâcher la discipline et l'attention, c'est ce qui augmente la suggestion; le second effet est de diminuer la timidité des enfants; ils sont plus osés, et par ce fait même moins suggestibles; mais les résultats montrent que de ces deux tendances agissant en sens contraire, c'est la première qui a prévalu sur la seconde.
Nous venons de voir que le premier caractère de notre expérience collective est une augmentation de suggestibilité. Il est bien curieux de retrouver là, dans ce petit groupe d'élèves, un des caractères que les auteurs modernes considèrent comme résumant la psychologie de la foule. La foule, on l'a dit et répété sous toutes les formes, foule de rue ou foule d'assemblée, est éminemment suggestible, d'où des conséquences politiques et sociales qui sont d'une gravité exceptionnelle.
Contagion de l'exemple parmi les élèves groupés.— Le second caractère de cette expérience de groupement est la contagion de l'exemple; par le fait que les élèves sont réunis et donnent à haute voix leurs réponses aux questions, ils sont amenés à donner des réponses analogues; celui qui parle le second a une tendance à répéter la réponse du premier, et le troisième en fait autant. Dans plus de la moitié des cas cette imitation se fait sentir. Pour préciser davantage, il faut envisager certaines difficultés.
Nous devons tout d'abord mettre hors de cause les questions dans lesquelles on pose un dilemme: par exemple, la question suivante: «le Monsieur du portrait a-t-il la jambe droite croisée sur la jambe gauche, ou bien la jambe gauche croisée sur la jambe droite?»—Ou encore: «le portrait est-il brun foncé ou bleu foncé?» L'élève pris par la suggestion est obligé d'opter entre ces deux alternatives; si trois élèves d'un même groupe désignent la même jambe ou la même couleur, ce peut être sans doute l'effet d'une imitation, mais ce peut être aussi une coïncidence fortuite, car le nombre de variations possibles dans les réponses est très restreint; il est préférable de laisser en suspens l'interprétation de ces réponses, et de ne pas les mettre sur le compte de l'imitation.
Après l'élimination de ces cas douteux, nous avons à distinguer deux genres d'imitations: 1° l'imitation littérale, souvent naïve par sa fidélité, et sur la nature de laquelle il ne peut s'élever aucun doute; 2° l'imitation accompagnée de certaines variations secondaires.
L'imitation littérale est assez fréquente. En voici des exemples. Trois élèves, voulant décrire le costume de l'individu (imaginaire) qui est arrêté par les agents, écrivent textuellement la même réponse: «blouse blanche, pantalon gris, il n'avait pas de chapeau.»—De même, trois enfants écrivent que le chien (imaginaire) était placé dans le coin en bas—ou que la cassure du sou se trouve à gauche presque en bas; ou bien, ils font trois dessins identiques du fil qui tient l'étiquette, ou de la place occupée par le cachet sur le timbre. Nous donnons dans la figure 26 des exemples d'imitation littérale dans les dessins.
Voici maintenant des exemples de demi-imitations. A la question: «où se trouve le chien?» un enfant répond: «devant le Monsieur;» un autre répond ensuite: «derrière le Monsieur.» IL est évident que la première réponse a influé sur la seconde, car dans les autres groupes d'élèves on n'a point répondu de cette manière.—De même, à la question: «comment est habillé l'individu (imaginaire) arrêté par les agents?» l'un répond: «en noir;» le second: «en noir;» le troisième «en gris foncé.» Il est probable que ce gris foncé n'est qu'une variante de la réponse: en noir. De même, pour la couleur du fil attachant le bouton, on a les 3 réponses: «fil gris, fil gris et fil gris foncé;» cette demi-correction sur une nuance de gris n'empêche pas de soupçonner que l'enfant qui a donné cette dernière réponse a imité la réponse de ses camarades. D'autres cas sont un peu plus douteux; on demande ce que l'homme du portrait tient dans sa main droite: deux enfants répondent: «un livret;» le troisième répond: «un carnet.» C'est à peu près la même chose, le mot seul diffère. Nous avons été quelquefois obligés de faire des interprétations, pour calculer le nombre des imitations; mais comme ces interprétations ne portent que sur un très petit nombre de cas douteux, elles ne peuvent pas modifier la certitude de nos conclusions.
Ainsi qu'on le voit dans l'avant-dernière colonne de notre tableau XVIII, le nombre des imitations a été considérable; le nombre maximum aurait été de 16 pour chaque question, on en comprend la raison; le nombre maximum est de 2 par groupes de 3 élèves, et, le nombre des groupes étant de 8, ce nombre maximum est de 16 pour la totalité des groupes. Or, si on fait abstraction des questions 3 et 4 pour lesquelles le nombre d'imitations ne peut pas être calculé, on constate pour les autres questions que le nombre des imitations est égal à peu près à la moitié des cas.
L'imitation est donc beaucoup moins forte que la suggestibilité; en d'autres termes, les élèves qui succombent à la suggestion ne cèdent pas toujours à l'imitation de leurs camarades, ils peuvent se laisser suggestionner tout en donnant une réponse qui leur est personnelle: une moitié des élèves est dans ce cas. Mais il est bien entendu que cette proportion tient à une foule de circonstances qui sont spéciales à l'expérience, et on ne doit pas l'ériger en loi. D'autre part, on peut remarquer un fait qui est en quelque sorte l'inverse du précédent; c'est que plusieurs élèves peuvent s'imiter en résistant à la suggestion; je ne doute pas que si les 3 élèves de certains groupes ont répondu, pour le 7e et pour le 8e objet, qu'il n'y en avait pas, c'était par imitation; l'imitation peut alors devenir un secours contre la suggestion.
Fig. 26.—Exemples de dessins exécutés sous l'influence de l'imitation. Les 3 dessins exécutés par les élèves d'un même groupe sont sur la même ligne horizontale, 1 et 2 représentent le chapeau (imaginaire) porté par l'individu du portrait; 3 et 4 représentent le timbre avec son cachet (imaginaire); 5 est le dessin du 7e objet (qui n'existait pas).
En résume, cette petite expérience sur la psychologie des groupes—la première, à ma connaissance, qui ait été tentée dans cette voie—a bien mis en lumière trois faits importants:
1° Les enfants, étant rapprochés dans un groupement de hasard, n'ont montré aucune solidarité, chacun répondant pour lui-même, et surtout chacun cherchant à répondre le premier;
2° Par le fait seul du groupement, les élèves deviennent plus suggestibles, et cette augmentation de suggestibilité provient de causes complexes: le désir de répondre vite, la disposition au fou-rire, etc.;
3° Beaucoup d'enfants imitent les réponses des autres enfants. Cette contagion de l'exemple constitue un des caractères les plus marqués de la psychologie des groupes.
Tels sont les faits qui sont les plus apparents, lorsqu'on regarde de loin cette expérience de groupement, et qu'on se borne à extraire les conclusions qui ressortent des moyennes. Il est intéressant de compléter cette première étude en examinant de plus près comment chaque groupe se comporte et en faisant l'analyse du rôle joué par chaque élève. On s'aperçoit alors que presque chaque groupe a une physionomie particulière.
NOUVELLES EXPÉRIENCES SUR DES ÉLÈVES RÉUNIS EN GROUPES
Nous avons fait cette étude nouvelle, en répétant la même expérience, dont les objets avaient été changés, sur nos 24 élèves habituels de l'école primaire élémentaire. Nous trouvons ici l'avantage d'avoir sous notre observation des enfants qui nous sont déjà connus.
Voici l'indication des objets avec quelques brefs détails sur chacun d'eux:
1 à 3.—3 timbres français, de 1 centime (bleu)—de 2 centimes (brun)—de 5 centimes (vert); les 3 timbres sont neufs. Au-dessous des timbres, le chiffre 8 imprimé en vert.
4.—Une découpure ronde faite dans un texte imprimé, et portant les mots: «Mme Cremer en riant ... venu en effet à reproduire ... Lorenz m'a... imité. Je ne ... à l'oeuvre! vraiment! ... très ennuyé et honteux! ... si cela ne suffit... à faire à mauvais jeu... par sa présence.»
5.—Une photographie de cinématographe représentant un jardinier qui vide un seau d'eau.
6.—Autre photographie représentant deux lutteurs.
7.—Autre photographie représentant une petite fille qui saute à la corde.
8.—Un morceau de papier buvard, rosé, maculé, de forme à peu près rectangulaire.
9.—Un fragment de centimètre, brun, en cuir, portant les N° 37 à 42.
10.—Un bouton en étoffe, de couleur grenat.
Tous ces objets étaient collés sur un carton, qu'on présentait pendant 12 secondes à chaque élève.
L'interrogatoire écrit qui a été communiqué à chaque groupe d'élèves était le suivant:
1. Combien y a-t-il de timbres?
2. Quelle est leur couleur?
3. Lequel porte le cachet de la poste?
4. Quel nom de ville distingue-t-on sur ce cachet?
5. Quelle est la forme du morceau de papier buvard?
6. Quel est le mot qui est écrit sur ce papier buvard?
7. La gravure représentant une petite fille qui saute à la corde est-elle bleu foncé ou brune?
8. Quelle est la personne qui se tient à côté de la petite fille?
9. Les deux hommes qui se battent, quelles armes tiennent-ils à la main?
10. Il y a dans le coin de gauche une photographie qui représente la Seine. Quel détail y avez-vous remarqué?
11. Quelle est la couleur du bouton d'étoffe?
12. Quels sont les numéros inscrits sur le bout de centimètre?
13. Sur le rond de papier, il y a une phrase qui commence par voilà pourquoi. Quels sont les mots qui suivent?
Cette liste a été présentée à l'élève qui avait le rôle de président, et il l'a lue à ses camarades, question par question; on répondait à une question avant de passer à la question suivante.
