La Suggestibilité
Avant de faire cette comparaison, il faut remarquer que la 1re expérience n'a pas été poussée très loin, et que par conséquent elle ne permet pas de juger aussi exactement que notre 2e expérience la suggestibilité des individus.
Divisons tous nos sujets en 4 groupes, de 10 élèves chacun; nous aurons ainsi les 10 premiers, les 10 premiers moyens, les 10 seconds moyens et enfin les 10 derniers. Cherchons maintenant comment les élèves de chaque groupe, constitués d'après la 2e expérience, se répartissent dans les groupes constitués d'après la 1re expérience. Nous trouvons ainsi qu'aucun élève du 1re groupe d'après la 2e épreuve n'a été relégué dans le dernier groupe à l'autre épreuve; nous observons de même qu'aucun élève du 4e groupe de la 2e épreuve n'a été avancé dans le 1er groupe de l'autre épreuve; il n'y a donc pas eu de changement énorme, de bouleversement de la liste, et ceux que la 2e épreuve range parmi les moins suggestibles ne sont guère rangés par l'autre épreuve parmi les plus suggestibles. Voici du reste le détail des calculs qu'on peut faire sur le plan que nous venons d'indiquer.
Comparaison du rang des élèves dans les deux épreuves différentes de suggestibilité.
| Groupes | 
      Nombre
des élèves | 
    |
| 10 élèves du
premier groupe dans la deuxième épreuve.  | 
       1 2 3 4  | 
      5 3 1 1  | 
    
| 10 élèves du
deuxième groupe dans la deuxième épreuve.  | 
      1 2 3 4  | 
      4 3 2 1  | 
    
| 10 élèves du
troisième groupe dans la deuxième épreuve.  | 
      1 2 3 4  | 
      1 3 3 3  | 
    
| 9 élèves du
quatrième groupe dans la deuxième épreuve.  | 
      1 2 3 4  | 
      0 1 4 4  | 
    
Il existe plusieurs méthodes pour comparer deux séries de classements; nous avons indiqué quelques-unes de ces méthodes dans une publication antérieure 42; l'une d'entre elles, la plus commode, est la méthode du rang; on fait la moyenne des rangs que les élèves d'un premier classement occupent dans un second classement. Si on a 40 élèves, divisés en 4 groupes, la moyenne des rangs du premier groupe est de 5,5; celle du second est de 15,5; celle du troisième est de 25,5; et celle du quatrième est de 35,5; or, en faisant la moyenne des rangs occupés par ces mêmes élèves dans le classement des 2 épreuves de suggestibilité nous arrivons aux chiffres suivants:
MOYENNE DES RANGS DES ÉLÈVES DANS 2 CLASSEMENTS
| CLASSEMENT DE LA 2e
ÉPREUVE PRIS COMME POINT DE DÉPART  | 
      CLASSEMENT
DE LA 1ère ÉPREUVE  | 
      DIFFÉRENCES | 
    
| 1er groupe  5,5 2e groupe 15,5 3e groupe 25,5 4e groupe 35,5  | 
       13,9 15,0 23,4 27,4  | 
      8,4 0,5 1,1 8,1 ____  | 
    
