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Le baptême de Pauline Ardel : $b roman

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IX

Pauline était, depuis deux ans, chrétienne. La joie de son baptême continuait, approfondie par l’intimité des Sacrements et la richesse de méditations ardentes. Des peines cependant l’obscurcissaient par intervalles : d’abord, elle avait honte d’elle-même, quand elle évaluait son peu de charité, sa médiocre ferveur de pénitence. Une chose l’humiliait surtout : elle ne pouvait prier, même un temps court, sans distraction. Quelquefois la claire vue de ses insuffisances la décourageait ; elle eût volontiers renoncé à l’effort, se croyant vouée à trop d’imperfection. Puis elle rebondissait, opposait ce qu’elle était à ce qu’elle avait cessé d’être, et s’exaltait d’une gratitude inexprimable, lorsqu’elle mesurait son changement. Mais il lui pesait de ressonger à ses années vaines : comme tout cela était loin maintenant ! Une seule amertume les prolongeait, l’incrédulité persistante de M. Ardel.

Il avait néanmoins changé, lui aussi. Le matin du baptême, au retour de sa fille, dans ce beau visage une transfiguration l’avait frappé ; un autre sang paraissait couler en ses joues, et la transparence heureuse de ses prunelles renvoyait une lumière séraphique. Il ne songea plus à nier que les vieux rites de l’Église continssent encore une efficacité vitale. Mais il s’attendait à voir Pauline, enflée par l’orgueil de sa conversion, s’éloigner de lui ; au rebours, elle resta simple, affectueuse, soumise à ses désirs. Elle rappelait une des figures de l’incomparable tapisserie du Trésor, l’Esther couronnée par Assuérus, modeste dans sa gloire, comme si elle devait en être toujours indigne. L’arome de paix qui sortait d’elle agit peu à peu sur l’aigreur de Victorien ; il supportait plus légèrement les déboires de sa carrière ; ses méfiances s’atténuaient ; la sympathie plus équitable qu’il accordait aux croyances de sa fille modifiait l’ensemble de son attitude critique. Seulement, endurci à saisir les faits sous l’angle sec de l’intelligence, il ne concluait pas le moins du monde qu’elle eût raison de croire, ni qu’il dût la suivre.

— A mon âge, lui redit-il une fois, comme il l’avait dit à son frère, on ne change guère son pli.

Il voyait souvent les Rude dans une amitié de plus en plus étroite, et le peintre venait de lui annoncer un cadeau dont il était charmé : le portrait de Pauline. Toutes les semaines, elle passait donc, chez M. Rude, une après-midi. Elle s’asseyait, prenait un livre captivant, et c’était en cette attitude de liseuse que l’artiste la fixait.

Un jeudi d’avril, M. Rude lui dit, d’assez mauvaise humeur :

— Nous n’aurons pas une longue séance aujourd’hui ; une visite nous dérangera, Gabriel Authelin avec sa mère.

Gabriel Authelin remplaçait, dans la chaire de philosophie, Flug que les suites d’une extravagance avaient contraint de s’en aller. A propos d’une dissertation sur le mot de Montaigne : « Tout ciel m’est un », Flug avait exposé que, pour le philosophe, la notion de patrie demeurait inexistante : « Il me serait égal, avait-il déclaré, d’être Allemand aussi bien que Français. » Là-dessus, deux de ses élèves, se levant, avaient quitté la classe ; les autres, sauf un seul, s’étaient empressés d’en faire autant ; des familles s’étaient plaintes, ses chefs l’avaient blâmé, de sorte qu’il jugea prudent de porter ailleurs sa métaphysique. Venant après lui, Authelin semblait justifier la théorie platonicienne sur le rythme des contraires ; dogmatiste et catholique, il était le neveu de cet abbé Authelin qui assista Mme Rovère[1] dans sa maladie et sa prodigieuse guérison. Il avait connu Daniel Rovère, le doux martyr, mort à Tarragone où les Chartreux l’avaient recueilli. Sa philosophie, imbibée du mysticisme de Blanc de Saint-Bonnet et d’Hello, y ajoutait un sens de la vie concrète, d’autant plus surprenant qu’il était aveugle.