Les élèves, dans cette expérience, ont été beaucoup plus sérieux que leurs camarades, appartenant à la même école ou à une autre école, qui se sont prêtés à la première expérience, décrite plus haut, sur l'imitation. La différence d'attitude a été très frappante; jamais je n'ai eu à faire d'observations ou de réprimandes, jamais il ne s'est produit de fou rire. J'attribue la docilité des élèves à nos tête-à-tête antérieurs dans lesquels je leur avais donné l'habitude de la discipline.
Les résultats sont exposés dans le tableau XIX, où les réponses originales sont en caractères gras et les réponses imitées sont en italiques.
Je ne discuterai point les résultats collectivement, puisque j'ai déjà fait semblable étude 64; je veux au contraire examiner le travail de chaque élève, et rechercher si les résultats de l'expérience présente concordent avec ceux que nous possédons déjà.
Pour caractériser le rôle de chaque élève, nous devons tenir compte de plusieurs données différentes:
1° Le rang de l'élève répondant aux questions; a-t-il été souvent le premier à répondre, ou bien toujours le dernier? Pour déterminer ce rang, il est nécessaire de se rappeler que chaque élève est examiné par rapport aux autres élèves formant le même groupe; et le rang qu'il a obtenu n'a point une valeur absolue, mais seulement une valeur relative à ce groupe; ainsi, il est bien possible qu'un élève qui, dans le groupe dont il faisait partie, était en moyenne au 3e rang, eût été le 1er dans un groupe composé d'élèves plus lents. Ce que nous disons du rang est également vrai de tous les autres résultats obtenus par cette expérience.
2° Le nombre de fois que l'élève a répété la réponse d'un camarade, comparativement au nombre de fois qu'il a donné une réponse originale, de son invention. En général, ceux qui donnent le plus souvent une réponse originale sont les élèves les plus rapides, ceux qui répondent les premiers; mais il arrive parfois que l'élève qui parle le 3e ou le dernier fait une réponse qui est entièrement différente de celles des autres.
3° Le nombre de fois que l'élève a fait une réponse juste. Ici, une distinction est nécessaire. Un élève peut faire une réponse juste, soit en l'inventant lui-même, soit en se contentant de répéter la réponse juste d'un camarade; dans ce dernier cas, on ne peut pas faire à l'élève un mérite de l'exactitude de sa réponse, puisqu'il n'a été qu'un écho. Je ne tiendrai compte, par conséquent, que des réponses justes qui sont originales.
1er groupe.—Il est composé des élèves Vas., Pet., Gesb., Dew. et Poire, qui tous sont de la 1re classe. Les quatre premiers ont, d'après nos tests antérieurs, une suggestibilité moyenne, sans rien de bien marqué; le dernier, au contraire, Poire, nous est bien connu par sa profonde suggestibilité; nous l'avons toujours présenté comme un type d'automate.
Dans ce groupe, les élèves se sont beaucoup imités; les réponses par imitation ont toujours été plus nombreuses que les réponses par invention. Il n'y a pas eu, semble-t-il, un leader, ayant le plus souvent occupé le premier rang, ayant été suggestif plus souvent qu'imitateur. Celui qui a donné le plus de réponses justes et originales est Pet.; mais il a, lui aussi, fortement subi l'imitation des autres. Ce qui est frappant, c'est le rôle effacé tenu par Poire. Il a pour ainsi dire toujours répondu le dernier, et il ne prenait la parole que pour répéter ce qu'avait dit le précédent camarade. Une seule fois, il a fait une réponse originale, et ce fut une erreur; les autres variaient quelque peu sur la couleur des 3 timbres; on avait dit: grenat, vert, gris foncé; on avait dit aussi: grenat, vert, bleu foncé. Les 2 réponses étaient justes, car un des timbres a une nuance qu'on peut appeler grise ou bleue. Poire cherchant à innover, a dit: grenat, vert, jaune foncé; c'est la seule fois qu'il s'est distingué par une opinion personnelle: or, il n'y avait pas de timbre jaune foncé. Cette nouvelle épreuve confirme donc ce que nous savions déjà de cet élève.
Ainsi, dans ce groupe, il y a 4 élèves égaux, et 1 automate.
2e groupe.—Il est formé par des élèves de la 1re et de 2e classe. 3 élèves de la 1re classe: Monne, élève moyen, qui ne présente rien de particulier; Delanse, élève assez âgé (14 ans passés), figure d'adulte, peu suggestible; et enfin Bout., plus jeune, un de nos 3 types de suggestibilité complète. Les 2 élèves de la 2e classe sont Blasch, et Sag., 2 enfants très intelligents, très travailleurs, qui tiennent la tête de la 2e classe, et qui sont en rivalité continuelle; cette rivalité est si sérieuse qu'elle a gagné les familles des 2 élèves et les a rendues hostiles l'une à l'autre. A première vue, il était difficile de prévoir les résultats de ce groupement; je supposais seulement que Delanse, à cause de son âge et de son peu de suggestibilité, mènerait le mouvement, et que Bout. se conduirait en parfait automate, un peu comme l'avait fait Poire.
Les rôles des élèves ont été bien distincts. Deux d'entre eux ont été des leaders, Delanse et Blasch. Ce dernier, beaucoup plus prompt, presque constamment premier, a donné un bon nombre de bonnes réponses; Delanse, un peu moins vif, arrivait le plus souvent second; parfois il répétait la réponse de Blas., mais souvent aussi il trouvait une réponse originale, et sans être exact au même degré que Blasch, il l'a été plusieurs fois. Il arrive donc bien, à tous égards, le second. Les trois autres ont été les moutons du groupe; ils ont répété docilement, Saga plus lentement encore que Monne et Bout, et lorsque l'un d'eux a fait une réponse originale, ce qui était bien rare, elle était erronée. Ces résultats sont conformes à nos prévisions pour Bout., mais nous n'attendions pas tant d'automatisme de la part de Monne et de Saga.
Ce second groupe diffère donc totalement du premier. Nous trouvons 3 automates et 2 leaders, qui ont été en rivalité, chacun d'eux imitant peu son concurrent.
3e groupe.—Il se compose de 5 élèves de la 2e classe; parmi ces 5, il en est 3 qui sont plus âgés, plus adultes que les autres, ce sont Lac., Bien, et Féli.; Lac, nous l'avons dit, est fort peu suggestible. Les 2 autres élèves, Motte et Martin, sont plus jeunes, plus enfants; ils ne présentent rien de marqué comme suggestibilité. A première vue, nous pouvions supposer que Lac, esprit mûr et pondéré, mènerait le groupe.
Dans ce groupe, nous ne trouvons pas de véritable leader, mais 2 catégories d'élevés; l'une est formée des trois plus âgés, Lac, Bien, et Féli., qui ont tantôt été suggestionneurs, tantôt imitateurs, et sont à peu près sur un pied d'égalité; les 2 élèves plus jeunes, Martin et Motte, ont été des imitateurs automates.
4e groupe.—Composé d'élèves plus jeunes que le précédent. Il y a 3 élèves de 3e classe, Uhl, And., Meri. et 1 élève de 4e classe, Vand. Nous savons que parmi ces élèves, il existe un parfait automate, And.; les autres n'offrent rien de particulier.
En fait, And., comme nous le supposions, a été très automatique; c'est le plus lent de tous, et il se borne presque toujours à répéter ce que d'autres ont dit. Les 3 autres ont un rôle assez actif; 2 sont particulièrement prompts à répondre, et ce sont ceux qui sont les plus suggestionneurs, Vand et Meri.; mais, chose curieuse, ils répondent presque toujours faussement. Vand n'a pas même donné une seule réponse juste. Ce sont donc des leaders, mais de mauvais leaders. Uhl, qui est un peu plus lent qu'eux, qui est moins initiateur et plus imitateur, donne un plus grand nombre de bonnes réponses.
Ainsi, nous avons 1 automate, 2 mauvais leaders, et 1 élève plus exact, mais moins en avant et moins écouté, c'est un indépendant.
5e groupe.—C'est le rendez-vous des élèves les plus petits. Tous, sauf un seul, qui est président, Mien, et qui est de la 3e classe, tous appartiennent à la 4e classe. Ce qui caractérise ce groupe, c'est que les imitations ont été très nombreuses. Il y a 2 sujets qui sont de parfaits automates, Tix et Hub, les 3 autres ont eu un peu plus d'initiative. Les 2 leaders sont Mien et Diem; ce dernier, quoique donnant des réponses moins exactes que Mien, a eu un rôle plus en saillie, c'est surtout lui qui a entraîné l'imitation des autres.
On voit que cette étude analytique confirme complètement les conclusions de l'étude synthétique que nous avons présentée plus haut, et nous pouvons reproduire ces conclusions et dire que le groupement des élèves produit: 1° une division de fonctions, les uns deviennent des meneurs, les autres des menés; 2° une augmentation de suggestibilité; 3° une forte tendance à l'imitation.
CHAPITRE VIII
LES MOUVEMENTS SUBCONSCIENTS
J'ai expliqué longuement, dans la première partie de cet ouvrage, que les faits si curieux et si étonnants du spiritisme sont en germe dans une petite expérience, bien simple à exécuter, celle de la répétition inconsciente d'un mouvement imprimé à la main, et que cette petite expérience de nature fort inoffensive peut nous renseigner sur les aptitudes d'une personne à l'automatisme des mouvements. Il n'est donc pas nécessaire d'autre préambule, et je vais rapporter de suite les expériences que j'ai faites.