| TOTAL  | 
      18,1 | 
    
Cette méthode a l'avantage de traduire par un seul chiffre la différence très compliquée qui existe entre deux classifications; nous donnons à ce chiffre le nom de coefficient de différence. On vient de voir comment ce coefficient se calcule; nous ajoutons maintenant, comme guide, que ce coefficient peut varier de 0 à 80, pour la comparaison de deux séries formées chacune de 40 sujets. Lorsque les deux séries sont identiques, le coefficient est de 0; lorsque les deux séries sont en ordre inverse, le coefficient est de 80; enfin, lorsqu'il y a absence de relation entre les deux séries le coefficient est de 40.
On voit donc que nos 2 expériences sur la suggestibilité ont donné des résultats équivalents.
Même expérience sur des élèves d'école primaire supérieure.—J'ai répété sur 12 élèves de l'école Colbert, âgés en moyenne de 16 ans, l'expérience de l'idée directrice (2e forme) pour rechercher si des élèves un peu plus âgés que ceux des écoles primaires élémentaires donneraient des résultats différents. Les conditions d'expérience ont été absolument les mêmes; les élèves étaient isolés, ils marquaient des points pour indiquer la longueur des lignes, etc. Le tableau qui suit donne, en millimètres, la série de lignes marquées par les élèves, et sur la dernière colonne de droite sont inscrits leurs coefficients de suggestibilité. Le plus faible des coefficients est de 103, et le plus fort est de 147; on voit par conséquent que la suggestibilité de ces élèves s'est montrée assez faible; le coefficient maximum, qui a été de 147, exprime que l'élève le plus suggestible n'a pas augmenté de moitié la ligne 5; il a donné à cette ligne 5 la longueur de 42; et la longueur maxima qu'il a tracée par suggestion est de 62. Nous ne rencontrons chez aucun de ces élèves des types à suggestibilité énorme, comme Poire, Bout, ou And., dont le coefficient monte au delà de 300. Il me paraît donc incontestable que l'âge, la culture intellectuelle exercent une action sur cette suggestibilité particulière.
TABLEAU III
Expérience sur l'influence d'une idée directrice.—Élèves de l'École Colbert.
J'avais, pour cette expérience, fait une petite modification à une dos lignes modèles; toutes les lignes étaient tracées en noir, sauf la 10e, qui était tracée à l'encre rouge; je pensais que par cette couleur inusitée, l'attention de l'élève serait attirée avec force sur la ligne, qu'il la regarderait en cherchant à mieux se rendre compte de la longueur, et que cela affaiblirait la suggestion d'accroissement. Les résultats n'ont point du tout répondu à cette attente; car, si on compare la longueur donnée à la 10e ligne, par rapport à la 9e, on trouve que:
7 élèves out fait les lignes 9 et 10 égales;
3 ont fait la ligne 10 plus grande;
2 ont fait la ligne 10 plus petite.
On voit donc qu'aucune influence bien nette n'a été produite par la couleur: elle n'a ni augmenté ni diminué la suggestion.
J'ai demandé à quelques-uns de ces élèves s'ils avaient conscience d'avoir fait des lignes trop grandes, et pourquoi, quand ils s'étaient aperçus de leur erreur, ils y avaient persisté. Chacun a dû donner son motif par écrit; en général, le motif invoqué est que l'élève a voulu conserver une relation entre les différentes lignes; ayant fait trop grandes les premières lignes, il a voulu faire trop grandes les autres. Voici quelques réponses écrites:
Régna:—«Jusqu'à la 10e ligne inclusivement, j'avais l'idée d'une augmentation continue, et quoique les dernières lignes m'eussent paru plus courtes, je n'avais pas osé rétrograder; mais la vue de la ligne rouge m'ayant fixé, je me suis autant que possible corrigé dans les suivantes».
Notons l'expression: je n'ai pas osé, qui exprime un état émotionnel vague et bien difficile à justifier.
Jac.:—«Lorsque je me suis aperçu que je faisais les lignes trop longues, j'ai continué à les faire aussi longues pour pouvoir établir un même rapport entre toutes ces lignes et pouvoir les comparer à la suite.»
«Ayant fait les premières lignes trop grandes, me basant sur ces premières lignes, j'ai fait toutes les autres trop grandes.»
Pi...:—«Je les ai fait trop longues parce que j'ai marqué de simples points au lieu de tracer la ligne.»
«Je me suis aperçu que je les faisais trop longues au cours de l'expérience, mais ne me suis pas corrigé, les comparant les unes aux autres.»
Ces quelques réponses montrent la difficulté que même des jeunes gens éprouvent à se rendre un compte exact de l'expérience; comme les enfants plus jeunes, ils donnent des motifs artificiels pour expliquer comment ils ont pu persister dans une erreur, après s'en être aperçus.
Je reviendrai sur l'interprétation générale de cette expérience de suggestion sur les lignes, quand j'aurai exposé les résultats d'une recherche un peu différente, que je décris au chapitre suivant.
CHAPITRE IV
L'IDÉE DIRECTRICE (fin)
Un mois environ après les expériences sur les lignes, j'ai, à l'instigation de V. Henri, fait sur les mêmes élèves d'école primaire élémentaire une autre expérience du même genre, avec celle seule différence que les lignes étaient remplacées par des poids. Mon but était de rechercher si les résultats obtenus avec des lignes tenaient à un processus général de l'esprit, ou bien au plus ou moins d'exactitude avec laquelle les sujets mesuraient avec l'oeil la longueur des lignes; il fallait, en d'autres termes, chercher à faire l'élimination de l'élément sensoriel, et pour cela il fallait modifier cet élément et voir les conséquences de cette modification.
Je me suis servi de 15 boîtes en carton, de forme cubique, ayant 2cm,5 de largeur et de longueur et 3 centimètres de hauteur; ces cubes sont complètement fermés, ils sont recouverts d'un papier jaune, couleur bois; ils sont chargés avec du plomb de chasse et de la ouate, qui empêche le ballottage des grains de plomb lorsqu'on secoue les boîtes. Les boîtes présentent les poids suivants, qui sont exacts à un demi-gramme près:
20 grammes, 40 grammes, 60 grammes, 80 grammes, 100 grammes, 100 grammes, etc. Il y a 11 boîtes de 100 grammes. Ces boîtes sont placées en ligne sur une table, chacune à 2 centimètres environ de sa voisine; la série est rangée dans l'ordre croissant, les plus petites boîtes sont à gauche. Le sujet se place, debout, devant la table, dont la hauteur lui vient à la taille. On lui dit: «Voici une série de boîtes; il y en a quinze; vous allez les soupeser chacune à son tour, comme ceci (on fait le mouvement devant lui) et en soupesant chaque boîte vous aurez à dire si elle est plus lourde, ou plus légère que la précédente, ou bien égale; vous n'avez donc qu'un mot à dire. Remarquez bien que vous comparez chaque boîte à la précédente seulement, à celle qui est immédiatement avant; ainsi, quand vous arrivez à la 8e boîte, par exemple, vous avez à la comparer à la 7e et dire si elle est plus lourde, plus légère que la 7e, ou égale à la 7e. Enfin, pour soupeser les boîtes, vous devez vous servir seulement de la main droite: votre bras gauche doit pendre le long de votre corps.» Cette dernière prescription m'a paru nécessaire parce que dans les quelques essais préliminaires 43 que j'ai faits sur des élèves n'appartenant pas au groupe habituel, j'ai remarqué que quelques-uns se servaient seulement d'une main, tandis que d'autres prenaient dans une main un poids, dans l'autre main l'autre poids, et faisaient la comparaison simultanément; de là de grandes variations dans les conditions de l'expérience, variations que j'ai voulu éviter en obligeant les élèves à se servir seulement de leur main droite pour soupeser les poids.
Le sujet doit se contenter d'apprécier les poids à haute voix; il n'a rien à écrire; c'est moi qui écris ses réponses; aussi l'expérience est-elle faite assez rapidement.
Quand la série est terminée, je la recommence, avec une petite variante; le sujet ne doit plus se contenter de soulever chaque poids à son tour; il doit à propos de chaque poids, le soulever, le soupeser, et ensuite soupeser le poids précédent, et enfin revenir au premier poids. Ainsi, quand il arrive par exemple au poids 9, il le soupèse, puis il soupèse le 8, puis il soupèse encore le 9, et c'est à ce moment qu'il doit donner son jugement, en comparant 9 à 8. Ces diverses opérations doivent se faire seulement avec la main droite. J'ai eu quelque peine à me faire comprendre des enfants les plus jeunes; ils avaient la tendance, après avoir soupesé un poids, à saisir le poids suivant, au lieu de revenir au poids précédent; j'ai dû les guider, en leur indiquant chaque fois le poids à comparer. Comme dans l'épreuve précédente, le sujet donne son appréciation à haute voix, et c'est moi qui en prends note.
Enfin, l'expérience des poids se termine par une troisième série d'appréciations; je montre à l'enfant le premier poids, et je lui demande de l'apprécier en grammes; cette appréciation a été rarement exacte, et il ne fallait pas s'attendre à ce qu'elle le fût. Certainement il n'y a pas plus d'un adulte sur 10, qui, soulevant un poids de 20 grammes, puisse dire qu'il est exactement de 20 grammes. En général, les appréciations ont été inférieures à la réalité; celle qui a été le plus souvent donnée est de 10 grammes; quelques élèves ont dit: 1 gramme. Je n'insiste pas sur ces réponses, auxquelles je n'attache pas d'importance pour le moment. J'apprends à l'élève que le poids est de 20 grammes; et je le prie de se servir de ce point de départ pour apprécier ou pour deviner les poids des autres boîtes, et me dire un nombre de grammes. Ce nombre est indiqué par l'élève à haute voix, après avoir soupesé chaque boîte: l'élève peut alors, à son gré, se contenter de soupeser chaque boîte, ou revenir en arrière, chaque fois, et soupeser la boîte précédente. Il n'a rien à écrire, c'est moi qui écris et prends note des chiffres.
Je vais d'abord donner une idée d'ensemble des résultats, j'examinerai ensuite, au point de vue de la psychologie individuelle, les résultats de chaque élève; ces résultats sont contenus dans le tableau IV.
1re épreuve.—Elle a porté sur 24 élèves d'école primaire élémentaire.
On est d'abord frappé de la manière très différente dont les enfants soupèsent les poids; cet acte si simple présente des variétés infinies, qu'il serait bien intéressant d'enregistrer. En ce qui me concerne, je remarque que lorsque je soulève une des boîtes, je la porte environ à 10 centimètres de hauteur, et, en même temps, je fais un petit mouvement d'oscillation, très léger, dans le sens de la verticale.
Plusieurs élèves font un mouvement d'élévation aussi grand; en général, la hauteur du mouvement d'élévation est moindre; je l'estime, à vue d'oeil, à 5 centimètres; enfin, il y a plusieurs élèves qui soulèvent le poids à peine de 1 centimètre; un mouvement aussi court peut-il constituer un acte de soupèsement? N'y a-t-il pas du reste une différence entre soulever et soupeser? Je me borne à signaler ces particularités, en attendant qu'on ait appliqué à l'étude de ce soulèvement une méthode d'enregistrement, qui permette d'étudier tous les caractères du mouvement de la main, sans troubler l'état mental du sujet et sans le placer dans des conditions trop artificielles 44.
La durée de l'expérience a été de trois à six minutes par élève.
La série débute par 4 comparaisons portant sur des boîtes augmentant régulièrement de poids; les poids sont de 20 grammes, 40 grammes, 60 grammes, 80 grammes et 100 grammes. Le plus souvent, cette croissance des poids a été régulièrement perçue; cependant quelques fautes ont été commises; le nombre des élèves étant de 24, 96 jugements ont été portés; or sur ce nombre, on trouve 9 fois un jugement d'égalité, et 2 fois un jugement de -; les autres fois, soit 85 fois, il y a jugement de +, c'est-à-dire jugement exact. De telles erreurs ne se sont pour ainsi dire jamais produites avec les lignes, dont la longueur croissait ainsi: 12—24—36—48—60; la progression était donc de même valeur pour les lignes et pour les poids; mais comme le mode d'appréciation des différences différait beaucoup dans les deux cas—et que, d'autre part, la sensibilité au poids n'a point la même finesse que la mensuration d'une ligne par l'oeil, il n'y a pas lieu de s'étonner que la perception des poids se soit faite autrement que celle des lignes. Ce qu'il importe de relever, c'est que la série suggestive des poids a été un peu moins efficace, en elle-même, que la série suggestive des lignes.
Je ne puis m'empêcher de penser que les sujets qui commettent des erreurs de jugement dans l'appréciation des 5 premières boîtes sont des sujets qui n'ont pas bien fixé leur attention sur la perception des poids, car les différences qui existent entre les différents poids sont assez grandes pour qu'une personne quelconque puisse les percevoir, pourvu qu'elle y prête attention. On peut donc, dès le début de l'expérience sur les poids, se rendre compte si le sujet est attentif ou non. C'est une constatation qu'en général on n'éprouve pas le besoin de faire dans les recherches sur les élèves de laboratoire; car ceux-ci sont assez instruits et sérieux pour comprendre l'intérêt de la recherche et s'y prêter avec un effort d'attention volontaire; mais dans les écoles primaires, il en est tout autrement; l'enfant est jeune, parfois étourdi, indiscipliné, il n'apporte le plus souvent à l'expérience qu'une attention de curiosité; quand sa curiosité s'émousse, son attention diminue. Il est donc utile que l'expérience fournisse un signe permettant de reconnaître si le sujet est attentif ou non. C'est d'autant plus important que le défaut d'attention du sujet peut troubler tous les résultats. Il est bien certain que pour que l'idée d'une progression des poids s'impose à l'esprit et fasse suggestion, il est nécessaire qu'on ait prêté attention à la série croissante des poids, de 1 à 5; car si on a soulevé ces premiers poids avec distraction, si on n'a pas remarqué leur ordre croissant, on échappera à la suggestion non par esprit critique, par défaut de suggestibilité, mais par distraction, parce qu'on n'aura pas été touché par la suggestion. Nous comprenons ainsi qu'une certaine quantité d'attention—de même aussi qu'une certaine quantité d'intelligence—est nécessaire pour que la suggestion opère, quoique d'autre part l'existence d'une attention très puissante et très lucide aurait pour effet d'enrayer la suggestion.
Passons maintenant à l'influence de la suggestion sur l'appréciation de la série de poids, depuis le 5e jusqu'au 15e; tous ces poids sont égaux, mais par l'effet de la série croissante qui les précède, on doit être porté à croire qu'ils continuent cette série croissante. Notre expérience sur les poids a été établie en effet sur le même modèle que notre expérience sur les lignes. Seulement, la valeur de la suggestion ne se prête pas à la même mesure. Pour les lignes, le sujet en indiquait lui-même la longueur en marquant des points; il suffisait de regarder son travail pour se rendre compte s'il marquait des lignes croissantes ou décroissantes et en outre quelle était la valeur de cet accroissement et de ce décroissement; aussi avons-nous eu l'idée de mesurer la suggestibilité de chaque élève en prenant l'effet maximum de cette suggestibilité, effet représenté par la longueur de la ligne la plus longue. Les indications que l'élève nous fournit sur l'appréciation de la série de poids sont plus brèves; il indique si chaque poids est plus grand ou plus petit, mais il n'indique pas, dans cette 1re épreuve, de combien le poids est plus grand ou plus petit; par conséquent, nous n'avons qu'un moyen d'apprécier sa suggestibilité, c'est de compter le nombre de fois qu'il a cru à un accroissement; si sur 10 jugements, il a donné par exemple 8 jugements d'accroissement, il a été, dirons-nous, plus suggestible que s'il n'a fait que 5 jugements d'accroissement. Certes, on pourrait chicaner cette manière de mesurer la suggestibilité, mais c'est la seule dont nous puissions nous servir.
Tableau IV.—Résultats de la première épreuve de suggestion par les poids.
En faisant la somme de tous les jugements rendus par tous les élèves, on remarque que les jugements se répartissent de la. manière suivante:
TOTAL
Jugements de =    42
Jugements de -     37
Jugements de +  161
Il est donc évident que la suggestion d'accroissement s'est fait sentir dans les deux tiers des jugements; dans le troisième tiers des cas, il y a eu des jugements exacts, ou jugements d'égalité, et, en nombre un peu moindre, des jugements de décroissance.
Les résultats sont contenus dans le tableau IV, construit sur le même modèle que le tableau I, II, etc.; vis-à-vis de chaque nom est une ligne horizontale, contenant les jugements rendus par l'élève; il y quatre jugements portés sur la série suggestive de poids, de 1 à 15: on ne porte aucun jugement sur le premier poids, on commence par le second; après la série suggestive, viennent les jugements sur les poids 6 à 15, jugements influencés par la suggestion, et séparés des précédents par une double ligne verticale; enfin, dans la dernière colonne, celle de droite, sont totalisés, pour chaque élève, les genres de jugements qu'il a rendus; aussi Dew... a exprimé 6 jugements +, 3 jugements -, 1 jugement =; c'est en examinant les résultats inscrits dans cette colonne qu'on voit comment, individuellement, chaque élève s'est comporté, et quelle a été sa suggestibilité; les élèves n'ont pas été mis dans l'ordre de la suggestibilité, mais dans l'ordre des classes auxquelles ils appartiennent. Au bas du tableau, on fait, pour chaque poids, le total des réponses données par les 24 élèves; on voit ainsi comment l'expérience a évolué, depuis l'appréciation du deuxième poids jusqu'à celle du quinzième, l'ensemble des 24 élèves étant considéré comme formant un tout. Ce sont les chiffres de cette colonne horizontale qui sont mis en graphique dans la figure 13.
Le nombre des jugements de + a diminué progressivement, mais malgré cette diminution ils restent quand même jusqu'au dernier moment supérieurs en nombre aux autres jugements, puisqu'ils sont supérieurs à 12, et que le nombre total est de 24; ce n'est que pour l'appréciation du poids de la dernière boîte que le nombre des jugements suggestionnés devient égal à 12, par conséquent égal au nombre des autres jugements. On ne peut pas dire que toute suggestion est détruite même à ce moment-là, car pour que toute suggestion fut détruite, il faudrait que le total des jugements de + ne fût pas supérieur au total des jugements de -, et c'est ce qui n'arrive pas. Donc la suggestion, quoique s'amoindrissant, continue à agir jusqu'à la 15e pesée.
Fig. 13—Graphique de la 1re épreuve de suggestion par les poids +, graphique des jugements de +; -, graphique des jugements de -; =, graphique des jugements d'égalité.
Les jugements de - et d'égalité gagnent, naturellement, tout le terrain perdu par les jugements de +; mais le gain n'est pas le même pour les deux jugements; il paraît plus régulier et, aussi, plus considérable pour les jugements d'égalité; ce sont précisément les plus exacts, et c'est vers eux que tend l'expérience; les jugements de - augmentent aussi, mais dans une moindre proportion.
Nos courbes nous révèlent aussi un détail bien curieux: c'est que la 6e boîte, la 10e et la 15e sont celles dont l'appréciation a le moins subi l'effet de la suggestion: on comprend bien cet affaiblissement de la suggestion pour la dernière boîte, on le comprend moins pour la 10e et on le comprend moins encore pour la 6e. Insistons un peu sur ce point. A la 6e pesée, la série suggestive vient de cesser; or, nous avons vu en ce qui concerne la série de lignes, que la 6e ligne est presque toujours augmentée par les jeunes élèves; la suggestion d'accroissement est alors dans toute sa force, elle vient d'être imprimée sur l'esprit de l'élève, elle l'entraîne. Or, en ce qui concerne les poids, c'est juste le contraire: le 6e poids est un de ceux dont l'appréciation est le moins influencée; et même, les élèves n'ont pas une tendance à le considérer comme égal au poids 5; ils vont plus loin, ils le considèrent comme plus léger; fait à noter, c'est à propos de ce poids 6 que le plus grand nombre de jugements de - se produit, 9 sur 24; pour le dernier poids, le poids 15, il n'y a que 5 jugements de -; ce fait a donc quelque chose de bien caractéristique. Voici l'interprétation que nous en donnons: quand on apprécie une série de poids en les soupesant, et quand on se fait une idée, par la perception visuelle du corps, sur son poids probable, avant de le soupeser, on adapte d'avance son mouvement et on fait un effort proportionné à ce poids probable; cette adaptation du mouvement au soulèvement du poids a déjà été étudiée par différents auteurs 45; c'est un facteur si important pour notre jugement sur le poids des corps que quelques auteurs ont pensé que c'est par la qualité de notre mouvement de soulèvement, par sa vitesse surtout que nous jugeons des poids. Il est vraisemblable que plusieurs élèves, au moment de soupeser le poids 6, se sont laissés guider par cette idée que les poids de l'expérience étaient en série croissante: ils ont donc préparé un effort plus grand pour soulever le poids 6, et comme ce poids s'est trouvé égal au poids 5, il en est résulté quelque chose de particulier dans le soulèvement, une disproportion entre l'effort préparé et l'effort qui eût été nécessaire. Cette disproportion, ayant été perçue, a fait sur l'esprit de quelques sujets l'effet d'une attente trompée; ils ont jugé alors que le poids 6 était plus léger que le poids 5, et ils ont donc porté un jugement de -. On comprend que ce nombre si grand de jugements de - s'est produit au moment où la suggestion était très forte et n'avait pas encore subi le moindre échec, parce que c'est surtout dans cette première période de l'expérience que l'ajustement musculaire devait se préparer et ne recevait encore aucun démenti.
Note 45: (retour) Il y a toute une littérature sur les illusions de poids produites par la perception du volume; c'est Charpentier qui le premier, paraît-il, a signalé l'illusion par suite de laquelle deux objets ayant le même poids, mais de volumes inégaux, l'objet du plus petit volume paraît le plus lourd. Cette illusion a été étudiée par Fournoy (Année psychologique, I, p. 198), Philippe et Clavière (Revue philosophique, 1895, II, p. 672), Biervliet (Année psychologique, II, p. 79-86), Claparède (Soc. de Biologie, fév. 1899,) et en Amérique par Gilbert (Researches on the Mental and Physical Development of School Children, Stud. Yale Psych. Lab., 1894) et par Seashore (Measurements of Illusions and Hallucinations in Normal Life, Stud. Yale Psych. Lab., 1895). L'interprétation de l'expérience qui a été donnée le plus souvent est la suivante: les objets les plus volumineux sont, toutes choses égales d'ailleurs, jugés Les plus lourds; par conséquent, on prépare pour les soulever un effort D'autant plus vigoureux que leur volume est plus grand; la déception Produite par l'inexactitude de cet ajustement conduit à une dépréciation du poids de l'objet volumineux. Dans les cas que nous étudions, dans le texte, la préparation du mouvement est produite non par la perception visuelle du volume du poids ou de sa matière, mais par la suggestion que les poids sont rangés en ordre croissant.
Si ce jugement de - ne s'est pas produit pour la 6e ligne, dans les expériences analogues sur les lignes, c'est sans doute que l'ajustement de l'oeil et la préparation de l'esprit pour percevoir une certaine ligne dont on prévoit la longueur est un acte moins important et moins fréquent que l'ajustement de la main pour soulever un corps dont on prévoit le poids; mais il est vraisemblable que cette même préparation existe pour la perception visuelle des longueurs, quoique à un degré moindre, puisque quelques sujets, comme nous l'avons vu, raccourcissent certaines lignes, au lieu de leur donner l'accroissement inspiré par la suggestion.
Il est bien curieux d'observer que, malgré ce démenti donné à la suggestion dès la pesée de la 6e boîte, la suggestion a quand même persisté, et s'est fait sentir dans l'appréciation des poids suivants.
Deuxième épreuve.—Faite aussitôt après la précédente, elle en diffère en ce que le sujet soupèse plusieurs fois les poids à comparer; il est obligé de fixer son attention plus fortement sur les poids; de plus, comme il fait ses pesées pour la seconde fois, il est dans de meilleures conditions pour lutter contre la suggestion. En fait, nous avons eu une certaine peine à décider les plus jeunes enfants à soupeser de nouveau le poids A quand ils devaient soupeser le poids B; ils ne paraissaient avoir aucun désir de profiter du moyen de contrôle qu'on leur donnait; et il a fallu insister chaque fois, pour certains enfants, en leur rappelant qu'ils devaient soupeser de nouveau telle boîte.
Dans l'ensemble, les résultats présentent une plus grande exactitude que ceux de la première épreuve; ils sont inscrits dans notre tableau V, qui est construit sur le même plan que le tableau IV, et traduits en graphique dans la figure 14. Pour la perception des poids de 1 à 5, qui sont réellement croissants, 3 erreurs seulement ont été commises, tandis qu'à la première épreuve on comptait 11 erreurs. La perception des poids s'est donc faite avec plus d'exactitude.
TABLEAU V.—Résultats de la deuxième épreuve de suggestion par les poids.
L'illusion de l'accroissement des poids a été moins forte; on compte:
| 
 Jugements de + Jugements de - Jugements de =  | 
DEUXIÈME ÉPREUVE 130 40 65  | 
PREMIÈRE ÉPREUVE 161 37 42  | 
    
Fig. 14.—Graphique de la 2e épreuve de suggestion par les poids. + +, graphique des jugements de +;- -, graphique des Jugements de -; =, graphique des jugements d'égalité.
Les jugements de + ont diminué, et cette diminution a lieu surtout au profit des jugements d'égalité, qui sont les jugements les plus exacts. Les jugements de - ont beaucoup moins augmenté de fréquence; ce sont des jugements moins exacts; ils sont surtout fréquents chez les enfants les plus jeunes; nos deux tableaux de chiffres nous montrent que dans les deux épreuves, les enfants les plus jeunes et appartenant aux classes les moins avancées ont fait rarement des jugements d'égalité; ils ont d'ordinaire résisté à la suggestion en faisant des jugements de—. Nous n'en savons pas le motif. La même explication leur était donnée qu'à leurs aînés, avant l'expérience; on leur disait à tous la même phrase, dans laquelle se trouvaient les mots: «Il faut déterminer si le poids est plus grand que le précédent, ou plus petit, ou égal.»
Le graphique de l'épreuve 2, qui rend sensible les changements de la suggestion pendant le cours de l'expérience, fait encore repasser sous nos yeux ce curieux échec de la suggestion pour la 6e boite, qui nous avait déjà frappé dans la première épreuve: ici, le nombre de jugements suggestionnés tombe à 10, il se maintient à 10 pour le poids suivant; c'est un minimum qui ne sera plus atteint. Il semble donc que la suggestibilité de nos 24 sujets, pris comme un seul tout, subit d'abord une décroissance, ensuite elle reprend son énergie, et évolue en décroissant plus ou moins lentement et irrégulièrement. Cette évolution singulière est peu conforme aux idées qu'on avait pu se faire à priori sur la question; il aurait été sans doute beaucoup plus vraisemblable de supposer que la suggestion, tout au début, devait être au maximum, et décroître ensuite; mais nos idées à priori ne tiennent pas compte d'une foule de petites conditions matérielles qui agissent sur les phénomènes; et parmi ces conditions, il faut noter ici cet ajustement musculaire de la main, qui est d'une importance toute spéciale dans les expériences de pesée.
Troisième épreuve.—Elle se trouve entièrement résumée dans notre tableau VI, où nous avons indiqué les valeurs données par chaque élève à la série des poids; pour que ce tableau fût comparable aux précédents, nous avons indiqué dans la ligne du bas combien de fois chaque poids avait été jugé plus lourd ou plus léger que le précédent, ou égal; on peut alors se rendre compte facilement si le fait d'évaluer les poids en grammes a permis de juger plus ou moins exactement de leur poids relatif; il est bien entendu que les élèves, dans cette troisième épreuve, n'avaient pas à dire s'ils trouvaient un poids plus lourd ou moins lourd que le précédent; ils avaient seulement à l'apprécier en grammes.
Le point de départ de toutes les appréciations a été de 20 grammes; car nous avons fait connaître ce poids aux élèves comme étant le poids exact.
TABLEAU VI.—Résultats de la troisième épreuve de suggestion par les poids.
La comparaison des moyennes générales avec celles des tableaux IV et V montre que dans cette 3e épreuve, les élèves n'ont pas progressé dans le sens de l'exactitude, comme on aurait pu s'y attendre; cette troisième épreuve a été un peu meilleure que la 1re, mais beaucoup moins bonne que la seconde. Voici un relevé des chiffres qui est assez significatif.
| 
 Jugements de + Jugements de - Jugements de =  | 
PREMIÈRE ÉPREUVE 161 37 42  | 
DEUXIÈME ÉPREUVE 130 40 65  | 
TROISIÈME ÉPREUVE 156 28 53  | 
    