[1] V. l’Immolé.

C’était à l’âge de quatre ans, quand il vivait avec sa mère déjà veuve et ses trois frères, à la campagne, près de Lyon, sur les hauteurs du mont Cindre, qu’au moment d’un orage un coup de foudre l’avait terrassé et avait brûlé ses yeux. Mais cette privation de la vue stimula ses facultés natives ; ses autres sens s’étaient emparés du monde extérieur avec une finesse suraiguë. A quinze ans, il parlait sept langues ; sa mémoire, comme sa dialectique, se faisait un jeu des connaissances les plus compliquées. Et il souffrait peu de n’y plus voir ; car il se conduisait seul au dehors, distinguait si son chemin était à droite ou à gauche, s’il longeait une place ou une rue. Il voyait par les oreilles et le toucher ; la canne dont il s’aidait lui communiquait sur les objets voisins des données précises. Ses doigts lisaient aussi aisément que l’eussent fait ses yeux ; et, quand il aimait un livre, sa mère patiente le copiait à son usage d’aveugle. Sa vie méditative s’accroissait de tout ce que ses regards pouvaient perdre ; il disait que sa « chambre obscure » ressemblait à certaines chapelles de la cathédrale Saint-Jean où les ténèbres, en plein midi, restent opaques, pour que l’on y puisse mieux faire oraison.

L’abbé Ardel, qui avait rencontré à Lyon Mme Authelin, lui inspira le désir de connaître les Rude ; c’est pourquoi, ce jeudi, elle devait leur conduire son fils.

Pauline et Edmée attendaient curieusement cette visite. Gabriel entra, suivant sa mère, une femme de noble mine, plus grande que lui, lente et mesurée dans sa démarche, par l’habitude qu’elle avait de se mettre au pas de l’aveugle. Il tâtait, du bout de sa canne, d’une façon discrète, le plancher. Il atteignit un fauteuil et s’assit sans embarras. On se fût à peine douté, en l’apercevant, qu’il n’y voyait rien. Il tenait ses paupières baissées, à la façon d’un somnambule ; mais son front bombé, poli comme un marbre, ne laissait point voir ce plissement douloureux, si habituel chez les aveugles. Ses cheveux étaient longs, bruns comme sa barbe ; il avait le nez de son oncle, un nez camus de vigneron ; mais sur toute sa face s’imprimait une sérénité pure et presque sacerdotale.

— Vous êtes peintre, monsieur, disait-il à M. Rude, et je sais que vous rendez à l’art chrétien son naïf réalisme d’autrefois. Connaissez-vous le Saint Pierre d’Alcantara de Zurbaran ? Si je vous en parle, c’est que mon pauvre ami Rovère me l’avait décrit : un vieillard décharné, puissant, dans un grand manteau de bure, qui tient une plume entre ses doigts et lève ses yeux vers une colombe volant au-dessus de sa tête. Par sainte Thérèse, — je la lis passionnément, — je le vois encore mieux que par le tableau. Il avait, nous apprend-elle, vécu quarante ans, sans dormir, tant de nuit que de jour, plus d’une heure et demie ; pour vaincre le sommeil, il se tenait perpétuellement à genoux ou debout ; il prenait son repos, assis, la tête appuyée contre un morceau de bois fixé dans le mur. Il demeurait à l’ordinaire trois jours de suite sans manger. Son corps était tellement exténué qu’il semblait n’être formé que de racines d’arbres. Quand il vit que son terme approchait, il récita le psaume : Lætatus sum, et, s’étant mis à genoux, il expira…

Pauline regardait celui qui, d’un ton calme, faisait ce portrait presque effrayant d’un ascète. Il lui révélait des splendeurs mystiques que Julien eût admirées, et, dès ses premières paroles, l’entraînait en des régions supérieures à celles où elle vivait.