Ces expériences consistent dans la provocation des mouvements inconscients ou subconscients de répétition. Je les ai faites à trois reprises sur les mêmes sujets, en leur donnant chaque fois une forme différente.
1re Expérience.—Cette première expérience a été la plus longue. Elle a pris deux après-midi entières, composées chacune de deux heures et demie de travail. Pendant ce temps, j'ai pu expérimenter sur 25 enfants; chacun a été examiné isolément dans le cabinet du directeur.
Pour enregistrer les mouvements subconscients, je désirais avoir un appareil très simple sur lequel le sujet poserait sa main, et mon but était de communiquer à la main du sujet, par l'intermédiaire de cet appareil, un mouvement très simple, très régulier, par exemple un mouvement d'oscillation, afin de rechercher si la main continuerait d'elle-même ce mouvement quand je cesserais de le produire. Je me suis servi, en le modifiant très peu, d'un petit balancier de Wundt qui se compose essentiellement d'une tige métallique horizontale fixée à la partie supérieure d'une colonnette et pouvant tourner autour de son point fixe; cette tige est terminée à une de ses extrémités par une lourde masse de métal, en forme de marteau (a) qui vient frapper, toutes les fois qu'elle s'abaisse, une enclume (b) située en dessous et à l'autre extrémité est fixé un ressort à boudin (c) qui relie la tige à la plateforme sur laquelle la colonnette est montée. La figure nous dispense d'une plus longue description de cet appareil.
Fig. 27.—Balancier (modification très légère d'un appareil de Wundt) servant à l'étude des mouvements subconscients.
Le petit appareil que je viens de décrire est placé sur une table, à côté d'un métronome; un grand écran qui a la longueur de la table est fixé entre les deux instruments, et divise la table en deux compartiments, dont l'un, celui de gauche, contient le métronome, et l'autre, celui de droite, contient le balancier avec le marteau tourné vers la gauche; lorsqu'un élève entre à son tour dans le cabinet du directeur, nous le faisons asseoir à la table; sa chaise est placée un peu à gauche de l'écran, par conséquent, il se trouve juste assis devant le métronome; mais en penchant la tête vers la droite, il peut voir le balancier. Notre premier soin est de présenter à l'élève le balancier; nous lui disons que c'est un instrument qui ne peut faire aucun mal, et qui ressemble à une balance; ensuite, lorsque l'enfant a bien regardé l'instrument et s'est à peu près rendu compte de sa forme générale—ce qui est nécessaire pour éviter toute appréhension 65—on lui indique comment va se faire l'expérience; l'enfant doit tenir entre le pouce, l'index et le médius de sa main droite la masse en forme de marteau qui termine le balancier, et serrer fortement cette masse entre ses trois doigts; il doit, en outre, faire «la main morte», c'est-à-dire laisser aller sa main, et céder au mouvement d'oscillation que j'imprime à l'instrument en mettant moi-même le doigt sur l'autre extrémité du levier. Je fais alors, devant l'enfant, la répétition du mouvement que je dois exécuter pendant l'expérience; je soulève 5 ou 6 fois de suite un des bras de levier, celui qui se termine par un ressort à boudin; chaque fois, après l'avoir soulevé, je l'abaisse, et j'exécute ce mouvement très régulièrement; il est facile de comprendre que lorsque le bras de levier de droite est soulevé, l'autre bras de levier s'abaisse et le marteau qui le termine frappe l'enclume en faisant entendre un bruit sec; ce bruit sec se fait donc entendre à chaque oscillation double du levier. L'enfant, après avoir vu et compris ce mouvement très simple, est invité à saisir entre ses doigts le marteau, et je recommence sous ses yeux à manoeuvrer le balancier. Le plus souvent, je ressens une résistance: l'enfant ne se contente pas de serrer le marteau entre ses doigts, mais il s'oppose plus ou moins énergiquement au mouvement de bascule du marteau. Je le lui fais remarquer: «Vous résistez à mon mouvement, dois-je lui dire, et il ne le faut pas; vous devez vous contenter de serrer le marteau, et laisser votre main monter et descendre, quand j'appuie sur l'autre extrémité du levier.» Il faut souvent de longues explications pour faire comprendre à l'enfant ce qu'on désire de lui; mais je suis arrivé à me faire comprendre de tous. J'ai ensuite, quand j'ai obtenu ce que je voulais, le soin d'insister sur la prescription suivante: l'enfant ne doit ni s'opposer à mon mouvement, ni le faciliter; il doit se laisser aller, sans s'occuper de sa main; il doit rester complètement passif. Je multiplie les commentaires de ce genre, afin d'être certain que j'ai été bien compris. Ces explications terminées, j'attire l'attention de l'enfant sur le métronome qui occupe la case de droite; je lui explique que cet instrument marque la mesure pour les musiciens, je mets la tige du métronome en mouvement, et je dis à l'enfant qu'il doit concentrer son attention sur le métronome, suivre des yeux le mouvement du métronome et compter à voix basse ses battements, car lorsque l'expérience sera terminée, il devra me donner le compte exact des battements, et je pourrai voir alors s'il s'est trompé ou non. En réalité, je ne compte jamais le nombre des battements, et mon contrôle est illusoire; il suffit, du reste, que l'enfant s'imagine que ce contrôle va avoir lieu pour qu'il fasse grande attention au métronome 66. Les explications sont maintenant terminées et l'expérience peut commencer. L'enfant saisit avec ses doigts de la main droite le marteau du balancier, et attend; le coude droit est appuyé sur la table; je mets d'abord en mouvement le métronome, et l'enfant le regarde attentivement, et commence à compter à voix basse. Dans tous les cas, sauf une ou deux exceptions, le sujet garde les yeux fixés sur le métronome, et ne détourne pas la tête pour regarder sa main droite; comme je lui ai expliqué le mouvement qui va être imprimé à sa main, comme d'autre part, il a déjà l'expérience de ce mouvement, il ne se produit rien de nouveau et d'insolite qui puisse attirer son attention sur sa main droite; en tout cas, quel que soit le motif, j'insiste pour affirmer que l'orientation du corps et de l'attitude de l'enfant a toujours été très correcte; une ou deux fois, il est arrivé à un enfant de regarder sa main droite; mais ce mouvement très rare a cessé dès la première remarque que j'en ai faite.
Note 65: (retour) Il est très important, je crois, lorsqu'on apporte dans une école un appareil, de bien en expliquer l'usage et le fonctionnement aux maîtres et aux élèves; ces derniers, surtout quand ce sont de jeunes Enfants, peuvent avoir peur de l'instrument, s'imaginer une foule de choses, et faire le soir à leurs parents des récits fantastiques sur les expériences auxquelles on les a soumis. Dans une école primaire élémentaire, j'adaptai un jour un plethysmographe en caoutchouc à la main d'un enfant; l'instrument se compose simplement d'un cylindre de caoutchouc, entouré d'une peau de gant; il est donc entièrement inoffensif; le soir de cette expérience, l'enfant se trouva malade, et la mère vint se plaindre au Directeur de l'École qu'on avait rendu son enfant malade avec de l'électricité.
Les mouvements que j'imprime au balancier sont synchrones à ceux du métronome, celui-ci bat la seconde; à chaque battement du métronome, je fais coïncider un mouvement simple du balancier, de sorte que le balancier fait entendre son bruit sec de marteau frappant l'enclume à chaque battement pair du métronome. L'avantage de ce dispositif m'a paru double: en demandant à l'élève de compter les battements du métronome, j'obtiens une fixation assez régulière de l'attention; en outre, en rythmant les mouvements du balancier sur ceux du métronome, je facilite les mouvements inconscients du sujet, car je suppose que ces mouvements subconscients doivent être aidés par le rythme sur lequel le sujet fixe son attention.
Pour provoquer les mouvements subconscients, je fais d'abord des mouvements d'oscillation du balancier, en suivant les battements du métronome; ensuite, j'abandonne le balancier à lui-même, en faisant les derniers mouvements avec un peu moins de force, afin de ne pas éveiller l'attention du sujet par un trop grand contraste entre mes mouvements et mon immobilité; j'attends un moment pour voir si le sujet répétera le mouvement, alors que ma main est retirée; mais, par précaution, je ne retire pas ma main très loin de l'instrument, car je ne veux pas donner l'éveil au sujet, et lui laisser croire que ma main abandonne l'instrument: il pourrait en résulter une suggestion pour lui, et cette suggestion pourrait être provoquée non seulement par la vue de ma main s'éloignant, mais encore par le bruit que ferait ma manche pendant que j'exécute ce mouvement. Je crois donc préférable de laisser ma main presque en contact avec l'extrémité de droite du balancier, mais je cesse de manoeuvrer cette extrémité.
Déjà pendant ces mouvements préliminaires, que j'appellerai des mouvements d'amorçage, on a quelquefois la perception très nette que l'enfant collabore au mouvement, et qu'il le facilite; mais on peut éprouver soi-même des illusions; et pour couper court à tous les doutes, il est nécessaire de cesser complètement de mouvoir le balancier 67.
Note 67: (retour) Je dois prévoir une objection: on pourrait supposer que lorsque ma main abandonne le balancier après l'avoir mis en mouvement, les mouvements subséquents peuvent tenir en partie à l'inertie de l'instrument, et non a l'automatisme du sujet; cette interprétation ne serait pas exacte; car les oscillations de l'instrument qui sont dues à son inertie ne peuvent pas se confondre avec celles que j'imprime ou que la main du sujet continue. Si on soulève une des extrémités du balancier, quand personne autre ne le tient, et qu'on l'abandonne brusquement, on provoque une dizaine d'oscillations d'inertie qui sont très rapides (10 oscillations doubles en 4 secondes pour l'instrument dont je me sers), or, comme les oscillations communiquées par moi et répétées par le sujet durent chacune deux secondes, on voit que les oscillations d'inertie sont 5 fois plus rapides et ne peuvent donner lieu à aucune confusion.