Les jugements de +, qui représentent l'influence de la suggestion, ont été plus nombreux qu'à la seconde épreuve, par conséquent la suggestion a exercé son influence avec plus de force. Pourquoi donc à la 3e épreuve les élèves ont-ils été plus suggestibles qu'à la seconde épreuve? Nous pensons que c'est parce que la 3e épreuve a exigé de la part des élèves un travail supplémentaire; ils n'avaient pas seulement à juger qu'un poids était plus lourd ou moins lourd que le précédent, ainsi que cela avait lieu dans les deux épreuves précédentes; ils avaient à attribuer une valeur précise à chaque poids, dire s'il pesait 50 ou 60 grammes; or, cette évaluation est certainement plus difficile qu'un jugement qui consiste simplement à dire qu'un poids est plus lourd qu'un autre; l'évaluation suppose non seulement un jugement de comparaison, mais une appréciation du degré de différence, et en outre le choix d'un chiffre précis, qui exprime cette appréciation. On comprend très bien que ce petit travail exige quelque contention d'esprit, surtout quand on le demande à des enfants de 8 à 10 ans; or, voici mon interprétation: préoccupés par cette évaluation en grammes, les enfants ont perdu un peu de la liberté d'esprit qu'ils avaient précédemment pour comparer les poids; ils ont fait cette comparaison dans un état de distraction mentale, ou tout au moins avec une attention moins forte et moins exclusivement portée sur la sensation des poids; et il en est résulté que les enfants sont devenus plus dociles à la suggestion d'accroissement des poids; du moment que le contrôle, qui s'appuyait sur la perception exacte des poids, s'est affaibli, il est naturel que la suggestion, délivrée de ce contrôle, ait acquis plus de force 46.
Note 46: (retour) Le sujet de cette étude côtoie continuellement celui de L'attention volontaire et de la distraction. Parmi ces points de contact, celui que nous rencontrons ici est des plus intéressants, voici pourquoi: on a recherché depuis quelques années, dans les laboratoires américains de psychologie, les meilleures méthodes pour la production des états de distraction; les expérimentateurs ont le plus souvent cherché les causes de distraction dans des excitations qui sont étrangères au genre de travail dont on cherche à distraire le sujet: par exemple, on lui fait compter des rythmes, ou on lui fait apprécier des parfums, pendant qu'il s'absorbe dans une lecture ou dans un calcul. Ces méthodes de distraction n'ont point encore donné de résultats satisfaisants. Or, je signale ici la possibilité d'une méthode différente de distraction, que l'on réaliserait—non pas en troublant un certain travail par des excitations étrangères à ce travail,—mais bien en compliquant ce travail lui-même, en le rendant plus difficile à suivre.
Nous verrons tout à l'heure, en étudiant quelques cas particuliers, que notre interprétation est extrêmement vraisemblable.
Si on examine la moyenne des appréciations pour chaque poids, dans cette troisième épreuve, on voit que la suggestion n'a pas présenté cette décroissance assez nette que nous observions dans les deux épreuves précédentes; la suggestibilité paraît être restée à peu près stationnaire; de plus, on ne rencontre plus ici, comme précédemment, une diminution brusque de jugements de + pour le 6e poids. Ces deux observations s'expliquent par une raison unique; l'esprit des sujets a été distrait par l'obligation d'évaluer un poids en grammes; ils n'ont pas mis autant de soin à percevoir les poids; par conséquent, ils n'ont pas eu l'illusion d'allègement, qui se produit au 6e poids, ni cette diminution progressive de suggestion qui est produite par la perception de là série des poids. Tout cela me paraît très logique.
Venons aux évaluations en grammes; on pourrait croire —et nous avons cru tout d'abord—que les chiffres de ces évaluations ont un caractère artificiel et arbitraire; un enfant dira qu'une des boîtes pèse 40 grammes et que la boîte suivante pèse 42 grammes; un autre dira que la première pèse 40 et la suivante 60 grammes; il serait téméraire, semble-t-il, d'attacher une grande importance à cette différence d'évaluation, bien que la différence soit de 18 grammes; nous ne savons pas, peut-on dire, comment, par quel processus, se fait cette évaluation, ni sur quelle donnée elle repose; il y entre sans doute, pour une certaine part, un jugement de comparaison sur la valeur des poids; sans doute aussi le chiffre de l'évaluation exprime ce jugement, et toutes choses égales d'ailleurs, l'évaluation sera d'autant plus forte que la différence de poids aura été sentie et jugée plus grande; mais d'autre part, il faut bien reconnaître que l'évaluation d'un poids en grammes est une opération très compliquée; d'abord c'est une traduction, une transposition, car il n'existe qu'un rapport de convention entre une certaine sensation de poids ou de différence de poids sentie dans la main, et un chiffre, un nombre déterminé de grammes; en outre, ce rapport de convention doit être grandement influencé par une foule de facteurs individuels.
Malgré toutes ces objections, j'ai cru bien faire de convier les élèves à une évaluation des poids, parce que l'évaluation constitue une méthode d'expression des jugements, et que cette méthode n'est pas suffisamment étudiée en psychologie. La question a donc une portée générale et j'ai pensé qu'il serait intéressant de rechercher quels sont, dans un cas donné, les avantages et les inconvénients de cette méthode 47.
Note 47: (retour) Dans un article fait en collaboration avec Victor Henri sur la mémoire des lignes, nous avons classé les différents procédés pour étudier la mémoire; ces procédés ne sont pas spéciaux à la mémoire, ils sont, pour mieux dire, des procédés d'expression des jugements; nous en comptons trois principaux: la méthode de reproduction, la méthode de comparaison, et la méthode de description; l'évaluation n'est qu'une variété de la méthode de description. Pour plus de détails, voir Mon Introduction à la psychologie expérimentale, p. 76.
Les évaluations ont été si variables qu'on ne pourrait guère en tirer une moyenne sérieuse. En effet, bien que toutes les appréciations aient eu le même point de départ, 20 grammes pour la première boîte de poids, les évaluations successives se sont faites sur des échelles très différentes; nous trouvons des sujets qui ont donné au dernier poids la valeur de 300 grammes, tandis que d'autres lui ont donné seulement la valeur de 26 grammes; mais recherchons si quelque chose de général ressort de ces chiffres, et si des différences qui semblent trop considérables à première vue pour ne pas être fantaisistes, ne sont pas explicables.
Un premier fait nous frappe: c'est que les chiffres d'évaluation ne sont pas quelconques; les nombres ronds prédominent. Ainsi, prenons au hasard toutes les appréciations qui ont été faites sur un poids quelconque, sur le 6e poids; nous trouvons sur 24 évaluations:
14 évaluations terminées par un 0 (comme 30, 60, etc.).
 7 évaluations terminées par un 5 (comme 45, 75, etc.).
 1 évaluation terminée par un 4
 1 évaluation terminée par un 8
 1 évaluation terminée par un 9
Il existe donc une certaine influence des nombres terminés par un 0 ou par un 5; ces nombres se présentent plus facilement à l'esprit, puisque ce sont ceux que l'on cite le plus souvent. Il vaut la peine de faire le calcul du degré de facilité présenté par tous les chiffres, dans notre expérience particulière; c'est ce que réalise le petit tableau suivant.
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0. a été employé 5. 1. 2. 3. 4. 6. a été employé 7. 8. 9.  | 
207 fois 72 fois 4 fois 9 fois 2 fois 5 fois 12 fois 3 fois 5 fois 7 fois  | 
    
Ce tableau montre qu'après les nombres terminés par 0, les nombres terminés par 5 ont été les plus nombreux. Quant aux autres nombres, ils ont été choisis si rarement qu'on ne peut pas déterminer exactement leurs chances; il paraît seulement ressortir que les nombres 3 et 7 ont été cités le moins souvent.
Or, ces résultats sont précisément opposés à ceux qu'on obtient en priant une personne de citer un chiffre au hasard; d'après les observations qui me sont personnelles, si on dit à une personne de choisir un nombre, de 1 à 9, elle cite le plus souvent le 7 et non le 5. Un ennemi de la psychologie expérimentale s'empressera sans doute de se prévaloir contre nous de cette contradiction; mais je pense que cette contradiction n'est qu'apparente; elle résulte de ce que le choix des chiffres n'est pas fait dans les mêmes conditions mentales. Lorsqu'un enfant a un poids ou une ligne à évaluer, son attention ne se porte pas uniquement sur le chiffre à donner, mais aussi sur le poids et la ligne qu'il évalue; sa perception lui donne une certaine indication dont il cherche à se rendre compte, et qu'il doit apprécier par un chiffre; ayant donc l'esprit préoccupé par ce travail, il prend des chiffres ronds pour deux raisons: d'abord, c'est que ces chiffres viennent plus naturellement à l'esprit que d'autres, et exigent un effort moindre; en second lieu, les nombres ronds sont plus approximatifs que les autres, ils n'indiquent pas une prétention aussi nette à la précision; dire d'un corps qu'il pèse 50 kilogrammes veut dire qu'on l'apprécie approximativement; cela signifie qu'il pèse environ 50 kilogrammes; mais si on dit qu'il pèse 49 kilogrammes, on porte alors un jugement qui a plus de prétention à l'exactitude; car on ne dira pas d'un corps qu'il pèse environ 49 kilogrammes.
L'état mental d'une personne à qui l'on demande de citer un chiffre au hasard est bien différent. D'abord cette personne n'a pas à accomplir une opération sérieuse qui l'absorbe, elle a l'esprit complètement libre; de plus, le choix qu'elle doit faire d'un chiffre n'a aucune signification précise, et il n'est pas plus ridicule de citer 49 que de citer 50. La fantaisie peut donc se donner librement carrière. Maintenant, pourquoi cette fantaisie qui paraît si libre a-t-elle ses règles? Je ne me charge pas de le dire.
A l'appui de ces documents, ou du moins pour les compléter, j'en citerai deux autres. Galton et H. le Poer 48 ont montré que la durée des condamnations judiciaires est profondément affectée par l'influence du chiffre 5 et de ses multiples: lorsque le juge a le pouvoir de fixer la durée de la peine dans certaines limites, il y a très grande probabilité qu'il se laissera guider par l'usage habituel des 5 et de ses multiples, qu'il fixera une condamnation de 10 ans, par exemple, plus facilement qu'une de 9 ans. Cette préférence est conforme à celle que nous Remarquons.
D'autre part, F.B. Dresslar, dans une très curieuse note publiée par Appleton's Popular Science Monthly en 1899 sur «Guessing, as influenced by member préférences» rapporte une étude qu'il a faite sur le cas suivant: un magasin de Californie avait fait exposer en pleine rue une pièce d'étoffe et demandait aux passants de deviner le nombre de fils qu'elle contenait, promettant à ceux qui devineraient le nombre exact une prime de 100 dollars; la seule condition imposée aux amateurs était d'écrire leur nom et adresse sur un registre spécial; 7,700 personnes s'essayèrent à deviner; le nombre réel de fils était de 811; deux seulement tombèrent juste. En faisant une étude sur tous les nombres inscrits sur les registres, Dresslar a reconnu que ces efforts pour deviner sont soumis à des influences spéciales; ainsi, il y a des préférences pour certains chiffres, soit qu'ils occupent le rang des unités, soit qu'ils occupent le rang des dizaines. Le chiffre le plus souvent employé est le 0 (environ 2100 fois), puis le 7 (environ 2000 fois), puis le 5 (environ 1600 fois) viennent après le 9, le 3, le 1. Les chiffres pairs sont bien moins souvent employés: 4 seulement 831 fois; 2 seulement 965 fois; 6 seulement 1080 fois; et 8 seulement 933. Ces résultats s'accordent aussi avec les nôtres, mais ils en diffèrent en même temps; l'accord porte sur la préférence pour les 0 et les 5; le désaccord porte sur la préférence pour les 7.
Nous avons maintenant à rechercher si la méthode d'évaluation exprime la suggestibilité de chaque élève dans l'expérience des poids.
Un premier fait est à relever; c'est que pour l'évaluation des 5 premières boîtes, dont le poids présente un accroissement régulier, les élèves ont rarement atteint 100 grammes, et n'ont jamais dépassé ce nombre; les poids successifs étaient de 20, 40, 60, 80 et 100 grammes; or nous trouvons pour le 6e poids la distribution suivante des évaluations:
20 à 30 grammes ............ 1 fois
31 à 40 grammes ............ 5 fois
41 à 50 grammes ............ 6 fois
51 à 60 grammes ............ 3 fois
61 à 70 grammes ............ 3 fois
71 à 80 grammes ............ 2 fois
81 à 90 grammes ............ 1 fois
91 à 100 grammes .......... 3 fois
Cette méthode d'évaluation donne par conséquent les mêmes résultats que la méthode de reproduction en ce qui concerne les lignes. Nous avons vu, en effet, dans l'expérience de suggestion sur l'accroissement des lignes, que les élèves ont constamment diminué la longueur des 5 premières lignes, et que la cinquième a rarement été reproduite avec sa longueur exacte de 60 millimètres; nous constatons ici le même fait.
Autre observation: certains élèves, avons-nous dit, ont attribué au dernier poids de la série, une valeur très petite, par exemple 26 grammes; d'autres, une valeur très grande, par exemple 300 grammes. Ces différences énormes d'évaluation ont-elles une signification quelconque? Les élèves ayant indiqué les poids les plus élevés sont-ils plus suggestibles que les autres? Oui, la question n'est pas douteuse, surtout si l'on s'adresse aux extrêmes. Le tableau suivant le montre:
| TEXT | 
Nombre de fois que les élèves ont perçu un accroissement de poids.  | 
Évaluation du dernier poids.  | 
    
| 
And. Bout. Poire. Hub. Pou. Vand. Die. Gouje. Gesh. Mien. Méri. Monne. Vasse. Delan. Martin. Féli. Pet. Bien. Die. Saga. Obre. Motte. Lac. Blasch.  | 
10 10 10 10 10 9 9 8 8 1 7 6 6 6 6 5 4 4 4 4 3 2 2 2  | 
300 103 190 450 100 160 95 150 230 150 180 43 85 175 64 49 60 49 79 90 35 50 42 26  | 
 Moyenne = 169 gr. Moyenne = 161 gr. Moyenne = 109 gr. Moyenne = 63 gr. Moyenne = 38 gr.  | 
    