La conversation vint sur la musique, grâce à laquelle Authelin composait des paysages intérieurs plus luxuriants que tous les spectacles de la mer et des monts. L’ineffable, pour ce philosophe, ne pouvait avoir de symbole plus vrai que certaines mélodies d’église ; et il exprimait son enchantement d’une messe grégorienne exécutée, le dimanche de Pâques, par les séminaristes, dans la cathédrale.

— Chantez-nous, Pauline, pria M. Rude, cet Alléluia que vous apprenez aux jeunes filles de Saint-Pierre.

La voix de Pauline, avec une netteté parfaite d’articulation, déroula les linéaments sonores, d’une grâce indéfinie et radieuse, tels que les contours fuyants de figures angéliques. Gabriel, extasié, la supplia de recommencer.

— Rien, comme ce chant, dit-il, ne m’a donné la présence d’un ciel lumineux.

Lorsque Mme Authelin et lui se retirèrent, Pauline se trouva sur son passage. Dans une pensée de compassion admirative, elle lui tendit la main ; il ne vit pas son geste, et elle sentit alors seulement qu’il était aveugle…

Quelques mois plus tard, les premiers jours d’octobre, par un dimanche tiède et limpide, Victorien et sa fille se promenaient dans les champs, proche le Moulin du Roy. Là, aux creux de berges touffues, la Vanne, d’un flot pressé, descend vers l’Yonne assoupie. Ils s’assirent, près d’un petit pont, devant l’eau noire et brillante où roulaient des feuilles mortes. Les grands peupliers, dont les tiges s’inclinent pour boire la fraîcheur du courant, y répétaient l’or des feuillages excité par le soleil qui passait entre leurs branches. En face d’eux, poudroyait une clairière, blondie, jonchée de la dépouille de vieux ormes ; d’autres arbres jeunes, ténus, semblaient se volatiliser dans le ciel tendre, et divisaient l’espace plus indécis d’une plaine encore verte, jusqu’à des collines rousses entrevues sous une brume.

— Quel charme léger, vaporeux a l’automne de ces régions ! fit Victorien, s’abandonnant à la douceur des nuances qu’inscrivaient ses yeux. C’est dommage que les gens y soient si médiocres.

— Ils ne l’ont pas toujours été, répondit Pauline. Rappelle-toi le Village de Raitif de la Bretonne : la ferme patriarcale, le père lisant, à ses quinze enfants, le soir, une page de la Bible. Et, il y a quarante ans, dans des villages de Bourgogne, pas très loin d’ici, M. Rude se souvient d’avoir vu la même coutume encore en honneur. J’ai confiance que ce pays renaîtra…

— Tu ne sais pas, interrompit Victorien, puisque tu parles de Rude, quelle proposition bizarre on lui a faite pour toi… Aurais-tu, en principe, une totale répugnance à l’idée d’un mariage avec Gabriel Authelin ?

Pauline tressaillit, étant à mille lieues d’une pareille supposition.

— Me marier ! Je n’y songe guère… Avec la mort de Julien, tout a été fini pour moi. Si j’acceptais un mariage, ce ne serait qu’un mariage de dévouement. Voilà pourquoi je ne refuse pas tout de suite, quand tu me parles de Gabriel Authelin. J’y réfléchirai…

— Je t’en ai dit un mot, reprit Victorien, parce que Gabriel est un homme d’une haute valeur ; tu retrouveras difficilement quelqu’un qui le vaille. Mais j’hésite à insister, parce que ce sera, pour toi et… pour moi, un sacrifice quotidien, la vie avec un aveugle. Il ne connaîtra jamais ton regard ni ta beauté.

— Oh ! dit-elle, ce n’est pas un obstacle invincible… A la Résurrection, il me verra ; et, moi aussi, je verrai le jour dans ses yeux. Alors, il n’y aura plus d’aveugles.

1909-1913.

ORLÉANS. — IMP. ORLÉANAISE, 68, RUE ROYALE

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