J'ai réglé avec autant de soin que possible le nombre des mouvements d'amorçage; je fais d'ordinaire 10 mouvements doubles; j'attends ensuite deux à trois secondes pour voir si les mouvements de répétition se produisent; s'ils se produisent, je les laisse se manifester jusqu'à ce qu'ils s'arrêtent spontanément; s'ils ne se produisent pas, je fais un nouvel amorçage de 10 mouvements doubles, et ainsi de suite. En général, je fais 6 séries d'amorçages; si le sujet ne paraît pas disposé à continuer de lui-même les mouvements, si ces 6 séries ne donnent point de résultat appréciable, je suspends cette première partie de l'expérience, et je la considère comme ayant donné un résultat négatif.
Il est bien entendu qu'un examen aussi court, qui dure de cinq à dix minutes, est insuffisant pour déterminer avec précision les aptitudes automatiques d'un sujet donné; nous nous contentons de comparer chaque sujet aux autres, et nous admettons que du moment qu'un sujet A n'a pas pu être entraîné à l'automatisme pendant notre épreuve, il est moins automate qu'un sujet B, qui pendant le même laps de temps a montré des mouvements très nets de répétition inconsciente; encore faut-il ajouter que c'est là une présomption, bien plus qu'un fait démontré; car il n'est pas absolument certain que le degré d'automatisme soit constamment en relation avec le degré d'amorçage nécessaire pour provoquer cet automatisme.
Le classement des sujets, d'après les résultats qu'ils ont donnés, me paraît se faire très naturellement en 3 groupes: le premier groupe est celui des résultats entièrement négatifs; il comprend 6 élèves. Nous rangeons parmi eux tous les élèves dont la main n'a présenté aucun mouvement appréciable de répétition, aucune ébauche de mouvement, si petite soit-elle; il est bien entendu que nous nous contentons de notre observation visuelle pour attester ce fait négatif, cette absence de mouvement; or, l'observation ne permet pas de nier la production de mouvements très petits, à peine sensibles; il faudrait pour avoir le droit de nier ces mouvements, les soumettre à un enregistrement avec des appareils capables d'amplifier les mouvements, ou tout au moins de les inscrire. Nous devons nous contenter, pour le moment, d'affirmer, chez nos 6 sujets l'absence de mouvements appréciables à la vue.
Le second groupe se distingue à peine du premier; j'y place des élèves qui font à eux tout seuls à peine une oscillation ou une demi-oscillation du balancier, et ceux qui vont jusqu'à faire 2 ou 3 oscillations complètes, une fois par hasard. Ainsi Féli. est un bon exemple de ce groupe; quand on lui a fait faire 15 à 20 mouvements, sa main abandonnée à elle-même fait une seule oscillation; si on a laissé l'instrument au moment où le marteau était en haut, sa main fait un mouvement d'abaissement du marteau, puis elle s'immobilise; si on a terminé par un abaissement du marteau, sa main fait un soulèvement du marteau, et elle s'immobilise en l'air.
Chez Lac., le mouvement induit se prolonge un peu plus; il en a esquissé une fois 2, une autre fois il en a même fait 4. Chez d'autres, on observe une préférence pour un seul genre de mouvements; ainsi, ils ne savent que soulever le marteau, ou bien ils ne savent que l'abaisser; on peut alors les amener à faire une série isolée de mouvements subconscients; il suffit par exemple de soulever le marteau pour qu'ils l'abaissent, et ils continueront ainsi à l'abaisser 7 ou 8 fois de suite. C'est la preuve qu'ils ont des aptitudes automatiques, mais celles-ci sont encore mal développées.
Notre troisième groupe contient les élèves qui présentent un développement complet de l'automatisme; ces élèves sont au nombre de 14; par conséquent ce groupe est le plus important, il est même plus important que les 2 premiers groupes réunis. Ici, une remarque préliminaire est nécessaire. Les résultats de cette expérience sont distribués tout autrement que ceux des expériences de suggestion portant sur les sensations et sur les jugements. Rappelons-nous ce qu'a produit l'influence de l'idée directrice; nous avons pu donner à nos élèves des coefficients de suggestibilité variant de 100 à 600; ici, nous n'avons point cette série bien ordonnée de résultats; on pourrait presque dire, en exagérant un peu la vérité, que pour l'automatisme des mouvements, c'est tout ou rien; si on cherche à évaluer l'automatisme moteur par le nombre de mouvements induits, on aura, comme nombre moyen pour les élèves du 1er groupe, le nombre 0; pour les élèves du 2e groupe, la moyenne oscillera entre 0,5 et 1; enfin, en ce qui concerne le 3e groupe, la moyenne sera par exemple de 20 ou 30. Il y a donc un abîme entre les résultats du second groupe et ceux du troisième. Ce fait dépend probablement de ce que le nombre de mouvements automatiques ne peut pas donner une mesure exacte de l'automatisme. Lorsqu'un sujet commence à faire une série de mouvements de répétition, il y a des chances pour que cette série se prolonge très longtemps, si quelque hasard ne vient l'interrompre, et il y a beaucoup de cas où nous avons dû nous-même mettre fin à l'expérience, pour qu'elle ne se prolongeât pas outre mesure; il était d'un intérêt médiocre de constater si un sujet qui en était par exemple à son 40e mouvement de répétition irait ou non à son 100e mouvement.
Nous pouvons présenter cette particularité sous une autre forme; comparons l'expérience dont nous parlons en ce moment avec celle de l'idée directrice; toutes deux ont ce trait commun de faire échapper un certain automatisme au contrôle du sens critique; dans un cas, c'est un automatisme de perceptions et de jugement, dans l'autre cas, c'est un automatisme de mouvements. Il résulte des observations que nous avons faites que l'automatisme des perceptions et des jugements se produit, plus ou moins, chez tous les sujets, et à des degrés variables d'un sujet à l'autre: l'automatisme moteur, au contraire, tel qu'il nous est révélé par l'expérience actuelle, paraît ne pas exister du tout chez plusieurs des sujets; et il paraît, en outre, quand il se réalise, prendre de telles proportions qu'il efface presque les différences individuelles. Voilà ce qui ressort de la comparaison des deux genres d'expériences; il faudra rechercher maintenant si des différences aussi nettes, aussi saisissantes, proviennent de la nature même de l'automatisme, ou si elles tiennent aux conditions des expériences.
Les mouvements automatiques que nous réussissons à produire présentent un certain nombre de caractères intéressants; le premier est leur inconstance. Il n'est pas rare qu'un sujet qui, à un premier amorçage, ne montre aucun automatisme, en montre un extrêmement développé après le second amorçage, et que cet automatisme disparaisse ensuite pour ne jamais revenir. Quelquefois, à la reprise des battements du métronome, un sujet fait spontanément des mouvements automatiques, sans qu'on l'amorce de nouveau, alors qu'au précédent amorçage il n'avait manifesté aucun mouvement de répétition. Ces irrégularités peuvent sembler déconcertantes, mais il n'est pas impossible d'en trouver l'explication, nous reviendrons sur ce point dans un instant.
Toutes les fois que nous constatons chez un enfant que des mouvements très nets de répétition se produisent, nous l'interrogeons après avoir arrêté sa main; nous croyons utile de savoir, par son témoignage, comment il se rend compte des mouvements de sa main. Cette interrogation est d'autant plus utile qu'on pourrait soupçonner que si un enfant a répété indéfiniment un certain mouvement que j'ai imprimé à sa main ou à son bras, c'est parce qu'il a mal compris l'expérience et qu'il a cru à tort qu'il devait répéter volontairement ce mouvement. Il faut donc s'entendre avec lui et dissiper toute équivoque. Je dirai d'abord que mes sujets ont tous, sans exception, la connaissance de leurs mouvements; ils savent que leur main vient de se mouvoir. Les conditions d'expérience, jointes à leur personnalité psychique, n'ont point permis la production d'une anesthésie de la main ou du bras: j'entends par là une anesthésie profonde, comparable à celle d'une hystérique. Après avoir constaté qu'ils ont eu conscience de leurs mouvements, je leur demande si, en exécutant ces mouvements, ils ont résisté à l'impulsion que j'ai donnée au balancier, ou bien s'ils l'ont aidée, ou bien encore s'ils sont restés complètement inactifs, n'aidant pas et ne résistant pas. Cette demande provoque des réponses très variables; l'enfant est souvent en état de doute et semble un peu répondre au hasard, après avoir épié l'expérimentateur pour deviner sa pensée; cet enfant-là ne sait rien au juste. D'autres pensent avoir un peu résisté; d'autres enfin, et ce sont les plus nombreux, reconnaissent qu'ils ont aidé le mouvement de l'expérimentateur.
Je vais maintenant passer en revue quelques-uns de nos sujets.
DEW.—Après un amorçage de 20 mouvements, sa main commence à répéter les mouvements sur le balancier, pendant qu'il suit les battements du métronome; les deux mouvements sont bien rythmés. Quand le sujet a fait 30 mouvements de répétition, nous l'arrêtons, et nous l'interrogeons; nous le prions de nous dire s'il a, comme c'était convenu, laissé sa main aller, ou s'il nous a aidé à faire le mouvement: il reste indécis; nous le prions alors de recommencer en prenant soin de ne pas aider notre mouvement. A la suite de cette remarque, les mouvements subconscients sont bien diminués; on n'en compte plus que 3, après chacune de nos tentatives d'amorçage. Le sujet a donc pu reprendre le contrôle de ses mouvements.