Dans ce tableau nous indiquons sur la première colonne verticale le nombre de jugements + rendus par les élèves dans la 3e épreuve, et en regard de ce nombre nous plaçons dans la 2e colonne l'évaluation du 15e poids par l'élève; en faisant la moyenne par séries de 5 élèves, on trouve que les plus suggestibles sont arrivés aux estimations les plus fortes; ce calcul est passible d'une objection; car si les élèves les plus suggestibles terminent par les évaluations les plus fortes, cela tient en partie à ce qu'ils ont fait un plus grand nombre de jugements +; mais si l'on calcule, pour éviter cette objection la moyenne de l'accroissement de chaque poids à partir du 6e on trouve encore que cette moyenne est d'autant plus élevée que les élèves sont plus suggestibles; ainsi, pour le 1er groupe, le plus suggestible, elle est de 9gr, 6; pour le 2e de 9gr, 8; pour le 3e de 9gr, 7; pour le 4e, de 5 grammes, et enfin pour le dernier groupe, le moins suggestible, de 3 grammes.
Examen des cas individuels.—En psychologie individuelle, une des premières questions est d'établir une classification des individus. Comment l'expérience des poids nous permet-elle de qualifier la suggestibilité de chacun? Nous n'avons pas ici la même ressource que pour l'expérience de suggestion sur les lignes, où nous mesurons la plus longue ligne tracée sous l'influence de la suggestion d'agrandissement. Nous sommes obligés d'employer un autre artifice. Celui qui nous paraît le plus simple est de compter, pour chacun, le nombre de jugements de + qu'il a émis dans chaque épreuve; il est clair que ces jugements de + sont des résultats de suggestion, et que celui qui en a donné le plus est celui qui a obéi le plus souvent à la suggestion. Ceux par conséquent qui ont émis 10 jugements de + ont atteint l'extrême limite de la suggestibilité mesurable dans notre expérience; et ceux qui ont émis seulement 5 jugements de +, ou 4, ou 2, ou même 0, présentent une suggestibilité moindre.
Dans le tableau VII nous avons classé les élèves d'après le nombre total des jugements + rendus dans les 3 épreuves. Ce classement donne lieu aux remarques suivantes. Les 3 élèves qui viennent en tête de la liste, et qui sont des élèves assez âgés, se sont aussi montrés les plus suggestibles pour la mémoire des lignes. Ils sont donc aussi suggestibles dans les 2 expériences. Quand on leur a fait apprécier les poids en grammes, ils ont fait à chaque poids une augmentation très régulière, qui est une nouvelle forme de l'automatisme. Poire faisait chaque fois une augmentation constante de 10 grammes, And. une augmentation de 20 grammes, et Bout, une augmentation de 5 grammes. Ces chiffres donnés en grammes montrent donc la régularité de l'augmentation, que les jugements de + n'indiquent point. Nous avons même surpris l'un des élèves, And., qui disait le poids d'une boîte avant de l'avoir soulevée; ce n'était nullement par négligence, croyons-nous, puisqu'il soulevait la boîte ensuite, mais l'entraînement de la suggestibilité était si fort qu'elle opérait sur lui avant qu'il eut apprécié le poids. C'est ce même And. auquel il est arrivé, dans l'expérience des lignes, de tracer la ligne sans avoir regardé le modèle. C'est le même état d'esprit. Ces cas extrêmes nous font bien comprendre le mécanisme de la suggestibilité. L'élève ne songe plus à regarder avec attention la ligne modèle ou à soupeser le poids, parce que la suggestion l'entraîne.
Les 3 élèves suivants, Hub., Van. et Die., sont des jeunes appartenant à la 4e classe; il en est de même pour Gouje qui les suit de près; évidemment leur suggestibilité tient à leur âge. Tout ceci est conforme à l'idée que nous nous étions faite de la suggestibilité de ces sujets; les uns, suggestibles en raison de leur âge, les autres par suite de leur condition mentale.
On est plus étonné de rencontrer parmi eux Mien. et Gesbe., qui s'étaient montrés peu suggestibles pour les lignes. D'où vient qu'ils ont été si dociles à la suggestion par les poids? Je suppose que si ces élèves, si peu suggestibles pour les lignes, l'ont été autant pour les poids, la cause en est dans la nature des sensations qui sont intervenues dans ces expériences; il est possible qu'une personne se laisse suggestionner en ce qui concerne certaines sensations, et ne se laisse pas suggestionner pour d'autres.
TABLEAU VII
Classement des élèves d'après leur suggestibilité dans l'épreuve des poids.
Pou. mérite une mention à part, car son cas est intéressant. C'est un sujet qui, la première et la seconde fois, a bien résisté à la suggestion; la seconde fois, surtout, la résistance a été bien nette, car il n'a fait que 4 jugements + mais, lorsqu'on l'a obligé à estimer les poids en grammes, ce travail semble l'avoir complètement soumis à la suggestion; car il a très régulièrement augmenté chaque poids de 5 grammes. Il est un des exemples les plus nets de l'influence produite par un surcroît de travail et par conséquent par la distraction sur la suggestibilité d'un individu.
Nous n'avons rien à dire de spécial de Pet., de Mer., et de Monne.
Delans. et Vasse., présentent ce trait particulier que l'évaluation des poids les a embarrassés, troublés, et les a rendus plus suggestibles.
Ceux qui suivent, Dew., Saga., etc., ont été peu suggestibles dans les 3 épreuves, et leurs estimations du dernier poids ne se sont jamais élevées bien haut; le dernier poids pèse 70 pour Dew., 90 pour Saga., 64 pour Martin., 42 pour Laca., et enfin 26 pour Blasch. Ce dernier élève présente cette particularité qu'il n'a jamais augmenté que de 1 gramme les évaluations des poids.
Remarques sur le procédé d'évaluation en chiffres.— J'ai dit plus haut que l'expérience sur les poids permettait de comparer le procédé d'évaluation en chiffres aux autres procédés qui consistent à dire si un poids est plus lourd ou plus léger qu'un autre, ou de même valeur. Ce sont des jugements de nature un peu différente: nous pouvons maintenant nous rendre compte de leurs avantages et inconvénients.
Voici ce qui ressort de nos expériences.
1° L'évaluation en chiffres est soumise à des influences spéciales, qui font adopter de préférence les nombres ronds, les multiples de 10 et les multiples de 5.
2° L'évaluation en chiffres indique, comme les jugements de +, de -, et d'égalité, la valeur relative des poids; elle indique en outre, ce que ces simples jugements n'indiquent pas, si les différences sont grandes ou petites, régulières ou irrégulières; ainsi, entre les poids 3 et 4, l'évaluation indique des différences qui sont généralement plus fortes qu'entre les poids 10 et 11; par conséquent l'évaluation ajoute une précision plus grande au jugement d'inégalité.
3° La valeur absolue de l'évaluation, dans nos expériences sur les poids, ne peut être prise au pied de la lettre; cependant, en moyenne, plus les évaluations sont fortes, plus la suggestibilité est grande.
4° Le fait seul d'obliger une personne à donner une évaluation a pour résultat de lui imposer un surcroît de travail qui peut, dans certains cas, nuire à la perception exacte des poids et développer des phénomènes d'automatisme.
ÉTAT MENTAL PENDANT LES EXPÉRIENCES DE SUGGESTION PAR LES POIDS
Aucune demande n'a été adressée aux sujets pendant qu'ils appréciaient la série de poids; et quand l'expérience était terminée, nous ne leur avons fait subir aucun interrogatoire. Cette lacune, j'ai voulu la combler en répétant l'expérience sur deux petites filles, âgées de douze et de treize ans, qui sont de ma famille, et que j'ai habituées depuis longtemps à faire des expériences de psychologie. Je vais exposer en détail ces deux expériences.
Expérience sur Armande B.—Enfant de douze ans, intelligente et pleine d'imagination; elle est seule avec moi dans mon cabinet; elle s'assied devant les boîtes de poids alignées, et je lui donne l'explication d'usage; elle doit se contenter de soulever les poids l'un après l'autre, avec la main droite, et décider pour chaque poids s'il est plus lourd que le précédent, ou plus léger et égal. Je lui fais répéter cette épreuve, sans aucun changement, 10 fois de suite, ce qui prend 13 minutes. Voici ses réponses:
Tableau VIII.—Expérience de suggestion par les poids sur Armande B.
Ces pesées sont faites avec le plus grand soin par l'enfant; tout en soulevant les boîtes, elle émet quelques réflexions spontanées, que je note à mesure. Vers la 3e épreuve, elle dit: «Jusqu'à une certaine limite, ils (les poids) deviennent plus lourds, et ensuite ils deviennent égaux, mais pas plus légers. J'ai remarqué que le 13e et le 14e sont égaux» A la 5e épreuve, elle dit, étonnée: «Il y en a un qui est moins lourd», c'est à propos de la 9e boîte qu'elle dit cela. A la 6e épreuve, elle demande: «Il ne peut pas y en avoir 3 égaux? Ils ont l'air égaux tous.» Je ne réponds rien. A la 8e épreuve, elle dit encore: «Ça ne fait rien que tous soient égaux?» Ces diverses questions, sur lesquelles nous allons revenir dans un instant, nous montrent déjà que le sujet a en quelque sorte besoin d'une permission pour dire que les poids sont égaux. Cet état mental singulier, nous le connaissons déjà; nous l'avons rencontré dans nos expériences sur les lignes chez plusieurs élèves d'école primaire, notamment chez Clou, Thève, Mousse.
Dans les 10 épreuves, une seule erreur a été commise sur la série de poids de 1 à 6; c'est la preuve qu'Armande fixait bien son attention. On peut observer aussi que la suggestion a légèrement diminué par la répétition; le nombre des jugements + a été de 37 dans les 5 premières épreuves, et de 24 seulement dans les 5 dernières.
Je transcris textuellement l'interrogatoire qui a suivi l'expérience. Cet interrogatoire a duré 30 minutes. Je l'ai fait la plume à la main, écrivant textuellement les demandes et les réponses. Je me borne à mettre en italique les réponses ou parties de réponses qui sont, à mes yeux, particulièrement importantes.
INTERROGATOIRE D'ARMANDE
1. D.—Peux-tu me dire quelque chose que tu as remarqué dans cette expérience?
2. R.—C'est que jusqu'à un certain endroit, les poids ont l'air d'être tous égaux, jusqu'au dernier qui est plus lourd que tous les autres. Il y en a un qui me paraît moins lourd.
3. D.—-A partir de quelle boîte sont-ils tous égaux?
4. R.—Je ne me rappelle pas au juste.
5. D.—Dis à peu près.
6. R.—A peu près à partir de la 6e, mais le dernier n'est pas égal aux autres, il est plus lourd.
7. D.—Donne-moi d'autres remarques de toi.
8. R.—Dans les premiers, le 3e ou le 4e est beaucoup plus lourd que les autres.
9. D.—Est-il plus lourd que celui qui le suit?
10. R.--(Embarras) Je ne m'en souviens plus.—Il est peut-être égal à celui qui le suit; mais en comparaison du 2e, il est trop lourd pour qu'ils se suivent exactement.
11. D.—Tu n'as pas fait d'autres remarques?
12. R.—C'est qu'il s'en trouve un vers le milieu qui est plus léger que le précédent; mais c'est si peu que je ne le vois pas toutes les fois.
13. D.—As-tu encore d'autres remarques?
14. R.—Non!...Ah! C'est qu'au commencement la différence est grande, tandis que vers la fin on ne constate plus grande différence..., et aussi que le premier est trop léger par rapport au troisième.
15. D.—Encore?
16. R.—C'est tout.
17. D.—Comment appréciais-tu les poids?
18. R.—(Embarras).
19. D.—Comment te rendais-tu compte qu'un poids était plus lourd ou plus léger qu'un autre?
20. R.—En le soulevant.
21. D.—Quand un poids est plus lourd qu'un autre, à quoi le voit-on en le soulevant?
22. R.—Il pèse plus.
23. D.—A quoi s'aperçoit-on qu'il pèse plus?
24. R.—Je ne peux pas dire. Il est plus lourd enfin; puis, on a plus de peine à le soulever.
25. D.—Est-ce que pour savoir le poids d'une boîte, tu te rappelais ce que tu avais remarqué dans l'épreuve précédente?
26. R.—Oh! oui. Le dernier est plus lourd que l'avant-dernier.
27. D.—Avant de soulever le dernier, tu savais qu'il était plus lourd?
28. R.—Oui, je le savais, je l'avais déjà remarqué. Il y en a 2 qui sont toujours égaux (13 et 14) et les 3 avant (10,11,12) sont à peu près égaux.
29. D.—Alors, cette idée-là te guidait?
30. R.—Non, je ne pouvais pas toujours savoir, car lorsque j'étais vers la fin, à ces 3 boîtes à peu près égales, je croyais être au milieu, et je ne savais pas si c'étaient ceux-là qui étaient égaux.
31. D.—Si tu avais à dire d'une façon générale, dans une seule phrase, quel est le poids de toutes ces boîtes, que dirais-tu?
32. R.—Jusqu'au milieu le poids des boîtes augmente sensiblement, puis elles deviennent égales, sauf la dernière.
33. D.—Pendant l'expérience tu as fait une remarque que je n'ai pas bien comprise. Quand tu devais dire le poids d'une boite, est-ce que ça t'était aussi facile de dire plus grand ou égal?
34. R.—Je ne comprends pas.
35. D.—Est-ce que tu avais plus d'hésitation pour dire + ou =?
36. R.—(Vivement). Pour dire égal! parce que les boîtes, puisqu'elles augmentent au commencement, devraient vers le milieu et vers la fin continuer à augmenter aussi sensiblement; mais comme vers le milieu elles n'augmentent pour ainsi dire pas et qu'elles restent à peu près égales, il faut plus faire attention pour savoir si elles sont égales...se ravisant): Ce n'est pas cela, ce n'est pas commode à dire...(découragement).
37. D.—Trouve.
38. R.—Je croyais que les boîtes, puisqu'au commencement elles augmentaient de poids, allaient augmenter toujours jusqu'à la fin, mais comme elles n'augmentaient plus, j'ai dû faire plus d'attention.
39. D.—Quand donc t'es-tu dit que les boîtes allaient augmenter jusqu'à la fin?
40. R.—La première fois que je les ai soulevées, quand j'étais à la 3e ou à la 4e, j'ai cru alors que les autres allaient augmenter de poids comme les premières: mais la seconde fois, je savais déjà que vers la 6e elles n'augmentaient plus, à l'exception de la dernière.
41. D.—Comment t'es-tu dit qu'elles augmentaient? Est-ce une phrase que tu as répétée en toi, ou une pensée?
42. R.—C'est une pensée...La première fois, je n'avais pas très bien remarqué que par là (vers le centre) elles étaient égales.
43. D.—Pourquoi?
44. R.—Parce que je ne les connaissais pas encore.
45. D.—Tu as fais l'épreuve 10 fois. Quelles sont les fois que tu as le mieux fait?
46. R.—Ce sont les dernières.
47. D.—Explique-moi ceci. Tu as dit à la 9e fois: est-ce que cela ne fait rien que je dise que toutes sont égales? Explique toi là-dessus.
48. R.—Parce que je les trouvais égales, et je croyais qu'il fallait dire simplement...Je croyais qu'on ne pouvait dire que égales.
49. D.—Pourquoi pensais-tu qu'il ne pouvait y avoir que 2 boîtes égales se suivant?
50. R.—Parce que jusqu'ici je n'en avais dit que 2 égales, et quand j'ai commencé, tu m'as dit: tu diras si elles sont plus lourdes que la précédente, plus légères que la précédente, ou égales à la précédente: tu n'avais pas dit aux précédentes, alors je ne savais pas s'il pouvait y en avoir plusieurs.
51. D.—C'est bien pour cette raison? Alors, je vais te faire une objection. J'avais aussi dit: plus lourdes que la précédente, et non que les précédentes. Alors tu aurais dû te dire: je ne peux pas en trouver plus de 2 de suite plus lourdes.
52. R.—C'est vrai.
53. D.—Quand tu hésitais à dire =, est-ce que vraiment c'est parce que tu te rappelais ce que je t'avais dit?
54. R.—Oh! non.
55. D.—Alors?
56. R.—C'est parce que j'avais pris l'habitude au commencement de dire +, et quand j'hésitais, c'était pour me souvenir du poids de la précédente.
57. D.—Dernière question. Pensais-tu que tu avais besoin de ma permission pour dire =?
58. R.—(Vivement). Ah oui! pour plusieurs, les premières fois. Les autres fois, j'avais même peur que tu me dises: ce n'est pas comme ça qu'on les mesure; on ne dit pas toutes en bloc qu'elles sont égales.
59. D.—Explique-moi bien ceci que tu pensais avoir besoin de ma permission. T'est-il arrivé parfois de les trouver égales et de ne pas oser le dire?
60. R.—Oh oui! Je me disais: l'autre fois, je n'ai pas dit qu'elles étaient égales à cet endroit-là, et tu aurais pu dire que je changeais trop. Une fois, j'ai regardé sur le papier où tu notais, et j'ai dit un peu au hasard, comme la fois précédente.
61. D.—Pourrais-tu écrire tout à fait sérieusement, et après avoir bien réfléchi, les raisons pour lesquelles tu n'as pas dit = aussi souvent que tu l'aurais voulu.
62. R.—Parce que je n'osais pas, ayant peur, si elle était plus lourde, de me tromper.
Il est évident que cette enfant a été fortement impressionnée par l'idée que les boîtes augmentent régulièrement de poids; elle a eu du reste conscience de cette idée, puisqu'elle l'a exprimée plusieurs fois avec une netteté parfaite; (voir le n° 38) mais elle ne s'est pas rendu compte que cette idée constituait une illusion, une suggestion directrice. On remarque aussi que l'enfant a eu conscience qu'elle éprouvait plus de difficulté à donner des jugements d'égalité qu'à donner des jugements de +. Cette difficulté était surtout, semble-t-il, de nature morale; c'était comme une défense imaginaire, inspirant une crainte vague. C'est sous cette forme spéciale que la suggestion a agi, c'est de cette manière que l'idée suggérée a atteint le but. L'enfant n'a pas eu à proprement parler la conviction que les poids augmentent régulièrement du 1er au 15e; elle a trouvé au contraire, et l'a dit à plusieurs reprises, que beaucoup des poids lui semblaient égaux; mais elle a été empêchée d'affirmer celle égalité, par l'effet d'un sentiment de crainte; le mécanisme de la suggestion a donc été émotionnel. Il est possible, du reste, que nous puissions arriver à constater, lorsque nous ferons un jour des expériences sur des adultes capables de rendre compte de ce qu'ils éprouvent, que la même suggestion agit suivant les individus par mécanisme émotionnel ou par mécanisme intellectuel; sans compter les cas où le mécanisme sera mixte, ou autre.
Enfin, un troisième point qui est bien mis en lumière par notre interrogatoire, c'est le caractère illusoire des motifs trouvés par l'enfant pour expliquer qu'elle a fait trop souvent des jugements de +, c'est-à-dire des jugements suggérés. Elle a inventé trois ou quatre explications différentes, (voir notamment le n° 50) et elle a pu même se rendre compte que ces explications étaient fausses.
On voit par là combien l'état mental créé par la suggestion est compliqué, et on comprend aussi combien les définitions de la suggestion qui sont ordinairement citées par les auteurs sont insuffisantes. En somme, si nous résumons très schématiquement ce qui a pu se passer dans l'esprit de cette petite fille, nous trouvons: 1° l'idée directrice que la série de boîtes va en augmentant de poids régulièrement, de la 1re à la 15e; 2° la conviction que cette idée, que le sujet a d'abord acceptée pour vraie, n'est pas exacte; cette conviction d'inexactitude a augmenté au cours de l'expérience; 3° une crainte vague de donner des jugements d'égalité, qui contrediraient l'idée directrice; 4° une ignorance à peu près complète des motifs de cette crainte—c'est-à-dire une ignorance des raisons pour lesquelles le sujet continue à obéir à l'idée directrice quoiqu'il commence à s'apercevoir qu'elle est fausse. Sur ce point, par conséquent, se produit un phénomène d'inconscience; il y a une lacune dans la suite des idées; et le sujet, en inventant après coup des raisons pour expliquer sa conduite, obéit tout simplement à la nécessité de remplir la lacune.
Expérience sur Marguerite B.—Enfant de treize ans et demi, cultivée, intelligente, raisonnable; elle est la soeur de la précédente. Cette expérience a été faite sur l'enfant isolé, comme dans le cas précédent, et les deux enfants n'ont point échangé leurs impressions. Je donne les résultats des 10 essais successifs:
Tableau IX.—Expérience de suggestion par les poids sur Marguerite B.
L'attention a été excellente, car pour la série de 1 à 8, le sujet n'a fait aucune erreur. J'ai noté que le sujet avait un tout autre ton de voix pour prononcer les simples mots: «plus lourd» suivant qu'il s'agissait des premiers poids ou des derniers; pour les poids 1 à 5, l'enfant parlait vivement; elle disait: «Oh! oui, plus lourd!»—ou bien: «C'est sûr, c'est évident»; tandis que pour les autres poids, de 5 à 15, elle disait souvent: «Je dois me tromper, je n'en suis pas bien sûre, c'est peut-être ceci...;» ou bien: «C'est un peu plus lourd». Vers le milieu de la 4e épreuve où elle a donné beaucoup de jugements d'égalité, elle a dit: «Je trouve que c'est toujours la même chose, c'est ennuyeux». Je dois noter un petit incident: à la 5e épreuve, des cris, des plaintes venant d'une maison voisine, se sont fait entendre. L'enfant a prétendu que ces cris ne l'avaient nullement troublée: cependant le nombre des jugements de +, c'est-à-dire suggestions, a un peu augmenté, dans cette épreuve, il a été de 8; mais ce cas est trop exceptionnel pour qu'on puisse en tirer une conclusion quelconque. Progressivement, le sujet est parvenu à diminuer la suggestion; car le nombre des jugements + est de 24 dans la première série de 5 épreuves, et il n'est plus que de 17 dans la deuxième série.
Je donne in extenso son interrogatoire; il ne fait pas double emploi avec celui de sa soeur; nous trouvons même entre les deux cas une différence importante. Armande avouait qu'elle avait eu un vague sentiment de crainte l'empêchant de donner des jugements d'égalité. Marguerite, tout en reconnaissant qu'elle a éprouvé une difficulté à donner des jugements d'égalité, nous affirme qu'elle n'a pas éprouvé la moindre crainte; l'élément émotionnel a donc été absent, ou du moins il a été moins accentué que dans le cas précédent.
INTERROGATOIRE DE MARGUERITE
1. D.—Quelles observations as-tu faites sur les poids?
2. R.—Il y en a 4 ou 5 qui vont graduellement en augmentant; vers le milieu, ils sont la même chose (ils ont le même poids); vers la fin il y en a 1 ou 2 plus légers et le dernier est plus lourd que l'avant-dernier. De plus, entre le 4e et le 5e, il y a une grande différence de poids.
3. D.—Quand as-tu eu cette idée sur la série des poids?
4. R.—Au commencement, la première fois, je croyais que tout allait en augmentant; c'est vers la fin que je me suis rendu compte.
5. D.—Pourquoi as-tu cru la première fois que les poids allaient en augmentant?
6. R.—Je ne sais pas du tout. Il me semblait qu'ils étaient un peu plus gros. C'est une idée, mais je crois..., Je ne sais pas trop.
7. D.—Quand penses-tu avoir donné les meilleurs résultats?
8. R.—C'est peut-être la dernière fois ou la 9e fois.
9. D.—Comment te rendais-tu compte qu'une boîte était plus lourde que la précédente?
10. R.—(Embarras).
11. D.—Est-ce que tu te rappelais pour un poids ce que tu avais dit la fois précédente?
12. R.—Oui, toutes les fois je me le suis rappelé pour 4 ou 5 petites boîtes: mais cela ne me guidait pas.
13. D.—Quel genre d'erreur penses-tu avoir commis? As-tu dit trop souvent plus lourd ou trop souvent égal?
14. R.—(Vivement). Il me semble que j'ai dit trop souvent plus lourd. Quand on soulève des petits poids comme ça, on est toujours tenté de les trouver plus lourds les uns que les autres.
15. D.—Pourquoi donc es-tu tentée de trouver les poids croissant graduellement?
16. R.—C'est idiot. Je ne comprends pas pourquoi. Ça commence léger, et il me semble que cela doit finir lourd. C'est idiot, je le sais bien, ce n'est pas une raison du tout.
17. D.—Avais-tu plus de peine à dire égal ou à dire plus?
18. R.—(Vivement) A dire égal! Il me semble...(se reprenant). Tantôt j'avais plus de peine à dire égal, une autre fois à dire plus. Mais toujours j'avais plus de peine à dire moins; il me semblait que je me trompais quand je disais cela.
19. D.—Pourquoi?
20. R.—Parce qu'il y en avait beaucoup de plus lourds.
21. D.—Craignais-tu que je te désapprouve, si tu disais moins?
22. R.—Non, je n'avais pas peur du tout de ça, parce que dans les expériences tu laisses dire, et tu ne fais pas connaître le résultat.
23. D.—Alors, tu ne m'as pas bien expliqué pourquoi tu avais de la peine à dire moins.
24. R.—C'est que je ne sais. J'étais habituée à aller toujours de plus lourd en plus lourd. Je ne sais pas du tout.
25. D.—Si tu avais fait moins attention, si tu avais pensé à autre chose, qu'aurais-tu dit de préférence?
26. R.—Il me semble que j'aurais dit tout le temps +. C'est une supposition.
27. D.—Pourquoi la fais-tu?
28. R.—C'est idiot. 11 me semble que lorsqu'on commence par quelque chose de léger, on doit continuer à aller de plus en plus lourd. C'est stupide, mais je le crois tout de même, malgré moi.
29. D.—As-tu prêté la même attention toutes les fois, ou bien certaines fois as-tu fait moins attention?
30. R.—Quand j'ai dit que tout était la même chose, peut-être ai-je fait moins attention. Peut-être.
31. D.—Sans toucher aux poids, peux-tu me dire en deux mots comment ils sont distribués.
32. R.—Ils vont plus lourds jusqu'au 5. Ils sont égaux, du 6 au 11.—Après le 11, c'est un peu troublé. Il y en a de plus légers, et les 2 derniers sont plus lourds due les précédents.
Certains caractères sont communs à cet interrogatoire et au précédent. Marguerite a eu l'idée directrice de l'augmentation progressive des poids, elle a eu pleine conscience de cette idée, elle l'expose en termes très clairs, quoique elle en ignore l'origine; de plus, elle s'est rendu compte peu à peu que c'était une idée fausse. J'ajouterai que Marguerite a éprouvé une certaine difficulté à omettre des jugements d'égalité, toujours comme sa soeur; mais elle ne peut donner aucune raison de cette difficulté, ou plutôt les raisons qu'elle donne sont absolument imaginaires; ce qu'elle affirme, en tout cas, c'est qu'elle n'a éprouvé aucune émotion de crainte, c'est qu'elle n'a pas senti le besoin d'avoir une permission de l'expérimentateur. Il est donc probable que la part de l'émotion dans l'opération a été moins grande pour elle que pour sa soeur.
Je profite de l'occasion pour chercher à décrire, autant que je puis le faire, la psychologie de ces expériences très complexes de suggestion produite par idée directrice. Nous trouvons dans ces expériences un conflit entre deux tendances différentes: 1° la tendance à percevoir l'égalité des poids et des lignes: 2° la tendance à les juger comme formant une série croissante. Cette seconde tendance, qui constitue l'idée directrice et l'illusion de l'expérience, est produite par la perception des 5 premiers poids et lignes, qui sont réellement en ordre croissant; le sujet attentif ne peut manquer de remarquer cet ordre, probablement il le commente dans son langage intérieur, en tout cas il le voit se réaliser matériellement sous ses yeux par la position des points qu'il marque sur son papier. Cette idée directrice l'ayant fortement impressionné, il se laisse aller à admettre que l'ordre croissant doit exister pour toute la série de lignes et de poids: cette supposition paraîtrait ridicule si on lui donnait la forme d'un jugement en règle; elle deviendrait ridicule comme une foule d'autres suppositions qui mènent notre vie, et qui sont fondées sur des arguments dont la valeur n'est pas plus grande. Cette idée directrice, quelques élèves arrivent à s'en rendre compte; d'autres la subissent sans en comprendre l'origine. Son effet est de mettre obstacle à la perception exacte des poids et des lignes; l'élève avoue souvent qu'il n'a pas prêté une attention suffisante à ces poids et à ces lignes; et ce défaut d'attention peut aller, dans un cas extrême, jusqu'à apprécier un poids avant de l'avoir soulevé ou à marquer la longueur de la ligne avant d'avoir regardé la ligne modèle. C'est bien l'exemple le plus net qu'on puisse citer de l'aveuglement produit par le parti pris. Pourquoi cette idée directrice de l'accroissement des lignes et des poids, idée purement intellectuelle au début, prend-elle cette force obsédante? Par inertie; si l'élève s'engage dans la voie de l'idée directrice, c'est parce que c'est la ligne du moindre effort; il est plus facile d'accroître régulièrement l'appréciation d'un poids ou d'une ligne que de faire une appréciation sérieuse de chaque poids et de chaque ligne.
Tout en cédant à l'idée directrice, le sujet en comprend souvent, à demi, la fausseté et il cherche à lutter contre elle; mais il ne parvient pas toujours à s'en débarrasser complètement, et lorsqu'on lui demande la raison pour laquelle il a persisté dans l'erreur, bien qu'il l'ait reconnue, il est fort embarrassé pour répondre. Ou bien il met en avant des motifs dont l'inanité saute aux yeux, ou bien il fait l'aveu qu'il a obéi à un sentiment de crainte, dont l'apparition paraît bien singulière dans une expérience aussi sèche et aussi froide que celle qui consiste à reproduire des lignes et à soupeser des poids. L'explication de cet état émotionnel ne me paraît pas du tout claire; on peut supposer que le sujet s'émeut et n'ose pas revenir en arrière parce qu'il comprend qu'il a eu tort de manquer d'attention, et il sent qu'il est en faute. Je ne sais pas ce que vaut cette explication, je ne la crois pas d'une application générale.
Sans entrer dans les détails, il me paraît vraisemblable d'admettre que cette suggestion que subit le sujet ne s'exécute que par l'intermédiaire de phénomènes d'inconscience ou plutôt de désagrégation mentale; le sujet ignore l'origine de l'idée qui le dirige, il ignore pourquoi il la subit quoiqu'il la trouve fausse, et il invente des motifs pour s'expliquer à lui-même sa conduite; ce sont là, sous une forme atténuée, je le veux bien, mais absolument reconnaissable, les caractères de la suggestion hypnotique. Ordonnons à une hystérique hypnotisée d'aller à son réveil frapper un individu présent; elle exécutera cette suggestion sans savoir qui lui a donné cet ordre, elle s'imaginera avoir agi librement, et inventera des raisons pour justifier son acte, elle déclarera par exemple que sa victime l'a narguée ou insultée; inconscience de l'origine de la suggestion, obéissance à cette suggestion, et invention de motifs explicatifs, tels sont les caractères communs de toutes ces expériences. Mais il est évident que dans l'expérience pédagogique ces phénomènes d'inconscience ne sont qu'en germe, et le rapprochement que nous faisons des deux expériences aurait quelque chose de forcé et de faux si l'on oubliait toutes les différences si importantes qui les séparent.
INFLUENCE DE L'ÂGE SUR L'EXPÉRIENCE DE SUGGESTIBILITÉ RELATIVE AUX POIDS
Chacune des expériences de suggestion que nous faisons pourrait être variée de diverses manières, pour mettre en lumière certains aspects ou certains facteurs de la suggestibilité. Nous n'avons nullement l'intention d'épuiser cette étude, et de passer en revue toutes les variations possibles. Nous nous bornons à reprendre en sous-oeuvre certains points qui nous intéressent plus que les autres. Une première question est celle de l'influence de l'âge sur la suggestibilité. Nous avons étudié la suggestion des poids sur 12 élèves de l'école Colbert, ceux-là même qui nous avaient servi à l'étude de la suggestion des lignes. Les élèves ont été examinés isolément; mis en présence de la série de 15 poids alignés sur une table, ils ont reçu la même explication que les élèves d'école primaire. On leur a fait faire seulement la première épreuve, celle qui consiste à soupeser les poids successivement d'une seule main, en décidant chaque fois si le poids soulevé est plus lourd, moins lourd que le poids précédent, ou égal; de plus, cette première épreuve a été répétée cinq fois de suite, pour nous permettre de savoir si au bout de ce temps l'élève arriverait à se corriger de son erreur.
On se rappelle qu'à la première épreuve nos élèves d'école primaire ont donné en moyenne 6,75 jugements de +, c'est-à-dire jugements influencés par la suggestion. Les élèves de l'école Colbert ont été un peu moins suggestibles; la moyenne des jugements de + à la première épreuve a été seulement de 5,1, mais cette différence est peu considérable. Le tableau donne la série de valeurs individuelles qui oscillent autour de cette moyenne de 5,1; on peut remarquer que les oscillations ont fort peu d'amplitude, car le nombre maximum de jugements de + a été de 6, et le nombre minimum de 3.
Si on examine ensuite le nombre de jugements de + dans les 4 épreuves qui ont suivi la précédente, on constate que ce nombre est en moyenne resté à peu près le même; aucune tendance ne se dessine nettement; l'illusion ne paraît ni croître ni décroître. Les valeurs individuelles ne sont pas plus explicites; à part 1 élève (parmi les derniers) qui s'est nettement corrigé, et 2 autres (aussi parmi les derniers) qui semblent avoir subi une suggestion croissante, les autres n'ont présenté aucune différence bien nette.
Tableau X.—Expériences sur les poids. Élèves d'École primaire supérieure.
Il faudra aussi conclure que l'influence de l'âge se marque moins nettement dans l'expérience de suggestion par les poids que dans celle des lignes.
CONCLUSION RELATIVE AUX EXPÉRIENCES DE SUGGESTION SUR LES IDÉES DIRECTRICES
Ces expériences ont été au nombre de 3, il y en a eu 2 sur les lignes et 1 sur les poids. Nous rangeons ici les élèves d'après leur rang dans les 3 expériences; nous ne prenons que 17 élèves, ceux-là seulement qui ont pris part aux 3 expériences. Dans notre tableau XI, nous faisons une 4e classification, qui est la synthèse des trois précédentes; dans la colonne de cette classification-synthèse, nous donnons 3 chiffres, qui indiquent l'ordre de chaque élève dans les 3 classifications précédentes; on peut voir ainsi, d'un coup d'oeil, si les résultats ont été analogues dans chaque épreuve; ainsi, si un élève a par hypothèse les chiffres 1—1—15, ces chiffres signifient qu'il a été le premier, le moins suggestible, dans les 2 premières épreuves, celles des lignes, et un des plus suggestibles, le 15e, c'est-à-dire l'antépénultième dans l'épreuve des poids. Nous ferons remarquer que la 1re note se réfère à l'épreuve dite des 4 pièges; or, cette épreuve est très courte, le sujet n'est pas poussé à fond; je crois bien que cette épreuve est la moins significative de toutes.
Notre classification permet de diviser nos sujets en 3 groupes principaux; le premier se compose seulement de 2 sujets, Lac. et Delans., qui sont réellement peu suggestibles; puis viennent des sujets de suggestibilité moyenne. Puis, après avoir passé Martin, qui fait la transition, on arrive à Vaud. et à tous les suivants, qui sont d'une suggestibilité extrême. Cette suggestibilité est due, pour quelques-uns, à leur jeune âge, et pour d'autres, comme Bout., Poire, et And., à une condition mentale particulière.
Un examen plus détaillé montre que le plus souvent les rangs dans les 3 épreuves sont équivalents; cependant, certains sujets ont été d'une suggestibilité toute spéciale pour les poids, comme Delans., Pet., et surtout Geshe.; d'autres, au contraire, comme Ohre. et Féli., ont été moins suggestibles pour les poids que pour les lignes; mais la plupart, et surtout les derniers, ont été suggestionnés d'une valeur équivalente dans les deux expériences sur les lignes et les poids. La conclusion à tirer n'est donc pas simple; il est probable d'une part que la nature des sensations en jeu peut jouer un rôle dans la suggestibilité; certains sujets sont plus suggestibles pour telles sensations que pour telles autres; mais, d'autre part, les sujets les plus profondément suggestibles comme Bout., And. et Poire, gardent leur suggestibilité dans toutes les expériences.
Tableau XI.—Synthèse des expériences sur l'idée directrice.
CONCLUSION.—Nos 3 expériences de suggestion fondée sur une idée directrice nous paraissent être utiles à conserver; ce sont des tests pratiques, rapides, faciles à exécuter. Comme l'erreur provient du sujet lui-même, et qu'elle est le résultat d'une auto-suggestion, la responsabilité en incombe à lui seul; elle n'atteint nullement l'expérimentateur; et c'est là une circonstance qui présente un intérêt bien réel, qu'on appréciera bientôt lorsqu'on aura vu les résultats des études sur l'action morale.
Nous avons constaté que chacune de ces épreuves donne des renseignements nombreux sur l'état mental du sujet, si nombreux mêmes qu'ils sont une difficulté pour la classification des sujets; mais si la classification en devient plus délicate, la diagnose du sujet, en revanche, ne fait qu'y gagner, car un individu est d'autant mieux connu qu'on peut l'observer sous plus de points de vue différents.
Nous donnerons deux exemples de ces notations individuelles, en prenant deux cas extrêmes et bien tranchés. Voici ce que nos 3 épreuves nous permettent de conclure sur les sujets Lac. et Poire.; le parallèle que nous allons faire entre ces deux enfants est d'autant plus intéressant que nous donnons leurs portraits, planches I et II.
LAC.—A la première expérience sur les lignes, il a vu deux fois le piège, et il a fait les lignes pièges égales aux précédentes, donnant ainsi une preuve de coup d'oeil. Il a un peu moins surveillé la longueur absolue des lignes, et il s'est laissé entraîner à augmenter un peu cette longueur. Dans la seconde expérience sur les lignes, il a montré la même habileté, il ne s'est guère laissé entraîner par la suggestion, il s'est repris aussitôt et s'est débarrassé de l'idée directrice; les écarts qu'il a marqués sont très petits. Pour l'expérience des poids, il s'est montré aussi réfractaire à la suggestion; le nombre de ses jugements + est très faible, et la valeur qu'il a donnée au dernier poids est seulement de 42 grammes. Trois épreuves qui nous montrent par conséquent que ce garçon est méfiant et fort difficile à tromper. Ajoutons qu'au point de vue moral, d'après les renseignements fournis par son école, c'est un indépendant, sinon un indiscipliné.
POIRE.—Il est plus âgé d'un an que Lac. (il a 14 ans) et il est plus avancé dans ses études; il est en 1re classe, tandis que Lac. est en 2e classe; mais combien il est plus suggestible! A la première expérience, c'est un vrai automate; il ne se méfie d'aucun piège, et marque tous les écarts égaux à 8 millimètres, ce qui prouve qu'il n'a rien vu, rien compris; on ne peut pas être moins critique que lui. Son coefficient de suggestibilité est de 88, tandis que celui de Lac. était de 50, mais il semble bien que la différence réelle est supérieure à celle que donnent ces chiffres. La 2e expérience sur les lignes confirme, en l'aggravant, son caractère d'automate; il subit la suggestion jusqu'au dernier moment, ne se reprend jamais, et son dernier point marque une ligne de 212 millimètres (pour en reproduire une de 60); de plus, il fait toutes les fois des écarts égaux, de 8 millimètres; ici encore, pas la moindre réflexion, c'est la machine. L'expérience sur les poids nous le fait encore apparaître sous le même jour; il donne le nombre maximum de jugements +, attribue au dernier poids la valeur énorme de 190 grammes, (Lac. disait seulement 42 grammes) et fidèle à ses habitudes d'automatisme, il augmente chaque fois, régulièrement, la boîte de 10 grammes.
Voilà donc deux enfants qui sont à peu près du même âge, et le plus âgé, le plus instruit des deux, présente une absence complète de jugement personnel, tandis que le premier, le plus jeune, est déjà maître de son intelligence. Ce sont des différences bien caractéristiques; elles nous sont révélées par des épreuves qui n'ont rien de commun avec l'hypnotisation, cela va sans dire, et qui ne présentent aucune espèce d'inconvénient pratique. C'est la meilleure preuve de l'utilité que présentent les méthodes nouvelles que nous exposons.
CHAPITRE V
L'ACTION MORALE
Dans les circonstances de la vie réelle où nous subissons l'influence d'une suggestion, cette influence est produite par le concours de plusieurs facteurs, et, c'est pour les besoins de l'étude que nous cherchons à isoler ces facteurs et à étudier séparément l'action de chacun. Nous venons de suivre l'influence d'une idée directrice, qui est personnelle au sujet, qu'il a formée lui-même, et qui est par conséquent ce qu'on appelle le produit d'une auto-suggestion. Nous avons cherché dans cette étude à éliminer la part qui pourrait revenir à une action morale d'un autre individu; dans la vie réelle, l'idée directrice à laquelle nous obéissons nous vient souvent d'un autre; l'élève, par exemple, la tient de son maître, il y obéit d'autant plus aveuglément, qu'il subit davantage l'autorité de son maître, si bien que les travaux d'un maître vivant et influent sont presque toujours vérifiés par ses élèves, surtout lorsque ceux-ci travaillent sous sa direction dans son laboratoire. Nous avons donc cherché à éliminer cette étude de l'action morale, pour ne pas compliquer la question, et nous avons fait porter notre recherche sur une idée directrice produite par auto-suggestion.
Nous allons, dans ce chapitre, chercher à étudier l'action personnelle ou action morale.
Les auteurs américains, Scripture et ses élèves, qui ont commencé l'étude de la suggestibilité par les mêmes méthodes que nous, se sont efforcés de faire, dans leurs expériences, une élimination complète de l'action morale; et quoiqu'ils n'y soient pas complètement parvenus, ils ont cru que cette élimination était nécessaire pour donner à leurs recherches un caractère scientifique. Que peut-on entendre par là? Ne nous effrayons pas d'un mot, et voyons pourquoi l'étude d'un phénomène réel—et l'action morale en est un—pourrait ne pas être scientifique. Les auteurs américains, autant que je les comprends, ont rejeté l'étude de l'action morale, parce qu'il est difficile de déterminer avec précision la nature et surtout le degré de cette influence. Telle personne, on le sait, exerce une influence considérable; elle se fait écouter et obéir des plus indociles, tandis qu'une autre est méprisée et ridiculisée; entre les deux, il peut y avoir égalité d'âge, de position, mais différence d'action morale. Or, il est clair qu'une même expérience sur l'action personnelle aura des résultats très différents si elle est confiée au premier de ces individus ou au second; dès lors, les résultats manqueront de la précision nécessaire pour constituer des documents scientifiques, car variant avec la personnalité de chaque expérimentateur, ils ne peuvent pas être répétés à volonté et contrôlés par un autre expérimentateur, ce qui est le propre de la science; c'est à cause de cet indéterminé et de cet inconnu, qu'on a cru bon de rejeter l'étude de l'action personnelle, et que même, allant beaucoup trop loin, Scripture a déclaré que les nombreuses études contemporaines sur l'hypnotisme ne sont point scientifiques; son opinion sur ce point est si énergique qu'il va même jusqu'à l'injure.
Je sens profondément tout ce qu'il y a de juste dans ces critiques, mais je crois qu'il est exagéré d'en conclure qu'on doit s'interdire une étude sur l'action morale. S'il est difficile, dans l'état présent de la psychologie, de mesurer avec précision l'action morale d'un expérimentateur donné—et cette difficulté, en tout cas, n'est nullement une impossibilité—on peut toutefois se proposer un but un peu différent; un expérimentateur, dont l'action morale restera indéterminée, peut rechercher comment divers élèves se comportent par rapport à cette action morale, qui restera inconnue dans son degré, mais constante; le point important est là; si l'action demeure constante, il sera possible d'examiner les différences de suggestibilité des élèves relativement à cette influence et nous pourrons ainsi savoir si une classification des élèves d'après leur suggestibilité d'autre espèce, par exemple relativement à des idées directrices, est la même que leur classification d'après la sensibilité à l'action morale. Ainsi comprise, notre recherche me paraît intéressante, il me semble même que j'aurais fait un oubli grave en la laissant de côté.
Notre étude se divise en deux parties:
Dans la première partie, qui sera l'objet de ce chapitre, j'exposerai les effets d'une affirmation sur la conviction des sujets, je ne ferai point une analyse psychologique de l'expérience, du moins je ne m'attarderai pas à cette analyse; je me contenterai d'établir, d'après les résultats de l'expérience, une classification des sujets au point de vue de la docilité avec laquelle ils acceptent mon affirmation.
Dans la seconde partie de notre étude, nous ferons une analyse de l'action personnelle, cette analyse portera sur les formes de langage, employées pour suggestionner le sujet; ce sera par conséquent une étude surtout sur la psychologie de l'interrogatoire, question qui présente un grand intérêt pratique, comme nous le montrerons plus loin.
I
Les suggestions qui vont nous servir pour influencer les sujets sont de deux espèces.
Les unes sont contradictoires; elles agissent sur le sujet après que lui-même a exprimé son opinion, et elles consistent à contredire cette opinion, pour le forcer à l'abandonner. Les suggestions de la seconde espèce sont directrices; elles sont formulées avant que le sujet ait formé une opinion. Par là elles ressemblent aux idées directrices dont nous nous sommes occupés dans les chapitres précédents; elles en diffèrent en ceci qu'elles supposent une action personnelle, une suggestion provenant d'une personnalité étrangère, tandis que les idées directrices que nous avons décrites jusqu'ici sont l'oeuvre même du sujet et constituent des auto-suggestions.
1° Suggestion contradictoire sur les noms de couleurs.— Je me suis servi d'une série composée de 9 couleurs différentes; le n° 1 est franchement bleu, le 2 est d'un bleu gris moins franc que le 1, le 3 est d'un bleu verdâtre, le 4 est vert bleuâtre, le 5 est vert, le 6 est d'un vert jaunâtre, vert mousse, le 7 est encore plus jaune, vert olive, le 8 est encore plus jaune, et le 9 est jaune d'or.
Cette série est graduée d'une manière qui me paraît très satisfaisante. Les couleurs consistent dans des laines qui m'ont été fournies par la manufacture des Gobelins; chaque nuance de laine a été disposée sur un carton blanc distinct; les fils pressés parallèlement les uns contre les autres donnent l'apparence d'une surface unie et striée, ayant la forme d'un carré de 2,5 centimètres sur 3,5 centimètres. Je ne peux rien ajouter à ma description pour fixer le ton et la nuance de ces couleurs; par conséquent, un autre expérimentateur ne pourrait pas reprendre exactement mes expériences, sans que je lui communique au préalable mes échantillons.
Voici comment l'expérience était disposée. Je montrais d'abord aux élèves les 7 feuilles de papier coloré dont on se sert dans les écoles pour apprendre aux élèves les noms des couleurs ou pour les habituer à faire de petits découpages. Les couleurs sont: rouge, bleu, vert, jaune, orange, violet. Je montrais chaque feuille l'une après l'autre, et priais l'élève de me nommer la couleur; la plupart, même les plus jeunes, ont pu nommer les 7 couleurs, sauf l'orangé: c'est cette dernière couleur qui est la moins connue. Voici la statistique des réponses:
| 
Connaissent toutes les couleurs Connaissent toutes les couleurs, sauf l'orangé Connaissent toutes les couleurs, sauf l'orangé et le violet Ne connaît aucune couleur Nombre total de sujets  | 
10 sujets 10 sujets 2 sujets 1 sujets _________ 23 sujets  | 
TEXT | 
On voit que si on met à part l'orangé, la grande majorité des sujets connaît les 7 couleurs principales, puisqu'il y a 20 élèves sur 23 qui les connaissent. Quand on leur présente le papier de couleur orangé, une moitié des sujets se contente de dire qu'il ignore le nom de cette couleur; l'autre moitié donne un nom inexact; on a dit 2 fois rouge, 1 fois vermillon, 1 fois grenat, et 1 fois jaune foncé; par conséquent, l'enfant rapproche plus volontiers l'orangé du rouge que du jaune. Pour le violet, il a été appelé une fois grenat et une fois bleu 49.
Note 49: (retour) Pourquoi les enfants de l'école savent-ils si mal le nom de l'orangé? Les renseignements pris auprès du directeur m'ont appris qu'on enseigne d'abord aux enfants les trois couleurs principales; ce sont le rouge, le jaune et le bleu; on leur enseigne ensuite les couleurs composées: le vert, que l'on produit en mélangeant le jaune et le bleu, le violet qu'on produit on mélangeant le bleu et le rouge, et enfin l'orangé qu'on obtient avec le mélange du jaune et du rouge; il résulte de cette manière d'enseigner que l'orangé n'est point considéré comme une couleur principale, et que par conséquent l'attention de l'enfant est moins attirée sur cette couleur que par exemple sur le rouge. Le même directeur m'a indiqué une seconde raison pour expliquer l'ignorance si fréquente du nom de l'orangé; je crois cette seconde raison plus importante que la première; les couleurs rouge, bleu, jaune, vert et violet ont des noms qui appartiennent au langage courant du peuple et des enfants, tandis que l'orangé est un mot qui s'emploie bien plus rarement; une personne sans instruction emploie le mot rouge, elle n'emploie pas le mot orangé, pas plus que le mot indigo. Par conséquent, pour apprendre le nom de l'orangé à un enfant, il faut l'obliger à ajouter un mot nouveau à son vocabulaire, c'est un effort plus grand que pour apprendre le nom du rouge.
Je saisis cette occasion pour déplorer qu'on continue à propager de vieilles erreurs dans l'enseignement primaire; pourquoi répéter aux Enfants qu'il y a 3 couleurs fondamentales, que le jaune et le bleu mélangés donnent du vert, puisque c'est absolument faux? Pourquoi enseigne-t-on encore aux élèves de lycée que la myopie est le contraire de la presbytie, que l'oeil myope a la vue courte et l'oeil presbyte la vue longue, puisque c'est là une confusion ridicule, et qu'un oeil myope peut être en même temps presbyte?
Il ne faudrait pas croire que ce sont les enfants les plus jeunes qui seuls ne savent pas le nom de l'orangé; nous trouvons cette même ignorance chez des enfants de douze ans et même chez un enfant de quatorze ans. Voici le tableau des âges dans les différents groupes:
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 Enfants de 7 ans 8 ans 9 ans 10 ans 11 ans 12 ans 13 ans 14 ans  | 
Connaissent toutes les 7 couleurs. » 1 1 2 » 3 4 »  | 
Connaissent toutes sauf l'orangé. » 5 1 1 » 2 » 1  | 
Sauf l'orangé et le violet. 1 » » 1 » » » »  | 
N'en connaissent pas. 1 » » » » » » »  | 
    