MONNE.—Après un court amorçage, il fait tout seul 30 à 40 mouvements de répétition; mais ces mouvements s'arrêtent tout seuls; le sujet sans qu'on l'y ait aidé, est arrivé à supprimer les mouvements inconscients, et de nouveaux amorçages ne provoquent plus rien. Cet exemple, ajouté au précédent, nous montre que l'automatisme des mouvements est un phénomène fugitif, qui peut se supprimer brusquement.
Nous avons cherché à fixer davantage l'attention de Monne, en le priant de lire attentivement une page d'un livre de physique amusante; pendant cette lecture, le mouvement a été supprimé.
DELANS.—Cet élève présente un automatisme moteur plus développé et plus stable que celui de Monne. Après un court amorçage, le mouvement de répétition commence, très net et très énergique; il se continue indéfiniment; le sujet suit avec la main les battements du métronome, en montrant beaucoup de régularité. Nous le prions, au bout de quelque temps, de lire une page de physique amusante; il continue ses mouvements pendant la lecture, mais le mouvement devient moins régulier, il cesse d'être synchrone avec les battements du métronome.
SAGA.—Encore un bel exemple d'automatisme très net et très stable; les mouvements se produisent après un court amorçage, et se continuent soit que le sujet écoute le métronome, soit qu'il s'absorbe dans la lecture; au bout de quelque temps, nous arrêtons sa main. Nous demandons à Saga, s'il pense avoir aidé notre mouvement sur le balancier ou s'il pense avoir résisté au mouvement. Sa réponse nous est qu'il a aidé: nous le prions alors de recommencer en laissant complètement aller sa main; nous reprenons, et ses mouvements de répétition sont aussi nets que la première fois. C'est un sujet qui ne s'est pas contrôlé.
BIEN.—Après un amorçage de 10 mouvements, il fait spontanément 30 mouvements de suite; je l'arrête, je l'interroge, il reconnaît avoir un peu aidé mon mouvement; à la seconde reprise, comme il a été averti, les mouvements de répétition disparaissent presque complètement, on n'en compte plus que 2.
POU.—Après un amorçage extrêmement court, il exécute 50 mouvements de répétition: ce mouvement se prolonge pendant la lecture. Sur interrogation, il reconnaît qu'il a un peu aidé mon mouvement; à la reprise, son automatisme persiste. Curieux de savoir s'il arriverait à se reprendre, je l'avertis de nouveau qu'il doit avoir soin de ne pas m'aider; alors à la seconde reprise, son automatisme cesse.
MARTIN.—L'automatisme apparaît tout au début, mais il diminue rapidement; il commence par diminuer d'intensité; le mouvement devient plus léger, plus incomplet, et il cesse; pendant la lecture, on arrive encore à l'amorcer, mais il dure peu. Plus l'expérience se prolonge, plus l'automatisme diminue; c'est comme si le sujet reprenait de lui-même le contrôle de ses mouvements.
MIEN.—Exemple analogue. Les premiers mouvements de répétition apparaissent très rapidement, et sont très vigoureux; puis ils disparaissent d'eux-mêmes; on ne peut pas, en l'amorçant, lui faire produire plus de 4 à 6 mouvements; la lecture ne change pas les résultats.
OBRE.—Automatisme très brillant, qui se manifeste après un court apprentissage, et persiste indéfiniment, pendant l'audition du métronome et pendant la lecture; interrogé, le sujet ne se rend compte de rien, il croit même m'avoir un peu résisté.
MÉRI.—Excellent automate; apprentissage rapide; malgré les avertissements, ne peut pas se reprendre.
HUB.—Il a eu besoin d'un très long amorçage (40 mouvements) pour faire des mouvements de répétition; mais une fois amorcé, il continue indéfiniment.
DIE.—Très beaux mouvements induits, qui continuent indéfiniment; malgré mon avertissement, le sujet ne peut pas se reprendre, bien qu'il soit d'avis qu'il m'a aidé.
GOUJE.—Encore un excellent automate. Un court amorçage provoque les mouvements qui se continuent ensuite indéfiniment. Il reconnaît m'avoir un peu aidé. Malgré mon avertissement, les mouvements sont aussi nets à la reprise qu'avant.
On voit, par les descriptions précédentes que le contrôle du sujet sur l'automatisme des mouvements est assez variable: certains, comme Mien., Martin., arrivent spontanément, sans aucun secours étranger, à corriger et à supprimer leur automatisme; d'autres, comme Dew., Bien., Pou., ne produisent l'arrêt de leur main que lorsqu'on les a interrogés sur la manière d'exécuter les mouvements, et qu'ils ont reconnu qu'ils aidaient un peu; d'autres enfin, malgré cet avertissement, continuent à la nouvelle reprise à faire des mouvements aussi nets que la première fois, lorsqu'ils n'étaient pas avertis.
Nous classons nos sujets de la manière suivante, au point de vue du développement de l'automatisme:
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1° Pet 2° Poire. 3° Vasse. 4° Demi. 5° Uhl. 6° Motte. 7° Gesb 8° Bout 9° Blasch. 10° Féli. 11° Lac. 12° And. 24° Hub. 25° Die. |
) ) ) Ex aequo. ) Point ) d'automatisme. ) ) ) Ex aequo. ) Ébauche ) d'automatisme. ) ) ) ) |
13° Bienv. 14° Mien. 15° Martin. 16° Dew. 17° Monne. 18° Pou. 19° Delans. 20° Obre. 21° Van. 22° Meri. 23° Gouje. |
) Ex aequo. ) Automatisme corrigé ) spontanément. ) Ex aequo. Aut., ) corrigé après ) avertissement. ) ) Ex aequo. ) Automatisme ) persistant malgré ) l'avertissement. |
Quelques remarques maintenant sur ce classement de nos sujets. Je suis très frappé de voir que les plus jeunes enfants sont presque tous réunis dans le dernier groupe, celui des plus automates, et ce groupe ne compte qu'un seul enfant de la 1re classe. A première vue, ce classement diffère grandement de celui qu'a donné l'expérience sur l'idée directrice; car Poire., l'enfant le plus suggestible pour le jugement, est ici le moins automate, et au contraire Delans, si peu suggestible dans le domaine du jugement, est ici parmi les meilleurs automates. Ce fait nous laisse soupçonner que ces deux genres de suggestibilité ne doivent pas être parallèles comme développement.
Je dois dire en terminant comment j'interprète cette expérience sur les mouvements subconscients de répétition. Je suppose que les enfants qui ont montré le plus d'automatisme sont ceux qui ont fait avec le moins d'exactitude la distinction entre les mouvements passifs de leur main et les mouvements actifs; quand je faisais moi-même mouvoir le balancier, leur main avait un mouvement passif; lorsqu'ils ont continué seuls le mouvement, ils ont fait un mouvement actif, et s'ils ne se sont pas rendu compte qu'à ce moment-là je cessais d'agir sur le balancier, c'est qu'ils n'ont pas perçu que le mouvement de leur main changeait de nature et devenait actif, après avoir été passif. Certes, ces deux genres de mouvements doivent présenter des différences caractéristiques, qui se révèlent surtout dans les expériences où le sujet fait un effort d'attention volontaire pour distinguer ces deux mouvements; mais, dans nos expériences sur les élèves, la perception de leur différence ne se fait pas ou se fait d'une manière incomplète. Pourquoi? Nous n'en savons rien au juste; ces questions de mécanisme sont toujours compliquées; on pourrait supposer que les sensations particulières qui font la différence des deux mouvements sont plus faibles et plus confuses chez les sujets automates; une autre supposition que je crois plus vraisemblable, est que le sujet automate pour les mouvements n'a point l'habitude de fixer fortement son attention sur ses sensations musculaires. Mais laissons la question en suspens. Toujours est-il que lorsqu'on interroge le sujet sur la manière dont il s'est comporté et sur la nature des mouvements qu'il vient d'exécuter, on l'oblige à se rendre compte de ses mouvements; on le détermine à fixer son attention sur ces mouvements, et par conséquent on trouble les conditions mentales de la précédente expérience; le sujet, ainsi aidé par l'expérimentateur, surveille de plus près sa main, il doit mieux percevoir les caractères différentiels du mouvement actif et du mouvement passif, il se laisse moins aller, il veut savoir; bref, ces dispositions différentes contrarient le développement du mouvement automatique, car un mouvement est d'autant moins automatique, en général, qu'on le surveille avec plus d'attention. C'est ainsi que nous expliquons comment il se fait que la répétition de l'expérience, l'exercice, produisent sur nos sujets un effet diamétralement opposé à celui que fournissent les recherches d'hypnotisme; plus nous expérimentons sur nos enfants d'école, moins ils deviennent suggestibles. Nous en avons déjà fait la remarque à propos des expériences sur les lignes, et Sidis avait fait une remarque analogue sur des élèves de laboratoire. C'est donc un fait sinon général, du moins fréquent, et il est contraire à tout ce qu'on observe dans l'hypnotisme: le sujet hypnotisé devient d'autant plus suggestible, on le sait, qu'il a été suggestionné plus souvent, et c'est ce qui constitue le danger moral de la suggestion hypnotique, qui, au bout de quelque temps, livre le corps et l'âme d'un individu à la volonté d'un autre individu. Il est fort heureux pour nos recherches qu'elles ne présentent point ce caractère si dangereux; en réalité, on pourrait dire d'elles qu'elles guérissent de la suggestion, elles rendent nos sujets réfractaires, elles leur apprennent à se rendre compte des erreurs qu'ils commettent et les habituent à se contrôler. Ce sont des expériences qui méritent d'être qualifiées de pédagogiques, puisqu'elles procurent aux sujets un profit intellectuel.