Je passe maintenant à l'expérience. Comme toutes celles qui précèdent, elle est faite individuellement, sur chaque élève appelé à son tour dans le cabinet du directeur. L'élève est assis à côté de moi, devant une table; je lui donne papier, plume et encre, et ensuite, je lui adresse l'explication suivante: «Nous allons faire ensemble un petit examen pour savoir si vous connaissez exactement les noms des couleurs. Je vais mettre sous vos yeux plusieurs couleurs, les unes après les autres; quand vous verrez chaque couleur, vous l'examinerez avec attention, ensuite vous m'en direz le nom; et après avoir dit le nom, vous l'écrirez sur la feuille de papier qui est devant vous. Je vous recommande de dire à haute voix le nom de la couleur avant de l'écrire.» Ensuite, je montrais la série de couleurs; 2 fois, je faisais une suggestion, en général au moment où je montrais la 2e et la 3e couleurs; j'attendais que l'enfant eut dit le nom de chacune de ces couleurs, qu'il eut dit vert; alors, au moment où l'élève, après avoir dit ce nom, s'apprêtait à l'écrire, je prenais la parole pour dire: non, bleu. Je me suis attaché à toujours prononcer la même parole, et toujours avec le même accent; je disais cela d'une voix blanche, sans accentuer, avec négligence, sans élever la voix—et surtout sans regarder la figure de l'enfant, et sans regarder ce qu'il écrivait sur la feuille de papier. Cette suggestion verbale était faite pour 2 à 3 couleurs, suivant les cas; il eut été préférable de faire un nombre constant de suggestions, mais je voulais toujours suggestionner du bleu, et il m'était impossible de le faire lorsque l'élève appelait spontanément bleu une couleur verte; j'étais donc obligé d'attendre qu'il annonçât la couleur verte, et par conséquent, j'ai dû suggestionner certains élèves dès la 1re couleur de la série, tandis que pour d'autres, j'ai dû attendre la 2e couleur, et même la 3e; mais ce dernier cas était assez rare. Même difficulté pour la seconde suggestion. Dans la majorité des cas, elle était faite sur la 3e couleur, et la 1re suggestion était faite sur la 2e couleur; mais il est arrivé assez souvent que l'élève obéissant à la 1re suggestion, a appelé bleue la 3e couleur, et alors j'ai été obligé d'attendre qu'il annonçât une couleur verte pour le suggestionner de nouveau dans le sens du bleu.
L'attitude des enfants, quand ils reçoivent une suggestion contraire à leur affirmation, est très variée. On peut distinguer 3 genres d'attitudes: 1° l'enfant reste tranquille, passif, il n'exprime ni surprise, ni trouble, il écrit ce qu'on vient de lui suggérer; 2° l'enfant est troublé par l'affirmation de l'expérimentateur, il rougit, il me regarde avec un peu d'étonnement, il prend un air soucieux, embarrassé; il feint de contempler longuement la couleur, en fronçant le sourcil, pour cacher son embarras. Je regrette beaucoup que le dispositif de l'expérience ne permette pas de recueillir tous ces signes de surprise et d'émotion, il aurait fallu sans doute trouver un moyen pour les inscrire, mais la psychologie expérimentale ne nous fournit pas encore une méthode précise pour enregistrer les états émotionnels passagers. Je suis donc obligé de me contenter d'une description avec des mots, et je ne me dissimule pas que cette description laisse échapper, évaporer en quelque sorte, une des parties les plus curieuses de l'expérience; 3° la troisième attitude, qui à la vérité s'est manifestée bien rarement, est une attitude de révolte; l'élève exprime ouvertement son scepticisme, dans son langage familier: il dira par exemple: «C'est bleu, ça?» ou bien il aura un sourire moqueur, ou un geste de dénégation.
Les élèves, après avoir reçu la suggestion, ont à écrire le nom de la couleur. Les uns, et c'est la grande majorité, écrivent le nom de la couleur qu'on leur a suggérée; les autres écrivent le nom de la couleur qu'ils ont désignée eux-mêmes; et enfin, il en est quelques-uns qui demandent des explications, et interrogent directement l'expérimentateur, pour savoir s'ils doivent écrire le nom de couleur trouvé par eux ou celui qui leur a été dicté. Je me garde bien de répondre à cette question, je répète: écrivez. Nous ne pouvons pas tenir compte de cette obéissance à la suggestion pour classer nos sujets, parce que quelques-uns ont pu comprendre qu'ils devaient écrire leur propre réponse, et nous ne pouvons pas faire état de leur erreur.
J'arrive enfin à l'effet le plus important de cette tentative de suggestion, à l'effet qui permet le mieux de se rendre compte de la suggestibilité de chacun; lorsque l'on vient de suggérer une couleur bleue, et qu'on présente ensuite à l'élève la couleur suivante, il a une tendance, pour satisfaire l'expérimentateur, à trouver que cette nouvelle couleur est bleue; mais, d'autre part, la nuance verte de cette couleur est plus forte, plus saisissante que celle de la couleur précédente, par conséquent l'élève est porté à résister contre la suggestion, et à appeler verte la nouvelle couleur qu'on lui présente. Suivant les caractères, le résultat de ces deux tendances varie: il y a des élèves qui s'affranchissent tout de suite de la suggestion, disent vert pour la couleur qui suit immédiatement la couleur suggérée; il y en a d'autres, au contraire, qui appellent bleue la couleur suivante, et peuvent même appeler bleue 2, 3, 4, des couleurs suivantes; en conséquence, la persistance de la suggestion est donc plus considérable chez les seconds que chez les premiers, et comme cet effet de suggestion se présente sous une forme numérique, nous l'avons pris comme base du calcul de la suggestibilité; la suggestibilité prendra donc les coefficients 0, 1, 2, 3 etc, suivant le nombre de couleurs subséquentes qui subissent l'effet de la suggestion.
Il y a de très grandes variations individuelles. Nos 25 sujets se répartissent de la manière suivante:
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0 ont un coefficient égal a 1 a .............. 8 ont............. 4................. 2................. 2................. 1 a...............  | 
0 0,5 1 2 4 5 7  | 
    