Mais comment peut-il se faire, demandera-t-on, qu'une tentative de suggestion qui, lorsqu'on fait de l'hypnotisme ou même sans hypnotisme, produit une augmentation de la suggestibilité, puisse produire entre nos mains un effet justement opposé, une diminution de la suggestibilité? C'est encore une question sur laquelle je ne puis présenter que des opinions probables, mais je ne veux pas éviter de la traiter, car elle est extrêmement importante; c'est sans doute le noeud de toutes nos recherches. Pour mieux me faire comprendre, je vais faire la comparaison entre notre expérience du balancier et l'exercice spirite des tables tournantes; ce sont là, ce me semble, des expériences tout à fait voisines, car l'art de faire tourner les tables consiste dans de petites poussées inconscientes que les doigts des sujets—surtout des sujets appelés médiums,—impriment à la table; or, on sait que les médiums s'entraînent et que l'entraînement produit chez eux une culture intensive de l'automatisme. Pourquoi donc ces mouvements inconscients que l'exercice développe chez le médium, l'exercice les suspend-il chez nos écoliers? Je pense que sous cette forme, la question fait d'elle-même entrevoir la réponse probable. Que pense l'adepte du spiritisme lorsqu'il appuie les doigts sur un guéridon ou lorsqu'il prend en main une plume pour écrire sous la dictée de l'esprit qu'il invoque? Avant de donner une séance, il doit se préparer de diverses manières, par exemple par la méditation ou la concentration d'esprit sur différents problèmes; de plus et c'est là le point le plus important, son attitude d'esprit n'est point sceptique; il ne cherche point à contrôler les mouvements de sa main, à se rendre compte de leur nature, à savoir s'il pousse ou ne pousse pas la table, parce qu'il est convaincu que sa main n'est qu'un organe au service d'une force supérieure à la sienne. Certes, cette intention de ne pas se contrôler ne suffirait pas pour faire un médium; il faut encore une disposition forte à l'automatisme et d'autres qualités qui nous échappent, mais je crois et je veux surtout montrer que les théories auxquelles le spirite adhère ne le portent point à étudier de près les sensations musculaires qui accompagnent les mouvements de sa main. Prenons maintenant un enfant d'école, qui a présenté, dès le premier amorçage, un bel exemple d'automatisme; la suite que l'expérience aura pour lui me paraît dépendre en grande partie de l'explication qu'on lui donne; si nous lui disions—ce que nous n'avons jamais fait, d'ailleurs—que le balancier est un instrument merveilleux, qui se ment tout seul quand on y met la main, et qui par ses oscillations répond à nos interrogations, si nous l'avions convié, en un mot, à interroger le balancier comme on interroge les tables, et si nous l'avions convaincu du caractère sacré de cet exercice—alors, certainement, l'effet aurait été tout différent de celui que nous avons obtenu; l'enfant n'aurait point cherché à se contrôler, il aurait fixé son attention non pas sur sa main, mais sur les questions à poser et les réponses à recueillir, et son activité automatique se serait développée au fur et à mesure sans obstacle, parce que toute activité se développe par l'exercice; des associations d'idées nombreuses se seraient formées et auraient consolidé cette activité.
Voilà, ce me semble, comment on peut expliquer que dans certains cas l'automatisme grandit et dans d'autres il s'atténue et finit par disparaître. Notre explication ne pourrait pas convenir à toutes les circonstances, car il y a des observations dans lesquelles l'automatisme s'est développé chez des personnes n'ayant pas d'idées préconçues ou même réfractaires aux idées spirites: diverses expériences citées plus haut en sont des exemples, celles de Stein par exemple, ou celle de Patrick. Nous avons vu que Stein a cultivé son propre automatisme en faisant de vigoureux efforts de distraction pour oublier sa main. L'expérimentateur s'est donc mis artificiellement dans des conditions utiles pour la suppression du contrôle. D'autre part, on a vu des cas où l'automatisme était si puissant qu'aucun contrôle ne pouvait l'arrêter et chez les hystériques, dont la main est insensible et l'attention mobile, le contrôle est souvent bien difficile. Mais ces remarques, tout en corrigeant notre interprétation, nous paraissent en laisser subsister la plus grande partie, et nous conclurons en admettant que dans nos expériences sur le balancier, si l'automatisme ne se développe pas, c'est parce que la manière dont l'expérience est présentée aux sujets oriente leur esprit vers le contrôle de leurs mouvements.
2e expérience.—Deux jours après avoir terminé la recherche précédente, je conçus l'idée d'en faire une autre du même genre sur les mêmes enfants. Il me paraît extrêmement important de répéter plusieurs fois une même recherche sur une série de sujets, en donnant toutefois aux épreuves un tour ou un dispositif extérieur qui leur imprime un caractère de nouveauté pour les expérimentés. L'avantage principal de ces répétitions et variations d'une même expérience est de permettre la vérification des résultats; en même temps on se rend compte si les résultats sont bien probants et ont un certain caractère de constance ou bien s'ils sont variables, s'ils varient d'un jour à l'autre, sous l'influence de petites causes insaisissables; tous les tests nouveaux devraient être, dans la mesure du possible, soumis à ce genre de contrôle.
Le premier contrôle auquel j'ai pensé est le suivant: dans l'expérience précédente, la main de l'enfant répétait un mouvement très simple, en faisant osciller un balancier; était-il exact de supposer que l'aptitude à répéter inconsciemment un mouvement aussi élémentaire, était un signe, une présomption d'une aptitude à répéter des mouvements plus compliqués, par exemple les mouvements graphiques, qui sont des mouvements appris? Cette question m'a paru intéressante à résoudre. Au moment où j'ai fait cette seconde recherche, je n'avais pas encore étudié les résultats de la première, et mon esprit n'était pas prévenu que tel sujet serait suggestible aux mouvements et que tel autre ne le serait pas. Pour enregistrer les mouvements graphiques, je mettais simplement une plume dans la main droite du sujet, je le priais de me confier sa main, et de me laisser faire; sa main était cachée par un écran; pour occuper son attention, je lui faisais compter les battements d'un métronome, comme dans l'épreuve précédente; l'arrangement matériel était le même, et j'ai trouvé chez mes sujets une aussi grande docilité que la première fois. Ils étaient bien convaincus que le point important de l'expérience consistait à compter exactement le nombre des battements.
Une petite difficulté s'est présentée tout de suite; beaucoup d'enfants tenaient mal leur main; en vain, je leur recommandais de prendre l'attitude nécessaire pour écrire, de tenir le porte-plume solidement pressé entre les trois doigts, d'appuyer l'extrémité de la plume sur le papier; malgré ces recommandations, plusieurs enfants tenaient le porte-plume mollement; il glissait; ou bien la main s'appuyait trop sur le bord cubital; ou encore, la main, les doigts, le poignet se raidissaient; excès de mollesse et excès de raideur avaient à peu près le même inconvénient pour moi; je n'arrivais pas à conduire la main d'une manière satisfaisante, à lui imprimer un mouvement graphique. J'ai vu là combien il était préférable d'employer un instrument, au lieu du contact direct, pour imprimer à la main un mouvement passif. Il m'a semblé que dans certains cas, chez des enfants très jeunes par exemple, si je n'ai pas réussi à provoquer la répétition de mouvements graphiques, c'est parce que je n'ai pas pu manier leur main comme il l'aurait fallu. Une autre cause d'erreur aussi sérieuse, c'est qu'il est parfois délicat de faire la part entre les mouvements qu'on imprime soi-même à la main du sujet et les mouvements que cette main exécute spontanément; pour éviter la difficulté, il faudrait quitter la main du sujet; mais cette sensation de suppression de contact peut éveiller son attention et troubler l'expérience.
A tous nous avons fait écrire des séries d'e, ayant en général comme dimension 1cm,5 de hauteur; nous écrivons chaque lettre en rythmant notre mouvement sur les battements du métronome.
Les élèves peuvent être répartis en 4 groupes.
Dans le 1er groupe, les élèves n'ont répété aucun mouvement; ce sont les élèves Féli., Blasch., Uhl., Mott., Vase., Gesbe., Pet., Poire., Die.
Dans le 2e groupe, ils ont tracé seulement une lettre ou une portion de lettre: élèves Bien., Van., Lac., Mousse., Mi.
Dans le 3e groupe, ils ont tracé une courte série de lettres. Élèves Sag., Bout., Pou., Dew.
Dans le 4e groupe, ils ont tracé une série indéfinie de lettres. Obre., Delan., Gouje., Hub.
Dans le 1er groupe se rencontre un sujet tout jeune, Die., dont l'insuccès tient peut-être à ce que je n'ai pas pu me rendre maître de sa main. Il en est de même pour Van., qui est au 2e groupe; c'est l'attitude incohérente de sa main qui m'a empêché d'étudier son automatisme.
Fig. 28.—Ecriture automatique de Sagaire (à lire de gauche à droite) écriture guidée, avant la croix; l'écriture automatique sans guide commence à partir de la croix, mais on reste en contact avec la main du sujet.
Je donne une figure reproduisant les lignes tracées par Saga., les premières lettres sont conduites par moi; à partir de la croix, je reste en contact avec sa main sans le guider, et il continue le mouvement en le déformant un peu; quand j'abandonne sa main, celle-ci s'arrête.
Fig. 29.—Ecriture automatique de Hub. A partir de 1 se produit l'écriture automatique spontanée; en 2, elle se poursuit quoiqu'on ait rompu le contact avec la main du sujet. Le mouvement reste régulier.
Chez Hub., le phénomène prend plus de développement (fig. 29), je conduis d'abord sa main, puis je reste en contact et cesse de la conduire; (en 1) le mouvement se continue régulièrement. Enfin, je supprime le contact (en 2), mais cela ne trouble nullement le mouvement de l'écriture.