Le tableau ci-joint résume les résultats; la première colonne donne le nombre de fois que j'ai essayé la suggestion contradictoire; dans la seconde colonne est indiqué le nombre de fois que le sujet a obéi à cette suggestion; et enfin, la troisième colonne indique le nombre de fois que le sujet a, pour les couleurs suivantes, écrit le mot bleu.
Gesb., celui qui a un coefficient égal à 0,5, prenait un moyen terme entre la suggestion et son opinion personnelle; il écrivait bleu-vert. Le dernier sujet, Poire, complètement troublé par la suggestion, a donné aux couleurs des noms extraordinaires; ainsi il a appelé orangé le vert, etc.
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NOMS des sujets. Abras. Féli. Laca. Bon. Bout. Gesb. Martin. Blasch. Motte. Mien. Delans. Pet. Vasse. Saga. Die. Meri. Pou. Monne. Demi. Van. Bien. Uhl. Gouje. Hub. Poire.  | 
Tentatives de suggestion. 3 3 2 3 1 1 2 2 2 2 3 2 2 3 3 3 1 2 3 3 2 2 3 2 2  | 
Obéissance aux suggestions directes. 0 3 2 2 1 0 1 2 2 2 3 2 2 3 3 3 1 0 2 3 2 2 3 2 1  | 
Obéissance continuée. 0 0 0 3 1,5 0,5 0 1 1 1 1 1 1 1 1 2 2 2 2 4 4 5 5 7 désordre  | 
ATTITUDE Expression malicieuse. Attitude de scepticisme complet, sans émotion. Interrogateur. Demande ce qu'il doit écrire. Un peu d'hésitation avant d'écrire le mot suggéré. Hésitation. Lent, hésitant, rougissant, interrogateur. Longue hésitation, air interrogateur. Rien de particulier. Interrogateur, répète la couleur suggéré. Timide. Regard interrogateur, figure impassible. Très long, très hésitant et réfléchi, se penche pour regarder la couleur. Très doux. Extrêmement lent, hésitant deux minutes, étonné, rougissant, embarrassé. Très doux, hésitant, interrogateur. Hésitant. Rien de particulier. Très lent, hésitant. Étonné. Étonné, hésitant, très doux. Hésitant, embarrassé, très lent, se mord les pouces. Étonné, de mauvaise humeur. Lent. Étonné d'abord, puis, à la fin, sourit en dessous. Automatique. Dit le nom de couleur et attend l'approbation avant d'écrire. Lent, hoche la tête, l'air embarrassé.  | 
    
L'expérience terminée, j'ai pu constater sur les élèves, par une interrogation discrète, qu'ils n'avaient été dupes d'aucune illusion; ils savaient tout bien qu'ils n'avaient pas écrit les vrais noms des couleurs. Hub. lui-même, le plus suggestible de tous, s'en rendait compte; tous avaient écrit des erreurs parce que je les leur avais dictées, et qu'ils avaient cru de leur devoir de m'obéir. Il y a donc eu, très probablement, simple suggestion par obéissance.
II
2º Suggestion contradictoire, relative aux longueurs de lignes.—Cette seconde expérience est faite huit jours après la précédente, et sur les mêmes sujets (élèves d'école primaire élémentaire).
Une série de 24 lignes a été tracée parallèlement sur une feuille de papier: la plus petite a 12 millimètres et la plus grande 104 millimètres; elles diffèrent régulièrement de 4 millimètres, et sont rangées par ordre de grandeur, la plus petite occupant la partie gauche de la feuille; toutes partent du même niveau inférieur, de la marge; elles sont parallèles, avec une distance de 7 millimètres. Au-dessous de chacune est un numéro; elles sont numérotées de la plus petite à la plus grande. Après avoir montré ce tableau à l'élève, et le lui avoir expliqué, on lui présente une ligne isolée, et on le prie de bien la regarder, car il devra la retrouver parmi celles du tableau. Quand il a examiné la ligne isolée pendant 3 à 5 secondes, on l'enlève et on lui présente le tableau; il doit y désigner le numéro de la ligne qui lui paraît égale à celle qu'il vient de voir; le temps qui s'écoule entre la vue de la ligne isolée et celle du tableau n'est que de 1 à 2 secondes. On fait trois fois cette épreuve, d'abord avec une ligne égale à la ligne 6 du tableau, elle a 32 millimètres, ensuite avec la ligne 12, qui a 56 millimètres, en troisième lieu avec la ligne 18, qui a 80 millimètres. Dans aucun cas, on ne dit au sujet si l'opération a été exacte ou non. La suggestion intervient au moment où le sujet désigne la ligne du tableau qu'il juge égale au modèle qu'on lui a montré. Quelle que soit sa désignation, on dit au sujet: «En êtes-vous sûr? N'est-ce pas plutôt la ligne ...?» et on indique le numéro de la ligne immédiatement supérieure à la ligne donnée par l'élève. Par exemple, il a indiqué la ligne 5, on lui suggère la ligne 6. S'il répond: non, on répète la même question, exactement dans les mêmes termes, pour provoquer une nouvelle réponse. Si cette seconde réponse est encore négative, on suspend la suggestion; on considère l'élève comme ayant résisté à la suggestion; et on procède alors à la présentation de la seconde ligne, pour laquelle on fait alors la même série de suggestions verbales, et de même pour la 3e ligne. Si au contraire l'enfant répond oui, soit à la première suggestion, soit à la seconde, on continue; on lui dit: «N'est-ce pas plutôt la ligne 7?» S'il répond négativement, on répète la question, exactement sur le même ton, et on considère une réponse comme négative quand le sujet a résisté à cette répétition d'une même question. Si le sujet répond affirmativement que c'est la ligne 7, on continue de la même façon: «N'est-ce pas plutôt la ligne 8?» et ainsi de suite. On ne doit s'arrêter dans cette marche ascensionnelle que lorsque le sujet oppose une résistance répétée à la suggestion.
Cette épreuve ressemble beaucoup à celle que j'ai faite autrefois avec V. Henri, et que j'ai décrite dans le premier chapitre; seulement, sous la forme récente, elle est plus méthodique et poussée plus loin; autrefois, nous nous contentions de dire: «N'est-ce pas la ligne d'à côté?» et nous notions la première réponse donnée par l'enfant.
Il est très important, pour ce genre d'épreuves, de peser exactement le moindre mot qu'on prononce, parce que chaque mot, comme chaque nuance d'accentuation, peut produire un effet différent. On ne se doute pas de l'importance que prend une certaine tournure de phrase, quand on n'a pas observé cette influence sur un enfant, qui est un réactif si délicat de suggestibilité.
La simple phrase «En es-tu sûr?», suivant qu'elle est dite avec un accent naturel d'interrogation ou avec une nuance de doute, de scepticisme ou de sévérité, peut provoquer de la part de l'enfant deux réponses opposées, que l'enfant donnera même successivement si on change l'accentuation de la demande 50.
Note 50: (retour) Un prêtre me disait un jour que la pratique du confessionnal lui avait montré la très grande influence des questions posées sur les aveux. A la question: avez-vous fait cela? beaucoup répondent: non, mon père; mais si, quelque temps après, on reprend la même question, sur un ton un peu plus affirmatif, en disant: vous avez fait cela? la réponse est le plus souvent: oui, mon père.
25 enfants seulement ont pris part à cette expérience, qui s'est terminée en deux après-midi.
Nous noterons d'abord les lignes qui ont été choisies préalablement à la suggestion.
Pour la première ligne modèle, la ligne 6, voici comment se distribuent les réponses:
La ligne 4 a été désignée......6 fois
La ligne 5 a été désignée......9 fois
La ligne 6 a été désignée......8 fois
La ligne 7 a été désignée......2 fois
La moyenne donnerait donc une ligne comprise entre le 5 et le 6.
Pour la ligne 12, on a:
  8 désigné..... 1 fois
  9 désigné..... 1 fois
10 désigné..... 6 fois
11 désigné..... 1 fois
Enfin, pour la ligne 18:
14 ............ 1 fois
15 ............ 2 fois
16 ............ 7 fois
17 ............ 5 fois
18 ............ 3 fois
19 ............ 3 fois
20 ............ 4 fois
Par conséquent, ces enfants ont une tendance à désigner des lignes plus courtes que le modèle. En ce qui concerne leur suggestibilité, nous les classons de la manière suivante. Nous notons 1 toutes les fois que nous avons réussi à leur faire accepter la ligne immédiatement supérieure à celle qu'ils ont choisie, et nous notons 2 l'écart accepté de 2 lignes, et ainsi de suite. Nous faisons ensuite la somme de ces déviations produites par suggestion dans les 3 épreuves; ainsi, si un sujet a cédé pour une ligne seulement, et a cédé de la même manière dans les 3 épreuves, il recevra la note 3; s'il a cédé pour 2 lignes la première fois, pour 3 lignes la seconde fois, pour 0 ligne la troisième fois, sa note sera 3 + 2 = 5; et nous considérerons un individu comme d'autant plus suggestible que sa note sera plus élevée. Il n'échappera à personne que ce calcul de la suggestibilité est un peu arbitraire; il repose sur cette hypothèse que la suggestibilité est proportionnelle au nombre de déplacements de lignes obtenus par suggestion; or, il n'est pas démontré que tous les déplacements soient équivalents, que le 2e déplacement d'une épreuve soit équivalent au 1er de cette épreuve, ou que le 2e de la 1re épreuve soit équivalent au 2e de la 2e épreuve, etc.
Ce sont là des questions très délicates à trancher; je les laisse pour le moment de côté, espérant qu'il sera possible de les résoudre plus tard, lorsque ces recherches seront plus avancées.
La mode de calcul que je viens d'indiquer implique une autre hypothèse, qui me paraît beaucoup plus grave, et que je crois même erronée; c'est que du moment qu'un sujet ne change point la ligne qu'il a d'abord choisie, et y persiste malgré la suggestion, on doit lui donner la note 0 et le considérer comme ayant échappé à la suggestion. Est-ce bien exact? Sans doute, ce sujet n'a point modifié son opinion dans le sens de la suggestion, mais il n'en résulte pas qu'il n'ait pas été influencé par la suggestion. Plusieurs cas pourraient être distingués; une personne A a porté avec beaucoup de soin un jugement sur la longueur de la ligne modèle, et elle est portée à croire que c'est la ligne 12 du tableau qui est égale à la ligne modèle; quand on lui suggère que c'est la ligne 13 qui est égale au modèle, elle examine cette ligne 13 sans parti pris, et après l'avoir comparée à son souvenir du modèle, elle la rejette et revient à sa ligne 12, qu'elle avait choisie tout d'abord; elle nous apprend qu'à son avis c'est la ligne 12 qui est égale, au modèle. Il me paraît incontestable que cette personne A n'a point subi dans son jugement l'influence de la suggestion. Mais supposons une personne B qui a également choisi la ligne 12 comme égale au modèle, et qui, quand elle reçoit la suggestion, ne veut même pas regarder la ligne 13, par esprit de contradiction ou pour toute autre raison, et maintient sa désignation de la ligue 12; ce cas est, me semble-t-il, un peu différent du précédent; la personne B a réellement subi l'influence de la suggestion, elle a été réellement modifiée par la suggestion, seulement elle n'a pas suivi le sens de la suggestion; elle s'est obstinée dans son choix, sans rien vouloir regarder ni entendre. Enfin, il peut se présenter une personne C qui, après avoir désigné la ligne 12, non seulement n'accepte pas la ligne 13 qu'on lui suggère, mais encore, par esprit de contradiction nettement développé, adopte la ligne 11; celle-là aussi a subi l'influence de la suggestion, car si on ne l'avait pas suggestionné, elle en serait restée à son choix de la ligne 12. Il y a donc, ce me semble, des distinctions à faire dans la suggestibilité; on peut être influencé par la suggestion, sans être influencé dans le sens de la suggestion.
Les 25 sujets sur lesquels se fait l'expérience se comportent de manière bien différente; quelques-uns n'ont point obéi au sens de la suggestion, d'autres y ont obéi quelquefois, d'autres y ont obéi toujours. Je n'en ai rencontré aucun qui, ayant pris le contre-pied de mon affirmation, ait adopté, après ma suggestion, une ligne plus petite que celle qu'il avait d'abord choisie.
Je répartis tous les sujets en 9 groupes:
SUJETS AYANT CÉDÉ A LA SUGGESTION
Contradiction relative aux lignes.
| O FOIS | 1 FOIS | 2 FOIS | 3 FOIS | 4 FOIS | 5 FOIS | 6 FOIS | 7 FOIS | 
PLUS DE FOIS  | 
    