Fig. 30.—Ecriture automatique de Delans. sans guide et sans contact.
Chez Delans., grand garçon de 14 ans, dont la résistance à la suggestion des lignes était des plus remarquables, l'automatisme des mouvements de la main ne se manifeste qu'après un assez long amorçage; ce sujet déforme complètement le mouvement. Voici une série de boucles qu'il a faites spontanément, je ne tenais plus sa main (fig. 30). Quand il a terminé, je lui demande des renseignements sur les mouvements qu'il a exécutés; je lui demande notamment s'il a résisté à mon mouvement ou s'il a cédé; il me répond aussitôt: il y a des moments où vous m'avez lâché.— Demande. «Alors pourquoi avez-vous continué le mouvement, quand je vous ai lâché?»—Réponse (après un moment d'embarras.) «C'était pour pouvoir mieux compter les bruits du métronome.» Cette justification après coup est à rapprocher de celles que d'autres élèves ont trouvées pour expliquer comment ils ont marqué des lignes trop longues, dans l'expérience sur l'idée directrice.
Fig. 31.—Ecriture automatique d'Obre., en 1, écriture spontanée; en 2, suppression de contact.
Nous terminons par l'observation d'Obre., qui est la plus complète de toutes; après amorçage de 7 lettres seulement (fig. 31), il continue le mouvement spontanément; je cesse très vite le contact, il continue à écrire pendant une minute environ, il arrive au bout de son papier, je l'arrête et je l'interrogé. Je lui demande s'il se rend compte des mouvements qu'il a exécutés. Il me répond: «Vous avez pris ma main, après, vous l'avez lâchée, et j'ai continué à écrire. Je me suis embrouillé pour compter (le métronome) je ne comptais pas juste; j'ai compté jusqu'à 100, et à partir de 50 je me suis embrouillé, et même à 29. J'ai senti que vous me lâchiez et j'ai continué à écrire.»—Demande. Vous avez continué volontairement?—Réponse. Oui, j'ai vu qu'il fallait continuer à écrire—Demande. Qu'avez-vous écrit tout seul?—Réponse. Je ne sais pas au juste.— Demande. Sont-ce des mots ou bien des lettres qui n'ont pas de sens?—Réponse. Des lettres qui n'ont pas de sens. —Demande. Vous sentiez bien votre plume courir sur le papier?—Réponse. Oui, Monsieur, et je sentais aussi que je n'écrivais pas droit.—Demande. Vous avais-je dit de continuer à écrire tout seul?—Réponse. Non, monsieur, je ne savais pas, je croyais qu'il fallait encore écrire.» Je conviens alors avec lui que nous allons reprendre et qu'il devra ne faire lui-même aucun mouvement; c'est moi seul qui me sers de sa main pour écrire. A cette reprise (fig. 32) je lui fais encore tracer quelques boucles puis je reste en contact avec sa main; celle-ci répète automatiquement le mouvement, elle le répète 9 fois; alors je lâche sa main complètement, elle continue à faire trois boucles, puis s'arrête, et l'enfant se tourne vers moi en me disant que je l'ai lâché; il faut remarquer qu'il a mis un certain temps à s'en apercevoir.
Cet interrogatoire, et ceux que nous avons fait subir à nos sujets dans l'expérience précédente nous montrent que ces mouvements automatiques de répétition ne sont point franchement inconscients; le sujet sait que sa main exécute des mouvements, il se rend bien compte de la matérialité des mouvements. En outre, dans bien des cas, il apparaît avec évidence que le sujet s'est aperçu que les mouvements de sa main n'ont pas été entièrement passifs; il avoue qu'il a un peu aidé l'expérimentateur, et il pense même l'avoir fait volontairement, quelques-uns vont même plus loin, et trouvent une raison quelconque pour expliquer leur acte. Nous connaissons la valeur de ces explications après coup, qui ne peuvent en imposer qu'à des observateurs peu instruits; en réalité, c'est bel et bien de l'automatisme; seulement les phénomènes se produisent au seuil de la conscience, d'où des illusions fréquentes sur leur nature.
Fig. 32.—Écriture automatique d'Obre. En 1, écriture spontanée; en 2, suppression de contact.
J'ai remarqué chez plusieurs sujets une vive rougeur qui se produisait au moment où les phénomènes d'automatisme se manifestaient avec le plus d'intensité. Aucun d'eux n'a pu donner l'explication de cette rougeur.
Ces deux expériences sur l'automatisme moteur présentent-elles des résultats concordants? On peut en juger. Nous rapprochons les deux listes:
| EXPÉRIENCE DE L'ÉCRITURE | EXPÉRIENCE DU BALANCIER |
|
Féli. Blasch. Uhl. Motte. Vasse. Gesbe. Pet. Poire. Die |
) ) ) ) Aucun ) mouvement. ) ) ) ) |
Pet. Poire. Vasse. Demi. Uhl. Motte. Gesb. Bout. Blasch. Féli. Lac. And. |
) ) ) Aucun ) mouvement. ) ) ) ) ) Ébauche ) d'automatisme. ) ) |
| EXPÉRIENCE DE L'ÉCRITURE | EXPÉRIENCE DU BALANCIER |
|
Bien. Van. Lac. Monne. Mien. Saga. Bout. Pou. Dew. Obre. Delans. Gouje. Hub. |
) ) Ébauche ) d'automatisme. ) ) ) ) Automatisme ) net. ) ) ) Automatisme ) complet. ) |
Bien. Mien. Martin. Dew. Monne. Pou. Delans. Obre. Van. Méri. Gouje. Hub. Die. |
) ) ) Automatisme ) net. ) ) ) ) ) Automatisme ) complet. ) ) ) |
Je crois que la comparaison de ces deux recherches donne des résultats concordants. Si on met à part deux tout jeunes enfants, Die. et Van., au sujet desquels s'est produite la petite erreur que j'ai signalée plus haut (défaut dans l'attitude de la main pour écrire), on constate qu'aucun nom de sujet ne subit un déplacement de plus d'un groupe en passant d'une expérience à l'autre. Ainsi, les sujets du groupe 1 peuvent se rencontrer dans le groupe 2, mais il n'y en a aucun qui tombe dans le groupe 3 ou dans le groupe 4; d'où je crois pouvoir tirer provisoirement la conclusion que le développement de l'automatisme pour des mouvements simples est un signe probable d'automatisme pour des mouvements plus compliqués.
Ces expériences nous montrent deux faits principaux:
1° Il est possible d'étudier rapidement sur des élèves d'école l'automatisme des mouvements;
2° Cet automatisme ne paraît pas coïncider avec l'automatisme du jugement.
CONCLUSION
Cet ouvrage est l'exécution d'une toute petite partie d'un plan beaucoup plus général. Ce plan, auquel je travaille depuis bien des années, et pour lequel j'amasse des matériaux dont la plupart n'ont pas encore été publiés, consiste à établir la psychologie expérimentale des fonctions supérieures de l'esprit, en vue d'une différenciation des individus. J'ai déjà publié avec Victor Henri quelques aperçus sur cet ensemble de recherches, en donnant à ces aperçus le nom sommaire de psychologie individuelle 68.
Je veux, dans cette conclusion, examiner quelle contribution mes études sur la suggestibilité apportent à la psychologie individuelle.
Deux questions se posaient à nous. La première peut se formuler ainsi: l'appréciation de la suggestibilité des individus est-elle possible, en dehors des pratiques de l'hypnotisation? En d'autres termes, peut-on savoir si une personne est suggestible, et à quel degré elle l'est, sans avoir besoin de l'endormir?
La seconde question, bien distincte de la première, consiste à se demander si ces épreuves de suggestibilité que nous avons imaginées, ou si d'autres épreuves qui restent à imaginer, sont significatives.
Traitons ces deux points séparément.
La première question est celle que j'ai eue constamment présente à l'esprit; et si je suis parvenu à la résoudre, je pense avoir atteint le but que je me proposais. Ce but était de démontrer qu'on peut faire de la suggestion sans hypnotisme, par des méthodes absolument inoffensives, des méthodes scolaires, vraiment pédagogiques. Cette démonstration, ne l'ai-je point faite? Pendant plusieurs mois, j'ai pu étudier la suggestibilité d'enfants et de jeunes gens dans nombre d'écoles sans soulever la moindre crainte de la part des maîtres les plus prudents; je crois même que personne ne s'est avisé de voir une relation quelconque entre mes expériences et l'hypnotisme. C'est un point qui me paraît acquis.
Les méthodes par lesquelles j'ai cherché à mettre en lumière l'influence des idées directrices, c'est-à-dire de la routine, me paraissent dignes d'être conservées, et améliorées bien entendu; telles qu'elles sont, elles donnent des résultats précis, qui s'expriment au moins en partie par des chiffres, et nous avons vu quelle importance il faut attacher aux coefficients de suggestibilité; quelles réserves aussi il faut faire. Il est incontestable que nos épreuves permettent un classement des individus, par rapport au point sur lequel l'épreuve porte, et on arrive à déterminer par exemple qu'une personne A est plus suggestible qu'une personne B, et moins suggestible qu'une personne C. N'est-ce point déjà beaucoup de faire cette constatation, au moyen d'une épreuve écrite qui est aussi inoffensive qu'un devoir de calcul ou d'orthographe? L'expérience a même pu être poussée très loin, et nous dévoiler des degrés extrêmement élevés de suggestibilité, et une absence complète de sens critique, par exemple chez ces élèves d'école primaire qui, poussés par la suggestion, donnent une longueur de 30 centimètres à une ligne qui en réalité n'en a que 6. Nos tests de suggestibilité ne font pas seulement le classement des élèves; ils permettent de déterminer, pour chacun des sujets, différents points importants, comme la promptitude à se corriger, l'aptitude à se rendre compte de ce qu'ils sentent; et par l'appel qui est fait à l'introspection, nous sommes parvenus à saisir quelques parties du mécanisme encore si obscur de la suggestion. Enfin, je rappelle—et ceci est extrêmement important—que nos expériences ne comportent aucun dressage, qu'elles n'augmentent pas, en se répétant, la docilité des sujets, et qu'on évite ainsi un des grands dangers moraux de l'hypnotisme. Bien au contraire, l'élève apprend à exercer son sens critique, et à se faire une opinion personnelle.