| Hub. Monne. Vasse. Bout. Mien. Lac. | Gouje. Die. Pet. Gesb. Pou. Féli. | And Martin. Bien Blasch. Saga | Abras Dew. | Meri Delans | Uhl. | Van. | Mott.. | Poire. | 
Il est à remarquer que plusieurs enfants très jeunes sont parmi les moins suggestibles, par exemple Hub., Gouje et Dié. Nous avons l'habitude de rencontrer ces enfants avec des coefficients de suggestibilité très forts. S'ils ont été peu suggestibles pour l'expérience des lignes, c'est parce qu'on leur avait dévoilé le piège dans les expériences sur les couleurs, faites quelques jours avant: quelques-uns l'ont déclaré à haute voix. Ainsi Gouje nous a dit: «Vous voulez me faire monter, comme l'autre fois; moi, je ne veux pas.» Cet exemple nous prouve combien il est délicat de répéter dans un même milieu des suggestions contradictoires, reposant sur l'action personnelle. Aussi, je pense que le classement donné par cette expérience sur les lignes ne doit pas être accepté sans contrôle. Nous retrouvons Poire parmi les plus suggestibles, il était même suggestible à l'infini.
Il y a eu très peu de lutte à soutenir contre les élèves, et nous n'avons pas remarqué les signes d'émotivité aussi fréquemment que pendant les suggestions sur les couleurs. Cette différence est facile à comprendre; la contradiction est moins grave lorsqu'elle porte sur une longueur de ligne que sur un nom de couleur; nous apprenons par exemple à l'enfant que la ligne qu'on lui a montrée n'est pas égale à la ligne 5 du tableau, mais à la ligne 6; la contestation porte sur un souvenir, et non sur une perception présente; de plus, elle porte sur un degré, une quantité et non sur la matérialité d'un fait; enfin, chose curieuse, il arrive souvent, dans cette contestation, que c'est nous qui avons raison, et que c'est l'enfant qui a tort; en effet, le plus souvent, l'enfant désigne dans le tableau une ligne plus petite que le modèle; par conséquent, notre suggestion, qui a pour effet de le conduire à désigner une ligne plus longue, se trouve être par hasard une suggestion correctrice. C'est un hasard heureux, qui peut même éviter à l'expérimentateur un certain embarras; si le sujet s'aperçoit qu'on veut lui faire désigner une ligne plus grande que celle qu'il a choisie et si le sujet vient à se plaindre de cette contrainte qu'on exerce sur lui —ce fait arrive quelquefois—on n'a pour répondre à ce soupçon qu'une chose à faire: rapprocher le modèle et la ligne qu'on voudrait forcer le sujet à prendre par suggestion. Comme le plus souvent les deux lignes sont égales, le sujet, surpris et confus, se trouve réduit au silence, et il ne peut plus accuser l'expérimentateur de chercher à le tromper.
Il me semble donc que cette expérience a plusieurs avantages sur celle des couleurs; ce sont les avantages suivants: 1° on peut mieux préciser une longueur de ligne qu'une couleur; 2° la contradiction, étant moins forte, n'éveille pas chez l'enfant le soupçon qu'on veut le tromper.
III
3e Suggestion directrice sur les longueurs de lignes. —Notre troisième essai pour l'étude de l'action personnelle est d'un autre genre que les deux précédents; nous ne faisons plus de lutte avec l'élève, nous cherchons à le guider d'avance; c'est une suggestion directrice.
Nous montrons à l'enfant des lignes qui ont toutes 60 millimètres de longueur; ces lignes lui sont montrées successivement; elles lui apparaissent par la fenêtre pratiquée dans un disque que nous tenons à la main, le disque a un diamètre de 13 centimètres, et la fenêtre a la forme d'un rectangle allongé de 11 centimètres sur 2 centimètres. Nous tenons le disque vertical, posé sur la table, à 50 centimètres de l'enfant, et tourné vers la fenêtre de la pièce. L'enfant est prié de regarder les lignes et d'en reproduire la longueur, non par un trait continu, mais par des points marqués à la distance voulue de la ligne noire qui est tracée en marge du papier quadrillé (à 4 millimètres) qu'on place devant lui; la reproduction des lignes se fait donc comme dans notre expérience antérieure sur les idées directrices.
La première ligne est montrée sans que nous fassions la moindre remarque; mais à la seconde ligne, nous disons: En voici une qui est plus grande; à la troisième, nous disons: En voici une qui est plus petite; et ainsi de suite, nous alternons la suggestion de ligne grande et de ligne petite, jusqu'à la dernière. Cette suggestion est donnée lentement, d'une voix douce, sans regarder l'enfant; la suggestion est donnée avant que la ligne ait apparu; nous prononçons les paroles convenues, tout en tournant très lentement le disque, de sorte que le sujet voit, à travers la fenêtre immobile, le disque tourner, et il attend encore l'apparition de la ligne au moment ou il nous entend annoncer que la ligne est plus grande ou plus petite que là précédente. Les lignes se succèdent à intervalles de sept à dix secondes.
Il n'y a eu de la part des sujets aucune observation verbale, et ils n'ont donné aucun signe appréciable d'émotivité; chacun a marqué en silence les points successifs. Nous avons veillé à ce que les points fussent marqués toujours sur les lignes successives de papier quadrillé, car si l'enfant avait marqué deux points sur une même ligne, cela aurait produit des confusions et des erreurs sur leur signification.
En général, les enfants font leurs marques dans une zone qui ne s'éloigne guère de la marge; trois enfants ont marqué des points qui s'éloignaient de plus en plus de la marge, et comme deux de ces trois enfants (And. et Bout.) sont des plus suggestibles, nous pensons que cette direction des points qu'ils ont tracés peut être un souvenir de l'expérience sur l'idée directrice qui a été faite sur eux trois semaines auparavant.
La plupart, la grande majorité des enfants ont obéi à la suggestion que nous leur donnions; et si on compare l'effet de cette suggestion verbale à l'effet de l'auto-suggestion relative à la croissance des lignes, il est incontestable que la suggestion verbale a eu une influence plus forte, car 16 enfants sur 23 l'ont complètement subie, tandis que l'auto-suggestion n'a exercé une action absolue que sur un bien plus petit nombre de sujets.
Le tableau XI contient tous les résultats. A droite de chaque nom d'élève nous inscrivons la longueur de la première ligne copiée sans suggestion d'aucune sorte. Cette ligne modèle a 60 millimètres. Ensuite, nous inscrivons les différences en + et en - marquées par les élèves sous l'influence des suggestions. Toutes les fois que les différences marquées par les élèves sont égales à 0, ou sont en sens contraire de la suggestion, nous les indiquons en caractères gras. Dans les deux dernières colonnes verticales de droite, on trouve pour chaque élève la moyenne des écarts, et le nombre de résistances à la suggestion. La moyenne des écarts est obtenue sans tenir compte du signe précédant chaque écart, mais en tenant compte seulement du fait que l'écart marqué par l'élève est d'accord avec notre suggestion, ou contraire à cette suggestion; on fait