Les recherches sur les mouvements inconscients, que j'ai faites dans les écoles, n'ont point exigé l'invention d'un procédé nouveau; je me suis contenté de répéter sur les écoliers les opérations très simples que j'avais faites autrefois sur des malades et aussi sur des adultes; et je me suis convaincu que cette expérience est pratique, facile et assez rapide.
Les recherches sur l'action personnelle sont d'un genre bien différent, et sur ce point je crois qu'il y aura encore à faire beaucoup d'améliorations expérimentales. L'action personnelle est ce qui se rapproche le plus de l'hypnotisation; c'est en quelque sorte une forme adoucie et précisée de la suggestion hypnotique; l'erreur commise par le sujet, dans les expériences qui comportent une action personnelle, n'est point l'oeuvre du sujet, mais celle de l'expérimentateur; c'est ce dernier qui, en réalité, est responsable de l'erreur; c'est lui qui cherche à tromper l'élève, et quand on a conduit quelques expériences de ce genre, on s'aperçoit facilement qu'elles donnent à l'expérimentateur une position un peu délicate. Il y a plus; dans certaines formes de l'action personnelle, nous exerçons une action orale, et nous l'exerçons en contredisant le sujet, en nous efforçant de le faire changer d'avis; il en résulte une lutte sourde entre deux personnalités, lutte qui n'est certes pas dans les habitudes de l'enseignement. Sans doute, ces deux inconvénients de l'action personnelle peuvent être corrigés après coup par l'explication qu'on donne à l'élève lorsque l'expérience est terminée; il suffit alors de montrer qu'on a voulu faire une épreuve sur le sens critique de l'élève pour enlever à la recherche son cachet de tromperie. Mais quoi qu'il en soit, je pense que les recherches sur l'action personnelle doivent toujours être employées avec beaucoup de prudence, surtout dans les milieux scolaires, je pense aussi que le procédé des questions écrites, auquel j'ai eu recours en dernier lieu, doit être préféré à tous les autres, parce qu'il a un double avantage; d'abord il a l'avantage d'être plus précis qu'une parole verbale, toujours accompagnée d'une accentuation, parfois d'un geste, d'un regard qui en modifient la valeur dans des proportions inconnues; le second avantage est que la question écrite, même quand il est notoire qu'elle émane de l'expérimentateur, engage moins sa responsabilité qu'une question orale, et ne présente pas, par conséquent, tous les inconvénients que j'ai signalés plus haut.
Je répète donc que nous possédons actuellement des tests capables de mesurer la suggestibilité individuelle, sans hypnotisation.
La seconde question que j'ai soulevée est celle de savoir si ces tests sont significatifs; il faut entendre par là si ces tests démontrent avec certitude la suggestibilité des individus. On peut se demander si tel sujet A qui, dans une de nos épreuves, a été très suggestible, le serait autant pour des épreuves différentes, ou pour les mêmes faites à d'autres occasions; ou si d'une manière générale, dans sa vie réelle, ce sujet A n'est pas moins suggestible qu'un sujet B, qui cependant s'est montré bien plus réfractaire à nos tests de suggestion. C'est une question très importante, et très difficile à résoudre; presque tout est encore à faire. Il faudra rechercher d'abord si les résultats de nos tests sont constants, ou si au contraire ils varient d'un jour à l'autre, et dans quelle mesure ils varient. Cette vérification est d'autant plus difficile que le test de suggestion fait partie de toute une catégorie d'expériences qui ne sont probantes que lorsque le sujet en ignore complètement le but; et il est à craindre par conséquent qu'en répétant une épreuve de suggestion, bien qu'on puisse donner chaque fois un motif différent à l'épreuve—étude de la mémoire, étude sur la justesse du coup d'oeil, etc.—il est à craindre que le sujet ne finisse par comprendre ce qu'on lui veut en réalité, et cela changera complètement les résultats. Ce problème une fois résolu, il resterait encore à rechercher si la suggestibilité d'un sujet, quand elle est attestée par un de nos tests, peut être contrôlée par des renseignements provenant d'une autre source. Entendons-nous sur ce point. En un sens, on peut dire que nos tests n'ont besoin d'aucune espèce de contrôle; quand un de nos élèves succombe à un piège qui lui est tendu, c'est là un fait qui demeure acquis, quelles que soient les causes qui l'ont amené; il est donc certain, peut-on dire, qu'à tel moment, dans telles conditions, ce sujet a montré telle et telle suggestibilité. Mais, comme il n'existe point une seule et unique aptitude à la suggestion, mais qu'on est suggestible par toutes les voies possibles, et sur tous les points où l'on perçoit, où l'on raisonne, où l'on sent, et où l'on veut, il y a lieu de se demander si la suggestibilité d'une personne, quand elle est vérifiée pour le processus a, devient probable pour les processus b, c, d, et ainsi de suite.
On ne résoudra cette difficulté, ce me semble, qu'en employant différents moyens; il faudra, par exemple, rechercher si les personnes qui sont très hypnotisables sont plus sensibles à nos tests que les personnes qui sont très réfractaires à l'hypnotisme; on verra aussi si, pendant les états de somnambulisme qui produisent une augmentation notoire de la suggestibilité, les personnes deviennent plus sensibles à nos tests que pendant leur état de veille; je pense aussi qu'il sera utile de faire des recherches analogues sur certains imbéciles et idiots, qui paraissent très suggestibles. Il y a là tout un programme de recherches qui sont pleines de promesses. J'ai moi-même commencé à attaquer la difficulté, mais en prenant une autre voie. Répétant des épreuves très différentes de suggestibilité sur les mêmes sujets, j'ai recherché si leur suggestibilité varie avec la nature des épreuves. Bien que cette étude ne soit qu'indiquée dans notre livre, et qu'elle méritât d'être poussée plus loin, elle fournit déjà d'utiles indications; l'aptitude aux mouvements subconscients, nous l'avons vu, paraît indépendante des autres formes de suggestibilité; mais je répète que ces études sont à peine ébauchées.
Je n'ai pas traité davantage la question de savoir quel degré de suggestibilité il faut souhaiter et favoriser chez les enfants qu'on instruit. C'est une recherche qui ne relève pas de l'expérimentation, mais bien plutôt de la pédagogie, considérée comme art. Notre but, à nous expérimentateurs, est d'organiser des méthodes capables de mettre en lumière cette suggestibilité dans des circonstances où elle reste obscure; le pédagogue en se servant de ces méthodes décidera dans chaque cas particulier le jugement qu'il doit porter et la conduite qu'il doit tenir.
Une très forte suggestibilité est naturelle à l'enfant, elle fait partie de sa psychologie normale, au même titre que le sentiment de la peur; et le développement régulier des fonctions intellectuelles et morales diminue progressivement cette suggestibilité enfantine, sans qu'il soit le plus souvent nécessaire d'aider l'oeuvre de la nature. Du reste, la suggestibilité est, pour l'enfant, qui ne sait rien encore et qui est incapable de raisonner, une forme de la confiance, et sans la confiance de l'élève, sans l'autorité du maître, il n'y a pas d'éducation possible. Le pédagogue doit surtout surveiller les écarts, les anomalies de suggestibilité, de même qu'il doit réprimer chez ses élèves l'esprit de contradiction et d'ergoterie, qui peut devenir un défaut intellectuel, aussi dangereux que la servilité. C'est sa tâche; il ne me convient pas d'en parler; elle est en dehors de mon sujet; dans ce livre, je l'ai dit et je le répète, je me contente d'avoir exposé, d'après les expériences récentes, les méthodes qui permettent d'évaluer la suggestibilité individuelle sans avoir recours à l'hypnotisme.
APPENDICE
EXPLICATION DES PLANCHES I ET II
La planche I contient les portraits de 4 élèves remarquables par leur suggestibilité: c'est d'abord Poire (2), élève de 1re classe, qui s'est comporté en automate pour toutes les expériences; And (4), élève de 3e classe, jouissant de la même suggestibilité; Bout (1), élève de 1re classe, très suggestible pour les idées directrices, mais plus réfractaire à l'action morale; enfin Hub (3), élève du cours élémentaire, qui probablement doit à son jeune âge son extrême suggestibilité.
La planche II contient les portraits de 4 élèves qui ont été parmi les plus réfractaires à la suggestion; Lac (5), élève de 2e classe, réfléchi, circonspect, de caractère très indépendant; Mien (6), élève plus jeune, peu suggestible; Blas (8), qui a été un leader dans les expériences de groupe, et enfin Van (7), enfant tout jeune, assez suggestible pour les expériences sur les lignes et les poids, mais très indépendant et très vif dans les expériences de groupe.
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
CHAPITRE I. Historique
— II. Les idées directrices
— III. Les idées directrices (suite)
— IV. Les idées directrices (fin)
— V. L'action morale
— VI. L'interrogatoire
— VII. L'imitation
— VIII. Les mouvements subconscients
— IX. Conclusion
APPENDICE
PLANCHE I